Cours familier de Littérature - Volume 18
VI.
Barthélemy Saint-Hilaire ose conclure, avec une haute probité philosophique, contre son maître, de même qu'Aristote avait osé conclure contre son maître Platon.
Les mérites de ce Traité de l'Âme, s'écrie-t-il en finissant, sont grands, mais ils ne peuvent point racheter les erreurs que, dans l'intérêt de la vérité, nous avons dû signaler et combattre. Sans doute, c'est une grande chose de fonder la science, de lui assurer le caractère qui lui est propre, de l'ordonner dans ses parties principales, de décrire exactement quelques-uns des faits qui la doivent composer; et ce serait de l'ingratitude que d'oublier de tels services. Mais, je le déclare, si ces travaux, tout admirables qu'ils peuvent être, n'aboutissent qu'à satisfaire une curiosité vaine; si les doctrines auxquelles ils doivent conduire sont obscures ou fausses; si en traitant longuement des facultés et des actions de l'âme, on oublie de se prononcer sur ses destinées, la science peut encore applaudir; mais la philosophie n'obtient pas ce qu'elle demande: elle a manqué le but qu'elle doit poursuivre.
Il faut le répéter hautement: toute l'erreur d'Aristote vient de ce qu'il n'a pas assez vu, malgré les conseils de Platon, que l'âme n'est observable que par l'âme elle-même. En attribuer l'étude à la physiologie, c'est la perdre; chercher à comprendre l'âme de l'homme en observant les plantes et les animaux, c'est s'exposer aux plus tristes mécomptes. L'exemple d'Aristote doit nous instruire; et son naufrage doit nous apprendre à éviter les écueils sur lesquels il s'est brisé. Platon avait dit que «l'âme ne peut être aperçue que des yeux de l'esprit.» Aristote, sans engager une polémique directe, avait essayé d'étudier l'âme surtout par l'observation ordinaire et le témoignage des sens, comme tout autre objet extérieur. Les deux points de vue étaient diamétralement opposés. Je ne sais si Platon a bien connu la pensée de son disciple, et s'il y a fait quelque allusion en réfutant les philosophes ioniens. Mais Aristote, qui a certainement connu celle de son maître, ne semble pas en avoir tenu le moindre compte. Soit dédain, soit inattention, il prit une route contraire, et, redisons-le, une route absolument fausse; nous en avons pour garants, avec Platon et Descartes, les faits eux-mêmes.
VII.
Il termine par cette magnifique profession de foi, si claire, si ferme et si résolue dans un temps où l'on ose tout dire, excepté le vrai:
Quand l'homme s'est compris lui-même; quand, disciple fidèle de cette sagesse immuable dont Platon et Descartes sont les plus clairs interprètes, il a compris ce qu'est en lui la pensée, il affirme, avec une certitude désormais inébranlable, que son intelligence, qui ne s'est point faite elle-même, vient d'une intelligence supérieure à elle; il affirme que son intelligence agit sous l'œil de son créateur, et qu'elle doit le retrouver infailliblement au-delà de cette vie. L'homme n'est point égaré en ce monde. Sa destinée peut y être douloureuse, intolérable même; mais dès lors elle n'est plus obscure pour lui. Sa faiblesse peut quelquefois en gémir; mais il la comprend, et il sait en outre qu'il en dispose, au moins dans une certaine mesure. Il n'en faut pas davantage à l'homme. Savoir d'où il vient, savoir ce qu'il est, savoir où il va, que demanderait-il encore? Tout le reste n'est qu'un facile développement de ces féconds principes; et l'homme intelligent et libre, s'il a tout à craindre encore des abus de sa liberté, peut se reposer avec une sécurité imperturbable sur la bonté, la justice et la puissance de Dieu. Fonder méthodiquement ces grandes croyances, sous l'autorité seule de la raison, les éclairer de cette lumière incomparable qui n'appartient qu'aux faits de conscience, en déduire les conséquences rigoureuses et leur soumettre la pratique de la vie, tel est le devoir de la philosophie; telle est, qu'on le sache bien, la cause de cette suprême estime où l'esprit humain l'a toujours tenue et la tiendra toujours. La philosophie n'impose point de symbole à personne, parce qu'avant tout elle respecte la liberté, sans laquelle l'homme n'est point; elle ne donne à personne des croyances toutes faites; mais à tous ceux qui la suivent, elle apprend à s'en faire; et elle ne peut que plaindre ceux que ne touche pas la foi d'un Socrate. La philosophie n'est donc point impuissante, comme le répète la théologie; elle n'est point vaine, comme le croit la physiologie. La philosophie a su démontrer là où d'autres nient ou affirment sans preuves; elle a connu et satisfait le cœur de l'homme que d'autres ignorent et mutilent; et ce n'est pas sa faute si ceux-ci restent dans leurs ténèbres, et ceux-là dans leur injuste dédain.
Maintenant, je le demande, si former ces croyances dans l'esprit humain, qui ne doit point vivre sans elles, c'est l'objet véritable de la philosophie; si ces croyances sont bien le but supérieur que poursuit la pensée humaine, quelle valeur aura l'étude des faits de l'âme? Évidemment les faits ne vaudront qu'autant qu'ils contribueront à ce résultat décisif. Ces faits, précisément parce qu'ils appartiennent à l'âme, ne peuvent se suffire à eux-mêmes; ce ne sont que les matériaux d'un plus noble édifice. Jusqu'à un certain point, l'homme peut se passer de connaître les faits du dehors; mais, quant aux faits qui lui sont propres, il ne peut les ignorer qu'au risque d'étouffer en lui les plus légitimes réclamations de sa nature. Par là, nous aurons la mesure de ces doctrines qui, en étudiant l'âme de l'homme, se bornent à constater des phénomènes, et qui se croient prudentes parce qu'elles n'osent prononcer sur les questions que ces phénomènes doivent aider à résoudre; par là, nous aurons la mesure de la doctrine de nos physiologistes modernes; nous aurons surtout la mesure de la doctrine antique, dont la leur n'est qu'un écho. Nous admirerons la science d'Aristote et son prodigieux génie, mais nous ne le suivrons pas, ou plutôt, en acceptant quelques-unes de ses théories, nous déplorerons que ces théories n'aboutissent à aucune croyance claire et précise. Nous voudrions que, dans cet essentiel sujet, le philosophe se fût prononcé plus résolûment, et n'eût pas laissé à d'autres le soin périlleux de développer sa vraie pensée. Je ne crois pas avoir calomnié Aristote[9] en lui prêtant les principes que j'ai dû réfuter. Mais ces principes n'ont pas toujours été reconnus pour les siens; on lui en a prêté même de tout contraires. Certes, je serais heureux de m'être trompé; mais j'ai fait tout ce qu'il a dépendu de moi pour me défendre de toute prévention et de toute erreur; et je crois pouvoir affirmer, en résumant cette longue et pénible discussion, que si, dans la question de l'âme, Aristote s'est éloigné beaucoup de son maître, il ne s'éloigne pas moins de la vérité.
VIII.
Honorons ce grand traducteur, non-seulement pour avoir compris, mais pour avoir combattu son modèle, et félicitons notre siècle d'avoir fait naître une intelligence et une vertu dignes de nous avoir rendu, dans Aristote, non pas un philosophe infaillible, mais le plus grand des philosophes de l'antiquité.—C'est Barthélemy Saint-Hilaire! Gloire à lui!
Un volume d'opuscules d'Aristote, traduit pour la première fois, complète ce volume sur l'âme et lui est supérieur en vérité. Il contient un traité de la Sensation, un traité de la Mémoire, un traité du Sommeil et de la Veille, des Rêves, un traité de la Longévité et de la Brièveté de la vie, de la Jeunesse et de la Vieillesse, de la Vie et de la Mort, de la Respiration. Ce sont évidemment des matériaux préparés pour son Histoire naturelle ou Histoire des animaux. Le philosophe nous quitte et le matérialiste nous envahit; mais quel matérialiste! Un homme très-supérieur à Pline, très-supérieur à Buffon, égal à Cuvier; une intelligence presque divine appliquée à la nature organisée; l'homme étudiant l'homme, et la vie décrivant la vie avec le regard d'un Dieu!
(La suite au prochain entretien.)
CVe ENTRETIEN.
ARISTOTE.
TRADUCTION COMPLÈTE
PAR
M. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.
(TROISIÈME PARTIE.)
PHYSIQUE, MÉTÉOROLOGIE.
I.
La Météorologie n'est qu'un fragment des études qui composent le Cosmos.
La Physique en deux volumes, souvent mêlée de métaphysique transcendante, tient plus à la haute philosophie. C'est l'échelon par lequel il y monte. Bien différent de quelques-uns des physiciens de notre siècle, qui séparent la cause de l'effet, il remonte à Dieu toutes les fois qu'il faut découvrir un principe. Ainsi nulle cause n'est cachée; le mystère de la volonté divine rend raison de tout.
Le mouvement est la clé du Cosmos. La plus magnifique étude sur le mouvement, point par lequel la matière touche à sa cause, Dieu, est le texte de la Physique d'Aristote; c'est la dynamique divine.
Ici il touche à Platon ou plutôt à Socrate.
Quelle est l'origine du mouvement?
Sur la cause première du mouvement, l'opinion de Platon est aussi arrêtée qu'il se peut, et il ne balance pas à rapporter à Dieu le mouvement qui se montre partout dans l'univers et qui le vivifie. C'est Dieu qui a tiré des profondeurs de son être le mouvement qu'il a communiqué à tout le reste des choses; sans lui, le mouvement ne serait pas né, et il ne continuerait point. Dieu est comme l'âme du monde; l'âme, qui est le plus ancien de tous les êtres, et qui est pour le vaste ensemble de l'univers le principe du mouvement, ainsi qu'elle l'est pour les êtres particuliers, animant la matière inerte à laquelle elle est jointe. C'est Dieu qui a créé les grands corps qui roulent sur nos têtes dans les espaces célestes, et c'est lui qui maintient la régularité éternelle de leurs révolutions, de même qu'il leur a imprimé l'impulsion primitive qui les a lancés dans le ciel. Dieu est donc le père du mouvement, soit que nous considérions le mouvement à la surface de notre terre et dans les phénomènes les plus habituels, soit qu'élevant nos yeux nous le contemplions dans l'infinité de l'étendue et dans l'harmonie des sphères.
Platon attache la plus haute importance à ces opinions, qui font partie de sa foi religieuse, et il s'élève avec indignation contre l'impiété trop fréquente des naturalistes, qui croient trouver dans la matière réduite à ses propres forces une explication suffisante. S'en tenir uniquement aux faits sensibles qui tombent sous notre observation, et ne pas remonter plus haut pour les mieux comprendre, lui semble une aberration et presque un sacrilége. C'est méconnaître la Providence, qui régit et gouverne toutes choses avec autant de bonté que de sagesse, et c'est risquer de l'offenser que de ne pas voir assez clairement la trace qu'elle a laissée dans ses œuvres, et dans ce grand fait du mouvement, qui doit la manifester à tous les yeux. Platon ne dit pas en propres termes que Dieu est le premier moteur, et c'est Aristote qui plus tard trouvera cette formule; mais la pensée, si ce n'est l'expression, est de lui; et le disciple, sous ce rapport comme sous bien d'autres, n'a été que l'écho de son maître. Seulement, Aristote a poussé beaucoup plus loin les déductions sévères de la science; et il a substitué un système profond et solide à des vues restées un peu indécises, toutes grandes qu'elles étaient.
D'ailleurs, Platon ne s'en tient pas à cette indication générale; et, après avoir montré d'où vient le mouvement, il veut expliquer aussi avec plus de détails les apparences diverses qu'il nous offre. Il distingue donc plusieurs espèces de mouvements, et il en porte le nombre tantôt à dix, tantôt à sept, sans les séparer toujours bien nettement entre elles. Le mouvement a lieu, soit en avant, soit en arrière, en haut et en bas, à droite et à gauche; joignez à ces six mouvements que chacun connaît le mouvement circulaire, et vous aurez les sept mouvements principaux. D'autres fois Platon change cette énumération, et il distingue les mouvements de composition et de division, ceux d'augmentation et de diminution, et ceux de génération et de destruction. Il y ajoute le mouvement de translation, soit que le corps se déplace dans l'espace et change de lieu, soit qu'il fasse une révolution sur lui-même et reste en place. Il met au neuvième rang le mouvement qui, venant d'une cause extérieure, est reçu du dehors et est communiqué; et enfin, au dixième rang, il met le mouvement spontané, qui n'a pas d'autre cause que lui-même, et qui produit tous les changements et tous les mouvements secondaires que l'univers nous présente. D'autres fois, encore, abandonnant ces classifications, Platon réduit tous les mouvements à deux, le changement de lieu et l'altération, comme il le fait dans le Parménide; ou bien ces deux mouvements ne sont plus, comme dans d'autres passages du Timée, que la rotation sur soi-même, donnée par Dieu au monde, à l'exclusion de tout autre mouvement, et l'impulsion en avant, maîtrisée par le mouvement du même et du semblable, qui ramène sans cesse au centre le corps prêt à s'égarer.
Mais s'il y a quelque confusion dans ces opinions de Platon, un axiome sur lequel il ne varie pas plus que sur l'origine du mouvement, c'est qu'il n'y a point de hasard dans la nature, et que le mouvement, qui en est le phénomène principal, y a ses lois comme tout le reste. Le système du hasard n'explique rien, et il a ce très-grand danger de porter les âmes à l'irréligion, mal social qui perd les individus et que le législateur doit énergiquement combattre. Platon flétrit avec insistance ce système, qui est aussi pernicieux qu'il est vain, et il ne serait pas loin de porter des peines contre les naturalistes qui y croient et s'en font les apôtres. C'est là un germe qu'a recueilli Aristote, et qu'il a développé non moins heureusement que son maître, bien qu'à un tout autre point de vue. Ce n'est pas l'impiété de cette doctrine qui a révolté Aristote; mais c'est sa fausseté grossière en présence de l'admirable spectacle que l'ordre universel étale sans cesse sous nos regards, pour peu que nous voulions l'observer.
II.
L'espace et le temps sont aussi définis par les principes de Socrate plus que par ceux d'Aristote. Barthélemy Saint-Hilaire est ici un sublime critique de son auteur.
Qu'est-ce que l'espace? Qu'est-ce que le temps? Platon s'arrête peu à ces deux idées. Mais il a sur le temps, indispensable à la réalité et à la conception même du mouvement, une théorie qu'Aristote a cru devoir réfuter, et qui cependant est profondément vraie. Platon soutient que le temps a commencé, et que, par conséquent, il peut finir. Aristote trouve cette opinion fort singulière, et il signale Platon comme le seul parmi les philosophes qui l'ait adoptée. Je crois qu'Aristote n'a pas examiné d'assez près la pensée de son maître. Platon distingue deux choses qu'en effet il faut se bien garder de confondre: l'éternité et le temps, qu'Aristote a eu quelquefois le tort de prendre l'une pour l'autre. Le temps n'est, suivant la grande parole de Timée, qu'une image mobile de l'éternité. Tout ce qu'on peut dire de l'éternité, c'est qu'elle est; il n'y a pour elle ni passé ni futur; elle est un perpétuel et insaisissable présent. Le passé et l'avenir ne conviennent qu'à la génération qui se succède dans le temps, et ils sont le domaine du mouvement. Mais quant à l'éternité, immobile comme elle l'est, rien ne la mesure ni ne l'épuise. Le temps, au contraire, a commencé avec le monde, quand Dieu l'a créé et y a mis un ordre merveilleux. «C'est l'observation du jour et de la nuit; ce sont les révolutions des mois et des années qui ont produit le nombre, fourni la notion du temps et rendu possible l'étude de l'univers.» Le temps n'est donc qu'une portion de l'éternité, que nous en détachons à notre usage. Mais dans l'éternité elle-même il n'y a plus de temps; car le temps n'est pas identique avec elle, tandis que l'éternité est en quelque sorte identique à Dieu. C'est qu'en effet, comme devait le dire admirablement Newton, Dieu n'est pas l'éternité plus qu'il n'est l'infinitude; mais il est éternel et infini. Le temps n'existe pas pour lui; le temps n'existe que pour nous. L'éternité est divine; le temps est purement humain. Il ne convient qu'à ce qui a eu un commencement et peut avoir une fin. L'éternité n'a point commencé, et elle ne peut finir.
III.
Il prouve l'infini par la divisibilité sans fin de la matière.
Il prouve l'espace par l'indivisible succession des objets qui peuvent le remplir.
Il prouve le temps parce qu'il est la mesure de tout mouvement.
De l'éternité du mouvement, il conclut à l'éternité du grand moteur, Dieu; car comment la pluralité des deux moteurs pourrait-elle s'accorder avec l'infini du moteur immobile?
Une fois ces objections écartées, Aristote revient à son sujet, et il recherche comment on peut concevoir qu'un mouvement soit éternel. Il s'appuie d'abord sur ce fait d'observation évidente, à savoir qu'il y a dans le monde des choses qui se meuvent et d'autres qui ne se meuvent pas. Comment celles qui se meuvent reçoivent-elles le mouvement? Aristote prend un exemple des plus ordinaires; et, considérant que, quand une pierre est mue par un bâton, c'est la main qui meut le bâton et l'homme qui meut la main, il en conclut que, dans tout mouvement, il faut toujours remonter à un premier moteur, lequel est lui-même nécessairement immobile, tout en communiquant au dehors le mouvement qu'il possède et qu'il crée. À cette occasion, Aristote loue Anaxagore d'avoir considéré l'Intelligence, dont il fait le principe du mouvement, comme absolument impassible et absolument pure, à l'abri de toute affection et de tout mélange; car c'est seulement ainsi qu'étant immobile, elle peut créer le mouvement, et qu'elle peut dominer le reste du monde en ne s'y mêlant point.
Mais le moteur étant immobile, comment peut-il produire en lui-même le mouvement qui se communique au dehors, et qui, se transmettant de proche en proche, atteint jusqu'au mobile le plus éloigné, à travers une foule d'intermédiaires? Que se passe-t-il dans les profondeurs du moteur premier, et de quelle façon le mouvement peut-il y naître? Aristote s'enfonce ainsi au cœur même de la question du mouvement, et il résout ce problème si obscur par les principes qu'il a posés antérieurement et qu'il regarde comme indubitables. Or il a démontré jusqu'à présent que tout mobile est mû par un moteur qui lui est étranger. Mais, parvenu au premier moteur, il sent bien qu'on ne peut plus rien chercher en dehors de lui; car ce serait se perdre dans l'infini. Dans ce moteur initial, source et principe de tous les mouvements dans l'univers, il retrouvera donc encore les mêmes éléments qu'il a déjà constatés. Il y aura dans le premier moteur deux parties: l'une, qui meut sans être mue elle-même; l'autre, qui est mue et meut à son tour; la première, qui crée le mouvement; la seconde, qui le reçoit et le transmet. Le moteur tout entier reste immobile; mais les deux parties dans lesquelles il se décompose ne le sont pas tout à fait comme lui; l'une est absolument immobile comme il l'est lui-même; l'autre reçoit l'impulsion, et elle peut la communiquer médiatement au reste des choses.
Il serait sans doute téméraire d'affirmer qu'Aristote a porté définitivement la lumière dans ces ténèbres; et il n'est pas donné à des regards humains de voir ce qui se passe dans le sein même de Dieu. Mais on peut croire, à la louange d'Aristote, qu'il n'est point resté trop au-dessous de cet ineffable sujet, ni au-dessous du Timée de Platon. Il a bien vu le mystère dans toute sa grandeur, et il a eu le courage d'en chercher l'explication, si d'ailleurs il n'a pas eu plus qu'un autre le bonheur de la rencontrer. Il proclame l'existence nécessaire d'un premier moteur sans lequel le mouvement ne pourrait se produire ni durer sous aucune forme dans l'univers, et il sonde l'abîme avec une sagacité et une énergie dignes d'en découvrir le fond.
Il semble cependant qu'ici il commet une erreur assez grave; et que c'est à tort que de l'éternité du mouvement, telle qu'il l'a établie, il conclut à l'éternité du premier moteur. Le mouvement étant éternel selon Aristote, le premier moteur doit être éternel comme le mouvement même qu'il produit éternellement. En dépit du respect que je porte au philosophe, il me paraît que c'est absolument tout l'opposé, et que c'est du moteur qu'il faut conclure le mouvement, loin de conclure de l'existence du mouvement l'existence du moteur. Mais je ne voudrais pas trop insister sur cette critique, et il est bien possible qu'il n'y ait là qu'une différence de mots. Le moteur doit être de toute nécessité antérieur à sa propre action; et ce n'est peut-être que par le besoin d'une déduction purement logique, et en partant de l'observation sensible, qu'Aristote paraît n'assigner au moteur que la seconde place. Mais, en se mettant au point de vue de la seule raison, il est plus conforme à ses lois de concevoir le moteur avant le mouvement; car, à moins d'acquiescer à ces systèmes qu'Aristote a cru devoir combattre, et qui expliquent tout par les seules forces de la matière, il faut bien admettre que les choses n'ont pu être mues que par un moteur préexistant. Sans le moteur, le mouvement est logiquement incompréhensible. C'est bien, si l'on veut, le mouvement, observé par nous, qui révèle le moteur; mais il ne le fait pas, tandis qu'au contraire c'est le moteur qui fait le mouvement, et l'on ne peut les prendre indifféremment l'un pour l'autre.
IV.
Mais, dit le commentateur Barthélemy Saint-Hilaire, voilà déjà bien des notions sur le premier moteur immobile; car nous savons qu'il est un et éternel, et que le mouvement qu'il crée est le mouvement circulaire, le seul de tous les mouvements qui puisse être un, éternel, continu, régulier et uniforme. Aristote ajoute sur le moteur premier deux autres considérations non moins profondes et non moins vraies, par lesquelles il achève sa Physique, ou plutôt la théorie du mouvement. Le premier moteur est nécessairement indivisible, et il est sans grandeur quelconque. S'il avait une grandeur quelle qu'elle fût, il serait fini; et une grandeur finie ne peut jamais produire un mouvement infini et éternel, pas plus qu'elle ne peut avoir une puissance infinie. Immobile et immuable, il a éternellement la force de produire le mouvement sans fatigue et sans peine; et son action ne s'épuise jamais, toujours uniforme, égale et identique, d'abord en lui-même, et ensuite dans le mobile, sur lequel elle s'exerce.
Enfin, où placer dans l'univers le premier moteur? En quel lieu réside-t-il, si toutefois on peut, sur l'infini et l'éternel, élever une telle question? Est-ce au centre? Ou n'est-ce pas plutôt à la circonférence, puisque c'est à la circonférence que les mouvements sont les plus rapides, et que ce sont les parties les plus rapprochées du moteur qui sont mues avec le plus de rapidité? Tel est le système du monde, mû durant l'éternité par le premier moteur, qui n'a lui-même, dans son unité, dans son infinitude et dans son immobilité, ni parties ni aucune espèce de grandeur possible.
Voilà les derniers mots et les dernières idées de la Physique d'Aristote, terminant cette vaste étude par une théorie de l'action de Dieu sur le monde.
