Cours familier de Littérature - Volume 18
CVIIe ENTRETIEN.
BALZAC ET SES ŒUVRES.
(DEUXIÈME PARTIE.)
I.
Les trois caractères dominants du talent de Balzac sont la vérité, le pathétique et la moralité.
Il faut y ajouter l'invention dramatique, qui le rend en prose égal et souvent supérieur à Molière.
Je sais qu'à ce mot, un cri de scandale et de sacrilége va s'élever de toute la France; mais, sans rien enlever à l'auteur du Misanthrope de ce que la perfection de son vers ajoute à l'originalité de son talent, et en le proclamant, comme tout le monde, l'incomparable et l'inimitable, mon enthousiasme pour le grand comique du siècle de Louis XIV ne me rendra jamais injuste ni ingrat envers un autre homme inférieur en diction, égal, si ce n'est supérieur, en conception, incomparable aussi en fécondité: Balzac! Combien de fois, en le lisant et en déroulant avec lui les miraculeux et inépuisables méandres de son invention, ne me suis-je écrié tout bas: La France a deux Molières, le Molière en vers et le Molière en prose!
Je le dis, je le pense, ouvrons-le: c'est à lui de le prouver. Je commence par son chef-d'œuvre, Eugénie Grandet. Daignez me suivre.
II.
Eugénie Grandet est la peinture d'un vice, d'un vice froid, personnel, implacable, qui, sans présenter au dehors ces férocités dramatiques dont le scélérat passionne ses actes, lui fait commettre dans son intérieur ces cruautés lentes et silencieuses qui lui méritent à bon droit le titre de scélérat.
Tel est M. Grandet, le père d'Eugénie Grandet, qui, après sa femme, fait de sa fille unique sa première victime.
Balzac est avant tout le grand géographe des passions. Je ne sais quel instinct révélateur et observateur lui a appris que les lieux et les hommes se tiennent par des rapports secrets; que tel site est une idée, que telle muraille est un caractère, et que pour bien saisir un portrait il faut bien peindre un intérieur. Cette analogie et cette fidélité sont à ses romans ce que le paysage est aux grandes scènes du drame. Les imbéciles se plaignent de cette minutie apparente de descriptions, les hommes de haute et profonde intelligence l'admirent. Tout commence chez lui par ce milieu de ses personnages, préface de l'homme. C'est même là qu'il déploie le plus de verve. Voyez le début d'Eugénie Grandet.
Portrait de l'homme.—
Portrait du lieu.—
III.
«Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître, et l'aridité des landes, et les ossements des ruines: la vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un étranger les croirait inhabitées, s'il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d'une personne immobile, dont la figure à demi monastique dépasse l'appui de la croisée au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l'étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons, qui appartiennent à la vieille ville et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides, quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l'originalité qui recommande cette partie de Saumur à l'attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres, et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d'entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises, et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d'un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l'action alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot d'argile brune d'où s'élancent les œillets ou les rosiers d'une pauvre ouvrière. Plus loin, ce sont des portes garnies de clous énormes, où le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L'histoire de France est là tout entière. À côté de la tremblante maison à pans hourdés où l'artisan a déifié son rabot, s'élève l'hôtel d'un gentilhomme, où sur le plein-cintre de la porte en pierre se voient encore quelques vestiges de ses armes, brisées par les diverses révolutions qui depuis 1789 ont agité le pays. Dans cette rue, les rez-de-chaussée commerçants ne sont ni des boutiques ni des magasins; les amis du moyen âge y retrouveraient l'ouvrouère de nos pères en toute sa naïve simplicité. Ces salles basses, qui n'ont ni devanture, ni montre, ni vitrages, sont profondes, obscures et sans ornements extérieurs ou intérieurs. Leur porte est ouverte en deux parties pleines, grossièrement ferrées, dont la supérieure se replie intérieurement, et dont l'inférieure, armée d'une sonnette à ressort, va et vient constamment. L'air et le jour arrivent à cette espèce d'antre humide, ou par le haut de la porte, ou par l'espace qui se trouve entre la voûte, le plancher et le petit mur à hauteur d'appui dans lequel s'encastrent de solides volets, ôtés le matin, remis et maintenus le soir avec des bandes de fer boulonnées. Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. Là, nul charlatanisme. Suivant la nature du commerce, les échantillons consistent en deux ou trois baquets pleins de sel et de morue, en quelques paquets de toile à voile, des cordages, du laiton pendu aux solives du plancher, des cercles le long des murs, ou quelques pièces de drap sur des rayons. Entrez. Une fille propre, pimpante de jeunesse, au blanc fichu, aux bras rouges, quitte son tricot, appelle son père ou sa mère qui vient et vous vend à vos souhaits, flegmatiquement, complaisamment, arrogamment, selon son caractère, soit pour deux sous, soit pour vingt mille francs de marchandise. Vous verrez un marchand de merrain assis à sa porte, et qui tourne ses pouces en causant avec un voisin: il ne possède en apparence que de mauvaises planches à bouteilles et deux ou trois paquets de lattes; mais sur le port son chantier plein fournit tous les tonneliers de l'Anjou; il sait, à une planche près, combien il peut de tonneaux si la récolte est bonne; un coup de soleil l'enrichit, un temps de pluie le ruine: en une seule matinée, les poinçons valent onze francs ou tombent à six livres. Dans ce pays, comme en Touraine, les vicissitudes de l'atmosphère dominent la vie commerciale. Vignerons, propriétaires, marchands de bois, tonneliers, aubergistes, mariniers, sont tous à l'affût d'un rayon de soleil; ils tremblent en se couchant le soir d'apprendre le lendemain matin qu'il a gelé pendant la nuit; ils redoutent la pluie, le vent, la sécheresse, et veulent de l'eau, du chaud, des nuages, à leur fantaisie. Il y a un duel constant entre le ciel et les intérêts terrestres. Le baromètre attriste, déride, égaye tour à tour les physionomies. D'un bout à l'autre de cette rue, l'ancienne grand'rue de Saumur, ces mots: «Voilà un temps d'or!» se chiffrent de porte en porte. Aussi chacun répond-il au voisin: «Il pleut des louis,» en sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie opportune lui en apporte.
Le samedi, vers midi, dans la belle saison, vous n'obtiendrez pas pour un sou de marchandise chez ces braves industriels. Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. Là, tout étant prévu, l'achat, la vente, le profit, les commerçants se trouvent avoir dix heures sur douze à employer en joyeuses parties, en observations, commentaires, espionnages continuels. Une ménagère n'achète pas une perdrix sans que les voisins demandent au mari si elle était cuite à point. Une jeune fille ne met pas la tête à sa fenêtre sans y être vue par tous les groupes inoccupés. Là donc les consciences sont à jour, de même que ces maisons impénétrables, noires et silencieuses, n'ont point de mystères. La vie est presque toujours en plein air: chaque ménage s'assied à sa porte, y déjeune, y dîne, s'y dispute. Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Aussi, jadis, quand un étranger arrivait dans une ville de province, était-il gaussé de porte en porte. De là les bons contes, de là le surnom de copieux donné aux habitants d'Angers, qui excellaient à ces railleries urbaines. Les anciens hôtels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d'un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les mœurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l'effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à M. Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de M. Grandet.
M. Grandet jouissait à Saumur d'une réputation dont les causes et les effets ne seront pas entièrement compris par les personnes qui n'ont point vécu en province. M. Grandet, encore nommé par certaines gens le père Grandet, mais le nombre de ces vieillards diminuait sensiblement, était en 1789 un maître tonnelier fort à son aise, sachant lire, écrire et compter. Dès que la République française mit en vente, dans l'arrondissement de Saumur, les biens du clergé, le tonnelier, alors âgé de quarante ans, venait d'épouser la fille d'un riche marchand de planches. Grandet alla, muni de sa fortune liquide et de la dot, muni de deux mille louis d'or, au district, où, moyennant deux cents doubles louis offerts par son beau-père au farouche républicain qui surveillait la vente des domaines nationaux, il eut pour un morceau de pain, légalement, sinon légitimement, les plus beaux vignobles de l'arrondissement, une vieille abbaye et quelques métairies. Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, le père Grandet passa pour un homme hardi, un républicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idées, tandis que le tonnelier donnait tout bonnement dans les vignes. Il fut nommé membre de l'administration du district de Saumur, et son influence pacifique s'y fit sentir politiquement et commercialement. Politiquement, il protégea les ci-devant et empêcha de tout son pouvoir la vente des biens des émigrés; commercialement, il fournit aux armées républicaines un ou deux milliers de pièces de vin blanc, et se fit payer en superbes prairies dépendant d'une communauté de femmes, que l'on avait réservées pour un dernier lot. Sous le Consulat, le bonhomme Grandet devint maire, administra sagement, vendangea mieux encore; sous l'Empire, il fut M. Grandet. Napoléon n'aimait pas les républicains: il remplaça M. Grandet, qui passait pour avoir porté le bonnet rouge, par un grand propriétaire, un homme à particule, un futur baron de l'Empire. M. Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Il avait fait faire, dans l'intérêt de la ville, d'excellents chemins qui menaient à ses propriétés. Sa maison et ses biens, très-avantageusement cadastrés, payaient des impôts modérés. Depuis le classement de ses différents clos, ses vignes, grâce à des soins constants, étaient devenues la tête du pays, mot technique en usage pour indiquer les vignobles qui produisent la première qualité de vin. Il aurait pu demander la croix de la Légion d'honneur. Cet événement eut lieu en 1806. M. Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était âgée de dix ans. M. Grandet, que la Providence voulut sans doute consoler de sa disgrâce administrative, hérita successivement, pendant cette année, de Mme de La Gaudinière, née de La Bertellière, mère de Mme Grandet; puis du vieux M. La Bertellière, père de la défunte; et encore de Mme Gentillet, grand'mère du côté maternel: trois successions dont l'importance ne fut connue de personne. L'avarice de ces trois vieillards était si passionnée, que depuis longtemps ils entassaient leur argent pour pouvoir le contempler secrètement. Le vieux M. La Bertellière appelait un placement une prodigalité, trouvant de plus gros intérêts dans l'aspect de l'or que dans les bénéfices de l'usure. La ville de Saumur présuma donc la valeur des économies d'après les revenus des biens au soleil. M. Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse que notre manie d'égalité n'effacera jamais: il devint le plus imposé de l'arrondissement. Il exploitait cent arpents de vignes, qui, dans les années plantureuses, lui donnaient sept à huit cents poinçons de vin. Il possédait treize métairies, une vieille abbaye, où, par économie, il avait muré les croisées, les ogives, les vitraux, ce qui les conserva; et cent vingt-sept arpents de prairies, où croissaient et grossissaient trois mille peupliers plantés en 1793. Enfin, la maison dans laquelle il demeurait était la sienne. Ainsi établissait-on sa fortune visible. Quant à ses capitaux, deux seules personnes pouvaient vaguement en présumer l'importance: l'une était M. Cruchot, notaire chargé des placements usuraires de M. Grandet; l'autre, M. des Grassins, le plus riche banquier de Saumur, aux bénéfices duquel le vigneron participait à sa convenance et secrètement. Quoique le vieux Cruchot et M. des Grassins possédassent cette profonde discrétion qui engendre en province la confiance et la fortune, ils témoignaient publiquement à M. Grandet un si grand respect, que les observateurs pouvaient mesurer l'étendue des capitaux de l'ancien maire d'après la portée de l'obséquieuse considération dont il était l'objet. Il n'y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que M. Grandet n'eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis, et ne se donnât nuitamment les ineffables jouissances que procure la vue d'une grande masse d'or. Les avaricieux en avaient une sorte de certitude en voyant les yeux du bonhomme, auxquels le métal jaune semblait avoir communiqué ses teintes. Le regard d'un homme accoutumé à tirer de ses capitaux un intérêt énorme contracte nécessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux, qui n'échappent point à ses coreligionnaires. Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. M. Grandet inspirait donc l'estime respectueuse à laquelle avait droit un homme qui ne devait jamais rien à personne, qui, vieux tonnelier, vieux vigneron, devinait avec la précision d'un astronome quand il fallait fabriquer pour sa récolte mille poinçons ou seulement cinq cents; qui ne manquait pas une seule spéculation, avait toujours des tonneaux à vendre alors que le tonneau valait plus cher que la denrée à recueillir, pouvait mettre sa vendange dans ses celliers et attendre le moment de livrer son poinçon à deux cents francs, quand les petits propriétaires donnaient le leur à cinq louis. Sa fameuse récolte de 1811, sagement serrée, lentement vendue, lui avait rapporté plus de deux cent quarante mille livres.
Financièrement parlant, M. Grandet tenait du tigre et du boa: il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus; puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d'écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique. Personne ne le voyait passer sans éprouver un sentiment d'admiration mélangé de respect et de terreur. Chacun dans Saumur n'avait-il pas senti le déchirement poli de ses griffes d'acier? À celui-ci, maître Cruchot avait procuré l'argent nécessaire à l'achat d'un domaine, mais à onze pour cent; à celui-là, M. des Grassins avait escompté des traites, mais avec un effroyable prélèvement d'intérêts. Il s'écoulait peu de jours sans que le nom de M. Grandet fût prononcé, soit au marché, soit pendant les soirées dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron était l'objet d'un orgueil patriotique. Aussi plus d'un négociant, plus d'un aubergiste, disait-il aux étrangers avec un certain contentement: «Monsieur, nous avons ici deux ou trois maisons millionnaires; mais, quant à M. Grandet, il ne connaît pas lui-même sa fortune!» En 1816, les plus habiles calculateurs de Saumur estimaient les biens territoriaux du bonhomme à près de quatre millions; mais comme, terme moyen, il avait dû tirer par an, depuis 1793 jusqu'en 1817, cent mille francs de ses propriétés, il était présumable qu'il possédait en argent une somme presque égale à celle de ses biens-fonds. Aussi, lorsqu'après une partie de boston, ou quelque entretien sur les vignes, on venait à parler de M. Grandet, les gens capables disaient-ils: «Le père Grandet? le père Grandet doit avoir cinq ou six millions.—Vous êtes plus habile que je ne le suis, je n'ai jamais pu savoir le total,» répondaient M. Cruchot ou M. des Grassins, s'ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rothschild ou de M. Laffitte, les gens de Saumur demandaient s'ils étaient aussi riches que M. Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une dédaigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la tête d'un air d'incrédulité. Une si grande fortune couvrait d'un manteau d'or toutes les actions de cet homme. Si d'abord quelques particularités de sa vie donnèrent prise au ridicule et à la moquerie, la moquerie et le ridicule s'étaient usés. En ses moindres actes, M. Grandet avait pour lui l'autorité de la chose jugée. Sa parole, son vêtement, ses gestes, le clignement de ses yeux, faisaient loi dans le pays, où chacun, après l'avoir étudié comme un naturaliste étudie les effets de l'instinct chez les animaux, avait pu reconnaître la profonde et muette sagesse de ses plus légers mouvements. «L'hiver sera rude, disait-on, le père Grandet a mis ses gants fourrés: il faut vendanger.—Le père Grandet prend beaucoup de merrain, il y aura du vin cette année.» M. Grandet n'achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d'œufs, de beurre et de blé de rente. Il possédait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantité de grains et lui en rapporter le son et la farine. La grande Nanon, son unique servante, quoiqu'elle ne fût plus jeune, boulangeait elle-même tous les samedis le pain de la maison. M. Grandet s'était arrangé avec les maraîchers, ses locataires, pour qu'ils le fournissent de légumes. Quant aux fruits, il en récoltait une telle quantité qu'il en faisait vendre une grande partie au marché. Son bois de chauffage était coupé dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses à moitié pourries qu'il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout débité, le rangeaient par complaisance dans son bûcher, et recevaient ses remercîments. Ses seules dépenses connues étaient le pain bénit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le payement de leurs chaises à l'église, la lumière, les gages de la grande Nanon, l'étamage de ses casseroles, l'acquittement des impositions, les réparations de ses bâtiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cents arpents de bois récemment achetés qu'il faisait surveiller par le garde d'un voisin, auquel il promettait une indemnité. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les manières de cet homme étaient fort simples. Il parlait peu. Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d'une voix douce.
Depuis la Révolution, époque à laquelle il attira les regards, le bonhomme bégayait d'une manière fatigante aussitôt qu'il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion. Ce bredouillement, l'incohérence de ses paroles, le flux de mots où il noyait sa pensée, son manque apparent de logique, attribués à un défaut d'éducation, étaient affectés, et seront suffisamment expliqués par quelques événements de cette histoire. D'ailleurs, quatre phrases, exactes autant que des formules algébriques, lui servaient habituellement à embrasser, à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce: «Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela.» Il ne disait jamais ni oui ni non, et n'écrivait point. Lui parlait-on? il écoutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche, et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il méditait longuement les moindres marchés. Quand, après une savante conversation, son adversaire lui avait livré le secret de ses prétentions en croyant le tenir, il lui répondait: «Je ne puis rien conclure sans avoir consulté ma femme.» Sa femme, qu'il avait réduite à un ilotisme complet, était en affaires son paravent le plus commode. Il n'allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dîner; il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement. Il ne dérangeait rien chez les autres, par un respect constant de la propriété. Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules; son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole; son menton était droit, ses lèvres n'offraient aucune sinuosité, et ses dents étaient blanches; ses yeux avaient l'expression calme et dévoratrice que le peuple accorde au basilic; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives; ses cheveux jaunâtres et grisonnants étaient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d'une plaisanterie faite sur M. Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinée, que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l'égoïsme d'un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l'avarice et sur le seul être qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Attitude, manières, démarche, tout en lui, d'ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l'habitude d'avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de mœurs faciles et molles en apparence, M. Grandet avait-il un caractère de bronze. Toujours vêtu de la même manière, qui le voyait aujourd'hui le voyait tel qu'il était depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir; il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron à boucles d'argent, un gilet de velours à raies alternativement jaunes et puce, boutonné carrément, un large habit marron à grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois, et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau à la même place, par un geste méthodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage.»
IV.
Voici maintenant la maison, le lieu du supplice,
«La maison à M. Grandet, cette maison pâle, froide, silencieuse, située en haut de la ville et abritée par les ruines des remparts. Les deux piliers et la voûte formant la baie de la porte avaient été, comme la maison, construits en tuffeau, pierre blanche particulière au littoral de la Loire, et si molle que sa durée moyenne est à peine de deux cents ans. Les trous inégaux et nombreux que les intempéries du climat y avaient bizarrement pratiqués donnaient au cintre et aux jambages de la baie l'apparence des pierres vermiculées de l'architecture française, et quelque ressemblance avec le porche d'une geôle. Au-dessus du cintre régnait un long bas-relief de pierre dure sculptée représentant les quatre saisons, figures déjà rongées et toutes noires. Ce bas-relief était surmonté d'une plinthe saillante, sur laquelle s'élevaient plusieurs de ces végétations dues au hasard, des pariétaires jaunes, des liserons, des convolvulus, du plantain et un petit cerisier assez haut déjà. La porte, en chêne massif, brune, desséchée, fendue de toutes parts, frêle en apparence, était solidement maintenue par le système de ses boulons, qui figuraient des dessins symétriques. Une grille carrée, petite, mais à barreaux serrés et rouges de rouille, occupait le milieu de la porte bâtarde et servait, pour ainsi dire, de motif à un marteau qui s'y rattachait par un anneau et frappait sur la tête grimaçante d'un maître clou. Ce marteau, de forme oblongue et du genre de ceux que nos ancêtres nommaient jaquemart, ressemblait à un gros point d'admiration; en l'examinant avec attention, un antiquaire y aurait retrouvé quelques indices de la figure essentiellement bouffonne qu'il représentait jadis, et qu'un long usage avait effacée. Par la petite grille, destinée à reconnaître les amis au temps des guerres civiles, les curieux pouvaient apercevoir, au fond d'une voûte obscure et verdâtre, quelques marches dégradées par lesquelles on montait dans un jardin que bornaient pittoresquement des murs épais, humides, pleins de suintements et de touffes d'arbustes malingres. Ces murs étaient ceux du rempart, sur lequel s'élevaient les jardins de quelques maisons voisines. Au rez-de-chaussée de la maison, la pièce la plus considérable était une salle dont l'entrée se trouvait sous la voûte de la porte cochère. Peu de personnes connaissent l'importance d'une salle dans les petites villes de l'Anjou, de la Touraine et du Berry. La salle est à la fois l'antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle à manger; elle est le théâtre de la vie domestique, le foyer commun; là le coiffeur du quartier venait couper deux fois l'an les cheveux de M. Grandet; là entraient les fermiers, le curé, le sous-préfet, le garçon meunier. Cette pièce, dont les deux croisées donnaient sur la rue, était planchéiée; des panneaux gris, à moulures antiques, la boisaient de haut en bas; son plafond se composait de poutres apparentes, également peintes en gris, dont les entre-deux étaient remplis de blanc en bourre qui avait jauni. Un vieux cartel de cuivre, incrusté d'arabesques en écaille, ornait le manteau de la cheminée en pierre blanche, mal sculpté, sur lequel était une glace verdâtre, dont les côtés, coupés en biseau pour en montrer l'épaisseur, reflétaient un filet de lumière le long d'un trumeau gothique en acier damasquiné. Les deux girandoles de cuivre doré qui décoraient chacun des coins de la cheminée étaient à deux fins: en enlevant les roses qui leur servaient de bobèches, et dont la maîtresse branche s'adaptait au piédestal de marbre bleuâtre agencé de vieux cuivre, ce piédestal formait un chandelier pour les petits jours. Les siéges, de forme antique, étaient garnis en tapisseries représentant les fables de la Fontaine; mais il fallait le savoir pour en reconnaître les sujets, tant les couleurs passées et les figures criblées de reprises se voyaient difficilement. Aux quatre angles de cette salle se trouvaient des encoignures, espèces de buffets terminés par de crasseuses étagères. Une vieille table à jouer en marqueterie, dont le dessus faisait échiquier, était placée dans le tableau qui séparait les deux fenêtres. Au-dessus de cette table, il y avait un baromètre ovale, à bordure noire, enjolivé par des rubans de bois doré, où les mouches avaient si licencieusement folâtré que la dorure en était un problème. Sur la paroi opposée à la cheminée, deux portraits au pastel étaient censés représenter l'aïeul de Mme Grandet, le vieux M. de La Bertellière, en lieutenant des gardes françaises, et défunte Mme Gentillet, en bergère. Aux deux fenêtres étaient drapés des rideaux en gros de Tours rouge, relevés par des cordons de soie à glands d'église. Cette luxueuse décoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait été comprise dans l'achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. Dans la croisée la plus rapprochée de la porte, se trouvait une chaise de paille dont les pieds étaient montés sur des patins, afin d'élever Mme Grandet à une hauteur qui lui permît de voir les passants.
