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Cours familier de Littérature - Volume 20

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The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 20

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Title: Cours familier de Littérature - Volume 20

Author: Alphonse de Lamartine

Release date: October 5, 2011 [eBook #37630]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE - VOLUME 20 ***

Notes au lecteur de ce fichier digital:

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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

UN ENTRETIEN PAR MOIS

PAR
M. A. DE LAMARTINE

TOME VINGTIÈME

PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.

1865

L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

REVUE MENSUELLE.

XX

Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.

CXVIe ENTRETIEN.

LE LÉPREUX DE LA CITÉ D'AOSTE,
PAR M. XAVIER DE MAISTRE.

I.

J'entrai au collége des Pères de la foi en 1806; les Pères de la foi, pseudonyme des Jésuites, étaient la renaissance d'un ordre religieux, célèbre, qui n'avouait ni ses souvenirs, ni ses prétentions au monopole de l'enseignement de la jeunesse. L'autorité absolue était leur principe, l'obéissance était leur loi; bien commander, bien obéir, étaient pour eux la société tout entière. C'est ainsi qu'ils comprenaient la politique. Ces principes, vrais quand on commande au nom de Dieu et quand on obéit par humilité volontaire, étaient admirables dans la famille, inapplicables dans la société politique. L'une est obligée de croire ce qu'on lui dit, l'autre est condamnée à examiner ce qu'elle croit. Bonnes ou mauvaises, ces doctrines qui renaissaient sous l'empire despotique de Bonaparte étaient infiniment propres à lui plaire. Aussi les Pères de la foi flattaient-ils l'empereur, et l'empereur favorisait-il les Pères de la foi; le cardinal Fesch, oncle de Bonaparte et archevêque de Lyon, était l'intermédiaire de cette faveur mutuelle; mais ce cardinal, homme de peu d'esprit et de beaucoup d'obstination, voyait dans les Pères de la foi des missionnaires du pape prêts à reconstituer la catholicité romaine avec son indépendance et sa suprématie. Bonaparte admettait bien le principe de la suprématie romaine, mais à condition que la suprématie impériale prévaudrait sur tout, et que la véritable église, absolue et universelle, ce serait lui et son empire. De là des dissentiments entre l'empereur et son oncle, qui se terminèrent peu de temps après par l'expulsion des Pères de la foi. L'empereur eut tort dans son intérêt; les nouveaux Jésuites lui étaient tous dévoués; ils s'efforçaient de nous élever dans son fanatisme, ils nous faisaient célébrer ses victoires et chanter ses apothéoses. Mais l'esprit de famille et l'esprit de contradiction, qui créent si vite l'esprit d'opposition contre ce qui gouverne, nous rendaient généralement plus hostiles au régime militaire de l'empereur que nous ne l'aurions été sous d'autres maîtres. Nous étions des roseaux, mais des roseaux rebelles; on voulait nous courber d'un côté, nous nous courbions du côté contraire. Il y avait un esprit public dans ce collége composé de trois cents jeunes gens; cet esprit public était républicain et royaliste. L'aristocratie de la maison se composait de cinq ou six élèves véritablement supérieurs à la masse indifférente et incapable. Les deux élèves qui primaient sur tout le reste étaient un jeune homme de Chambéry, nommé Louis de Vignet, et moi. J'étais plus disciplinable, de Vignet plus spirituel. À la fin de ma troisième année de rhétorique j'obtins les onze premiers prix de ma classe. De Vignet resta en arrière; mais ce fut par défaut de caractère plus que par infériorité d'aptitudes. Tout le monde disait: «S'il avait voulu, il l'aurait emporté sur Lamartine et sur tous les autres.» C'était vrai, mais il avait deux ou trois ans de plus que moi, et puis il était naturellement jaloux, et je ne l'étais pas.

II.

Louis de Vignet était par sa mère neveu des quatre de Maistre, gentilshommes savoyards, d'un vrai mérite, mais de mérite très-différent. L'un, l'aîné, était le comte Joseph de Maistre, esprit original, paradoxal, superbe, déclamateur, fanatique, qui a laissé une immense réputation à réviser par son parti, homme de phrases magnifiques, mais de livres tantôt équivoques, tantôt scandaleusement faux, grand écrivain, pauvre philosophe. Il était alors ambassadeur de Sardaigne en Russie, espèce d'oracle versatile caché dans les neiges du Nord, tantôt ennemi de Bonaparte, tantôt le déclarant l'homme providentiel, et nouant une intrigue avec son ami le duc de Rovigo (Savary) pour se faire inviter à une entrevue confidentielle avec le chef de la France.

Le second était l'abbé de Maistre, ecclésiastique exemplaire et vénérable, quoique facétieux et spirituel, ami de Mme de Staël, et destiné depuis à être évêque d'une petite ville de Piémont, quand le roi parut à Turin après la restauration.

Le troisième, officier distingué au service du roi de Sardaigne, devait devenir plus tard colonel de la brigade de Savoie, c'est-à-dire général. Il était impossible de joindre plus de loyauté et de bravoure à plus de jovialité et à plus de candeur et d'agrément dans l'esprit.

Le plus jeune enfin, dont nous avons à vous parler, était le chevalier Xavier de Maistre, homme épisodique dans toute autre famille, homme principal dans celle-ci. Il servait avant la révolution dans un corps de nobles, à Turin, qu'on appelait les chevaliers-gardes. Il y menait la vie aimable et dissipée des gentilshommes oisifs du temps, comme on le voit dans le charmant Voyage autour de ma chambre, son premier délassement littéraire pendant quinze jours d'arrêt à Turin. Les Français, en 1799, ayant vaincu et chassé les Piémontais, Xavier de Maistre suivit le roi exilé en Sardaigne; puis, appelé par son frère aîné à Pétersbourg, il y entra dans les chevaliers-gardes russes, et s'y maria avec une princesse russe de la suite de l'impératrice, séduit par sa figure et charmé de son esprit. Il y était encore à l'heure où je parle. Il devait revenir plus tard à Paris avec sa femme et sa nièce, et je devais le connaître chez la comtesse de Marcellus, ma voisine et sa dernière amie. Le connaître et l'aimer, c'était même chose. Je m'attachai à cet homme qui avait tous les agréments et tous les âges, omnis Aristippum decuit color. J'avais à peine quarante ans, il touchait à quatre-vingts ans.

III.

Il n'avait jamais lutté avec la nature; s'amuser et plaire avait été sa seule loi. Le prodigieux succès de son premier et léger ouvrage, à Turin (le Voyage autour de ma chambre), ne l'avait pas porté à recommencer. Il ne visait point à la gloire: il laissait la prophétie à son frère, la politique aux hommes d'État. Seulement, il avait la sensibilité vive et maladive, et quand une chose l'avait impressionné fortement à une époque quelconque de sa vie, il se souvenait toujours, et il n'avait point de trêve en lui-même tant qu'il n'avait pas fait éprouver aux autres ce qu'il portait perpétuellement en lui. Il ne le faisait point en exagérant l'impression et en ajoutant la rhétorique à la vérité, mais en revoyant en lui-même ce qu'il avait vu et en racontant simplement et candidement ce qu'il avait vu et senti. Son talent n'était qu'une lecture intérieure, une intuition renouvelée, qui faisait éclater le sourire ou couler les larmes quand il avait souri ou quand il avait pleuré. Une fois séparé de sa patrie par les steppes de la Moscovie, il revit en paix ce qu'il avait vu en Savoie, et il écrivit, dans le style de l'Imitation de J.-C., quelques pages incomparables et immortelles, un livre intitulé le Lépreux de la cité d'Aoste. Nous disons livre pour ne pas dire cri ou gémissement.

C'est le livre dont nous allons vous entretenir aujourd'hui. Quand un homme de talent est malheureux, ruiné ou exilé par l'infortune, loin des montagnes ou des ravins qui l'ont vu naître; quand les lieux, le temps, les personnes se représentent à lui comme des angoisses ou des remords, et qu'il ne les apaise qu'en les exprimant, sa douleur devient du génie, et il sort alors de son âme des cris qui sont l'apogée des tristesses humaines. On dit: Qu'est-ce qui a poussé ce gémissement? On ne sait pas son nom. Ce n'est pas un homme, c'est quelque chose d'humain.

Tel fut l'effet produit sur les êtres sensibles quand le Lépreux de la cité d'Aoste parut,—l'évangile de la douleur.—Il lui manquait une page que Job lui-même n'avait pas écrite: la suprême douleur de l'isolement dans le martyre.

Xavier de Maistre l'écrivit.

Elle subsistera quand les paradoxes de son frère auront mille fois disparu. Ce n'est pas un homme qui a écrit le Lépreux, c'est la douleur faite homme.

Cette page n'existait pas encore pour le public au moment où je connus Louis de Vignet, neveu de Xavier.

Louis portait quelque chose de la mélancolie du Lépreux sur ses traits de dix-sept ans.

IV.

Il était grand et mince. Mais qu'ai-je besoin de rechercher dans ma mémoire? Je l'ai ici dans un fidèle et charmant portrait de Mlle Stéphanie de Virieu, la sœur de notre ami commun, Aymon de Virieu, chez qui nous passions l'été en Dauphiné, au pied des monts de la Grande Chartreuse; cette jeune personne, le Van Dyck à la sépia des femmes, fit son portrait pour moi, et le même pour lui aussi. Je vais le copier. Ce sera plus vrai et plus charmant.

V.

Il avait environ vingt ans; ses cheveux, secoués sur son front comme par un coup de vent perpétuel, formaient d'un côté de la tête une masse ondoyante et ruisselante le long de sa joue; la ligne de ce front était longue, droite, renflée seulement par les deux lobes de la pensée. L'arcade sourcilière proéminente encadrait bien le regard; mais ce regard encaissé était à demi fermé par deux longues paupières chargées de soucis précoces. Son nez était aquilin, la finesse naturelle du demi-Italien s'y révélait sur la bonhomie indécise du montagnard de Savoie; ses lèvres étaient un peu pincées, mais un pli d'amertume triste en caractérisait fortement les coins; son menton, trait principal de l'intelligence, était ferme, long, carré, et dessinait avec ses joues maigres et creuses un angle fermement accentué comme chez un vieillard. Il penchait habituellement le visage comme sous le poids de pensées trop lourdes; sa taille mince et élevée en paraissait amoindrie. En tout, c'était la figure de Werther, amoureux, pensif, désespéré, tel que le capricieux génie de Gœthe venait de le jeter dans l'imagination de l'Europe pour y vivre longtemps de ses larmes et de son sang. Jamais la mélancolie maladive n'incarna son image plus complète sur des traits humains que dans cette figure. On ne pouvait rester ni léger ni indifférent en le voyant; il semblait porter un secret de tristesse.

VI.

Les relations de ses camarades avec lui étaient gênées et souvent épineuses, à cause de ce caractère sombre qui n'y laissait ni sécurité ni égalité. Il fallait le prendre et le laisser selon son heure. Ses maîtres s'en défiaient; ils le regardaient comme un redoutable génie qui tournerait en bien ou en mal suivant la passion qui le saisirait au passage. Virieu et moi, nous étions souvent en froid avec lui; il nous était trop supérieur en intelligence et en connaissance du monde pour être notre égal. Nous le considérions trop pour ne pas le craindre. Mais, quand il daignait s'abaisser vers nous pour nous rechercher, nous revenions facilement à lui et nous formions un trio d'intimité redoutable aux maîtres et aux élèves.

VII.

Nos entretiens roulaient en général alors sur nos familles. Vignet surtout nous intéressait vivement en nous parlant de la sienne. Nous l'écoutions avec déférence. Il ne se lassait pas de nous parler avec un ton d'oracle des quatre oncles qui composaient ce cénacle de grands esprits: avant tout de son oncle l'aîné, l'ambassadeur, puis de son oncle le futur évêque, puis de son oncle le colonel, puis enfin de son oncle Xavier, qui avait dans sa famille la réputation du plus léger des écrivains et du plus modeste des hommes.

Nous connaissions le Voyage autour de ma chambre, aimable badinage qui avait paru entre 1795 et 1800 et dont les émigrés avaient fait en France la popularité. Mais nous ne connaissions pas autre chose de ce génie caché. Un soir pourtant il nous aborde avec un assez gros paquet timbré de Chambéry sous son bras. «C'est, nous dit-il, un envoi de ma mère, sœur de Xavier dont vous m'avez entendu parler; il lui a adressé du fond de la Russie un petit ouvrage pour amuser ses soirées solitaires, intitulé le Lépreux de la cité d'Aoste. C'est, lui dit-il dans sa lettre, la simple histoire d'un pauvre homme malade, relégué du monde par une infirmité contagieuse, qu'on appelle la lèpre, qu'on soignait jadis dans les léproseries qui sont éteintes partout, mais qui subsiste encore aujourd'hui dans nos hautes montagnes. Si vous voulez, nous la lirons ensemble le premier jour de promenade au mont Colombier; on nous y porte à dîner à cause de la distance, et nous aurons le temps de la lire en liberté et en solitude, entre le dîner et le retour.» Nous acceptâmes le rendez-vous avec joie, et nous attendions avec impatience que le jour de la longue promenade au mont Colombier fût ramené par la saison. Il ne tarda pas plus d'une semaine. C'était au printemps; l'herbe précoce commençait à poindre sur les glaciers parmi les plus hautes cimes des montagnes du Bugey, voisines des Alpes de Savoie. Cette promenade était une récompense pour les meilleurs élèves du collége; pour nous la récompense était double, car nous portions tour à tour sous notre habit le manuscrit de Xavier de Maistre dont nous ne soupçonnions pas encore le prix.

VIII.

Ceux des Pères de la foi qui nous accompagnaient avaient divisé la course en deux journées de marche pour qu'elle ne dépassât pas nos forces. Le premier jour, nous allâmes dîner et coucher chez le père d'un de nos camarades, M. Jenin, ancien colonel de gendarmerie, retiré à Virieu-le-Grand, dans une solitude champêtre, où il élevait de beaux étalons, dans ses prés et hautes herbes, pour se rappeler son état, et les vendre aux inspecteurs des haras de l'empire. Un ruisseau d'eau de neige, tantôt troublé par la chute des avalanches, tantôt limpide, pendant l'été, roulait sans bords sur un large lit de cailloux devant la maison, avec un léger bruit d'eau courante sur les pierres rondes. Le village était plus haut, grimpant de pente en pente sur les collines dénudées. La clarté du jour, le murmure des eaux, la course folle des poulains dans les prés, les villageois aux fenêtres ou sur le seuil de leur porte, la gaieté tranquille de cette élite de jeunes gens retrouvant dans cette maison rustique, chez un de leurs camarades, l'image de leur demeure de famille, donnaient au paysage et à la demeure de M. Jenin un air de fête et de sérénité.

IX.

M. Jenin le père nous attendait avec des guides pour le lendemain, et des granges pleines de paille et de foin odorant pour la nuit. Les longues tables, simplement mais abondamment servies, s'étendaient dans toute la maison: fête de la famille dont la nature faisait tous les frais. Après le repas, nous passâmes en revue devant les dames, puis nous allâmes faire la prière du soir dans le verger. On nous distribua ensuite dans les fenils et dans les granges, et nous nous couchâmes, sans quitter nos habits, sur les bottes de paille déliées pour nous. La conversation ne fut pas longue, nous devions nous mettre en route au crépuscule pour atteindre et gravir le mont Colombier, y passer la journée et revenir le soir souper et coucher à Virieu-le-Grand.

La montagne, qui s'élève presque inopinément d'un groupe montueux du haut Bugey, nous offrit peu de spectacles et d'incidents jusqu'au sommet. L'élévation nous opposa quelques petits glaciers, et un grand nombre d'entre nous y fut saisi d'accès de fièvre: les extrêmes ne sont pas bons à l'homme. Nous redescendîmes vite pour nous restaurer et nous répandre sur la pente parmi les sapins. Vignet nous fit signe, à Virieu et à moi, de nous séparer de la foule et de choisir un site écarté pour notre lecture. Nous rencontrâmes facilement une retraite inaccessible à l'œil et à l'oreille de nos compagnons. C'était un rocher à pic, dominant comme un promontoire les abords ombragés de la montagne et ombragé lui-même par derrière de sept à huit gigantesques sapins qui formaient rideau contre les regards curieux.

Le cours à sec d'une avalanche de neige y creusait devant nous un lit large et profond de pierres roulées, de rochers croulants, d'arbres déracinés, d'arbustes couchés à terre, espèce de vallée du Dante qui allait s'engouffrer dans la nuit de la forêt inférieure. À notre gauche un pan de mur à moitié démoli d'une ancienne chapelle du monastère, ou de la cellule d'un ermite, enfoui sous des branches d'arbres verts, s'élevait de quelques pieds seulement au-dessus du sol, et réverbérait sur nous les derniers reflets du soleil du soir.

Cette ruine isolée nous faisait penser à l'asile de ce lépreux dont nous allions lire les tristes aventures. Aucun site ne paraissait mieux choisi pour une pareille lecture.

Louis de Vignet déroula son manuscrit et nous dit avant de lire:

«Il faut que vous sachiez bien comment mon oncle fut amené sans y avoir pensé à écrire autrefois cette histoire.»

X.

«Il commandait, en 1798, un petit détachement de troupes savoyardes, formant la garnison de la cité d'Aoste. La cité d'Aoste, petite ville solitaire et pittoresque, bâtie sur le revers des Alpes piémontaises, pouvait se trouver envahie par quelques colonnes des armées françaises quand elles descendraient vers Novare ou Turin. Elle se trouva en effet sur le chemin de Bonaparte allant plus tard de Genève à Marengo, après la prise du fort de Bar.

«Vous comprenez que les jours d'attente étaient longs pour un jeune officier, désœuvré dans un pareil séjour. Mon oncle s'ennuyait mortellement dans sa garnison voisine des nuages. Quand il eut reproduit avec son crayon et ses pinceaux (car il peignait le paysage comme il écrivait) les plus beaux sites, les plus riches pampres serpentant sur les remparts et les eaux les plus limpides de la vallée d'Aoste, les heures s'écoulaient fastidieusement pour lui. Quelques vieux officiers retirés et quelques chanoines de la cathédrale étaient ses seules ressources de société; il ne savait comment abréger le temps. Il sondait de l'œil les plus pauvres chaumières, les masures les plus délabrées des fortifications, pour y découvrir quelques distractions à sa solitude.

«Mais je vais le laisser parler lui-même. Écoutons l'auteur avant d'écouter l'histoire.»

Ce préambule, facile à comprendre, nous avait disposés à l'attention et à l'intérêt. Vignet commença sa lecture. Quand nous eûmes entendu vingt pages, nous ne fûmes plus tentés d'interrompre. Les maîtres et les enfants, fatigués de la longue course du matin, s'étaient assoupis, loin de nous, sur le gazon tondu par les moutons de la montagne; les murmures de la brise du milieu du jour, tamisés par les feuilles de sapin, étaient le seul accompagnement de la voix du lecteur. Quand nous fûmes à la moitié à peu près du manuscrit, Vignet me passa les pages et me pria de continuer; il n'y eut pas une interruption, on ne connut le changement de lecteur qu'au changement de voix.

Seulement, quelques larmes tombées sur le papier et quelques sanglots mal étouffés dans nos poitrines disaient à la solitude l'émotion de nos silences. Ô silences! nous n'avons jamais oublié ce que vous disiez à nos jeunes cœurs!...

XI.

Il faut connaître la bonhomie de la société des petites villes de Savoie pour se rendre compte de l'état de l'âme de Xavier de Maistre à la cité d'Aoste.

Je trouve, dans un passage de J.-J. Rousseau, une peinture véridique et naïve de cette société à cette époque; la voici:

«Voilà presque l'unique fois qu'en n'écoutant que mes penchants je n'ai pas vu tromper mon attente. L'accueil aisé, l'esprit liant, l'humeur facile des habitants du pays, me rendit le commerce du monde aimable; et le goût que j'y pris alors m'a bien prouvé que si je n'aime pas à vivre parmi les hommes, c'est moins ma faute que la leur.

«C'est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-être serait-ce dommage qu'ils le fussent; car, tels qu'ils sont, c'est le meilleur et le plus sociable peuple que je connaisse. S'il est une petite ville au monde où l'on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c'est Chambéry. La noblesse de la province, qui s'y rassemble, n'a que ce qu'il faut de bien pour vivre; elle n'en a pas assez pour parvenir; et, ne pouvant se livrer à l'ambition, elle suit par nécessité le conseil de Cynéas. Elle dévoue sa jeunesse à l'état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L'honneur et la raison président à ce partage. Les femmes sont belles, et pourraient se passer de l'être; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté, et même y suppléer. Il est singulier qu'appelé par mon état à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d'en avoir vu à Chambéry une seule qui ne fût pas charmante. On dira que j'étais disposé à les trouver telles, et l'on peut avoir raison; mais je n'avais pas besoin d'y mettre du mien pour cela. Je ne puis, en vérité, me rappeler sans plaisir le souvenir de mes jeunes écolières. Que ne puis-je, en nommant ici les plus aimables, les rappeler de même, et moi avec elles, à l'âge heureux où nous étions lors des moments aussi doux qu'innocents que j'ai passés auprès d'elles! La première fut Mlle de Mellarède, ma voisine, sœur de l'élève de M. Gaime. C'était une brune très-vive, mais d'une vivacité caressante, pleine de grâces, et sans étourderie. Elle était un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge; mais ses yeux brillants, sa taille fine, son air attirant, n'avaient pas besoin d'embonpoint pour plaire. J'y allais le matin, et elle était encore ordinairement en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux négligemment relevés, ornés de quelque fleur qu'on mettait à mon arrivée, et qu'on ôtait à mon départ pour se coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu'une jolie personne en déshabillé; je la redouterais cent fois moins parée. Mlle de Menthon, chez qui j'allais l'après-midi, l'était toujours, et me faisait une impression tout aussi douce, mais différente. Ses cheveux étaient d'un blond cendré: elle était très-mignonne, très-timide et très-blanche; une voix nette, juste et flûtée, mais qui n'osait se développer. Elle avait au sein la cicatrice d'une brûlure d'eau bouillante, qu'un fichu de chenille bleue ne cachait pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce côté mon attention, qui bientôt n'était plus pour la cicatrice. Mlle de Challes, une autre de mes voisines, était une fille faite; grande, belle carrure, de l'embonpoint: elle avait été très-bien. Ce n'était plus une beauté, mais c'était une personne à citer pour la bonne grâce, pour l'humeur égale, pour le bon naturel. Sa sœur, Mme de Charly, la plus belle femme de Chambéry, n'apprenait plus la musique, mais elle la faisait apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté naissante eût promis d'égaler celle de sa mère, si malheureusement elle n'eût été un peu rousse. J'avais à la Visitation une petite demoiselle française, dont j'ai oublié le nom, mais qui mérite une place dans la liste de mes préférences. Elle avait pris le ton lent et traînant des religieuses, et sur ce ton traînant elle disait des choses très-saillantes, qui ne semblaient point aller avec son maintien. Au reste, elle était paresseuse, n'aimant pas à prendre la peine de montrer son esprit, et c'était une faveur qu'elle n'accordait pas à tout le monde. Ce ne fut qu'après un mois ou deux de leçons et de négligence qu'elle s'avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu; car je n'ai jamais pu prendre sur moi de l'être. Je me plaisais à mes leçons quand j'y étais, mais je n'aimais pas être obligé de m'y rendre ni que l'heure me commandât: en toute chose la gêne et l'assujettissement me sont insupportables; ils me feraient prendre en haine le plaisir même.

«J'avais quelques écolières aussi dans la bourgeoisie, et une entre autres qui fut la cause indirecte d'un changement de relation, dont j'ai à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle était fille d'un épicier, et se nommait Mlle Lard, vrai modèle d'une statue grecque, et que je citerais pour la plus belle fille que j'aie jamais vue, s'il y avait quelque véritable beauté sans vie et sans âme. Son indolence, sa froideur, son insensibilité, allaient à un point incroyable. Il était également impossible de lui plaire et de la fâcher; en lui faisant apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle faisait tout de son mieux pour l'émoustiller; mais cela ne réussit point. Mme Lard ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille aurait dû avoir. C'était un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite vérole. Elle avait de petits yeux très-ardents, et un peu rouges, parce qu'elle y avait presque toujours mal. Tous les matins, quand j'arrivais, je trouvais prêt mon café à la crème; et la mère ne manquait jamais de m'accueillir par un baiser bien appliqué, et que par curiosité j'aurais bien voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l'aurait pris. Au reste tout cela se faisait si simplement et si fort sans conséquence, que quand M. Lard était là, les agaceries n'en allaient pas moins leur train. C'était une bonne pâte d'homme, le vrai père de sa fille, et que sa femme ne trompait pas, parce qu'il n'en était pas besoin.

«Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J'en étais pourtant importuné quelquefois, car la vive Mme Lard ne laissait pas d'être exigeante; et si dans la journée j'avais passé devant la boutique sans m'arrêter, il y aurait eu du bruit. Il fallait, quand j'étais pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant bien qu'il n'était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d'y entrer.

«Mme Lard s'occupait trop de moi pour que je ne m'occupasse point d'elle. Ses attentions me touchaient beaucoup. J'en parlais à maman comme d'une chose sans mystère: et quand il y en aurait eu, je ne lui en aurais pas moins parlé; car lui faire un secret de quoi que ce fût ne m'eût pas été possible; mon cœur était ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout à fait la chose avec la même simplicité que moi. Elle vit des avances où je n'avais vu que des amitiés; elle jugea que Mme Lard, se faisant un point d'honneur de me laisser moins sot qu'elle ne m'avait trouvé, parviendrait de manière ou d'autre à se faire entendre; et outre qu'il n'était pas juste qu'une autre femme se chargeât de l'instruction de son élève, elle avait des motifs plus dignes d'elle pour me garantir des piéges auxquels mon âge et mon état m'exposaient. Dans le même temps on m'en tendit un d'une espèce plus dangereuse, auquel j'échappai, mais qui lui fit sentir que les dangers qui me menaçaient sans cesse rendaient nécessaires tous les préservatifs qu'elle y pouvait apporter.

«Mme la comtesse de Menthon, mère d'une de mes écolières, était une femme de beaucoup d'esprit, et passait pour n'avoir pas moins de méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu'on disait, de bien des brouilleries, et d'une entre autres qui avait eu des suites fatales à la maison d'Antremont. Maman avait été assez liée avec elle pour connaître son caractère: ayant très-innocemment inspiré du goût à quelqu'un sur qui Mme de Menthon avait des prétentions, elle resta chargée auprès d'elle du crime de cette préférence, quoiqu'elle n'eût été ni recherchée ni acceptée; et Mme de Menthon chercha depuis lors à jouer à sa rivale plusieurs tours, dont aucun ne réussit. J'en rapporterai un des plus comiques par manière d'échantillon. Elles étaient ensemble à la campagne avec plusieurs gentilshommes du voisinage, et entre autres l'aspirant en question. Mme de Menthon dit un jour à un de ces messieurs que Mme de Warens n'était qu'une précieuse, qu'elle n'avait point de goût, qu'elle se mettait mal, qu'elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise.

«Je n'étais pas un personnage à occuper Mme de Menthon, qui ne voulait que des gens brillants autour d'elle: cependant elle fit quelque attention à moi, non pour ma figure dont assurément elle ne se souciait point du tout, mais pour l'esprit qu'on me supposait, et qui m'eût pu rendre utile à ses goûts. Elle en avait un assez vif pour la satire. Elle aimait à faire des chansons et des vers sur les gens qui lui déplaisaient. Si elle m'eût trouvé assez de talent pour lui aider à tourner ses vers, et assez de complaisance pour les écrire, entre elle et moi nous aurions bientôt mis Chambéry sens dessus dessous. On serait remonté à la source de ces libelles; Mme de Menthon se serait tirée d'affaire en me sacrifiant, et j'aurais été enfermé le reste de mes jours peut-être, pour m'apprendre à faire le Phébus avec les dames.

«Heureusement rien de tout cela n'arriva. Mme de Menthon me retint à dîner deux ou trois fois pour me faire causer, et trouva que je n'étais qu'un sot. Je le sentais moi-même, et j'en gémissais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j'aurais dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait. Je demeurai pour Mme de Menthon le maître à chanter de sa fille et rien de plus; mais je vécus tranquille et toujours bien vu dans Chambéry.»

XII.

On voit dans ces lignes de confessions quelle pouvait être la vie des jeunes gentilshommes savoyards dans une ville de garnison. L'oisiveté, l'ennui, quelques amours silencieux ou modestes, étaient pour ceux que l'étude n'absorbait pas l'unique distraction à leur monotonie. Telle était la vie de maître Xavier de Maistre. Voyez comme il la décrit:

«La partie méridionale de la cité d'Aoste est presque déserte, et paraît n'avoir jamais été fort habitée. On y voit des champs labourés et des prairies terminées d'un côté par les remparts antiques que les Romains élevèrent pour lui servir d'enceinte, et de l'autre par les murailles de quelques jardins. Cet emplacement solitaire peut cependant intéresser les voyageurs. Auprès de la porte de la ville, on voit les ruines d'un château, dans lequel, si l'on en croit la tradition populaire, le comte René de Chalans, poussé par les fureurs de la jalousie, laissa mourir de faim, dans le quinzième siècle, la princesse Marie de Bragance, son épouse: de là le nom de Bramafan (qui signifie cri de la faim) donné à ce château par les gens du pays.

«Plus loin, à quelques centaines de pas, est une tour carrée, adossée au mur antique, et construite avec le marbre dont il était jadis revêtu: on l'appelle la Tour de la frayeur, parce que le peuple l'a crue longtemps habitée par des revenants. Les vieilles femmes de la cité d'Aoste se ressouviennent fort bien d'en avoir vu sortir, pendant les nuits sombres, une grande femme blanche, tenant une lampe à la main.

«Il y a environ quinze ans que cette tour fut réparée par ordre du gouvernement et entourée d'une enceinte, pour y loger un lépreux et le séparer ainsi de la société, en lui procurant tous les agréments dont sa triste situation était susceptible. L'hôpital de Saint-Maurice fut chargé de pourvoir à sa subsistance, et on lui fournit quelques meubles, ainsi que les instruments nécessaires pour cultiver un jardin. C'est là qu'il vivait depuis longtemps, livré à lui-même, ne voyant jamais personne, excepté le prêtre qui de temps en temps allait lui porter les secours de la religion, et l'homme qui chaque semaine lui apportait ses provisions de l'hôpital.—Pendant la guerre des Alpes, en l'année 1797, un militaire, se trouvant à la cité d'Aoste, passa un jour, par hasard, auprès du jardin du lépreux, dont la porte était entr'ouverte, et il eut la curiosité d'y entrer. Il y trouva un homme vêtu simplement, appuyé contre un arbre et plongé dans une profonde méditation. Au bruit que fit l'officier en entrant, le solitaire, sans se retourner et sans regarder, s'écria d'une voix triste: Qui est là, et que me veut-on? Excusez un étranger, répondit le militaire, auquel l'aspect agréable de votre jardin a peut-être fait commettre une indiscrétion, mais qui ne veut nullement vous troubler. N'avancez pas, répondit l'habitant de la tour en lui faisant signe de la main, n'avancez pas; vous êtes auprès d'un malheureux attaqué de la lèpre. Quelle que soit votre infortune, répliqua le voyageur, je ne m'éloignerai point; je n'ai jamais fui les malheureux; cependant, si ma présence vous importune, je suis prêt à me retirer.

«Soyez le bienvenu, dit alors le lépreux en se retournant tout à coup, et restez, si vous l'osez, après m'avoir regardé. Le militaire fut quelque temps immobile d'étonnement et d'effroi à l'aspect de cet infortuné, que la lèpre avait totalement défiguré. Je resterai volontiers, lui dit-il, si vous agréez la visite d'un homme que le hasard conduit ici, mais qu'un vif intérêt y retient.

LE LÉPREUX.

«De l'intérêt!.... Je n'ai jamais excité que la pitié.

LE MILITAIRE.

«Je me croirais heureux si je pouvais vous offrir quelque consolation.

LE LÉPREUX.

«C'en est une grande pour moi de voir des hommes, d'entendre le son de la voix humaine, qui semble me fuir.

LE MILITAIRE.

«Permettez-moi donc de converser quelques moments avec vous et de parcourir votre demeure.

LE LÉPREUX.

«Bien volontiers, si cela peut vous faire plaisir. (En disant ces mots, le lépreux se couvrit la tête d'un large feutre dont les bords rabattus lui cachaient le visage.) Passez, ajouta-t-il, ici, au midi. Je cultive un petit parterre de fleurs qui pourront vous plaire; vous en trouverez d'assez rares. Je me suis procuré les graines de toutes celles qui croissent d'elles-mêmes sur les Alpes, et j'ai tâché de les faire doubler et de les embellir par la culture.

LE MILITAIRE.

«En effet, voilà des fleurs dont l'aspect est tout à fait nouveau pour moi.

LE LÉPREUX.

«Remarquez ce petit buisson de roses; c'est le rosier sans épines, qui ne croît que sur les hautes Alpes; mais il perd déjà cette propriété, et il pousse des épines à mesure qu'on le cultive et qu'il se multiplie.

LE MILITAIRE.

«Il devrait être l'emblème de l'ingratitude.

LE LÉPREUX.

«Si quelques-unes de ces fleurs vous paraissent belles, vous pouvez les prendre sans crainte, et vous ne courrez aucun risque en les portant sur vous. Je les ai semées, j'ai le plaisir de les arroser et de les voir, mais je ne les touche jamais.

LE MILITAIRE.

«Pourquoi donc?

LE LÉPREUX.

«Je craindrais de les souiller, et je n'oserais plus les offrir.

LE MILITAIRE.

«À qui les destinez-vous?

LE LÉPREUX.

«Les personnes qui m'apportent des provisions de l'hôpital ne craignent pas de s'en faire des bouquets. Quelquefois aussi les enfants de la ville se présentent à la porte de mon jardin. Je monte aussitôt dans la tour, de peur de les effrayer ou de leur nuire. Je les vois folâtrer de ma fenêtre et me dérober quelques fleurs. Lorsqu'ils s'en vont, ils lèvent les yeux vers moi: Bonjour, Lépreux, me disent-ils en riant, et cela me réjouit un peu.

LE MILITAIRE.

«Vous avez su réunir ici bien des plantes différentes: voilà des vignes et des arbres fruitiers de plusieurs espèces.

LE LÉPREUX.

«Les arbres sont encore jeunes: je les ai plantés moi-même, ainsi que cette vigne, que j'ai fait monter jusqu'au-dessus du mur antique que voilà, et dont la largeur me forme un petit promenoir; c'est ma place favorite.... Montez le long de ces pierres; c'est un escalier dont je suis l'architecte. Tenez-vous au mur.

LE MILITAIRE.

«Le charmant réduit! et comme il est bien fait pour les méditations d'un solitaire!

LE LÉPREUX.

«Aussi je l'aime beaucoup; je vois d'ici la campagne et les laboureurs dans les champs; je vois tout ce qui se passe dans la prairie, et je ne suis vu de personne.

LE MILITAIRE.

«J'admire combien cette retraite est tranquille et solitaire. On est dans une ville, et l'on croirait être dans un désert.

LE LÉPREUX.

«La solitude n'est pas toujours au milieu des forêts et des rochers. L'infortuné est seul partout.

LE MILITAIRE.

«Quelle suite d'événements vous amena dans cette retraite? Ce pays est-il votre patrie?

LE LÉPREUX.

«Je suis né sur les bords de la mer, dans la principauté d'Oneille, et je n'habite ici que depuis quinze ans. Quant à mon histoire, elle n'est qu'une longue et uniforme calamité.

LE MILITAIRE.

«Avez-vous toujours vécu seul?

LE LÉPREUX.

«J'ai perdu mes parents dans mon enfance et je ne les connus jamais: une sœur qui me restait est morte depuis deux ans. Je n'ai jamais eu d'ami.

LE MILITAIRE.

«Infortuné!

LE LÉPREUX.

«Tels sont les desseins de Dieu.

LE MILITAIRE.

«Quel est votre nom, je vous prie?

LE LÉPREUX.

«Ah! mon nom est terrible! je m'appelle le Lépreux! On ignore dans le monde celui que je tiens de ma famille et celui que la religion m'a donné le jour de ma naissance. Je suis le Lépreux; voilà le seul titre que j'ai à la bienveillance des hommes. Puissent-ils ignorer éternellement qui je suis!

LE MILITAIRE.

«Cette sœur que vous avez perdue vivait-elle avec vous?

LE LÉPREUX.

«Elle a demeuré cinq ans avec moi dans cette même habitation où vous me voyez. Aussi malheureuse que moi, elle partageait mes peines, et je tâchais d'adoucir les siennes.

LE MILITAIRE.

«Quelles peuvent être maintenant vos occupations, dans une solitude aussi profonde?

LE LÉPREUX.

«Le détail des occupations d'un solitaire tel que moi ne pourrait être que bien monotone pour un homme du monde, qui trouve son bonheur dans l'activité de la vie sociale.

LE MILITAIRE.

«Ah! vous connaissez peu ce monde, qui ne m'a jamais donné le bonheur. Je suis souvent solitaire par choix, et il y a peut-être plus d'analogie entre nos idées que vous ne le pensez; cependant, je l'avoue, une solitude éternelle m'épouvante; j'ai de la peine à la concevoir.

LE LÉPREUX.

«Celui qui chérit sa cellule y trouvera la paix. L'Imitation de Jésus-Christ nous l'apprend. Je commence par éprouver la vérité de ces paroles consolantes. Le sentiment de la solitude s'adoucit aussi par le travail. L'homme qui travaille n'est jamais complétement malheureux, et j'en suis la preuve. Pendant la belle saison, la culture de mon jardin et de mon parterre m'occupe suffisamment; pendant l'hiver, je fais des corbeilles et des nattes; je travaille à me faire des habits; je prépare chaque jour moi-même ma nourriture avec les provisions qu'on m'apporte de l'hôpital, et la prière remplit les heures que le travail me laisse. Enfin l'année s'écoule, et, lorsqu'elle est passée, elle me paraît encore avoir été bien courte.

LE MILITAIRE.

«Elle devrait vous paraître un siècle.

LE LÉPREUX.

«Les maux et les chagrins font paraître les heures longues; mais les années s'envolent toujours avec la même rapidité. Il est d'ailleurs encore, au dernier terme de l'infortune, une jouissance que le commun des hommes ne peut connaître, et qui vous paraîtra bien singulière, c'est celle d'exister et de respirer. Je passe des journées entières de la belle saison, immobile sur ce rempart, à jouir de l'air et de la beauté de la nature: toutes mes idées alors sont vagues, indécises; la tristesse repose dans mon cœur sans l'accabler; mes regards errent sur cette campagne et sur les rochers qui nous environnent; ces différents aspects sont tellement empreints dans ma mémoire, qu'ils font, pour ainsi dire, partie de moi-même, et chaque site est un ami que je vois avec plaisir tous les jours.

LE MILITAIRE.

«J'ai souvent éprouvé quelque chose de semblable. Lorsque le chagrin s'appesantit sur moi, et que je ne trouve pas dans le cœur des hommes ce que le mien désire, l'aspect de la nature et des choses inanimées me console; je m'affectionne aux rochers et aux arbres, et il me semble que tous les êtres de la création sont des amis que Dieu m'a donnés.

LE LÉPREUX.

«Vous m'encouragez à vous expliquer à mon tour ce qui se passe en moi. J'aime véritablement les objets qui sont, pour ainsi dire, mes compagnons de vie, et que je vois chaque jour: aussi, tous les soirs, avant de me retirer dans la tour, je viens saluer les glaciers de Ruifort, les bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres qui dominent la vallée de Rhème. Quoique la puissance de Dieu soit aussi visible dans la création d'une fourmi que dans celle de l'univers entier, le grand spectacle des montagnes en impose cependant davantage à mes sens: je ne puis voir ces masses énormes, recouvertes de glaces éternelles, sans éprouver un étonnement religieux; mais, dans ce vaste tableau qui m'entoure, j'ai des sites favoris et que j'aime de préférence; de ce nombre est l'ermitage que vous voyez là-haut sur la sommité de la montagne de Chaveuse. Isolé au milieu des bois, auprès d'un champ désert, il reçoit les derniers rayons du soleil couchant. Quoique je n'y aie jamais été, j'éprouve un plaisir singulier à le voir. Lorsque le jour tombe, assis dans mon jardin, je fixe mes regards sur cet ermitage solitaire, et mon imagination s'y repose. Il est devenu pour moi une espèce de propriété; il me semble qu'une réminiscence confuse m'apprend que j'ai vécu là jadis dans des temps plus heureux, et dont la mémoire s'est effacée en moi. J'aime surtout à contempler les montagnes éloignées qui se confondent avec le ciel dans l'horizon. Ainsi que l'avenir, l'éloignement fait naître en moi le sentiment de l'espérance, mon cœur opprimé croit qu'il existe peut-être une terre bien éloignée, où, à une époque de l'avenir, je pourrai goûter enfin ce bonheur pour lequel je soupire, et qu'un instinct secret me présente sans cesse comme possible.

LE MILITAIRE.

«Avec une âme ardente comme la vôtre, il vous a fallu sans doute bien des efforts pour vous résigner à votre destinée, et pour ne pas vous abandonner au désespoir.

LE LÉPREUX.

«Je vous tromperais en vous laissant croire que je suis toujours résigné à mon sort; je n'ai point atteint cette abnégation de soi-même où quelques anachorètes sont parvenus. Ce sacrifice complet de toutes les affections humaines n'est point encore accompli: ma vie se passe en combats continuels, et les secours puissants de la religion elle-même ne sont pas toujours capables de réprimer les élans de mon imagination. Elle m'entraîne souvent malgré moi dans un océan de désirs chimériques, qui tous me ramènent vers ce monde dont je n'ai aucune idée, et dont l'image fantastique est toujours présente pour me tourmenter.

LE MILITAIRE.

«Si je pouvais vous faire lire dans mon âme, et vous donner du monde l'idée que j'en ai, tous vos désirs et vos regrets s'évanouiraient à l'instant.

LE LÉPREUX.

«En vain quelques livres m'ont instruit de la perversité des hommes et des malheurs inséparables de l'humanité; mon cœur se refuse à les croire. Je me représente toujours des sociétés d'amis sincères et vertueux; des époux assortis, que la santé, la jeunesse et la fortune réunies comblent de bonheur. Je crois les voir errants ensemble dans des bocages plus verts et plus frais que ceux qui me prêtent leur ombre, éclairés par un soleil plus brillant que celui qui m'éclaire, et leur sort me semble plus digne d'envie, à mesure que le mien est plus misérable. Au commencement du printemps, lorsque le vent du Piémont souffle dans notre vallée, je me sens pénétré par sa chaleur vivifiante, et je tressaille malgré moi. J'éprouve un désir inexplicable et le sentiment confus d'une félicité immense dont je pourrais jouir et qui m'est refusée. Alors je fuis de ma cellule, j'erre dans la campagne pour respirer plus librement. J'évite d'être vu par ces mêmes hommes que mon cœur brûle de rencontrer; et du haut de la colline, caché entre les broussailles comme une bête fauve, mes regards se portent sur la ville d'Aoste. Je vois de loin, avec des yeux d'envie, ses heureux habitants qui me connaissent à peine; je leur tends les mains en gémissant, et je leur demande ma portion de bonheur. Dans mon transport, vous l'avouerai-je? j'ai quelquefois serré dans mes bras les arbres de la forêt, en priant Dieu de les animer pour moi, et de me donner un ami! Mais les arbres sont muets; leur froide écorce me repousse; elle n'a rien de commun avec mon cœur, qui palpite et qui brûle. Accablé de fatigue, las de la vie, je me traîne de nouveau dans ma retraite, j'expose à Dieu mes tourments, et la prière ramène un peu de calme dans mon âme.

LE MILITAIRE.

«Ainsi, pauvre malheureux, vous souffrez à la fois tous les maux de l'âme et du corps?

LE LÉPREUX.

«Ces derniers ne sont pas les plus cruels!

LE MILITAIRE.

«Ils vous laissent donc quelquefois du relâche?

LE LÉPREUX.

«Tous les mois ils augmentent et diminuent avec le cours de la lune. Lorsqu'elle commence à se montrer, je souffre ordinairement davantage; la maladie diminue ensuite, et semble changer de nature: ma peau se dessèche et blanchit, et je ne sens presque plus mon mal; mais il serait toujours supportable sans les insomnies affreuses qu'il me cause.

LE MILITAIRE.

«Quoi! le sommeil même vous abandonne!

LE LÉPREUX.

«Ah! monsieur, les insomnies! les insomnies! Vous ne pouvez vous figurer combien est longue et triste une nuit qu'un malheureux passe tout entière sans fermer l'œil, l'esprit fixé sur une situation affreuse et sur un avenir sans espoir. Non! personne ne peut le comprendre. Mes inquiétudes augmentent à mesure que la nuit s'avance; et lorsqu'elle est près de finir, mon agitation est telle que je ne sais plus que devenir: mes pensées se brouillent; j'éprouve un sentiment extraordinaire que je ne trouve jamais en moi que dans ces tristes moments. Tantôt il me semble qu'une force irrésistible m'entraîne dans un gouffre sans fond; tantôt je vois des taches noires devant mes yeux; mais, pendant que je les examine, elles se croisent avec la rapidité de l'éclair, elles grossissent en s'approchant de moi, et bientôt ce sont des montagnes qui m'accablent de leur poids. D'autres fois aussi je vois des nuages sortir de la terre autour de moi, comme des flots qui s'enflent, qui s'amoncellent et menacent de m'engloutir; et lorsque je veux me lever pour me distraire de ces idées, je me sens comme retenu par des liens invisibles qui m'ôtent les forces. Vous croirez peut-être que ce sont des songes; mais non, je suis bien éveillé. Je revois sans cesse les mêmes objets, et c'est une sensation d'horreur qui surpasse tous mes autres maux.

LE MILITAIRE.

«Il est possible que vous ayez la fièvre pendant ces cruelles insomnies, et c'est elle sans doute qui vous cause cette espèce de délire.

LE LÉPREUX.

«Vous croyez que cela peut venir de la fièvre? Ah! je voudrais bien que vous disiez vrai. J'avais craint jusqu'à présent que ces visions ne fussent un symptôme de folie, et je vous avoue que cela m'inquiétait beaucoup. Plût à Dieu que ce fût en effet la fièvre!

LE MILITAIRE.

«Vous m'intéressez vivement. J'avoue que je ne me serais jamais fait l'idée d'une situation semblable à la vôtre. Je pense cependant qu'elle devait être moins triste lorsque votre sœur vivait.

LE LÉPREUX.

«Dieu sait lui seul ce que j'ai perdu par la mort de ma sœur.—Mais ne craignez-vous point de vous trouver si près de moi? Asseyez-vous ici, sur cette pierre; je me placerai derrière le feuillage, et nous converserons sans nous voir.

LE MILITAIRE.

«Pourquoi donc? Non, vous ne me quitterez point; placez-vous près de moi. (En disant ces mots, le voyageur fit un mouvement involontaire pour saisir la main du Lépreux, qui la retira avec vivacité.)

LE LÉPREUX.

«Imprudent! vous alliez saisir ma main!

LE MILITAIRE.

«Eh bien, je l'aurais serrée de bon cœur.

LE LÉPREUX.

«Ce serait la première fois que ce bonheur m'aurait été accordé: ma main n'a jamais été serrée par personne.

LE MILITAIRE.

«Quoi donc! hormis cette sœur dont vous m'avez parlé, vous n'avez jamais eu de liaison, vous n'avez jamais été chéri par aucun de vos semblables?

LE LÉPREUX.

«Heureusement pour l'humanité, je n'ai plus de semblable sur la terre.

LE MILITAIRE.

«Vous me faites frémir!

LE LÉPREUX.

«Pardonnez, compatissant étranger! vous savez que les malheureux aiment à parler de leurs infortunes.

LE MILITAIRE.

«Parlez, parlez, homme intéressant! Vous m'avez dit qu'une sœur vivait jadis avec vous, et vous aidait à supporter vos souffrances.

LE LÉPREUX.

«C'était le seul lien par lequel je tenais encore au reste des humains! Il plut à Dieu de le rompre et de me laisser isolé et seul au milieu du monde. Son âme était digne du ciel qui la possède, et son exemple me soutenait contre le découragement qui m'accable souvent depuis sa mort. Nous ne vivions cependant pas dans cette intimité délicieuse dont je me fais une idée, et qui devrait unir des amis malheureux. Le genre de nos maux nous privait de cette consolation. Lors même que nous nous rapprochions pour prier Dieu, nous évitions réciproquement de nous regarder, de peur que le spectacle de nos maux ne troublât nos méditations, et nos regards n'osaient plus se réunir que dans le ciel. Après nos prières, ma sœur se retirait ordinairement dans sa cellule ou sous les noisetiers qui terminent le jardin, et nous vivions presque toujours séparés.