V.
Les pères de la physique moderne, Descartes, Bacon, Newton, Leibniz, Laplace, se rapprochent d'Aristote toutes les fois qu'ils s'approchent de la vérité.
Newton est parvenu au terme de la carrière qu'il avait à fournir; mais, avant de la clore, il veut embrasser d'un coup d'œil tout l'espace qu'il a parcouru; et là, comme jadis Aristote, il veut se recueillir pour remonter, autant qu'il est permis à l'homme, jusqu'à la cause première et au premier moteur. C'est le fameux Scholie général. Après quelques mots contre le système des tourbillons, auquel il ne rend peut-être pas assez de justice, le mathématicien fait place au philosophe; et, sans rien retrancher à la solidité des théories qu'il a établies par le secours du calcul et de la géométrie, Newton s'avoue qu'il leur manque encore quelque chose. Les grands corps qu'il a si doctement étudiés se meuvent librement dans des espaces incommensurables, qui sont vides d'air, comme la machine ingénieuse de Boyle, et où rien ne gêne ni n'entrave leurs immuables et éternelles révolutions. Mais les lois du mouvement, quelque exactes qu'elles soient, ne rendent pas raison de tout. Les orbes célestes y obéissent et les suivent dans leur marche; mais la position primitive et régulière de ces orbes ne dépend plus de ces lois merveilleuses. Les mouvements uniformes des planètes et les mouvements des comètes ne peuvent avoir des causes mécaniques, puisque les comètes se meuvent dans des orbes fort excentriques, et qu'elles parcourent toutes les parties du ciel. Newton en conclut que cet admirable arrangement du soleil, des planètes et des comètes ne peut être que l'ouvrage d'un être tout-puissant et intelligent; et, comme le monde porte l'empreinte d'un seul dessein, il doit être soumis à un seul et même être.
Cet être unique et infini, c'est Dieu, qui n'est pas l'âme du monde, mais qui est le seigneur de toutes choses, parce qu'il règne sur des êtres pensants, qui lui sont soumis dans leur adoration et leur liberté. Dieu ne règne pas seulement sur des êtres matériels; et c'est précisément la domination d'un être spirituel qui le constitue ce qu'il est. Dieu est donc éternel, infini, parfait, vivant, tout-puissant; il sait tout; il est partout. Il n'est pas l'éternité et l'infinitude, mais il est éternel et infini; il n'est pas la durée et l'espace, mais il dure et il est présent en tous lieux; il est partout substantiellement; car on n'agit pas là où l'on n'est pas. Tout est mû par lui et contenu en lui; il agit sur tous les êtres, sans qu'aucun d'eux puisse jamais agir sur lui à son tour. L'homme, malgré son infimité, peut se faire quelque idée de Dieu, d'après la personnalité dont il a été doué lui-même par son créateur. La personne humaine n'a ni parties successives ni parties coexistantes dans son principe pensant; à plus forte raison n'y a-t-il ni succession ni coexistence de parties diverses dans la substance pensante de Dieu. Mais si nos regards éblouis ne peuvent soutenir l'éclat de la substance divine, si l'on ne doit l'adorer sous aucune forme sensible, parce qu'il est tout esprit, nous pouvons du moins apprendre à connaître Dieu par quelques-uns de ses attributs. Un Dieu sans providence, sans empire et sans causes finales, n'est autre chose que le destin et la nécessité. Mais la nécessité métaphysique ne peut produire aucune diversité; et la diversité qui règne en tout quant aux temps et quant aux lieux, ne peut venir que de la volonté et de la sagesse d'un être qui existe nécessairement, c'est-à-dire Dieu, dont il appartient à la philosophie naturelle d'examiner les œuvres, sans avoir l'orgueil de les rectifier par de vaines hypothèses.
Voilà les grandes idées sur lesquelles s'arrête Newton en achevant son livre, et auxquelles il se fie plus encore qu'à ses mathématiques. Ce sont les mêmes accents que ceux de Platon dans le Timée, d'Aristote dans la Physique et la Métaphysique, de Descartes dans les Principes de la philosophie. Je ne sais pourquoi la science contemporaine s'est plu souvent à répudier ces nobles exemples, et pourquoi elle s'est fait comme une gloire, et parfois même un jeu, d'exiler Dieu de ses recherches les plus hautes. On ne voit pas trop ce qu'elle y a gagné; mais on voit très-clairement ce qu'y a perdu la vérité et le cœur de l'homme.
VI.
Laplace est venu accomplir ce que Newton avait commencé. La Mécanique céleste est un développement systématique et régulier des principes newtoniens; elle est un chef-d'œuvre du génie mathématique; mais elle ne fait qu'exposer, avec toutes les ressources de l'analyse la plus étendue et la plus exacte, les lois qu'un autre avait révélées sur le véritable système du monde. C'est un prodigieux ouvrage; mais l'invention consiste dans les formules et les démonstrations, plutôt que dans le fond même des choses. C'est la loi de la pesanteur universelle poursuivie sous toutes ses faces dans les corps innombrables qui peuplent l'espace, et dont les principaux sont accessibles à notre observation et soumis à nos calculs. Laplace lui-même ne s'est pas flatté de faire davantage; mais il y a porté une telle puissance et une telle fécondité d'analyse qu'en y démontrant tout, il a semblé tout produire, bien qu'il se bornât à tout organiser et à mettre tout en ordre. Je n'ai point à résumer ici la Mécanique céleste, et je remarque seulement qu'elle débute par un premier livre sur les lois générales de l'équilibre et du mouvement. C'est ce que Newton, Descartes et Aristote avaient aussi tâché de faire. J'ajoute que la Mécanique céleste a donné son nom à toute une science qui date véritablement de Laplace, non pas qu'il en soit absolument le père, mais parce qu'il en est le premier et le plus sûr législateur. Après les découvertes primordiales, c'est là encore un bien grand mérite; et la gloire de Laplace est à peine inférieure à celle de Newton.
Je laisse de côté la science contemporaine dont Laplace est certainement le plus illustre représentant, et je me hâte d'arriver au terme que je me suis prescrit. Il ne me reste plus qu'à comparer Aristote à ses trois émules, Descartes, Newton et Laplace, comme je l'ai déjà comparé à son maître. Par là j'indiquerai clairement le rang que je lui donne, et qu'il doit tenir désormais dans la famille des physiciens philosophes. Je ne veux pas exagérer sa gloire; mais je ne voudrais pas non plus qu'on la réduisît injustement. Je m'efforcerai donc d'être impartial dans l'appréciation résumée que je vais en présenter avant de clore cette longue préface.
D'abord, je ne crois pas m'être trompé en mettant Aristote dans la compagnie de Descartes, de Newton et de Laplace. Je ne parle pas de son génie en général, c'est trop évident; je ne parle que de sa Physique en particulier, et je pense que la théorie du mouvement, telle qu'elle s'y présente, est le point de départ de toutes les théories qui ont suivi sur le même sujet. Plus haut, j'ai déjà indiqué ce rapprochement; mais maintenant que j'ai tâché de le justifier par l'histoire, il me paraît tout à fait incontestable. Entre la Physique d'Aristote, les Principes de Descartes et les Principes mathématiques de Newton, il y a, malgré l'intervalle des âges, une succession manifeste et comme une solidarité. L'objet est le même, et sur bien des points les doctrines sont identiques. Le philosophe grec, quatre siècles avant notre ère, a vu tout aussi bien que les deux mathématiciens du dix-septième siècle, que c'est par l'étude du mouvement qu'il convient d'expliquer le système du monde. Sans doute il l'a compris beaucoup moins que Descartes et surtout que Newton; mais il est sur la même voie que l'un et l'autre. La seule différence qu'il y ait entre eux et lui, c'est qu'il fait les premiers pas dans la carrière, sans pouvoir s'appuyer sur les mathématiques, qui sont encore dans l'enfance, tandis que Descartes et Newton, placés bien plus avant sur le chemin, ont à leur disposition des mathématiques toutes-puissantes, avec des observations presque innombrables de phénomènes, et des expériences de tout genre. Entre la science grecque et la science moderne, il y a bien une différence de degré; mais il n'y a pas une différence de nature; et, pour rappeler une très-équitable opinion de Leibniz, Aristote n'est pas du tout inconciliable avec des successeurs dont les travaux n'eussent peut-être point été aussi heureux, si les siens ne les eussent précédés.
Il est même un point sur lequel il convient de lui accorder hautement la supériorité, c'est la métaphysique. Descartes même ne l'égale point, et Newton est resté très-inférieur. Il n'y a pas à prétendre que la métaphysique n'est point de mise dans une telle matière; car Descartes, Newton et même Laplace ont dû sortir du domaine propre des mathématiques. Pour comprendre et expliquer le mouvement, ils ont dû tenter de se rendre compte des idées de l'espace, du temps, de l'infini et de la nature du mouvement lui-même. À considérer les analyses qu'a faites Aristote de ces idées essentielles, je n'hésite pas à lui donner la préférence; et j'ajoute même que, dans toute l'histoire de la philosophie, je n'aperçois rien d'égal. Nul autre après lui n'a repris l'étude de ces idées ni avec plus d'originalité, ni avec plus de profondeur, ni avec plus de délicatesse. Ces notions fondamentales de temps, d'espace, de lieu, d'infini, posent sans cesse devant l'esprit humain; elles le sollicitent à tout instant et sous toutes les formes; et depuis vingt-deux siècles, personne n'en a mieux parlé que le disciple de Platon et l'instituteur d'Alexandre. Aujourd'hui même, on ne saurait le dépasser qu'en commençant par se mettre à son école. Je ne dis pas certainement que Descartes ou Newton y eussent rien appris; mais, en écoutant un moment ces leçons de l'antique sagesse, ils se seraient aperçus combien de choses ils avaient eux-mêmes omises, les supposant probablement assez connues, ou trop claires pour qu'il fût nécessaire de les rappeler.
Mais ce n'est pas tout à fait ainsi que procède l'esprit humain. La métaphysique est, dans une certaine mesure, un antécédent obligé de la science du mouvement, et si l'on ne sait pas d'abord ce que c'est que l'infini, le temps et l'espace, il est bien à peu près impossible de savoir ce que c'est que le mouvement, et à quelles conditions il s'accomplit dans le monde. Ainsi chaque philosophe qui étudie cette question devrait remonter aux principes métaphysiques qu'elle sous-entend. Mais l'individu, quel que soit son génie, ne peut guère se flatter de faire à son tour la science complète; il en achève quelques parties, il en ébauche quelques autres, il en néglige plusieurs, et c'est la rançon de son inévitable faiblesse. Quant à l'esprit humain, il n'a point de ces lacunes dans le vaste ensemble de son histoire, et la science du mouvement en particulier ne présente pas d'interruptions ni de solutions de continuité. Aristote en a posé les fondements métaphysiques, et l'on peut douter que, sans ces premières et indestructibles assises, le reste de l'édifice eût pu s'élever aussi solide et aussi beau. L'esprit humain les a en quelque sorte éprouvées pendant de longs siècles, puisque d'Aristote à Galilée c'est le Péripatétisme seul qui lui a suffi. Mais quand les temps nouveaux sont arrivés, se séparant du passé avec autant d'ingratitude que de violence, le passé avait fait son œuvre, et, ce germe fécondé, l'on peut dire, par cette lente incubation, allait se développer par un progrès irrésistible et sûr.
Je n'hésite donc pas, pour ma part, à louer Aristote de sa métaphysique appliquée à la science du mouvement; et cette méthode est un service de plus dont nous sommes redevables à la Grèce. Oui, avant d'étudier le mouvement, il fallait le définir; oui, avant de scruter les faits, il était nécessaire de préciser la notion sous laquelle ils apparaissent d'abord à notre intelligence. Il est bien clair que le phénomène a précédé la notion, et si le philosophe n'avait mille fois senti le mouvement dans le monde extérieur, il est à croire qu'il n'aurait jamais songé à l'analyse d'une notion qu'il n'eût point possédée. Aristote ne se fait pas faute de le dire bien souvent dans ses réfutations contre l'école d'Élée, et il se glorifie, en combattant des paradoxes absurdes, de s'en rapporter aux témoignages des sens, qui nous attestent l'évidence irrécusable du mouvement. Mais, une fois ce grand fait admis, il faut l'éclaircir par l'analyse psychologique et en considérer tous les éléments rationnels. C'est alors que la métaphysique intervient, et qu'elle remplit son véritable rôle. Elle part d'un fait évident, et elle projette sa clarté supérieure dans ces ténèbres dont la sensibilité est toujours couverte. Ses abstractions, loin d'être vaines, comme on le croit vulgairement, sont la forme vraie sous laquelle la raison se comprend elle-même; et, à moins qu'elle ne veuille se contenter d'une simple collection de phénomènes inintelligibles, il faut bien quelle remonte à des causes et à des lois, avec l'aide des principes essentiels qu'elle porte dans son sein et qui la font ce qu'elle est.
C'est à ce besoin instinctif et si réel qu'Aristote a obéi; il a satisfait l'esprit humain dans la mesure de son génie et de son temps. Loin de l'égarer, ainsi qu'on le lui a si souvent reproché, il l'a profondément instruit; et les prétendues subtilités qu'on lui impute s'évanouissent, quand on les médite assez attentivement pour en pénétrer la signification si précise et si fine. Aristote renaîtrait aujourd'hui qu'il referait encore pour nous la métaphysique du mouvement, si quelque autre ne lui eût épargné cette peine en la prenant avant lui. Il n'accepterait point le système actuellement en vogue auprès de quelques savants, qui proscrit la métaphysique, et la relègue parmi les hochets dont s'amuse la science à ses premiers pas. La métaphysique, loin d'être le bégayement de l'intelligence humaine, en est au contraire la parole la plus nette et la plus haute. Ce n'est pas toujours du premier coup que la science la prononce, comme Aristote l'a fait pour la théorie du mouvement; mais un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut bien en arriver à cette explication dernière des choses, ou renoncer à les savoir jamais. À mon sens, c'est un grand avantage pour la science quand elle peut débuter par là.
Je me résume donc en répétant qu'Aristote a eu la gloire de fonder la science du mouvement. Que si l'on s'étonnait qu'il ne l'ait point achevée et faite tout entière à lui seul, je rappellerais l'aveu modeste et fier par lequel il termine sa Logique: «Si, après avoir examiné nos travaux, dit le philosophe, il vous paraît que cette science, dénuée avant nous de tous antécédents, n'est pas trop inférieure aux autres sciences qu'ont accrues les labeurs de générations successives, il ne vous restera plus, à vous tous qui avez suivi ces leçons, qu'à montrer de l'indulgence pour les lacunes de cet ouvrage, et de la reconnaissance pour toutes les découvertes qui y ont été faites.»
HISTOIRE DES ANIMAUX
PAR
ARISTOTE.
VII.
M. Barthélemy Saint-Hilaire nous manque ici; mais il a bien voulu nous indiquer lui-même, pour le suppléer, la traduction très-consciencieuse et très-remarquable de l'Histoire des Animaux, que M. Camus, avocat au parlement de Paris, censeur royal, publia en 1773, et qui est restée jusqu'ici le chef-d'œuvre de ce genre de travail.
Le plan de l'Histoire des Animaux, dit M. Camus, est grand et vaste. Ce sont tous les animaux: hommes, quadrupèdes, poissons, amphibies, oiseaux, insectes, qu'Aristote rassemble sous les yeux de son lecteur. Il ne considère point chacun de ces animaux ou séparément ou dans des classes dans lesquelles il les a rangés; le règne animal entier n'est pour lui qu'un point unique: c'est l'animal en général dont il fait l'histoire, et s'il rapporte telle observation particulière à tel ou tel animal, ce n'est que, ou pour servir de preuve à une proposition générale qu'il a avancée, ou pour justifier une exception dont il avertit. Ainsi Aristote, voulant faire connaître la nature des animaux, se propose d'abord l'examen des parties de leur corps, comme le premier objet qui frappe la vue: et, après avoir donné des définitions générales de ces parties, après avoir distingué différentes espèces parmi les animaux, à raison de la variété de leurs formes extérieures, il expose dans les quatre premiers livres tout le détail des parties de leur corps. Le cinquième, le sixième et le septième livres sont destinés à expliquer de quelle manière l'animal naît; le temps où il commence à se reproduire, celui où il cesse de le pouvoir faire et la durée totale de sa vie. On connaît par la lecture des sept premiers livres comment le corps de l'animal existe et comment il se multiplie; les deux derniers apprennent comment l'animal vit et comment il se conserve. L'objet du huitième est sa nourriture et les lieux qu'il habite; le neuvième traite de ses mœurs, s'il est possible d'user de cette expression; Aristote y dit quelles sont les habitudes des différents animaux; avec qui d'entre eux ils vivent réciproquement, soit en société, soit en guerre; comment ils pourvoient à leur conservation et à leur défense. Une pareille histoire n'est-elle pas infiniment préférable à de sèches nomenclatures, quelque bien rangées qu'on les suppose, par ordres, classes et genres?
L'étendue du génie d'Aristote se montre par la généralité de ses vues; celle de ses connaissances, par la multiplicité des exemples qu'il rapporte successivement. L'histoire de l'homme considéré simplement comme animal est complète dans son ouvrage; et, dans le nombre des animaux de l'ancien monde, il n'en est presque aucun, depuis le cétacé jusqu'à l'insecte, soit qu'il se meuve sur la terre, qu'il s'élève dans les airs, ou qu'il demeure enseveli sous les eaux, dont Aristote ne nous apprenne quelque particularité. Tout ce que nos yeux peuvent découvrir lui semble connu: et l'éléphant qu'il a disséqué, et cet animal imperceptible qu'on voit à peine naître dans la pourriture et la poussière.
Le style de l'Histoire des animaux est aussi abondant que les choses; il est pur, coulant, et son plus grand ornement est la propriété des expressions et la clarté.
VIII.
Pline, le naturaliste romain, n'a guère fait que copier Aristote. À l'exception de Cuvier, les naturalistes français n'ont fait que des modèles de style, des hypothèses et des systèmes. Aristote a été le premier qui se soit occupé des faits. Il en avait recueilli une foule dans la bibliothèque particulière qu'il s'était formée à Athènes. Il en avait vraisemblablement hérité d'Hippocrate, son aïeul, le premier médecin du monde; mais de plus il eut le bonheur d'avoir pour collaborateur le plus vaste des conquérants, Alexandre. Ce grand homme, qui voulait conquérir l'univers asiatique non-seulement pour sa gloire, mais pour la gloire de la civilisation, mit quelques milliers d'hommes armés à la disposition de son ancien maître, uniquement employés à lui fournir et à lui amener à Athènes des animaux de toute espèce, pour servir de texte à ses observations. Athénée raconte que les dépenses occasionnées à Alexandre par cette enquête universelle ne s'élevèrent pas à moins de 800 talents.
IX.
Nous avons dit en commençant que tous les manuscrits originaux d'Aristote, recueillis à Athènes par Sylla, furent emportés par lui à Rome. À la chute de l'empire romain, tout fut dispersé et oublié. Les moines, au treizième siècle, les recherchèrent et les traduisirent. L'Histoire des animaux fut ravivée par un bénédictin du Brabant, Thomas de Cantimpré. Georges de Trébizonde et Théodore de Gaza la retraduisirent au quinzième siècle.
Le premier livre de l'Histoire des animaux commence par une belle et savante anatomie de l'homme, destiné à servir de type à la construction des animaux inférieurs à l'homme. On voit que la science médicale moderne ne dépasse pas les éléments qu'Hippocrate avait laissés à ses descendants; c'est une folie d'imaginer que la science anatomique de l'homme ait attendu des milliers d'années pour éclairer la pratique des médecins; la vie a toujours cherché dans la mort son secret: le progrès n'est ni aussi lent ni aussi ignorant qu'on le dit.
X.
Nous ne donnons pour échantillon de son style que ces fragments sur les abeilles. Le miel du mont Hymette les rendait chères aux Athéniens:
«On distingue plusieurs espèces d'abeilles: la meilleure est petite, ronde et de plusieurs couleurs; la seconde est allongée et semblable au frelon; la troisième est l'abeille qu'on nomme voleuse: sa couleur est noire, son ventre large; la quatrième espèce est celle du bourdon: il est plus grand que les abeilles des trois premières espèces. Il n'a point d'aiguillon et il est paresseux. En conséquence de cette observation, quelques personnes entrelacent le bas de la ruche, de manière que les abeilles seules puissent y entrer, tandis que les bourdons sont arrêtés par leur grosseur. J'ai dit qu'il y avait deux sortes de rois. Dans chaque ruche il y a plusieurs rois et non un seul roi. La ruche périt si elle n'a pas des rois suffisants. Ce n'est pas tant parce que la ruche manque alors de chefs pour la gouverner que parce qu'ils contribuent, dit-on, à la reproduction des mouches. Si cependant il y a un grand nombre de rois, la division se met dans la ruche. Les abeilles multiplient peu quand le printemps est tardif et que la saison est sèche et aride: elles font plus de miel dans les temps secs, mais les essaims multiplient davantage dans les temps de pluie; et c'est là ce qui fait que les oliviers et les essaims produisent beaucoup dans les mêmes années.
«Les abeilles forment d'abord le gâteau de cire: ensuite elles y jettent la semence qui doit reproduire les essaims. Elles la jettent par la bouche, disent ceux qui prétendent qu'elles l'apportent de dehors dans leurs ruches. En troisième lieu, elles jettent également par la bouche le miel qui leur doit servir de nourriture, partie l'été, partie l'automne. Le miel d'automne est le meilleur. Les abeilles recueillent la cire sur les fleurs: elles tirent la propolis des fleurs des arbres. Pour le miel, il tombe de l'air, principalement dans le temps du lever des constellations, et lorsque l'arc en ciel s'étend sur la terre. Il n'y a jamais de miel nouveau avant le lever des Pléiades. L'abeille prépare donc la cire avec des fleurs comme je l'ai dit, mais une preuve qu'elle ne compose point le miel, et qu'elle recueille celui qui tombe, c'est que ceux qui ont des ruches les trouvent pleines de miel en un jour ou deux, et que d'ailleurs, quand on leur a ôté leur miel en automne, elles n'en font plus de nouveau quoiqu'il y ait encore des fleurs. Cependant, n'ayant plus de nourriture, puisqu'on leur a ôté leur miel, ou n'en ayant qu'une petite quantité, elles ne manqueraient pas de faire de nouveau miel si elles le composaient du suc des fleurs. Le miel prend de la consistance en se mûrissant, si l'on peut parler ainsi. Il est d'abord comme de l'eau, et il demeure liquide pendant quelques jours. Si on l'ôte alors de la ruche, il n'a point de consistance. Il faut ordinairement vingt jours pour l'épaissir. Le mérite du miel se reconnaît aisément au goût: car les différents miels ont plus ou moins de douceur, de même qu'ils ont plus ou moins de consistance. L'abeille fait sa récolte sur les fleurs qui sont en calice, et en général sur toutes celles qui ont un suc doux. Elle ne fait aucun tort au fruit. Un organe semblable à la langue lui sert à rassembler les sucs de ces fleurs et elle les emporte. On taille les ruches lorsque les figues sauvages commencent à être mûres. Les nouveaux essaims qui réussissent le mieux sont ceux qui viennent dans le temps où les abeilles travaillent le miel. Elles portent la cire et l'érithaque avec leurs cuisses: pour le miel, elles le jettent par la bouche dans les cellules. Lorsque les abeilles ont déposé la semence qui doit les reproduire, elles couvent comme les oiseaux.