Une travailleuse en bois de merisier déteint remplissait l'embrasure, et le petit fauteuil d'Eugénie Grandet était placé tout auprès. Depuis quinze ans, toutes les journées de la mère et de la fille s'étaient paisiblement écoulées à cette place, dans un travail constant, à compter du mois d'avril jusqu'au mois de novembre. Le premier de ce dernier mois, elles pouvaient prendre leur station d'hiver à la cheminée. Ce jour-là seulement Grandet permettait qu'on allumât le feu dans la salle, et il le faisait éteindre le trente et un mars, sans avoir égard ni aux premiers froids du printemps ni à ceux de l'automne.
Une chaufferette, entretenue avec la braise provenant du feu de la cuisine, que la grande Nanon leur réservait en usant d'adresse, aidait Mme et Melle Grandet à passer les matinées ou les soirées les plus fraîches des mois d'avril et d'octobre. La mère et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si consciencieusement leurs journées à ce véritable labeur d'ouvrière, que, si Eugénie voulait broder une collerette à sa mère, elle était forcée de prendre sur ses heures de sommeil en trompant son père pour avoir de la lumière. Depuis longtemps l'avare distribuait la chandelle à sa fille et à la grande Nanon, de même qu'il distribuait dès le matin le pain et les denrées nécessaires à la consommation journalière.
La grande Nanon était peut-être la seule créature humaine capable d'accepter le despotisme de son maître. Toute la ville l'enviait à M. et à Mme Grandet. La grande Nanon, ainsi nommée à cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait à Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu'elle n'eût que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante livres, accumulées depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer récemment quatre mille livres en viager chez maître Cruchot. Ce résultat des longues et persistantes économies de la grande Nanon parut gigantesque. Chaque servante, voyant à la pauvre sexagénaire du pain pour ses vieux jours, était jalouse d'elle, sans penser au dur servage par lequel il avait été acquis. À l'âge de vingt-deux ans, la pauvre fille n'avait pu se placer chez personne, tant sa figure semblait repoussante; et certes ce sentiment était bien injuste: sa figure eût été fort admirée sur les épaules d'un grenadier de la garde; mais en tout il faut, dit-on, l'à-propos. Forcée de quitter une ferme incendiée où elle gardait les vaches, elle vint à Saumur, où elle chercha du service, animée de ce robuste courage qui ne se refuse à rien. Le père Grandet pensait alors à se marier, et voulait déjà monter son ménage. Il avisa cette fille rebutée de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualité de tonnelier, il devina le parti qu'on pouvait tirer d'une créature femelle taillée en Hercule, plantée sur ses pieds comme un chêne de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carrée du dos, ayant des mains de charretier et une probité vigoureuse comme l'était son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n'épouvantèrent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l'âge où le cœur tressaille. Il vêtit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages, et l'employa sans trop la rudoyer. En se voyant ainsi accueillie, la grande Nanon pleura secrètement de joie, et s'attacha sincèrement au tonnelier, qui d'ailleurs l'exploita féodalement. Nanon faisait tout: elle faisait la cuisine, elle faisait les buées, elle allait laver le linge à la Loire, le rapportait sur ses épaules; elle se levait au jour, se couchait tard; faisait à manger à tous les vendangeurs pendant les récoltes, surveillait les halleboteurs; défendait, comme un chien fidèle, le bien de son maître; enfin, pleine d'une confiance aveugle en lui, elle obéissait sans murmure à ses fantaisies les plus saugrenues. Lors de la fameuse année 1811, dont la récolte coûta des peines inouïes, après vingt ans de service, Grandet résolut de donner sa vieille montre à Nanon, seul présent qu'elle reçut jamais de lui. Quoiqu'il lui abandonnât ses vieux souliers (elle pouvait les mettre), il est impossible de considérer le profit trimestriel des souliers de Grandet comme un cadeau, tant ils étaient usés. La nécessité rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l'aimer comme on aime un chien, et Nanon s'était laissé mettre au cou un collier garni de pointes dont les piqûres ne la piquaient plus. Si Grandet coupait le pain avec un peu trop de parcimonie, elle ne s'en plaignait pas; elle participait gaiement aux profits hygiéniques que procurait le régime sévère de la maison, où jamais personne n'était malade. Puis la Nanon faisait partie de la famille: elle riait quand riait Grandet, s'attristait, gelait, se chauffait, travaillait avec lui. Combien de douces compensations dans cette égalité! Jamais le maître n'avait reproché à la servante ni l'alberge ou la pêche de vigne, ni les prunes ou les brugnons mangés sous l'arbre. «Allons, régale-toi, Nanon,» lui disait-il dans les années où les branches pliaient sous les fruits que les fermiers étaient obligés de donner aux cochons. Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n'avait récolté que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charité, le rire équivoque du père Grandet était un vrai rayon de soleil. D'ailleurs le cœur simple, la tête étroite de Nanon ne pouvait contenir qu'un sentiment et une idée. Depuis trente-cinq ans, elle se voyait toujours arrivant devant le chantier du père Grandet, pieds nus, en haillons, et entendait toujours le tonnelier lui disant: «Que voulez-vous, ma mignonne?» Et sa reconnaissance était toujours jeune. Quelquefois Grandet, songeant que cette pauvre créature n'avait jamais entendu le moindre mot flatteur, qu'elle ignorait tous les sentiments doux que la femme inspire, et pouvait comparaître un jour devant Dieu, plus chaste que ne l'était la vierge Marie elle-même, Grandet, saisi de pitié, disait en la regardant: «Cette pauvre Nanon!» Son exclamation était toujours suivie d'un regard indéfinissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de temps à autre, formait depuis longtemps une chaîne d'amitié non interrompue, et à laquelle chaque exclamation ajoutait un chaînon. Cette pitié, placée au cœur de Grandet et prise tout en gré pour la vieille fille, avait je ne sais quoi d'horrible. Cette atroce pitié d'avare, qui réveillait mille plaisirs au cœur du vieux tonnelier, était pour Nanon sa somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi: «Pauvre Nanon!» Dieu reconnaîtra ses anges aux inflexions de leur voix et de leurs mystérieux regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantité de ménages où les domestiques étaient mieux traités, mais où les maîtres n'en recevaient néanmoins aucun contentement. De là cette autre phrase: «Qu'est-ce que les Grandet font donc à leur grande Nanon pour qu'elle leur soit si attachée? Elle passerait dans le feu pour eux!» Sa cuisine, dont les fenêtres grillées donnaient dans la cour, était toujours propre, nette, froide, véritable cuisine d'avare, où rien ne devait se perdre. Quand Nanon avait lavé sa vaisselle, serré les restes du dîner, éteint son feu, elle quittait sa cuisine, séparée de la salle par un couloir, et venait filer du chanvre auprès de ses maîtres. Une seule chandelle suffisait à la famille pour la soirée. La servante couchait au fond de ce couloir, dans un bouge éclairé par un jour de souffrance. Sa robuste santé lui permettait d'habiter impunément cette espèce de trou, d'où elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond qui régnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un dogue chargé de la police, ne dormir que d'une oreille et se reposer en veillant.»
V.
Le jour de la fête de sa fille Eugénie, les amis de Grandet se réunissaient pour lui apporter des vœux et des fleurs, et aussi pour se mettre sur les rangs afin de prendre date pour leurs enfants comme candidats à la main de sa fille.»
VI.
À ce moment on sonne à la porte, c'est un de ses neveux, beau jeune homme de Paris, son neveu, fils de son frère Victor Grandet, qui vient, sur le conseil de son père, passer quelques jours avec lui.
«M. Charles Grandet, beau jeune homme de vingt-deux ans, produisait en ce moment un singulier contraste avec les bons provinciaux que déjà ses manières aristocratiques révoltaient passablement, et que tous étudiaient pour se moquer de lui. Ceci veut une explication. À vingt-deux ans, les jeunes gens sont encore assez voisins de l'enfance pour se laisser aller à des enfantillages. Aussi, peut-être, sur cent d'entre eux, s'en rencontrerait-il bien quatre-vingt-dix-neuf qui se seraient conduits comme se conduisait Charles Grandet. Quelques jours avant cette soirée, son père lui avait dit d'aller pour quelques mois chez son frère de Saumur. Peut-être M. Grandet de Paris pensait-il à Eugénie. Charles, qui tombait en province pour la première fois, eut la pensée d'y paraître avec supériorité. Une cargaison de futilités parisiennes aussi complète qu'il était possible de la faire, et où, depuis la cravache qui sert à commencer un duel jusqu'aux beaux pistolets ciselés qui le terminent, se trouvaient tous les instruments aratoires dont se sert un jeune oisif pour labourer la vie. Son père lui ayant dit de voyager seul et modestement, il était venu dans le coupé de la diligence retenu pour lui seul, assez content de ne pas gâter une délicieuse voiture de voyage commandée pour aller au-devant de son Annette, la grande dame que.... etc., et qu'il devait rejoindre en juin prochain aux eaux de Baden. Charles comptait rencontrer cent personnes chez son oncle, chasser à courre dans les forêts de son oncle, y vivre enfin de la vie de château; il ne savait pas le trouver à Saumur, où il ne s'était informé de lui que pour demander le chemin de Froidfond; mais, en le sachant en ville, il crut l'y voir dans un grand hôtel.
Afin de débuter convenablement chez son oncle, soit à Saumur, soit à Froidfond, il avait fait la toilette de voyage la plus coquette, la plus simplement recherchée, la plus adorable, pour employer le mot qui, dans ce temps, résumait les perfections spéciales d'une chose ou d'un homme. À Tours, un coiffeur venait de lui refriser ses beaux cheveux châtains; il y avait changé de linge et mis une cravate de satin noir combinée avec un col rond, de manière à encadrer agréablement sa blanche et rieuse figure. Une redingote de voyage à demi boutonnée lui pinçait la taille et laissait voir un gilet de cachemire à châle sous lequel était un second gilet blanc. Sa montre, négligemment abandonnée au hasard dans une poche, se rattachait par une courte chaîne d'or à l'une des boutonnières. Son pantalon gris se boutonnait sur les côtés, où des dessins brodés en soie noire enjolivaient les coutures. Il maniait agréablement une canne dont la pomme d'or sculptée n'altérait point la fraîcheur de ses gants gris. Enfin, sa casquette était d'un goût excellent. Un Parisien, un Parisien de la sphère la plus élevée, pouvait seul s'agencer ainsi sans paraître ridicule, et donner une harmonie de fatuité à toutes ces niaiseries, que soutenait d'ailleurs un air brave, l'air d'un jeune homme qui a de beaux pistolets, le coup sûr et Annette.»
VII.
La vue inattendue de ce beau jeune homme, son cousin, contraste avec la vieille et vulgaire société de son père; elle inspire à la jeune personne un sentiment qui n'est pas encore de l'amour, mais qui anime l'indifférence. Elle invente, avec sa mère et Nanon, tous les moyens de déguiser la parcimonie de son père et la nudité de la maison. Ce sont là de ces jeux de comédie domestique trouvés par un sentiment naïf et touchant qui intéressent vivement le lecteur.
Mais, le soir, un événement tragique vint compliquer la situation et développer admirablement le caractère du père Grandet. Pendant que ses amis sont là, il reçoit une lettre de son frère de Paris, qui lui apprend qu'il a fait faillite et qu'il va se tuer; il lui recommande sa femme et son fils.
Cette lettre arracherait des larmes à un rocher: le père Grandet la lit tout bas sans donner aucun signe d'émotion. Il replie le papier sous le même pli et le met dans sa poche, puis il attend que la société prenne congé. Il conduit son neveu dans sa chambre. Il revient après cela raconter à sa femme et à sa fille le malheur du jeune cousin. Le lendemain, il l'informe froidement lui-même et le laisse dans le désespoir et dans les larmes; puis il va tranquillement acheter des prairies sur la Loire, et fait le compte minutieux de ce qu'il gagnera en plantant des peupliers sur le bord de la rivière et en les faisant croître aux frais du gouvernement; il rentre, heureux d'un marché qui lui assure un énorme bénéfice.
Pendant ce temps-là, sa fille Eugénie descend au jardin et rêve à la fois d'amour et de pitié pour le jeune homme enfermé dans sa douleur. La description de ce sauvage jardin est digne de Paul et Virginie.
«Dans la vie chaste et monotone des jeunes filles, il vient une heure délicieuse où le soleil pur épanche ses rayons dans l'âme, où la fleur exprime ses pensées, où les palpitations du cœur communiquent au cerveau leur chaude fécondance, et fondent les idées en un vague désir; jour d'innocente mélancolie et de suaves joyeusetés. Quand les enfants commencent à voir, ils sourient; quand une fille entrevoit le sentiment dans la nature, elle sourit comme elle souriait enfant. Si la lumière est le premier amour de la vie, l'amour n'est-il pas la lumière du cœur? Le moment de voir clair aux choses d'ici-bas était arrivé pour Eugénie. Matinale comme toutes les filles de province, elle se leva de bonne heure, fit sa prière, et commença l'œuvre de sa toilette, occupation qui désormais allait avoir un sens. Elle lissa d'abord ses cheveux châtains, tordit leurs grosses nattes au-dessus de sa tête avec le plus grand soin, en évitant que les cheveux ne s'échappassent de leurs tresses, et introduisit dans sa coiffure une symétrie qui rehaussa la timide candeur de son visage, en accordant la simplicité des accessoires à la naïveté des lignes. En se lavant plusieurs fois les mains dans de l'eau pure qui lui durcissait et rougissait la peau, elle regarda ses beaux bras ronds, et se demanda ce que faisait son cousin pour avoir les mains si mollement blanches, les ongles si bien façonnés. Elle mit des bas neufs et ses plus jolis souliers. Elle se laça droit, sans passer d'œillets. Enfin, souhaitant, pour la première fois de sa vie, de paraître à son avantage, elle connut le bonheur d'avoir une robe fraîche, bien faite, et qui la rendait attrayante. Quand sa toilette fut achevée, elle entendit sonner l'horloge de la paroisse, et s'étonna de ne compter que sept heures. Le désir d'avoir tout le temps nécessaire pour se bien habiller l'avait fait lever trop tôt. Ignorant l'art de remanier dix fois une boucle de cheveux et d'en étudier l'effet, Eugénie se croisa tout bonnement les bras, s'assit à sa fenêtre, contempla la cour, le jardin étroit et les hautes terrasses qui le dominaient; vue mélancolique, bornée, mais qui n'était pas dépourvue des mystérieuses beautés particulières aux endroits solitaires ou à la nature inculte. Auprès de la cuisine se trouvait un puits entouré d'une margelle, et à poulie maintenue dans une branche de fer courbée, qu'embrassait une vigne aux pampres flétris, rougis, brouis par la saison. De là, le tortueux sarment gagnait le mur, s'y attachait, courait le long de la maison, et finissait sur un bûcher où le bois était rangé avec autant d'exactitude que peuvent l'être les livres d'un bibliophile. Le pavé de la cour offrait ces teintes noirâtres produites avec le temps par les mousses, par les herbes, par le défaut de mouvement. Les murs épais présentaient leur chemise verte, ondée de longues traces brunes. Enfin les huit marches qui régnaient au fond de la cour et menaient à la porte du jardin étaient disjointes et ensevelies sous de hautes plantes comme le tombeau d'un chevalier enterré par sa veuve au temps des croisades. Au-dessus d'une assise de pierres toutes rongées s'élevait une grille de bois pourri, à moitié tombée de vétusté, mais à laquelle se mariaient à leur gré des plantes grimpantes. De chaque côté de la porte à claire-voie s'avançaient les rameaux tortus de deux pommiers rabougris. Trois allées parallèles, sablées et séparées par des carrés dont les terres étaient maintenues au moyen d'une bordure en buis, composait ce jardin que terminait, au bas de la terrasse, un couvert de tilleuls. À un bout, des framboisiers; à l'autre, un immense noyer qui inclinait ses branches jusque sur le cabinet du tonnelier. Un jour pur et le beau soleil des automnes naturels aux rives de la Loire commençaient à dissiper le glacis imprimé par la nuit aux pittoresques objets, aux murs, aux plantes qui meublaient ce jardin et la cour. Eugénie trouva des charmes tout nouveaux dans l'aspect de ces choses, auparavant si ordinaires pour elle. Mille pensées confuses naissaient dans son âme et y croissaient à mesure que croissaient au dehors les rayons du soleil. Elle eut enfin ce mouvement de plaisir vague, inexplicable, qui enveloppe l'être moral, comme un nuage envelopperait l'être physique. Ses réflexions s'accordaient avec les détails de ce singulier paysage, et les harmonies de son cœur firent alliance avec les harmonies de la nature. Quand le soleil atteignit un pan de mur, d'où tombaient des cheveux de Vénus aux feuilles épaisses à couleurs changeantes comme la gorge des pigeons, de célestes rayons d'espérance illuminèrent l'avenir pour Eugénie, qui désormais se plut à regarder ce pan de mur, ses fleurs pâles, ses clochettes bleues et ces herbes fanées, auxquelles se mêla un souvenir gracieux comme ceux de l'enfance. Le bruit que chaque feuille produisait dans cette cour sonore, en se détachant de son rameau, donnait une réponse aux secrètes interrogations de la jeune fille, qui serait restée là pendant toute la journée sans s'apercevoir de la fuite des heures. Puis vinrent de tumultueux mouvements d'âme. Elle se leva fréquemment, se mit devant son miroir, et s'y regarda comme un auteur de bonne foi contemple son œuvre pour se critiquer et se dire des injures à lui-même.
«Je ne suis pas assez belle pour lui.» Telle était la pensée d'Eugénie, pensée humble et fertile en souffrances. La pauvre fille ne se rendait pas justice; mais la modestie, ou mieux la crainte, est une des premières vertus de l'amour. Eugénie appartenait bien à ce type d'enfants fortement constitués, comme ils le sont dans la petite bourgeoisie, et dont les beautés paraissent vulgaires; mais, si elle ressemblait à Vénus de Milo, ses formes étaient ennoblies par cette suavité du sentiment chrétien, qui purifie la femme et lui donne une distinction inconnue aux sculpteurs anciens.
Elle avait une tête énorme, le front masculin, mais délicat, du Jupiter de Phidias, et des yeux gris auxquels sa chaste vie, en s'y portant tout entière, imprimait une lumière jaillissante. Les traits de son visage rond, jadis frais et rose, avaient été grossis par une petite vérole assez clémente pour n'y point laisser de traces, mais qui avait détruit le velouté de la peau, néanmoins si douce et si fine encore que le pur baiser de sa mère y traçait passagèrement une marque rouge. Son nez était un peu trop fort, mais il s'harmoniait avec une bouche d'un rouge de minium, dont les lèvres à mille raies étaient pleines d'amour et de bonté. Le col avait une rondeur parfaite. Le corsage bombé, soigneusement voilé, attirait le regard et faisait rêver; il manquait sans doute un peu de la grâce due à la toilette; mais, pour les connaisseurs, la non-flexibilité de cette haute taille devait être un charme. Eugénie, grande et forte, n'avait donc rien du joli qui plaît aux masses; mais elle était belle de cette beauté si facile à reconnaître, et dont s'éprennent seulement les artistes. Le peintre qui cherche ici-bas un type à la céleste pureté de Marie, qui demande à toute la nature féminine ces yeux modestement fiers devinés par Raphaël, ces lignes vierges, souvent dues aux hasards de la conception, mais qu'une vie chrétienne et pudique peut seule conserver ou faire acquérir; ce peintre, amoureux d'un si rare modèle, eût trouvé tout à coup dans le visage d'Eugénie la noblesse innée qui s'ignore; il eût vu sous un front calme un monde d'amour, et, dans la coupe des yeux, dans l'habitude des paupières, le je ne sais quoi divin. Ses traits, les contours de sa tête, que l'expression du plaisir n'avait jamais ni altérés ni fatigués, ressemblaient aux lignes d'horizon si doucement tranchées dans le lointain des lacs tranquilles. Cette physionomie calme, colorée, bordée de lueur comme une jolie fleur éclose, reposait l'âme, communiquait le charme de la conscience qui s'y reflétait, et commandait le regard. Eugénie était encore sur la rive de la vie où fleurissent les illusions enfantines, où se cueillent les marguerites avec des délices plus tard inconnues. Aussi se dit-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu'était l'amour: «Je suis trop laide, il ne fera pas attention à moi.»
Puis elle ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur l'escalier, et tendit le cou pour écouter les bruits de la maison. «Il ne se lève pas,» pensa-t-elle en entendant la tousserie matinale de Nanon, et la bonne fille allant, venant, balayant la salle, allumant son feu, enchaînant le chien et parlant à ses bêtes dans l'écurie.
Aussitôt Eugénie descendit, et courut à Nanon qui trayait la vache.
«Nanon, ma bonne Nanon, fais donc de la crème pour le café de mon cousin.
—Mais, mademoiselle, il aurait fallu s'y prendre hier, dit Nanon, qui partit d'un gros éclat de rire. Je ne peux pas faire de la crème. Votre cousin est mignon, mignon, mais vraiment mignon. Vous ne l'avez pas vu dans sa chambrelouque de soie et d'or. Je l'ai vu, moi. Il porte du linge fin comme celui du surplis de M. le curé.
—Nanon, fais-nous donc de la galette.
—Et qui me donnera du bois pour le four, et de la farine, et du beurre? dit Nanon, laquelle, en sa qualité de premier ministre de Grandet, prenait parfois une importance énorme aux yeux d'Eugénie et de sa mère. Faut-il pas le voler, cet homme, pour fêter votre cousin? Demandez-lui du beurre, de la farine, du bois; il est votre père, il peut vous en donner. Tenez, le voilà qui descend pour voir aux provisions...»