LE MILITAIRE.

«Mais pourquoi vous imposer cette dure contrainte?

LE LÉPREUX.

«Lorsque ma sœur fut attaquée par la maladie contagieuse dont toute ma famille a été la victime, et qu'elle vint partager ma retraite, nous ne nous étions jamais vus: son effroi fut extrême en m'apercevant pour la première fois. La crainte de l'affliger, la crainte plus grande encore d'augmenter son mal en l'approchant, m'avait forcé d'adopter ce triste genre de vie. La lèpre n'avait attaqué que sa poitrine, et je conservais encore quelque espoir de la voir guérir. Vous voyez ce reste de treillage que j'ai négligé; c'était alors une haie de houblon que j'entretenais avec soin et qui partageait le jardin en deux parties. J'avais ménagé de chaque côté un petit sentier, le long duquel nous pouvions nous promener et converser ensemble sans nous voir et sans trop nous approcher.

LE MILITAIRE.

«On dirait que le ciel se plaisait à empoisonner les tristes jouissances qu'il vous laissait.

LE LÉPREUX.

«Mais du moins je n'étais pas seul alors; la présence de ma sœur rendait cette retraite vivante. J'entendais le bruit de ses pas dans ma solitude. Quand je revenais à l'aube du jour prier Dieu sous ces arbres, la porte de la tour s'ouvrait doucement, et la voix de ma sœur se mêlait insensiblement à la mienne. Le soir, lorsque j'arrosais mon jardin, elle se promenait quelquefois au soleil couchant, ici, au même endroit où je vous parle, et je voyais son ombre passer et repasser sur mes fleurs. Lors même que je ne la voyais pas, je trouvais partout des traces de sa présence. Maintenant il ne m'arrive plus de rencontrer sur mon chemin une fleur effeuillée, ou quelques branches d'arbrisseau qu'elle y laissait tomber en passant; je suis seul: il n'y a plus ni mouvement ni vie autour de moi, et le sentier qui conduisait à son bosquet favori disparaît déjà sous l'herbe. Sans paraître s'occuper de moi, elle veillait sans cesse à ce qui pouvait me faire plaisir. Lorsque je rentrais dans ma chambre, j'étais quelquefois surpris d'y trouver des vases de fleurs nouvelles, ou quelque beau fruit qu'elle avait soigné elle-même. Je n'osais pas lui rendre les mêmes services, et je l'avais même priée de ne jamais entrer dans ma chambre; mais qui peut mettre des bornes à l'affection d'une sœur? Un seul trait pourra vous donner une idée de sa tendresse pour moi. Je marchais une nuit à grands pas dans ma cellule, tourmenté de douleurs affreuses. Au milieu de la nuit, m'étant assis un instant pour me reposer, j'entendis un bruit léger à l'entrée de ma chambre. J'approche, je prête l'oreille: jugez de mon étonnement! c'était ma sœur qui priait Dieu en dehors sur le seuil de ma porte. Elle avait entendu mes plaintes. Sa tendresse lui avait fait craindre de me troubler; mais elle venait pour être à portée de me secourir au besoin. Je l'entendis qui récitait à voix basse le Miserere. Je me mis à genoux près de la porte, et, sans l'interrompre, je suivis mentalement ses paroles. Mes yeux étaient pleins de larmes: qui n'eût été touché d'une telle affection? Lorsque je crus que sa prière était terminée: «Adieu, ma sœur, adieu, retire-toi, je me sens un peu mieux; que Dieu te bénisse et te récompense de ta piété!» Elle se retira en silence, et sans doute sa prière fut exaucée, car je dormis enfin quelques heures d'un sommeil tranquille.

LE MILITAIRE.

«Combien ont dû vous paraître tristes les premiers jours qui suivirent la mort de cette sœur chérie!

LE LÉPREUX.

«Je fus longtemps dans une espèce de stupeur qui m'ôtait la faculté de sentir toute l'étendue de mon infortune; lorsque enfin je revins à moi, et que je fus à même de juger de ma situation, ma raison fut prête à m'abandonner. Cette époque sera toujours doublement triste pour moi; elle me rappelle le plus grand de mes malheurs, et le crime qui faillit en être la suite.

LE MILITAIRE.

«Un crime! je ne puis vous en croire capable.

LE LÉPREUX.

«Cela n'est que trop vrai, et en vous racontant cette époque de ma vie je sens trop que je perdrai beaucoup dans votre estime; mais je ne veux pas me peindre meilleur que je ne suis, et vous me plaindrez peut-être en me condamnant. Déjà, dans quelques accès de mélancolie, l'idée de quitter cette vie volontairement s'était présentée à moi: cependant la crainte de Dieu me l'avait toujours fait repousser, lorsque la circonstance la plus simple et la moins faite en apparence pour me troubler pensa me perdre pour l'éternité. Je venais d'éprouver un nouveau chagrin. Depuis quelques années un petit chien s'était donné à nous: ma sœur l'avait aimé, et je vous avoue que depuis qu'elle n'existait plus ce pauvre animal était une véritable consolation pour moi.

«Nous devions sans doute à sa laideur le choix qu'il avait fait de notre demeure pour son refuge. Il avait été rebuté par tout le monde; mais il était encore un trésor pour la maison du Lépreux. En reconnaissance de la faveur que Dieu nous avait accordée en nous donnant cet ami, ma sœur l'avait appelé Miracle; et son nom, qui contrastait avec sa laideur, ainsi que sa gaieté continuelle, nous avait souvent distraits de nos chagrins. Malgré le soin que j'en avais, il s'échappait quelquefois, et je n'avais jamais pensé que cela pût être nuisible à personne. Cependant quelques habitants de la ville s'en alarmèrent, et crurent qu'il pouvait porter parmi eux le germe de ma maladie; ils se déterminèrent à porter des plaintes au commandant, qui ordonna que mon chien fût tué sur-le-champ. Des soldats, accompagnés de quelques habitants, vinrent aussitôt chez moi pour exécuter cet ordre cruel. Ils lui passèrent une corde au cou en ma présence, et l'entraînèrent. Lorsqu'il fut à la porte du jardin, je ne pus m'empêcher de le regarder encore une fois: je le vis tourner ses yeux vers moi pour me demander un secours que je ne pouvais lui donner. On voulait le noyer dans la Doire; mais la populace, qui l'attendait en dehors, l'assomma à coups de pierres. J'entendis ses cris, et je rentrai dans ma tour plus mort que vif; mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir: je me jetai sur mon lit dans un état impossible à décrire. Ma douleur ne me permit de voir dans cet ordre juste, mais sévère, qu'une barbarie aussi atroce qu'inutile; et quoique j'aie honte aujourd'hui du sentiment qui m'animait alors, je ne puis encore y penser de sang-froid. Je passai toute la journée dans la plus grande agitation. C'était le dernier être vivant qu'on venait d'arracher d'auprès de moi, et ce nouveau coup avait rouvert toutes les plaies de mon cœur.

«Telle était ma situation, lorsque le même jour, vers le coucher du soleil, je vins m'asseoir ici, sur cette pierre où vous êtes assis maintenant. J'y réfléchissais depuis quelque temps sur mon triste sort, lorsque là-bas, vers ces deux bouleaux qui terminent la haie, je vis paraître deux jeunes époux qui venaient de s'unir depuis peu. Ils s'avancèrent le long du sentier, à travers la prairie, et passèrent près de moi. La délicieuse tranquillité qu'inspire un bonheur certain était empreinte sur leurs belles physionomies; ils marchaient lentement; leurs bras étaient entrelacés. Tout à coup je les vis s'arrêter: la jeune femme pencha la tête sur le sein de son époux, qui la serra dans ses bras avec transport. Je sentis mon cœur se serrer. Vous l'avouerai-je? l'envie se glissa pour la première fois dans mon cœur: jamais l'image du bonheur ne s'était présentée à moi avec tant de force. Je les suivis des yeux jusqu'au bout de la prairie, et j'allais les perdre de vue dans les arbres, lorsque des cris d'allégresse vinrent frapper mon oreille: c'étaient leurs familles réunies qui venaient à leur rencontre. Des vieillards, des femmes, des enfants, les entouraient; j'entendais le murmure confus de la joie; je voyais entre les arbres les couleurs brillantes de leurs vêtements, et ce groupe entier semblait environné d'un nuage de bonheur. Je ne pus supporter ce spectacle; les tourments de l'enfer étaient entrés dans mon cœur: je détournai mes regards, et je me précipitai dans ma cellule. Dieu! qu'elle me parut déserte, sombre, effroyable! C'est donc ici, me dis-je, que ma demeure est fixée pour toujours; c'est donc ici où, traînant une vie déplorable, j'attendrai la fin tardive de mes jours! L'Éternel a répandu le bonheur, il l'a répandu à torrents sur tout ce qui respire; et moi, moi seul! sans aide, sans amis, sans compagne... Quelle affreuse destinée!

«Plein de ces tristes pensées, j'oubliai qu'il est un être consolateur, je m'oubliai moi-même. Pourquoi, me disais-je, la lumière me fut-elle accordée? Pourquoi la nature n'est-elle injuste et marâtre que pour moi? Semblable à l'enfant déshérité, j'ai sous les yeux le riche patrimoine de la famille humaine, et le ciel avare m'en refuse ma part. Non, non, m'écriai-je enfin dans un accès de rage, il n'est point de bonheur pour toi sur la terre; meurs, infortuné, meurs! assez longtemps tu as souillé la terre par ta présence; puisse-t-elle t'engloutir vivant et ne laisser aucune trace de ton odieuse existence! Ma fureur insensée s'augmentant par degrés, le désir de me détruire s'empara de moi, et fixa toutes mes pensées. Je conçus enfin la résolution d'incendier ma retraite, et de m'y laisser consumer avec tout ce qui aurait pu laisser quelque souvenir de moi. Agité, furieux, je sortis dans la campagne; j'errai quelque temps dans l'ombre autour de mon habitation; des hurlements involontaires sortaient de ma poitrine oppressée, et m'effrayaient moi-même dans le silence de la nuit. Je rentrai plein de rage dans ma demeure, en criant: Malheur à toi, Lépreux! malheur à toi! Et comme si tout avait dû contribuer à ma perte, j'entendis l'écho qui, du milieu des ruines du château de Bramafan, répéta distinctement: Malheur à toi! Je m'arrêtai, saisi d'horreur, sur la porte de la tour, et l'écho faible de la montagne répéta longtemps après: Malheur à toi!

«Je pris une lampe, et, résolu de mettre le feu à mon habitation, je descendis dans la chambre la plus basse, emportant avec moi des sarments et des branches sèches. C'était la chambre qu'avait habitée ma sœur, et je n'y étais plus rentré depuis sa mort: son fauteuil était encore placé comme lorsque je l'en avais retirée pour la dernière fois; je sentis un frisson de crainte en voyant son voile et quelques parties de ses vêtements épars dans la chambre: les dernières paroles qu'elle avait prononcées avant d'en sortir se retracèrent à ma pensée: «Je ne t'abandonnerai pas en mourant, me disait-elle; souviens-toi que je serai présente dans tes angoisses.» En posant la lampe sur la table, j'aperçus le cordon de la croix qu'elle portait à son cou, et qu'elle avait placée elle-même entre deux feuillets de sa Bible. À cet aspect, je reculai plein d'un saint effroi. La profondeur de l'abîme où j'allais me précipiter se présenta tout à coup à mes yeux dessillés; je m'approchai en tremblant du livre sacré: Voilà, voilà, m'écriai-je, le secours qu'elle m'a promis! Et comme je retirai la croix du livre, j'y trouvai un écrit cacheté, que ma bonne sœur y avait laissé pour moi. Mes larmes, retenues jusqu'alors par la douleur, s'échappèrent en torrents: tous mes funestes projets s'évanouirent à l'instant. Je pressai longtemps cette lettre précieuse sur mon cœur avant de pouvoir la lire; et, me jetant à genoux pour implorer la miséricorde divine, je l'ouvris, et j'y lus en sanglotant ces paroles qui seront éternellement gravées dans mon cœur: «Mon frère, je vais bientôt te quitter; mais je ne t'abandonnerai pas. Du ciel, où j'espère aller, je veillerai sur toi; je prierai Dieu qu'il te donne le courage de supporter la vie avec résignation, jusqu'à ce qu'il lui plaise de nous réunir dans un autre monde: alors je pourrai te montrer toute mon affection; rien ne m'empêchera plus de t'approcher, et rien ne pourra nous séparer. Je te laisse la petite croix que j'ai portée toute ma vie; elle m'a souvent consolée dans mes peines, et mes larmes n'eurent jamais d'autres témoins qu'elle. Rappelle-toi, lorsque tu la verras, que mon dernier vœu fut que tu pusses vivre ou mourir en bon chrétien.» Lettre chérie! elle ne me quittera jamais: je l'emporterai avec moi dans la tombe; c'est elle qui m'ouvrira les portes du ciel, que mon crime devait me fermer à jamais. En achevant de la lire, je me sentis défaillir, épuisé par tout ce que je venais d'éprouver. Je vis un nuage se répandre sur ma vue, et pendant quelque temps je perdis à la fois le souvenir de mes maux et le sentiment de mon existence. Lorsque je revins à moi, la nuit était avancée. À mesure que mes idées s'éclaircissaient, j'éprouvais un sentiment de paix indéfinissable. Tout ce qui s'était passé dans la soirée me paraissait un rêve. Mon premier mouvement fut de lever les yeux vers le ciel pour le remercier de m'avoir préservé du plus grand des malheurs. Jamais le firmament ne m'avait paru si serein et si beau: une étoile brillait devant ma fenêtre; je la contemplai longtemps avec un plaisir inexprimable, en remerciant Dieu de ce qu'il m'accordait encore le plaisir de la voir, et j'éprouvais une secrète consolation à penser qu'un de ses rayons était cependant destiné pour la triste cellule du Lépreux.

«Je remontai chez moi plus tranquille. J'employai le reste de la nuit à lire le livre de Job, et le saint enthousiasme qu'il fit passer dans mon âme finit par dissiper entièrement les noires idées qui m'avaient obsédé. Je n'avais jamais éprouvé de ces moments affreux lorsque ma sœur vivait; il me suffisait de la savoir près de moi pour être plus calme, et la seule pensée de l'affection qu'elle avait pour moi suffisait pour me consoler et me donner du courage.

«Compatissant étranger! Dieu vous préserve d'être jamais obligé de vivre seul! Ma sœur, ma compagne n'est plus, mais le ciel m'accordera la force de supporter courageusement la vie; il me l'accordera, je l'espère, car je le prie dans la sincérité de mon cœur.

LE MILITAIRE.

«Quel âge avait votre sœur lorsque vous la perdîtes?

LE LÉPREUX.

«Elle avait à peine vingt-cinq ans; mais ses souffrances la faisaient paraître plus âgée. Malgré la maladie qui l'a enlevée, et qui avait altéré ses traits, elle eût été belle encore sans une pâleur effrayante qui la déparait: c'était l'image de la mort vivante, et je ne pouvais la voir sans gémir.

LE MILITAIRE.

«Vous l'avez perdue bien jeune.

LE LÉPREUX.

«Sa complexion faible et délicate ne pouvait résister à tant de maux réunis: depuis quelque temps, je m'apercevais que sa perte était inévitable, et tel était son triste sort, que j'étais forcé de la désirer. En la voyant languir et se détruire chaque jour, j'observais avec une joie funeste s'approcher la fin de ses souffrances. Déjà, depuis un mois, sa faiblesse était augmentée; de fréquents évanouissements menaçaient sa vie d'heure en heure. Un soir (c'était vers le commencement d'août) je la vis si abattue que je ne voulus pas la quitter: elle était dans son fauteuil, ne pouvant plus supporter le lit depuis quelques jours. Je m'assis moi-même auprès d'elle, et, dans l'obscurité la plus profonde, nous eûmes ensemble notre dernier entretien. Mes larmes ne pouvaient se tarir; un cruel pressentiment m'agitait. «Pourquoi pleures-tu? me disait-elle; pourquoi t'affliger ainsi? je ne te quitterai pas en mourant, et je serai présente dans tes angoisses.»

«Quelques instants après, elle me témoigna le désir d'être transportée hors de la tour, et de faire ses prières dans son bosquet de noisetiers: c'est là qu'elle passait la plus grande partie de la belle saison. «Je veux, disait-elle, mourir en regardant le ciel.» Je ne croyais cependant pas son heure si proche. Je la pris dans mes bras pour l'enlever. «Soutiens-moi seulement, me dit-elle; j'aurai peut-être encore la force de marcher.» Je la conduisis lentement jusque dans les noisetiers; je lui formai un coussin avec des feuilles sèches qu'elle y avait rassemblées elle-même, et, l'ayant couverte d'un voile, afin de la préserver de l'humidité de la nuit, je me plaçai auprès d'elle; mais elle désira être seule dans sa dernière méditation: je m'éloignai sans la perdre de vue. Je voyais son voile s'élever de temps en temps, et ses mains blanches se diriger vers le ciel. Comme je me rapprochais du bosquet, elle me demanda de l'eau: j'en apportai dans sa coupe; elle y trempa ses lèvres, mais elle ne put boire. «Je sens ma fin, me dit-elle en détournant la tête; ma soif sera bientôt étanchée pour toujours. Soutiens-moi, mon frère; aide ta sœur à franchir ce passage désiré, mais terrible. Soutiens-moi, récite la prière des agonisants.» Ce furent les dernières paroles qu'elle prononça. J'appuyai sa tête contre mon sein; je récitai la prière des agonisants: «Passe à l'éternité! lui disais-je, ma chère sœur; délivre-toi de la vie; laisse cette dépouille dans mes bras!» Pendant trois heures je la soutins ainsi dans la dernière lutte de la nature; elle s'éteignit enfin doucement, et son âme se détacha sans effort de la terre.

«Le Lépreux, à la fin de ce récit, couvrit son visage de ses mains; la douleur ôtait la voix au voyageur. Après un instant de silence, le Lépreux se leva. Étranger, dit-il, lorsque le chagrin ou le découragement s'approcheront de vous, pensez au solitaire de la cité d'Aoste; vous ne lui aurez pas fait une visite inutile.

«Ils s'acheminèrent ensemble vers la porte du jardin. Lorsque le militaire fut au moment de sortir, il mit son gant à la main droite: Vous n'avez jamais serré la main de personne, dit-il au Lépreux; accordez-moi la faveur de serrer la mienne: c'est celle d'un ami qui s'intéresse vivement à votre sort. Le Lépreux recula de quelques pas avec une sorte d'effroi, et levant les yeux et les mains au ciel: Dieu de bonté, s'écria-t-il, comble de tes bénédictions cet homme compatissant!

«Accordez-moi donc une autre grâce, reprit le voyageur. Je vais partir; nous ne nous reverrons peut-être pas de bien longtemps: ne pourrions-nous pas, avec les précautions nécessaires, nous écrire quelquefois? une semblable relation pourrait vous distraire, et me ferait un grand plaisir à moi-même. Le Lépreux réfléchit quelque temps. Pourquoi, dit-il enfin, chercherais-je à me faire illusion? Je ne dois avoir d'autre société que moi-même, d'autre ami que Dieu; nous nous reverrons en lui. Adieu, généreux étranger, soyez heureux... Adieu pour jamais! Le voyageur sortit. Le Lépreux ferma la porte et en poussa les verrous.»

XIII.

Vignet, qui s'était tu après la mort du chien, parce qu'il ne pouvait continuer à lire, me passa le manuscrit et je lus le reste. Le manuscrit s'échappa de mes mains et je n'eus pas la force de le relever. Il était tout mouillé de nos larmes; nous restâmes longtemps sans parler; toute réflexion nous aurait semblé une dissonance. Ce ne fut que longtemps après que nous pûmes parler.

—Eh bien, nous dit enfin Vignet, que pensez-vous du talent de mon oncle Xavier?

—C'est comme si tu nous disais: Que pensez-vous de la nature? lui répondit Virieu: l'homme qui écrit cela n'est ni un écrivain, ni un poëte; c'est un traducteur de Dieu!

—C'est vrai, dis-je à mon tour. Il n'y a ni à réfléchir, ni à s'extasier; il n'y a qu'à tomber à genoux devant cet interprète de la douleur suprême, et à verser autant de larmes qu'il y a de mots.—Comment a-t-il pu écrire cette prose de Job, de Job sur son fumier, sans être inspiré par celui qui a fait du cœur humain (dit-on) le clavier de la douleur? Laisse-nous copier ces pages comme la partition de toutes les plaintes que nous aurons, hélas! peut-être, à exhaler un jour dans notre vie inconnue.

—Non, dit-il, j'ai promis à ma mère, qui s'est fiée à moi, que je n'en prendrais ni n'en laisserais prendre copie d'une seule syllabe. C'est un secret de famille, qui ne sera révélé au monde que plus tard; n'anticipons pas le moment.

XIV.

Nous nous levâmes, nous rejoignîmes nos camarades, et nous reprîmes avec eux la descente de Virieu-le-Grand.

Mais cette lecture nous avait mis sur le front et sur les lèvres un sceau de mélancolie et de gravité qui n'était pas de notre âge, et qui distinguait notre groupe de ceux qui nous précédaient et qui nous suivaient.

Nous n'avions jusque-là rien lu de pareil. Nous ne connaissions dans ce genre que l'accent lyrique du prophète, de Job et de Chateaubriand. C'était beau, cela tombait avec bruit sur l'âme; mais cela n'y pénétrait pas comme une pluie insensible qui amollit les sens et qui fait de la douleur non pas la déclamation de l'écrivain, mais l'impression même de celui qui souffre. Cette différence ne m'échappa pas, tout jeune et tout inexpérimenté que j'étais; je la fis sentir à mes condisciples et à Vignet lui-même. De nous trois il avait le plus de goût pour un peu de déclamation. Il savait par cœur les Nuits d'Young, et les sublimes passages de Werther, d'Atala et de René.

—Vois donc, lui disais-je, quelle différence! Comme cela commence et comme cela finit!

D'abord la description la plus simple et la plus triste du site où il place la scène de sa sublime tristesse! Une tour démantelée et à moitié démolie d'une enceinte de fortifications autour d'une ville, dont les remparts en ruines s'élèvent comme une végétation flétrie de pierres: y a-t-il une plus sinistre image de désolation dans un paysage? La description n'y ajoute rien; le mot seul dit tout. On voit les vieux murs blanchir au soleil, les corneilles voler sur le toit, et le vent, du midi au nord, secouer, au milieu de tourbillons de poussière, du pied de la tour les lambeaux de vieille mousse qui tombe, comme les plis d'un manteau, de la cime du donjon. L'ombre immobile de ce spectre s'étend sur le rempart lumineux et muet, et s'allonge à mesure que le soleil baisse dans la vallée.

XV.

Le dialogue commence; il forme le plus sobre et le plus naturel des discours.

LE MILITAIRE.

«J'admire combien cette retraite est tranquille et solitaire. On est dans une ville, et l'on croirait être dans un désert.

LE LÉPREUX.

«La solitude n'est pas toujours au milieu des forêts et des rochers. L'infortuné est seul partout!» Et là il raconte sans détails superflus son histoire et celle de sa famille. Il avait une sœur, il la perd: comme son deuil est profond! Et comme aussi son âme plus isolée est prompte à se rattacher et à s'incorporer à la nature! «Tous les soirs, avant de me retirer dans ma tour, je viens saluer d'ici les glaciers de Ruifort, les bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres qui dominent la vallée de Rhème. Quoique la puissance de Dieu soit aussi visible dans la création d'une fourmi que dans celle de l'univers entier, le grand spectacle des montagnes impose cependant davantage à nos sens. Je ne puis voir ces masses énormes recouvertes de glaces éternelles sans éprouver un étonnement religieux. Mais dans ce vaste tableau qui m'entoure j'ai des sites favoris que j'aime de préférence (l'amitié qui se révèle et s'attache, faute de réciprocité, aux choses inanimées). De ce nombre est l'ermitage que vous voyez là-haut sur la cime de la montagne de Chaveuse. Isolé sur le bord du bois, auprès d'un champ désert, il reçoit les derniers rayons du soleil couchant, etc., etc.»

Et la mort chrétienne et réfléchie de sa sœur! et jusqu'à la mort du chien Miracle, martyr de son amitié pour lui, a-t-on jamais fouillé le cœur humain si bas pour lui faire exprimer ce qu'il y a de plus instinctif dans la douleur? Et quel autre qu'un solitaire absolu pouvait comprendre la perte du chien, ce dernier asile de l'affection humaine? On comprend qu'après ce coup il ait maudit les hommes et leur barbare injustice. C'est pis que la mort, car c'est la mort infligée en punition de l'amour! Ah! il faut mourir quand il n'est plus permis d'aimer!