«Le ver de l'abeille, étant encore petit, est d'abord couché en travers dans l'alvéole: après cela il se relève de lui-même et prend de la nourriture. Il est attaché à l'alvéole, de sorte qu'on croirait qu'il en fait partie. La semence qui sert à la reproduction, soit des abeilles, soit des bourdons, est également blanche. Il en naît de petits vers qui croissent et deviennent abeilles et bourdons: mais la semence d'où naissent les rois est roussâtre, elle a plus de consistance que le miel épaissi, et dès les premiers instants elle est d'un volume qui répond à celui du roi qu'elle produira. Le roi ne passe point par l'état de ver: il devient abeille tout d'abord. La semence étant déposée dans l'alvéole, l'abeille place du miel vis-à-vis. Les pieds et les ailes de l'embryon de l'abeille se produisent pendant qu'il est enfermé: lorsqu'il a acquis sa perfection, il rompt la membrane qui l'enfermait et s'envole. Tant que l'abeille est dans l'état de ver, elle rend des excréments, mais après cela elle n'en rend plus, à moins qu'elle ne soit pas encore sortie de son enveloppe, comme je l'ai déjà observé. Si l'on ôte la tête à un embryon d'abeille, avant qu'il ait acquis des ailes, les abeilles mangent le reste du corps, et si, après avoir ôté les ailes à un bourdon, on le jette dans la ruche, les abeilles mangent aussi les ailes des autres bourdons. Les abeilles vivent six ans; quelques-unes vont jusqu'à sept: on regarde comme heureux qu'une ruche dure neuf ou dix ans.
«Dans le nombre des quadrupèdes sauvages, la biche n'est pas un des moins remarquables par sa prudence: soit lorsqu'elle dépose ses petits auprès des chemins, parce que les hommes qui les fréquentent en écartent les animaux féroces, soit lorsqu'elle dévore les enveloppes de ses petits aussitôt après les avoir mis bas, qu'elle court au séséli, en mange, puis revient à eux. La biche mène ses faons dans les forêts pour les accoutumer à connaître les endroits où il faudra qu'ils se mettent en sûreté: c'est une roche escarpée qui n'a d'accès que d'un côté. La biche s'y arrête, et s'y met, dit-on, en défense.
«Le cerf devenu trop épais, ce qui lui arrive en automne où il engraisse beaucoup, ne se montre plus nulle part. Il change de retraite: on dirait qu'il sait qu'on le forcera plus facilement à cause de sa graisse. Les cerfs jettent leur bois dans des lieux où l'on ne pénètre pas aisément et qui sont difficiles à reconnaître. De là le proverbe: Où les cerfs ont jeté leur bois. Ils ne se laissent plus voir, comme n'étant plus en état de défense. On prétend qu'on n'a jamais trouvé la partie gauche du bois d'un cerf, et qu'il la cache comme ayant quelque vertu. Les cerfs d'un an n'ont pas encore de bois: ils en ont seulement une petite naissance qui en est comme la marque; ce bois naissant est court et velu. À leur seconde année, leur bois s'allonge droit comme un piquet; aussi leur donne-t-on alors le nom de piquets. La troisième année il a deux branches; la quatrième il est plus inégal, et il augmente de même chaque année jusqu'à ce que l'animal ait atteint six ans. Après cette époque, la tête du cerf se refait toujours la même, et on ne peut plus connaître son âge par son bois. Les vieux cerfs se reconnaissent à deux autres marques: ou ils n'ont plus de dents, ou elles sont petites, et la partie de leur bois qu'on appelle les défenses ne renaît plus. Ce sont ces cornichons qui viennent en devant du bois, et dont le cerf se sert pour se défendre: quand il est vieux il ne les a plus, son bois monte droit. Le bois du cerf tombe chaque année vers le mois d'avril. Le cerf qui ne l'a plus se cache, comme je l'ai dit, pendant le jour, et se retire dans les bois épais pour y être à l'abri des mouches. Il ne va au viandis que la nuit et dans des lieux couverts, jusqu'à ce qu'il ait refait sa tête. Le nouveau bois pousse d'abord comme enveloppé d'une peau: il est même couvert de poil. Quand il a pris sa croissance, le cerf l'expose au soleil afin de le mûrir et de le sécher, et, lorsqu'il ne ressent plus de douleur en frottant son bois contre les arbres, il quitte les lieux où il s'était retiré; il est rassuré, parce qu'il a des armes pour se défendre. On a pris un cerf dont le bois était chargé de lierre vert qui y était attaché; il fallait qu'il y fût venu comme sur un arbre vert, tandis que le bois était tendre.
«Un cerf qui se sent mordu par une phalange ou par quelque autre insecte semblable, ramasse des cancres et les mange. Un breuvage fait avec des cancres pourrait être bon pour les hommes en pareil cas, mais il est de mauvais goût.
«Les biches mangent les enveloppes de leurs petits aussitôt qu'elles ont mis bas: elles ne les laissent pas même tomber à terre, de sorte qu'il n'est pas possible de s'en saisir: vraisemblablement elles contiennent quelque vertu.
«Les chasseurs prennent les biches en chantant ou en jouant de la flûte; elles se laissent charmer par le plaisir de les entendre. Deux personnes vont ensemble: l'une se montre et chante ou joue de la flûte; l'autre se tient en arrière et tire la flèche au signal que le premier lui donne. Tant que la biche tient les oreilles droites, elle entend le moindre bruit, et il est difficile de n'être pas découvert; quand elle les a baissées, on la tire sans qu'elle s'en aperçoive.»
Telle est l'Histoire des animaux par Aristote: c'est le chef-d'œuvre du laconisme pittoresque. Tout y est, et tout est intéressant. Pline lui-même est inférieur. C'est le catéchisme de la nature. On n'y regrette que deux choses: la première, c'est qu'elle ait été tronquée par le temps; la seconde, c'est qu'un écrivain aussi consommé n'ait pas suffisamment insisté dans sa description des animaux sur la partie intellectuelle de leurs mœurs. Cette partie jusqu'ici négligée manque à Aristote comme à Buffon. Ils n'ont peint que le corps, ils ont déchiré une des plus belles pages de l'œuvre de Dieu dans sa nature animée; ils ont ainsi privé le Créateur d'une partie de sa gloire.
XI.
Si nous avions le talent, l'âge, le loisir et un pourvoyeur comme Alexandre, mettant des milliers d'hommes à notre disposition pour étudier partout les formes et les mœurs de tous les animaux dans l'univers connu, nous oserions entreprendre cette œuvre et chanter ainsi le cantique plus complet de la création, le spiritualisme de l'histoire naturelle.
Depuis l'ami de l'homme, le chien, avec lequel nous avons passé une partie essentielle de l'espace de temps qui nous a été assigné dans la vie, et dont aucune pensée ne nous est mystère, jusqu'au chat mélancolique qui s'attache à la femme et qui meurt quand elle meurt, jusqu'à la cigogne dont le père, la mère et les petits semblent descendre du ciel pour nous donner l'idée et le modèle des trois amours de la vie de famille, jusqu'à l'innocente brebis, ce champ ambulant et fertile qui nous livre avec son lait la tiède toison qui nous abrite l'hiver, jusqu'à l'éléphant, militaire et politique, qui combat pour nous et qui se soumet aux lois volontaires de la discipline pour honorer les rois ou les chefs armés des nations, nous aurions passé en revue ce monde animé et inférieur créé pour nous aimer et nous aider; nous aurions cherché et trouvé dans leurs instincts les plus secrets les mystères de leurs mœurs, et, disons le mot, de leurs vertus. Combien de fois ne les avons-nous pas vus délibérer entre leur penchant naturel et leur devoir pour s'attacher à leur devoir, en surmontant péniblement leur penchant! N'est-ce pas là la vertu dans sa force et, par conséquent, dans son mérite? Pouvons-nous douter, quand le chien de l'infirme, du blessé, du noyé, du misérable, meurt volontairement pour son maître, qu'un pressentiment ne lui donne la foi dans la récompense que la nature prépare à son dévouement? La nature est pleine de ces dévouements qui seraient des sarcasmes du destin s'ils n'étaient des augures d'un autre monde. Quant à moi, je n'ai jamais foulé d'un pied indifférent le moindre insecte visible, sans croire que la vie que je sauvais ainsi emporterait ma mémoire dans l'éternité, et que je me préparais des amis dans l'inconnu. Je n'ai jamais feuilleté sans mépris et sans regret les écrivains qui, en décrivant les corps, ne voient dans la machine animale que le mécanisme, et proclament l'athéisme, non de Dieu, mais des sentiments et des idées; j'ai toujours fait des vœux ardents pour que la Providence fit naître enfin un génie contemplateur, un prophète du monde animé qui nous révélât l'harmonie divine dans l'âme comme dans les organes des animaux. Ce jour viendra et glorifiera le Créateur. Les besoins de l'humanité sont des prophéties, peut-être cet homme est-il né.
Aristote était digne de l'être, s'il eût été aussi philosophe que médecin. Mais il n'avait que la justesse de l'esprit, il n'en avait pas assez l'étendue ni surtout l'élévation.
Voilà toute l'œuvre de lui que nous a léguée le temps et que M. Barthélemy Saint-Hilaire nous a si magnifiquement traduite et commentée. Faut-il dire toute ma pensée? J'ai été plus ravi encore de l'œuvre de Barthélemy Saint-Hilaire que de celle d'Aristote. Il est plus beau en résumant Socrate qu'en résumant Aristote. On sent qu'il regrette à chaque instant le spiritualisme du Phédon dans le sensualisme de l'Histoire des animaux, dans la Morale, dans la Physique, dans la Politique, dans le Traité sur l'Âme, qui ne sont que des préfaces aux considérations surhumaines du platonisme. Aristote, en effet, est un esprit juste (mérite immense); mais ce n'est pas un esprit haut. L'élévation fait partie de l'étendue dans le cube de nos facultés. Aspirer à monter toujours plus haut, et enfin jusqu'à Dieu, c'est la loi la plus pieuse de notre nature. Aristote n'y monte pas assez; c'est sa faiblesse. C'est l'aigle des régions moyennes, mais ce n'est point l'aigle de Pathmos. On voit que son traducteur, qui aimerait à le suivre au septième ciel, souffre, tout en l'excusant, de cette philosophie un peu trop terrestre. Lisez ces regrets.
«La loi qui parle dans la conscience de l'homme et à sa raison, voilà le principe supérieur et surhumain; la volonté libre qui observe ou qui viole cette loi, voilà le principe humain et subordonné. À eux deux, ils sont la source et la clé de toute la morale. L'homme porte donc en lui une législation, et en quelque sorte un tribunal, qui l'absout ou le condamne selon les cas, et qui a pour sanction, ou la satisfaction délicate d'avoir bien fait, ou le regret et le remords d'avoir fait mal. L'homme se sent le sujet d'une puissance qui est au-dessus de lui, bienfaisante et douce s'il l'écoute, implacable s'il lui résiste, et, quand la justice l'exige, anticipant le châtiment du dehors par ses tortures invisibles, dont le coupable a le douloureux secret, même quand il échappe à la vindicte sociale.
«Ces deux grands faits de la loi morale et de la liberté sont au-dessus de toute contestation possible. Qui les nie, abdique son titre d'homme, et se ravale, qu'il le sache ou qu'il l'ignore, au-dessous même de la brute; plus intelligent qu'elle sans doute, mais dépravé, tandis que la brute ne l'est pas.
«Les conséquences ne sont point ici moins claires ni moins admirables que les principes. L'homme, en acceptant de sa libre volonté le joug de la loi, s'ennoblit loin de s'abaisser. Par sa soumission volontaire, il s'associe de son plein gré à quelque chose de plus grand que lui; il se sent rattaché à un ordre de choses qui le dépasse et qui le fortifie. Loin de perdre à l'obéissance, il y gagne une grandeur et une dignité que sans elle il n'a pas. Le monde moral où il entre par cette dépendance éclairée de sa liberté, est le vrai monde où son âme doit vivre, tandis que son corps vit dans un monde tout différent, où la liberté n'a presque plus rien à faire. C'est une sphère de pureté et de paix, où il n'y a de souillures et de tempêtes que celles qu'il veut bien y laisser pénétrer. Le calme et la lumière n'y dépendent que de lui seul; et, quand il sait le vouloir, il peut établir dans ce ciel intérieur une inaltérable sérénité. Sa raison de plus en plus soumise devient de plus en plus forte, et le terrain sur lequel elle s'appuie, de plus en plus inébranlable et fécond. Les convictions de la conscience s'affermissent à mesure qu'elles s'exercent; et, dans cet échange d'obéissance consentie d'une part, et de force communiquée de l'autre, l'homme prend à ses propres yeux une valeur qu'il ne se connaissait pas, et que son humilité la plus sincère peut accepter, parce qu'il en place l'origine au-dessus de lui. C'est là qu'il puise ce sentiment étrange et noble qui se nomme le respect de soi, gage assuré du respect que lui devront et que lui donneront ses semblables et qu'il leur rendra.
«En comparaison de ces biens intérieurs et sans prix, de ces biens divins, comme disait Platon, les biens du dehors sont assez peu estimables. Ils sont à sacrifier sans hésitation, si ce n'est sans douleur, à des biens qu'ils ne valent pas. La fortune, la santé, les affections, la vie même ne tiennent point: on les immole, s'il le faut, pour conserver ce qui est au-dessus d'elles. On ne peut pas les préférer à ce qui seul leur confère quelque prix:
Nec propter vitam vivendi perdere causas.
Pour une âme éclairée et suffisamment énergique, tous les biens se subordonnent dans cette proportion et ce rapport; et, quand le moment de la décision arrive, elle est déjà toute prise, parce qu'elle est indubitable. Ce n'est guère qu'un calcul dont le résultat est prévu et infaillible. Seulement, c'est un calcul en sens inverse des calculs vulgaires; on perd tout au dehors pour tout gagner au dedans; et, quand l'épreuve est bien tout ce qu'elle doit être, on se trouve avoir gagné beaucoup plus encore qu'on n'a perdu, jusqu'au sacrifice dernier ou l'existence peut être mise en jeu. C'est que la loi morale, en même temps qu'elle fait tout l'honneur de l'homme, est aussi la règle de sa vie. Elle ne dirige pas seulement les pensées, elle gouverne les actes; elle prononce dans les conflits qu'elle tranche souverainement; et dans l'échelle des biens divers, c'est elle qui assigne et maintient les rangs. Il serait déraisonnable de dédaigner les biens extérieurs, en tant que biens; ils ont leur utilité; mais ce ne sont que des instruments pour un but plus haut; et quelque valeur qu'ils aient en eux-mêmes, ils la perdent du moment qu'on les met en balance avec ce qui pèse davantage.
«Mais la loi morale n'est pas une loi individuelle, c'est une loi commune. Elle peut être plus puissante et plus claire dans telle conscience que dans telle autre; mais elle est dans toutes à un degré plus ou moins fort. Elle parle à tous les hommes le même langage, quoique tous ne l'entendent pas également. Il suit de là que la loi morale n'est pas uniquement la règle de l'individu; c'est elle encore qui fait à elle seule les véritables liens qui l'associent à ses semblables. Si les besoins rapprochent les hommes, les intérêts les séparent, quand ils ne les arment pas les uns contre les autres; et la société qui ne s'appuierait que sur des besoins et des intérêts, serait bientôt détruite. Les affections mêmes de la famille, qui suffiraient à la commencer, ne suffiraient point à la maintenir. Sans la communion morale, la société humaine serait impossible. Peut-être les hommes vivraient-ils en troupes comme quelques autres espèces d'animaux; mais ils ne pourraient jamais avoir entre eux ces rapports et ces liens durables qui forment les peuples et les nations, avec les gouvernements plus ou moins parfaits qu'ils se donnent et qui subsistent des siècles. C'est parce que l'homme sent ou se dit que les autres hommes comprennent aussi la loi morale, à laquelle il est soumis lui-même, qu'il peut traiter avec eux. Si des deux parts on ne la comprenait pas, il n'y aurait point de liaisons ni de contrats possibles. De là cette sympathie instinctive qui rassemble les hommes, et donne tant de charmes à la vie commune, même dans le large cercle d'une nationalité; de là aussi cette sympathie bien autrement vive, parce qu'elle est plus éclairée, qui forme ces liens particuliers qu'on appelle des amitiés. Sans l'estime mutuelle que deux cœurs se portent, parce qu'ils obéissent avec une égale vertu à une loi pareille, l'amitié n'est pas; et elle a besoin, pour être sérieuse et durable, de la loi morale, tout autant qu'en a besoin la société. De là enfin cette sympathie qui réunit deux êtres de sexes différents, et qui constitue leur réelle union, que l'amour même serait impuissant à cimenter assez solidement. C'est parce que l'homme aime la loi morale à laquelle il doit obéir, qu'il aime tous ceux, qui de plus près ou de plus loin la pratiquent avec lui, dans la mesure où il nous est donné de pouvoir la pratiquer.
«Je viens de parcourir en quelques mots le cercle à peu près entier de la science morale, depuis la conscience individuelle, où éclate la loi qui régit l'âme humaine, jusqu'à ces grandes agglomérations d'individus qui forment les sociétés. Mais ce serait se tromper que de croire que la science morale ne s'étend pas encore au delà. Elle va plus haut; et la raison se manquerait à elle-même, si elle s'arrêtait à moitié chemin. Une loi suppose de toute nécessité un législateur qui l'a faite; l'obéissance suppose nécessairement l'empire; et la raison n'a pas de route plus assurée, si elle en a de plus profondes, pour arriver à Dieu, le connaître et l'aimer. Les lois humaines ne peuvent être le fondement de la loi morale; car c'est elle qui les inspire, qui les juge et les condamne, quand elles s'écartent de ses ordres légitimes. L'éducation, invoquée par quelques philosophes, n'explique pas plus la loi morale qui la domine que les lois publiques. Au fond, l'éducation, quelque particulière qu'elle puisse être, n'est sous une autre forme qu'une législation, imposée à l'enfant au lieu de l'être à des hommes; et cette législation restreinte n'a pas d'autres bases que les législations civiles. La loi morale, de quelque côté qu'on l'envisage, n'a donc rien d'humain quant à son origine. Elle gouverne l'homme précisément parce qu'elle ne vient pas de lui; et quand il veut étudier en elle les voies de Dieu, il en reconnaît avec une entière évidence la puissance et la douceur.
«Dans le monde matériel tout entier, quelque beau, quelque régulier qu'il soit, l'observation la plus attentive ne rencontre rien qui puisse nous donner la moindre idée de la loi morale. Les traces que parfois nous croyons en découvrir dans les animaux les mieux organisés, ne sont que des illusions. Nous leur prêtons alors ce que nous sommes; nous leur supposons notre nature, soit par une ignorance qui peut être coupable quand elle tend à nous rabaisser à leur niveau, soit même par une sorte de sympathie assez puérile. Mais, au vrai, il n'y a de loi morale que dans le cœur de l'homme; et celui qui a créé les mondes avec les lois éternelles qui les régissent, n'a rien fait d'aussi grand que notre conscience. La liberté, même avec toutes ses faiblesses, vaut mieux que la nature avec son immuable constance; et pour une intelligence qui se comprend elle-même, la comparaison n'est pas même possible, parce qu'elle est absurde, et que la supériorité du monde moral est absolument incommensurable. La puissance de Dieu se manifeste donc au-dedans de nous bien plus vivement qu'au dehors; et prouver l'existence de Dieu par cette loi que nous portons dans nos cœurs et que confesse notre raison, c'est en donner une des preuves les plus frappantes et les plus délicates.
«Mais la mansuétude de Dieu égale au moins sa puissance. Dans ces législations imparfaites que les hommes sont obligés de faire à leur usage, il y a toujours dans leurs injonctions et dans leurs châtiments quelque chose de grossier et de brutal, même quand elles sont les plus justes. La peine qui frappe le coupable peut le détruire, mais elle ne le touche pas; elle l'effraye sans le corriger. La menace le détourne sans l'améliorer. Ici rien de pareil. Dans la législation de Dieu, l'homme est son propre juge, provisoirement du moins; et c'est parce qu'il peut se juger lui-même qu'il peut aussi éviter la faute dont il sent l'énormité. La voix qui parle en lui l'a d'abord averti; elle lui adresse des conseils avant de lui adresser des reproches; et c'est quand il est resté sourd qu'elle sévit. Il impliquerait contradiction que, pour se faire obéir, la loi morale employât des moyens qui ne seraient pas purement moraux. Aussi, dans cette répression, que de ménagements pour le coupable! Que d'efforts dont lui seul a conscience, et que rien ne divulgue au dehors, pour le ramener au bien! Quelle réserve et quelle discrétion! L'homme abuse sans doute plus d'une fois de cette clémence; mais ce serait joindre l'ingratitude à la perversité que de s'en plaindre. C'est bien assez de la dédaigner, en n'en profitant pas; il n'y a pas de cœur, même le plus endurci, qui ne doive l'admirer, et remercier le législateur suprême de tant de bienveillance à côté de tant de pouvoir.
«Une autre conséquence non moins certaine et non moins grave de ce mécanisme divin, c'est que l'homme, se sentant libre d'obéir ou de résister à la loi de la raison, se sent par cela même responsable de ses actes devant l'auteur tout-puissant de cette loi et de sa liberté. Il n'a point à le craindre de cette crainte qui ne convient qu'à l'esclave, puisque, par sa soumission, il peut s'associer à un père plutôt qu'à un maître. Mais il doit craindre de l'offenser, en violant la loi dont il reconnaît lui-même toute l'équité. Si l'homme s'indigne en son cœur contre la faute à laquelle il succombe, à bien plus forte raison doit-il croire que le législateur s'indigne contre celui qui, pouvant éviter cette faute, l'a cependant commise. L'homme qui, par la loi morale, a dans ce monde une destinée privilégiée, a donc à rendre un compte de l'emploi qu'il aura fait de cette destinée. Ce n'est pas à ses semblables qu'il le doit; car ils peuvent tout au plus connaître de ses actes, qu'ils châtient quelquefois. Comme ils sont des sujets ainsi que lui, ils ne sont que ses égaux; ils ne peuvent être ses vrais juges. Les intentions, les pensées, mobiles invisibles de tous les actes, leur échappent absolument; et ce sont cependant les pensées et les intentions, en un mot, tout ce qui se dérobe nécessairement aux justices humaines, qu'il s'agit de juger. Ou il faut nier la loi morale, la liberté de l'homme et sa responsabilité, ou il faut admettre, comme conséquence inévitable, une autre vie à la suite de celle-ci, où Dieu saura distribuer les récompenses et les peines. Ce qu'elles seront, c'est lui seul qui en a l'inviolable secret; mais la science morale ne dépasse pas ses justes bornes en affirmant que cette justice définitive est indispensable, et que la vie de l'homme ici-bas ne peut se comprendre sans ce complément qui doit la suivre.