Eugénie se sauva dans le jardin, tout épouvantée en entendant trembler l'escalier sous le pas de son père. Elle éprouvait déjà les effets de cette profonde pudeur et de cette conscience particulière de notre bonheur qui nous fait croire, non sans raison peut-être, que nos pensées sont gravées sur notre front et sautent aux yeux d'autrui. En s'apercevant enfin du froid dénûment de la maison paternelle, la pauvre fille concevait une sorte de dépit de ne pouvoir la mettre en harmonie avec l'élégance de son cousin. Elle éprouva un besoin passionné de faire quelque chose pour lui: quoi? elle n'en savait rien. Naïve et vraie, elle se laissait aller à sa nature angélique sans se défier ni de ses impressions ni de ses sentiments. Le seul aspect de son cousin avait éveillé chez elle les penchants naturels de la femme, et ils durent se déployer d'autant plus vivement qu'ayant atteint sa vingt-troisième année, elle se trouvait dans la plénitude de son intelligence et de ses désirs. Pour la première fois, elle eut dans le cœur de la terreur à l'aspect de son père, vit en lui le maître de son sort, et se crut coupable d'une faute en lui taisant quelques pensées. Elle se mit à marcher à pas précipités, en s'étonnant de respirer un air plus pur, de sentir les rayons du soleil plus vivifiants, et d'y puiser une chaleur morale, une vie nouvelle. Pendant qu'elle cherchait un artifice pour obtenir la galette, il s'élevait entre la grande Nanon et Grandet une de ces querelles aussi rares entre eux que le sont les hirondelles en hiver. Muni de ses clefs, le bonhomme était venu pour mesurer les vivres nécessaires à la consommation de la journée.
«Reste-t-il du pain d'hier?» dit-il à Nanon.
Grandet sort et vend pour 200,000 francs de ses vins en se promenant sur la place devant le café; et les deux femmes vont par pitié et les pieds nus écouter à la porte du cousin les gémissements de sa douleur. Eugénie s'enhardit à entrer à un de ses sanglots; elle le voit dans son désespoir et se retire plus attendrie que jamais.
«Que fait-il? dit Grandet à la servante Nanon.
—Il dort.
—Tant mieux, il n'a pas besoin de bougie.»
Il veut profiter de l'occasion pour un double coup d'avare. Il fait venir un de ses confidents de Saumur, le charge d'aller à Paris négocier un accommodement avec les créanciers de son frère mort. Il lui donne 500,000 francs pour les désintéresser; mais, pour gagner plus encore sur cette opération, il rassemble tout son or cerclé en barils, et va dans la nuit les changer en effets à Nantes, de façon à bénéficier encore 40,000 francs sur le prix de l'or. Puis, la rente sur l'État étant à 90 alors, il place un million sur la rente, revenu net sans impôts, et le confie le matin à son fondé de pouvoirs.
L'amour naissant continuait à éclore; le matin, le neveu et la cousine causaient ensemble dans le petit jardin, à l'ombre du noyer. Ils avaient échangé en secret un somptueux nécessaire de voyage qui lui venait de sa mère contre des pièces d'or rares recueillies par le père Grandet, et dont il faisait de temps en temps cadeau à sa fille pour les lui redemander quand il voulait les contempler ou en jouir. C'était une grande imprudence à Eugénie.—C'est ainsi que l'amour naissait. «N'y a-t-il pas, dit Balzac, de gracieuses similitudes entre les commencements de l'amour et ceux de la vie, et ne berce-t-on pas l'enfant par de doux chants et d'aimables regards? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent l'avenir? Pour lui, l'espérance ne déploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses? Ne verse-t-il pas tour à tour des larmes de joie et de douleur? Ne se querelle-t-il pas pour des riens, pour des cailloux avec lesquels il essaye de se bâtir un mobile palais, pour des bouquets aussitôt oubliés que coupés? N'est-il pas avide de saisir le temps, d'avancer dans la vie? L'amour est notre seconde transformation. L'enfance et l'amour furent même chose entre Eugénie et Charles: ce fut la passion première avec tous ses enfantillages, d'autant plus caressants pour leurs cœurs qu'ils étaient enveloppés de mélancolie. En se débattant, à sa naissance, sous les crêpes du deuil, cet amour n'en était d'ailleurs que mieux en harmonie avec la simplicité provinciale de cette maison en ruine. En échangeant quelques mots avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette; en restant dans ce jardinet, assis sur un banc moussu jusqu'à l'heure où le soleil se couchait, occupés à se dire de grands riens ou recueillis dans le calme qui régnait entre le rempart et la maison, comme on l'est sous les arcades d'une église, Charles comprit la sainteté de l'amour.»
VIII.
Le père Grandet s'était décidé à payer le voyage de son neveu pour les Indes jusqu'à l'embarquement à Nantes. Le neveu, de son côté, avait écrit à Paris de vendre tous ses objets personnels; il en avait reçu un peu d'argent; il montra de plus à son oncle des bijoux. L'oncle lui proposa d'aller les vendre pour lui dans la ville, en retenant un certain bénéfice. Charles, son neveu, donna en souvenirs quelques petits bijoux à sa tante, à son oncle et à sa cousine. Il donna à Eugénie et il en reçut le premier baiser furtif, dans le couloir, entre deux portes: «Chère Eugénie, lui murmura-t-il, un cousin est mieux qu'un frère, il peut t'épouser!
—Ainsi soit-il,» dit Nanon.
Enfin ils se jurèrent mariage et éternel amour au moment où Charles lui remit sa cassette en secret.
Charles partit. Tout était en larmes.
—Bon voyage! s'écria l'oncle délivré du fardeau des convenances.
IX.
L'oncle révisa sa fortune. Il obtint aisément le désistement des créanciers de son frère à 47 pour 100. Sa richesse à lui s'élevait alors à une inscription de cent mille livres de rente à Paris, deux millions quatre cent mille francs en or; la terre de Froidfond et tous ses biens autour de Saumur: le tout approchant de dix-sept millions. Sa parcimonie et ses ruses ne faisaient que croître. Eugénie, pendant ce temps-là, priait pour Charles.
Cependant le jour de l'épreuve était arrivé; une angoisse terrible pesait sur la mère et la fille. Elles firent tout pour distraire le père Grandet, tout fut inutile. «Pour Charles, se disait Eugénie, je souffrirais mille morts! Je n'avouerai rien!»
À cette pensée, elle jetait à sa mère des regards flamboyants de courage.
«Ôte tout cela, dit Grandet à Nanon, quand, vers onze heures, le déjeuner fut achevé; mais laisse-nous la table. Nous serons plus à l'aise pour voir ton petit trésor, dit-il en regardant Eugénie. Petit! ma foi, non. Tu possèdes, valeur intrinsèque, cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh bien! je te donnerai, moi, ce franc pour compléter la somme, parce que, vois-tu, fifille.... Eh bien! pourquoi nous écoutes-tu? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage,» dit le bonhomme. Nanon disparut. «Écoute, Eugénie, il faut que tu me donnes ton or. Tu ne le refuseras pas à ton pépère, ma petite fifille, hein?» Les deux femmes étaient muettes. «Je n'ai plus d'or, moi. J'en avais, je n'en ai plus. Je te rendrai six mille francs en livres, et tu vas les placer comme je vais te le dire. Il ne faut plus penser au douzain. Quand je te marierai, ce qui sera bientôt, je te trouverai un futur qui pourra t'offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parlé dans la province. Écoute donc, fifille. Il se présente une belle occasion: tu peux mettre tes six mille francs dans le gouvernement, et tu en auras tous les six mois près de deux cents francs d'intérêts, sans impôts, ni réparations, ni grêle, ni gelée, ni marée, ni rien de ce qui tracasse les revenus. Tu répugnes peut-être à te séparer de ton or, hein, fifille? Apporte-le-moi tout de même. Je te ramasserai des pièces d'or, des hollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, des génovines; et, avec celles que je te donnerai à tes fêtes, en trois ans tu auras rétabli la moitié de ton joli petit trésor en or. Que dis-tu, fifille? Lève donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystères de vie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes: ça va, ça vient, ça sue, ça produit.»
Eugénie se leva; mais, après avoir fait quelques pas vers la porte, elle se retourna brusquement, regarda son père en face et lui dit:
«Je n'ai plus mon or.
—Tu n'as plus ton or! s'écria Grandet en se redressant sur ses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon à dix pas de lui.
—Non, je ne l'ai plus.
—Tu te trompes, Eugénie.
—Non.
—Par la serpette de mon père!»
Quand le tonnelier jurait ainsi, les planchers tremblaient.
«Bon saint bon Dieu! voilà madame qui pâlit, cria Nanon.
—Grandet, ta colère me fera mourir, dit la pauvre femme.
—Ta, ta, ta, ta, vous autres, vous ne mourez jamais dans votre famille! Eugénie, qu'avez-vous fait de vos pièces? cria-t-il en fondant sur elle.
—Monsieur, dit la fille aux genoux de Mme Grandet, ma mère souffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas.»
Grandet fut épouvanté de la pâleur répandue sur le teint de sa femme, naguère si jaune.
«Nanon, venez m'aider à me coucher, dit la mère d'une voix faible. Je meurs.»
Aussitôt Nanon donna le bras à sa maîtresse; autant en fit Eugénie, et ce ne fut pas sans des peines infinies qu'elles purent la monter chez elle, car elle tombait en défaillance de marche en marche. Grandet resta seul. Néanmoins, quelques moments après, il monta sept ou huit marches, et cria: «Eugénie, quand votre mère sera couchée, vous descendrez.
—Oui, mon père.»
Elle ne tarda pas à venir, après avoir rassuré sa mère.
«Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire où est votre trésor.
—Mon père, si vous me faites des présents dont je ne sois pas entièrement maîtresse, reprenez-les,» répondit froidement Eugénie en cherchant le napoléon sur la cheminée et le lui présentant.»
Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans son gousset.
«Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. Pas seulement ça! dit-il en faisant claquer l'ongle de son pouce sous sa maîtresse dent. Vous méprisez donc votre père, vous n'avez donc pas confiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un père? S'il n'est pas tout pour vous, il n'est rien. Où est votre or?
—Mon père, je vous aime et vous respecte, malgré votre colère; mais je vous ferai fort humblement observer que j'ai vingt-deux ans. Vous m'avez assez souvent dit que je suis majeure, pour que je le sache. J'ai fait de mon argent ce qu'il m'a plu d'en faire, et soyez sûr qu'il est bien placé....
—Où?
—C'est un secret inviolable, dit-elle. N'avez-vous pas vos secrets?
—Ne suis-je pas le chef de ma famille? ne puis-je avoir mes affaires?
—C'est aussi mon affaire.
—Cette affaire doit être mauvaise, si vous ne pouvez pas la dire à votre père, mademoiselle Grandet.
—Elle est excellente, et je ne puis pas la dire à mon père.
—Au moins, quand avez-vous donné votre or?» Eugénie fit un signe de tête négatif. «Vous l'aviez encore le jour de votre fête, hein?» Eugénie, devenue aussi rusée par amour que son père l'était par avarice, réitéra le même signe de tête. «Mais on n'a jamais vu pareil entêtement, ni vol pareil, dit Grandet d'une voix qui alla crescendo et qui fit graduellement retentir la maison. Comment! ici, dans ma propre maison, chez moi, quelqu'un aura pris ton or! le seul or qu'il y avait! et je ne saurai pas qui! L'or est une chose chère. Les plus honnêtes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi: cela se voit chez les grands seigneurs et même chez les bourgeois; mais donner de l'or, car vous l'avez donné à quelqu'un, hein?» Eugénie fut impassible. «A-t-on vu pareille fille! Est-ce moi qui suis votre père? Si vous l'avez placé, vous en avez un reçu....
—Étais-je libre, oui ou non, d'en faire ce que bon me semblait? Était-ce à moi?
—Mais tu es un enfant.
—Majeure.»
Abasourdi par la logique de sa fille, Grandet pâlit, trépigna, jura; puis trouvant enfin des paroles, il cria: «Maudit serpent de fille! Ah! mauvaise graine, tu sais bien que je t'aime, et tu en abuses. Elle égorge son père! Pardieu, tu auras jeté notre fortune aux pieds de ce va-nu-pieds qui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon père! je ne peux pas te déshériter, nom d'un tonneau! mais je te maudis, toi, ton cousin et tes enfants! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu? Si c'était à Charles que.... Mais, non ce n'est pas possible. Quoi! ce méchant mirliflor m'aurait dévalisé....» Il regarda sa fille qui restait muette et froide. «Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. Tu n'as pas donné ton or pour rien, au moins? Voyons, dis.» Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique qui l'offensa. «Eugénie, vous êtes chez moi, chez votre père. Vous devez, pour y rester, vous soumettre à ses ordres. Les prêtres vous ordonnent de m'obéir.» Eugénie baissa la tête. «Vous m'offensez dans ce que j'ai de plus cher, reprit-il, je ne veux vous voir que soumise. Allez dans votre chambre. Vous y demeurerez jusqu'à ce que je vous permette d'en sortir. Nanon vous y portera du pain et de l'eau. Vous m'avez entendu, marchez!»
X.
Cette réclusion inexpliquée et prolongée fit beaucoup de tort à l'avare. Son notaire et ami Cruchot força la porte et lui révéla que ses sévices pouvaient contraindre sa fille, désormais majeure, à demander la licitation de ses biens. Il frémit et se disposait à changer quand, pendant une de ses absences, Eugénie apporta secrètement la cassette de Charles sur le lit de sa mère et que les deux victimes se mirent à l'examiner.
Elles tenaient en main le portrait: «C'est tout à fait son front et sa bouche!» disait Eugénie au moment où le vigneron ouvrit la porte. Au regard que jeta son mari sur l'or, Mme Grandet cria: «Mon Dieu, ayez pitié de nous!»
Le bonhomme sauta sur le nécessaire comme un tigre fond sur un enfant endormi. «Qu'est-ce que c'est que cela? dit-il en emportant le trésor et allant se placer à la fenêtre. Du bon or! de l'or! s'écria-t-il. Beaucoup d'or! ça pèse deux livres. Ah! ah! Charles t'a donné cela contre tes belles pièces. Hein! pourquoi ne me l'avoir pas dit? C'est une bonne affaire, fifille! Tu es ma fille, je te reconnais.» Eugénie tremblait de tous ses membres.»N'est-ce pas, ceci est à Charles?» reprit le bonhomme.
—Oui, mon père, ce n'est pas à moi. Ce meuble est un dépôt sacré.
—Ta, ta, ta, il a pris ta fortune, faut te rétablir ton petit trésor.
—Mon père!...»
Le bonhomme voulut prendre son couteau pour faire sauter une plaque d'or, et fut obligé de poser le nécessaire sur une chaise. Eugénie s'élança pour le ressaisir; mais le tonnelier, qui avait tout à la fois l'œil à sa fille et au coffret, la repoussa si violemment en étendant le bras, qu'elle alla tomber sur le lit de sa mère.
«Monsieur, monsieur!» cria la mère en se dressant sur son lit.
Grandet avait tiré son couteau et s'apprêtait à soulever l'or.
«Mon père, cria Eugénie en se jetant à genoux et marchant ainsi pour arriver plus près du bonhomme et lever les mains vers lui, mon père, au nom de tous les saints et de la Vierge, au nom du Christ, qui est mort sur la croix, au nom de votre salut éternel, mon père, au nom de ma vie, ne touchez pas à ceci! Cette toilette n'est ni à vous ni à moi; elle est à un malheureux parent qui me l'a confiée, et je dois la lui rendre intacte.
—Pourquoi la regardais-tu, si c'est un dépôt? Voir, c'est pis que toucher.
—Mon père, ne la détruisez pas, ou vous me déshonorez. Mon père, entendez-vous?
—Monsieur, grâce! dit la mère.
—Mon père!» cria Eugénie d'une voix si éclatante que Nanon effrayée monta. Eugénie sauta sur un couteau qui était à sa portée et s'en arma.
—Eh bien! lui dit froidement Grandet en souriant à froid.
—Monsieur, monsieur, vous m'assassinez! dit la mère.
—Mon père, si votre couteau entame seulement une parcelle de cet or, je me perce de celui-ci. Vous avez déjà rendu ma mère mortellement malade; vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant; blessure pour blessure!»
Grandet tint son couteau sur le nécessaire, et regarda sa fille en hésitant.
«En serais-tu donc capable, Eugénie? dit-il.
—Oui, monsieur, dit la mère.
—Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie.»
Le tonnelier regarda l'or et sa fille alternativement pendant un instant. Mme Grandet s'évanouit. «Là, voyez-vous, mon cher monsieur? madame se meurt, cria Nanon.
—Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Prends donc! s'écria vivement le tonnelier en jetant la toilette sur le lit. Toi, Nanon, va chercher M. Bergerin. Allons, la mère, dit-il en baisant la main de sa femme, ce n'est rien, va: nous avons fait la paix. Pas vrai, fifille? Plus de pain sec, tu mangeras tout ce que tu voudras. Ah! elle ouvre les yeux. Eh bien! la mère, mémère, timère, allons donc! Tiens, vois, j'embrasse Eugénie. Elle aime son cousin, elle l'épousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre. Mais vis longtemps, ma pauvre femme. Allons, remue donc! Écoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait à Saumur.
—Mon Dieu, pouvez-vous traiter ainsi votre femme et votre enfant? dit d'une voix faible Mme Grandet.
—Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, ma pauvre femme.» Il alla à son cabinet, et revint avec une poignée de louis qu'il éparpilla sur le lit. «Tiens, Eugénie, tiens, ma femme, voilà pour vous, dit-il en maniant les louis. Allons, égaye-toi, ma femme; porte-toi bien; tu ne manqueras de rien, ni Eugénie non plus. Voilà cent louis d'or pour elle. Tu ne les donneras pas, Eugénie, ceux-là, hein?»
Mme Grandet et sa fille se regardèrent étonnées.
«Reprenez-les, mon père; nous n'avons besoin que de votre tendresse.
—Eh bien! c'est ça, dit-il en empochant les louis; vivons comme de bons amis. Descendons tous dans la salle pour dîner, pour jouer au loto tous les soirs à deux sous. Faites vos farces! Hein, ma femme?
—Hélas! je le voudrais bien, puisque cela peut vous être agréable, dit la mourante; mais je ne saurais me lever.
—Pauvre mère, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t'aime. Et toi, ma fille!» Il la serra, l'embrassa. «Oh! comme c'est bon d'embrasser sa fille après une brouille! ma fifille! Tiens, vois-tu, mémère, nous ne faisons qu'un maintenant. Va donc serrer cela, dit-il à Eugénie en lui montrant le coffret. Va, ne crains rien. Je ne t'en parlerai plus, jamais.»
M. Bergerin, le plus célèbre médecin de Saumur, arriva bientôt.
La consultation finie, il déclara positivement à Grandet que sa femme était bien mal, mais qu'un grand calme d'esprit, un régime doux et des soins minutieux pourraient reculer l'époque de sa mort vers la fin de l'automne.
«Ça coûtera-t-il cher? dit le bonhomme; faut-il des drogues?
—Peu de drogues, mais beaucoup de soins, répondit le médecin, qui ne put retenir un sourire.
—Enfin, monsieur Bergerin, répondit Grandet, vous êtes un homme d'honneur, pas vrai? Je me fie à vous, venez voir ma femme toutes et quantes fois vous le jugerez convenable. Conservez-moi ma bonne femme; je l'aime beaucoup, voyez-vous, sans que ça paraisse, parce que, chez moi, tout se passe en dedans et me trifouille l'âme. J'ai du chagrin. Le chagrin est entré chez moi avec la mort de mon frère, pour lequel je dépense, à Paris, des sommes... les yeux de la tête, enfin! et cela ne finit point. Adieu, monsieur; si l'on peut sauver ma femme, sauvez-la, quand même il faudrait dépenser pour ça cent ou deux cents francs.»
XI.
Mme Grandet expira de ce dernier coup. Eugénie et son père restèrent seuls dans la maison. Le père ne songea qu'à se prémunir contre la fille; il lui soutira une renonciation de tous les biens maternels, et lui promit une pension de 1,200 francs.
Cela dura cinq ans. En 1827, le vieillard mourut à la porte de son cabinet plein d'or. Eugénie fut reconnue posséder trois cent mille livres de rente dans l'arrondissement de Saumur, six millions étaient placés en rentes, deux millions en or, et la totalité passait dix-huit millions!
—«Où donc est mon cousin?» dit-elle.
«À trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. Sa pâle et triste enfance s'était écoulée auprès d'une mère dont le cœur méconnu, froissé, avait toujours souffert. En quittant avec joie l'existence, cette mère plaignit sa fille d'avoir à vivre, et lui laissa dans l'âme de légers remords et d'éternels regrets. Le premier, le seul amour d'Eugénie, était pour elle un principe de mélancolie. Après avoir entrevu son amant pendant quelques jours, elle lui avait donné son cœur entre deux baisers furtivement acceptés et reçus; puis il était parti, mettant tout un monde entre elle et lui. Cet amour, maudit par son père, lui avait presque coûté sa mère, et ne lui causait que des douleurs mêlées de frêles espérances. Ainsi, jusqu'alors, elle s'était élancée vers le bonheur en perdant ses forces, sans les échanger.
Dans la vie morale, aussi bien que dans la vie physique, il existe une aspiration et une respiration: l'âme a besoin d'absorber les sentiments d'une autre âme, de se les assimiler pour les lui restituer plus riches. Sans ce beau phénomène humain, point de vie au cœur; l'air lui manque alors, il souffre et dépérit. Eugénie commençait à souffrir. Pour elle, la fortune n'était ni un pouvoir ni une consolation; elle ne pouvait exister que par l'amour, par la religion, par la foi dans l'avenir. L'amour lui expliquait l'éternité. Son cœur et l'Évangile lui signalaient deux mondes à attendre. Elle se plongeait nuit et jour au sein de deux pensées infinies, qui pour elle peut-être n'en faisaient qu'une seule. Elle se retirait en elle-même, aimant et se croyant aimée. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. Ses trésors n'étaient pas les millions dont les revenus s'entassaient, mais le coffret de Charles, mais les deux portraits suspendus à son lit, mais les bijoux rachetés à son père, étalés orgueilleusement sur une couche de ouate dans un tiroir du bahut; mais le dé de sa tante, duquel s'était servie sa mère, et que tous les jours elle prenait religieusement pour travailler à une broderie, ouvrage de Pénélope, entrepris seulement pour mettre à son doigt cet or plein de souvenirs.