Excepté certaines pages de l'Imitation de Jésus-Christ, avions-nous jamais lu dans les chefs-d'œuvre de l'antiquité rien de comparable? Oui, peut-être le chien d'Ulysse, dans l'Odyssée. Mais ce n'est pas si tragique, car Ulysse pourrait retrouver un autre chien. Mais lui, le lépreux, où retrouverait-il Miracle? Cela fend le cœur, et on ne peut parler d'autre chose.

—Quant à moi, dit Virieu, le plus positif et le plus spirituel d'entre nous, ce qui m'étonne toujours, c'est le faible de l'art et la toute-puissance de la nature! Où est l'art ici? Il n'y en a point. La nature est tout, c'est elle seule qui pense et qui parle! Mais non, je me trompe; elle ne pense pas, elle sent seulement, et elle dit ce qu'elle sent, comme l'enfant dit ce qu'il voit; elle n'a pas d'autre rhétorique que la vérité! Aussi je n'aime pas les écrivains de métier; je les regarde comme des comédiens qui jouent un rôle. Vivent les hommes qui ne pensent pas à ce qu'ils disent! Il n'y a que ceux-là qui savent le dire, parce que c'est la nature qui parle à leur place. Qu'est-ce donc que penser, concevoir, imaginer et écrire? C'est faire un effort pour accoucher d'un mensonge. Mais celui qui, comme une harpe éolienne, s'abandonne au vent et ne sait pas d'avance l'effet qu'il veut produire, voilà l'homme qui ne manque jamais son coup, voilà ton oncle, voilà mon écrivain! Ah! quand serai-je assez indépendant pour chasser de ma bibliothèque tous ces rhétoriciens dont on nous ennuie au collége, pour n'y donner place qu'aux hommes qui n'ont de rhétorique que le sentiment!—Amen! criâmes-nous tous les deux; heureux le jour où nous pourrons lire pour seul livre: la nature!

XVI.

Nous causâmes ainsi en descendant le mont Colombier, jusqu'à l'heure où la première ombre de la nuit se rembrunissait sur les chaumières de Virieu-le-Grand. Un souper nous attendait chez M. Jenin, servi par ses fils et ses filles. Mais la lassitude et le sommeil fermaient nos paupières et étouffaient nos entretiens. Une paille fraîche nous reçut dans la grange, et nous saluâmes d'un cordial adieu, au lever du jour, l'hospitalière demeure où nous avions été si bien accueillis.

Nous reprîmes, après un frugal repas, la route de Belley, ne cessant de parler à nos compagnons de cette découverte d'une littérature nouvelle et selon nous supérieure à tout ce que nous avions lu jusque-là, contenue dans quelques pages de l'oncle de notre ami, et nous nous promîmes d'en rechercher partout d'autres pages.

L'occasion s'en fit attendre longtemps.

Lamartine.

CXVIIe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE AMÉRICAINE.
UNE PAGE UNIQUE D'HISTOIRE NATURELLE, PAR AUDUBON.

(PREMIÈRE PARTIE.)

I.

Audubon est le Buffon de l'Amérique, mais infiniment plus naïf, plus coloré et plus écrivain que Buffon lui-même.

Nous devons dire à son sujet un mot du caractère et de la littérature de son pays; un homme n'en est jamais indépendant.

L'Amérique est le germe d'un grand peuple: il faut craindre d'en étouffer le germe en parlant trop rudement de ses actes d'hier et d'aujourd'hui. Nous ne sommes point partisans de sa civilisation, que nous regardons comme trop élémentaire et trop brutale: si nous avions vécu du temps de Louis XVI, nous n'aurions pas conseillé à ce prince infortuné de déclarer la guerre aux Anglais pour favoriser à tout prix une nation anglaise d'insurgés contre leurs frères. C'était une guerre civile intentée à la mère patrie, pour une cause purement vénale; cela n'était ni juste ni noble; cela ne pouvait produire que beaucoup de mal aux Anglais et beaucoup d'ingratitude pour la France. L'insurrection comme principe devait revenir sur le pays qui l'avait lancée; cela ne manqua pas. Qui pourrait dire ce que la Fayette et ses amis rapportèrent en France, et combien il y eut de sophismes américains dans l'Assemblée constituante et dans le sang de Louis XVI?

II.

Il faudrait avoir le regard de Dieu lui-même pour discerner l'Amérique de la France une fois que les causes de ces deux pays furent mêlées pendant et après la guerre d'Amérique; quoiqu'il en soit, nous n'eûmes pas à nous en féliciter. Aujourd'hui que nous avons à parler à propos d'Audubon de la cause américaine, nous le faisons en tremblant, car nous craindrions également ou d'être injuste envers un grand peuple naissant dans l'Amérique du Nord, ou d'être injuste envers l'autre moitié de ce peuple qui soutient une mauvaise cause dans l'Amérique du Sud.

III.

Ils commencèrent par l'ingratitude. Après le triomphe, ils n'eurent rien de plus pressé que de se tourner contre l'honnête Washington; ils le ruinèrent, le persécutèrent jusqu'à la prison pour dettes ouverte devant lui; ils le calomnièrent jusqu'à l'accuser de concussions ignominieuses, et, si quelques braves compagnons d'armes ne s'étaient pas cotisés pour lui conserver Mont-Vernon, son misérable patrimoine, il n'aurait pas même eu, comme Scipion, six pieds de terre américaine pour recouvrir ses os!—Ne ossa quidem habebis!

Depuis ce temps, auquel nous touchons encore, la jalousie et la défiance populaires, ces seules vertus de la démocratie américaine, qui la rendent stupide quand elles ne la rendent pas féroce, n'ont pas permis à une seule grande nature de citoyen d'arriver à la présidence de la république américaine; ils ont craint que leur premier magistrat n'eût des pensées plus élevées qu'eux; ils n'ont pardonné qu'à une certaine médiocrité du parti bourgeoisement probe et intellectuellement incapable de prévaloir dans les élections et d'exercer pour la forme une autorité centrale sans pouvoir, un certain rôle de grand ressort neutre de leur anarchie réelle, ressort qui obéit au doigt de la constitution démagogique, mais qui n'imprime ni halte ni mouvement. Cette horreur du pouvoir capable, cette folie de l'envie, cette médiocrité des présidents, cette vulgarité des élus dans le congrès et dans les chambres, jointes à une ambition de grandir sans morale et à une vanité de supériorité sans fondement, faisaient prévoir depuis longtemps aux esprits sains de l'Europe et même à Jefferson une catastrophe telle que Rome elle-même n'en avait pas présenté au monde dans ses craquements, une leçon aux peuples trop démocratiques, donnée par Dieu lui-même pour leur apprendre qu'il n'y a point d'avenir pour les nations qui croient à la seule force du nombre et à la brutalité de la conquête!

IV.

Cependant l'Europe leur envoyait tous les ans d'éminents éléments de travail et de désordre dans ces milliers de Français, d'Allemands, d'Écossais, d'Irlandais surtout, aventuriers d'anarchie, qui submergeaient l'Amérique du Nord de leurs hordes cosmopolites.

Leur population s'élevait jusqu'à 28 millions d'individus, leur agriculture s'étendait, leur industrie sentait s'accroître sa fièvre de richesse à tout prix. Leurs banques sans capitaux et sans probité entassaient fictions sur banqueroutes; l'honneur, ce gardien du crédit public et privé, disparaissait sous la corruption de la mauvaise foi; un jubilé américain, plus accepté et plus immoral que le jubilé des Hébreux, cette libération sans remboursement, s'établissait de fait entre le créancier et le débiteur; nul n'avait rien à reprocher à l'autre, puisque aucun ne payait que quand il était utile de payer. Quant aux lois, on n'en respectait aucune que quand on n'était pas assez nombreux pour les violer toutes. Le meurtre par le revolver, toujours sous la main, était devenu le tribunal individuel, et la loi Lynch, celle qui ameute une multitude et qui tue, était la loi des hordes.

Et ils se vantaient de cette civilisation, et ils affectaient contre l'Europe, en y apportant leurs dollars de papier, la supériorité du mépris. L'Europe en était digne, puisqu'elle le souffrait. N'eurent-ils pas l'audace d'exiger de nous, sous peine de brûler nos côtes, vingt-cinq millions d'indemnité, pour n'avoir pas assez piraté à nos dépens pendant leur neutralité prétendue et intéressée sous l'empire? On croyait alors à leur marine fantastique, à leur alliance tout anglaise, à leur reconnaissance toute punique; on les leur accorda par pitié, et moi-même je votai pour qu'on les leur jetât par dédain. Combien ne m'en suis-je pas repenti depuis cette époque! Nous aurions dû leur jeter des boulets de carton sur leur ombre d'escadre; mais ils appuyaient alors leur insolence sur l'alliance de l'Angleterre, avec laquelle nous voulions rester en paix. La France fut grande, mais elle fut dupe. La Fayette vivait, parlait et votait alors. Nous crûmes soutenir des républicains honnêtes. Ils nous ont trop appris depuis que nous ne faisions qu'accorder une prime à des usuriers de toutes les opinions.

V.

Rassurés sur la toute-puissance du charlatanisme dont ils fascinaient l'Europe, ils se mirent alors à intimider les Espagnols américains du golfe du Mexique, à menacer la Havane de conquérir Mexico, à affecter le militarisme de Napoléon, à imposer des lois à ces nombreux démembrements de la puissance espagnole qui naissaient à la liberté au milieu des orages. Ils proclamèrent la résolution d'entrer en dominateurs dans les affaires de la vieille Europe, qu'il déclarèrent caduque avec la forfanterie de leur prétendue jeunesse. L'Angleterre, qu'ils osèrent braver, eut la faiblesse qu'on conserve pour ses enfants même rebelles. Elle pouvait les anéantir complétement en une campagne; elle eut le tort inexplicable de les trop ménager dans un intérêt de coton et de balance de commerce que nous ne comprenons pas bien, et dont nous devons nous défier puisqu'il est britannique; elle fit la paix. L'orgueil américain ne connut plus de limites. L'Angleterre, la France, la Russie, l'Autriche, la Prusse, l'Espagne, ne leur parurent plus que des comparses laissées par leur outrecuidance, sous condition, au rang des puissances pour applaudir à leurs exploits et pour saluer leur bannière étoilée promenée pendant vingt-cinq ans de port en port sur leur frégate nomade et à peu près unique, la Constitution.

VI.

Quant à la question de l'esclavage, noble bannière de leur guerre actuelle, on sait ce que cette cause signifie chez eux par cette phrase du discours de leur président: M. Lincoln déclare au congrès qu'aucun Américain du Nord ne voudrait reconnaître un noir pour son frère ou pour son parent, que lui-même partage ce glorieux préjugé et que si comme président il fait la guerre pour cette race avilie, comme Américain il la méprise et la répudie avec tous ses compatriotes. Ainsi les noirs, qui seraient tenus hors la loi des marchés à New-York, y subissent et y subiront la loi du mépris, l'ostracisme de la misère, l'extinction de leur race par la faim dans la fédération qui prétend faire la guerre au Sud pour la liberté et l'égalité des noirs! On connaît leur liberté et leur égalité à leurs œuvres; ils auront la liberté d'être proscrits de l'État comme six millions de vagabonds sans maître, mais sans feu ni lieu, sans qu'aucun maître ait la responsabilité de leur existence! La liberté de joncher de leurs cadavres les routes et les steppes, la liberté de périr par un de ces grands meurtres en masse dont l'Amérique a donné tant de fois l'exemple à l'histoire, ou d'être chassés et exterminés comme des nègres marrons dans les forêts où ils iraient chercher leur nourriture! Et quant à l'égalité, interrogez les voyageurs européens qui ont habité les États de la fédération soi-disant libératrice.

Est-ce l'égalité que d'être traités partout en lépreux de l'espèce humaine? Est-ce l'égalité que d'être réputés infâmes? Est-ce l'égalité que de ne pouvoir contracter une alliance avec les familles des Américains sans déshonorer la famille? Est-ce l'égalité que d'être expulsés des théâtres et des lieux publics? Est-ce l'égalité que d'être relégués, comme en France les animaux impurs, dans des wagons construits exclusivement à leur usage sur les chemins de fer, et d'être jetés inhumainement sur la route, eux, leurs femmes et leurs enfants, si un blanc vient à se récrier sur un reste de couleur mêlée empreint sur l'ongle dénonciateur d'un de ces malheureux, dont l'haleine empoisonne ou dont le contact flétrit?

Cependant voilà la seule liberté, la seule égalité que les États du Nord préparent à ce peuple condamné à l'option terrible entre la mort et l'indépendance! N'est-ce pas vous dire assez que la cause des noirs n'est que le prétexte de la guerre au Sud, mais que le vrai motif est la ruine jalouse du Sud dont le capital noir, la culture du coton, la marine entière et le commerce prospère excitent la jalousie meurtrière de ce peuple du nivellement? Aussi, voyez! les six millions de noirs du Sud ne s'y trompent pas: ils n'hésitent pas entre leur servitude nourrie, protégée, achetée par la responsabilité de leurs maîtres, entre la providence intéressée de leurs soi-disant patrons, et la féroce irresponsabilité de leurs apôtres insurrecteurs du Nord!

Ils préfèrent le travail obligatoire, les soins providentiels de leurs exploitateurs du Sud à l'irresponsabilité meurtrière du Nord! La liberté, à condition de mourir de faim, ne leur sourit pas! Ils préfèrent les humiliations de la servitude légale aux abandons de la prétendue philanthropie du Nord, et, supplice pour supplice, ils aiment mieux avec raison le supplice de l'esclavage logé, soldé, nourri dans la famille, que le supplice du mépris et de la mort dans les États de l'Union.

VII.

J'ai été longtemps, je le suis encore, un des zélés promoteurs de l'affranchissement avec indemnité des noirs dans nos colonies. J'ai eu le bonheur de signer enfin cet affranchissement, honneur de la République, en 1848; mais je ne l'ai signé qu'avec la condition du rachat par l'État de cette nature honteuse de propriété d'une race humaine par une autre race! Le premier jour, en 1833, où je fus admis dans la Société des amis des noirs, société de vertueux et honnêtes citoyens, je demandai la parole et je démontrai aisément le vice radical de nos réclamations:

«Vous voulez, dis-je le premier à mes collègues, une transformation du travail forcé en travail libre? Pour que le travail forcé du nègre devienne travail volontaire, il faut d'abord déposséder le blanc de sa propriété! Quand vous aurez dépossédé sans condition le blanc de sa propriété, que deviendra son revenu, et, le revenu supprimé, que deviendra le salaire du noir? Tout sera taxé à la fois, et il ne restera qu'à livrer le blanc à la faim du noir! Le noir égorgera et dévorera le blanc; c'est la révolution des anthropophages! Je n'en accepte pas la responsabilité, et, si vous y persévérez, je me retire dès le premier jour.

«Si vous voulez bien comprendre, au contraire, que, l'esclave étant une mauvaise propriété, mais enfin une propriété légale, garantie par l'État comme toutes les autres, vous ne pouvez l'exproprier sans indemnité aux propriétaires, et sans donner en même temps aux propriétaires du sol, par votre indemnité, les moyens de payer un salaire à l'esclave émancipé pour son travail devenu libre, je reste alors et je poursuivrai persévéramment avec vous cette œuvre d'humanité et de civilisation!»

De ce jour, le principe de l'indemnité aux colons blancs fut admis, et, bien que l'esclavage continuât d'exister jusqu'à la République, la République, grâce à M. Schœlcher et au gouvernement rallié à mes vues, finit par l'abolir; elle eut seulement le tort de trop économiser sur l'indemnité, mais, malgré cette parcimonie de vertu, elle n'eut qu'à se féliciter de son courage. Pas une goutte de sang, pas un crime contre la propriété, pas une ruine dans nos colonies n'attrista cette belle action de la patrie. La Providence aide une bonne œuvre. Quand l'homme est juste, Dieu est grand!

VIII.

Voilà ce que les Américains si opulents du Nord auraient dû dire aux Américains du Sud: «Émancipez vos esclaves, graduellement, prudemment; nous allons nous cotiser tous pour former l'indemnité nécessaire aux États dépossédés pour payer le travail libre!»

IX.

Quel est le droit des Américains du Nord à cette possession universelle de leur continent qu'ils occupent depuis si peu de jours? Est-ce la conquête? Mais elle est à Cortez, Espagnol aussi, et à ce petit nombre d'Argonautes, descendus avec quelques compagnons de fanatisme, d'héroïsme et de férocité, sur l'Amérique du Midi pour la donner au roi d'Espagne et à sa religion alors conquérante.

Est-ce le droit des premiers occupants? Mais les flibustiers cosmopolites, les Danois, les Bretons, les Français, les Portugais, les Espagnols, y ont mis le pied bien avant eux; témoin la Louisiane, les deux Canadas, les Français, les Anglais, l'immense colonie britannique, dont ils sont eux-mêmes le résidu.

J'ai vu moi-même le premier Napoléon, dans une imprévoyance fatale aujourd'hui à la France, pour quelques millions qui n'équivalaient pas à six mois de revenu, donner la Louisiane et les rives sans bornes de son Nil américain! Ils n'ont d'autre titre de possession que leur marche en avant.

Ils conquièrent par des emprunts ce qu'ils ne peuvent conquérir par les armes; ne les avez-vous pas vus, il y a quelques jours, proposer aux Mexicains d'hypothéquer leurs provinces les plus riches pour abuser, comme des usuriers du globe, de leur droit fiscal au jour d'un remboursement impossible, et s'emparer, au nom de la politique, d'un pays trois fois grand comme la France, conquis par le crédit? Une fois cette main mise sur cette clef de l'Amérique du Sud, qui ne les voit s'avancer sans obstacle sur les Californies, ces sources de l'or; sur l'Amérique centrale, sur les États de race latine, sur tous les territoires espagnols, devenus des républiques en fusion, Venezuela, la Nouvelle-Grenade, l'Équateur, le Pérou, plus riche encore en or que le Mexique, le Brésil illimité en étendue et en avenir; sur ses annexes, le Paraguay, l'Uruguay, la Bolivie, la Confédération de la Plata, Guayaquil, jusqu'au cap Horn plus tempêtueux que le cap des Tempêtes, et jusqu'à l'océan Austral, cette route d'un cinquième continent, la mystérieuse Australie? Aucun de ces États, usés sous la forme monarchique, nouveaux sous la forme républicaine, excepté le Brésil, n'est de force à lutter contre l'envahissement, et l'on peut calculer étape par étape le jour fatal d'un envahissement accompli, l'extinction de toutes ces belles races latines, civilisées, civilisantes, nobles de sentiment comme d'ancêtres, qui ont peuplé ces plus beaux climats de l'univers de capitales aussi monumentales que Rome et Madrid, et qui deviendront des bazars de marchands.

X.

Je ne crains pas de le dire hautement, malgré l'opposition naturelle qu'il peut y avoir entre les pensées diplomatiques de la République et les pensées diplomatiques de l'Empire; contre des intérêts si français, si élevés, si européens, il n'y a pas d'opposition patriotique qui prévale. La pensée de la position à prendre par nous au Mexique est une pensée grandiose, une pensée incomprise (je dirai tout à l'heure pourquoi), une pensée juste comme la nécessité, vaste comme l'Océan, neuve comme l'à-propos, une pensée d'homme d'État, féconde comme l'avenir, une pensée de salut pour l'Amérique et pour le monde.

XI.

Ici il faut s'élever très-haut pour en concevoir la portée. Le premier Empire, empire uniquement militaire, et qui vendit la Louisiane pour un morceau de pain de munition à ses armées, n'en eut jamais de pareilles.

XII.

La pensée d'une position hardie et efficace à prendre au Mexique contre l'usurpation des États-Unis d'Amérique est une pensée neuve, mais juste.

L'Europe en a le droit; la France en prend l'initiative.

Voyons le droit de ce point de vue élevé d'où l'on distingue la légitimité des choses, et partons de ce fait, vrai quoique non radical.

Le globe est la propriété de l'homme; le nouveau continent, l'Amérique, est la propriété de L'Europe.

Elle n'a pas été donnée en proie et en abus de force aux Américains du Nord, seuls.

XIII.

En partant de ce principe, devenu aujourd'hui un fait, que le continent américain est la propriété collective du genre humain, et non de l'union déchirée d'une seule race sans titre et sans droit, du moins sur l'Amérique espagnole et sur la race latine, mère de toute civilisation, le principe de protection de l'Europe et de son indépendance, du moins dans ses dix-sept États républicains de l'Amérique du Sud, découle évidemment pour nous et pour toutes les puissances de l'ancien monde. Il faut prévoir les événements, il faut protéger la race latine, et, pour protéger, il faut prendre position d'abord sur le point menacé contre les États-Unis. Il le faut, ou bien il faut déclarer que le continent nouveau, possession de l'Europe, appartiendra tout entier, dans vingt-cinq ans peut-être, à ces pionniers armés qui ne reconnaissent pour tout titre de leur usurpation que leur convenance, et qui permettent à leurs citoyens, comme Walker, de lever individuellement des escadres et des armées contre Cuba, pendant que leur général fédéral entre au nom de l'Union dans Mexico, et de là dans toutes les capitales de l'Amérique civilisée du Sud!

XIV.

Or pourquoi l'Europe ou le monde ancien reconnaîtraient-ils ces droits de piraterie sur mer et sur terre aux États-Unis, tandis que dans l'ancien monde, nous reconnaissons non-seulement le droit de protéger les propriétés utiles à tous, mais encore le droit d'exproprier avec indemnité les États et les individus de toute propriété de choses dont l'usage est nécessaire à tous?

Ce principe de protection des intérêts utiles à tous qui s'applique à une commune, s'appliquerait-il donc avec moins de droit à un continent tout entier à protéger dans son indépendance? Évidemment non; nous ne disons point: Expropriez les États-Unis de l'Amérique espagnole; leur propre anarchie organique les expropriera assez! Mais nous disons: L'Europe a le droit, et nous ajoutons le devoir, de ne pas leur livrer la race latine, l'Amérique espagnole, la moitié qui reste encore libre et indépendante de cette magnifique partie du globe, plus de la moitié du ciel, de la terre et des populations du Nouveau-Monde!

XV.

Quelles sont les possessions collectives, sacrées, les nécessités du genre humain tout entier que la politique de l'ancien monde ne peut et ne doit pas livrer à la merci des États-Unis de l'Amérique anglaise?

Ces choses sont le capital du monde entier, exploité par quelques-uns, nécessaire à tous, dans notre état de civilisation et dans notre système d'échange, qui nous rend à tous l'or monnayé aussi nécessaire que le pain. Les mines d'or sont là!

En second lieu, l'alimentation de l'ancien monde, le blé, les farines, le maïs, la pomme de terre, dont le peuple vit, et dont la privation dans les années de disette peut entraîner en Europe des calamités et des dépopulations incalculables.

En troisième lieu, les industries qui sont devenues, depuis quelques années surtout, par le salaire qu'elles assurent à au moins quarante millions d'ouvriers industriels des tissus de coton, le véritable et indispensable stipendium du salaire et de la vie.

Enfin le commerce, qui nous nécessite une marine et des matelots, population flottante, incalculable comme nombre d'hommes nourris sous la voile, plus incalculable encore comme élément de notre puissance nationale. Permettre aux États-Unis de renouveler la folie du premier Empire, de mettre le blocus anti-européen, non plus sur leurs ports seulement, mais sur un monde, comme ils viennent de le proclamer, ce n'est plus une lâcheté seulement, c'est accepter les fourches caudines de New-York, c'est abdiquer la navigation, le commerce, le coton, le libre échange, la marine du vieux monde, c'est ne plus vivre que de la mort de la vie!

XVI.

Or qui ne sait que les blés et les farines de l'Amérique, de la vallée du Mississipi surtout, sont le grenier du monde en cas de disette, comme la Sicile était le grenier des Romains?