«Ce n'est pas, comme on l'a dit, et Kant en particulier, qu'il y ait en ce monde un désaccord inique entre la vertu et le bonheur. Ce monde, tel qu'il est fait, est en général assez équitable; et il est à présumer que c'est la faiblesse de l'homme plutôt que sa raison qui en murmure. Il n'y a donc point à rétablir un équilibre qui n'est pas rompu, comme on se plaît à le répéter; et il ne faut pas que la vertu, si elle veut rester pure, pense trop à un salaire dont la préoccupation suffirait à la flétrir. D'ailleurs, en observant bien ce monde, il est facile de voir que le bonheur y dépend presque entièrement de nous; il est le plus souvent le résultat de notre conduite, et il manque bien rarement à qui sait le chercher là où il est. Les âmes vertueuses sont en général fort résignées. Il n'y a guère que le vice qui se révolte. Kant, tout en parlant de l'équilibre nécessaire, qu'il ne voit que dans la vie future, ne s'est pas trouvé, j'en suis sûr, trop malheureux dans celle-ci. Socrate, malgré sa catastrophe, n'a pas gémi sur son sort; et il n'a pas douté de la justice de Dieu, même en ce monde, parce qu'il y a fini par la ciguë. Mais si le rapport du bonheur et de la vertu est suffisant dès ici-bas, ce qui ne l'est point, c'est le rapport moral de l'âme à Dieu. Indépendamment des lois extérieures, l'homme avait une loi tout intérieure à observer. Jusqu'à quel point y est-il resté fidèle? Lui-même, tout sincère qu'il peut être avec sa propre conscience, ne le sait pas. Le souvenir de la plupart de ses pensées et de ses intentions, même les plus vives, périt à chaque instant en lui. Il voudrait juger sa propre vie avec la plus stricte impartialité qu'il ne le pourrait point. Il faut bien cependant quelqu'un qui la juge; car autrement elle serait une énigme sans mot, et l'homme ne serait guère qu'un monstre.
«Ainsi la science morale, dépassant cette existence terrestre, pénètre de l'homme d'où elle part jusqu'à Dieu; et elle affirme la vie future avec les récompenses et les peines, aussi résolument qu'elle affirme la vie présente. Ce ne sont pas là des hypothèses gratuites; ce ne sont pas même des postulats de la raison pratique, comme disait Kant en son bizarre langage. Mais ce sont des conséquences aussi certaines que les faits incontestables d'où la raison les tire. On peut même ajouter que ces théories sont en parfait accord avec les croyances instinctives du genre humain, et que les religions les plus éclairées les sanctionnent, en même temps que la philosophie les démontre.
«Arrivée là, la science morale a épuisé la meilleure part de son domaine; elle a rempli sa tâche presque entière. Il ne lui reste plus qu'à montrer comment l'homme, soumis à une loi si sainte et si douce, la viole cependant, et à expliquer d'où vient en lui cette lutte, où il est si souvent vaincu, et cette révolte qui le perd. La raison voit et comprend le bien; la liberté fait souvent le mal. Comment cette chute est-elle possible? La cause en est assez manifeste, et l'homme n'a pas besoin de s'étudier bien longtemps pour la découvrir. C'est de son corps, de ses passions et de ses besoins diversifiés à l'infini, que lui viennent ces assauts d'où il sort si rarement victorieux; c'est d'un principe contraire à celui de son âme que lui viennent ces combats, terminés le plus ordinairement par des défaites. Ce serait exagérer que de croire que le vice tout entier vient du corps, et que l'âme n'a pas ses passions propres qui la ruinent, quand elles sont mauvaises, comme celles que le corps lui suggère. Mais on peut dire sans injustice que la grande provocation au mal, dans l'âme de l'homme, lui vient du corps auquel elle est jointe, qu'elle peut dominer sans doute, puisqu'elle va quand elle veut jusqu'à l'anéantir, mais qui, dans bien des cas, la domine elle-même et la souille par les insinuations les plus cachées et les plus sûres. Modérer le corps, le dompter dans une certaine mesure, lui faire la part de ses justes besoins, lui résister dans tout ce qui les dépasse, en un mot faire du corps un instrument docile et un serviteur soumis, voilà l'une des règles essentielles de la vie morale, et par conséquent, une des parties considérables de la science. L'union de l'âme et du corps, c'est-à-dire de l'esprit et de la matière, est un mystère dont elle n'agite point la solution, qui appartient à la métaphysique. Mais il est de son devoir de rechercher les conditions de cette union, et de les expliquer à la lumière de la loi. C'est un fait qu'elle étudie comme les faits de conscience, et qui n'est pas moins important. L'omettre serait une grave lacune; et l'on risquerait, en le supprimant, de ne pas comprendre assez clairement la vie morale, qui, au fond, n'est qu'une sorte de duel entre ces deux principes opposés.
«Il semblerait résulter de cet antagonisme que l'ennemi de l'homme, c'est son corps, qui sert tout au moins d'intermédiaire au vice, quand il n'en est pas directement la cause. Cependant cet ennemi, sans être nous précisément, est une partie indispensable de nous. C'est un compagnon nécessaire, quoique dangereux; et durant cette vie, nous ne pouvons pas nous en séparer un seul instant, puisque, sans lui, notre destinée morale n'est pas même possible. Il y a donc à le ménager, tout en le combattant; il faut s'en servir en le surveillant, et s'en défier en le conservant avec le soin obligé. La limite est des plus délicates à tracer, et il faut prendre garde d'outrer l'indulgence ou la sévérité. Mais comme l'indulgence est notre pente naturelle, il est bon que la science morale incline plutôt en sens contraire, et elle n'est pas assez sage quand elle n'est pas austère. De là, dans tous les systèmes de morale dignes des regards de la postérité, tant de règles sur la tempérance et sur l'éducation.
«L'homme aurait d'ailleurs grand tort de se plaindre de cette union de l'esprit et de la matière en lui, redoutable seulement quand il ne sait point en user. Elle est d'abord la condition essentielle de la vertu, le prix dernier de la vie morale et son trésor. Sans combats, la vertu n'est point; car il est par trop évident que, sans lutte, il n'y a point de triomphe. De plus, l'homme éclairé par l'expérience et sincèrement ami du bien peut faire tourner à son profit cette influence possible du physique sur le moral. En réglant le corps de certaine façon, on tempère les passions de l'âme; et, par un régime bien entendu, on tire, en partie du moins, la santé de l'âme de la santé du corps: Mens sana in corpore sano. C'est l'âme qui d'abord a réglé le corps; c'est elle qui l'a soumis au gouvernement convenable, et qui l'a restreint dans ses vraies limites. Mais, par un retour inexplicable, le corps rend à l'âme ce qu'il en a reçu; et, loin de la troubler désormais, il lui transmet un calme et une paix qu'elle emploie à mieux comprendre le devoir et à le mieux accomplir. L'union de l'âme et du corps est donc un bienfait, et ce n'est pas assez le reconnaître que d'en gémir, comme le font quelquefois les cœurs les plus purs, et d'anticiper la dissolution du pacte, soit par des vœux téméraires, soit par un ascétisme exagéré.
«Tel est à peu près l'ensemble de la science morale et des questions qu'elle doit étudier dans tous leurs détails, sous toutes leurs faces. Elle apprend à l'homme où est en lui la source du bien et la source du mal; elle le rattache à lui-même, à ses semblables et à Dieu par des liens indissolubles, et sa mission est remplie quand elle lui a enseigné, non pas précisément la vertu, mais ce qu'est la vertu et à quelles conditions elle s'acquiert. La vertu ne résulte que de l'accomplissement réel du devoir. On n'est pas vertueux parce qu'on sait ce qu'on doit faire; on l'est parce qu'on a fait ce qu'on doit, en sachant, à titre de créature raisonnable, pourquoi l'on agit de telle façon et non point de telle autre. Mais éclairer l'humanité sur les caractères de la vertu, lui montrer avec pleine lumière la fin obligatoire de toutes les actions humaines, et lui indiquer les voies qui mènent à cette fin, c'est un immense service; et l'on n'a point à s'étonner de l'estime et de la gloire qui le récompensent. Sur la scène du monde, où ce sont cependant les mêmes principes qui s'agitent et qui se combattent, il est bien plus difficile de les discerner; ils y sont le plus souvent obscurs et douteux, même pour les yeux les plus attentifs. Sur le théâtre de la conscience, ils brillent d'un éclat splendide, où rien ne les ternit que l'ignorance intéressée d'un cœur pervers.
«Le point essentiel et le plus pratique de la science, c'est donc de démontrer irrévocablement à l'homme que sa loi est toujours de faire le bien, quelles que soient les complications que le jeu des choses humaines puisse amener; et que faire le bien, c'est obéir sans réserve, sans murmure, avec résignation et, quand il le faut, avec une fermeté héroïque, aux décrets de la raison, promulgués dans la conscience, acceptés par une volonté soumise autant qu'intelligente, et qui peuvent passer dans le for individuel pour les décrets mêmes de Dieu. C'est là le centre de la vie, comme c'est le centre de la science; mais c'est là aussi que se livrent, dans la théorie et dans la pratique, les grands combats. En général, c'est par inattention ou par ignorance que l'individu fait le mal, et ce n'est presque jamais de propos délibéré qu'il commet la faute, en sachant qu'il la commet, bien qu'il y ait des natures assez malheureuses pour qu'en elles les dons les plus beaux ne servent qu'au vice. Mais dans la science, l'ignorance et l'inattention ne sont pas permises; et si, dans le cours de la vie, il faut beaucoup d'indulgence, même avec les coupables, il n'en faut avoir aucune envers les fausses théories. On doit les flétrir sans pitié et en faire ressortir l'erreur pour les rendre moins dangereuses; on doit les traîner devant le tribunal incorruptible de la conscience et les y condamner sans appel. Or, à côté de la théorie du bien, seul devoir de l'homme, il n'y a qu'une solution possible: c'est la théorie de l'intérêt, avec les replis et les dédales où elle se diversifie et s'égare. L'intérêt peut se présenter sous plusieurs formes: d'abord assez grossier, et c'est alors la fortune, avec tous les biens secondaires qui la constituent; puis un peu plus raffiné, sous l'aspect du plaisir, avec ses séductions et ses attraits trop souvent irrésistibles; et enfin, moins déterminé et plus acceptable, sous le spécieux prétexte du bonheur.
«La loi morale, et par conséquent aussi la science, doit repousser et combattre l'intérêt, sous quelque masque qu'il se dissimule; fortune, plaisir, bonheur même, elle ne peut accepter aucun de ces mobiles pour la conduite de l'homme. Ce sont eux, sans doute, qui le gouvernent le plus fréquemment dans la réalité; et l'on peut même accorder que, dans une certaine mesure, il est bon qu'ils le gouvernent. Mais pas un d'eux n'a le droit de prétendre à l'empire, ni de se substituer par une usurpation menteuse à l'exclusive souveraineté du bien. La loi morale, que les cœurs ignorants ou faibles se représentent sous des couleurs si sévères, afin de la mieux éluder, n'interdit à l'homme ni la richesse, fruit ordinaire et mérité de son labeur, ni le plaisir, besoin de sa nature, ni le bonheur, tendance spontanée et constante de tous ses efforts. Mais elle lui dit, sans qu'il puisse se méprendre à la sagesse obligatoire de ces conseils, qu'il doit dans certains cas, assez rares d'ailleurs, sacrifier au bien fortune, plaisirs, bonheur, vie même; et que s'il ne sait pas accomplir ce sacrifice, ce sont des idoles qu'il adore, et non le vrai Dieu. Ces immolations, toutes rares qu'elles sont, suffisent à qui sait les comprendre pour révéler dans sa splendeur suprême la loi du bien; et puisque c'est précisément dans les rencontres les plus grandes et les plus solennelles que le bien l'emporte, c'est que le bien est le maître véritable de l'homme, et que tous les autres mobiles, issus à différents degrés de l'intérêt, fortune, plaisir, bonheur, ne sont que ses tyrans.
«Il n'y a donc point d'excuses dans la science morale pour ces théories relâchées, toutes séduisantes qu'elles peuvent être, qui mettent l'intérêt au-dessus du bien. Il ne doit point y en avoir davantage pour les autres théories, moins coupables, qui tentent un compromis, et qui veulent accoupler le bien avec ce qu'elles appellent l'intérêt bien entendu. Si l'intérêt bien entendu est le bien, tel qu'on vient de le définir, à quoi bon substituer un mot obscur, et tout au moins équivoque, à un mot si simple et si clair? Il y a danger, comme Cicéron le remarquait, voilà près de deux mille ans, dans ces variations arbitraires de langage; l'intérêt bien entendu n'en est pas moins l'intérêt; et l'interprétation peut changer perpétuellement, non pas seulement d'un individu à un autre, mais dans le même individu, qui n'a pas toujours de son intérêt, même en tâchant de le bien entendre, des notions pareilles et immuables. Si l'intérêt bien entendu est autre chose que le bien, il est alors à proscrire, ou du moins à subordonner. Ainsi, l'intérêt bien entendu ne peut pas plus prétendre à dominer l'homme que l'intérêt dans son acception la plus vulgaire et la moins calculée.
«Je dis que la science morale, comprise comme je viens de le faire, est la seule vraie, et que tout ce qui s'éloigne de ce type est faux. Elle suffit à expliquer et à conduire l'homme. Elle le place à sa véritable hauteur, au-dessus de tous les autres êtres qui l'entourent, mais au-dessous de Dieu; elle ne l'exalte pas, mais elle est loin aussi de le ravilir; elle le soumet à une loi bienfaisante et sage, tout en reconnaissant sa liberté, si ce n'est son indépendance. En un mot, elle peut le sauver, s'il consent à la suivre. Mais la science ne se fait pas illusion. Si elle sent son importance, elle sent non moins vivement ses bornes; et comme elle peut à peine éclairer quelques individus, elle ne se flatte pas de l'orgueilleuse prétention de gouverner les peuples. Cependant il ne peut y avoir deux lois morales, et il est bien évident que la politique est soumise aux mêmes conditions que la morale individuelle; les principes ne changent pas pour s'appliquer à une nation. Mais dans ces grands corps, qui renferment des multitudes innombrables, et qui ont des ressorts si compliqués, la vie morale est bien plus confuse et bien plus difficile que sur cette scène étroite de la conscience. La politique ne s'est guère élevée jusqu'à présent au-dessus de l'intérêt, et elle n'a presque jamais porté ses regards dans une région plus haute. Servir à tout prix, même au prix de la justice et du bien, la nation qu'on commande, c'est-à-dire accroître sa force, sa puissance, sa richesse, sa sécurité, son honneur, tel est le but habituel des hommes d'État. C'est à l'atteindre qu'ils consacrent leur génie et qu'ils attachent leur gloire. Les moyens qu'ils mettent en usage varient avec les temps, et ce serait être injuste envers la civilisation que de ne point avouer qu'ils s'améliorent. Mais à quelle distance encore la politique n'est-elle pas de cette notion du bien, telle que la loi morale nous la donne! Quel espace presque infranchissable n'a-t-elle point à parcourir! Que de progrès n'a-t-elle point à faire, pour que la science reconnaisse en elle sa fille légitime! Que de vices, que d'erreurs à détruire! La science morale ne peut guère aujourd'hui, comme au temps de Platon, qu'en détourner les yeux, tout en plaignant les hommes d'État plus encore qu'elle ne les blâme. S'il n'est pas facile déjà de faire parler la raison au cœur de l'homme, c'est une tâche bien autrement ardue de la faire parler au cœur des peuples, en supposant qu'on ait soi-même le bonheur de l'entendre. La philosophie en est toujours réduite au vœu stérile du disciple de Socrate; et elle n'a pour toute consolation que les utopies non moins vaines dont elle se berce quelquefois. Ce qu'elle a de mieux à faire, sans cesser d'ailleurs ses enseignements, c'est de s'en remettre à la Providence, dont la part est bien plus grande encore dans le destin des empires que dans le destin des individus. Mais la science morale serait coupable envers l'humanité si elle abdiquait en faveur de la politique, comme on le lui a plus d'une fois conseillé. L'honneur vrai de la politique, c'est de se conformer le plus qu'elle peut à la morale éternelle, et de diminuer chaque jour, en montant jusqu'à elle, l'intervalle qui les sépare. Mais la politique, à son tour, peut récriminer contre la morale, et lui dire que le gouvernement des sociétés serait bien autrement facile et régulier, si tous les membres qui les composent étaient vertueux autant qu'ils doivent l'être. Il est aisé à des sages d'être de dociles et bons citoyens. Mais apparemment, ce n'est pas à la politique de faire les sages; c'est à elle seulement de s'en servir, pour les fins qui lui sont propres.
«En traçant à grands traits cette rapide esquisse de la science morale, je ne me dissimule pas que ces traits ne m'appartiennent point, et que je les ai empruntés, pour la plupart du moins, à des études qui ont précédé et facilité les miennes. Je les ai demandés à l'observation directe de la conscience, mais je les ai reçus aussi de la tradition; et en prenant la morale au point où je la trouve, dans notre siècle, au fond de tous les cœurs honnêtes, je sais bien que, eux non plus, ne l'ont pas faite à eux seuls, et qu'ils doivent beaucoup de ce noble héritage aux siècles qui nous l'ont transmis. Je crois donc qu'à cette mesure on peut juger équitablement les divers systèmes qui se montrent à nous dans l'histoire de la philosophie, et qu'en les comparant à cet idéal de la science, tout incomplet qu'il est, on peut voir avec assez d'exactitude et de justice ce qu'ils valent. Ils ont contribué tous à amener la science où elle en est; et ce n'est qu'un acte de gratitude que d'assigner à chacun la part qui leur revient dans cette œuvre commune. Il suffira d'en prendre quelques-uns, Platon, Aristote et Kant. Ce sont les plus grands. J'y joindrai aussi le Stoïcisme qui peut marcher de pair avec eux, quand il ne les devance pas, mais qui, n'étant point individuel, n'a pas la même rigueur scientifique. Sur quatre doctrines, la Grèce nous en offrira donc trois à elle seule; les temps modernes ne nous en fourniront qu'une. Qu'on ne s'en étonne pas. Dans les choses de cet ordre, c'est le privilége de l'esprit grec que d'avoir surpassé le nôtre et de l'avoir instruit. Acceptons ce bienfait avec tant d'autres en fils reconnaissants, et sachons en profiter sans jalousie contre notre mère.
«Ces quatre systèmes sont tous conformes, dans des proportions diverses, à la loi morale, telle que je viens de l'esquisser.»
XII.
Après l'exposé du système de Platon, M. Barthélemy Saint-Hilaire passe à celui d'Aristote.
«Nous entrons avec lui dans un tout autre monde, et, bien que nous restions encore dans une sphère très-élevée, nous aurons beaucoup à descendre. L'esprit grec est à son apogée avant Philippe et Alexandre; et la Grèce, qui est sur le point de perdre sa liberté, va commencer cette longue décadence qui, de chute en chute, durera encore plus de mille ans, et toujours au grand profit de l'intelligence humaine. Je ne dis pas qu'Aristote soit déjà sur la pente fatale; et, à bien des égards, son vaste génie n'a pas de supérieurs, si même il a des égaux. Mais, en morale, il est bien loin de son maître; et il est sorti de ces régions sereines où pendant vingt ans il avait pu être guidé par lui. Il connaît profondément la vie, et les tableaux qu'il en trace sont de la plus rare exactitude. Mais il ne s'élève point assez au-dessus d'elle. On dirait qu'il croit suffisant de la peindre, sans chercher à la juger et surtout à la conduire. Il oublie trop souvent, malgré des prétentions contraires, que le moraliste doit être un conseiller et non un historien. Sans doute, l'expérience est une chose très-précieuse, et il est bon qu'en morale elle tienne sa place. Mais il ne faut jamais lui accorder qu'une place secondaire; et quand l'homme doit prendre une grande décision, il vaut mieux qu'il sache ce qu'il doit faire que de savoir ce que l'on fait. La conscience l'inspirera toujours mieux que la pratique la plus consommée de la vie. C'est qu'Aristote s'attache un peu trop aux faits, et qu'il ne s'attache point assez aux idées. Dans toutes les branches de la science, c'est là une méthode peu sûre, malgré ce qu'on en croit ordinairement. En morale, c'est une méthode fausse, parce que, dans le domaine de la liberté, les faits ne sont que ce que nous voulons qu'ils soient, et qu'ils importent beaucoup moins que les principes et les intentions qui les produisent.
«Cependant, tout différent qu'Aristote est de Platon, il n'a pour ainsi dire point une seule théorie qu'il ne lui emprunte. Toutes celles qu'il expose, il les lui a prises, en les transformant. Le caractère général de sa morale est tout autre, mais les doctrines particulières sont au fond les mêmes. Cela se comprend sans peine. On ne peut pas être si longtemps le disciple d'un tel maître sans recevoir beaucoup de lui, quelque indépendant et quelque fort qu'on puisse être par soi-même. On peut bien combattre quelques-uns des enseignements qu'on a entendus, comme Aristote a combattu le système des Idées, avec plus de sévérité souvent que de justesse; mais, tout en se faisant un adversaire, on ne reste bien des fois qu'un écho, et, en désapprouvant l'ensemble de la doctrine, on reproduit, à son insu, une foule de détails qu'on en tire, sans même les reconnaître. Ce n'est point être injuste envers Aristote que de douter qu'il eût fait jamais sa Morale, s'il n'eût été à l'école de Platon. C'est là qu'il a trouvé tous les germes de ses grandes théories sur le bien, sur la vertu, sur la tempérance et le milieu, sur le courage, sur l'amitié, etc.
«Voilà d'où viennent les ressemblances. La différence radicale s'explique encore mieux, s'il est possible.
«On a vu dans Platon quelle était sa doctrine psychologique, et la démarcation profonde qu'il établissait entre l'âme et le corps; il faudrait dire plutôt, l'intervalle infranchissable qu'il met entre les deux principes dont l'homme est composé, comme l'attestent hautement le témoignage de la conscience et la voix du genre humain. L'âme est, pour Platon, l'élément supérieur et distinct, qui a sa nature et ses destinées propres; et, lorsque Criton désolé demande à Socrate qui va boire le poison: «Socrate, comment t'ensevelirons-nous?» Socrate lui répond: «Tout comme il vous plaira, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas.» Puis, regardant avec un sourire plein de douceur ses disciples tout en larmes: «Mes amis, ajouta-t-il, soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais d'une manière toute contraire à celle dont il a voulu me cautionner auprès des juges. Il répondait pour moi que je ne m'en irais pas. Vous, au contraire, répondez pour moi que je ne serai pas plutôt mort que je m'en irai jouir de félicités ineffables, afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu'en voyant brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s'afflige pas sur moi, comme si je souffrais de grands maux, et qu'il ne dise pas à mes funérailles qu'il expose Socrate, qu'il le porte, qu'il l'enterre. Car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que parler improprement, ce n'est pas seulement une faute envers les choses; mais c'est aussi un mal que l'on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage et dire que c'est mon corps que tu enterres; enterre-le donc comme il te plaira, et de la manière qui te paraîtra la plus conforme aux lois.»