Il ne paraissait pas vraisemblable que Mlle Grandet voulût se marier durant son deuil. Sa piété vraie était connue. Aussi la famille Cruchot, dont la politique était sagement dirigée par le vieil abbé, se contenta-t-elle de cerner l'héritière en l'entourant des soins les plus affectueux. Chez elle, tous les soirs, la salle se remplissait d'une société composée des plus chauds et des plus dévoués Cruchotins du pays, qui s'efforçaient de chanter les louanges de la maîtresse du logis sur tous les tons. Elle avait le médecin ordinaire de sa chambre, son grand aumônier, son chambellan, sa première dame d'atours, son premier ministre, son chancelier surtout, un chancelier qui voulait lui tout dire. L'héritière eut-elle désiré un porte-queue, on lui en aurait trouvé un. C'était une reine, et la plus habilement adulée de toutes les reines. La flatterie n'émane jamais des grandes âmes; elle est l'apanage des petits esprits, qui réussissent à se rapetisser encore pour mieux entrer dans la sphère vitale de la personne autour de laquelle ils gravitent. La flatterie sous-entend un intérêt. Aussi les personnes qui venaient meubler tous les soirs la salle de Mlle Grandet, nommée par elles Mlle de Froidfond, réussissaient-elles merveilleusement à l'accabler de louanges. Ce concert d'éloges, nouveau pour Eugénie, la fit d'abord rougir; mais insensiblement, et quelque grossiers que fussent les compliments, son oreille s'accoutuma si bien à entendre vanter sa beauté, que si quelque nouveau venu l'eût trouvée laide, ce reproche lui aurait été plus sensible alors que huit ans auparavant. Puis elle finit par aimer des douceurs qu'elle mettait secrètement aux pieds de son idole. Elle s'habitua donc par degrés à se laisser traiter en souveraine et à voir sa cour pleine tous les soirs. M. le président de Bonfons était le héros de ce petit cercle, où son esprit, sa personne, son instruction, son amabilité, sans cesse étaient vantés. L'un faisait observer que, depuis sept ans, il avait beaucoup augmenté sa fortune; que Bonfons valait au moins dix mille francs de rente et se trouvait enclavé, comme tous les biens des Cruchot, dans les vastes domaines de l'héritière. «Savez-vous, mademoiselle, disait un habitué, que les Cruchot ont à eux quarante mille livres de rente?—Et leurs économies, reprenait une vieille Cruchotine, Mlle de Gribeaucourt. Un monsieur de Paris est venu dernièrement offrir à M. Cruchot deux cent mille francs de son étude. Il doit la vendre, s'il peut être nommé juge de paix.—Il veut succéder à M. de Bonfons dans la présidence du tribunal, et prend ses précautions, répondit Mme d'Orsonval; car M. le président deviendra conseiller, puis président à la cour, il a trop de moyens pour ne pas arriver.—Oui, c'est un homme bien distingué, disait un autre. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle?» M. le président avait tâché de se mettre en harmonie avec le rôle qu'il voulait jouer. Malgré ses quarante ans, malgré sa figure brune et rébarbative, flétrie comme le sont presque toutes les physionomies judiciaires, il se mettait en jeune homme, badinait avec un jonc, ne prenait point de tabac chez Mlle de Froidfond, y arrivait toujours en cravate blanche et en chemise dont le jabot à gros plis lui donnait un air de famille avec les individus du genre dindon. Il parlait familièrement à la belle héritière, et lui disait: «Notre chère Eugénie!» Enfin, hormis le nombre des personnages, en remplaçant le loto par le whist et en supprimant les figures de M. et de Mme Grandet, la scène par laquelle commence cette histoire était à peu près la même que par le passé. La meute poursuivait toujours Eugénie et ses millions; mais la meute plus nombreuse aboyait mieux, et cernait sa proie avec ensemble. Si Charles fût arrivé du fond des Indes, il eût donc retrouvé les mêmes personnages et les mêmes intérêts. Mme des Grassins, pour laquelle Eugénie était parfaite de grâce et de bonté, persistait à tourmenter les Cruchot. Mais alors, comme autrefois, la figure d'Eugénie eût dominé le tableau; comme autrefois, Charles eût encore été là le souverain. Néanmoins il y avait un progrès. Le bouquet présenté jadis à Eugénie au jour de sa fête par le président était devenu périodique. Tous les soirs il apportait à la riche héritière un gros et magnifique bouquet que Mme Cornoiller mettait ostensiblement dans un bocal, et jetait secrètement dans un coin de la cour, aussitôt les visiteurs partis. Au commencement du printemps, Mme des Grassins essaya de troubler le bonheur des Cruchotins en parlant à Eugénie du marquis de Froidfond, dont la maison ruinée pouvait se relever si l'héritière voulait lui rendre sa terre par contrat de mariage. Mme des Grassins faisait sonner haut la pairie, le titre de marquise, et, prenant le sourire de dédain d'Eugénie pour une approbation, elle allait disant que le mariage de M. le président Cruchot n'était pas aussi avancé qu'on le croyait. «Quoique M. de Froidfond ait cinquante ans, disait elle, il ne paraît pas plus âgé que ne l'est M. Cruchot; il est veuf, il a des enfants, c'est vrai; mais il est marquis, il sera pair de France, et, par le temps qui court, trouvez donc des mariages de cet acabit. Je sais de science certaine que le père Grandet, en réunissant tous ses biens à la terre de Froidfond, avait l'intention de s'enter sur les Froidfond. Il me l'a souvent dit. Il était malin, le bonhomme!
—«Comment, Nanon, dit un soir Eugénie en se couchant, il ne m'écrira pas une fois en sept ans?...»
XIII.
Balzac conduit ce roman, ou plutôt cette histoire jusqu'à la dernière ironie de la destinée. Eugénie reçoit une lettre de son cousin qui lui annonce sa fortune faite et son retour prochain. Elle se dispose à l'épouser. Mais, en route, il trouve une famille d'émigrés qui ramène une jeune personne dont le père, aimé de Charles X, peut leur promettre la faveur du roi. Il s'y attache, et après quelques semaines de séjour à Paris, il écrit une honnête défaite à sa cousine en lui renvoyant les dix mille francs qu'elle lui a prêtés et en lui redemandant sa cassette. Eugénie dévore ses larmes, et le roman du cœur finit avec le roman d'amour. Elle épouse sans goût M. le président de Bonfons, parce qu'il dirige ses affaires; et vit chastement avec lui comme une douairière de province, ensevelie dans ses inutiles trésors.
Voilà Eugénie Grandet, visitée un jour par un précoce rayon d'amour, expiant, pendant le reste de sa vie, la férocité de son père.
Voilà l'avare! bien autrement conçu que celui de Plaute, de Térence ou de Molière. La comédie de caractère va jusqu'au rire dans les caricatures de ces grands comiques. Chez Balzac elle va jusqu'aux larmes. Les uns se moquent ridiculement de l'avare dans le mot fameux: Qu'allait-il faire dans cette galère? L'autre fait détester le vice et haïr le vicieux. Mais ils écrivent en vers immortels, et Balzac n'écrit qu'en prose modelée sur le cœur humain! Je le répète avec conviction: il a dans ses innombrables romans cent fois dépassé en invention l'incomparable Molière. On ne peut pas le louer plus haut, ce mot suffirait pour sa gloire.
(La suite au prochain entretien.)
CVIIIe ENTRETIEN.
BALZAC ET SES ŒUVRES.
(TROISIÈME PARTIE.)
I.
Si nous descendons plus bas dans les formules du style et dans la combinaison bourgeoise de ses romans, nous arrivons à la faute vulgaire du Père Goriot et de ses deux filles. On ne peint pas en couleurs plus fortes les faiblesses coupables d'un père et les ingratitudes de ses enfants. Ni Plaute, ni Térence, ni Aristophane, ni Molière, ne sont descendus jusqu'à ces profondeurs d'analyse d'un vice, et n'ont passé par le burlesque pour arriver au tragique. Shakspeare seul l'aurait pu, mais il ne l'a pas fait. Lisons rapidement le roman du Père Goriot.
II.
«Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Saint-Marceau. Cette pension, connue sous le nom de la Maison Vauquer, admet également des hommes et des femmes, des jeunes gens et des vieillards, sans que jamais la médisance ait attaqué les mœurs de ce respectable établissement. Mais aussi depuis trente ans ne s'y était-il jamais vu de jeune personne, et, pour qu'un jeune homme y demeure, sa famille doit-elle lui faire une bien maigre pension. Néanmoins, en 1819, époque à laquelle ce drame commence, il s'y trouvait une pauvre jeune fille. En quelque discrédit que soit tombé le mot drame par la manière abusive et tortionnaire dont il a été prodigué dans ces temps de douloureuse littérature, il est nécessaire de l'employer ici; non que cette histoire soit dramatique dans le sens vrai du mot, mais, l'œuvre accomplie, peut-être aura-t-on versé quelques larmes intra muros et extra. Sera-t-elle comprise au-delà de Paris? le doute est permis. Les particularités de cette scène pleine d'observations et de couleurs locales ne peuvent être appréciées qu'entre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge, dans cette illustre vallée de plâtras incessamment près de tomber, et de ruisseaux noirs de boue; vallée remplie de souffrances réelles, de joies souvent fausses, et si terriblement agitée, qu'il faut je ne sais quoi d'exorbitant pour y produire une sensation de quelque durée. Cependant il s'y rencontre çà et là des douleurs que l'agglomération des vices et des vertus rend grandes et solennelles; à leur aspect, les égoïsmes, les intérêts, s'arrêtent et s'apitoient; mais l'impression qu'ils en reçoivent est comme un fruit savoureux promptement dévoré. Le char de la civilisation, semblable à celui de l'idole de Jaggernat, à peine retardé par un cœur moins facile à broyer que les autres et qui enraye sa roue, l'a brisé bientôt et continue sa marche glorieuse. Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre d'une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant: Peut-être ceci va-t-il m'amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l'auteur, en le taxant d'exagération, en l'accusant de poésie. Ah! sachez-le: ce drame n'est ni une fiction, ni un roman. All is true; il est si véritable que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être.
«La maison où s'exploite la pension bourgeoise appartient à Mme Vauquer. Elle est située dans le bas de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, à l'endroit où le terrain s'abaisse vers la rue de l'Arbalète par une pente si brusque et si rude que les chevaux la montent ou la descendent rarement. Cette circonstance est favorable au silence qui règne dans ces rues serrées entre le dôme du Val-de-Grâce et le dôme du Panthéon, deux monuments qui changent les conditions de l'atmosphère en y jetant des tons jaunes, en y assombrissant tout par les teintes sévères que projettent leurs coupoles. Là, les pavés sont secs, les ruisseaux n'ont ni boue ni eau, l'herbe croît le long des murs. L'homme le plus insouciant s'y attriste comme tous les passants, le bruit d'une voiture y devient un événement, les maisons y sont mornes, les murailles y sentent la prison. Un Parisien égaré ne verrait là que des pensions bourgeoises ou des Institutions, de la misère ou de l'ennui, de la vieillesse qui meurt, de la joyeuse jeunesse contrainte à travailler. Nul quartier de Paris n'est plus horrible, ni, disons-le, plus inconnu. La rue Neuve-Sainte-Geneviève surtout est comme un cadre de bronze, le seul qui convienne à ce récit, auquel on ne saurait trop préparer l'intelligence par des couleurs brunes, par des idées graves; ainsi que, de marche en marche, le jour diminue et le chant du conducteur se creuse, alors que le voyageur descend aux Catacombes. Comparaison vraie! Qui décidera ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou des crânes vides?
«La façade de la pension donne sur un jardinet, en sorte que la maison tombe à angle droit sur la rue Neuve-Sainte-Geneviève, où vous la voyez coupée dans sa profondeur. Le long de cette façade, entre la maison et le jardinet, règne un cailloutis en cuvette, large d'une toise, devant lequel est une allée sablée, bordée de géraniums, de lauriers-roses et de grenadiers plantés dans de grands vases en faïence bleue et blanche. On entre dans cette allée par une porte bâtarde, surmontée d'un écriteau sur lequel est écrit: Maison Vauquer, et dessous: Pension bourgeoise des deux sexes et autres. Pendant le jour, une porte à claire-voie, armée d'une sonnette criarde, laisse apercevoir au bout du petit pavé, sur le mur opposé à la rue, une arcade peinte en marbre vert par un artiste du quartier. Sous le renfoncement que simule cette peinture, s'élève une statue représentant l'Amour. À voir le vernis écaillé qui la couvre, les amateurs de symboles y découvriraient peut-être un mythe de l'amour parisien, qu'on guérit à quelques pas de là. Sous le socle, cette inscription à demi effacée rappelle le temps auquel remonte cet ornement par l'enthousiasme dont il témoigne pour Voltaire, rentré dans Paris en 1777:
Qui que tu sois, voici ton maître,
Il l'est, le fut, ou le doit être.
«À la nuit tombante, la porte à claire-voie est remplacée par une porte pleine. Le jardinet aussi large que la façade est longue, se trouve encaissé par le mur de la rue et par le mur mitoyen de la maison voisine, le long de laquelle pend un manteau de lierre qui la cache entièrement, et attire les yeux des passants par un effet pittoresque dans Paris. Chacun de ses murs est tapissé d'espaliers et de vignes dont les fructifications grêles et poudreuses sont l'objet des craintes annuelles de Mme Vauquer et de ses conversations avec les pensionnaires. Le long de chaque muraille règne une étroite allée qui mène à un couvert de tilleuls, mot que Mme Vauquer, quoique née de Conflans, prononce obstinément tieuilles, malgré les observations grammaticales de ses hôtes. Entre les deux allées latérales est un carré d'artichauts flanqué d'arbres fruitiers en quenouille, et bordé d'oseille, de laitue ou de persil. Sous le couvert de tilleuls est plantée une table ronde peinte en vert, et entourée de siéges. Là, durant les jours caniculaires, les convives assez riches pour se permettre de prendre du café, viennent le savourer par une chaleur capable de faire éclore des œufs. La façade, élevée de trois étages et surmontée de mansardes, est bâtie en moellons et badigeonnée avec cette couleur jaune qui donne un caractère ignoble à presque toutes les maisons de Paris. Les cinq croisées percées à chaque étage ont de petits carreaux et sont garnies de jalousies dont aucune n'est relevée de la même manière, en sorte que toutes leurs lignes jurent entre elles. La profondeur de cette maison comporte deux croisées, qui, au rez-de-chaussée, ont pour ornement des barreaux de fer, grillagés. Derrière le bâtiment est une cour large d'environ vingt pieds, où vivent en bonne intelligence des cochons, des poules, des lapins, et au fond de laquelle s'élève un hangar à serrer le bois. Entre ce hangar et la fenêtre de la cuisine se suspend le garde-manger, au-dessous duquel tombent les eaux grasses de l'évier. Cette cour a sur la rue Neuve-Sainte-Geneviève une porte étroite par où la cuisinière chasse les ordures de la maison en nettoyant cette sentine à grand renfort d'eau, sous peine de pestilence.
«Naturellement destiné à l'exploitation de la pension bourgeoise, le rez-de-chaussée se compose d'une première pièce éclairée par les deux croisées de la rue, et où l'on entre par une porte-fenêtre. Ce salon communique à une salle à manger qui est séparée de la cuisine par la cage d'un escalier dont les marches sont en bois et en carreaux mis en couleur et frottés. Rien n'est plus triste à voir que ce salon meublé de fauteuils et de chaises en étoffe de crin à raies alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve une table ronde à dessus de marbre Sainte-Anne, décorée de ce cabaret en porcelaine blanche ornée de filets d'or effacés à demi, que l'on rencontre partout aujourd'hui. Cette pièce, assez mal planchéiée, est lambrissée à hauteur d'appui. Le surplus des parois est tendu d'un papier verni représentant les principales scènes de Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le panneau d'entre les croisées grillagées offre aux pensionnaires le tableau du festin donné au fils d'Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans cette peinture excite les plaisanteries des jeunes pensionnaires, qui se croient supérieurs à leur position en se moquant du dîner auquel la misère les condamne. La cheminée en pierre, dont le foyer toujours propre atteste qu'il ne s'y fait de feu que dans les grandes occasions, est ornée de deux vases pleins de fleurs artificielles, vieillies et encagées, qui accompagnent une pendule en marbre bleuâtre du plus mauvais goût. Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu'il faudrait appeler l'odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné; elle pue le service, l'office, l'hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l'on inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu'y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien, malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé comme doit l'être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d'assiettes en porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit, toutes encadrées en bois noir verni à filets dorés; un cartel en écaille incrustée de cuivre; un poêle vert, des quinquets d'Argand où la poussière se combine avec l'huile, une longue table couverte en toile cirée, assez grasse pour qu'un facétieux externe y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les mises en couleur. Enfin, là règne la misère sans poésie; une misère économe, concentrée, râpée. Si elle n'a pas de fange encore, elle a des taches; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en pourriture.
«Cette pièce est dans tout son lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de Mme Vauquer précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes d'assiettes, et fait entendre son ronron matinal. Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle, sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d'église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s'est blottie la spéculation, et dont Mme Vauquer respire l'air chaudement fétide sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d'automne, ses yeux ridés, dont l'expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l'amer renfrognement de l'escompteur, enfin toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans l'argousin, vous n'imagineriez pas l'un sans l'autre. L'embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d'un hôpital. Son jupon de laine tricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s'échappe par les fentes de l'étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet. Agée d'environ cinquante ans, Mme Vauquer ressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs. Elle a l'œil vitreux, l'air innocent d'une entremetteuse qui va se gendarmer pour se faire payer plus cher, mais d'ailleurs prête à tout pour adoucir son sort, à livrer Georges ou Pichegru, si Georges ou Pichegru étaient encore à livrer. Néanmoins elle est bonne femme au fond, disent les pensionnaires, qui la croient sans fortune en l'entendant geindre et tousser comme eux. Qu'avait été M. Vauquer? Elle ne s'expliquait jamais sur le défunt. Comment avait-il perdu sa fortune? Dans les malheurs, répondait-elle. Il s'était mal conduit envers elle, ne lui avait laissé que les yeux pour pleurer, cette maison pour vivre, et le droit de ne compatir à aucune infortune, parce que, disait-elle, elle avait souffert tout ce qu'il est possible de souffrir. En entendant trottiner sa maîtresse, la grosse Sylvie, la cuisinière, s'empressait de servir le déjeuner des pensionnaires internes.
«Généralement les pensionnaires externes ne s'abonnaient qu'au dîner, qui coûtait trente francs par mois. À l'époque où cette histoire commence, les internes étaient au nombre de sept. Le premier étage contenait les deux meilleurs appartements de la maison. Mme Vauquer habitait le moins considérable, et l'autre appartenait à Mme Couture, veuve d'un commissaire ordonnateur de la République française. Elle avait avec elle une très-jeune personne, nommée Victorine Taillefer, à qui elle servait de mère. La pension de ces deux dames montait à dix-huit cents francs. Les deux appartements du second étaient occupés, l'un par un vieillard nommé Poiret; l'autre, par un homme âgé d'environ quarante ans, qui portait une perruque noire, se teignait les favoris, se disait ancien négociant, et s'appelait monsieur Vautrin. Le troisième étage se composait de quatre chambres, dont deux étaient louées, l'une par une vieille fille nommée mademoiselle Michonneau; l'autre, par un ancien fabricant de vermicelles, de pâtes d'Italie et d'amidon, qui se laissait nommer le père Goriot. Les deux autres chambres étaient destinées aux oiseaux de passage, à ces infortunés étudiants qui, comme le père Goriot et Mlle Michonneau, ne pouvaient mettre que quarante-cinq francs par mois à leur nourriture et à leur logement; mais Mme Vauquer souhaitait peu leur présence et ne les prenait que quand elle ne trouvait pas mieux: ils mangeaient trop de pain.»
III.
Tel est le préambule de cette admirable tragédie du Père Goriot; puis vient, avant l'action, le catalogue raisonné ou peint des personnages que Balzac met en scène.
Mlle Michonneau, aux yeux protégés par un abat-jour vert garni d'un fil d'archal, à la voix clairette d'une cigale criant dans un buisson à l'approche de l'hiver.
M. Poiret, vieillard plus semblable à une ombre, dont la canne à pomme d'ivoire jauni dans sa main soutenait mal les jambes grêles chaussées de bas bleus. En cherchant son origine, on le soupçonnait d'avoir pu être un des employés inférieurs du ministère de la Justice chargé de pourvoir aux exécutions.
Mlle Victorine Taillefer, jeune personne pâlie par l'infortune, car le bonheur est la poésie des femmes, comme la toilette en est le fond. Elle était pieusement élevée là par sa mère, veuve d'un commissaire des guerres. Le père refusait de la reconnaître. Mme Couture et Mme Vauquer maudissaient cet infâme millionnaire. Mais la pauvre Victorine, au lieu de se joindre à leurs malédictions, faisait entendre de douces paroles, alors semblables au chant du ramier blessé et dont le cri de douleur exprime encore l'amour.
Eugène de Rastignac, jeune homme pauvre, de famille noble, que l'ambition naissante poussait à l'étude et à l'intrigue.
Vautrin, homme à tout faire, que l'énergie de sa charpente et de ses favoris peints signalaient comme un aventurier équivoque, inconnu mais serviable. Mlle Victorine flottait entre le beau Rastignac et le vigoureux Vautrin.
Toutes les autres femmes de cette réunion de hasard avaient les unes envers les autres une froide indifférence mêlée de défiance.