Qui ne sait que le capital monétaire de l'univers est en masses immenses au Mexique, au Pérou, dans la Sonora, et que les mines aujourd'hui enrichies par les eaux et rendues à leur productivité naturelle par un bon système d'épuisement mettront tout le capital or et argent de l'univers entre les mains des États-Unis maîtres des deux Amériques? Qui ne sait que le maître du capital est le maître de l'intérêt, et que l'Europe, livrée bientôt à ce pays de tous les monopoles, en subirait à jamais la loi? Qui ne sait que, maîtres des prix de l'argent et de l'or, ils le seraient aussi de nos industries les plus vitales, et que leur coalition déjà ourdie contre l'industrie de la soie, qui fait rivalité à leur industrie du coton, ruinerait Lyon, la capitale des tissus et la seconde capitale de la France? Qui ne sait qu'en nous privant ou en se privant eux-mêmes par l'extinction du Sud de l'élément de cette industrie en Europe, le coton, ils affameraient, comme ils affament déjà, huit millions d'ouvriers en France, plus en Angleterre, cinq millions en Autriche, et prendraient l'Europe par famine à tout caprice de leur intérêt arbitraire? Qui ne sait enfin que nos commerces et nos navigations subiraient les mêmes anéantissements que nos produits?

XVII.

Voilà évidemment la pensée secrète qui aura inspiré l'expédition du Mexique, expédition qui a paru une témérité sans compensation, et derrière laquelle j'ai seul en France pressenti une utilité générale.

La France ne l'a pas comprise, pourquoi? j'oserai le dire: parce qu'elle ne lui a été au premier moment ni explicable ni expliquée. C'est que cette pensée de prendre position contre les États-Unis au Mexique ne devait pas être exclusivement française, mais européenne; il fallait se consulter, se concerter, s'entendre franchement avant d'agir; on ne l'a pas fait. La France, accusée d'arrière-pensée personnelle, a été suspecte à l'Espagne et à l'Angleterre. On a cru qu'elle voulait simplement entraîner ses deux alliés dans une guerre d'intervention uniquement française et monarchique, au lieu de combiner avec Londres et Madrid une démarche armée désintéressée, européenne, et a pour cela été redoutée et abandonnée; or, de deux choses l'une: ou la France était sincère et elle ne voulait agir que dans l'intérêt commun, et alors il fallait s'expliquer nettement d'avance et n'agir qu'après un concert diplomatique et militaire européen à égal emploi de forces, qui ne donnât motif à aucune plainte de réticence et de défaut de franchise contre son intervention; ou la France, voulant agir seule, devait agir avec des forces françaises dignes d'elle, et ne pas débuter par planter son drapeau protecteur au Mexique avec une poignée d'hommes héroïques, mais abandonnés de leurs auxiliaires, et insuffisants à l'accomplissement de sa pensée.

XVIII.

Là est le vice de l'entreprise, là est le motif pour lequel la France ne l'a pas comprise, l'Espagne l'a suspectée, l'Angleterre l'a désertée. La France y ramènera par sa loyauté mieux prouvée l'Angleterre et l'Espagne, ou bien elle agira seule avec des forces prépondérantes; l'Amérique espagnole sera protégée, les États-Unis seront réprimés, l'Espagne et l'Angleterre seront ramenées, et cette grande entreprise sera l'honneur de ce siècle en Europe et l'honneur de la France dans l'Amérique espagnole.

On conçoit aisément que ce peuple n'a encore presque aucune des conditions d'une littérature américaine. Les Mexicains d'avant la conquête, les prétendus sauvages de Montezuma, les Péruviens avec leurs poëmes de quippos, étaient à cet égard bien plus avancés. Les monuments gigantesques des Aztèques ont laissé sur la terre des traces d'intelligence et de force très-supérieures jusqu'ici aux édifices exclusivement utilitaires des Américains du Nord. Les pionniers ne construisent pas pour les siècles, les scieurs de long ne savent qu'abattre pour les dépecer ces grands arbres aristocratiques des forêts, qu'ils jouissent de jeter à terre comme les envieux des supériorités de la nature. Leur éloquence est le débat de leur assemblée publique, où ils portent la rudesse de leurs mœurs violentes et où les brutalités du geste et du poing fermé suppléent à ces belles violences morales que les grands orateurs de l'Europe antique ou moderne exercent à l'aide de la persuasion et de la logique sur les hommes d'élite rassemblés pour chercher, en commun, la raison et le droit des choses. Leurs journaux, innombrables parce qu'ils coûtent peu, ne sont que des recueils d'annonces, des charlatanismes recommandés par les Barnum de la presse, des recueils de calomnies et d'invectives jetées quotidiennement aux divers partis pour leur prêter des appellations odieuses ou des accusations triviales propres à se décréditer mutuellement les uns les autres, et s'arracher les abonnés. Leurs salons se tiennent dans les hôtelleries; leurs cercles d'hommes, qui ne sont tempérés par aucune bienveillance et par aucune politesse féminine, ne sont que des clubs de trafiquants acharnés utilisant leur repos même pour leur fortune à la fin du jour, fiers de ne connaître que ce qui rapporte, et ne s'entretenant que des entreprises réelles ou illusoires où l'on peut centupler son capital. Leur liberté toute personnelle a toujours quelque chose d'hostile à quelqu'un, l'absence de bienveillance leur donne en général le ton et l'attitude de quelqu'un qui craint qu'on ne l'insulte, ou qui cherche à force d'orgueil dans le maintien à prévenir l'insulte qu'on voudrait lui faire. Ils connaissent eux-mêmes le désagrément habituel de leurs mœurs. Un de leurs rares orateurs politiques, le plus éloquent et le plus honnête, que l'envie nationale a toujours empêché de s'élever à la présidence de la république pour crime de supériorité, me disait un jour: «Notre liberté consiste à faire tout ce qui peut être le plus désagréable à nos voisins.» L'art d'être désagréable est leur seconde nature. Plaire est le symptôme d'aimer. Ils n'aiment personne; personne ne les aime. C'est l'expiation des égoïstes. L'histoire ne présente pas une physionomie de peuple pareil à celui-là; fierté, froideur, correction des traits, mécanisme des gestes, tabac mâché dans la bouche, crachoir sous les pieds, jambes étendues contre les jambages de la cheminée ou repliées sur la cuisse sans souci des bienséances que l'homme doit à l'homme, accent bref, monotone, impérieux, personnalité dédaigneuse empreinte dans tous les traits: voilà un de ces autocrates de l'or.

XIX.

Sauf les rares exceptions qui tranchent et qui souffrent partout de la pression générale dans une atmosphère inférieure, exceptions d'autant plus respectables qu'elles sont plus nombreuses dans l'individu, voilà l'Américain du Nord, voilà l'air du pays: «l'orgueil de ce qui lui manque!»

Voilà ce peuple à qui M. Monroë, un de ses flatteurs, disait pour être applaudi: «Le temps est venu où vous ne devez pas souffrir que l'Europe se mêle des affaires de l'Amérique, mais où vous devez désormais affecter votre prépondérance dans les affaires de l'Europe!»

XX.

Nous avons dit qu'il ne pouvait point y avoir encore de littérature dans un tel pays, exclusivement adonné aux intérêts matériels.

Comment y aurait-il une littérature dans un pays où il n'y a ni spiritualisme, ni philosophie, ni histoire, ni poésie, ni éducation nationale?

Ce serait un phénomène inexplicable. Ce phénomène est apparu cependant; c'est de quoi nous voulons vous parler aujourd'hui. Il est vrai que cette ébauche de littérature ne s'est rencontrée que dans une partie de la science utile, l'histoire naturelle; ici même le pays a prévalu sur l'homme.

Audubon, c'est l'écrivain dont il s'agit, aurait été partout ailleurs un grand philosophe, un grand orateur, un grand poëte, un grand homme d'État, un J.-J. Rousseau, un Montesquieu, un Chateaubriand; là il n'a pu être qu'un naturaliste, un peintre et un descripteur d'oiseaux d'Amérique, un Buffon des États du Nord, mais un Buffon de génie passant sa vie dans les forêts vierges, au lieu de la passer au jardin du roi et autour d'une table à écrire dans sa seigneuriale tour du château de Montbard, un Buffon voyant par ses propres yeux ce qu'il décrit et décrivant d'après nature, un Buffon enfin comprenant l'intelligence et la langue des animaux au lieu de les nier stupidement comme Malebranche, entrant dans leurs amours, dans leurs passions, dans leurs mœurs, et écrivant avec l'enthousiasme de la solitude quelques pages de la grande épopée animale de la création.

XXI.

Il est bien vrai que la littérature des États-Unis avait eu, avant Audubon, quelques essais d'histoire d'un mérite relatif réel, un germe de poëte dans un homme distingué mais non original, enfin deux romanciers dans Washington Irving et dans Cooper, dont les ouvrages, imités heureusement de Walter Scott, l'Homère écossais, ont fait sensation il y a vingt-cinq ans en Europe. Mais Washington Irving est fils d'un Écossais et d'une Anglaise; mais Cooper lui-même est à peine naturalisé Américain par deux générations. Ce sont des importations britanniques toutes récentes de créoles anglais, qui ont encore l'accent et le génie de la mère patrie. Leur talent très-divers et très-goûté, mais presque exclusivement en Europe, ne fait point partie de l'intellectualité américaine des États-Unis. L'honneur de ces deux noms appartient tout entier à l'esprit de l'Angleterre et de l'Écosse; la France elle-même réclame Audubon. Un écrivain d'une grande érudition littéraire, méconnu, un de ces hommes presque universels, qui sont poursuivis pendant toute leur vie par je ne sais quelle malignité de la fortune et de la renommée, M. Chasles, découvrit il y a quelques années cet homme des bois, Audubon, dans un salon de curiosités vivantes de Londres. Cet homme le frappa.

Voici le portrait qu'il en fait:

«Le costume mesquin et ridicule de l'Europe ne pouvait déguiser entièrement cette dignité simple et presque sauvage, dont le génie prend le caractère au sein de la solitude qui le nourrit. Pendant que les gens de lettres, race vaniteuse et parlière, entraient dans cette arène de la conversation où ils se disputaient le prix de l'épigramme et le laurier du pédantisme, l'homme dont je veux parler restait debout, le front haut, l'œil libre et fier, silencieux, modeste, écoutant d'un air quelquefois dédaigneux, et non caustique, les prouesses esthétiques dont le tumulte semblait l'étonner. S'il prenait quelquefois la parole, c'était dans un intervalle de repos; il relevait d'un mot une erreur; il ramenait la discussion à son principe et à son but. Je ne sais quel bon sens sauvage et naïf animait ses discours rares et pleins de justesse, de modération et de feu. De longs cheveux noirs et ondés se partageaient naturellement sur des tempes lisses et blanches, sur un os frontal disposé pour contenir et protéger la flamme de la pensée. Il y avait dans toute sa parure une propreté singulière; vous auriez dit que l'eau du ruisseau, traversant la forêt vierge et baignant les racines séculaires des chênes vieux comme le monde, lui avait servi de miroir. À sa longue chevelure, à son col découvert, à l'indépendance de ses manières, à la mâle élégance qui le caractérisait, vous n'eussiez pas manqué de dire: Cet homme n'a pas vécu longtemps dans la vieille Europe; notre civilisation, mère de la politesse affectée qui s'est répandue des cours dans les villes et des villes dans les villages, substituant de vains symboles à des sentiments réels, ne l'a pas marqué de son empreinte vulgaire. Il ne s'est pas effacé sous le poids de l'usage; il a encore sa valeur et son poids. L'alliage, le mensonge de la société n'entrent pour rien dans son caractère et ses mœurs.

«C'est plaisir de rencontrer un tel homme dans ces assemblées loquaces et scientifiques, où tous les talents et toutes les prétentions coalisés aboutissent à un ennui mortel! Ajoutez aux traits que nous venons d'indiquer une physionomie franche et calme, une coupe de visage hardie, un œil vif, ardent, pénétrant et fixe comme l'œil du faucon, un accent étranger, des expressions insolites, brièvement pittoresques, fortement colorées, spirituelles sans le paraître: vous aurez le portrait à peu près exact de l'historien des oiseaux, de l'Américain Audubon.

«Il a quitté son nom et se nomme lui-même «l'homme des bois d'Amérique»[1]; c'est le seul titre qui lui convienne. Ces solitudes ont été son cabinet de travail. Ces grands déserts peuplés d'animaux sauvages, il les a parcourus dans tous les sens. Il y a respiré, avec l'air chargé des émanations de la végétation primitive, ce respect de la dignité, cette conscience de l'énergie humaine qui ne l'ont jamais quitté.

«L'amour de la nature a bercé Audubon dès le premier âge. Il a passé les nuits à la belle étoile, au pied de l'arbre qui logeait dans ses rameaux le peuple dont il venait étudier les mœurs et que jamais il n'a perdu de vue. Le sentier où l'oiseau voltigeait est celui qu'il a choisi. Le nid de l'aigle, dont le trône était la cime du rocher le plus inaccessible, ne l'a pas effrayé. La patience d'un bénédictin, la passion d'un artiste, ont été consacrées par lui à cette étude: il a poursuivi son œuvre à travers tous les dangers et l'a recommencée avec une persévérance sans égale. Ses nuits n'avaient que rêves ailés et gazouillements mélodieux; les images de ses favoris hantaient sa pensée.

«N'allez pas vous méprendre ni accuser de singularité cette vocation qu'Audubon avait reçue de Dieu même. Il était ornithologiste à son berceau. Il lui fallait des races ailées à peindre, à observer, à détailler, à aimer; des concerts à écouter dans les bocages; des plumes brillantes à reproduire; des ailes vagabondes à suivre dans leurs courbes et dans leurs spirales. Voici comment il analyse cet instinct d'observation solitaire, ce dévouement à une innocente étude, cette abnégation de tous les soins matériels, cette force intellectuelle d'un homme qui, sans maître, fait toute son éducation d'histoire naturelle au fond des bois, et complète seul une branche de la science, branche importante que l'on désespérait de compléter jamais.

«J'ai reçu, dit-il, la vie et la lumière dans le Nouveau-Monde. Mes aïeux étaient Français et protestants. Avant d'avoir des amis, les objets de la nature matérielle frappèrent mon attention et émurent mon cœur. Avant de connaître et de sentir les rapports de l'homme, je connus et je sentis les rapports de l'homme avec le monde. On me montrait la fleur, l'arbre, le gazon; et non-seulement je m'en amusais comme font les autres enfants, mais je m'attachais à eux. Ce n'étaient pas mes jouets, c'étaient mes camarades. Dans mon ignorance, je leur prêtais une vie supérieure à la mienne; mon respect, mon amour pour ces choses inanimées datent d'une époque que je puis à peine me rappeler. C'est une singularité trop curieuse pour être tue; elle a influé sur toutes mes idées, sur tous mes sentiments. Je répétais à peine les premiers mots qu'un enfant bégaye, et qui causent tant de joie à une mère; je pouvais à peine me soutenir, quand le plaisir que me donnèrent les teintes diverses du feuillage et la nuance profonde du ciel azuré me pénétraient d'une joie enfantine. Mon intimité commençait à se former avec cette nature que j'ai tant aimée, et qui m'a payé mon culte par tant de vives jouissances: intimité qui ne s'est jamais interrompue ni affaiblie, et qui ne cessera que dans mon tombeau. Un observateur clairvoyant l'eût prédit dès cette époque; et je suis persuadé que ces premières impressions ont ébauché ma carrière et préparé mes travaux.

«Je grandis, et ce besoin de converser pour ainsi dire avec la nature physique ne cessa pas de se développer en moi. Quand je ne voyais ni forêt, ni lac, ni mer aux vastes rivages, j'étais triste et ne jouissais de rien. Je cherchais à me rappeler mes promenades favorites en peuplant ma chambre d'oiseaux; puis, dès qu'un moment de liberté me rendait à moi-même, je me hâtais d'aller chercher les roches creuses, les grottes couvertes de mousse, bizarres retraites des mouettes et des cormorans aux ailes noires. Je préférais ces abris solitaires aux plafonds dorés et aux alcôves élégantes. Mon père, dont j'étais le seul enfant, servait complaisamment mes goûts; il aimait à me procurer des œufs, des fleurs, des oiseaux. C'était un homme doué du sentiment religieux et poétique, et qui par ses récits éveillait en moi l'instinct qui l'animait lui-même. Cette perfection des formes, cette délicatesse des détails, cette variété des teintes, me charmaient. Il me présentait la science sous un point de vue coloré et plein d'intérêt, au lieu de la réduire à je ne sais quelle analyse anatomique et morte, qui fait de la nature un squelette.

«Mon père ébauchait aussi l'histoire des oiseaux, de leurs migrations et de leurs amours. Il me faisait remarquer les manifestations extérieures de leurs espérances ou de leurs craintes. Rien ne m'étonnait plus que leur changement de costume; et dans cet ensemble de faits à peine indiqués je trouvais un roman infiniment varié, toujours nouveau, dont mon esprit suivait attentivement les détails.

«Aussi une joie pure et vive, une sorte de volupté paisible, embellirent-elles les années de ma jeunesse, remplies de ces observations qui préludaient à de plus pénibles travaux, et qui me ravissaient. Pendant des heures entières mon attention charmée se fixait sur les œufs brillants et lustrés des oiseaux, sur le lit de mousse molle qui renfermait et protégeait leurs perles chatoyantes, sur les rameaux qui les soutenaient balancés et suspendus, sur les roches nues et battues des vents qui les préservaient des ardeurs du soleil. Je veillais avec une sorte d'extase secrète sur le développement qui suivait le moment de leur naissance: les uns étaient éclos les yeux ouverts; les autres ne les ouvraient que plusieurs jours après avoir brisé leur enveloppe. J'attachais mon esprit et mon âme à ces phénomènes dont la variété me surprenait. J'aimais à observer le progrès lent de quelques oiseaux vers la perfection de leur être, et à voir certaines espèces à peine écloses fuir à tire d'aile et secouer en volant les débris de leur coque transparente.

«J'avais dix ans; cette passion d'histoire naturelle augmentait à mesure que je grandissais. Tout ce que je voyais, j'aurais voulu me l'approprier. Plus ambitieux que les conquérants, je désirais le monde et mes vœux n'avaient pas de bornes. Je me révoltais contre la mort, qui dépouillait de ses formes les plus belles et de ses plus aimables couleurs l'animal ou l'oiseau que j'étais parvenu à saisir. J'inventais mille moyens pour combattre ce monstre, la mort, qui venait rendre tous mes travaux inutiles et détruire les objets de mes affections. J'essayais de lutter contre elle; et les constantes réparations qu'exigeaient mes oiseaux empaillés, la teinte fauve et terne qui décolorait leur beau plumage prouvaient que la mort était plus forte que moi. Je communiquai à mon excellent père le sujet de mon chagrin: ces essais qui disparaissaient entre mes mains, ces animaux si agiles et si frais pendant leur vie, et livrés après leur mort à une si triste métamorphose. Mon père voulut me consoler et m'apporta un volume de planches coloriées représentant, avec assez d'exactitude, les mêmes oiseaux qui faisaient mes délices, et dont les momies décoraient mon petit appartement.

«Ce fut pour moi une vive et ardente joie. Je retrouvais donc enfin, non il est vrai les êtres que j'aimais, et dont j'avais fait les compagnons de ma première enfance, mais leur image ressemblante. Je pensai que le moyen de m'approprier la nature, c'était de la copier. Me voilà donc, dessinateur imberbe et inexpérimenté, copiant tout ce qui se présentait à mes yeux, et le copiant mal.

«Pendant des années, je fis et je refis des oiseaux. Ces oiseaux ressemblaient tour à tour à des quadrupèdes ou à des poissons. Moi qui avais obstinément blâmé les planches du livre que mon père m'avait donné; moi dont la critique avait relevé mille défauts dans ces portraits, combien je fus honteux quand mes patients efforts n'aboutirent qu'à des résultats si misérables, qu'à peine pouvais-je reconnaître moi-même l'oiseau que je venais de dessiner! Mon pinceau, père et créateur d'une race inouïe et disproportionnée, me faisait pitié à moi-même. Loin de me décourager, ce désappointement irrita ma passion. Plus mes oiseaux étaient mal dessinés et mal peints, plus les originaux me semblaient admirables. En copiant et recopiant leurs formes, leur plumage et leurs diverses particularités, je continuais sans le savoir l'étude la plus profonde et la plus minutieuse de l'ornithologie comparée. Tous les détails de l'organisation des oiseaux, je les connaissais d'autant mieux que je cherchais avec une plus laborieuse patience à les reproduire exactement. Telle était l'intensité de cette passion puérile qui n'a pas diminué avec l'âge, que, si l'on m'eût enlevé mes dessins, je crois que l'on m'eût donné la mort. Ce travail occupait mes nuits et mes jours. Chaque année produisait une immense quantité de détestables dessins, que je condamnais au feu, le jour de leur naissance; et Dieu sait quel incendie ces monceaux de papier barbouillé allumaient dans le foyer paternel!

«Mon père crut découvrir dans ce penchant si vif une aptitude naturelle pour les arts du dessin. À quinze ans, il m'envoya à Paris, où j'étudiai les principes de l'art dans l'atelier de David. Des nez gigantesques, des bouches colossales, des têtes de chevaux antiques sortirent de mon crayon. Je m'ennuyais; toute cette sculpture que l'on me faisait copier me semblait froide et dénuée d'intérêt. Je revins à mes forêts natales.

«À peine de retour en Amérique, je recommençai à me livrer avec ardeur, mais avec plus de succès, aux études qui avaient tant de charme pour moi.

«Je reçus de mon père un don qui me fut doublement agréable, et par la valeur même du cadeau, et par le charme d'une attention qui flattait mes goûts les plus prononcés. Il me fit présent d'une plantation magnifique située en Pensylvanie, arrosée par la rivière Schuylkill, et traversée par le ruisseau de Perkyoming. Je me mariai dans ce délicieux séjour, dont les hautes futaies, les champs onduleux, les collines boisées offrent au paysagiste de si pittoresques modèles. Dieu bénit mon union; les soins du ménage, la tendresse que je ressentais pour ma femme et la naissance de deux enfants ne diminuèrent pas ma passion ornithologique. Mes amis la désapprouvaient.

«Mes recherches et mes études occasionnaient des dépenses assez considérables que rien ne compensait. Des revers de fortune survinrent. Mon enthousiasme me soutenait toujours; et vingt années d'investigations et d'observations accrurent encore cette flamme secrète qui m'animait. C'était vers les bois antiques du continent américain qu'un invincible attrait me précipitait, malgré les conseils de tous ceux qui me connaissaient. Ils ne pouvaient s'associer à mes pensées, jouir de mon bonheur, ni savoir quelle volupté c'est pour moi d'observer de mes propres yeux les scènes vivantes de la nature. Pour eux j'étais un monomane, inaccessible à toute autre idée qu'à une idée dominante, un fou négligeant ses devoirs et sacrifiant ses intérêts à la folie qui le possède. J'entreprenais seul de longs et périlleux voyages; je battais les bois, je m'égarais dans les solitudes séculaires; les rives de nos lacs immenses, nos vastes prairies et les plages de l'Atlantique me voyaient sans cesse errant dans leurs plus secrets asiles. Des années s'écoulèrent ainsi loin de ma famille.

«Lecteur! ce n'était pas un désir de gloire qui me conduisait dans cet exil. Je voulais seulement jouir de la nature. Enfant, j'avais voulu la posséder tout entière; homme fait, le même désir, la même ivresse vivaient dans mon cœur. Jamais alors je ne conçus l'espérance de devenir utile à mes semblables. Je ne cherchais que mon amusement et mon plaisir. Le prince de Musignano (Lucien Bonaparte), que je rencontrai à Philadelphie, m'engagea vivement à publier mes essais, et changea le cours de mes idées: c'était le premier encouragement que l'on me donnait. D'ailleurs Philadelphie et New-York, où je reçus un excellent accueil, ne m'offrirent aucun moyen pécuniaire de continuer mon entreprise. Je remontai le large courant de l'Hudson; ma barque glissa de nouveau sur ces lacs qui semblent des océans, je m'enfonçai de nouveau dans mes solitudes chéries.

«Le nombre de mes dessins augmentait; ma collection se complétait; je commençai à rêver la gloire; le burin d'un graveur européen ne pourrait-il pas éterniser l'œuvre de ma jeunesse, le résultat de ce labeur continu et de ce zèle persévérant? Ces chimères caressèrent mon imagination, et je sentis mon courage redoubler, mon avenir s'agrandir.