«Aristote n'a pas profité de cet avertissement suprême; et il est difficile de parler de l'âme plus improprement qu'il ne l'a fait. Il l'a confondue avec le corps, auquel elle est jointe, et dont elle n'est selon lui que l'achèvement, ou, pour prendre son langage, l'Entéléchie. Plus coupable que Criton, ce n'est pas sous le coup de la douleur qu'il commet cette confusion déplorable; c'est dans un de ses ouvrages les plus élaborés et les plus approfondis, le Traité de l'âme. Il parcourt la nature entière pour démontrer que le principe qui sent et pense en nous, est le même qui nourrit notre corps et qui fait végéter la plante. L'âme n'a donc point d'existence propre; elle est toute corporelle; et Aristote, par un silence assez peu philosophique, en ce qu'il est peu courageux, ne dit pas un mot de l'immortalité de l'âme, que tend à nier toute sa doctrine unitaire et matérialiste.
«Ainsi Platon, distinguant l'esprit et la matière, a sans cesse les yeux fixés sur la vie future, qui complète et qui explique celle-ci. Aristote, au contraire, ne s'inquiète en rien de la vie future, parce qu'il n'y croit pas, non plus qu'à une âme immatérielle. De là, toute la différence des deux systèmes, séparés de la distance d'opinions diamétralement opposées.»
XIII.
Telles sont les œuvres d'Aristote. Nous sommes, en finissant, de l'avis de son traducteur. Ce n'est pas l'apogée, c'est la moyenne parfaite de la philosophie hellénique de cette époque; l'encyclopédie du vulgaire, distinguée de la science de ses contemporains; c'est toute l'intelligence de la Grèce, mais ce n'est pas son âme. L'âme de la Grèce est dans Socrate. Platon lui fit un magnifique commentaire.
Aussi Aristote eut une mort humaine qui n'intéressa pas le sort futur de l'âme ni le Dieu de l'univers. Autant qu'on peut discerner à de telles distances les causes de cette mort, on les retrouve aisément dans la politique de son pays et dans les passions des hommes, bonnes ou mauvaises.
La première cause de cette impopularité qui livra le philosophe de Stagyre à la rancune des Athéniens fut sans aucun doute le ressentiment des hommes qui l'avaient vu attaquer Socrate et Platon, dont il avait été le disciple, puis le schismatique. Ils l'abandonnèrent quand la mort de son patron Alexandre le Grand le livra à leur vengeance.
La seconde cause de son malheur et de son désespoir fut la haine stupide de la multitude qui voyait en lui un Macédonien. Le titre de Macédonien fut un crime et une injure quand Athènes sentit que la mort d'Alexandre, à Babylone, délivrait la Grèce de ce héros devenu son tyran. La réaction fut rapide et terrible contre les amis d'Alexandre. Elle se tourna à l'instant contre Aristote; il sentit qu'il fallait fuir aux frontières de la Grèce pour y échapper. Il emporta prudemment avec lui le reste de la ciguë de Socrate, et il la but par défiance des hommes, non par foi dans le Dieu unique et immortel du Phédon.
La troisième fut une stupide accusation populaire, qui, pour un hymne familier à un de ses amis de Macédoine, inculpa Aristote d'impiété et lui attribua la pensée de donner à un homme des qualités divines. À cette stupidité il reconnut les successeurs d'Anytus, et il sentit qu'il fallait mourir.—Il mourut, les uns disent de sa propre main, les autres par la violence de ses ennemis. Mais il laissa ses richesses à sa femme et sa bibliothèque à son fils.
Ainsi finit ce grand homme; combien ne serait-il pas mort plus dignement s'il était mort comme Socrate, non pour échapper à ses ennemis, mais pour Dieu!
Il eut toute l'intelligence que le monde antique pouvait léguer au monde à venir, mais l'âme lui manqua: il fut le premier des savants, le moindre des philosophes.
FIN.
CVIe ENTRETIEN.
BALZAC ET SES ŒUVRES.
(PREMIÈRE PARTIE.)
I.
Balzac!—Voilà un nom de vrai grand homme!—Un grand homme fait par la nature, et non par la volonté!—«Je suis un homme, disait-il, je puis avoir un jour autre chose que l'illustration littéraire: ajouter au titre de grand écrivain celui de grand citoyen, est une ambition qui peut tenter aussi!...» (Lettre à sa sœur et confidente, Mme de Surville, en 1820.)
Balzac était digne de se comprendre ainsi lui-même et de se mesurer tout entier devant Dieu et devant sa sœur en 1820; il avait tout en lui: grandeur de génie et grandeur morale, immense aristocratie de talent, immense variété d'aptitudes, universalité de sentiment de soi-même, exquise délicatesse d'impressions, bonté de femme, vertu mâle dans l'imagination, rêves d'un dieu toujours prêts à décevoir l'homme..... tout enfin, excepté la proportion de l'idéal au réel! Tous ses malheurs, et ils furent grands comme son caractère, ont tenu à cet excès de grandeur dans son génie; ils dépassaient, non pas son esprit infini et universel, mais ils dépassaient le possible ici-bas: voilà la cause fatale et organique de ses coups d'ailes et de ses chutes. C'était un aigle qui n'avait pas dans sa prunelle la mesure de son vol.
Mettez la fortune de Bonaparte dans la destinée de Balzac, il eût été complet; car il aurait pu ce qu'il imaginait!
«Le réel est étroit, le possible est immense!» ai-je dit moi-même dans un autre temps.
Un esprit gigantesque contrarié et taquiné par une mesquine fortune, voilà l'exacte définition de ce malheureux grand homme.
C'est à nous d'oser le dire, nous qui avons eu le bonheur triste de vivre côte à côte avec lui de son temps, et qui ne devons pas avoir la lâcheté d'attribuer à cet homme unique les torts de la fortune.
Ce n'est pas de l'auteur que je parle ainsi, c'est de l'homme: l'homme en lui était mille fois plus vaste que l'écrivain. L'écrivain écrit, l'homme sent et pense. C'est par ce qu'il a senti et pensé que j'ai toujours jugé Balzac.
II.
La première fois que je le vis, c'était en 1833; j'avais presque toujours vécu hors de France; et encore plus loin de ce monde (du demi-monde littéraire dont parle le grand fils du grand Alexandre Dumas). Je ne connaissais que les noms classiques de notre littérature, et encore très-peu, excepté Hugo, Sainte-Beuve, Chateaubriand, Lamennais, Nodier, et en grands orateurs, Lainé, Royer-Collard; toutes les péripéties des demi-fortunes qui s'agitaient dans la région militante, théâtrale ou romanesque de Paris, m'étaient étrangères: je n'avais pas approché une coulisse, je n'avais pas lu un roman excepté Notre-Dame de Paris. Je savais seulement qu'il existait un jeune écrivain du nom de Balzac; qu'il annonçait une originalité saine; qu'il lutterait bientôt avec l'abbé Prévôt, l'auteur des Mémoires d'un homme de qualité, du Doyen de Killerine et de Manon Lescaut, ce roman de mauvais aloi dont les critiques du moment réchauffaient la verve suspecte. Effacer de l'âme humaine l'honneur et la vertu, comme dans le chevalier Des Grieux, ce n'est pas élever le monde et l'amour, c'est les abaisser et les rétrécir; Manon Lescaut, malgré l'engouement de ses jeunes enthousiastes, vrais ou faux, ne me paraissait qu'un Manuel de courtisane, et son amant qu'un monomane de débauche qu'on ne peut plaindre qu'en consentant à le mépriser.
Cependant il m'était tombé par aventure sous la main une page ou deux de Balzac, où l'énergie de la vérité et la grandeur de l'accent m'avaient ému fortement. Je m'étais dit: «Un homme est né; si l'opinion le comprend, et si l'adversité ne l'effeuille pas dans le ruisseau de la rue de Paris, ce sera un jour un grand homme!»
III.
Peu de temps après, je le rencontrai à dîner, en très-petit comité, dans une de ces maisons neutres de Paris, où se rencontraient alors, comme dans un lieu d'asile de l'antiquité, les esprits indépendants de toute nuance. C'était chez un homme de ce caractère qui créait en ce temps-là la Presse. La Presse, œuvre de M. Émile de Girardin, en se moquant avec un immense talent des fausses passions et des lieux communs d'opposition banale, promettait un nouvel organe où M. Émile de Girardin en politique, Mme Émile de Girardin en sel attique, donnaient à ce journal un double succès d'enthousiasme. Ils créaient à eux deux l'individualité, cette force inconnue dont se composent, au bout d'un certain temps, toutes les forces collectives d'un pays, force qu'on commence par railler et qu'on finit par subir. Il y faut, il est vrai, un grand et double talent, une audace intrépide dans l'homme, une originalité éblouissante dans la femme. Comment ce jeune homme et cette jeune femme s'étaient-ils rencontrés et s'étaient-ils unis pour cette œuvre? C'était un miracle de l'amour, du hasard et du destin. Ce miracle était accompli, et triomphait sans contestation dans l'homme et dans la femme. Je l'avais vu naître quelques années avant, dans un petit entresol de la rue Gaillon. Je l'avais vu croître, puis je l'avais vu s'accomplir. Rentré en France quelques années après, j'en jouissais par une vive et sincère amitié pour le mari et pour la femme.
L'esprit chez tous les deux était héréditaire: le père de M. de Girardin était l'excentricité transcendante, le gentilhomme à grandes idées et à grands projets à tout prix, le radical de l'imagination. J'ai été très-lié avec lui, sans pitié pour son radicalisme, qui n'est pas de ce monde, et qui n'est bon qu'en songe sur cette terre des réalités. Il me faisait admirer et sourire. Dans les premiers mois de la république, il m'apportait plus de plans de finances qu'un gouvernement en fusion ne pouvait en entendre et en écarter. Il faut du loisir et de la sécurité à longue échéance pour jouer avec les rêves. Entre deux rêves on jette son pays dans l'abîme ou dans le problème qu'on n'a pas le temps de résoudre. Il y a un peu de cela de temps en temps dans le fils, sauf le talent, qui est neuf et immense. Mais celui qui n'a pas connu le père ne peut pas comprendre le fils. Il lui fallait, pour comprendre sa valeur, un gouvernement dictatorial assis sur la popularité d'un nom indiscutable, et pouvant tout oser.
Mme Émile de Girardin, fille de Mme Gay, qui l'avait élevée pour lui succéder sur deux trônes, l'un de beauté, l'autre d'esprit, avait hérité, de plus, de la bonté qui fait aimer ce qu'on admire. Ces trois dons, beauté, esprit, bonté, en avaient fait la reine du siècle. On pouvait l'admirer plus ou moins comme poëte, mais, si on la connaissait à fond, il était impossible de ne pas l'aimer comme femme. Elle a eu de la passion, mais point de haine. Ses foudres n'étaient que de l'électricité; ses imprécations contre les ennemis de son mari n'étaient que de la colère; cela passait avec l'orage. Il faisait toujours beau dans sa belle âme, ses jours de haine n'avaient point de lendemain.
Elle avait des sœurs tout aussi distinguées, quoique moins célèbres, qui avaient moins de poésie, mais autant d'esprit anecdotique qu'elle-même. L'une d'entre elles, Mme O'Donnel, passait pour lui fournir son répertoire le plus piquant, quand elle entreprit son chef-d'œuvre de prose, le feuilleton de la Presse, qui contribua tant à sa popularité.
Avant, pendant, après, j'étais resté son ami quand même, je lui devais bien cette constance d'affection, et celle qu'elle avait pour moi, bien que désintéressée, méritait l'immutabilité d'une reconnaissance surnaturelle. Tous les jours, quand je passe triste devant cette place vide des Champs-Élysées, où fut sa maison, plus semblable à un temple démoli par la mort, je pâlis, et mes regards s'élèvent en haut. On ne rencontre pas souvent ici-bas un cœur si bon et une intelligence si vaste.
Elle savait mon désir de connaître Balzac. Elle l'aimait, comme j'étais disposé à l'aimer moi-même. Nul cœur et nul esprit n'était plus façonné pour lui plaire. Elle se sentait à l'unisson avec lui, soit par la gaieté avec sa jovialité, soit par le sérieux avec sa tristesse, soit par l'imagination avec son talent. Lui aussi sentait en elle une créature de grande race, auprès de laquelle il oubliait toutes les mesquineries de sa condition misérable.
IV.
Quand j'arrivai très-tard, retenu que j'avais été par une discussion à la chambre, j'oubliai tout moi-même pour contempler Balzac. Il n'avait rien d'un homme de ce siècle. On aurait cru en le voyant qu'on avait changé d'époque et qu'on était introduit dans la société d'un de ces deux ou trois hommes naturellement immortels, dont Louis XIV était le centre, et qui se trouvaient chez lui comme chez eux, à son niveau, quoique sans s'élever ou sans s'abaisser du leur:—la Bruyère,—Boileau,—la Rochefoucauld,—Racine,—et surtout Molière;—il portait son génie si simplement qu'il ne le sentait pas. Mon premier coup d'œil sur lui me reporta à ces hommes. Je me dis: Voilà un homme né il y a deux siècles;—examinons-le bien.
V.
Balzac était debout devant la cheminée de marbre de ce cher salon, où j'avais vu passer et poser tant d'hommes ou de femmes remarquables. Il n'était pas grand, bien que le rayonnement de son visage et la mobilité de sa stature empêchaient de s'apercevoir de sa taille; mais cette taille ondoyait comme sa pensée; entre le sol et lui il semblait y avoir de la marge; tantôt il se baissait jusqu'à terre comme pour ramasser une gerbe d'idées, tantôt il se redressait sur la pointe des pieds pour suivre le vol de sa pensée jusqu'à l'infini.
Il ne s'interrompit pas plus d'une minute pour moi; il était emporté par sa conversation avec M. et Mme de Girardin. Il me jeta un regard vif, pressé, gracieux, d'une extrême bienveillance. Je m'approchai pour lui serrer la main, je vis que nous nous comprenions sans phrase, et tout fut dit entre nous; il était lancé, il n'avait pas le temps de s'arrêter. Je m'assis, et il continua son monologue comme si ma présence l'eût ranimé au lieu de l'interrompre. L'attention que je prêtais à sa parole me donnait le temps d'observer sa personne dans son éternelle ondulation.
Il était gros, épais, carré par la base et les épaules; le cou, la poitrine, le corps, les cuisses, les membres puissants; beaucoup de l'ampleur de Mirabeau, mais nulle lourdeur; il y avait tant d'âme qu'elle portait tout cela légèrement, gaiement, comme une enveloppe souple, et nullement comme un fardeau; ce poids semblait lui donner de la force et non lui en retirer. Ses bras courts gesticulaient avec aisance, il causait comme un orateur parle. Sa voix était retentissante de l'énergie un peu sauvage de ses poumons, mais elle n'avait ni rudesse, ni ironie, ni colère; ses jambes, sur lesquelles il se dandinait un peu, portaient lestement son buste; ses mains grasses et larges exprimaient en s'agitant toute sa pensée. Tel était l'homme dans sa robuste charpente. Mais en face du visage on ne pensait plus à la charpente. Cette parlante figure, dont on ne pouvait détacher ses regards, vous charmait et vous fascinait tout entier. Les cheveux flottaient sur ce front en grandes boucles, les yeux noirs perçaient comme des dards émoussés par la bienveillance; ils entraient en confidence dans les vôtres comme des amis; les joues étaient pleines, roses, d'un teint fortement coloré; le nez bien modelé, quoique un peu long; les lèvres découpées avec grâce, mais amples, relevées par les coins; les dents inégales, ébréchées, noircies par la fumée du cigare; la tête souvent penchée de côté sur le cou, et se relevant avec une fierté héroïque en s'animant dans le discours. Mais le trait dominant du visage, plus même que l'intelligence, était la bonté communicative. Il vous ravissait l'esprit quand il parlait, même en se taisant il vous ravissait le cœur. Aucune passion de haine ou d'envie n'aurait pu être exprimée par cette physionomie: il lui aurait été impossible de n'être pas bon.
Mais ce n'était pas une bonté d'indifférence ou d'insouciance, comme dans le visage épicurien de la Fontaine, c'était une bonté aimante, charmante, intelligente d'elle-même et des autres, qui inspirait la reconnaissance et l'épanchement du cœur devant lui, et qui défiait de ne pas l'aimer. Tel était exactement Balzac. Je l'aimais déjà quand nous nous mîmes à table. Il me sembla que je le connaissais depuis mon enfance: il me rappelait ces aimables curés de campagne de l'ancien régime, avec quelques boucles de cheveux sur le cou, et toute la charité joviale du christianisme sur les lèvres. Un enfantillage réjoui, c'était le caractère de cette figure; une âme en vacances, quand il laissait la plume pour s'oublier avec ses amis; il était impossible de n'être pas gai avec lui. Sa sérénité enfantine regardait le monde de si haut qu'il ne lui paraissait plus qu'un badinage, une bulle de savon, causée par la fantaisie d'un enfant.
VI.
Mais je vis, quelques années plus tard, dans une autre maison, et dans une autre circonstance, combien ce qui était sérieux lui inspirait de gravité, et combien sa conscience lui inspirait de répulsion contre le mal. C'était un de ces moments où les partis politiques, exaspérés par la lutte, se demandent s'ils peuvent en conscience répondre aux partis contraires par les armes qu'on emploie contre eux, et profiter de leur victoire pour tuer ceux qui les tuent. Nous n'étions qu'un cénacle composé de sept ou huit personnes. La colère emporta la majorité à jeter un voile sur les scrupules d'humanité et à laisser condamner sans merci ceux que la victoire aurait livrés à notre juste vengeance. La doctrine de l'implacabilité du salut public paraissait prête à triompher. Balzac écoutait d'un air attristé. Les hommes légers affectaient l'indifférence; des gestes tranchants et superbes dédaignaient ces faiblesses; le silence des autres trahissait la complicité de la peur. Il y avait là Balzac, étranger à ces sortes d'entretiens, Girardin, Hugo. Personne ne demandant immédiatement la parole, Balzac la prit avec la physionomie d'une timidité honnête et résolue qui impressionna tout le monde. Il parla en homme ferme, généreux, convaincu, contre les propos légers qu'il venait d'entendre; il refoula éloquemment ces mauvaises pensées dans la bouche de ceux qui venaient de les laisser échapper. Je pris la parole après lui; Girardin, qui n'a jamais eu de radicalisme contre la clémence, nous appuya; Hugo lui-même, il faut le dire, soutint en termes très-éloquents que la vérité et le génie ne devaient se défendre que par leur innocence. Mais Hugo, Girardin, moi, nous étions des orateurs politiques accoutumés à ces sortes de discussion; Balzac y était neuf, il pouvait se croire seul et abandonné; il n'écouta que sa conscience et parla en homme de bien quand même. Son langage ému nous émut tous et nous ne fîmes, nous, qu'applaudir et confirmer ses raisons: «Que m'importe ce que vous penserez de moi! nous dit-il; la cause de la vie des hommes est une cause surhumaine. C'est Dieu qui juge, son jugement n'est pas remis à nos passions; vous le savez, vous qui avez proclamé et décrété vous-mêmes, le 1er juin, l'abolition de l'échafaud politique, décréterez-vous aujourd'hui la légitimité de la vengeance populaire?»
Tout le monde finit par être de son avis: la conscience d'un écrivain de génie intimide les sots, foudroie les méchants, rassure les lâches; c'est ce que Balzac trahit à mes yeux. Combien de jovialité apparente cachait de sérieuses et difficiles vertus! Il faut se défier des hommes de conscience.
VII.
Le sculpteur David, homme de grande main, mais d'intelligence systématique, avait fait de moi-même un magnifique buste, possédé depuis par M. Millaud; il décore un de ses salons. David fit plus tard un buste de Balzac. Mais ce sculpteur, à cette seconde époque, avait confondu dans ses œuvres la matière avec l'âme. Il cherchait dans la masse corporelle le symptôme et l'indice de l'intelligence. Il grossissait l'homme au lieu de le grandir. La proportion et l'harmonie sont les signes de la vraie supériorité; Gœthe, Chateaubriand, Hugo, Balzac, devenaient sous le ciseau de David des éléphants humains dignes de l'Inde; la finesse et la délicatesse des lignes disparaissaient sous cette exagération colossale. Chaque ride de la figure était un abîme creusé par la pensée. Ce matérialisme des lignes nuisait à la vérité et à la ressemblance. Les têtes de taureaux ne sont pas des têtes d'aigles. Voyez le crâne de Raphaël dans le moyen âge; voyez le crâne exquis mais étroit de Voltaire dans le dernier siècle; ces deux hommes, doués des plus merveilleuses facultés de l'intelligence, seraient des idiots si vous compariez la petitesse de l'organe de leur pensée à la masse tudesque des têtes de David. La lourdeur allemande des cerveaux indique la pesanteur et nullement la perfection de la pensée. Le matérialisme de son procédé a trompé en ceci le sculpteur, comme il trompe aujourd'hui ses imitateurs. Heureusement il ne l'avait pas encore inventé quand il ébaucha, en 1821, ma figure.
VIII.
La sœur de Balzac parle ainsi:
«On le trouvait toujours chez lui vêtu d'une large robe de chambre de cachemire blanc doublée de soie blanche, taillée comme celle d'un moine, attachée par une cordelière de soie, la tête couverte de cette calotte dantesque de velours noir adoptée dans sa mansarde, qu'il porta toujours depuis et que ma mère seule lui faisait.
Selon les heures où il sortait, sa mise était fort négligée ou fort soignée. Si on le rencontrait le matin, fatigué par douze heures de travail, courant aux imprimeries, un vieux chapeau rabattu sur les yeux, ses admirables mains cachées sous des gants grossiers, les pieds chaussés de souliers à hauts quartiers passés sur un large pantalon à plis et à pieds, il pouvait être confondu dans la foule; mais s'il découvrait son front, vous regardait ou vous parlait, l'homme le plus vulgaire se souvenait de lui.
Son intelligence, si constamment exercée, avait encore développé ce front naturellement vaste, qui recevait tant de lumières! cette intelligence se trahissait à ses premiers mots et jusque dans ses gestes! Un peintre aurait pu étudier sur ce visage si mobile les expressions de tous les sentiments: joie, peine, énergie, découragement, ironie, espérances ou déceptions, il reflétait toutes les situations de l'âme.
Il triomphait de la vulgarité que donne l'embonpoint par des manières et des gestes empreints d'une grâce et d'une distinction natives.
Sa chevelure, dont il variait souvent l'arrangement, était toujours artistique, de quelque manière qu'il la portât.