Il manquait à ces dix-huit pensionnaires un souffre-douleur. Il se rencontra dans un ancien fabricant de vermicelle nommé le père Goriot.
«Le père Goriot, vieillard de soixante-neuf ans environ, s'était retiré chez Mme Vauquer, en 1813, après avoir quitté les affaires. Il y avait d'abord pris l'appartement occupé par Mme Couture, et donnait alors douze cents francs de pension, en homme pour qui cinq louis de plus ou de moins étaient une bagatelle. Mme Vauquer avait rafraîchi les trois chambres de cet appartement moyennant une indemnité préalable qui paya, dit-on, la valeur d'un méchant ameublement composé de rideaux en calicot jaune, de fauteuils en bois verni couverts en velours d'Utrecht, de quelques peintures à la colle, et de papiers que refusaient les cabarets de la banlieue. Peut-être l'insouciante générosité que mit à se laisser attraper le père Goriot, qui vers cette époque était respectueusement nommé M. Goriot, le fit-elle considérer comme un imbécile qui ne connaissait rien aux affaires. Goriot vint muni d'une garde-robe bien fournie, le trousseau magnifique du négociant qui ne se refuse rien en se retirant du commerce. Mme Vauquer avait admiré dix-huit chemises de demi-hollande, dont la finesse était d'autant plus remarquable que le vermicellier portait sur son jabot dormant deux épingles unies par une chaînette, et dont chacune était montée d'un gros diamant. Habituellement vêtu d'un habit bleu-barbeau, il prenait chaque jour un gilet de piqué blanc, sous lequel fluctuait son ventre proéminent, qui faisait rebondir une lourde chaîne d'or garnie de breloques. Sa tabatière, également en or, contenait un médaillon plein de cheveux qui le rendaient en apparence coupable de quelques bonnes fortunes. Ses ormoires (il prononçait ce mot à la manière du menu peuple) furent remplies par la nombreuse argenterie de son ménage. Les yeux de la veuve s'allumèrent quand elle l'aida complaisamment à déballer et ranger les louches, les cuillers à ragoût, les couverts, les huiliers, les saucières, plusieurs plats, des déjeuners en vermeil, enfin des pièces plus ou moins belles, pesant un certain nombre de marcs, et dont il ne voulait pas se défaire. Ces cadeaux lui rappelaient les solennités de sa vie domestique. «Ceci, dit-il à Mme Vauquer, en serrant un plat et une petite écuelle dont le couvercle représentait deux tourterelles qui se becquetaient, est le premier présent que m'a fait ma femme, le jour de notre anniversaire. Pauvre bonne! elle y avait consacré ses économies de demoiselle. Voyez-vous, madame? j'aimerais mieux gratter la terre avec mes ongles que de me séparer de cela. Dieu merci! je pourrai prendre dans cette écuelle mon café tous les matins durant le reste de mes jours. Je ne suis pas à plaindre, j'ai sur la planche du pain de cuit pour longtemps.» Enfin, Mme Vauquer avait bien vu, de son œil de pie, quelques inscriptions sur le grand-livre qui, vaguement additionnées, pouvaient faire à cet excellent Goriot un revenu d'environ huit à dix mille francs. Dès ce jour, Mme Vauquer, née de Conflans, qui avait alors quarante-huit ans effectifs et n'en acceptait que trente-neuf, eut des idées. Quoique le larmier des yeux de Goriot fût retourné, gonflé, pendant, ce qui l'obligeait à les essuyer assez fréquemment, elle lui trouva l'air agréable et comme il faut. D'ailleurs son mollet charnu, saillant, pronostiquait autant que son long nez carré, des qualités morales auxquelles paraissait tenir la veuve, et que confirmait la face lunaire et naïvement niaise du bonhomme. Ce devait être une bête solidement bâtie, capable de dépenser tout son esprit en sentiment. Ses cheveux en ailes de pigeon, que le coiffeur de l'École polytechnique vint lui poudrer tous les matins, dessinaient cinq pointes sur son front bas, et décoraient bien sa figure. Quoique un peu rustaud, il était si bien tiré à quatre épingles, il prenait si richement son tabac, il le humait en homme si sûr de toujours avoir sa tabatière pleine de macouba, que, le jour où M. Goriot s'installa chez elle, Mme Vauquer se coucha le soir en rôtissant, comme une perdrix dans sa barde, au feu du désir qui la saisit de quitter le suaire du Vauquer pour renaître en Goriot. Se marier, vendre sa pension, donner le bras à cette fine fleur de bourgeoisie, devenir une dame notable dans le quartier, y quêter pour les indigents, faire de petites parties le dimanche à Choisy, Soissy, Gentilly; aller au spectacle à sa guise, en loge, sans attendre les billets d'auteur que lui donnaient quelques-uns de ses pensionnaires, au mois de juillet; elle rêva tout l'Eldorado des petits ménages parisiens. Elle n'avait avoué à personne qu'elle possédait quarante mille francs amassés sou à sou. Certes elle se croyait, sous le rapport de la fortune, un parti sortable. «Quant au reste, je vaux bien le bonhomme!» se dit-elle en se retournant dans son lit, comme pour s'attester à elle-même des charmes que la grosse Sylvie trouvait chaque matin moulés en creux. Dès ce jour, pendant environ trois mois, la veuve Vauquer profita du coiffeur de M. Goriot, et fit quelques frais de toilette, excusés par la nécessité de donner à sa maison un certain décorum en harmonie avec les personnes honorables qui la fréquentaient. Elle s'intrigua beaucoup pour changer le personnel de ses pensionnaires, en affichant la prétention de n'accepter désormais que les gens les plus distingués sous tous les rapports. Un étranger se présentait-il, elle lui vantait la préférence que M. Goriot, un des négociants les plus notables et les plus respectables de Paris, lui avait accordée. Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait: MAISON VAUQUER. «C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage), et un joli jardin, au bout duquel S'ÉTENDAIT une ALLÉE de tilleuls.» Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus lui amena Mme la comtesse de l'Ambermesnil, femme de trente-six ans, qui attendait la fin de la liquidation et le règlement d'une pension qui lui était due, en qualité de veuve d'un général mort sur les champs de bataille. Mme Vauquer soigna sa table, fit du feu dans les salons pendant près de six mois, et tint si bien les promesses de son prospectus qu'elle y mit du sien. Aussi la comtesse disait-elle à Mme Vauquer, en l'appelant chère amie, qu'elle lui procurerait la baronne de Vaumerland et la veuve du colonel comte Picquoiseau, deux de ses amies, qui achevaient au Marais leur terme dans une pension plus coûteuse que ne l'était la maison Vauquer. Ces dames seraient d'ailleurs fort à leur aise quand les bureaux de la guerre auraient fini leur travail. «Mais, disait-elle, les bureaux ne terminent rien.» Les deux veuves montaient ensemble après le dîner dans la chambre de Mme Vauquer, et y faisaient de petites causettes en buvant du cassis et en mangeant des friandises réservées pour la bouche de la maîtresse. Mme de l'Ambermesnil approuva beaucoup les vues de son hôtesse sur le Goriot, vues excellentes, qu'elle avait d'ailleurs devinées dès le premier jour; elle le trouvait un homme parfait.»
IV.
Le drame du père Goriot commence avec une hideuse vérité, et finit avec une odieuse invraisemblance. C'est le roman de la canaille, depuis le forçat Vautrin, qui professe en paroles et en actions le cynisme du crime, et qui tue de sang-froid pour enrichir Eugène de Rastignac, jusqu'au père Goriot qui meurt pour favoriser le désordre de ses deux filles, et qui les étend lui-même, comme des victimes, sur le bûcher des prostitutions. Il peut exister de tels pères, me dira-t-on. Je réponds: Non! de tels pères ne seraient plus des pères, leur paternité ne produirait plus le respect, mais la honte! On ne s'intéresse plus du moment qu'on méprise; ce serait le miracle de l'infamie; or il n'est pas permis au romancier de faire des miracles. Ce roman se gâte en ce moment-là. Le livre tombe des mains honnêtes.
Voici le début du drame:
V.
Les pensionnaires accusaient le père Goriot d'un honteux libertinage. Une belle personne en robe de soie vient le matin lui faire visite, la servante s'étonne et la suit à son départ.
—Figurez-vous, madame, qu'au coin de l'Estrapade il y avait un magnifique équipage dans lequel elle est montée.
À dîner on raille le père Goriot.—C'était ma fille, dit-il, avec orgueil et simplicité.—Quelques jours après une seconde visite, d'une seconde beauté, est remarquée. Même remarque à la table d'hôte. Il réduit le prix de sa pension. Sa considération décroît.
Eugène de Rastignac, qui avait été passer les vacances dans son humble famille, revient affamé d'ambition à la pension Vauquer.
«Eugène de Rastignac était revenu dans une disposition d'esprit que doivent avoir connue les jeunes gens supérieurs, ou ceux auxquels une position difficile communique momentanément les qualités des hommes d'élite. Pendant sa première année de séjour à Paris, le peu de travail que veulent les premiers grades à prendre dans la Faculté l'avait laissé libre de goûter les délices visibles du Paris matériel. Un étudiant n'a pas trop de temps s'il veut connaître le répertoire de chaque théâtre, étudier les issues du labyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue et s'habituer aux plaisirs particuliers de la capitale; fouiller les bons et les mauvais endroits, suivre les cours qui amusent, inventorier les richesses des musées. Un étudiant se passionne alors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses. Il a son grand homme, un professeur du collége de France, payé pour se tenir à la hauteur de son auditoire. Il rehausse sa cravate et se pose pour la femme des premières galeries de l'Opéra-Comique. Dans ces initiations successives, il se dépouille de son aubier, agrandit l'horizon de sa vie, et finit par concevoir la superposition des couches humaines qui composent la société. S'il a commencé par admirer les voitures au défilé des Champs-Élysées par un beau soleil, il arrive bientôt à les envier. Eugène avait subi cet apprentissage à son insu, quand il partit en vacances, après avoir été reçu bachelier ès lettres et bachelier en droit. Ses illusions d'enfance, ses idées de province avaient disparu. Son intelligence modifiée, son ambition exaltée, lui firent voir juste au milieu du manoir paternel, au sein de la famille. Son père, sa mère, ses deux frères, ses deux sœurs, et une tante dont la fortune consistait en pensions, vivaient sur la petite terre de Rastignac. Ce domaine d'un revenu d'environ trois mille francs était soumis à l'incertitude qui régit le produit tout industriel de la vigne, et néanmoins il fallait en extraire chaque année douze cents francs pour lui. L'aspect de cette constante détresse qui lui était généreusement cachée, la comparaison qu'il fut forcé d'établir entre ses sœurs, qui lui semblaient si belles dans son enfance, et les femmes de Paris, qui lui avaient réalisé le type d'une beauté rêvée, l'avenir incertain de cette nombreuse famille qui reposait sur lui, la parcimonieuse attention avec laquelle il vit serrer les plus minces productions, la boisson faite pour sa famille avec les marcs du pressoir, enfin une foule de circonstances inutiles à consigner ici, décuplèrent son désir de parvenir et lui donnèrent soif des distinctions. Comme il arrive aux âmes grandes, il voulut ne rien devoir qu'à son mérite. Mais son esprit était éminemment méridional; à l'exécution, ses déterminations devaient donc être frappées des hésitations qui saisissent les jeunes gens quand ils se trouvent en pleine mer, sans savoir ni de quel côté diriger leurs forces, ni sous quel angle enfler leurs voiles. Si d'abord il voulut se jeter à corps perdu dans le travail, séduit bientôt par la nécessité de se créer des relations, il remarqua combien les femmes ont d'influence sur la vie sociale, et avisa soudain à se lancer dans le monde, afin d'y conquérir des protectrices: devaient-elles manquer à un jeune homme ardent et spirituel, dont l'esprit et l'ardeur étaient rehaussés par une tournure élégante et par une sorte de beauté nerveuse à laquelle les femmes se laissent prendre volontiers? Ces idées l'assaillirent au milieu des champs, pendant les promenades que jadis il faisait gaiement avec ses sœurs, qui le trouvèrent bien changé. Sa tante, Mme de Marcillac, autrefois présentée à la cour, y avait connu les sommités aristocratiques. Tout à coup le jeune ambitieux reconnut, dans les souvenirs dont sa tante l'avait si souvent bercé, les éléments de plusieurs conquêtes sociales, au moins aussi importantes que celles qu'il entreprenait à l'École de droit; il la questionna sur les liens de parenté qui pouvaient encore se renouer. Après avoir secoué les branches de l'arbre généalogique, la vieille dame estima que, de toutes les personnes qui pouvaient servir son neveu parmi la gent égoïste des parents riches, Mme la vicomtesse de Beauséant serait la moins récalcitrante. Elle écrivit à cette jeune femme une lettre dans l'ancien style, et la remit à Eugène, en lui disant que, s'il réussissait auprès de la vicomtesse, elle lui ferait retrouver ses autres parents. Quelques jours après son arrivée, Rastignac envoya la lettre de sa tante à Mme de Beauséant. La vicomtesse répondit par une invitation de bal pour le lendemain.»
VI.
Rastignac se lie au bal avec la comtesse de Restaud et rentre éperdu dans sa pension. À la lueur de la lumière qui passe sous la porte il entrevoit le vieillard faisant un paquet avec son linge et son argenterie de réserve, et allant le vendre à un usurier juif du quartier. Le déjeuner est retardé par l'épaisseur du brouillard. Vautrin entre le premier dans la salle en chantonnant un couplet d'opéra-comique.—Le père Goriot, dit-il à Mme Vauquer, en la lutinant, était à huit heures rue Dauphine; il a vendu une bonne pacotille d'argenterie.—Mlle Taillefer et sa maman, Mme Cantin, entrent.—D'où venez-vous si matin?—De faire nos dévotions à Saint-Étienne-du-Mont, répond Mme Cantin; ne devons-nous pas aller chez M. Taillefer, et prier Dieu d'attendrir le cœur de son père?
—Femmes innocentes, malheureuses et persécutées, dit en plaisantant Vautrin, d'ici à peu de jours je me mêlerai de vos affaires, et tout ira bien!
VII.
La jeune personne vertueuse, Sylvie, va voir son père qui la congédie comme une étrangère.—M. de Rastignac est mal accueilli par Mme de Restaud.—Il va chez Mme de Beauséant, sa cousine, il est ébloui; il commet une gaucherie en lui faisant connaître le prochain mariage de M. d'Ajuda Pinto, jeune et beau Portugais qu'elle adore. Il jette la discorde dans le cœur de Mme de Nucingen et de Mme de Restaud, en disant qu'il connaît leur père, un vieillard nommé Goriot. Il rentre confondu à la pension, raconte ses désastres à Vautrin, qui le raille et qui tâche de le pervertir. Il écrit à sa mère et à ses sœurs pour leur demander une somme nécessaire pour son avancement dans le monde.—Il apprend en détail la Vie du père Goriot.
«Jean-Joachim Goriot était, avant la révolution, un simple ouvrier vermicellier, habile, économe, et assez entreprenant pour avoir acheté le fonds de son maître, que le hasard rendit victime du premier soulèvement de 1789. Il s'était établi rue de la Jussienne, près de la Halle-aux-Blés, et avait eu le gros bon sens d'accepter la présidence de sa section, afin de faire protéger son commerce par les personnages les plus influents de cette dangereuse époque. Cette sagesse avait été l'origine de sa fortune qui commença dans la disette, fausse ou vraie, par suite de laquelle les grains acquirent un prix énorme à Paris. Le peuple se tuait à la porte des boulangers, tandis que certaines personnes allaient chercher sans émeute des pâtes d'Italie chez les épiciers. Pendant cette année, le citoyen Goriot amassa les capitaux qui plus tard lui servirent à faire son commerce avec toute la supériorité que donne une grande masse d'argent à celui qui la possède. Il lui arriva ce qui arrive à tous les hommes qui n'ont qu'une capacité relative. Sa médiocrité le sauva. D'ailleurs, sa fortune n'étant connue qu'au moment où il n'y avait plus de danger à être riche, il n'excita l'envie de personne. Le commerce de grains semblait avoir absorbé toute son intelligence. S'agissait-il de blés, de farines, de grenailles, de reconnaître leurs qualités, leurs provenances, de veiller à leur conservation, de prévoir les cours, de prophétiser l'abondance ou la pénurie des récoltes, de se procurer les céréales à bon marché, de s'en approvisionner en Sicile, en Ukraine, Goriot n'avait pas son second. À lui voir conduire ses affaires, expliquer les lois sur l'exportation, sur l'importation des grains, étudier leur esprit, saisir leurs défauts, un homme l'eût jugé capable d'être ministre d'État. Patient, actif, énergique, constant, rapide dans ses expéditions, il avait un coup d'œil d'aigle, il devançait tout, prévoyait tout, savait tout, cachait tout; diplomate pour concevoir, soldat pour marcher. Sorti de sa spécialité, de sa simple et obscure boutique sur le pas de laquelle il demeurait pendant ses heures d'oisiveté, l'épaule appuyée au montant de la porte, il redevenait l'ouvrier stupide et grossier, l'homme incapable de comprendre un raisonnement, insensible à tous les plaisirs de l'esprit, l'homme qui s'endormait au spectacle, un de ces Dolibans parisiens, forts seulement en bêtise. Ces natures se ressemblent presque toutes. À presque toutes, vous trouveriez un sentiment sublime au cœur. Deux sentiments exclusifs avaient rempli le cœur du vermicellier, en avaient absorbé l'humide, comme le commerce des grains employait toute l'intelligence de sa cervelle. Sa femme, fille unique d'un riche fermier de la Brie, fut pour lui l'objet d'une admiration religieuse, d'un amour sans bornes. Goriot avait admiré en elle une nature frêle et forte, sensible et jolie, qui contrastait singulièrement avec la sienne. S'il est un sentiment inné dans le cœur de l'homme, n'est-ce pas l'orgueil de la protection exercée à tout moment en faveur d'un être faible? Joignez-y l'amour, cette reconnaissance vive de toutes les âmes franches pour le principe de leurs plaisirs, et vous comprendrez une foule de bizarreries morales. Après sept ans de bonheur sans nuages, Goriot, malheureusement pour lui, perdit sa femme: elle commençait à prendre de l'empire sur lui, en dehors de la sphère des sentiments. Peut-être eût-elle cultivé cette nature inerte, peut-être y eût-elle jeté l'intelligence des choses du monde et de la vie. Dans cette situation, le sentiment de la paternité se développa chez Goriot jusqu'à la déraison; il reporta ses affections trompées par la mort sur ses deux filles, qui, d'abord, satisfirent pleinement tous ses sentiments. Quelque brillantes que fussent les propositions qui lui furent faites par des négociants ou des fermiers jaloux de lui donner leurs filles, il voulut rester veuf. Son beau-père, le seul homme pour lequel il avait eu du penchant, prétendait savoir pertinemment que Goriot avait juré de ne pas faire d'infidélité à sa femme, quoique morte. Les gens de la halle, incapables de comprendre cette sublime folie, en plaisantèrent, et donnèrent à Goriot quelque grotesque sobriquet. Le premier d'entre eux qui, en buvant le vin d'un marché, s'avisa de le prononcer, reçut du vermicellier un coup de poing sur l'épaule qui l'envoya, la tête la première, sur une borne de la rue Oblin. Le dévouement irréfléchi, l'amour ombrageux et délicat que portait Goriot à ses filles était si connu, qu'un jour un de ses concurrents, voulant le faire partir du marché pour rester maître du cours, lui dit que Delphine venait d'être renversée par un cabriolet. Le vermicellier, pâle et blême, quitta aussitôt la halle. Il fut malade pendant plusieurs jours par suite de la réaction des sentiments contraires auxquels le livra cette fausse alarme. S'il n'appliqua pas sa tape meurtrière sur l'épaule de cet homme, il le chassa de la halle en le forçant, dans une circonstance critique, à faire faillite. L'éducation de ses deux filles fut naturellement déraisonnable. Riche de plus de soixante mille livres de rente, et ne dépensant pas douze cents francs pour lui, le bonheur de Goriot était de satisfaire les fantaisies de ses filles: les plus excellents maîtres furent chargés de les douer des talents qui signalent une bonne éducation; elles eurent une demoiselle de compagnie; heureusement pour elles, ce fut une femme d'esprit et de goût; elles allaient à cheval, elles avaient voiture, elles vivaient comme auraient vécu les maîtresses d'un vieux seigneur riche; il leur suffisait d'exprimer les plus coûteux désirs pour voir leur père s'empressant de les combler; il ne demandait qu'une caresse en retour de ses offrandes. Goriot mettait ses filles au rang des anges, et nécessairement au-dessus de lui, le pauvre homme! il aimait jusqu'au mal qu'elles lui faisaient. Quand ses filles furent en âge d'être mariées, elles purent choisir leurs maris suivant leurs goûts: chacune d'elles devait avoir en dot la moitié de la fortune de son père. Courtisée pour sa beauté par le comte de Restaud, Anastasie avait des penchants aristocratiques qui la portèrent à quitter la maison paternelle pour s'élancer dans les hautes sphères sociales. Delphine aimait l'argent: elle épousa Nucingen, banquier d'origine allemande qui devint baron du Saint-Empire. Goriot resta vermicellier. Ses filles et ses gendres se choquèrent bientôt de lui voir continuer ce commerce, quoique ce fût toute sa vie. Après avoir subi pendant cinq ans leurs instances, il consentit à se retirer avec le produit de son fonds, et les bénéfices de ces dernières années; capital que Mme Vauquer, chez laquelle il était venu s'établir, avait estimé rapporter de huit à dix mille livres de rente. Il se jeta dans cette pension par suite du désespoir qui l'avait saisi en voyant ses deux filles obligées par leurs maris de refuser non-seulement de le prendre chez elles, mais encore de l'y recevoir ostensiblement.
«Ces renseignements étaient tout ce que savait un monsieur Muret sur le compte du père Goriot, dont il avait acheté le fonds. Les suppositions que Rastignac avait entendu faire par la duchesse de Langeais se trouvaient ainsi confirmées.»
Ici se termine l'exposition de cette obscure, mais effroyable tragédie parisienne.