«Après avoir habité pendant plusieurs années le village d'Henderson, dans le Kentucky, sur les rives de l'Ohio, je partis pour Philadelphie. Mes dessins, mon trésor, mon espoir, étaient soigneusement emballés dans une malle que je fermai et que je confiai à l'un de mes parents, non sans le prier de veiller avec le plus grand soin sur ce dépôt si précieux pour moi. Mon absence dura six semaines. Aussitôt après mon retour, je demandai ce qu'était devenue ma malle. On me l'apporta; je l'ouvris. Jugez de mon désespoir. Il n'y avait plus là que des lambeaux de papier déchiré, morcelé, presque en poussière; lit commode et doux, sur lequel reposait toute une couvée de rats de Norwége. Un couple de ces animaux avait rongé le bois, s'était introduit dans la boîte et y avait installé sa famille: voilà tout ce qui me restait de mes travaux; près de deux mille habitants de l'air, dessinés et coloriés de ma main, étaient anéantis. Une flamme poignante traversa mon cerveau comme une flèche de feu; tous mes nerfs ébranlés frémirent; j'eus la fièvre pendant plusieurs semaines. Enfin la force physique et la force morale se réveillèrent en moi. Je repris mon fusil, mon album, ma gibecière, mes crayons, et je me replongeai dans mes forêts comme si rien ne fût arrivé. Me voilà recommençant mes dessins, et charmé de voir qu'ils réussissaient mieux qu'auparavant. Il me fallut trois années pour réparer le dommage causé par les rats de Norwége: ce furent trois années de bonheur.

«Plus mon catalogue grossissait, plus les lacunes qui s'y trouvaient encore me causaient de regret et de chagrin: je désirais vivement être en état de le compléter. Seul et sans secours, comment mettre à fin une si vaste entreprise! Je me promis de ne rien négliger de ce que ma bourse, mon temps et mes peines pourraient accomplir. De jour en jour je m'éloignai davantage des lieux habités par les hommes; dix-huit mois s'écoulèrent; ma tâche était remplie; j'avais exploré toutes les retraites de nos forêts. J'allai visiter ma famille qui habitait alors la Louisiane; et, emportant avec moi tous les oiseaux du nouveau continent, je fis voile pour le vieux monde.

«Une traversée heureuse me conduisit en Angleterre. À l'aspect de ces côtes blanchissantes, en face de cette ville opulente dont le patronage pouvait me payer de tant de peines, dont l'indifférence pouvait aussi me laisser languir dans l'indigence et l'oubli, je ne pus m'empêcher de ressentir une terreur et une anxiété profondes. Je songeai à ma situation précaire, à mon isolement dans un pays où je n'avais pas un seul ami, à ce désert peuplé d'hommes inconnus, peut-être hostiles. Je regrettai mes bois, la dépense de ce long voyage; et mon entreprise, qui m'avait paru aventureuse jusqu'à l'héroïsme, me sembla téméraire jusqu'à la démence; mais Dieu soit loué!»

XXII.

Il repartit encouragé, et le monument fut achevé; il poursuivit, accompagné de sa femme et de son enfant, ses pèlerinages grandioses à travers ces régions inexplorées. Son récit les fait revivre de temps en temps comme quand le pèlerin fatigué s'asseoit sur la fin du jour pour contempler plus à loisir l'horizon du soir et du lendemain. Écoutez:

«C'était vers la fin d'octobre. L'Ohio, le roi des fleuves, reflétait dans ses eaux paisibles ces belles teintes automnales qui dorent et bronzent les feuillages, à l'approche de l'hiver. Des festons de vignes, étincelantes comme de l'acier bruni, ou rouges comme l'airain frappé du soleil, suspendaient leurs guirlandes aux grands arbres de la rive. Les clartés du jour, frappant les ondes limpides, se réverbéraient sur le feuillage, mi-parti d'une verdure tenace et de cette couleur ardente et safranée, plus prestigieuse peut-être que les couleurs vives et pures du printemps. L'atmosphère était tiède; le disque du soleil était couleur de feu. Rien ne ridait la surface de l'eau, que notre rame seule agitait. Paisibles et silencieux, nous avancions, contemplant la beauté des scènes qui nous environnaient de leur magnificence sauvage. Quelquefois une foule de petits poissons, poursuivis par le chat aquatique, s'élançaient hors du fleuve, comme des flèches, et retombaient en pluie d'argent; la perche blanche battait de ses nageoires la quille de notre bateau et nous suivait par troupes bruyantes. J'ai rarement éprouvé une sensation plus délicieusement, plus innocemment profonde. J'avais là tous les objets de mes affections, et cette belle nature nous souriait.

«D'un côté de l'Ohio s'élèvent de hautes collines aux croupes élégantes et aux pentes mollement inclinées: sur la gauche, de vastes plaines fertiles et boisées se prolongent jusqu'à l'horizon. Du sein du fleuve des îles de toutes les dimensions surgissent verdoyantes comme des corbeilles. Le fleuve serpente doucement autour de ces îles, dont les sinuosités et les courbes sont si bizarrement onduleuses que souvent vous croiriez voguer sur un grand lac et non sur une rivière. Quelques défrichements commencés sur les rivages s'offrirent à nos regards; ils menaçaient d'un envahissement prochain la beauté primitive de ces solitudes, et je ne pus les voir sans regret.

«À l'approche de la nuit, à mesure que l'ombre s'épandait sur le fleuve, une plus profonde émotion nous saisissait. La clochette des troupeaux tintait au loin: le cornet du batelier, suivant les détours de la rivière, arrivait jusqu'à nous; le long cri de guerre du grand hibou, le bruit sourd de ses ailes, fendant l'air silencieux; tous ces bruits devenant plus distincts à mesure que le jour baissait, nous les écoutions avec un intérêt puissant et une curiosité indicible. Le soleil reparaissait enfin; quelques notes éparses, échappées aux habitants des bois, nous annonçaient l'éveil de la nature; le daim traversait le courant et nous apprenait que bientôt la neige couvrirait les champs; çà et là le toit bas et l'habitation isolée du colon révélaient une civilisation naissante. Nous rencontrions de temps à autre quelques bateaux plats, chargés de bois ou de marchandises, et que nous ne tardions pas à dépasser; d'autres nacelles plus petites étaient chargées d'émigrés de toutes les parties du monde, qui allaient chercher au loin un asile et planter leur tente dans ces solitudes.

«Les outardes et les pintades qui abondaient sur ces beaux rivages, et qui venaient sans défiance voltiger autour de nous, servaient à nos repas. D'un coup de fusil nous nous procurions un festin splendide. Nous choisissions pour salle à manger quelque buisson ombreux, tapissé d'une mousse verte et douce; nous allumions du feu avec des branches sèches; et je doute en vérité que jamais gastronome ait trouvé dans le luxe de sa table de plus exquises voluptés.

«Ces heureux jours s'écoulaient, et chaque moment nous rapprochait du foyer natal. Nous nous trouvions près du ruisseau des Pigeons qui se perd dans l'Ohio, quand un bruit étrange vint nous surprendre. C'étaient les dissonances les plus épouvantables; des hurlements semblables au whoup! des Indiens, terrible cri de guerre que nous connaissions trop bien pour ne pas le redouter. Je ramai vigoureusement, pour échapper au péril qui nous menaçait. Il n'y avait pas huit jours que des Peaux-rouges s'étaient répandus dans la campagne, avaient détruit les habitations des colons, massacré les enfants et les femmes, et couvert de sang leurs défrichements commencés. Pendant quelques minutes, une terreur profonde nous saisit. Les cris redoublaient. Enfin nous aperçûmes sous d'épais halliers une troupe d'hommes et de femmes qui, les mains levées au ciel et la tête haute, poussaient en chœur et d'un air frénétique ces gémissements, ces hurlements, ces hourras barbares. C'étaient des méthodistes qui venaient accomplir dans cette solitude, loin des profanes et des sceptiques, leurs rites pieux: le tumulte discordant de leurs voix criardes était l'expression de leur enthousiasme. Nous arrivâmes à Henderson.

«Ce voyage de deux cents milles m'a laissé de délicieux souvenirs. Depuis vingt années ces rives désertes et charmantes ont changé de face. Leur grandeur native, leur primitive beauté, se sont effacées. Plus de rameaux épais qui dessinent leur arcade verdoyante au-dessus du fleuve; les vieux arbres ont disparu, la hache éclaircit tous les jours ces belles forêts, qui décoraient d'un long feston mobile le sommet de tous les coteaux; le sang des indigènes et des nouveaux habitants s'est mêlé aux ondes du fleuve dont ils se disputaient la possession exclusive. Vous n'y rencontrerez plus ni l'Indien couronné de son diadème de plumes, ni ces troupeaux de buffles et de daims qui se frayaient passage en caravanes bruyantes, à travers les clairières des bois. Des villages, des hameaux et des villes ont envahi ces domaines (en 1825). Le marteau y retentit; la scie y prépare en criant de nouvelles habitations. Quand les instruments du charpentier et du maçon se reposent et se taisent, l'incendie dévore des forêts tout entières; et la civilisation s'annonce par des ravages. Le sein calme de l'Ohio est sillonné par une foule de bateaux à vapeur, qui troublent ses ondes et obscurcissent l'air de leur trace de fumée. Le commerce vient s'asseoir sous ces rochers antiques; et l'Europe nous jette tous les ans le surplus de sa population, comme pour nous aider dans cet envahissement progressif, conquête inévitable.

«Les philosophes décideront la question de savoir si ce progrès de la civilisation doit être un objet de joie ou de mélancolie pour le penseur. Je l'ignore; mais, à force de vivre sous ces ombrages et de diriger mon bateau sur ces rivières, un sentiment de tendresse presque passionné et dont plus d'un lecteur blâmera peut-être l'audace, m'avait incorporé cette nature.»

Oh non! on ne le blâmera pas quand on lira l'histoire des États du Nord pendant cette période de 1825 à 1862. Est-ce qu'une solitude innocente peuplée des œuvres neuves de Dieu n'était pas supérieure en réalité à ces carnages d'hommes altérés du sang de leurs frères et se disputant la prééminence du dollar du Nord sur le dollar du Sud? Est-ce que le sang, cette séve de la terre, n'y pleut pas des feuilles et des brins d'herbe dont il est la rosée actuelle, plus abondamment en un jour de leurs sanguinaires conflits, que sous le soleil dans les combats du cygne et du vautour dont Audubon nous trace quelques pas plus loin la ravissante et tragique histoire.

Je vais vous la donner:

XXIII.

Lisons d'abord la description du site américain dans Audubon; il en fut le témoin solitaire près de la crique du Canot:

«Je voyageais à cheval, dit-il. Je me trouvais entre Shawancy et la crique du Canot; le temps était beau; l'air était doux; je chevauchais lentement. À peine fus-je entré dans la gorge ou vallée qui sépare la crique du Canot de celle d'Highland, le ciel s'obscurcit; un brouillard dense simula la nuit la plus obscure. Je m'arrêtai plein d'étonnement, je ressentais une ardente soif que j'étanchai dans le ruisseau voisin. Bientôt un long murmure se fit entendre. Une tache ovale et livide se dessina sur le fond ténébreux du ciel. Les branches supérieures des arbres tressaillirent; puis ce mouvement se communiqua aux branches inférieures. Je vis bientôt les troncs voler en éclats, se déraciner, s'enlever, fuir devant le souffle du vent et toute la forêt passer devant moi comme un torrent de gigantesques et effrayants fantômes. Ces troncs se heurtaient, se broyaient dans leur route. Au centre du courant tempêtueux, les têtes des plus gros arbres se trouvaient forcées de prendre une direction oblique et de fléchir: au-dessous et au-dessus d'eux, une masse épaisse de branchages, de rameaux brisés et de poussière soulevée fuyait sous la même impulsion. L'espace occupé naguère par tous ces arbres n'était plus qu'une arène vide, semée de racines et de débris; vous eussiez dit le lit du Meschacebé mis à nu. Les cataractes du Niagara ne hurlent pas avec plus de violence; l'impétuosité de leur chute n'est pas plus terrible.

«Quand la première fureur de l'ouragan fut épuisée et comme assouvie, des millions de rameaux fracassés volaient encore dans l'air, et la marche de la colonne dense qui signalait le passage de la tempête dura encore quelques heures, comme déterminée par une force d'attraction. Le ciel s'était couvert d'un voile verdâtre et lugubre; une odeur de soufre très-désagréable imprégnait l'atmosphère. J'attendis en silence et dans la stupeur, que la nature bouleversée eût repris, sinon sa forme première, du moins son aspect accoutumé. Mes affaires m'appelaient à Morgantown. J'osai traverser le lit du torrent aérien, conduisant par la bride mon cheval qu'effrayaient tous ces cadavres d'arbres dépouillés et renversés. Les ruines de la forêt détruite étaient entassées sur le sol, où elles formaient un si épais rempart, que, souvent obligé de me frayer un sentier dans ce labyrinthe, et tantôt de me glisser sous les branches enlacées, tantôt de les franchir d'un élan, j'éprouvai, pendant le temps que je consacrai à ce travail, une mortelle fatigue.

«Cette bouffée de vent dont la colonne occupait environ un quart de mille emporta des maisons, souleva des toitures, força des troupeaux entiers d'émigrer violemment à travers les airs. On trouva une pauvre vache morte sur la cime d'un sapin où l'avait portée l'aile de l'ouragan. La vallée est encore aujourd'hui un lieu désolé, couvert de mousse et de ronces, inaccessible aux hommes; les bêtes de proie l'ont choisie pour asile.»

Pendant les longues excursions de notre naturaliste, des dangers d'une autre espèce vinrent aussi le menacer; le récit suivant ne serait pas déplacé dans un des romans de Cooper:

«Après avoir parcouru le haut Mississipi, dit-il, je fus obligé de traverser une de ces immenses prairies, steppes de verdure qui ressemblent à des océans de fleurs et de gazon. Le temps était magnifique. Tout était frais, verdoyant, étincelant de rosée autour de moi. Chaussé de bons mocassins[2], suivi d'un chien fidèle, armé de mon fusil et chargé de mon havre-sac, je cheminais lentement, ravi de l'éclat des fleurs, admirant les jeux des daims et des faons qui venaient danser devant moi. Je suivais un vieux sentier indien; le soleil s'abaissa sous l'horizon, sans que j'aperçusse un toit, un abri, un asile que ma lassitude cherchait. Les oiseaux de nuit, attirés par le bourdonnement des insectes dont ils se nourrissent, battaient des ailes au-dessus de ma tête, et me couronnaient de leurs cercles concentriques; le gémissement des renards, qui parvenait jusqu'à moi, semblait m'annoncer le voisinage des habitations autour desquelles ils rôdent la nuit.

«En effet j'entrevis une lumière vers laquelle je me dirigeai. Elle sortait d'une hutte isolée, dont la porte entr'ouverte laissait pénétrer mon regard jusqu'au foyer allumé; une figure d'homme ou de femme passait et repassait entre la flamme et moi. C'était une femme. Arrivé à la hutte, je demandai à cette femme si je pourrais trouver sous son toit une retraite pour la nuit.

«Oui,» répondit-elle sans me regarder.

«Sa voix était dure et son accent désagréable. Elle était à demi nue. J'entrai, je m'assis sans cérémonie sur un vieil escabeau, près du foyer. Vis-à-vis de moi se trouvait un jeune Indien dont les coudes s'appuyaient sur ses genoux, et dont les mains soutenaient la tête. Selon l'usage des indigènes de l'Amérique, il ne bougea pas à l'approche d'un homme civilisé. Les voyageurs n'ont pas manqué d'interpréter comme indice de paresse, de stupidité, d'apathie, ce silence né de l'orgueil le plus hautain. Un grand arc indien était appuyé contre la muraille; beaucoup de flèches et des oiseaux morts étaient semés par terre. L'Indien ne remuait pas; il ne paraissait pas respirer. Je lui adressai la parole en français, idiome dont la plupart des Indiens de ces contrées savent au moins quelques mots. Il leva la tête, me montra du doigt un de ses yeux sorti de son orbite, et le sang ruisselant sur son visage; puis, de l'œil qui lui restait, il lança sur moi un regard singulièrement significatif. Je sus depuis que, la flèche de son arc s'étant cassée au moment où la corde était tendue, un des morceaux de l'arme brisée était revenu frapper l'œil de l'Indien et l'avait crevé. Il souffrait en silence; ses traits, malgré la vive douleur qu'il éprouvait, conservaient leur dignité fière; il était bien fait, agile, dispos; sa physionomie, intelligente et candide. J'admirais ce courage du sauvage, stoïque du désert et stoïque sans vanité.

«Point de lit dans la hutte. Quelques peaux d'ours et de buffles non tannées étaient empilées dans un coin. Je tirai de ma poche une belle montre à répétition, et je dis à cette femme:

«—Il est tard, je suis las: j'ai faim, pourriez-vous me donner à manger?»

«Elle jeta sur la montre un regard ardent, avide, et se rapprocha de moi.

«—Oui, me dit-elle d'un ton singulier, si vous remuez un peu les cendres, vous y trouverez un gâteau qui doit être cuit; j'ai aussi de la chair de buffle salée et d'excellente venaison. Je vais vous apporter cela.... Mais que votre montre est belle et brillante! Prêtez-la-moi, je vous prie.»

«Je détachai la chaîne d'or qui suspendait la montre à mon col; elle prit la montre, la tourna, la retourna, l'examina dans tous les sens, et finit par passer la chaîne d'or à son col.

«—Je serais bien heureuse, s'écria-t-elle d'un air d'extase, si je possédais une montre pareille!»

«Je fis peu d'attention à ses paroles; je lui laissai sans défiance le bijou qu'elle semblait admirer si naïvement, et, pressé d'un grand appétit, je me mis à souper; mon chien me tenait compagnie et partageait mon repas. J'avais souvent parcouru les solitudes américaines sans rencontrer de voleurs, et la vieille femme, malgré sa physionomie dure et sa voix rauque, ne m'inspirait aucun soupçon.

«Tout-à-coup l'Indien se lève, passe devant moi, se promène dans la hutte: je crois que sa douleur devenue insupportable cause cette agitation qu'il laisse paraître. Mais il saisit l'instant où la vieille femme nous tourne le dos, s'approche, s'abaisse, fixe sur moi un regard si ardent, si sombre, si profond, que je ne puis m'empêcher de tressaillir. Étonné de ces mouvements et de ces signes, je le suis des yeux. Il me semble qu'il s'irrite de n'être pas compris. Après s'être assis de nouveau, il se lève encore, et, passant tout à côté de moi, il me pince la côte assez vivement pour m'arracher un cri. La femme se retourne: il court reprendre sa place sur l'escabeau, examine son tomahawk[3], aiguise sur une pierre son couteau de chasse, en examine la pointe, puis se met à fumer tranquillement, toujours me jetant à la dérobée ses œillades singulières dont l'éclat eût fait baisser le regard le plus hardi.

«Enfin j'avais deviné l'avertissement mystérieux que me donnait le sauvage: j'étais en danger. J'échangeai alors des regards d'intelligence avec mon protecteur et redemandai ma montre à l'hôtesse. Elle me la rendit; je sortis de la cabane sous je ne sais quel prétexte, emportant mon fusil à deux coups. Je le chargeai de quatre balles, j'en examinai la détente, je le mis en état, j'en renouvelai les pierres et je rentrai. L'Indien me suivait de l'œil. Je m'étendis sur une peau de buffle, j'appelai mon chien, plaçai mon fusil près de moi, et, fermant les yeux, je parus me livrer au sommeil le plus profond. L'Indien, appuyé sur son tomahawk, n'avait pas quitté sa place.

«Un bruit se fit entendre; mes paupières s'ouvrirent; je vis deux jeunes gens, d'une haute taille et d'une grande vigueur, entrer dans la hutte; ils apportaient un cerf qu'ils venaient de tuer. La vieille femme, leur mère, leur donna de l'eau-de-vie; ils en burent largement. Puis, jetant les yeux tour à tour sur l'Indien blessé et sur le coin où je reposais, ils demandèrent qui j'étais, et pourquoi ce chien de sauvage était entré dans la hutte. Ils parlaient anglais; l'Indien ne comprenait pas un mot de cette langue. La mère les attira vers l'extrémité opposée de la hutte, me montra du doigt, et dans une longue conférence discuta sans doute avec ses dignes fils les moyens de se défaire de moi et de s'approprier la montre fatale qui avait tenté sa cupidité. Les jeunes gens recommencèrent à boire; l'ivresse les gagna; la vieille buvait avec eux; j'espérais que ces libations fréquentes ne tarderaient pas à les mettre tous hors de combat. Je frappai doucement du plat de la main le dos de mon chien, et j'armai mon fusil. L'admirable sagacité de cet animal l'avertit du péril que je courais. Il agita sa queue, s'assit l'œil fixé sur mes ennemis, et prêt à s'élancer sur eux. L'Indien immobile avait une main appuyée sur le manche de son couteau de chasse et l'autre sur son tomahawk. C'était une scène fort dramatique, et dont le silence augmentait l'intérêt.

«La vieille détacha de la paroi de la hutte un long couteau de cuisine, dont la lame devait m'envoyer dans l'autre monde. Une meule à repasser se trouvait dans un des coins; elle la fit tourner lentement, aiguisa soigneusement son arme; je vis l'eau tomber goutte à goutte sur la meule, et ne perdis pas un des mouvements de l'infernale créature; le foyer à demi éteint éclairait ses traits décharnés, les jeunes gens ses complices chancelaient sur leurs jambes avinées; le sauvage, toujours calme, restait debout; sa main qui serrait le tomahawk fatal était prête à abattre le premier assaillant. Le canon de mon fusil était disposé à frapper de mort celui qui s'approcherait de moi; mon chien regardait alternativement son maître et ses agresseurs. Cette attente dura longtemps; une sueur froide couvrait mes membres.

«—Allons, dit tout bas la meurtrière à ses enfants. Il dort; je me charge de lui. Dépêchez cet Indien.»

«Elle s'avança doucement, d'un pas assuré mais prudent; son pied touchait à peine la terre. L'Indien s'était levé; le tomahawk que sa main brandissait allait tomber sur l'un des assassins, et j'allais presser la double détente de mon fusil, quand on entendit frapper à la porte.

«Je me levai, j'ouvris. C'était deux voyageurs canadiens, vrais Hercules, dont je bénis l'arrivée. L'Indien, d'un geste éloquent, désigna les deux fils de la mégère, et s'écria en mauvais français à peine intelligible:

«—Eux vouloir tuer celui-là, l'homme blanc, et moi, l'homme rouge. Grand-Esprit! lui!... vous envoyer, hommes blancs!»

«Je confirmai l'accusation du sauvage, et je racontai aux voyageurs, tous deux armés de longues carabines, la scène qui venait de se passer. La vieille femme, stupéfaite, tenait encore en sa main son couteau. Les deux jeunes gens ivres ne nièrent pas leurs intentions d'assassinat; la vieille s'emporta en imprécations et en vociférations qui ne la sauvèrent pas. Nous garrottâmes les pieds et les mains de ces trois misérables; l'Indien se mit à exécuter une de ces danses burlesques et triomphales en usage parmi les tribus du désert. Nous passâmes la nuit dans la hutte, et l'aurore reparut vermeille et riante.

«Il s'agissait de châtier les assassins. Nous déliâmes leurs pieds, mais nous laissâmes leurs mains garrottées, et nous les forçâmes de nous suivre. Il y a dans ces contrées éloignées une singulière législation établie par les colons, et qui consiste à brûler l'habitation du meurtrier, à l'attacher à un arbre et à le faire passer par les verges; nous nous conformâmes à ce code, en vigueur aujourd'hui depuis les rives de l'Atlantique jusqu'aux chutes du Niagara. La hutte fut réduite en cendres. Le sauvage reçut pour sa récompense les ustensiles de ménage et le mobilier des coupables; la vieille et ses enfants furent soumis à cet ignominieux supplice, et, après les avoir détachés, nous continuâmes notre voyage, accompagnés du jeune guerrier indien qui fumait gravement sur la route.

«Ce fut le seul danger de ce genre que je courus pendant mes longues tournées. Cependant les solitudes de l'Amérique se peuplent du rebut du monde: vous trouvez, épars dans ces prairies sans limites, des assassins de Vienne et de Leipzick, des escrocs de Paris et de Londres, des aventuriers italiens, des mendiants écossais. Réduits à vivre du travail de leurs mains, leurs vices, qui n'ont plus d'aliments, s'amortissent et leurs mœurs s'améliorent. Quand ils reviennent à leurs penchants criminels, on les chasse, on les refoule dans des solitudes plus éloignées; on les rejette comme des bêtes fauves, dans d'impénétrables tanières. Des magistrats nommés régulateurs sont chargés de cet office; voici comment ils procèdent:

«Lorsqu'un des membres des nouvelles colonies a violé les lois, commis un meurtre ou un larcin, outragé ouvertement la décence et la probité, les notables de l'endroit choisissent dans leur sein plusieurs personnes chargées d'examiner et de punir le coupable; ce sont les régulateurs. Un premier délit est puni d'exil. Le criminel doit quitter, dans un laps de temps déterminé, le pays où le crime a eu lieu. S'il ose reparaître dans les environs et y commettre de nouvelles violences, malheur à lui! Les régulateurs le déclarent hors la loi. On brûle son habitation; le délinquant, attaché à un arbre, est fouetté sans pitié; meurtrier avec préméditation, on le fusille, on plante sur un pieu sa tête sanglante détachée du tronc. Cette sévérité, que l'on regardera peut-être comme barbare, est nécessaire à la sécurité de ces établissements naissants.»