Un ciseau immortel a laissé ses traits à la postérité. Le buste que David a fait de mon frère, alors âgé de quarante-quatre ans, a reproduit fidèlement son beau front, cette magnifique chevelure, indice de sa force physique égale à sa force morale, l'enchâssement merveilleux de ses yeux, les lignes si fines de ce nez carré, de cette bouche aux contours sinueux où la bonhomie s'alliait à la raillerie, ce menton qui achevait l'ovale si pur de son visage avant que l'embonpoint en eût altéré l'harmonie. Mais le marbre n'a pu malheureusement conserver le feu de ces flambeaux de l'intelligence, de ces yeux aux prunelles brunes pailletées d'or comme celle du lynx.
Ces yeux interrogeaient et répondaient sans le secours de la parole, voyaient les idées, les sentiments, et lançaient des jets qui semblaient sortir d'un foyer intérieur et renvoyer au jour la lumière au lieu de la recevoir.
Les amis de Balzac reconnaîtront la vérité de ces lignes, que ceux qui ne l'auront pas connu pourront taxer d'exagération.»
IX.
Étudions l'homme dans sa vie:
Il était né à Tours en 1799.
On le mit en nourrice chez une paysanne aux environs de la ville.
La maison paternelle ne le rappela que quatre ans après. Il y revint fortement enraciné dans la vie.
«C'était un charmant enfant, dit sa sœur; sa joyeuse humeur, sa bouche bien dessinée et souriante, ses grands yeux bruns, à la fois brillants et doux, son front élevé, sa riche chevelure noire, le faisaient remarquer dans les promenades où l'on nous conduisait tous les deux.
La famille réagit tellement sur le caractère des enfants et exerce de si grandes influences sur leur sort, que quelques détails sur nos parents me paraissent ici nécessaires; ils expliqueront d'ailleurs les premiers événements de la jeunesse de mon frère.»
Mme de Surville parle ainsi de son père:
«Mon père, né en Languedoc en 1746, était avocat au conseil sous Louis XVI. Sa profession le mit en relation avec les notabilités d'alors et avec des hommes que la Révolution fit surgir et rendit célèbres.
Ces circonstances lui permirent, en 1793, de sauver plus d'un de ses anciens protecteurs et de ses anciens amis. Ces services dangereux l'exposèrent, et un conventionnel très-influent, qui s'intéressait au citoyen Balzac, se hâta de l'éloigner du souvenir de Robespierre en l'envoyant dans le Nord organiser le service des vivres de l'armée.
Ainsi jeté dans l'administration de la guerre, mon père y resta, et il était chargé des subsistances de la vingt-deuxième division militaire, lorsqu'il épousa à Paris, en 1797, la fille d'un de ses chefs, en même temps directeur des hôpitaux de Paris.
Mon père vécut dix-neuf ans à Tours, où il acheta une maison et des propriétés près de la ville. Après dix ans de séjour, on parla de le nommer maire, mais il refusa cet honneur pour ne pas abandonner la direction du grand hôpital dont il s'était chargé. Il craignit de manquer de temps pour bien remplir ces triples fonctions.
Mon père tenait à la fois de Montaigne, de Rabelais et de l'oncle Toby par sa philosophie, son originalité et sa bonté. Comme l'oncle Toby, il avait aussi une idée prédominante. Cette idée chez lui était la santé. Il s'arrangeait si bien de l'existence qu'il voulait vivre le plus longtemps possible. Il avait calculé, d'après les années qu'il faut à l'homme pour arriver à l'état parfait, que sa vie devait aller à cent ans et plus; pour atteindre le plus, il prenait des soins extraordinaires et veillait sans cesse à établir ce qu'il appelait l'équilibre des forces vitales. Grand travail, vraiment!...
Sa tendresse paternelle augmentait encore ce désir de longévité. À quarante-cinq ans, n'étant pas marié et ne comptant pas se marier, il avait placé une bonne partie de sa fortune en viager, moitié sur le grand-livre, moitié sur la caisse Lafarge, qu'on fondait alors et dont il était un des plus forts actionnaires. (Il touchait en 1829, quand il mourut par accident, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, douze mille francs d'intérêt.)
La réduction des rentes, les gaspillages qui eurent lieu dans l'administration de la tontine, diminuèrent ses revenus; mais sa belle et verte vieillesse lui donna l'espoir de partager un jour avec l'État, à l'extinction des concurrents de sa classe, l'immense capital de la tontine; ce qui eût grandement réparé le tort qu'il avait fait à sa famille. Cet espoir passa tellement chez lui à l'état de conviction, qu'il recommandait sans cesse aux siens de conserver leur santé pour jouir des millions qu'il leur laisserait.
Cette conviction, que chacun entretenait, le rendait heureux et le consola dans les revers de fortune qui l'atteignirent à la fin de sa vie.
—Lafarge réparera tout un jour, disait-il.
Son originalité, devenue proverbiale à Tours, se manifestait aussi bien dans ses discours que dans ses actions; il ne faisait et ne disait rien comme un autre; Hoffmann en eût fait un personnage de ses créations fantastiques. Mon père se moquait souvent des hommes, qu'il accusait de travailler sans cesse à leur malheur; il ne pouvait rencontrer un être disgracié sans s'indigner contre les parents et surtout contre les gouvernants qui n'apportaient pas autant de soins à l'amélioration de la race humaine qu'à celle des animaux. Il avait, sur ce sujet fort scabreux, de singulières théories qu'il déduisait non moins singulièrement....
—Mais à quoi bon publier ces idées? disait-il en se promenant par la chambre dans sa douillette de soie puce, et la tête enfoncée dans la grosse cravate qu'il avait conservée de la mode du Directoire; on m'appellerait encore original (ce titre le courrouçait), et il n'y aurait pas un être étiolé ni un rachitique de moins! Excepté Cervantes, qui donna le coup de grâce à la chevalerie errante, quel philosophe a jamais corrigé l'humanité, cette patraque toujours jeune, toujours vieille, qui va toujours... heureusement pour nous et nos successeurs! ajoutait-il en souriant.
Il ne raillait toutefois l'humanité que lorsqu'il ne pouvait lui venir en aide, il le prouva en mainte occasion. Des épidémies se déclarèrent à plusieurs reprises à l'hospice, notamment lorsque les soldats l'encombrèrent en revenant d'Espagne: mon père s'installait alors dans l'hôpital, et, oubliant sa santé pour veiller au salut de tous, il déployait un zèle qui était pour lui du dévouement. Il détruisit beaucoup d'abus sans redouter les inimitiés que ce genre de courage attire, et introduisit de grandes améliorations dans cet hôpital, entre autres des ateliers de travail pour les vieillards valides à qui il fit allouer un salaire.
Sa mémoire, son esprit d'observation et de repartie, n'étaient pas moins remarquables que son originalité; il se souvenait, à vingt ans de distance, de paroles qu'on lui avait dites. À soixante-dix ans, rencontrant inopinément un ami d'enfance, il s'entretint avec lui, sans aucune hésitation, dans l'idiome de son pays, où il n'était pas retourné depuis l'âge de quatorze ans!
Ses fines remarques lui firent plus d'une fois prédire les succès ou les désastres de gens qu'on appréciait bien autrement qu'il ne les jugeait; le temps lui donna souvent raison dans ses prophéties!
Les répliques, enfin, ne lui faisaient jamais défaut en aucune occurrence.
Un jour qu'on lisait dans un journal un article sur un centenaire (article qu'on ne passait pas, comme on peut croire), contre son habitude, il interrompit le lecteur pour dire avec enthousiasme:
—Celui-là a vécu sagement et n'a pas gaspillé ses forces en toute sorte d'excès, comme le fait l'imprudente jeunesse...
Il se trouva que ce sage se grisait souvent, au contraire, et soupait tous les soirs, une des plus grandes énormités que l'on pût commettre contre sa santé (selon mon père).
—Eh bien! reprit-il sans s'émouvoir, cet homme a abrégé sa vie, voilà tout!...
Quand Honoré fut d'âge à comprendre et à apprécier son père, c'était un beau vieillard, fort énergique encore, aux manières courtoises, parlant peu et rarement de lui, indulgent pour la jeunesse qui lui était sympathique, laissant à tous une liberté qu'il voulait pour lui, d'un jugement sain et droit, malgré ses excentricités, d'une humeur si égale et d'un caractère si doux qu'il rendait heureux tous ceux qui l'entouraient.
Sa haute instruction lui faisait suivre avec bonheur les progrès des sciences et les améliorations sociales, dont, à leur début, il comprenait l'avenir!
Ses graves entretiens, ses curieux récits, avancèrent son fils dans la science de la vie et lui fournirent le sujet de plus d'un de ses livres.
Ma mère, riche, belle, et beaucoup plus jeune que son mari, avait une rare vivacité d'esprit et d'imagination, une activité infatigable, une grande fermeté de décision et un dévouement sans bornes pour les siens. Son amour pour ses enfants planait sans cesse sur eux, mais elle l'exprimait plutôt par des actions que par des paroles. Sa vie entière prouva cet amour; elle s'oublia sans cesse pour nous, et cet oubli lui fit connaître l'infortune, qu'elle supporta courageusement. Sa dernière et plus cruelle épreuve fut, à l'âge de soixante-douze ans, de survivre à son glorieux fils et de l'assister dans ses derniers moments; elle pria pour lui à son lit de mort, soutenue par la foi religieuse qui remplaçait toutes ses espérances terrestres par celles du ciel.
Ceux qui ont connu mon père et ma mère attesteront la fidélité de ces esquisses. Les qualités de l'auteur de la Comédie humaine sont certainement la conséquence logique de celles de ses parents; il avait l'originalité, la mémoire, l'esprit d'observation et le jugement de son père, l'imagination, l'activité de sa mère, de tous les deux, enfin, l'énergie et la bonté.
Honoré était l'aîné de deux sœurs et d'un frère. Notre sœur cadette mourut jeune, après cinq années de mariage. Notre frère partit pour les colonies, où il se maria et resta.
À la naissance d'Honoré, tout faisait présager pour lui un bel avenir. La fortune de notre mère, celle de notre aïeule maternelle qui vint vivre avec sa fille dès qu'elle fut veuve, les émoluments et les rentes viagères de mon père composaient une grande existence à notre famille.
Ma mère se consacra exclusivement à notre éducation et se crut obligée d'user de sévérité envers nous pour neutraliser les effets de l'indulgence de notre père et de notre aïeule. Cette sévérité comprima les tendres expansions d'Honoré, à qui l'âge et la gravité de son père inspiraient aussi la réserve. Cet état de choses tourna au profit de l'affection fraternelle; ce fut certainement le premier sentiment qui s'épanouit et fleurit dans son cœur. J'étais de deux ans seulement plus jeune qu'Honoré, et dans la même situation que lui vis-à-vis de nos parents; élevés ensemble, nous nous aimâmes tendrement; les souvenirs de sa tendresse datent de loin. Je n'ai pas oublié avec quelle vélocité il accourait à moi pour m'éviter de rouler les trois marches hautes, inégales et sans rampes qui conduisaient de la chambre de notre nourrice dans le jardin! Sa touchante protection continua au logis paternel, où plus d'une fois il se laissa punir pour moi, sans trahir ma culpabilité. Quand j'arrivais à temps pour m'accuser: «N'avoue donc rien une autre fois, me disait-il, j'aime à être grondé pour toi!» On se souvient toujours de ces naïfs dévouements.
D'heureuses circonstances protégèrent encore notre affection. Nous vécûmes toujours l'un près de l'autre dans une intimité et une confiance sans bornes. Je connus donc en tout temps les joies et les peines de mon frère, et j'eus toujours le doux privilége de le consoler; certitude qui fait aujourd'hui ma joie.
Le plus grand événement de son enfance fut un voyage à Paris, où ma mère le conduisit, en 1804, pour le présenter à ses grands parents. Ils raffolèrent de leur joli petit-fils, qu'ils comblèrent de caresses et de présents.
Peu habitué à être fêté ainsi, Honoré revint à Tours la tête pleine de joyeux souvenirs, le cœur rempli d'affection pour ces chers grands parents dont il me parlait sans cesse, les décrivant de son mieux, ainsi que leur maison, leur beau jardin, sans oublier Mouche, le gros chien de garde avec lequel il s'était lié intimement. Ce séjour à Paris servit longtemps d'aliment à son imagination.
Notre grand'mère aimait à raconter les faits et gestes de son petit-fils chez elle, et répétait volontiers cette petite scène:
Un soir qu'elle avait fait venir pour lui la lanterne magique, Honoré n'apercevant pas parmi les spectateurs son ami Mouche, se lève en criant d'un ton d'autorité: «Attendez!...» (Il se savait le maître chez son grand-père.) Il sort du salon et rentre traînant le bon chien, à qui il dit: «Assieds-toi là, Mouche, et regarde; ça ne te coûtera rien, c'est bon papa qui paye!»
Quelques mois après ce voyage, on changeait la veste de soie brune et la belle ceinture bleue du petit Honoré pour des vêtements de deuil. Son cher grand-père venait de mourir, frappé par une apoplexie foudroyante. Ce fut son premier chagrin; il pleura bien fort quand on lui dit qu'il ne verrait plus son aïeul, et son souvenir lui resta tellement à l'esprit que, longtemps après ce jour néfaste, me voyant prise d'un malencontreux fou rire pendant une réprimande de notre mère, il s'approche de moi, et pour arrêter cette gaieté intempestive qui menaçait de tourner à mal, me dit à l'oreille d'un ton tragique:
—Pense à la mort de ton grand-papa!
Secours inefficace, hélas! car je ne l'avais pas connu et ne comprenais pas encore la mort!
On le voit, les seules paroles qu'on a retenues des premières années d'Honoré révélaient plutôt la bonté que l'esprit. Je me souviens néanmoins qu'il montrait déjà son imagination dans ces jeux de l'enfance que George Sand a si bien décrits dans ses Mémoires. Mon frère improvisait de petites comédies qui nous amusaient (succès que n'ont pas toujours les grandes); il écorchait pendant des heures entières les cordes d'un petit violon rouge, et sa physionomie radieuse prouvait qu'il croyait écouter des mélodies. Aussi était-il fort étonné quand je le suppliais de finir cette musique, qui eût fait hurler l'ami Mouche.
—Tu n'entends donc pas comme c'est joli? me disait-il.
Il lisait enfin avec passion, comme la plupart des enfants, toutes ces féeries dont les catastrophes, plus ou moins dramatiques, les font tant pleurer! Elles lui inspiraient sans doute d'autres contes, car à des babillages étourdissants succédaient quelquefois des silences qu'on n'expliquait que par la fatigue, mais qui pouvaient bien être déjà des rêveries dans des mondes imaginaires.»
X.
Après un long séjour, sans vacance, dans un collége sévère et presque monastique où il ne se distingua que par sa paresse et son étourderie, il fut renvoyé sans espoir chez son père. Sa mère s'en chargea. Elle lui fit faire dans ce beau pays des promenades de santé qui lui profitèrent; la cathédrale gothique de Saint-Gatien rendit son imagination pittoresque. Sa mémoire le rendit religieux; la mémoire des enfants n'est qu'image. Il redoutait son père comme un implacable censeur étranger à ses impressions. Il aimait, mais il craignait sa mère comme une justice rigoureuse; il ne se révélait à aucun des deux.
À la fin de 1814, le père de Balzac fut nommé directeur des vivres à Paris. Son fils acheva de médiocres études dans un pensionnat de la rue Saint-Louis au Marais. Deux ans après il rentra définitivement dans la maison paternelle. Il suivit les cours de Sorbonne. MM. Villemain et Cousin lui inspirèrent ses premières admirations. Il prit sous eux le goût des livres. Il commença à en recueillir sur les quais.
XI.
«Mon frère était fort occupé à cette époque, dit Mme de Surville, car, indépendamment de son cours de droit et des travaux dont le chargeaient ses patrons, il avait encore à se préparer pour ses examens successifs; mais son activité, sa mémoire, sa facilité, étaient telles qu'il trouvait encore le temps d'achever ses soirées à la table de boston ou de whist de ma grand'mère, où cette douce et aimable femme lui faisait gagner, à force d'imprudences ou de distractions volontaires, l'argent qu'il consacrait à l'acquisition de ses livres. Il aima toujours ces jeux en mémoire d'elle; il s'y rappelait ses paroles, et un de ses gestes retrouvé lui semblait un bonheur arraché à la tombe!
Mon frère nous accompagnait aussi quelquefois au bal; mais, s'y étant laissé tomber malencontreusement, malgré les leçons qu'il recevait d'un maître de danse de l'Opéra, il renonça à la danse, tant le sourire des femmes qui suivit sa chute lui resta sur le cœur; il se promit alors de dominer la société autrement que par des grâces et des talents de salon, et devint seulement spectateur de ces fêtes dont plus tard il utilisa les souvenirs.
À vingt et un ans, il avait terminé son droit et passé ses examens. Mon père lui confia les projets qu'il avait pour son avenir et qui eussent conduit Honoré à la fortune; mais la fortune était alors le moindre de ses soucis.
Mon père avait protégé jadis un homme qu'il avait retrouvé, en 1814, notaire à Paris. Celui-ci, reconnaissant et pour rendre au fils le service qu'il avait reçu du père, offrait de prendre Honoré dans son étude et de la lui laisser après quelques années de stage; la caution de mon père pour une partie de la charge, un beau mariage, des prélèvements successifs sur les brillants revenus de l'étude, auraient acquitté mon frère en peu d'années.
Mais Balzac, courbé dix ans, peut-être, sur des contrats de vente, des contrats de mariage ou sur des inventaires!... lui qui aspirait secrètement à la gloire littéraire!
Sa stupéfaction fut grande à cette révélation; il déclara nettement ses désirs, et ce fut au tour de notre père d'être stupéfait.
Une vive discussion suivit. Honoré combattit éloquemment les puissantes raisons qu'on lui donnait, et ses regards, ses paroles, son accent, révélaient une telle vocation que mon père lui accorda deux ans pour faire ses preuves de talent.
Cette belle chance perdue explique la sévérité dont on usa envers lui et la rancune qu'il conserva contre le notariat, rancune qui perce dans quelques-unes de ses œuvres.
Mon père ne céda pas, toutefois, aux désirs d'Honoré sans regrets; des événements fâcheux les augmentaient encore. Il venait d'être mis à la retraite et de subir des pertes d'argent dans deux entreprises. Enfin nous allions vivre dans une maison de campagne qu'il venait d'acheter à six lieues de Paris.
Les chefs de famille comprendront les inquiétudes de nos parents en cette circonstance. Mon frère n'avait encore donné aucune preuve de talent littéraire, et il avait sa fortune à faire; il était donc rationnel de désirer pour lui un état moins problématique que celui de littérateur! Pour une vocation telle que celle d'Honoré, vocation qu'il justifia si grandement, que de médiocrités ont été jetées en des voies malheureuses par une semblable condescendance! Aussi celle de mon père envers son fils fut-elle traitée de faiblesse et généralement blâmée par tous ceux qui s'intéressaient à nous.
On allait faire perdre à mon frère un temps précieux; l'état de littérateur pouvait-il, en aucun cas, mener à la fortune? Honoré avait-il l'étoffe d'un homme de génie? Tous en doutaient...
Qu'eût-on dit à mon père, s'il eût mis ses amis dans la confidence des offres qui lui avaient été faites?
Un intime, un peu brusque et fort absolu, déclara que, pour lui, Honoré n'était bon qu'à faire un expéditionnaire! Le malheureux avait une belle main, selon l'expression du maître d'écriture qu'on lui avait donné à sa sortie du collége.
—À votre place, ajouta cet ami, je n'hésiterais pas à mettre Honoré dans quelque administration où, avec votre protection, il arriverait promptement à se suffire.
Mon père jugeait alors son fils autrement que cet intime, et, ses théories aidant, il croyait à l'intelligence de ses enfants; il se contenta donc de sourire à cette sortie, tint bon et passa outre.
Il est à présumer que ses amis se séparèrent, ce soir-là, en déplorant entre eux l'aveuglement paternel...
Ma mère, moins confiante que son mari, pensa qu'un peu de misère ramènerait promptement Honoré à la soumission.
Elle l'installa donc, avant notre départ de Paris, dans une mansarde qu'il choisit près de la bibliothèque de l'Arsenal, la seule qu'il ne connût pas et où il se proposait d'aller travailler; elle meubla strictement sa chambre d'un lit, d'une table et de quelques chaises, et la pension qu'elle lui alloua pour y vivre n'eût certainement pas suffi à ses besoins les plus rigoureux, si notre mère n'eût pas laissé à Paris une vieille femme, attachée depuis vingt ans au service de la famille, qu'elle chargea de veiller sur lui. C'est cette femme qu'il appelle, dans ses lettres, l'Iris messagère.
Passer subitement de l'intérieur d'une maison où il trouvait l'abondance à la solitude d'un grenier où tout bien-être lui manquait, certes la transition était dure! Il ne se plaignit pas toutefois dans ce réduit, où il trouvait la liberté et portait de belles espérances que ses premières déceptions littéraires ne purent éteindre.
C'est alors que commence cette correspondance conservée par tendresse et qui devint sitôt de chers et de précieux souvenirs.
Je demande grâce pour les badinages familiers que contiennent les premiers fragments que je vais citer. Leur caractère intime appelle naturellement l'indulgence. Je n'ose les supprimer, parce qu'ils peignent merveilleusement le caractère primordial de mon frère, et que le développement successif d'une telle intelligence me semble intéressant à suivre.
Dans sa première lettre, après avoir énuméré ses frais d'emménagement (détails qui n'étaient à autres fins que de prouver à notre mère qu'il manquait déjà d'argent), il me confie qu'il a pris un domestique.
«—Un domestique!... y penses-tu, mon frère?
«—Oui, un domestique. Il a un nom aussi drôle que celui du docteur. Le sien s'appelle Tranquille, le mien s'appelle Moi-même. Mauvaise emplette, vraiment!... Moi-même est paresseux, maladroit, imprévoyant. Son maître a faim, a soif; il n'a quelquefois ni pain ni eau à lui offrir; il ne sait pas même le garantir contre le vent qui souffle à travers sa porte et sa fenêtre, comme Tulou dans sa flûte, mais moins agréablement.»
Suivent les réprimandes du maître au serviteur:
«—Moi-même?...
«—Plaît-il, monsieur?
«—Regardez cette toile d'araignée où cette grosse mouche pousse des cris à m'étourdir? Ces moutons qui se promènent sous le lit, cette poussière sur les vitres qui m'aveugle?...
«Le paresseux regarde et ne bouge pas! et, malgré tous ses défauts, je ne puis me séparer de cet inintelligent Moi-même!...»
Dans sa seconde lettre, il s'excuse de la première, que notre mère avait trouvée fort négligée.
«Dis à maman que je travaille tant, que vous écrire est mon délassement! Alors, sauf vot' respect et le mien, je vais, comme l'âne de Sancho, par les chemins broutant tout ce que je rencontre. Je ne fais pas de brouillon (fi donc! le cœur ne connaît pas les brouillons). Si je ne ponctue pas, si je ne relis pas, c'est pour que vous me relisiez et pensiez plus longtemps à moi! Je jette ma plume aux bêtes, si ce n'est pas là une finesse de femme!...