«Vers la fin de cette première semaine du mois de décembre, Rastignac reçut deux lettres, l'une de sa mère, l'autre de sa sœur aînée. Ces écritures si connues le firent à la fois palpiter d'aise et trembler de terreur. Ces deux frêles papiers contenaient un arrêt de vie ou de mort sur ses espérances. S'il concevait quelque terreur en se rappelant la détresse de ses parents, il avait trop bien éprouvé leur prédilection pour ne pas craindre d'avoir aspiré leurs dernières gouttes de sang.»
Vautrin lui conseille d'épouser Mlle Taillefer et lui promet que son frère sera tué en duel, et qu'elle héritera des trois millions de la fortune de son père. Rastignac rougit et s'indigne. Le père Goriot apprend que Rastignac, enrichi par la tendresse de sa mère, doit aller au bal chez Mme de Restaud, sa fille Anastasie. Il lui confie ses faiblesses paternelles.
«—Mon cher monsieur, lui avait-il dit le lendemain, comment avez-vous pu croire que Mme de Restaud vous en ait voulu d'avoir prononcé mon nom? Mes deux filles m'aiment bien. Je suis un heureux père. Seulement, mes deux gendres se sont mal conduits envers moi. Je n'ai pas voulu faire souffrir ces chères créatures de mes dissensions avec leurs maris, et j'ai préféré les voir en secret. Ce mystère me donne mille jouissances que ne comprennent pas les autres pères qui peuvent voir leurs filles quand ils veulent. Moi, je ne le peux pas, comprenez-vous? Alors je vais, quand il fait beau, dans les Champs-Élysées, après avoir demandé aux femmes de chambre si mes filles sortent. Je les attends au passage, le cœur me bat quand les voitures arrivent, je les admire dans leur toilette, elles me jettent en passant un petit rire qui me dore la nature comme s'il y tombait un rayon de quelque beau soleil. Et je reste, elles doivent revenir. Je les vois encore! l'air leur a fait du bien, elles sont roses. J'entends dire autour de moi: Voilà une belle femme! Ça me réjouit le cœur. N'est-ce pas mon sang! J'aime les chevaux qui les traînent, et je voudrais être le petit chien qu'elles ont sur leurs genoux. Je vis de leurs plaisirs. Chacun a sa façon d'aimer, la mienne ne fait pourtant de mal à personne, pourquoi le monde s'occupe-t-il de moi? Je suis heureux à ma manière. Est-ce contre les lois que j'aille voir mes filles, le soir, au moment où elles sortent de leurs maisons pour se rendre au bal? Quel chagrin pour moi si j'arrive trop tard, et qu'on me dise: Madame est sortie! Un soir j'ai attendu jusqu'à trois heures du matin pour voir Nasie, que je n'avais pas vue depuis deux jours. J'ai manqué crever d'aise! Je vous en prie, ne parlez de moi que pour dire combien mes filles sont bonnes. Elles veulent me combler de toutes sortes de cadeaux; je les en empêche, je leur dis: Gardez donc votre argent! Que voulez-vous que j'en fasse? Il ne me faut rien. En effet, mon cher monsieur, que suis-je? un méchant cadavre dont l'âme est partout où sont mes filles. Quand vous aurez vu Mme de Nucingen, vous me direz celle des deux que vous préférez, dit le bonhomme après un moment de silence en voyant Eugène qui se disposait à partir pour aller aux Tuileries en attendant l'heure de se présenter chez Mme de Beauséant.»
Mme de Restaud l'invite à dîner pour le lendemain.
Le lendemain il y dîne en effet, tête à tête avec Mme de Restaud. Ils vont ensuite aux Italiens. Il aperçoit dans une loge en face l'autre fille du père Goriot, la baronne de Nucingen, éclatante de luxe et de beauté. M. d'Ajuda Pinto le présente à elle. Ils s'amorcent mutuellement par des galanteries de paroles qui sont des trahisons pour la plus jeune des deux sœurs, des serments pour la plus âgée. À son retour à la pension, le père Goriot l'attend et s'enivre de ses confidences.
«—Ma foi! dit-il d'un air en apparence insouciant, à quoi cela me servirait-il d'être mieux? Je ne puis guère vous expliquer ces choses-là; je ne sais pas dire deux paroles de suite comme il faut. Tout est là, ajouta-t-il en se frappant le cœur. Ma vie, à moi, est dans mes deux filles. Si elles s'amusent, si elles sont heureuses, bravement mises, si elles marchent sur des tapis, qu'importe de quel drap je sois vêtu et comment est l'endroit où je me couche? Je n'ai point froid si elles ont chaud, je ne m'ennuie jamais si elles rient. Je n'ai de chagrins que les leurs. Quand vous serez père, quand vous direz, en oyant gazouiller vos enfants: C'est sorti de moi! que vous sentirez ces petites créatures tenir à chaque goutte de votre sang, dont elles ont été la fine fleur, car c'est ça! vous vous croirez attaché à leur peau, vous croirez être agité vous-même par leur marche. Leur voix me répond partout. Un regard d'elles, quand il est triste, me fige le sang. Un jour vous saurez que l'on est bien plus heureux de leur bonheur que du sien propre. Je ne peux pas vous expliquer ça: c'est des mouvements intérieurs qui répandent l'aise partout. Enfin, je vis trois fois. Voulez-vous que je vous dise une drôle de chose? Eh bien, quand j'ai été père, j'ai compris Dieu. Il est tout entier partout, puisque la création est sortie de lui. Monsieur, je suis ainsi avec mes filles. Seulement j'aime mieux mes filles que Dieu n'aime le monde, parce que le monde n'est pas si beau que Dieu, et que mes filles sont plus belles que moi. Elles me tiennent si bien à l'âme, que j'avais idée que vous les verriez ce soir. Mon Dieu! un homme qui rendrait ma petite Delphine aussi heureuse qu'une femme l'est quand elle est bien aimée, mais je lui cirerais ses bottes, je lui ferais ses commissions. J'ai su par sa femme de chambre que ce petit monsieur de Marsay est un mauvais chien. Il m'a pris des envies de lui tordre le cou. Ne pas aimer un bijou de femme, une voix de rossignol, et faite comme un modèle! Où a-t-elle eu les yeux, d'épouser cette grosse souche d'Alsacien? Il leur fallait à toutes deux de jolis jeunes gens bien aimables. Enfin, elles ont fait à leur fantaisie.»
VIII.
En sortant de cet entretien, Rastignac va à son cours; il rencontre, dans le jardin du Luxembourg, son camarade de pension Bianchon, élève en médecine. Bianchon est commun, mais il est honnête et modéré.
«—Ma foi! répond-il à Rastignac, que de succès et d'avenir! Tu poses la question qui se trouve à l'entrée de la vie pour tout le monde, et tu veux couper le nœud gordien avec l'épée. Pour agir ainsi, mon cher, il faut être Alexandre, sinon on va au bagne. Moi, je suis heureux de la petite existence que je me créerai en province, où je succéderai tout bêtement à mon père. Les affections de l'homme se satisfont dans le plus petit cercle aussi pleinement que dans une immense circonférence. Napoléon ne dînait pas deux fois, et ne pouvait pas avoir plus de maîtresses qu'en prend un étudiant en médecine quand il est interne aux Capucins. Notre bonheur, mon cher, tiendra toujours entre la plante de nos pieds et notre occiput; et qu'il coûte un million par an ou cent louis, la perception intrinsèque en est la même au-dedans de nous. Je conclus à la vie du Chinois.
—Merci, tu m'as fait du bien, Bianchon! Nous serons toujours amis.»
Rastignac est tenté, mais non corrompu encore. La noblesse du sang lutte en lui contre l'influence de Vautrin. Mme de Nucingen, gênée dans ses dépenses par son mari, lui fait d'amères confidences et lui persuade d'aller jouer pour elle ses derniers cent francs à la roulette. Il gagne trente-six fois sa mise et rapporte 7,000 francs à Mme de Nucingen. Vautrin le ressaisit et lui conseille de déclarer son amour à Mlle Taillefer. Rastignac s'en laisse aimer. Quand Vautrin voit Rastignac engagé, il cherche une querelle au frère unique de la jeune fille et le tue d'un coup d'épée au front, sous le nom du colonel Franceschini. La nouvelle se répand. Rastignac soupçonne Lucile du meurtre. Il jure qu'il n'épousera jamais Mlle Taillefer. Vautrin invite toute la pension au spectacle. Au retour il est arrêté comme forçat libéré. Goriot vend jusqu'à ses derniers couverts d'argent pour complaire à ses filles, et il expire pendant qu'elles vont au bal. La scène est horrible, mais invraisemblable, comme toute la fin du roman. On voit que l'auteur se trouble et se corrompt lui-même. Ce livre, qui commence avec un inimitable talent, finit comme un mauvais mélodrame.
Voilà le Père Goriot.
L'impression est funèbre, on ne s'en sauve que par l'incrédulité.
IX.
LE LIS DANS LA VALLÉE.
C'est une oasis dans les œuvres de Balzac. Il est las de cynisme et d'horreur. Il se retire à la campagne, en Touraine, et s'abandonne au courant d'amour qui l'emporte à ses rêveries. Il rêve beau.
Voici le Lis.
Il commence par une espèce de préface.
À MADAME LA COMTESSE NATHALIE DE MANERVILLE.
«Je cède à ton désir. Le privilége de la femme que nous aimons plus qu'elle ne nous aime est de nous faire oublier à tout propos les règles du bon sens. Pour ne pas voir un pli se former sur vos fronts, pour dissiper la boudeuse expression de vos lèvres que le moindre refus attriste, nous franchissons miraculeusement les distances, nous donnons notre sang, nous dépensons l'avenir. Aujourd'hui tu veux mon passé, le voici. Seulement, sache-le bien, Nathalie: en t'obéissant, j'ai dû fouler aux pieds des répugnances inviolées. Mais pourquoi suspecter les soudaines et longues rêveries qui me saisissent parfois en plein bonheur? pourquoi ta jolie colère de femme aimée, à propos d'un silence? Ne pouvais-tu jouer avec les contrastes de mon caractère sans en demander les causes? As-tu dans le cœur des secrets qui, pour se faire absoudre, aient besoin des miens? Enfin, tu l'as deviné, Nathalie, et peut-être vaut-il mieux que tu saches tout: oui, ma vie est dominée par un fantôme, il se dessine vaguement au moindre mot qui le provoque, il s'agite souvent de lui-même au-dessus de moi. J'ai d'imposants souvenirs ensevelis au fond de mon âme, comme ces productions marines qui s'aperçoivent par les temps calmes, et que les flots de la tempête jettent par fragments sur la grève. Quoique le travail que nécessitent les idées pour être exprimées ait contenu ces anciennes émotions qui me font tant de mal quand elles se réveillent trop soudainement, s'il y avait dans cette confession des éclats qui te blessassent, souviens-toi que tu m'as menacé si je ne t'obéissais pas; ne me punis donc pas de t'avoir obéi. Je voudrais que ma confidence redoublât ta tendresse. À ce soir.
«À quel talent nourri de larmes devrons-nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des tourments subis en silence par les âmes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premières floraisons sont déchirées par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintes par la gelée au moment où elles s'ouvrent? Quel poëte nous dira les douleurs de l'enfant dont les lèvres sucent un sein amer, et dont les sourires sont réprimés par le feu dévorant d'un œil sévère? La fiction qui représenterait ces pauvres cœurs opprimés par les êtres placés autour d'eux pour favoriser les développements de leur sensibilité serait la véritable histoire de ma jeunesse. Quelle vanité pouvais-je blesser, moi, nouveau-né? quelle disgrâce physique ou morale me valait la froideur de ma mère? étais-je donc l'enfant du devoir, celui dont la naissance est fortuite, ou celui dont la vie est un reproche? Mis en nourrice à la campagne, oublié par ma famille pendant trois ans, quand je revins à la maison paternelle, je comptais pour si peu de chose que j'y subissais la compassion des gens. Je ne connais ni le sentiment ni l'heureux hasard à l'aide desquels j'ai pu me relever de cette première déchéance: chez moi l'enfant ignore, et l'homme ne sait rien. Loin d'adoucir mon sort, mon frère et mes deux sœurs s'amusèrent à me faire souffrir. Le pacte en vertu duquel les enfants cachent leurs peccadilles, et qui leur apprend déjà l'honneur, fut nul à mon égard; bien plus, je me vis souvent puni pour les fautes de mon frère, sans pouvoir réclamer contre cette injustice; la courtisanerie, en germe chez les enfants, leur conseillait-elle de contribuer aux persécutions qui m'affligeaient, pour se ménager les bonnes grâces d'une mère également redoutée par eux? était-ce un effet de leur penchant à l'imitation? était-ce besoin d'essayer leurs forces, ou manque de pitié? Peut-être ces causes réunies me privèrent-elles de la douceur de la fraternité. Déjà déshérité de toute affection, je ne pouvais rien aimer, et la nature m'avait fait aimant! Un ange recueille-t-il les soupirs de cette sensibilité sans cesse rebutée? Si dans quelques âmes les sentiments méconnus tournent en haine, dans la mienne ils se concentrèrent et s'y creusèrent un lit d'où, plus tard, ils jaillirent sur ma vie. Suivant les caractères, l'habitude de trembler relâche les fibres, engendre la crainte; et la crainte oblige à toujours céder. De là vient une faiblesse qui abâtardit l'homme et lui communique je ne sais quoi d'esclave. Mais ces continuelles tourmentes m'habituèrent à déployer une force qui s'accrut par son exercice et prédisposa mon âme aux résistances morales. Attendant toujours une douleur nouvelle, comme les martyrs attendaient un nouveau coup, tout mon être dut exprimer une résignation morne sous laquelle les grâces et les mouvements de l'enfance furent étouffés, attitude qui passa pour un symptôme d'idiotie et justifia les sinistres pronostics de ma mère. La certitude de ces injustices excita prématurément dans mon âme la fierté, ce fruit de la raison, qui sans doute arrêta les mauvais penchants qu'une semblable éducation encourageait. Quoique délaissé par ma mère, j'étais parfois l'objet de ses scrupules, parfois elle parlait de mon instruction et manifestait le désir de s'en occuper; il me passait alors des frissons horribles en songeant aux déchirements que me causerait un contact journalier avec elle. Je bénissais mon abandon, et me trouvais heureux de pouvoir rester dans le jardin à jouer avec des cailloux, à observer des insectes, à regarder le bleu du firmament. Quoique l'isolement dût me porter à la rêverie, mon goût pour les contemplations vint d'une aventure qui vous peindra mes premiers malheurs. Il était si peu question de moi que souvent la gouvernante oubliait de me faire coucher. Un soir, tranquillement blotti sous un figuier, je regardais une étoile avec cette passion curieuse qui saisit les enfants, et à laquelle ma précoce mélancolie ajoutait une sorte d'intelligence sentimentale. Mes sœurs s'amusaient et criaient; j'entendais leur lointain tapage comme un accompagnement à mes idées. Le bruit cessa, la nuit vint. Par hasard, ma mère s'aperçut de mon absence. Pour éviter un reproche, notre gouvernante, une terrible Mlle Caroline, légitima les fausses appréhensions de ma mère en prétendant que j'avais la maison en horreur; que si elle n'eût pas attentivement veillé sur moi, je me serais enfui déjà; je n'étais pas imbécile, mais sournois; parmi tous les enfants soumis à ses soins, elle n'en avait jamais rencontré dont les dispositions fussent aussi mauvaises que les miennes. Elle feignit de me chercher et m'appela, je répondis; elle vint au figuier où elle savait que j'étais.—Que faisiez-vous donc là? me dit-elle.—Je regardais une étoile.—Vous ne regardiez pas une étoile, dit ma mère qui nous écoutait du haut de son balcon; connaît-on l'astronomie à votre âge?—Ah! madame, s'écria Mlle Caroline, il a lâché le robinet du réservoir, le jardin est inondé. Ce fut une rumeur générale. Mes sœurs s'étaient amusées à tourner ce robinet pour voir couler l'eau; mais, surprises par l'écartement d'une gerbe qui les avait arrosées de toutes parts, elles avaient perdu la tête et s'étaient enfuies sans avoir pu fermer le robinet. Atteint et convaincu d'avoir imaginé cette espièglerie, accusé de mensonge quand j'affirmais mon innocence, je fus sévèrement puni. Mais, châtiment horrible! je fus persiflé sur mon amour pour les étoiles, et ma mère me défendit de rester au jardin le soir. Les défenses tyranniques aiguisent encore plus une passion chez les enfants que chez les hommes; les enfants ont sur eux l'avantage de ne penser qu'à la chose défendue, qui leur offre des attraits irrésistibles. J'eus donc souvent le fouet pour mon étoile. Ne pouvant me confier à personne, je lui disais mon chagrin dans ce délicieux ramage intérieur par lequel un enfant bégaye ses premières idées, comme naguère il a bégayé ses premières paroles. À l'âge de douze ans, au collége, je la contemplais encore en éprouvant d'indicibles délices, tant les impressions reçues au matin de la vie laissent de profondes traces au cœur.
«De cinq ans plus âgé que moi, Charles fut aussi bel enfant qu'il est bel homme; il était le privilégié de mon père, l'amour de ma mère, l'espoir de ma famille, partant le roi de la maison. Bien fait et robuste, il avait un précepteur. Moi, chétif et malingre, à cinq ans je fus envoyé comme externe dans une pension de la ville, conduit le matin et ramené le soir par le valet de chambre de mon père. Je partais en emportant un panier peu fourni, tandis que mes camarades apportaient d'abondantes provisions. Ce contraste entre mon dénûment et leur richesse engendra mille souffrances. Les célèbres rillettes et rillons de Tours formaient l'élément principal du repas que nous faisions au milieu de la journée, entre le déjeuner du matin et le dîner de la maison, dont l'heure coïncidait avec notre rentrée. Cette préparation, si prisée par quelques gourmets, paraît rarement à Tours sur les tables aristocratiques; si j'en entendis parler avant d'être mis en pension, je n'avais jamais eu le bonheur de voir étendre pour moi cette brune confiture sur une tartine de pain; mais elle n'aurait pas été de mode à la pension, mon envie n'en eût pas été moins vive, car elle était devenue comme une idée fixe, semblable au désir qu'inspiraient à l'une des plus élégantes duchesses de Paris les ragoûts cuisinés par les portières, et qu'en sa qualité de femme, elle satisfit. Les enfants devinent la convoitise dans les regards aussi bien que vous y lisez l'amour: je devins alors un excellent sujet de moquerie. Mes camarades, qui presque tous appartenaient à la petite bourgeoisie, venaient me présenter leurs excellentes rillettes en me demandant si je savais comme elles se faisaient, où elles se vendaient, pourquoi je n'en avais pas. Ils se pourléchaient en vantant les rillons, ces résidus de porc sautés dans sa graisse et qui ressemblent à des truffes cuites; ils douanaient mon panier, n'y trouvaient que des fromages d'Olivet, ou des fruits secs, et m'assassinaient d'un:—Tu n'as donc pas de quoi? qui m'apprit à mesurer la différence mise entre mon frère et moi. Ce contraste entre mon abandon et le bonheur des autres a souillé les roses de mon enfance, et flétri ma verdoyante jeunesse. La première fois que, dupe d'un sentiment généreux, j'avançai la main pour accepter la friandise tant souhaitée qui me fut offerte d'un air hypocrite, mon mystificateur retira sa tartine aux rires des camarades prévenus de ce dénouement. Si les esprits les plus distingués sont accessibles à la vanité, comment ne pas absoudre l'enfant qui pleure de se voir méprisé, goguenardé! À ce jeu, combien d'enfants seraient devenus gourmands, quêteurs, lâches! Pour éviter les persécutions, je me battis. Le courage du désespoir me rendit redoutable, mais je fus un objet de haine, et restai sans ressources contre les traîtrises. Un soir, en sortant, je reçus dans le dos un coup de mouchoir roulé, plein de cailloux. Quand le valet de chambre, qui me vengea rudement, apprit cet événement à ma mère, elle s'écria:—Ce maudit enfant ne nous donnera que des chagrins! J'entrai dans une horrible défiance de moi-même, en trouvant là les répulsions que j'inspirais en famille. Là, comme à la maison, je me repliai sur moi-même. Une seconde tombée de neige retarda la floraison des germes semés en mon âme. Ceux que je voyais aimés étaient de francs polissons, ma fierté s'appuya sur cette observation, je demeurai seul. Ainsi se continua l'impossibilité d'épancher les sentiments dont mon cœur était gros. En me voyant toujours assombri, haï, solitaire, le maître confirma les soupçons erronés que ma famille avait de ma mauvaise nature. Dès que je sus écrire et lire, ma mère me fit exporter à Pont-Levoy, collége dirigé par les Oratoriens, qui recevaient les enfants de mon âge dans une classe nommée la classe des Pas latins, où restaient aussi les écoliers de qui l'intelligence tardive se refusait au rudiment. Je demeurai là huit ans, sans voir personne, et menant une vie de paria. Voici comment et pourquoi. Je n'avais que trois francs par mois pour mes menus plaisirs, somme qui suffisait à peine aux plumes, canifs, règles, encre et papier dont il fallait nous pourvoir. Ainsi, ne pouvant acheter ni les échasses, ni les cordes, ni aucune des choses nécessaires aux amusements du collége, j'étais banni des jeux; pour y être admis, j'aurais dû flagorner les riches ou flatter les forts de ma division. La moindre de ces lâchetés, que se permettent si facilement les enfants, me faisait bondir le cœur. Je séjournais sous un arbre, perdu dans de plaintives rêveries, je lisais là les livres que nous distribuait mensuellement le bibliothécaire. Combien de douleurs étaient cachées au fond de cette solitude monstrueuse! quelles angoisses engendrait mon abandon! Imaginez ce que mon âme tendre dut ressentir à la première distribution de prix où j'obtins les deux plus estimés, le prix de thème et celui de version! En venant les recevoir sur le théâtre au milieu des acclamations et des fanfares, je n'eus ni mon père ni ma mère pour me fêter, alors que le parterre était rempli par les parents de tous mes camarades. Au lieu de baiser le distributeur, suivant l'usage, je me précipitai dans son sein et j'y fondis en larmes. Le soir, je brûlai mes couronnes dans le poêle. Les parents demeuraient en ville pendant la semaine employée par les exercices qui précédaient la distribution des prix, ainsi mes camarades décampaient tous joyeusement le matin; tandis que moi, de qui les parents étaient à quelques lieues de là, je restais dans les cours avec les outre-mer, nom donné aux écoliers dont les familles se trouvaient aux îles ou à l'étranger. Le soir, durant la prière, les barbares nous vantaient les bons dîners faits avec leurs parents. Vous verrez toujours mon malheur s'agrandissant en raison de la circonférence des sphères sociales où j'entrerai. Combien d'efforts n'ai-je pas tentés pour infirmer l'arrêt qui me condamnait à ne vivre qu'en moi! Combien d'espérances longtemps conçues avec mille élancements d'âme et détruites en un jour! Pour décider mes parents à venir au collége, je leur écrivais des épîtres pleines de sentiments, peut-être emphatiquement exprimés, mais ces lettres auraient-elles dû m'attirer les reproches de ma mère qui me réprimandait avec ironie sur mon style? Sans me décourager, je promettais de remplir les conditions que ma mère et mon père mettaient à leur arrivée, j'implorais l'assistance de mes sœurs à qui j'écrivais aux jours de leur fête et de leur naissance, avec l'exactitude des pauvres enfants délaissés, mais avec une vaine persistance. Aux approches de la distribution des prix, je redoublais mes prières, je parlais de triomphes pressentis. Trompé par le silence de mes parents, je les attendais en m'exaltant le cœur, je les annonçais à mes camarades; et quand, à l'arrivée des familles, le pas du vieux portier qui appelait les écoliers retentissait dans les cours, j'éprouvais alors des palpitations maladives. Jamais ce vieillard ne prononça mon nom. Le jour où je m'accusai d'avoir maudit l'existence, mon confesseur me montra le ciel où fleurissait la palme promise pour les Beati qui lugent! du Sauveur. Lors de ma première communion, je me jetai donc dans les mystérieuses profondeurs de la prière, séduit par les idées religieuses dont les féeries morales enchantent les jeunes esprits. Animé d'une ardente foi, je priais Dieu de renouveler en ma faveur les miracles fascinateurs que je lisais dans le Martyrologe. À cinq ans je m'envolais dans une étoile, à douze ans j'allais frapper aux portes du sanctuaire. Mon extase fit éclore en moi des songes inénarrables qui meublèrent mon imagination, enrichirent ma tendresse et fortifièrent mes facultés pensantes. J'ai souvent attribué ces sublimes visions à des anges chargés de façonner mon âme à de divines destinées; elles ont doué mes veux de la faculté de voir l'esprit intime des choses; elles ont préparé mon cœur aux magies qui font le poëte malheureux, quand il a le fatal pouvoir de comparer ce qu'il sent à ce qui est, les grandes choses voulues au peu qu'il obtient; elles ont écrit dans ma tête un livre où j'ai pu lire ce que je devais exprimer, elles ont mis sur mes lèvres le charbon de l'improvisateur.