XXIV.

Voici la traduction de quelques scènes sauvages de l'Amérique:

«À la branche de saule qui pend de sa ceinture, l'amateur de poissons en a déjà accroché une centaine, lorsque, tout à coup, le ciel s'assombrit, et l'orage menace. Il sait très-bien qu'en changeant seulement d'amorce et d'hameçon, il pourrait avoir sous peu une ou deux belles anguilles; mais, en homme prudent, il aime mieux regagner le bord et emporter tranquillement son butin à la maison.

«Voilà comment s'y prend le pêcheur à la ligne qui veut procéder méthodiquement et dans les règles; et certes, il y a du plaisir à le voir, lorsqu'avec aisance et grâce il tend l'appât à l'objet de ses désirs, soit au milieu même des flots turbulents, soit à l'abri sous les basses branches du rivage, partout enfin où s'ébat une multitude de ces petits êtres jouissant en paix de leur trompeuse sécurité. Rarement, entre ses mains, son instrument s'embrouille et se mêle, tandis qu'avec une incomparable dextérité il les tire de l'eau l'un après l'autre.

«Cependant il y a bon nombre de pêcheurs qui, par un procédé beaucoup plus simple, savent prendre tout autant de poissons, sans leur laisser même un instant pour se reconnaître. Voyez-moi ces joyeux petits garnements, dont l'un est planté debout sur la rive, pendant que les autres ont bravement enfourché les arbres qui sont tombés en travers de la rivière. Leurs gaules sont tout bonnement des baguettes de noisetier ou de noyer; une corde leur sert de ligne, et leurs hameçons ne paraissent pas des plus fins. Le premier est porteur d'une calebasse remplie de vers qu'il garde en vie dans de la terre humide; le second a renfermé dans une bouteille une cinquantaine de sauterelles, également en vie; le troisième n'a rien du tout pour amorcer, mais il empruntera à son voisin. Et les voilà, mes trois gaillards, qui font tournoyer leurs baguettes en l'air, afin de dérouler les lignes, à l'une desquelles est attachée une plaque de liége, tandis que l'autre n'a qu'un petit morceau de bois léger, et la dernière deux ou trois gros grains de plomb pour la faire couler. Maintenant, les hameçons ont reçu l'appât, et tout est prêt. Chacun jette sa ligne là où il croit qu'il fait le meilleur, ayant eu soin, avant tout, de sonder avec sa baguette la profondeur de l'eau pour s'assurer que la petite bouée pourra se maintenir en place. Toc, toc... le liége file et s'enfonce, le morceau de bois disparaît, le plomb donne des secousses, et au même instant volent en l'air trois de ces pauvres poissons, qui, chemin faisant, se décrochent et vont tomber bien loin parmi les herbes, où ils sautillent et se débattent jusqu'à ce que mort s'ensuive. Mais déjà les hameçons, amorcés de nouveau, sont retournés en chercher d'autres. Le fretin abonde, le temps est propice, la saison délicieuse (on est au mois d'octobre), et les poissons sont devenus si gourmands de vers et de sauterelles qu'une douzaine à la fois sautent après le même appât. Nos jeunes novices, je vous l'assure, s'amusent joliment: en une heure, ils ont presque vidé le trou, et peuvent emporter une fameuse friture à leurs parents et à leurs petites sœurs. Dites-moi, est-ce que ce plaisir-là ne vaut pas celui du premier pêcheur, avec toute son expérience et sa méthode?

«Parfois, après qu'on avait lâché l'écluse d'un moulin, pour des raisons mieux connues du meunier que de moi, je voyais tous ces petits poissons se retirer ensemble dans un ou deux bas-fonds, comme s'ils n'eussent voulu, à aucun prix, abandonner leur retraite favorite. Il y en avait alors tant et tant, qu'on pouvait en prendre à volonté avec la première ligne venue, pourvu qu'il y eût au bout une épingle amorcée de quelque sorte de ver ou d'insecte que ce fût, et même d'un morceau de poisson frais. Puis tout à coup, je ne sais pourquoi, sans aucune cause apparente, ils cessaient de mordre, et il n'y avait ni précaution ni appât qui pût les engager, non plus qu'aucun autre du même trou, à reprendre à l'hameçon.

«Pendant les grandes inondations, ce poisson ne veut d'aucune espèce d'amorce; mais alors on peut le prendre à l'épervier ou à la seine, à condition que le pêcheur ait une parfaite connaissance des lieux. Au contraire, quand l'eau se trouve basse, il n'est pas de trou écarté, pas de remous à l'abri de quelque pierre, pas de place recouverte de bois flotté, où l'on ne puisse se promettre ample capture. Les nègres de quelques contrées du Sud en font d'abondantes pêches à la fin de l'automne. Pour cela, ils choisissent les parties peu profondes des étangs, entrent doucement dans l'eau et placent, de distance en distance, un engin d'osier assez semblable à un petit baril et ouvert aux deux bouts. Du moment que les poissons se sentent retenus dans la partie inférieure qui pose au fond, leur frétillement avertit le pêcheur qui n'a pas alors grand mal à s'en emparer.

«Ces poissons, qui excèdent rarement cinq ou six pouces en longueur, n'en ont d'ordinaire que de quatre à cinq, sur un ou deux de large. Leur chair, qui renferme peu d'arêtes, fournit en toute saison un manger excellent. Ayant remarqué que leur couleur changeait suivant les différentes contrées et les rivières, lacs ou étangs qu'ils fréquentent, j'ai été conduit à penser que ce curieux résultat pourrait bien provenir de la différence de coloration des eaux. Ainsi, ceux que j'ai pris dans les eaux profondes de la rivière Verte, au Kentucky, présentaient une teinte olive brun foncé tout autre que la couleur générale de ceux qu'on pêche dans les ondes si claires de l'Ohio ou du Schuylkill; ceux des eaux rougeâtres des marais, dans la Louisiane, sont d'un cuivre terne, et ceux enfin qui vivent dans les courants qu'ombragent des cèdres ou des pins, se distinguent par une nuance pâle, jaunâtre et blême.

«En quelque lieu qu'on la rencontre, cette petite Perche témoigne une préférence décidée pour les lits rocailleux, les bancs de sable et de gravier, et toujours elle évite les fonds bourbeux. Quand vient le moment du frai, cette préférence est encore plus marquée; on la voit alors passer et repasser sur les endroits où l'eau est basse, cherchant le gravier le plus fin; un instant elle se balance, puis se laisse aller lentement jusqu'au fond, où, à l'aide de ses nageoires, elle creuse dans le sable une sorte de nid de forme circulaire, et qui peut avoir une étendue de huit à dix pouces. En quelques jours, un petit rebord s'élève à l'entour, et, la place ainsi préparée et rendue bien propre, elle y dépose ses œufs. Si vous regardez attentivement, vous compterez cinquante, soixante ou plus de ces nids, les uns séparés par un intervalle de quelques pieds seulement, d'autres à l'écart, à plusieurs pas. Au lieu d'abandonner son produit, comme ceux de sa famille ont coutume de le faire, ce charmant petit poisson veille dessus avec toute la sollicitude d'un oiseau qui couve; il se tient immobile au-dessus du nid, observant ce qui se passe aux environs. Qu'une feuille tombée de l'arbre, un morceau de bois ou quelque autre corps étranger vienne à rouler dedans, il le prend avec sa gueule et le rejette très-soigneusement de l'autre côté de sa fragile muraille. C'est un fait dont j'ai été plusieurs fois témoin; et, frappé de la prudence et de la propreté de cet être si mignon, ayant remarqué d'ailleurs qu'à cette même époque il ne voulait mordre à aucune espèce d'appât, je me mis en tête, un beau matin, de tenter plusieurs expériences, afin de voir ce que l'instinct ou la raison le rendraient capable de faire, si on le poussait à bout de patience.

«M'étant muni d'une belle ligne et des insectes que je savais le plus de son goût, je gagnai un banc de sable recouvert par un pied d'eau environ, et où j'avais préalablement reconnu plusieurs de ces dépôts d'œufs. Je m'approchai tout près de la rive sans faire de bruit, mis à mon hameçon un ver de terre dont la plus grande partie était laissée libre pour qu'il pût se tortiller tout à son aise, et jetai ma ligne dans l'eau, de façon qu'en passant par-dessus le bord, l'appât vînt se placer au fond. Le poisson m'avait aperçu, et, quand le ver eut envahi son enceinte, il nagea jusqu'au bord opposé, où il resta quelque temps à se balancer; enfin, se hasardant, il se rapprocha du ver, le prit dans sa gueule et le repoussa de mon côté si gentiment et avec tant de précaution, qu'en vérité c'était à en demeurer confondu. Je répétai l'expérience six ou sept fois, et toujours avec le même résultat. Je changeai d'amorce et mis une jeune sauterelle que je fis flotter dans l'intérieur du nid: l'insecte fut rejeté comme le ver; et vainement, à deux ou trois reprises, j'essayai de piquer le poisson. Alors je lui présentai l'hameçon nu, en employant la même manœuvre. Il parut d'abord grandement alarmé: il nageait d'un côté, puis de l'autre, sans s'arrêter, et semblait comprendre tout le danger de s'attaquer, cette fois, à un objet aussi suspect. Pourtant il finit encore par s'en approcher, mais petit à petit, le prit délicatement, l'enleva, et l'hameçon, à son tour, fut rejeté hors du nid!

«Lecteur, si comme moi vous étudiez la nature pour vous élever l'esprit par la contemplation des phénomènes étonnants qu'elle offre à chaque pas dans son immense domaine, ne resterez-vous pas frappé d'une admiration profonde en voyant ce petit poisson, objet si chétif et si humble, auquel le Créateur a donné des instincts si merveilleux? Pour moi, je ne cessais de le regarder avec ravissement, et je me demandais comment la Nature avait pu le douer d'un sens aussi réfléchi et d'une telle puissance. Un désir irrésistible d'en apprendre davantage me poussa à continuer mon expérience. Certes, je savais alors manœuvrer un hameçon tout comme un autre; mais, quelque effort que je fisse, je ne pus jamais parvenir à prendre ce petit poisson, et ce fut de même inutilement que je dressai mes batteries contre plusieurs de ses camarades.

«Ainsi j'avais trouvé mon maître! Je repliai ma ligne, et donnai un grand coup de baguette dans l'eau, de manière à atteindre presque le poisson. D'un élan, il se lança comme un trait à la distance de plusieurs mètres, resta quelque temps à se balancer d'un air tranquille; puis, dès que ma baguette eut quitté l'eau, revint prendre son poste. Alors, je pus connaître tout le dommage que je lui avais causé, car je l'aperçus qui s'employait de son mieux à nettoyer et lisser son nid; mais, pour le moment, je ne jugeai pas à propos de pousser plus loin mes expériences.»

Lamartine.

(La suite au prochain entretien.)

CXVIIIe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE AMÉRICAINE.
UNE
PAGE UNIQUE D'HISTOIRE NATURELLE,
PAR AUDUBON.

(DEUXIÈME PARTIE.)

I.
LA CHASSE À L'ÉLAN.

«Bientôt le chasseur entend venir l'élan, qui fait grand bruit; et, quand il le juge suffisamment près, il choisit une bonne place où le frapper, et le tue. Il n'est pas prudent, tant s'en faut, de se tenir à portée de l'animal, qui dans ce cas ferait certainement à l'agresseur un mauvais parti.

«Un mâle, entièrement venu, mesure, dit-on, neuf pieds de haut; et avec ses immenses andouillers branchus, son aspect est tout à fait formidable. De même que le daim de Virginie et le karibou mâle, ces animaux jettent leur bois chaque année, vers le commencement de décembre; mais, la première année, ils ne le perdent pas même au printemps[4]. Quand on les irrite, ils grincent horriblement des dents, hérissent leur crinière, couchent les oreilles et frappent avec violence. S'ils sont inquiétés, ils poussent un lamentable gémissement qui ressemble beaucoup à celui du chameau.

«Dans ces régions désolées et sauvages qui ne sont guère fréquentées que par l'Indien, l'espèce du daim commun était extraordinairement abondante. Nous avions beaucoup de mal à retenir nos chiens, qui en rencontraient des troupeaux presque à chaque pas. Ce dernier, par ses mœurs, se rapproche beaucoup de l'élan.

«Quant au renne ou karibou, son pied est très-large et très-plat; il peut l'étendre sur la neige jusqu'au fanon[5], de sorte qu'il court aisément sur une croûte à peine assez solide pour porter un chien. Quand la neige est molle, on les voit en troupes immenses, aux bords des grands lacs sur lesquels ils se retirent dès qu'on les poursuit, parce que la première couche y est bien plus résistante que partout ailleurs; mais, si la neige vient à durcir, ils se jettent dans les bois. Avec cette facilité qu'ils ont de courir à sa surface, il leur serait inutile de se tracer des sentier au travers, comme fait l'élan; aussi, pendant l'hiver, n'ont-ils pas de remise proprement dite. On ne connaît pas bien exactement quelle peut être la vitesse de cet animal, mais je suis convaincu qu'elle dépasse de beaucoup celle du cheval le plus léger.»

II.
LE TROGLODYTE D'HIVER.

«La grande étendue de pays que parcourt dans ses migrations ce petit oiseau est certainement le fait le plus remarquable de son histoire. À l'approche de l'hiver, il abandonne les lieux où il s'est retiré, bien loin au Nord, peut-être jusqu'au Labrador ou à Terre-Neuve, traverse, sur ses ailes concaves et qui semblent si frêles, les détroits du golfe Saint-Laurent, et gagne de plus chaudes régions, pour y demeurer jusqu'au retour du printemps. C'est comme en se jouant qu'il accomplit ce long voyage; il s'en va, sautillant d'une racine ou d'une souche à l'autre, voltigeant de branche en branche, hasardant une courte échappée de droite et de gauche; et cela, sans cesser de chercher sa nourriture, mais toujours sémillant et toujours gai, comme s'il n'avait souci ni du temps ni de la distance. Il arrive au bord de quelque large fleuve; qui ne connaîtrait ses habitudes pourrait craindre que ce ne fût là pour lui un obstacle insurmontable: point du tout, il déploie ses ailes, s'élance et glisse comme un trait au-dessus du redoutable courant.

«J'ai trouvé le troglodyte d'hiver dans les basses parties de la Louisiane et dans les Florides, en décembre et janvier; mais jamais plus tard que la fin de ce dernier mois. Leur séjour dans ces contrées dépasse rarement trois mois; ils en emploient deux autres, tant à bâtir leur nid qu'à élever leur couvée; et, comme ils quittent le Labrador vers le milieu d'août, au plus tard, ils passent probablement plus de la moitié de l'année à voyager. Il serait intéressant de savoir si ceux qui nichent au long de la rivière Colombie, près l'océan Pacifique, visitent nos rivages de l'Atlantique. Mon ami T. Nuttall m'a dit en avoir vu élever leurs petits dans les bois qui bordent nos côtes du Nord-Ouest.

«En passant à East-Port dans le Maine, lors de mon voyage au Labrador, j'y trouvai ces oiseaux extrêmement abondants, et en plein chant, bien que l'air fût toujours très-froid, et même que des glaçons pendissent encore à chaque rocher (on était au 9 mai). Le 11 juin, ils se montrèrent non moins nombreux sur les îles de la Madeleine, et je ne me rendais pas trop compte de quelle manière ils avaient pu venir jusque-là; mais les habitants me dirent qu'il n'y en paraissait aucun de tout l'hiver. Le 20 juillet enfin, je les retrouvai au Labrador, en me demandant de nouveau comment ils avaient fait pour atteindre ces rivages perdus et d'un si difficile accès. Était-ce en suivant le cours du Saint-Laurent, ou bien en volant d'une île à l'autre au travers du golfe? Je les ai rencontrés dans presque tous les États de l'Union, où cependant je n'ai trouvé leur nid que deux fois: l'une près de la rivière Mohauk, dans l'État de New-York; l'autre dans le grand marais de pins, en Pensylvanie. Mais ils nichent en grand nombre dans le Maine, et probablement dans le Massachusetts, quoiqu'il y en ait peu qui passent l'hiver, même dans ce dernier État.

«Je ne connais aucun oiseau de si petite taille, dont le chant ne le cède à celui du troglodyte d'hiver. Il est vraiment musical, souple, cadencé, énergique, plein de mélodie; et l'on s'étonne qu'un son si bien soutenu puisse sortir d'un aussi faible organe. Quelle oreille y resterait insensible? Lorsqu'il se fait entendre, ainsi qu'il arrive souvent, dans la sombre profondeur de quelque funeste marécage, l'âme se laisse aller à son charme puissant, et, par l'effet même du contraste, en éprouve d'autant plus de ravissement et de surprise. Pour moi, j'ai toujours mieux senti, en l'écoutant, la bonté de l'auteur de toutes choses, qui, dans chaque lieu sur la terre, a su placer quelque cause de jouissance et de bien-être pour ses créatures.

«Une fois, je traversais la partie la plus obscure et la plus inextricable d'un bois, dans la grande forêt de pins, non loin de Maunchunk, en Pensylvanie; et je n'étais attentif qu'à me garantir des reptiles venimeux dont je craignais la rencontre en cet endroit, lorsque soudain les douces notes du troglodyte parvinrent à mon oreille, et produisirent en moi une émotion si délicieuse, qu'oubliant tout danger, je me lançai bravement au plus épais des broussailles, à la poursuite de l'oiseau dont le nid, je l'espérais, ne devait pas être loin. Mais lui, comme pour mieux me narguer, s'en allait tranquillement devant moi, choisissant les buissons les plus épineux, s'y glissant avec une prestesse étonnante, s'arrêtant pour pousser sa petite chanson près de moi, et l'instant d'après dans une direction tout opposée. Je commençais à en avoir assez de ce fatigant exercice, lorsqu'enfin je le vis se poser au pied d'un gros arbre, presque sur les racines, et l'entendis gazouiller quelques notes plus harmonieuses encore que toutes celles qu'il avait jusqu'alors modulées. Tout à coup, un autre troglodyte surgit comme de terre, à ses côtés, et disparut non moins subitement, avec celui que je poursuivais. Je courus à la place où ils venaient de se montrer, sans la perdre une minute de vue, et remarquai une protubérance couverte de mousse et de lichen, assez semblable à ces excroissances qui poussent sur les arbres de nos forêts, sauf cette différence qu'elle présentait une ouverture parfaitement ronde, propre et tout à fait lisse. J'introduisis un doigt dedans et ressentis bientôt quelques coups de bec, accompagnés de cris plaintifs. Plus de doute: j'avais, pour la première fois de ma vie, trouvé le nid de notre troglodyte d'hiver! Je fis doucement sortir le gentil habitant de sa demeure, et en retirai les œufs à l'aide d'une sorte d'écope que j'avais façonnée pour cela. Je m'attendais à en trouver beaucoup, mais il n'y en avait que six; et c'est le même nombre encore que je comptai dans l'autre nid de troglodyte sur lequel, plus tard, je parvins à mettre la main. Cependant le pauvre oiseau avait appelé son camarade, et, par leurs clameurs réunies, ils semblaient me supplier de ne pas ravir leur trésor. Plein de compassion, j'allais m'éloigner, lorsqu'une idée me frappa: c'est que je devais avant tout donner une exacte description du nid, et que pareille occasion ne me serait peut-être plus offerte. Croyez-moi, lecteur, quand je me résolus à sacrifier ce nid, c'était autant pour vous que pour moi.—Extérieurement, il mesurait sept pouces de haut sur quatre et demi de large; l'épaisseur de ses murailles, composées de mousses et de lichen, était de près de deux pouces, de façon qu'à l'extérieur il offrait l'apparence d'une poche étroite dont la paroi était réduite à quelques lignes, du côté où elle se trouvait en contact avec l'écorce de l'arbre. Le bas de la cavité, jusqu'à moitié du nid, était garni de poil de lièvre, et sur le fond, ou nichette, avaient été étendues une demi-douzaine de ces larges plumes duveteuses que notre tétrao commun porte sous le ventre. Les œufs, d'un rouge tendre, rappelant la teinte pâlissante d'une rose dont la corolle commence à se flétrir, étaient marqués de points d'un brun rougeâtre et plus nombreux vers le gros bout.

«Quant au second nid, je le trouvai près de Mohauk, et par un pur hasard. Un jour, au commencement de juin, vers midi, me sentant fatigué, je m'étais assis sur un rocher qui surplombait les eaux, et m'amusais, en me reposant, à voir se jouer des troupes de poissons. Le lieu était humide, et bientôt, la fraîcheur me portant au cerveau, je fus pris d'un violent éternuement dont le bruit fit partit un troglodyte de dessous mes pieds. Le nid, que je n'eus pas de peine à découvrir, était collé contre la partie inférieure du roc, et présentait les mêmes particularités de forme et de structure que le précédent; mais il était plus petit, et les œufs, au nombre de six, renfermaient des fœtus déjà bien développés.

«Les mouvements de cet intéressant oiseau sont vifs et décidés. Observez-le quand il cherche sa nourriture, comme il sautille, rampe et se glisse furtivement d'une place à l'autre, semblant indiquer que tout cet exercice n'est pour lui qu'un plaisir. À chaque instant il s'incline, la gorge en bas, de manière à toucher presque l'objet sur lequel il se tient; puis, étendant tout d'un coup son pied nerveux que seconde l'action de ses ailes concaves et à moitié tombantes, il se redresse et s'élance, en portant sa petite queue constamment retroussée. Tantôt, par le creux d'une souche, il se faufile comme une souris; tantôt, il s'accroche à la surface avec une singulière mobilité d'attitudes; puis soudain il a disparu, pour se remontrer, la minute d'après, à côté de vous. Par moments, il prolonge son ramage sur un ton langoureux; ou bien, une seule note brève et claire éclate en un tshick-tshick sonore, et pour quelques instants il garde le silence; volontiers il se poste sur la plus haute branche d'un arbrisseau, ou d'un buisson qu'il atteint en sautant légèrement d'un rameau à l'autre; pendant qu'il monte, il change vingt fois de position et de côté, il se tourne et se retourne sans cesse, et, lorsqu'enfin il a gagné le sommet, il vous salue de sa plus délicate mélodie; mais une nouvelle fantaisie lui passe par la tête, et sans que vous vous en doutiez, en un clin d'œil, il s'est évanoui. Tel vous le voyez, toujours alerte et se trémoussant, mais surtout dans la saison des amours. En tout temps, néanmoins, lorsqu'il chante, il tient sa queue baissée. En hiver, quand il prend possession de sa pile de bois sur la ferme, non loin de la maisonnette du laboureur, il provoque le chat par ses notes dolentes; et montrant sa fine tête par le bout des bûches au milieu desquelles il gambade en toute sûreté, le rusé met à l'épreuve la patience de Grimalkin.

«Ce troglodyte se nourrit principalement d'araignées, de chenilles, de petits papillons et de larves. En automne, il se contente de baies molles et juteuses.

«Ayant, dans ces dernières années, passé un hiver à Charleston, en compagnie de mon digne ami Bachman, je remarquai que ce charmant oiseau faisait son apparition dans cette ville et les faubourgs, au mois de décembre. Le 1er janvier, j'en entendis un en pleine voix, dans le jardin de mon ami, qui me dit qu'il ne se montre pas régulièrement chaque hiver dans ces contrées, et qu'on n'est sûr de l'y rencontrer que durant les saisons extrêmement rigoureuses.

«Pour vous mettre mieux à même de comparer ses mœurs avec celles du troglodyte commun d'Europe (les mœurs des oiseaux ayant toujours été, comme vous le savez, le sujet de prédilection de mes études), je vous présente ici les observations que mon savant ami W. Mac Gillivray a faites sur ce dernier, en Angleterre.