«Vous saurez, mademoiselle, qu'on économise pour avoir ici un piano; quand ma mère et toi vous viendrez me voir, vous en trouverez un. J'ai pris mes mesures, en reculant les murs il tiendra, et si mon propriétaire ne veut pas entendre à cette petite dépense, je l'ajouterai à l'acquisition du piano, et le Songe de Rousseau (morceau de Cramer fort à la mode alors) retentira dans ma mansarde, où le besoin de songes se fait généralement sentir.»
Que de travaux il médite!... des romans, des comédies, des opéras-comiques, des tragédies, sont sur la liste d'ouvrages à faire. Il ressemble à l'enfant qui a tant de paroles à dire qu'il ne sait par où commencer. C'est d'abord Stella et Coqsigrue, deux livres qui ne virent jamais le jour! De tous ses projets de comédie de ce temps, je me souviens des Deux Philosophes, qu'il eût certainement repris à ses loisirs. Ces prétendus philosophes se moquaient l'un de l'autre, se querellaient sans cesse, comme des amis (disait mon frère en racontant cette pièce).
Ces philosophes, tout en méprisant les hochets de ce monde, se les disputaient sans pouvoir les obtenir, insuccès final qui les raccommodait et leur faisait maudire en commun la détestable engeance humaine!
Pour laquelle de ces œuvres lui faut-il le Tacite de notre père, dont l'édition manque dans la bibliothèque de l'Arsenal? Ce désir fait le sujet de sa troisième lettre.
«Il me faut absolument le Tacite de mon père; il n'en a pas besoin, maintenant qu'il est dans la Chine ou dans la Bible!...»
Mon père, enthousiasmé des Chinois (peut-être à cause de leur longévité comme peuple), lisait alors les gros livres des jésuites missionnaires qui ont décrit la Chine les premiers; il annotait aussi de précieuses éditions de la Bible qu'il possédait, livre qui, en tout temps, causa son admiration.
«Il ne te faut pas longtemps pour savoir où est la clef de la bibliothèque! Papa n'est pas toujours chez lui, il se promène tous les jours! et le farinier Godard est là pour m'apporter le Tacite!
«À propos, Coqsigrue dépasse présentement mes forces, il faut le ruminer et attendre pour l'écrire.
«Je n'aime pas, ma chère, tes travaux historiques et tes tableaux siècle par siècle. Pourquoi t'amuser (et le mot est mal choisi) à refaire l'ouvrage de Blair? Prends-le dans la bibliothèque, il ne doit pas être loin du Tacite, et apprends-le par cœur; mais à quoi bon? Une jeune fille en sait assez quand elle ne fricasse pas Annibal avec César, ne prend pas le Trasimène pour un général d'armée, et Pharsale pour une dame romaine; lis Plutarque et deux ou trois livres de ce calibre-là, et tu seras calée pour toute ta vie, sans déroger à ton titre charmant de femme. Veux-tu donc devenir une savante? Fi!... fi!...
«J'ai fait cette nuit un rêve délicieux; je lisais Tacite que tu m'avais envoyé!...
«Talma joue maintenant Auguste dans Cinna. J'ai grand'peur de ne pouvoir résister à l'aller voir; mais quelle folie!... mon estomac en tremble!...
«Les nouvelles de mon ménage sont désastreuses, les travaux nuisent à la propreté. Ce coquin de Moi-même se néglige de plus en plus. Il ne descend que tous les trois ou quatre jours pour les achats, va chez les marchands les plus voisins et les plus mal approvisionnés du quartier; les autres sont trop loin, et le garçon économise au moins ses pas; de sorte que ton frère (destiné à tant de célébrité) est déjà nourri absolument comme un grand homme, c'est-à-dire qu'il meurt de faim!
«Autre sinistre: le café fait d'affreux gribouillis par terre; il faut beaucoup d'eau pour réparer le dégât; or, l'eau ne montant pas naturellement dans ma céleste mansarde (elle y descend seulement les jours d'orage), il faudra aviser, après l'achat du piano, à l'établissement d'une machine hydraulique, si le café continue à s'enfuir, pendant que maître et serviteur bayent aux corneilles.
«Avec le Tacite, n'oublie pas de m'envoyer un couvre-pied; si tu pouvais y joindre quelque vieillissime châle, il me serait bien utile. Tu ris? C'est ce qui me manque dans mon costume nocturne. Il a fallu d'abord penser aux jambes, qui souffrent le plus du froid; je les enveloppe du carrick tourangeau que Grogniart, de boustiquante mémoire, cousillonna. (Grogniart était un petit tailleur de Tours, chargé jadis d'ajuster à la taille du fils les habits du père, et qui ne s'acquittait pas de ce travail à la satisfaction d'Honoré.)
«Le susdit carrick n'arrivant qu'à mi-corps, reste le haut, mal défendu contre la gelée, qui n'a que le toit et ma veste de molleton à traverser pour arriver à ma peau fraternelle, trop tendre, hélas! pour le supporter; de sorte que le froid me pipe.
«Quant à la tête, je compte sur une calotte dantesque, pour qu'elle puisse braver aussi l'aquilon. Ainsi équipé, j'habiterai fort agréablement mon palais!...
«Je finis cette lettre comme Caton finissait ses discours; il disait: Que Carthage soit détruite! Moi, je dis: Que le Tacite soit pris! et je suis, chère historienne, de vos quatre pieds huit pouces, le très-humble serviteur.»
Voici une lettre (d'août 1819) que je copie tout entière, après avoir préalablement donné les explications nécessaires pour la rendre intelligible.
Mon père, pour épargner à son fils des froissements d'amour-propre en cas du non-succès de ses espérances, le disait absent de Paris. C'était d'ailleurs un moyen de le préserver de toute tentation mondaine.
M. de Villers, dont il parle dans cette lettre, était un vieil ami de la famille, ancien abbé et comte de Lyon, retiré à Nogent, petit village situé près de l'Isle-Adam. Mon frère avait déjà fait plusieurs séjours chez lui; la spirituelle conversation de ce bon vieillard, ses curieuses anecdotes sur l'ancienne cour, où il avait obtenu de grands succès, les encouragements qu'il donnait à mon frère, dont il était le confident, avaient fait naître une telle affection entre eux qu'Honoré appelait plus tard l'Isle-Adam son paradis inspirateur.
«Tu veux des nouvelles, il faut que je les fasse; personne ne passe dans mon grenier, je ne peux donc te parler que de moi et t'envoyer autre chose que des fariboles; exemple:
«Le feu a pris rue Lesdiguières, no 9, à la tête d'un pauvre garçon, et les pompiers n'ont pu l'éteindre. Il a été mis par une belle femme qu'il ne connaît pas: on dit qu'elle demeure aux Quatre-Nations, au bout du pont des Arts; elle s'appelle la Gloire.
«Le malheur est que le brûlé raisonne, et il se dit:
«Que j'aie ou non du génie, je me prépare dans les deux cas bien des chagrins!
«Sans génie, je suis flambé! il faudra passer la vie à sentir des désirs non satisfaits, de misérables jalousies, tristes peines!
«Si j'ai du génie, je serai persécuté, calomnié; je sais bien qu'alors Mlle la Gloire essuiera bien des pleurs!...
«Il serait temps encore de faire partie nulle et de devenir un M. ***, qui juge tranquillement les autres sans les connaître, qui jure après les hommes d'État sans les comprendre, qui gagne au jeu, même en écartant les atouts, l'heureux homme! et qui pourra bien un jour devenir député, parce qu'il est riche, l'homme parfait!
«Si je gagnais demain un quine à la loterie, j'aurais raison comme lui, quoi que je fasse ou dise; mais, n'ayant pas d'argent pour acheter cette espérance, je n'ai pas cette merveilleuse chance pour en imposer aux sots!... Patraque d'humanité!...
«Parlons plutôt de mes plaisirs! J'ai fait hier un boston chez mes propriétaires, où, après avoir entassé misères sur piccolos et avoir eu des chances d'innocent (j'avais peut-être songé à M. ***), j'ai gagné... trois sols!...
«Maman va dire: «Allons, Honoré va devenir joueur!» Point, mère, je veille sur mes passions.
«J'ai songé qu'après l'hiver laborieux que je viens de passer, quelques jours de campagne me seraient bien nécessaires!...
«Non, maman, ce n'est pas pour fuir ma bonne vache enragée: j'aime ma vache; mais quelqu'un près de vous vous dira que l'exercice et le grand air sont bien utiles à la santé de l'homme! Or donc, comme Honoré ne peut se montrer chez son père, pourquoi n'irait-il pas chez le bon M. de Villers, qui l'aime jusqu'à soutenir le pauvre rebelle?
«Une idée, mère! si vous lui écriviez pour arranger ce voyage? Allons, c'est comme si c'était fait; vous avez beau prendre votre air sévère, on sait que vous êtes bonne au fond, et l'on ne vous craint qu'à demi!
«Quand viendrez-vous me voir? boire mon café, manger des œufs brouillés, raccommodés sur un plat que vous m'apporterez? car si je succombe à Cinna, il faudra renoncer à monter mon ménage et peut-être même au piano et à la machine hydraulique.
«L'Iris messagère ne vient pas! J'achèverai demain cette lettre.»
DEMAIN.
«Pas d'Iris encore! Se dérangerait-elle?... (Elle avait soixante-dix ans.) Je ne la vois jamais qu'à la volée et toujours si essoufflée qu'elle peut à peine me rendre compte du quart de ce que je voudrais savoir. Pensez-vous à moi autant que je pense à vous? Criez-vous quelquefois au whist ou au boston: «Honoré, où es-tu?» Je ne t'ai pas dit qu'avec l'incendie j'ai eu aussi d'affreuses rages de dents. Elles ont été suivies d'une fluxion qui me rend présentement hideux.
«Qui dit: Fais arracher? Que diable! on tient à ses dents, et il faut mordre, d'ailleurs, quelquefois dans mon état, quand ce ne serait qu'au travail!
«J'entends le souffle de la déesse.»
XII.
Son père alors avait perdu son emploi officiel; il n'avait de ressources que dans ses espérances; ses espérances problématiques ne reposaient que sur l'entreprise aléatoire et à longue échéance de la tontine Lafarge dont il était directeur. Il s'était retiré, après de longues et délicates contestations, dans une petite maison de campagne achetée non loin de Paris. Balzac commençait la vie par ce qu'il y a de plus difficile, gagner le moyen de vivre. Il avait quitté l'avoué et le notaire chez lesquels on l'avait placé: il n'y avait gagné que les connaissances techniques de législation pratique qui lui furent utiles plus tard dans ses ouvrages, et le profond dégoût de ces occupations mercenaires que sa belle imagination dédaignait; il commençait à penser à la gloire, premier et dernier rêve des grands cœurs.
XIII.
Il conçut dans son grenier une tragédie de Cromwell; mais il n'était pas né poëte, le vers l'embarrassait: il succomba sous l'effort.
«Ah! sœur, écrit-il, après l'épreuve d'une lecture sans succès, que j'ai de tourments! Je ferai une pétition au pape pour la première niche de martyr vacante! Je viens de découvrir à mon régicide un défaut de conformation et il fourmille de mauvais vers! Je suis aujourd'hui un vrai Pater dolorosa. Si je suis un misérable rimailleur, il faut se pendre. Je ressemble, avec ma pauvre tragédie, à Perrette au pot au lait, et ma comparaison ne sera peut-être que trop réelle!... Il faut pourtant réussir cette œuvre, et, coûte que coûte, avoir quelque chose de fini quand maman me demandera compte de mon temps! Je passe les nuits au travail; ne lui en dis rien, car elle s'inquiéterait. Quelles peines donne l'amour de la gloire! Vivent les épiciers, morbleu! ils vendent tout le jour, comptent le soir leur gain, se délectent de temps à autre à quelque affreux mélodrame, et les voilà heureux!... Oui, mais ils passent leur temps entre le gruyère et le savon. Vivent plutôt les gens de lettres; oui, mais ils sont tous gueux d'argent et seulement riches de morgue. Bah! laissons faire les uns et les autres, et vive tout le monde!»
XIV.
Il se plaint à sa sœur de ce que l'huile de sa lampe lui coûte plus cher que son morceau de pain. Mais il aime toujours sa mansarde: «Le temps que j'y passerai sera pour moi une source de doux souvenirs. Vivre à ma fantaisie, travailler selon mon goût et à ma guise, ne rien faire de sérieux, m'endormir sur l'avenir que je me fais beau, penser à vous en vous sachant heureuses, avoir pour maîtresse la Julie de Rousseau, la Fontaine et Molière pour amis, Racine pour maître, le cimetière du Père Lachaise pour promenade!... ah! si cela pouvait durer toujours?
«Je suis plus engoué que jamais de ma carrière par une foule de raisons dont je ne déduirai que celles que tu n'aperçois peut-être pas. Nos révolutions sont loin d'être terminées; à la manière dont les choses s'agitent, je prévois encore bien des orages. Bon ou mauvais, le système représentatif exige d'immenses talents, les grands écrivains seront nécessairement recherchés dans les crises politiques; ne réunissent-ils pas à la science, l'esprit d'observation et la profonde connaissance du cœur humain?
«Si je suis un gaillard (c'est ce que nous ne savons pas encore, il est vrai), je puis avoir un jour autre chose que l'illustration littéraire; et ajouter au titre de grand écrivain celui de grand citoyen, est une ambition qui peut tenter aussi!...»
XV.
La triste épreuve de sa tragédie faite et acceptée, il tombe énervé, découragé, maigri, chez sa mère, elle le garda quatre ans, mais non oisif. Ce fut alors qu'il fit seulement sa grande faute, pour vivre et donner à leur insu quelque aisance à ses parents. Il se lia avec des libraires, et sacrifia quelque temps sa conscience à ses besoins. Il écrivit ses Contes drolatiques, ouvrage de mosaïque très-habilement conçu et exécuté, qui lui firent une réputation de mauvais aloi et quelque argent. Comme langue, rien ne contribua plus à le former au travail difficile de parodier un siècle dans un autre siècle. C'était une gaieté triste au fond, un désespoir de verve qui lui donnait la conscience de son prodigieux talent, mais le repentir de l'usage qu'il en faisait. Il faut, comme lui, glisser sur cette jeunesse qui passe comme un orage du matin. Ne reprochons pas à l'homme ce qu'il se reproche le premier, le prix un peu honteux que la vie lui coûte, prix d'autant plus cher qu'il est plus prêt à le regretter. En lisant ses Contes drolatiques, on se souvient de Mirabeau écrivant, à Vincennes, des romans orduriers pour envoyer à une femme purement adorée le prix du vice qui le rendait indigne d'elle.
XVI.
Sa sœur s'était mariée à un homme distingué en Normandie, M. de Surville.
Il lui écrit à demi son mépris pour lui-même pendant qu'on imprime ses Contes à Paris.
«Tu me demandes des détails des fêtes, et je n'ai aujourd'hui que des tristesses au cœur! Je me trouve le plus malheureux des malheureux qui vivotent sous cette belle calotte céleste que l'Éternel a brillantée de ses mains puissantes!
«Des fêtes!...c'est une triste litanie que j'ai à t'envoyer.
«Mon père, en revenant du mariage de Laurence (il avait été célébré à Paris), a eu dans sa voiture l'œil gauche déchiré par le fouet de Louis, triste présage... Le fouet de Louis toucher à cette belle vieillesse, notre joie et notre orgueil à tous! Le cœur saigne! On a cru d'abord le mal plus grand qu'il n'est, heureusement! Le calme apparent de mon père me faisait peine, j'aurais préféré des plaintes, je me serais figuré que des plaintes l'auraient soulagé! mais il est si fier, à bon droit, de sa force morale, que je n'osais même le consoler, et la douleur du vieillard fait autant souffrir que celle d'une femme!
«Je ne pouvais ni penser ni travailler; il faut pourtant écrire, écrire tous les jours pour conquérir l'indépendance qu'on me refuse! Essayer de devenir libre à coups de romans, et quels romans! Ah! Laure, quelle chute de mes projets de gloire!
«Avec quinze cents francs de rente assurés, je pourrais travailler à ma célébrité, mais il faut le temps pour de pareils travaux, et il faut vivre d'abord! Je n'ai donc que cet ignoble moyen pour m'indépendantiser!
«Fais donc gémir la presse, mauvais auteur (et le mot n'a jamais été si vrai)!
«Si je ne gagne pas promptement de l'argent, le spectre de la place reparaîtra, je ne serai pas notaire toutefois, car M. T... vient de mourir. Mais je crois que M. *** me cherche sourdement une place: quel terrible homme! Comptez-moi pour mort si on me coiffe de cet éteignoir: je deviendrai un cheval de manége qui fait ses trente ou quarante tours à l'heure, mange, boit, dort à des instants réglés d'avance.
«Et l'on appelle vivre cette rotation machinale, ce perpétuel retour des mêmes choses!...
«Encore si quelqu'un jetait un charme quelconque sur ma froide existence! Je n'ai pas les fleurs de la vie et je suis pourtant dans la saison où elles s'épanouissent! À quoi bon la fortune et les jouissances quand ma jeunesse sera passée? Qu'importe des habits d'acteur si l'on ne joue plus de rôle? Le vieillard est un homme qui a dîné et qui regarde les autres manger, et moi, jeune, mon assiette est vide et j'ai faim! Laure, Laure, mes deux seuls et immenses désirs, être célèbre et être aimé, seront-ils jamais satisfaits?...»
. . . . . . . . .
«Je t'envoie deux nouveaux ouvrages; ils sont encore fort mauvais et fort peu littéraires surtout! Tu trouveras dans l'un des deux quelques plaisanteries assez drôles et des espèces de caractères, mais un plan détestable.
«Le voile ne tombe, malheureusement, qu'après l'impression, et, quant aux corrections, il n'y faut pas songer, elles coûteraient plus que le livre. Le seul mérite de ces deux romans, ma chère, est le millier de francs qu'ils me rapportent, mais la somme n'a été réglée qu'en billets à longues échéances? Seront-ils payés?
«Je commence, toutefois, à tâter et reconnaître mes forces; sentir ce que je vaux et sacrifier la fleur de ses idées à de pareilles inepties! Il y a de quoi pleurer.
«Ah! si j'avais ma pâtée, j'aurais bien vite ma niche et j'écrirais des livres qui resteraient peut-être!
«Mes idées changent tellement que le faire changerait bientôt! Encore quelque temps, et il y aura entre le moi d'aujourd'hui et le moi de demain la différence qui existe entre le jeune homme de vingt ans et l'homme de trente! Je réfléchis, mes idées mûrissent, je reconnais que la nature m'a traité favorablement en me donnant mon cœur et ma tête. Crois-moi, chère sœur, car j'ai besoin d'une croyante, je ne désespère pas d'être un jour quelque chose; car je vois aujourd'hui que Cromwell n'avait pas même le mérite d'être un embryon; quant à mes romans, ils ne valent pas le diable, mais ils ne sont pas si tentateurs.»
XVII.
Il va à Bayeux chez son beau-frère. La misère l'y suit. Il veut tenter la fortune par une grande entreprise. Il s'associe à un vieil ami pour éditer des livres. Il échoue et perd les deux fortunes. Sa double dette l'écrase; il veut persévérer; sa famille lui donne par anticipation de quoi payer son brevet d'imprimeur. Il échoue plus irrémédiablement une seconde fois. On le console en le reléguant dans les ouvrages légers. Ce mépris l'irrite: «Il faudra que je meure, écrit-il, pour qu'on sache ce que je vaux!»
Il tombe dans le découragement, non de lui-même, mais de la fortune. Il néglige d'aller voir ses parents. Voici comment il s'excuse devant sa sœur:
«Ta lettre m'a donné deux détestables jours et deux détestables nuits. Je ruminais ma justification de point en point, comme le mémoire de Mirabeau à son père, et je m'enflammais déjà à ce travail; mais je renonce à l'écrire, je n'ai pas le temps, ma sœur, et je ne me sens d'ailleurs aucun tort!...
«On me reproche l'arrangement de ma chambre; mais les meubles qui y sont m'appartenaient avant ma catastrophe! Je n'en ai pas acheté un seul! Cette tenture de percale bleue qui fait tant crier était dans ma chambre à l'imprimerie. C'est Latouche et moi qui l'avons clouée sur un affreux papier qu'il eût fallu changer! Mes livres sont mes outils, je ne puis les vendre; le goût, qui met tout chez moi en harmonie, ne s'achète pas (malheureusement pour les riches); je tiens, au surplus, si peu à toutes ces choses, que si l'un de mes créanciers veut me faire mettre secrètement à Sainte-Pélagie, j'y serai plus heureux, ma vie ne me coûtera rien, et je ne serai pas plus prisonnier que le travail ne me tient captif chez moi.
«Un port de lettre, un omnibus, sont des dépenses que je ne puis me permettre, et je ne sors pas pour ne pas user d'habits! Ceci est-il clair?
«Ne me contraignez donc plus à des voyages, à des démarches, à des visites qui me sont impossibles, n'oubliez pas que je n'ai plus que le temps et le travail pour richesse, et que je n'ai pas de quoi faire face aux dépenses les plus minimes.
«Si vous songiez aussi que je tiens toujours forcément la plume, vous n'auriez pas le courage d'exiger des correspondances! Écrire quand on a le cerveau fatigué et l'âme remplie de tourments! Je ne pourrais que vous affliger; à quoi bon?... Vous ne comprenez donc pas qu'avant de me mettre au travail, j'ai quelquefois à répondre à sept ou huit lettres d'affaires?
«J'ai encore une quinzaine de jours à passer sur les Chouans; jusque-là, pas d'Honoré; autant vaudrait déranger le fondeur pendant la coulée.
«Ne me crois aucun tort, chère sœur; si tu me donnais cette idée, j'en perdrais la cervelle. Si mon père était malade, tu m'avertirais, n'est-ce pas? Tu sais bien qu'alors aucune considération humaine ne m'empêcherait de me rendre près de lui.
«Il faut que je vive, ma sœur, sans jamais rien demander à personne; il faut que je vive pour travailler afin de m'acquitter envers tous! Mes Chouans terminés, je vous les porterai; mais je ne veux en entendre parler ni en bien ni en mal; une famille, des amis, sont incapables de juger l'auteur.
«Merci, cher champion dont la voix généreuse défend mes intentions. Vivrai-je assez pour payer aussi mes dettes de cœur?...»
XVIII.
Il vécut (si c'est là vivre) de cette misère jusqu'en 1833.
De 1833 à 1848, c'est sa moisson; retiré tantôt dans une solitude anonyme de Paris ou des environs, affectant quelquefois un certain luxe pour imiter Walter Scott, et doubler ainsi à l'œil le prix de ses propres œuvres, il se bâtit à Ville-d'Avray une maison en apparence idéale, qui s'écroule bientôt après comme un rêve. Mais son talent grandit. La liste de ses livres pendant ces fécondes années est longue. Tout est écrit de sa main, et recorrigé deux fois sous la main de l'imprimeur. Cela suppose un travail qui fait reculer le calcul.