«Mon père conçut quelques doutes sur la portée de l'enseignement oratorien, et vint m'enlever de Pont-Levoy pour me mettre à Paris dans une institution située au Marais. J'avais quinze ans. Examen fait de ma capacité, le rhétoricien de Pont-Levoy fut jugé digne d'être en troisième. Les douleurs que j'avais éprouvées en famille, à l'école, au collége, je les retrouvais sous une nouvelle forme pendant mon séjour à la pension Lepître. Mon père ne m'avait point donné d'argent. Quand mes parents savaient que je pouvais être nourri, vêtu, gorgé de latin, bourré de grec, tout était résolu. Durant le cours de ma vie collégiale, j'ai connu mille camarades environ, et n'ai rencontré chez aucun l'exemple d'une pareille indifférence. Attaché fanatiquement aux Bourbons, M. Lepître avait eu des relations avec mon père à l'époque où des royalistes dévoués essayèrent d'enlever au Temple la reine Marie-Antoinette; ils avaient renouvelé connaissance; M. Lepître se crut donc obligé de réparer l'oubli de mon père; mais la somme qu'il me donna mensuellement fut médiocre, car il ignorait les intentions de ma famille. La pension était installée à l'ancien hôtel Joyeuse, où, comme dans toutes les anciennes demeures seigneuriales, il se trouvait une loge de suisse. Pendant la récréation qui précédait l'heure où le gâcheux nous conduisait au lycée Charlemagne, les camarades opulents allaient déjeuner chez notre portier, nommé Doisy. M. Lepître ignorait ou souffrait le commerce de Doisy, véritable contrebandier que les élèves avaient intérêt à choyer; il était le secret chaperon de nos écarts, le confident des rentrées tardives, notre intermédiaire entre les loueurs de livres défendus. Déjeuner avec une tasse de café au lait était un goût aristocratique, expliqué par le prix excessif auquel montèrent les denrées coloniales sous Napoléon. Si l'usage du sucre et du café constituait un luxe chez les parents, il annonçait parmi nous une supériorité vaniteuse qui aurait engendré notre passion, si la pente à l'imitation, si la gourmandise, si la contagion de la mode n'eussent pas suffi. Doisy nous faisait crédit, il nous supposait à tous des sœurs ou des tantes qui approuvent le point d'honneur des écoliers et payent leurs dettes. Je résistai longtemps aux blandices de la buvette. Si mes juges eussent connu la force des séductions, les héroïques aspirations de mon âme vers le stoïcisme, les rages contenues pendant ma longue résistance, ils eussent essuyé mes pleurs au lieu de les faire couler. Mais, enfant, pouvais-je avoir cette grandeur d'âme qui fait mépriser le mépris d'autrui?»
On retrouve dans cette épître la plupart des circonstances racontées par sa sœur dans le commencement de cet entretien. Ce sont des pages des Confessions de J.-J. Rousseau, à la déclamation près.
X.
Ce style consacré continue ainsi jusqu'au retour de Balzac en Touraine, où ses parents le ramènent après le retour de Napoléon de l'île d'Elbe en 1815. Sa famille, royaliste, exige qu'il aille la représenter au bal que la bourgeoisie de Tours offre au duc d'Angoulême. Il y va; il y aperçoit une femme miraculeuse de beauté, qui s'assied à côté de lui pendant le tumulte de la fête. Elle le fascine tellement qu'il effleure involontairement d'un mouvement de tête ses blanches épaules. Elle se lève et s'éloigne avec un mouvement d'indignation concentrée.
Quelque temps après un ami de sa famille lui propose de visiter avec lui les bords de la rivière. Voici cette délicieuse description qui le ramène à son idéal. Ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Byron, ni Goëthe, ne le dépassent.
Lisez-la tout entière.
«Donc, un jeudi matin je partis de Tours par la barrière Saint-Éloy, je traversai les ponts Saint-Sauveur, j'arrivai dans Poncher en levant le nez à chaque maison, et gagnai la route de Chinon. Pour la première fois de ma vie, je pouvais m'arrêter sous un arbre, marcher lentement ou vite à mon gré sans être questionné par personne. Pour un pauvre être écrasé par les différents despotismes qui, peu ou prou, pèsent sur toutes les jeunesses, le premier usage du libre arbitre, exercé même sur des riens, apportait à l'âme je ne sais quel épanouissement. Beaucoup de raisons se réunirent pour faire de ce jour une fête pleine d'enchantements. Dans mon enfance mes promenades ne m'avaient pas conduit à plus d'une lieue hors la ville. Mes courses aux environs de Pont-Levoy, ni celles que je fis dans Paris, ne m'avaient point gâté sur les beautés de la nature champêtre. Néanmoins il me restait, des premiers souvenirs de ma vie, le sentiment du beau qui respire dans le paysage de Tours avec lequel je m'étais familiarisé. Quoique complétement neuf à la poésie des sites, j'étais donc exigeant à mon insu, comme ceux qui, sans avoir la pratique d'un art, en imaginent tout d'abord l'idéal. Pour aller au château de Frapesle, les gens à pied ou à cheval abrégent la route en passant par les landes dites de Charlemagne, terres en friche, situées au sommet du plateau qui sépare le bassin du Cher et celui de l'Indre, et où mène un chemin de traverse que l'on prend à Champy. Ces landes plates et sablonneuses, qui vous attristent durant une lieue environ, joignent par un bouquet de bois le chemin de Saché, nom de la commune d'où dépend Frapesle. Ce chemin, qui débouche sur la route de Chinon, bien au-delà de Ballan, longe une plaine ondulée sans accidents remarquables, jusqu'au petit pays d'Artanne. Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines, une magnifique coupe d'émeraude au fond de laquelle l'Indre se roule par des mouvements de serpent. À cet aspect, je fus saisi d'un étonnement voluptueux que l'ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé.—Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici! À cette pensée je m'appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre, confident de mes pensées, je m'interroge sur les changements que j'ai subis pendant le temps qui s'est écoulé depuis le dernier jour où j'en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point: le premier castel que je vis au penchant d'une lande était son habitation. Quand je m'assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes sous un hallebergier. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LIS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L'amour infini, sans autre aliment qu'un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d'eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d'amour, par les bois de chênes qui s'avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps; si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l'automne: au printemps, l'amour y bat des ailes à plein ciel; en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s'y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l'âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l'Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie. Ne me demandez plus pourquoi j'aime la Touraine: je ne l'aime ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert; je l'aime comme un artiste aime l'art; je l'aime moins que je ne vous aime; mais sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus. Sans savoir pourquoi, mes yeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans ce jardin comme au milieu des buissons éclatait la clochette d'un convolvulus, flétrie si l'on y touche. Je descendis, l'âme émue, au fond de cette corbeille, et vis bientôt un village que la poésie qui surabondait en moi me fit trouver sans pareil. Figurez-vous trois moulins posés parmi des îles gracieusement découpées, couronnées de quelques bouquets d'arbres au milieu d'une prairie d'eau; quel autre nom donner à ces végétations aquatiques, si vivaces, si bien colorées, qui tapissent la rivière, surgissent au-dessus, ondulent avec elle, se laissent aller à ses caprices et se plient aux tempêtes de la rivière fouettée par la roue des moulins? Çà et là, s'élèvent des masses de gravier sur lesquelles l'eau se brise en y formant des franges où reluit le soleil. Les amaryllis, le nénufar, le lis d'eau, les joncs, les flox, décorent les rives de leurs magnifiques tapisseries. Un pont tremblant composé de poutrelles pourries, dont les piles sont couvertes de fleurs, dont les garde-fous, plantés d'herbes vivaces et de mousses veloutées, se penchent sur la rivière et ne tombent point; des barques usées, des filets de pêcheurs, le chant monotone d'un berger, les canards qui voguaient entre les îles ou s'épluchaient sur le jard, nom du gros sable que charrie la Loire; des garçons meuniers, le bonnet sur l'oreille, occupés à charger leurs mulets; chacun de ces détails rendait cette scène d'une naïveté surprenante. Imaginez au-delà du pont deux ou trois fermes, un colombier, des tourterelles, une trentaine de masures séparées par des jardins, par des haies de chèvrefeuilles, de jasmins et de clématites; puis du fumier fleuri devant toutes les portes, des poules et des coqs par les chemins: voilà le village du Pont-du-Ruan, joli village surmonté d'une vieille église pleine de caractère, une église du temps des croisades, et comme les peintres en cherchent pour leurs tableaux. Encadrez le tout de noyers antiques, de jeunes peupliers aux feuilles d'or pâle, mettez de gracieuses fabriques au milieu de longues prairies où l'œil se perd sous un ciel chaud et vaporeux, vous aurez une idée d'un des mille points de vue de ce beau pays. Je suivis le chemin de Saché sur la gauche de la rivière, en observant les détails des collines qui meublent la rive opposée. Puis enfin j'atteignis un parc orné d'arbres centenaires qui m'indiqua le château de Frapesle. J'arrivai précisément à l'heure où la cloche annonçait le déjeuner. Après le repas, mon hôte, ne soupçonnant pas que j'étais venu de Tours à pied, me fit parcourir les alentours de sa terre où de toutes parts je vis la vallée sous toutes ses formes: ici par une échappée, là tout entière; souvent mes yeux furent attirés à l'horizon par la belle lame d'or de la Loire où, parmi les roulées, les voiles dessinaient de fantasques figures qui fuyaient emportées par le vent. En gravissant une crête, j'admirai pour la première fois le château d'Azay, diamant taillé à facettes, serti par l'Indre, monté sur des pilotis masqués de fleurs. Puis je vis dans un fond les masses romantiques du château de Saché, mélancolique séjour plein d'harmonies, trop graves pour les gens superficiels, chères aux poëtes dont l'âme est endolorie. Aussi, plus tard, en aimai-je le silence, les grands arbres chenus, et ce je ne sais quoi mystérieux épandu dans son vallon solitaire! Mais chaque fois que je retrouvais au penchant de la côte voisine le mignon castel aperçu, choisi par mon premier regard, je m'y arrêtais complaisamment.
«—Hé! me dit mon hôte en lisant dans mes yeux l'un de ces pétillants désirs toujours si naïvement exprimés à mon âge, vous sentez de loin une jolie femme comme un chien flaire le gibier.
«Je n'aimai pas ce dernier mot, mais je demandai le nom du castel et celui du propriétaire.
«—Ceci est Clochegourde, me dit-il, une jolie maison appartenant au comte de Mortsauf, le représentant d'une famille historique en Touraine, dont la fortune date de Louis XI, et dont le nom indique l'aventure à laquelle il doit et ses armes et son illustration. Il descend d'un homme qui survécut à la potence. Aussi les Mortsauf portent-ils d'or, à la croix de sable alezée potencée et contre-potencée, chargée en cœur d'une fleur de lys d'or au pied nourri, avec: Dieu saulve le Roi notre Sire, pour devise. Le comte est venu s'établir sur ce domaine au retour de l'émigration. Ce bien est à sa femme, une demoiselle de Lenoncourt, de la maison de Lenoncourt-Givry qui va s'éteindre: madame de Mortsauf est fille unique. Le peu de fortune de cette famille contraste si singulièrement avec l'illustration des noms, que, par orgueil ou par nécessité peut-être, ils restent toujours à Clochegourde et n'y voient personne. Jusqu'à présent leur attachement aux Bourbons pouvait justifier leur solitude; mais je doute que le retour du roi change leur manière de vivre. En venant m'établir ici, l'année dernière, je suis allé leur faire une visite de politesse; ils me l'ont rendue et nous ont invités à dîner; l'hiver nous a séparés pour quelques mois; puis les événements politiques ont retardé notre retour, car je ne suis à Frapesle que depuis peu de temps. Madame de Mortsauf est une femme qui pourrait occuper partout la première place.
«—Vient-elle souvent à Tours?
«—Elle n'y va jamais. Mais, dit-il en se reprenant, elle y est allée dernièrement, au passage du duc d'Angoulême qui s'est montré fort gracieux pour monsieur de Mortsauf.
«—C'est elle! m'écriai-je.
«—Qui, elle?
«—Une femme qui a de belles épaules.
«—Vous rencontrerez en Touraine beaucoup de femmes qui ont de belles épaules, dit-il en riant. Mais si vous n'êtes pas fatigué, nous pouvons passer la rivière, et monter à Clochegourde, où vous aviserez à reconnaître vos épaules.
«J'acceptai, non sans rougir de plaisir et de honte. Vers quatre heures nous arrivâmes au petit château que mes yeux caressaient depuis longtemps. Cette habitation, qui fait un bel effet dans le paysage, est en réalité modeste. Elle a cinq fenêtres de face; chacune de celles qui terminent la façade exposée au midi s'avance d'environ deux toises, artifice d'architecture qui simule deux pavillons et donne de la grâce au logis; celle du milieu sert de porte, et on en descend par un double perron dans des jardins étagés qui atteignent à une étroite prairie située le long de l'Indre. Quoiqu'un chemin communal sépare cette prairie de la dernière terrasse ombragée par une allée d'acacias et de vernis du Japon, elle semble faire partie des jardins; car le chemin est creux, encaissé d'un côté par la terrasse, et bordé de l'autre par une haie normande. Les pentes bien ménagées mettent assez de distance entre l'habitation et la rivière pour sauver les inconvénients du voisinage des eaux sans en ôter l'agrément. Sous la maison se trouvent des remises, des écuries, des resserres, des cuisines, dont les diverses ouvertures dessinent des arcades. Les toits sont gracieusement contournés aux angles, décorés de mansardes à croisillons sculptés et de bouquets en plomb sur les pignons. La toiture, sans doute négligée pendant la révolution, est chargée de cette rouille produite par les mousses plates et rougeâtres qui croissent sur les maisons exposées au midi. La porte-fenêtre du perron est surmontée d'un campanile où reste sculpté l'écusson des Blamont-Chauvry: écartelé de gueules à un pal de vair, flanqué de deux mains appaumées de carnation et d'or à deux lances de sable mises en chevron. La devise: Voyez tous, nul ne touche! me frappa vivement. Les supports, qui sont un griffon et un dragon de gueules enchaînées d'or, faisaient un joli effet sculptés. La Révolution avait endommagé la couronne ducale et le cimier, qui se compose d'un palmier de sinople fruité d'or. Senart, secrétaire du comité du salut public, était bailli de Saché avant 1781, ce qui explique ces dévastations.
«Ces dispositions donnent une élégante physionomie à ce castel ouvragé comme une fleur, et qui semble ne pas peser sur le sol. Vu de la vallée, le rez-de-chaussée semble être au premier étage; mais, du côté de la cour, il est de plain-pied avec une large allée sablée donnant sur un boulingrin animé par plusieurs corbeilles de fleur. À droite et à gauche, les clos de vignes, les vergers et quelques pièces de terres labourables plantées de noyers, descendent rapidement, enveloppent la maison de leurs massifs, et atteignent les bords de l'Indre, que garnissent en cet endroit des touffes d'arbres dont les verts ont été nuancés par la nature elle-même. En montant le chemin qui côtoie Clochegourde, j'admirais ces masses si bien disposées, j'y respirais un air chargé de bonheur. La nature morale a-t-elle donc, comme la nature physique, ses communications électriques et ses rapides changements de température? Mon cœur palpitait à l'approche des événements secrets qui devaient le modifier à jamais, comme les animaux s'égayent en prévoyant un beau temps. Ce jour si marquant dans ma vie ne fut dénué d'aucune des circonstances qui pouvaient le solenniser. La nature s'était parée comme une femme allant à la rencontre du bien-aimé, mon âme avait pour la première fois entendu sa voix, mes yeux l'avaient admirée aussi féconde, aussi variée que mon imagination me la représentait dans mes rêves de collége dont je vous ai dit quelques mots, inhabiles à vous en expliquer l'influence, car ils ont été comme une Apocalypse où ma vie me fut figurativement prédite: chaque événement heureux ou malheureux s'y rattache par des images bizarres, liens visibles aux yeux de l'âme seulement. Nous traversâmes une première cour entourée des bâtiments nécessaires aux exploitations rurales, une grange, un pressoir, des étables, des écuries. Averti par les aboiements du chien de garde, un domestique vint à notre rencontre, et nous dit que monsieur le comte, parti pour Azay dès le matin, allait sans doute revenir, et que madame la comtesse était au logis. Mon hôte me regarda. Je tremblais qu'il ne voulût pas voir madame de Mortsauf en l'absence de son mari, mais il dit au domestique de nous annoncer. Poussé par une avidité d'enfant, je me précipitai dans la longue antichambre qui traverse la maison.
«—Entrez donc, Messieurs, dit alors une voix d'or.
«Quoique madame de Mortsauf n'eût prononcé qu'un mot au bal, je reconnus sa voix qui pénétra mon âme et la remplit comme un rayon de soleil remplit et dore le cachot d'un prisonnier. En pensant qu'elle pouvait se rappeler ma figure, je voulus m'enfuir; il n'était plus temps, elle apparut sur le seuil de la porte, nos yeux se rencontrèrent. Je ne sais qui d'elle ou de moi rougit le plus fortement. Assez interdite pour ne rien dire, elle revint s'asseoir à sa place devant un métier à tapisserie, après que le domestique eut approché deux fauteuils; elle acheva de tirer son aiguille afin de donner un prétexte à son silence, compta quelques points et releva la tête, à la fois douce et altière, vers monsieur de Chessel en lui demandant à quelle heureuse circonstance elle devait sa visite. Quoique curieuse de savoir la vérité sur mon apparition, elle ne nous regarda ni l'un ni l'autre; ses yeux furent constamment attachés sur la rivière; mais à la manière dont elle écoutait, vous eussiez dit que, semblable aux aveugles, elle savait reconnaître les agitations de l'âme dans les imperceptibles accents de la parole. Et cela était vrai. Monsieur de Chessel dit mon nom et fit ma biographie. J'étais arrivé depuis quelques mois à Tours, où mes parents m'avaient ramené chez eux quand la guerre avait menacé Paris. Enfant de la Touraine à qui la Touraine était inconnue, elle voyait en moi un jeune homme affaibli par des travaux immodérés, envoyé à Frapesle pour s'y divertir, et auquel il avait montré sa terre, où je venais pour la première fois. Au bas du coteau seulement, je lui avais appris ma course de Tours à Frapesle, et craignant pour ma santé déjà si faible, il s'était avisé d'entrer à Clochegourde en pensant qu'elle me permettrait de m'y reposer. M. de Chessel disait la vérité, mais un hasard heureux semble si fort cherché que madame de Mortsauf garda quelque défiance; elle tourna sur moi des yeux froids et sévères qui me firent baisser les paupières, autant par je ne sais quel sentiment d'humiliation que pour cacher des larmes que je retins entre mes cils. L'imposante châtelaine me vit le front en sueur; peut-être aussi devina-t-elle les larmes, car elle m'offrit ce dont je pouvais avoir besoin, en exprimant une bonté consolante qui me rendit la parole. Je rougissais comme une jeune fille en faute, et d'une voix chevrotante comme celle d'un vieillard, je répondis par un remercîment négatif.