Il s'isole, il se dérobe, il écrit à sa sœur qui s'en plaint, il fuit quelquefois à la campagne auprès de Tours, chez des amis. Il y compose ses meilleurs volumes. Il s'y apaise, il y respire, il y écrit à sa sœur:
«Merci, ma sœur; le dévouement des cœurs aimés nous fait tant de bien! Tu m'as rendu cette énergie qui m'a fait surmonter jusqu'ici les difficultés de ma vie! Oui, tu as raison, je ne m'arrêterai pas, j'avancerai, j'atteindrai le but, et tu me verras un jour compté parmi les grandes intelligences de mon pays!
«Mais quels efforts pour arriver là! ils brisent le corps, et, la fatigue venue, le découragement suit!
«Louis Lambert m'a coûté tant de travaux! Que d'ouvrages il m'a fallu relire pour écrire ce livre! Il jettera peut-être un jour ou l'autre la science dans des voies nouvelles. Si j'en avais fait une œuvre purement savante, il eût attiré l'attention des penseurs qui n'y jetteront pas les yeux. Mais si le hasard met, un jour ou l'autre, Louis Lambert entre leurs mains, ils en parleront peut-être!...
«Je crois Louis Lambert un beau livre! Nos amis l'ont admiré ici, et tu sais qu'ils ne me trompent pas!
«Pourquoi revenir sur sa terminaison? Tu connais la raison qui me l'a fait choisir! Tu as toujours peur. Cette fin est probable, et de tristes exemples ne la justifient que trop: le docteur n'a-t-il pas dit que la folie est toujours à la porte des grandes intelligences qui fonctionnent trop?...
«Encore merci de ta lettre, et pardonne au pauvre artiste le découragement qui l'a rendue nécessaire. La partie engagée, je joue si gros jeu! Il faut toujours progresser. Mes livres sont les seules réponses que je veuille jamais faire à ceux qui commencent à m'attaquer.
«Que leurs critiques ne te préoccupent pas trop; elles sont de bons pronostics: on ne discute pas la médiocrité!...
«Oui, tu as raison, mes progrès sont réels, et mon courage infernal sera récompensé. Persuade-le aussi à ma mère, chère sœur, dis-lui de me faire l'aumône de sa patience; ses dévouements lui seront comptés! Un jour, je l'espère,—un peu de gloire lui payera tout! Pauvre mère! cette imagination qu'elle m'a donnée la jette perpétuellement du nord au midi et du midi au nord: de tels voyages fatiguent; je le sais aussi, moi!
«Dis à ma mère que je l'aime comme lorsque j'étais enfant. Des larmes me gagnent en t'écrivant ces lignes, larmes de tendresse et de désespoir, car je sens l'avenir, et il me faut cette mère dévouée au jour du triomphe! Quand l'atteindrai-je?
«Soigne bien notre mère, Laure, pour le présent et pour l'avenir.
«Quant à toi et à ton mari, ne doutez jamais de mon cœur; si je ne puis vous écrire, que votre tendresse soit indulgente, n'incriminez jamais mon silence; dites-vous: Il pense à nous, il nous parle; entendez-moi, mes bons amis, vous, mes plus vieilles et mes plus sûres affections!
«En sortant de mes longues méditations, de mes travaux accablants, je me repose dans vos cœurs comme dans un lieu délicieux où rien ne me blesse!
«Quelque jour, quand mes œuvres seront développées, vous verrez qu'il a fallu bien des heures pour avoir pensé et écrit tant de choses; vous m'absoudrez alors de tout ce qui vous aura déplu, et vous pardonnerez, non l'égoïsme de l'homme (l'homme n'en a pas), mais l'égoïsme du penseur et du travailleur.
«Je t'embrasse, chère consolatrice qui m'apportes l'espérance, baiser de tendre reconnaissance; ta lettre m'a ranimé; après sa lecture, j'ai poussé un hourra joyeux.»
La liste de ses ouvrages, avec la date qu'il leur assigna après les avoir remaniés, peut seule faire comprendre la valeur de ses travaux, car peu de lecteurs ignorent l'importance de ces livres.
- 1827. (Fin de) Les Chouans.
- 1828. Catherine de Médicis.
- 1829. La Physiologie du mariage, Gloire et malheur, le Bal de Sceaux, il Vertugo, la Paix du ménage.
- 1830. La Vendetta, une Double Famille, Étude de femme, Gobseck, autre Étude de femme, la Grande Bretèche, Adieu, l'Élixir de longue vie, Sarrazine, la Peau de chagrin.
- 1831. Madame Firmiani, le Réquisitionnaire, l'Auberge rouge, Maître Cornélius, les Proscrits, un Épisode sous la Terreur, Jésus-Christ en Flandre.
- 1832. La Bourse, la Femme abandonnée, la Grenadière, le Message, les Marana, Louis Lambert, l'Illustre Gaudissart, le colonel Chabert, une Passion dans le Désert, le Chef-d'œuvre inconnu, le Curé de Tours.
- 1833. Séraphita, Eugénie Grandet, Ferragus, le Médecin de campagne.
- 1834. Un Drame au bord de la mer, la Duchesse de Langeais, la Fille aux yeux d'or, le Père Goriot, la Recherche de l'absolu.
- 1835. Le Contrat de mariage, la Femme de trente ans, le Lis dans la Vallée, Melmoth réconcilié.
- 1836. La Vieille Fille, l'Enfant maudit, Facino Cane, la Messe de l'Athée, l'Interdiction.
- 1837. Le Cabinet des antiques, la maison Nucingen, Gambara, César Birotteau.
- 1838. Une Fille d'Ève, les Employés, ou la Femme supérieure.
- 1839. Pierre Grassou, les Secrets de la princesse de Cadignan, Massimila Doni, Pierrette.
- 1840. Z. Marcas, la Revue parisienne.
- 1841. Mémoires de deux jeunes mariées, Ursule Mirouet, une Ténébreuse Affaire.
- 1842. La Fausse Maîtresse, Albert Savarus, un Début dans la vie, un Ménage de garçon, ou les Deux Frères.
- 1843. Honorine, Splendeurs et Misères des courtisanes, Illusions perdues.
- 1844. Béatrix, Modeste Mignon, Gaudissart II.
- 1845. Un Prince de la Bohême, Esquisse d'homme d'affaires, Envers de l'histoire contemporaine, le Curé de village.
Il voyage deux fois en Italie et en Sardaigne pour une spéculation colossale sur les scories des mines antiques mal exploitées par les Romains. Il croit tenir la richesse; on la lui dérobe.
XIX.
Enfin il pense à renouer ses œuvres immortelles par un lien qui leur donne l'unité. Il conçoit la Comédie humaine, sujet que nous avons tous conçu, le poëme épique universel sous forme de romans successifs. Il s'y dévoue, il s'y absorbe, il expire sans l'avoir terminé.
«Je suis si triste aujourd'hui, qu'il doit y avoir quelque sympathie sous cette tristesse. Quelqu'un de ceux que j'aime serait-il malheureux? Ma mère est-elle souffrante? Où est mon bon Surville? est-il bien de corps et d'âme? Avez-vous des nouvelles de Henri? sont-elles bonnes? Toi ou tes petites, seriez-vous malades? Rassurez-moi vite sur tous ces chers sujets.
«Mes essais de théâtre vont mal, il faut y renoncer pour le moment. Le drame historique exige de grands effets de scène que je ne connais pas et qu'on ne trouve peut-être que sur place, avec des acteurs intelligents. Quant à la comédie, Molière, que je veux suivre, est un maître désespérant; il faut des jours sur des jours pour arriver à quelque chose de bien en ce genre, et c'est toujours le temps qui me manque. Il y a d'ailleurs d'innombrables difficultés à vaincre pour aborder n'importe quelle scène, et je n'ai pas le loisir de jouer des jambes et des coudes; un chef-d'œuvre seul, et mon nom m'en ouvriraient les portes; mais je n'en suis pas encore aux chefs-d'œuvre. Ne pouvant compromettre ma réputation, il faudrait trouver des prête-noms; c'est du temps à perdre, et le fâcheux, c'est que je n'ai pas le moyen d'en perdre! Je le regrette; ces travaux, plus productifs que mes livres, m'auraient plus promptement tiré de peine. Mais il y a longtemps que les angoisses et moi nous nous sommes mesurés, je les ai domptées, je les dompterai encore. Si je succombe, c'est le ciel qui l'aura voulu, et non pas moi.
«La vivacité d'impression que mes chagrins te causent devrait m'interdire de t'en parler, mais le moyen de ne pas épancher mon cœur trop plein près de toi? C'est mal, cependant; il faut une organisation robuste qui vous manque, à vous autres femmes, pour supporter les tourments de la vie de l'écrivain.
«Je travaille plus que je ne le voulais, que veux-tu? Quand je travaille, j'oublie mes peines, c'est ce qui me sauve; mais toi, tu n'oublies rien! Il y a des gens qui s'offensent de cette faculté, ils redoublent mes tourments en ne me comprenant pas!
«Je devrais faire assurer ma vie pour laisser, en cas de mort, une petite fortune à ma mère; toutes dettes payées, pourrais-je supporter ces frais? je verrai cela à mon retour.
«Le temps que durait jadis l'inspiration produite par le café diminue; il ne donne plus maintenant que quinze jours d'excitation à mon cerveau, excitation fatale, car elle me cause d'horribles douleurs d'estomac. C'est au surplus le temps que Rossini lui assigne pour son compte.
«Laure, je fatiguerai tout le monde autour de moi et ne m'en étonnerai pas. Quelle existence d'auteur a été autrement? mais j'ai aujourd'hui la conscience de ce que je suis et de ce que je serai!
«Quelle énergie ne faut-il pas pour garder sa tête saine quand le cœur souffre autant! Travailler nuit et jour, se voir sans cesse attaqué quand il me faudrait la tranquillité du cloître pour mes travaux! Quand l'aurai-je? l'aurai-je un seul jour! que dans la tombe peut-être!... on me rendra justice alors, je veux l'espérer!... Mes meilleures inspirations ont toujours brillé, au surplus, aux heures d'extrêmes angoisses; elles vont donc luire encore!...
«Je m'arrête, je suis trop triste; le ciel devait un frère plus heureux à une sœur si affectionnée!...»
Mon frère était alors accablé par un grand chagrin de cœur; je ne peux publier de sa volumineuse correspondance que ce qui a rapport à lui ou à ses œuvres, et le montrer que sous l'aspect de fils ou de frère; ces restrictions privent le public de quelques pages intéressantes, notamment de celles qu'il m'adressa après la mort d'une personne bien chère. C'est ce que j'ai lu de plus éloquent dans l'expression de la douleur.
XX.
C'est vers ce temps qu'il imagina de prendre son rang, la gloire et la fortune d'assaut par un coup de main. Il écrivit deux drames: Vautrin et Mercadet. Deux pièces de Figaro. L'une échoua comme scandale; l'autre expira de langueur. Il croyait fermement que Mercadet, pris dans la passion industrielle de la bourgeoisie, serait le Figaro du siècle. Je me souviens qu'il vint plusieurs fois ayant la fièvre de son succès chez moi pour me conjurer de l'entendre, de le voir, d'assister aux répétitions. Je consentis; j'allai aux répétitions. Je fus peu touché. Rien ne put le désenchanter de son illusion; on le joua sans succès. Il était comme moi-même, mal né pour la scène: il n'y avait pas assez d'espace pour ses conceptions.
XXI.
C'est peu de temps avant cette époque que la beauté, l'amour, l'esprit et la fortune parurent d'un seul coup vouloir dépasser par la réalité tous les rêves de son passé. Une jeune et aimable étrangère, une de ces femmes dont l'imagination est une puissance, conçut pour lui une ardente passion. C'était une Polonaise, une Orientale, une personne attachée, dit-on, par devoir à un vieil époux dont la santé expirante devait assurer bientôt la liberté. Elle adorait Balzac, comme écrivain. Elle lui confirma par lettres le penchant de son cœur; il fut fasciné et enivré par une amitié qui ne coûtait rien à la vertu. J'ignore le lieu où ils se rencontrèrent. Était-ce à Milan? était-ce en Pologne ou en Russie? Rien n'est plus difficile que de percer le mystère des voyages de Balzac; ce que j'en sais, je ne le sais que de lui-même, longtemps avant l'événement qui dénoua par un trop court mariage le nœud de sa vie.
Je le rencontrai un jour dans une des sombres allées d'arbres qui s'étendent solitaires entre la Chambre des députés et le palais des Invalides. Il m'aborda avec l'empressement d'un homme heureux qui brûle de faire partager son bonheur encore caché à un ami.—Que faites-vous? lui dis-je. «J'attends, me répondit-il, la félicité des anges ici-bas. J'aime, je suis aimé par la plus charmante femme inconnue qui soit sur la terre. Elle est jeune, elle est libre, elle a une fortune indépendante qui ne se calcule que par millions de revenu. De courtes convenances l'empêchent seules de me donner sa main; mais dans peu de mois elle en est affranchie, et je suis aussi sûr de mon bonheur que de son amour!
«Voilà, mon cher Lamartine, l'état où je vis en ce moment; j'ai dû vous le cacher jusqu'à ce jour, mais maintenant rien ne m'empêche de me confier à votre amitié; vous voyez en moi le plus heureux des hommes!»
J'avoue que je crus à un de ces songes qu'il avait si longtemps poursuivis, et que je me séparai de lui incrédule, mais sans lui témoigner mon incrédulité. C'était moi qui me trompais. Peu de mois après ce jour, j'appris que Balzac était parti pour un voyage énigmatique, et qu'il était marié. À son retour, il vint me voir. J'allai lui rendre visite dans le magnifique hôtel du quartier Beaujon, où sa femme avait recueilli ce chevalier errant de tous les songes. Il n'était pas chez lui. Mais le luxe de l'ameublement, des jardins, des antichambres, attestait la réalité de ce qu'il m'avait confié quelques mois avant. Je me réjouis de ce miracle de l'amour. Hélas! comme tous les miracles, il ne devait durer qu'un moment.
Le bonheur de Balzac fut un éclair; son travail assidu l'avait usé; un rêve lui enleva ce que tant de rêves lui avaient coûté. Il n'eut que la perspective du repos dans la gloire. Une maladie de cœur l'emporta. Il mourut au milieu des délices et des splendeurs auxquelles il avait aspiré. Homme d'imagination, récompensé en imagination. Mais au moins il ne mourut pas dans les angoisses qui avaient consumé sa vie. Sa veuve avait acheté sur la route de Fontainebleau une belle colline boisée à Villeneuve-le-Roi, au sommet de laquelle elle habite avec l'ombre de son mari, un grand nom qui grandira sans cesse.
XXII.
Voilà l'homme dans Balzac.
Il avait eu, au milieu de beaucoup de chimères, un rare bon sens, celui de réduire son ambition politique à sa juste valeur et de renoncer de bonne heure à cet axiome faux: «J'ajouterai peut-être le titre de grand citoyen au titre d'homme littéraire.» Il avait espéré un moment que l'estime de ses compatriotes le porterait à la députation: il n'en fut rien; on reconnut promptement que son éloquence, toute de cœur, ne convenait pas au régime parlementaire, qui vit de parti et non de vérité. Je l'ai entendu souvent, chez madame de Girardin, s'abandonner au torrent de sa belle et fougueuse indignation contre ces fausses fureurs et ces fausses promesses des oppositions aux gouvernements qui n'avaient d'autres crimes que de n'être pas aimés. Quant à lui, il était aisé de voir qu'il était de race et de sang légitimistes, c'est-à-dire qu'il croyait à la puissance de la tradition et des mœurs avant tout; le commandement et l'obéissance par l'habitude, c'était pour lui tout le gouvernement. Les théories, les systèmes, les socialismes, n'étaient rien pour lui; des expériences hasardées sur des millions d'hommes ignorants ou passionnés lui paraissaient des bêtises ou des crimes. Laissez cela à faire aux avocats et à préconiser aux journalistes, deux espèces de publicistes pour lesquels il ne dissimulait pas son dédain.—Le gouvernement parlementaire, disait-il avec l'ironie profonde de sa bonne foi, est le régime des sophistes ou des bavards. Dieu n'a créé qu'une forme et qu'un moyen de volonté, c'est l'unité. La divergence des volontés, en effet, c'est l'immobilité ou l'anarchie. L'anarchie, c'est la mort violente de l'espèce humaine. L'immobilité, c'est sa mort lente. Si l'homme était capable de profiter de l'expérience, il reconnaîtrait que le gouvernement parlementaire n'est bon qu'à renverser successivement tous les régimes qui l'admettent. En 1789, le jour où Mirabeau l'introduisit par sa phrase fameuse à M. de Brézé: «Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes,» la révolution est faite; Mirabeau se déshonore et se dépopularise en essayant de la diriger en sens inverse. Louis XVI tombe sous ses fureurs; les Girondins périssent pour avoir voulu la modérer; Vergniaud, Marat, Danton, Camille Desmoulins, Robespierre lui-même, sont dévorés par le régime qu'ils ont créé; la Convention est décimée par sa propre nature; le Directoire exécutif tente vainement ses coups d'État contre le gouvernement parlementaire, Bonaparte le renverse du vent de son épée; il renverse lui-même Bonaparte en 1814. Les Bourbons reviennent, le gouvernement parlementaire les laisse tomber et fuir jusqu'à Gand; Waterloo les rend nécessaires pour sauver la nation; le gouvernement parlementaire abandonne Bonaparte à Sainte-Hélène; il fait du gouvernement de Louis XVIII un tiraillement sans repos pendant tout son règne. Le gouvernement parlementaire provoque la lutte avec Charles X; le gouvernement parlementaire triomphe et renvoie le roi à l'exil. Le duc d'Orléans s'offre à ce régime, il est accepté avec enthousiasme; dix-huit ans après il est congédié avec plus d'enthousiasme encore; la république de nécessité sauve la France; le gouvernement parlementaire se hâte de choisir parmi les candidats celui qui doit le renverser. La France redevint militaire et calme, sous un despotisme intelligent et modéré; le gouvernement parlementaire recommence à poindre dans les coalitions d'opinions incompatibles. Dix gouvernements renversés en un demi-siècle attestent en vain que ce gouvernement ne sait ni se fonder ni se défendre. Proclamez maintenant la perfection et la permanence d'un gouvernement qui ne sait ni s'établir ni durer! Voilà son histoire! Jugez-le par ses œuvres.
XXIII.
Mais jugez-le aussi par sa nature, continuait-il.
Quand une nation va périr et qu'elle le sent, que fait-elle? Elle invoque le remède, le pouvoir à une seule tête, la dictature.
L'armée, ou la volonté active de la nation, se donne un dictateur; il frappe à droite et à gauche, il se défait des gouvernements parlementaires, obstacle à tout, au bien comme au mal. Il règne: si c'est avec folie, il tombe entraînant avec lui armée et nation; si c'est avec réflexion et mesure, il continue ou perpétue son règne, il peut même fonder une dynastie ou une monarchie héréditaire. Que lui faut-il pour cela?—Un conseil d'État nommé par lui et une armée chez un peuple militaire.
Mais, le jour où il fonderait un gouvernement à deux ou trois têtes, un gouvernement parlementaire dans l'élection duquel il n'interviendrait pas, il pourrait mesurer sa déchéance au progrès fait par ce gouvernement. Le jour où le gouvernement parlementaire serait achevé, il créerait de nouveau la force contre la force, c'est-à-dire le gouvernement de quelques-uns contre un. La révolution serait faite!
L'unité de volonté est nécessaire même dans la république. Le premier magistrat d'une république doit être un dictateur à temps; sans quoi il n'est rien.
Voyez l'armée! Qui fait sa force? C'est son général, soit pour un jour, soit pour un temps. Mettez deux chefs ou dix chefs avec des droits égaux à la tête de votre armée: elle cesse d'exister; elle a deux esprits ou dix volontés, c'est-à-dire pas une. Voilà pourquoi les gouvernements parlementaires les plus libres n'ont jamais reconnu à l'armée sous les armes le droit électoral. Je me trompe; le gouvernement parlementaire de 1849 a nommé une fois deux chefs et deux armées: l'un de la rive gauche de la Seine sous le parlement, l'autre de la rive droite sous le président de la république. Quinze jours après, le gouvernement n'existait plus. Le coup d'État était devenu inévitable, le pouvoir parlementaire s'était suicidé! Je l'avais prédit! Qu'on lise mon avant-dernier numéro de mes Conseils au peuple!
Le gouvernement est un monologue, pendant qu'il gouverne toute anarchie est un dialogue. On délibère avec un dialogue, on ne gouverne pas.—Mais, dit-on, la majorité sans cesse déplacée par un discours ou par une intrigue fait la loi?—Voyez la Belgique, où ni majorité ni minorité ne peuvent en sortir. Le gouvernement parlementaire refuse de gouverner: la volonté nationale est paralysée par la nation elle-même. Qu'adviendra-t-il? ou un coup d'État ou une révolution. Voilà le gouvernement parlementaire ou le gouvernement des factions.—La responsabilité n'est nulle part, et chaque faction dit:—Ce n'est pas moi!—
Et voyez l'Amérique!—Nous ne pouvons pas nous gouverner?—Exterminons-nous!
Quoi! un tel état serait le dernier mot de la sagesse humaine?—Non, Dieu a donné par la nature des choses des règles instinctives aux peuples comme aux individus.—Cette règle est l'unité de la volonté pour qu'elle soit obéie;—monarchie et république ont besoin de cette unité.
Unité permanente:—Monarchie! Unité temporaire:—République!
Peu importe, pourvu que le monde puisse se gouverner.
Le gouvernement, ce n'est pas seulement la forme, c'est la vie des nations.
Le gouvernement des factions ou le gouvernement des intrigues, c'est le gouvernement parlementaire!
Essayez-en cinquante fois.
Cinquante fois il vous trompe encore.
On ne varie pas le thème divin.
Le thème divin, c'est l'unité.
Voilà ce que disait plus éloquemment Balzac; je ne pouvais qu'applaudir à son discours, quoique alors j'eusse fait la république pour détruire le gouvernement parlementaire. Je sentais la force de ses considérations et je me taisais, plus convaincu que lui que Dieu seul gouvernait les hommes, et qu'il les gouvernait par l'unité.
XXIV.
On sentait dans ces paroles hardies et convaincues un grand fonds de foi dans l'éternelle sagesse, qui s'ajourne quelquefois, mais qui ne se dément jamais. «On ne voudrait pas m'entendre aujourd'hui, nous disait-il encore, mais le moment n'est pas loin où l'on m'entendra; car les nations se sauvent toujours et se perdent toujours, et quand elles veulent décidément se sauver elles remontent aux lois de Dieu! Ces lois de Dieu, c'est moi qui les sais, ajoutait Balzac; sous un régime ou sous un autre, vous reviendrez à la loi des lois, l'unité de volonté!»
Sa figure s'illuminait alors d'un éclat divin. On souriait, mais on l'écoutait, et on devait finir par le croire. Il avait péché dans sa jeunesse malheureuse contre les mœurs, mais jamais contre le bon sens et moins encore contre Dieu.
Il était religieux comme sa mère et sa sœur; la solitude et le bonheur le ramenaient à Dieu.—Lisons maintenant ce grand moraliste.
(La suite au prochain entretien.)