«—Tout ce que je souhaite, lui dis-je en levant les yeux sur les siens que je rencontrai pour la seconde fois, mais pendant un moment aussi rapide qu'un éclair, c'est de n'être pas renvoyé d'ici; je suis tellement engourdi par la fatigue, que je ne pourrais marcher.
«—Pourquoi suspectez-vous l'hospitalité de notre beau pays? me dit-elle. Vous nous accorderez sans doute le plaisir de dîner à Clochegourde? ajouta-t-elle en se tournant vers son voisin.
«Je jetai sur mon protecteur un regard où éclatèrent tant de prières qu'il se mit en mesure d'accepter cette proposition, dont la formule voulait un refus. Si l'habitude du monde permettait à M. de Chessel de distinguer ces nuances, un jeune homme sans expérience croit si fermement à l'union de la parole et de la pensée chez une belle femme, que je fus bien étonné quand, en revenant le soir, mon hôte me dit:—Je suis resté, parce que vous en mouriez d'envie; mais si vous ne raccommodez pas les choses, je suis brouillé peut-être avec mes voisins. Ce si vous ne raccommodez pas les choses me fit longtemps rêver. Si je plaisais à Mme de Mortsauf, elle ne pourrait pas en vouloir à celui qui m'avait introduit chez elle. M. de Chessel me supposait donc le pouvoir de l'intéresser, n'était-ce pas me le donner? Cette explication corrobora mon espoir en un moment où j'avais besoin de secours.
«—Ceci me semble difficile, répondit-il, Mme de Chessel nous attend.
«—Elle vous a tous les jours, reprit la comtesse, et nous pouvons l'avertir. Est-elle seule?
«—Elle a M. l'abbé de Quélus.
«—Eh bien, dit-elle en se levant pour sonner, vous dînez avec nous.
«Cette fois M. de Chessel la crut franche et me jeta des regards complimenteurs. Dès que je fus certain de rester pendant une soirée sous ce toit, j'eus à moi comme une éternité. Pour beaucoup d'êtres malheureux, demain est un mot vide de sens, et j'étais alors au nombre de ceux qui n'ont aucune foi dans le lendemain; quand j'avais quelques heures à moi, j'y faisais tenir toute une vie de voluptés. Mme de Mortsauf entama sur le pays, sur les récoltes, sur les vignes, une conversation à laquelle j'étais étranger. Chez une maîtresse de maison, cette façon d'agir atteste un manque d'éducation ou son mépris pour celui qu'elle met ainsi comme à la porte du discours; mais ce fut embarras chez la comtesse. Si d'abord je crus qu'elle affectait de me traiter en enfant, si j'enviai le privilége des hommes de trente ans qui permettait à M. de Chessel d'entretenir sa voisine de sujets aussi graves auxquels je ne comprenais rien, si je me dépitai en me disant que tout était pour lui; à quelques mois de là, je sus combien est significatif le silence d'une femme, et combien de pensées couvre une diffuse conversation. D'abord j'essayai de me mettre à mon aise dans mon fauteuil, puis je reconnus les avantages de ma position en me laissant aller au charme d'entendre la voix de la comtesse. Le souffle de son âme se déployait dans les replis des syllabes, comme le son se divise sous les clefs d'une flûte; il expirait onduleusement à l'oreille d'où il précipitait l'action du sang. Sa façon de dire les terminaisons en i faisait croire à quelque chant d'oiseau; le ch prononcé par elle était comme une caresse, et la manière dont elle attaquait le t accusait le despotisme du cœur. Elle étendait ainsi, sans le savoir, le sens des mots, et vous entraînait l'âme dans un monde surhumain. Combien de fois n'ai-je pas laissé continuer une discussion que je pouvais finir, combien de fois ne me suis-je pas fait injustement gronder pour écouter ces concerts de voix humaine, pour aspirer l'air qui sortait de sa lèvre chargée de son âme, pour étreindre cette lumière parlée avec l'ardeur que j'aurais mise à serrer la comtesse sur mon sein! Quel chant d'hirondelle joyeuse, quand elle pouvait rire! mais quelle voix de cygne appelant ses compagnes, quand elle parlait de ses chagrins! L'inattention de la comtesse me permit de l'examiner. Mon regard se régalait en glissant sur la belle parleuse, il pressait sa taille, baisait ses pieds, et se jouait dans les boucles de sa chevelure. Cependant j'étais en proie à une terreur que comprendront ceux qui, dans leur vie, ont éprouvé les joies illimitées d'une passion vraie. J'avais peur qu'elle ne me surprît les yeux attachés à la place de ses épaules que j'avais si ardemment embrassées. Cette crainte avivait la tentation, et j'y succombais, je les regardais! mon œil déchirait l'étoffe, je revoyais la lentille qui marquait la naissance de la jolie raie par laquelle son dos était partagé, mouche perdue dans du lait, et qui depuis le bal flamboyait toujours le soir dans ces ténèbres où semble ruisseler le sommeil des jeunes gens dont l'imagination est ardente, dont la vie est chaste.
«Je puis vous crayonner les traits principaux qui partout eussent signalé la comtesse aux regards; mais le dessin le plus correct, la couleur la plus chaude n'en exprimeraient rien encore. Sa figure est une de celles dont la ressemblance exige l'introuvable artiste de qui la main sait peindre le reflet des feux intérieurs, et sait rendre cette vapeur lumineuse que nie la science, que la parole ne traduit pas, mais que voit un amant. Ses cheveux fins et cendrés la faisaient souvent souffrir, et ces souffrances étaient sans doute causées par de subites réactions du sang vers la tête. Son front arrondi, proéminent comme celui de la Joconde, paraissait plein d'idées inexprimées, de sentiments contenus, de fleurs noyées dans des eaux amères. Ses yeux verdâtres, semés de points bruns, étaient toujours pâles; mais s'il s'agissait de ses enfants, s'il lui échappait de ces vives effusions de joie ou de douleur, rares dans la vie des femmes résignées, son œil lançait alors une lueur subtile qui semblait s'enflammer aux sources de la vie et devait les tarir; éclair qui m'avait arraché des larmes quand elle me couvrit de son dédain formidable et qui lui suffisait pour abaisser les paupières aux plus hardis. Un nez grec, comme dessiné par Phidias et réuni par un double arc à des lèvres élégamment sinueuses, spiritualisait son visage de forme ovale, et dont le teint, comparable au tissu des camélias blancs, se rougissait aux joues par de jolis tons roses. Son embonpoint ne détruisait ni la grâce de sa taille, ni la rondeur voulue pour que ses formes demeurassent belles quoique développées. Vous comprendrez soudain ce genre de perfection, lorsque vous saurez qu'en s'unissant à l'avant-bras les éblouissants trésors qui m'avaient fasciné paraissaient ne devoir former aucun pli. Le bas de sa tête n'offrait point ces creux qui font ressembler la tête de certaines femmes à des troncs d'arbres, ses muscles n'y dessinaient point de cordes, et partout les lignes s'arrondissaient en flexuosités désespérantes pour le regard comme pour le pinceau. Un duvet follet se mourait le long de ses joues, dans les méplats du col, en y retenant la lumière qui s'y faisait soyeuse. Ses oreilles petites et bien contournées étaient, suivant son expression, des oreilles d'esclave et de mère. Plus tard, quand j'habitai son cœur, elle me disait: «Voici M. de Mortsauf!» et avait raison, tandis que je n'entendais rien encore, moi dont l'ouïe possède une remarquable étendue. Ses bras étaient beaux, sa main aux doigts recourbés était longue, et, comme dans les statues antiques, la chair dépassait ses ongles à fines côtes. Je vous déplairais en donnant aux tailles plates l'avantage sur les tailles rondes, si vous n'étiez pas une exception. La taille ronde est un signe de force, mais les femmes ainsi construites sont impérieuses, volontaires, plus voluptueuses que tendres. Au contraire, les femmes à taille plate sont dévouées, pleines de finesse, enclines à la mélancolie; elles sont mieux femmes que les autres. La taille plate est souple et molle, la taille ronde est inflexible et jalouse. Vous savez, maintenant comment elle était faite. Elle avait le pied d'une femme comme il faut, ce pied qui marche peu, se fatigue promptement et réjouit la vue quand il dépasse la robe. Quoiqu'elle fût mère de deux enfants, je n'ai jamais rencontré dans son sexe personne de plus jeune fille qu'elle. Son air exprimait une simplesse, jointe à je ne sais quoi d'interdit et de songeur qui ramenait à elle comme le peintre ramène à la figure où son génie a traduit un monde de sentiments. Ses qualités visibles ne peuvent d'ailleurs s'exprimer que par des comparaisons. Rappelez-vous le parfum chaste et sauvage de cette bruyère que nous avons cueillie en revenant de la villa Diodati, cette fleur dont vous avez tant loué le noir et le rose; vous devinerez comment cette femme pouvait être élégante loin du monde, naturelle dans ses expressions, recherchée dans les choses qui devenaient siennes, à la fois rose et noire. Son corps avait la verdeur que nous admirons dans les feuilles nouvellement dépliées, son esprit avait la profonde concision du sauvage, elle était enfant par le sentiment, grave par la souffrance, châtelaine et bachelette. Aussi plaisait-elle sans artifice, par sa manière de s'asseoir, de se lever, de se taire ou de jeter un mot. Habituellement recueillie, attentive comme la sentinelle sur qui repose le salut de tous et qui épie le malheur, il lui échappait parfois des sourires qui trahissaient en elle un naturel rieur enseveli sous le maintien exigé par sa vie. Sa coquetterie était devenue un mystère, elle faisait rêver au lieu d'inspirer l'attention galante que sollicitent les femmes, et laissait apercevoir sa première nature de flamme vive, ses premiers rêves bleus, comme on voit le ciel par des éclaircies de nuages. Cette révélation involontaire rendait pensifs ceux qui ne sentaient pas une larme intérieure séchée par le feu des désirs. La rareté de ses gestes, et surtout celle de ses regards (excepté ses enfants, elle ne regardait personne), donnait une incroyable solennité à ce qu'elle faisait ou disait, quand elle faisait ou disait une chose avec cet air que savent prendre les femmes au moment où elles compromettent leur dignité par un aveu. Ce jour-là Mme de Mortsauf avait une robe rose à mille raies, une collerette à large ourlet, une ceinture noire et des brodequins de même couleur. Ses cheveux simplement tordus sur sa tête étaient retenus par un peigne d'écaille. Telle était l'imparfaite esquisse promise. Mais la constante émanation de son âme sur les siens, cette essence nourrissante épandue à flots comme le soleil émet sa lumière; mais sa nature intime, son attitude aux heures sereines, sa résignation aux heures nuageuses; tous ces tournoiements de la vie où le caractère se déploie, tiennent, comme les effets du ciel, à des circonstances inattendues et fugitives qui ne se ressemblent entre elles que par le fond d'où elles détachent, et dont la peinture sera nécessairement mêlée aux événements de cette histoire; véritable épopée domestique, aussi grande aux yeux du sage que le sont les tragédies aux yeux de la foule, et dont le récit vous attachera autant pour la part que j'y ai prise, que par sa similitude avec un grand nombre de destinées féminines.
«Tout à Clochegourde portait le cachet d'une propreté vraiment anglaise. Le salon où restait la comtesse était entièrement boisé, peint en gris de deux nuances. La cheminée avait pour ornement une pendule contenue dans un bloc d'acajou surmonté d'une coupe, et deux grands vases en porcelaine blanche à filets d'or, d'où s'élevaient des bruyères du Cap. Une lampe était sur la console. Il y avait un trictrac en face de la cheminée. Deux larges embrasses en coton retenaient les rideaux de percale blanche, sans franges. Des housses grises, bordées d'un galon vert, recouvraient les siéges, et la tapisserie tendue sur le métier de la comtesse disait assez pourquoi son meuble était ainsi caché. Cette simplicité arrivait à la grandeur. Aucun appartement, parmi ceux que j'ai vus depuis, ne m'a causé des impressions aussi fertiles, aussi touffues que celles dont j'étais saisi, dans ce salon de Clochegourde, calme et recueilli comme la vie de la comtesse, et où l'on devinait la régularité conventuelle de ses occupations. La plupart de mes idées, et même les plus audacieuses en science ou en politique, sont nées là, comme les parfums émanent des fleurs; mais là verdoyait la plante inconnue qui jeta sur mon âme sa féconde poussière; là brillait la chaleur solaire qui développa mes bonnes et dessécha mes mauvaises qualités. De la fenêtre, l'œil embrassait la vallée depuis la colline où s'étale Pont-de-Ruan, jusqu'au château d'Azay, en suivant les sinuosités de la côte opposée que varient les tours de Frapesle, puis l'église, le bourg et le vieux manoir de Saché, dont les masses dominent la prairie. En harmonie avec cette vie reposée et sans autres émotions que celles données par la famille, ces lieux communiquaient à l'âme leur sérénité. Si je l'avais rencontrée là pour la première fois, entre le comte et ses deux enfants, au lieu de la trouver splendide dans sa robe de bal, je ne lui aurais pas ravi ce délirant baiser dont j'eus alors des remords en croyant qu'il détruirait l'avenir de mon amour! Non, dans les noires dispositions où me mettait le malheur, j'aurais plié le genou, j'aurais baisé ses brodequins, j'y aurais laissé quelques larmes, et je serais allé me jeter dans l'Indre. Mais après avoir effleuré le frais jasmin de sa peau et bu le lait de cette coupe pleine d'amour, j'avais dans l'âme le goût et l'espérance de voluptés humaines; je voulais vivre et attendre l'heure du plaisir comme le sauvage épie l'heure de la vengeance; je voulais me suspendre aux arbres, ramper dans les vignes, me tapir dans l'herbe; je voulais avoir pour complices le silence de la nuit, la lassitude de la vie, la chaleur du soleil, afin d'achever la pomme délicieuse où j'avais déjà mordu. M'eût-elle demandé la fleur qui chante ou les richesses enfouies par les compagnons de Morgan l'exterminateur, je les lui aurais apportées, afin d'obtenir les richesses certaines et la fleur muette que je souhaitais! Quand cessa le rêve où m'avait plongé la longue contemplation de mon idole, et pendant lequel un domestique vint et lui parla, je l'entendis causant du comte. Je pensai seulement alors qu'une femme devait appartenir à son mari. Cette pensée me donna des vertiges. Puis j'eus une rageuse et sombre curiosité de voir le possesseur de ce trésor. Deux sentiments me dominèrent, la haine et la peur: une haine qui ne connaissait aucun obstacle et les mesurait tous sans les craindre; une peur vague, mais réelle du combat, de son issue, et d'ELLE surtout. En proie à d'indicibles pressentiments, je redoutais ces poignées de main qui déshonorent, j'entrevoyais les difficultés élastiques où se heurtent les plus rudes volontés et où elles s'émoussent; je craignais cette force d'inertie qui dépouille aujourd'hui la vie sociale des dénoûments que recherchent les âmes passionnées.»
La première entrevue avec Mme de Warens et la première journée des Charmettes n'ont pas ce fini de description. Le siècle a fait des pas. Il a autant de charmes, et plus de pudeur.
XI.
On dîne, et on se sépare.
«Le contentement qui enflait toutes mes voiles m'empêcha de voir les inextricables difficultés mises entre elle et moi par la vie si cohérente de la solitude de la campagne. J'étais près d'elle, à sa droite, je lui servais à boire. Oui, bonheur inespéré! je frôlais sa robe, je mangeais son pain. Au bout de trois heures, ma vie se mêlait à sa vie! Enfin, nous étions liés par ce terrible baiser, espèce de secret qui nous inspirait une honte mutuelle. Je fus d'une lâcheté glorieuse: je m'étudiais à plaire au comte, qui se prêtait à toutes mes courtisaneries; j'aurais caressé le chien, j'aurais fait la cour aux moindres désirs des enfants; je leur aurais apporté des cerceaux, des billes d'agate; je leur aurais servi de cheval, je leur en voulais de ne pas s'emparer déjà de moi comme d'une chose à eux. L'amour a ses intuitions comme le génie a les siennes, et je voyais confusément que la violence, la maussaderie, l'hostilité, ruineraient mes espérances.»
XII.
Balzac accepte l'hospitalité d'un château voisin d'où il voit de près Clochegourde. Il se promène, rencontre M. de Mortsauf, se lie avec lui et acquiert son amitié. Les scènes douces et amères qui suivent ce moment sont remarquablement écrites, mais ressemblent à toutes. On peut dire que le chef-d'œuvre finit là. Le reste est beau, mais vulgaire; la femme n'a ni assez de vertu pour congédier l'amant, ni assez d'amour pour s'y livrer tout entière. Cela n'est plus chaud, cela devient tiède; la tiédeur amène la froideur, et la dernière partie du roman fait douter de la première. Évidemment cela me ressemble, quand, voulant associer l'hypocrisie du monde au délire de la passion, j'écrivis ce livre, à moitié vrai, à moitié faux, intitulé Raphaël. Le public se sentit trompé et m'abandonna. Je l'avais mérité; la passion est belle, mais c'est à condition d'être sincère. Il en est ainsi du Lis dans la vallée. Où renoncez à peindre l'amour, ou sacrifiez-le à la vertu. Ces caractères hermaphrodites commencent par le charme et finissent par le dégoût.
Mais la première moitié du Lis dans la vallée ressemble au Cantique des Cantiques terminé par une homélie de courtisans ambitieux de la cour de Charles X. On ne s'intéresse plus à personne; et on sent que l'auteur se désintéresse à la fin de lui-même.
XIII.
Balzac revint enfin à son véritable type: la vérité. Il écrivit le chapitre le plus vaste, le plus divers et le plus véridique de sa Comédie humaine, les Parents pauvres. Ce fut son œuvre capitale, hélas! interrompue par la mort. C'était un homme de la race de Shakspeare, dont la séve était variée, large et profonde comme le monde. Il mourut, comme lui, entre cinquante et soixante ans, heureux à la fin de sa carrière, retiré du monde dans son repos, soigné par une femme aimée, et ne regrettant rien que ses rêves.
On fut longtemps à le juger, il était trop au-dessus de ses juges.
En laissant de côté ces livres futiles et un peu cyniques, les Contes drolatiques, écrits dans le commencement de sa vie pour avoir du pain et un habit, qu'il ne faut pas compter pour des monuments, mais excuser comme des haillons de misère, son caractère était probe et religieux au fond, comme les leçons de sa mère et les souvenirs de sa sœur. On sentait en lui l'homme de bonne maison, incapable de s'avilir, si ce n'est par plaisanterie passagère. Il aimait les Bourbons et l'aristocratie de la Restauration par tradition paternelle. La démagogie lui soulevait le cœur. On n'en voit pas trace dans ses innombrables livres. Il était gentilhomme de cœur, incapable de flatter une populace ou une cour. Il aurait eu plutôt des indulgences et des faiblesses pour les vices d'en haut; car il était pédant par la grandeur et jamais par la bassesse. Je l'ai vu plusieurs fois professer ces doctrines, même contre sa popularité. Il renonçait à être populaire pour rester juste et honorable. L'incorruptibilité était son essence; écrivain léger et trop indulgent pour lui-même en matière légère, mais au fond un honnête homme. Il concédait beaucoup au métier, rien à l'honneur.
Tel était Balzac.
XIV.
Quant à son talent, il est incomparable.
Les romanciers français n'ont pas une sphère bien arrêtée dans laquelle on puisse délimiter l'action de leur plume. Les uns, tels que les romanciers du siècle de Louis XIV, Télémaque, les œuvres de Mlle de Scudéry, la Princesse de Clèves, etc., débordent dans le large lit des aventures fabuleuses et des poëmes épiques. Les autres, tels que l'abbé Prévost, serrent de plus près la réalité et la nature; ils écrivent les mémoires imaginaires d'un Homme de qualité, le Doyen de Killerine, ou les amours beaucoup trop cyniques de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux; d'autres, tels que J.-J. Rousseau, Chateaubriand dans Atala ou René, et, de nos jours, Mme Sand, se livrent, sous la forme de roman, au lyrisme le plus transcendant de leur génie, et, pour flatter tantôt l'aristocratie, tantôt la religion, tantôt la démocratie du temps, chantent depuis les licencieuses amours de la Nouvelle Héloïse ou depuis les ridicules systèmes d'éducation de l'Émile, éminemment propre à former un peuple de marquis, jusqu'aux rêveries grotesques et féroces d'un socialisme et d'un communisme qui nient la nature, et qui prétendent refaire le monde mieux que le Créateur. Admirables prosateurs, détestables philosophes, préparant, pour désaltérer le peuple, non de l'eau salubre, mais de l'opium ivre de rêves et de convulsions!
Ainsi, à l'exception de l'abbé Prévost qui n'eut d'autre modèle que la nature, et de Chateaubriand, dans René, qui n'eut d'ivresse que celle du sentiment, presque tous les romanciers français suivirent servilement les mœurs de l'époque et n'écrivirent que pour un jour. Prenez le premier de ces romans, Télémaque, justement haï de Louis XIV, et essayez de construire sur ce modèle une société politique qui se tienne debout!
XV.
Balzac naquit, et, doué par la nature d'un talent immense et d'un esprit juste, il secoua ces haillons de la pensée dont on avait voulu faire un costume national, il rentra dans la voie droite de l'abbé Prévost, et n'aspira qu'à un seul titre, celui d'historiographe de la nature et de la société.
Il le poursuivit laborieusement, passant avec un égal succès de la peinture la plus hideuse du vice jusqu'à la Recherche de l'absolu, cette pierre philosophale de la philosophie, jusqu'au Lis dans la vallée, cette perle de l'amour pur. Parcourez ces cent volumes de ses œuvres jetés avec profusion de sa main jamais lasse, et concluez avec moi qu'un seul homme en France était capable d'exécuter ce qu'il avait conçu, la Comédie humaine, ce poëme épique de la vérité!
On dit, je le sais, et je me le suis dit moi-même en finissant la lecture de ce merveilleux artiste: Il est parfait, mais il est triste; on sort, avec des larmes dans les yeux, de cette lecture.—Balzac est triste, c'est vrai; mais il est profond.—Est-ce que le monde est gai?
Molière était triste, et c'est pourquoi il fut Molière.
FIN DU TOME DIX-HUITIÈME.
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et de la Marine, 56, rue Jacob.