«Chez nous, dit-il, le troglodyte n'émigre pas, et se trouve en hiver dans les parties les plus septentrionales de l'île, aussi bien que dans les Hébrides. Son vol consiste en un battement d'ailes rapide et continu, et, par suite, n'est pas onduleux, mais s'effectue en droite ligne. Il n'est pas non plus soutenu, d'ordinaire l'oiseau se contentant de voltiger d'un buisson ou d'une pierre à l'autre. Il se plaît surtout à côtoyer les murailles, parmi les fragments de rochers, au milieu des touffes d'ajoncs et le long des haies où il attire l'attention par la gentillesse de ses mouvements et la bruyante gaieté de son ramage. Quand il veut demeurer en place, il porte sa queue presque droite, et tout son corps s'agite par brusques secousses; mais bientôt il repart en faisant de petits sauts, s'aidant en même temps des ailes, et s'accompagnant de son rapide et continuel chit, chit. Au printemps et en été, le gazouillement du mâle, qu'il répète par intervalles, est plein, riche et mélodieux. Même en automne et dans les beaux jours d'hiver, on peut souvent l'entendre précipiter les notes de sa chanson, si claires, si retentissantes et qui, toutes familières qu'elles sont, surprennent toujours, étant produites par un instrument aussi fragile.

«Durant la saison des œufs, les troglodytes se tiennent par couples, habituellement dans des lieux retirés, tels que les vallons couverts de broussailles, les bois moussus, le lit des ruisseaux, et les endroits rocailleux qu'ombragent et défendent des ronces, des épines ou d'autres buissons. Mais ils recherchent aussi les vergers, les jardins et les haies dans le voisinage immédiat de nos habitations dont même les plus sauvages s'approchent en hiver. Ils ne sont pas, à proprement parler, farouches, puisqu'ils se croient en sûreté à la distance de vingt ou trente mètres de l'homme; néanmoins, lorsqu'ils voient quelqu'un s'avancer trop près, ils se cachent dans des trous, parmi des pierres ou des racines.

«Rien n'est plaisant à voir comme ce petit oiseau. Il est d'une humeur si charmante et si gaie! Dans les jours sombres, les autres oiseaux paraissent tout mélancoliques; quand il pleut, les moineaux et les pinsons restent silencieux sur la branche, les ailes pendantes et les plumes hérissées; mais tous les temps sont bons pour le troglodyte; les larges gouttes d'une pluie d'orage ne le mouillent pas davantage qu'une légère bruine venant de l'est; et quand il regarde de dessous le buisson, ou qu'il présente sa tête par le creux du mur, ne semble-t-il pas aussi mignon, aussi propret que le jeune chat qui fait gros dos sur les tapis du parloir?

«C'est vraiment un spectacle amusant que d'observer une famille de troglodytes qui vient de sortir du nid. En marchant à travers des ajoncs, des genêts ou des genévriers, vous êtes attiré vers quelque hallier d'où vous avez entendu s'élever un son doux, assez semblable à la syllabe chit plusieurs fois répétée; le père et la mère troglodyte voltigent autour des jeunes rameaux; et bientôt vous voyez un petit qui, d'une aile faible encore, mais en toute hâte, rentre sous le buisson, en poussant un cri étouffé. D'autres le suivent à la file; tandis que les parents s'agitent, pleins d'alarme, aux environs, et font retentir leur bruyant chit, chit, dont les diverses intonations indiquent le degré de passion qui les anime.—En rase campagne, on peut facilement prendre un jeune troglodyte à la course; et j'ai aussi entendu dire qu'un vieux ne tarde pas à être fatigué, par un temps de neige, alors qu'il ne trouve rien pour se cacher. Toutefois, même en pareil cas, il n'est pas aisé de ne jamais le perdre de vue, car au pied d'un monticule, le long d'une muraille ou dans une touffée, qu'il se rencontre le moindre trou, il s'y glisse à l'improviste, et, cheminant par-dessous la neige, ne reparaît qu'à une grande distance.

«Les troglodytes s'accouplent vers le milieu du printemps, et, dès les premiers jours d'avril, commencent à bâtir leur nid, dont la forme et les matériaux varient suivant la localité. Mon fils m'en a apporté un qui m'a paru d'un volume étonnant, comparé à la taille de l'architecte: il n'a pas moins de sept pouces de diamètre sur une hauteur de huit. Ayant été placé sur une surface plate, en dessous d'un banc, sa base en a pris naturellement la forme, et se compose de fougère sèche et d'autres plantes, mêlées à des feuilles d'herbe et à des végétaux ligneux. Les parois, à l'extérieur, sont construites des mêmes matériaux; et l'intérieur, d'un diamètre de trois pouces, est parfaitement sphérique. Plus en dedans, la paroi ne présente que des mousses encore toutes vertes, et se trouve arc-boutée avec des feuilles de fougère et des brins de paille. Les mousses s'y entrelacent curieusement à des racines fibreuses ainsi qu'à du poil de différents animaux. Enfin, la surface tout à fait interne est lisse et compacte, comme du feutre très-serré. Jusqu'à la hauteur de deux pouces, on y remarque une ample garniture de plumes larges et soyeuses, appartenant les unes, et pour la plupart, au pigeon sauvage, d'autres, au faisan, au canard domestique et même au merle. L'entrée, adroitement ménagée vers le haut, sur le côté, a la forme d'une arche surbaissée. Sa largeur, à la base, est de deux pouces; sa hauteur, d'un pouce et demi. Le seuil, si je puis dire, se compose de brindilles très-flexibles, de fortes tiges d'herbe et jeunes pousses, le reste étant feutré de la manière ordinaire. Il contenait cinq œufs, d'une forme ovale allongée, ayant huit lignes de long sur six de large; le fond en était d'un blanc pur, avec quelques raies ou taches vers le gros bout, et d'un rouge clair.

«On trouve ces nids en différents endroits: très-souvent dans un enfoncement, sous le rebord de quelque rive; parfois dans une crevasse parmi des pierres, dans le trou d'un mur ou d'un vieux tronc, sous le toit de chaume d'un cottage ou d'un hangar, sur le faîte d'une grange, sur une branche d'arbre, soit qu'elle s'étende au long d'une muraille, ou croisse seule et sans appui; enfin, parmi le lierre, les chèvrefeuilles, la clématite et autres plantes grimpantes. Quand le nid repose par terre, sa base et souvent tout l'extérieur se composent de feuilles et de brins de paille; mais, lorsqu'il est autrement placé, le dehors est d'ordinaire plus lisse, mieux soigné, et principalement formé de mousse.

«Quant au nombre d'œufs qu'il contient, les auteurs ne sont pas d'accord. M. Weir dit que d'habitude il est de sept ou huit, mais qu'il peut monter jusqu'à seize ou dix-sept; Robert Smith, un tisserand de Bathgate, m'a raconté qu'il y a quelques années, il trouva un de ces nids sur le bord d'un petit ruisseau, qui en contenait dix-sept; et je tiens de James Baillie Esq., qu'en juin dernier, il en a retiré seize d'un autre qui était sur une sapinette.

«Permettez-moi maintenant, et toujours à propos du troglodyte d'Europe, de vous présenter une petite scène dont je dois la description à l'obligeance de mon ami, M. Thomas M'Culloch de Picton.

«Une après-midi, pendant ma résidence à Springvale, non loin de Hammersmith, je m'amusais à suivre de l'œil les évolutions d'un couple de poules d'eau qui prenaient leurs ébats, au bord de ces grands roseaux si communs dans les environs, lorsque mon attention se porta sur un troglodyte qui, un fétu dans le bec, s'était enfoncé tout à coup au milieu d'une petite haie, précisément au-dessous de la fenêtre où je me tenais en observation. Au bout de quelques minutes, l'oiseau reparut, et, prenant son vol vers un champ voisin où du vieux chaume avait été abandonné, il s'empara d'une seconde paille qu'il apporta juste à la même place où la première avait été déposée. Pendant deux heures à peu près, cette opération fut continuée avec la plus grande diligence; puis, voulant se donner un peu de bon temps, il se posa sur la plus haute branche de la haie où il modula sa douce et joyeuse chanson qu'interrompit une personne qui vint à passer par là. De tout le reste de la soirée je n'aperçus plus mon petit architecte; mais, dès le lendemain, son ramage m'attira de bonne heure à la fenêtre, et je le vis, quittant sa perche accoutumée, reprendre avec une nouvelle ardeur son travail de la veille. Dans l'après-midi, je n'eus pas le temps de m'occuper de ses allées et venues; mais, d'un coup d'œil en passant, je pus m'assurer que, sauf les quelques minutes de relâche où son gazouillement frappait mon oreille, la construction avançait avec un degré d'activité en rapport avec l'importance de l'ouvrage. À la fin du deuxième jour, j'examinai l'état des choses, et reconnus que l'extérieur d'un vaste nid sphérique s'en allait terminé, et que tous les matériaux provenaient du vieux chaume, quoiqu'il fût tout noir et à moitié pourri. Dans l'après-midi du jour suivant, ses visites au chaume cessèrent; il ne fit plus que voltiger et fredonner autour de son ouvrage, et, par ses chants prolongés et continuels, semblait plutôt se féliciter de ses progrès, que songer, pour le moment, à les pousser plus loin. Au soir, je trouvai l'extérieur du nid complétement achevé; j'introduisis avec précaution mon doigt dedans: la doublure n'était point encore commencée, probablement à cause de l'humidité qu'avait conservée le chaume. J'y revins encore une demi-heure après, avec un de mes cousins: non-seulement l'oiseau s'était aperçu que son nid avait été envahi, mais, à ma grande surprise, je reconnus que, dans sa colère, il en avait bouché l'entrée, pour en pratiquer une nouvelle du côté opposé de la haie. L'ouverture était fermée avec de la vieille paille, et le travail si proprement exécuté, qu'il ne restait plus de trace de l'ancienne porte. Tout cela, pourtant, était l'ouvrage d'un seul oiseau; et durant tout le temps qu'il mit à bâtir, nous ne remarquâmes jamais d'autre troglodyte en sa compagnie. Dans le choix des matériaux aussi bien que dans l'emplacement du nid, il y avait quelque chose de vraiment curieux. Ainsi, bien qu'au fond et sur les côtés, le jardin fût bordé d'une haie épaisse dans laquelle il eût pu s'établir en parfaite sûreté, et que tout auprès fussent les étables avec une ample provision de paille fraîche, cependant il avait préféré le vieux chaume et la clôture du haut du jardin. Cette partie de la haie était jeune, maigre et séparée des bâtiments par un étroit sentier où passaient et repassaient sans cesse les domestiques; mais les interruptions venant de ce côté lui étaient, je m'imagine, indifférentes, car, dérangé de ses occupations à chaque instant, je l'y voyais revenir de suite, et tout aussi confiant que s'il n'avait pas été troublé. Malheureusement tout son travail fut détruit par un étranger sans pitié; mais il ne déserta pas pour cela la place, et se remit à charrier du vieux chaume avec autant de zèle et d'activité qu'auparavant. Cette fois, néanmoins, il prit si bien ses précautions et fit tant et tant de détours, que je ne pus jamais savoir où il avait caché son second nid.

«Le troglodyte d'hiver ressemble tellement au troglodyte d'Europe, que j'ai cru longtemps à leur identité; mais des comparaisons faites avec soin sur un grand nombre d'individus m'ont appris qu'il existe entre eux certaines diversités constantes de coloration; toutefois j'hésite encore, et n'oserais dire, avec une entière certitude, qu'ils sont spécifiquement différents.»

III.
LE PEWEE
OU GOBE-MOUCHE BRUN.

«Les détails dont se compose la biographie de ce gobe-mouche sont, pour la plupart, si intimement unis avec les particularités de ma propre histoire, que, s'il m'était permis de m'écarter de mon sujet, ce volume serait consacré bien moins à la description et aux mœurs des oiseaux qu'aux impressions de jeunesse d'un homme qui a vécu, longues années, de la vie des bois, en Amérique. Quand j'étais jeune, en effet, je possédais une plantation sur les bords inclinés d'une crique, le perkioming.—Je crois avoir déjà dit son nom; mais, plus que jamais cher à mon cœur, j'aime à le répéter encore.—Quel plaisir pour moi de m'égarer le long de ses rivages sinueux et couverts de rochers! J'étais toujours sûr d'y voir quelque douce et belle fleur s'épanouir au soleil, et d'y rencontrer le vigilant roi-pêcheur en sentinelle à la pointe d'une pierre dont l'ombre se projetait au-dessus du limpide cristal des ondes. De temps en temps aussi passait l'orfraie, suivie d'un aigle à tête blanche; et leurs mouvements gracieux, au sein des airs, emportaient ma pensée bien loin au-dessus d'eux, dans les régions du ciel les plus sereines, et me conduisaient ainsi délicieusement et en silence jusqu'au sublime auteur de toutes choses.»

Comme la science qui nourrit la piété devient vivante et éloquente sans chercher les mots!

IV.

«Ces profondes et douces rêveries accompagnaient souvent mes pas à l'entrée d'une petite caverne creusée dans le roc solide par les mains de la nature. Elle était, du moins je la trouvais alors, suffisamment grande pour mes études: mon papier, mes crayons et parfois un volume des contes si naturels et si charmants d'Edgeworth ou des fables de la Fontaine m'y procuraient d'amples jouissances. C'est dans ce lieu que, pour la première fois, je vis, sous son vrai jour, toute la force de la tendresse paternelle chez les oiseaux; c'est là que j'étudiai les mœurs du pewee; c'est là que j'appris, de manière à ne plus l'oublier, que détruire le nid d'un oiseau ou lui arracher ses œufs et ses petits, c'est un acte d'une grande cruauté.

«J'avais trouvé un nid de ce gobe-mouche à couleur terne, accroché contre le mur, immédiatement au-dessus de l'espèce d'arche qui servait d'entrée à cette paisible retraite. Je regardai dedans: il était vide, mais propre et en bon état, comme si les propriétaires absents comptaient y revenir avec le printemps.—Déjà sur chaque tige les bourgeons étaient gonflés; quelques arbres même se paraient de fleurs; mais la terre était encore couverte de neige, et, dans l'air, on sentait toujours le souffle glacial de l'hiver. Un matin, de bonne heure, je vins à ma grotte: les rayons brillants du soleil coloraient de riches teintes chaque objet autour de moi. Quand j'entrai, un bruit sourd au-dessus de ma tête me fit me retourner, et je vis s'envoler deux oiseaux qui furent se reposer tout près de là.—Les pewees étaient arrivés!—J'en ressentis une vive joie; et, craignant que ma présence ne troublât le joli couple, je sortis, non sans jeter souvent un regard en arrière. Ils étaient sans doute arrivés tout nouvellement, car ils paraissaient bien fatigués. On n'entendait point leur note plaintive; leur huppe n'était pas redressée et les vibrations de leur queue, si remarquables dans cette espèce, semblaient faibles et languissantes. Il n'y avait encore que peu d'insectes, et je jugeai que l'affection qu'ils portaient à ce lieu avait dû, bien plus qu'aucun autre motif, déterminer leur prompt retour. À peine m'étais-je éloigné de quelques pas, que tous deux, d'un même accord[6], ils glissaient de leur branche pour entrer dans la caverne. Je n'y revins plus de tout le jour, et, comme je ne les aperçus ni l'un ni l'autre aux environs, je supposai qu'ils devaient avoir passé la journée entière dans l'intérieur. Je conclus aussi qu'ils avaient gagné ce bienheureux port, soit de nuit, soit tout à fait à la pointe du jour. Des centaines d'observations m'ont prouvé, depuis, que cette espèce émigre toujours pendant la nuit.

«Ne pensant plus qu'à mes petits pèlerins, le lendemain, de grand matin, j'étais à leur retraite, mais pas encore assez tôt pour les y surprendre. Longtemps avant d'arriver, mes oreilles furent agréablement saluées par leurs cris joyeux, et je les vis qui traversaient les airs de côté et d'autre, donnant la chasse à quelques insectes, à ras de la surface de l'eau. Ils étaient pleins d'entrain, volaient fréquemment dans la caverne, en ressortaient, et, se posant parfois à l'entrée, sur un arbre favori, semblaient engagés dans l'entretien le plus intéressant. Le léger frémissement de leurs ailes, les battements de leur queue, leur crête redressée, leur air propret, tout indiquait que la fatigue était oubliée, et qu'ils étaient reposés et heureux. Quand je parus dans la grotte, le mâle se précipita violemment à l'entrée, fit claquer plusieurs fois son bec avec un bruit strident, accompagnant cette action d'une note prolongée et tremblante dont je ne tardai pas à deviner le sens. Puis il vola dans l'intérieur et en ressortit avec une rapidité incroyable: on eût dit le passage d'une ombre.

«Plusieurs jours de suite, je revins à la caverne, et je vis avec plaisir qu'à mesure que ces visites se multipliaient, les oiseaux, de leur côté, devenaient plus familiers. Une semaine ne s'était pas écoulée, qu'eux et moi nous étions sur un pied d'intimité complète. On était alors au 10 d'avril; il n'y avait plus de neige et le printemps se trouvait avancé pour la saison. Ailes-rouges et étourneaux commençaient à paraître. Je m'aperçus que les pewees se mettaient à travailler à leur vieux nid. Désireux d'examiner les choses par moi-même, et de jouir de la société de cet aimable couple, je me déterminai à passer auprès d'eux la plus grande partie de mes journées. Ma présence ne les alarmait plus du tout; ils apportèrent de nouveaux matériaux pour garnir leur nid, et le rendirent plus chaud en y ajoutant quelques moelleuses plumes d'oie qu'ils ramassaient le long de la crique. Leur chant alors, quand ils se rencontraient sur le bord du nid, se faisait remarquer par un petit gazouillement et des accents de joie que je n'ai jamais entendus dans aucune autre occasion: c'était, je m'imagine, la douce, la tendre expression du plaisir qu'ils se promettaient, et dont ils semblaient jouir par anticipation sur l'avenir. Leurs mutuelles caresses, si simples peut-être pour tout autre que moi, la manière délicate dont le mâle savait s'y prendre pour plaire à sa femelle, m'empêchaient d'en détacher mes yeux, et mon cœur en recevait des impressions que je ne puis oublier.

«Un jour, la femelle demeura très-longtemps dans le nid; elle changeait fréquemment de position, et le mâle manifestait beaucoup d'inquiétude. Il descendait par moments auprès d'elle, se plaçait un instant à ses côtés, puis soudain se renvolait, pour revenir bientôt avec un insecte qu'elle prenait de son bec avec un air de reconnaissance. Environ vers trois heures de l'après-midi, le malaise de la femelle parut augmenter; le mâle aussi témoignait d'une agitation qui n'était pas ordinaire, lorsque tout à coup la femelle se haussa sur ses pieds, regarda de côté sous elle, puis s'envola suivie de son époux attentif, et prit son essor haut dans les airs, en accomplissant des évolutions bien plus curieuses encore que toutes celles que j'avais observées. Ils passaient et repassaient au-dessus de l'eau, la femelle conduisant toujours le mâle qui reproduisait, après elle, toutes les capricieuses sinuosités de son vol. Je laissai les pewees à leurs ébats, et regardant dans le nid, j'y aperçus leur premier œuf, si blanc et d'une telle transparence (transparence qu'il perd, je crois, bientôt après être pondu), que cette vue me fit plus de plaisir que si j'eusse trouvé un diamant d'une égale grosseur. Ainsi, sous cette frêle enveloppe existait déjà la vie; et dans quelques semaines, une créature faible, délicate et sans défense, mais parfaite en chacune de ses parties, allait briser la coquille et réclamer les plus doux soins et toute l'attention de ses parents qui n'existeraient que pour elle! Cette pensée remplissait mon âme d'un suprême étonnement. De même, regardant vers les cieux, j'y cherchais, hélas! en vain, l'explication d'un spectacle bien autrement grandiose, mais non plus merveilleux.

«En six jours, six œufs furent pondus; mais j'observai qu'à mesure que leur nombre augmentait, la femelle restait moins longtemps sur le nid. Le dernier fut déposé en quelques minutes. Serait-ce, me disais-je, une prévoyance, une loi de la nature, pour conserver les œufs frais jusqu'à la fin? Et vous, cher lecteur, qu'en pensez-vous? Il y avait une heure environ que la femelle avait quitté son dernier œuf, lorsqu'elle revint, se mit sur son nid, et après avoir, à plusieurs reprises, arrangé ses œufs sous sa plume, étendit un peu les ailes et commença doucement la tâche pénible de l'incubation.

«Les jours passèrent l'un après l'autre. Je donnai des ordres formels pour que personne n'entrât dans la caverne, ni même n'en approchât, et pour qu'on ne détruisît aucun nid d'oiseau sur la plantation. Chaque fois que j'allais voir mes pewees, j'en trouvais toujours un sur le nid; tandis que l'autre était à chercher de la nourriture, ou bien, perché dans le voisinage, remplissait l'air de notes bruyantes. Quelquefois j'étendais ma main presque jusque sur l'oiseau qui couvait; et ils étaient devenus si gentils tous les deux, ou plutôt si bien apprivoisés avec moi, que, quoique je les touchasse pour ainsi dire, ni l'un ni l'autre ne bougeait; pourtant la femelle faisait mine parfois de s'enfoncer un peu dans son nid; mais le mâle me becquetait les doigts. Un jour, il s'élança du nid, comme bien en colère, voltigea plusieurs fois autour de la caverne en poussant ses notes plaintives et gémissantes, puis il revint prendre son poste.

«En ce même temps, un second nid de pewee était accroché contre les solives de mon moulin, et un autre, sous un hangar dans ma cour aux bestiaux. Chaque couple, on n'en pouvait douter, avait marqué les limites de son propre domaine, et c'était bien rarement que l'un d'eux passait sur le territoire de son voisin. Ceux de la grotte cherchaient généralement leur nourriture, ou faisaient leurs évolutions si haut au-dessus du moulin, ou de la crique, que ceux du moulin ne les rencontraient jamais. Ceux de la cour se confinaient dans le verger, et ne troublaient pas davantage les autres. Cependant, quelquefois j'entendais distinctement les cris de tous les trois retentir au même moment; alors, l'idée me vint qu'ils sortaient originairement du même nid. Je ne sais si je me trompais à cet égard; mais du moins j'ai pu m'assurer depuis que les jeunes pewees élevés dans la grotte étaient revenus, le printemps suivant, s'établir un peu plus haut, sur la crique et les dépendances de ma plantation.

«Dans une autre occasion, je vous donnerai de telles preuves de cette disposition qu'ont les oiseaux à revenir, avec leur progéniture, au lieu de leur naissance, que peut-être vous serez convaincu, comme je le suis en ce moment, que c'est précisément à cette tendance que chaque contrée doit l'augmentation qu'on remarque souvent parmi ses espèces, soit d'oiseaux, soit de quadrupèdes. Ils arrivent attirés par les nombreux avantages qu'ils y trouvent, à mesure que le pays devient plus ouvert et mieux cultivé. Mais reprenons l'histoire de nos pewees.

«Au troisième jour, les petits étaient éclos. Un seul œuf n'avait rien produit, et la femelle, deux jours après la naissance de sa couvée, le poussa résolûment hors du nid. Je l'examinai et reconnus qu'il contenait un embryon d'oiseau en partie desséché, et dont les vertèbres adhéraient entièrement à la coquille, ce qui avait dû causer sa mort. Jamais je n'ai vu d'oiseaux témoigner autant de sollicitude pour leur famille. Ils rentraient si souvent au nid avec des insectes, qu'il me semblait que les petits croissaient à vue d'œil. Les parents ne me regardaient plus comme un ennemi, et venaient souvent se poser tout près de moi, comme si j'eusse été l'un des rochers de la caverne. Fréquemment je m'enhardissais jusqu'à prendre les jeunes dans ma main; plusieurs fois même, j'ôtai du nid toute la famille, pour le nettoyer des débris de plumes qui les gênaient. Je leur attachai de petits cordons aux pattes, mais ils ne manquaient pas de s'en débarrasser avec leur bec ou l'assistance de leurs parents. J'en remis d'autres, jusqu'à ce qu'ils s'y fussent entièrement habitués; et à la fin, quand arriva le moment où ils allaient quitter le nid, je fixai à la patte de chacun d'eux un léger fil d'argent, assez lâche pour ne pas les blesser, mais cependant arrangé de façon qu'aucun de leurs mouvements ne pût le défaire.

«Seize jours s'étaient écoulés, lorsque la couvée prit l'essor. Les vieux oiseaux, mettant le temps à profit, commencèrent aussitôt à préparer de nouveau le nid. Bientôt il reçut une deuxième ponte; et, au commencement d'août, une seconde couvée faisait son apparition.

«Les jeunes se retiraient de préférence dans les bois, comme s'y sentant plus en sûreté que dans les champs. Mais, avant leur départ, ils paraissaient convenablement forts, et n'oublièrent pas de faire de longues sorties en plein air, sur toute l'étendue de la crique et des campagnes environnantes. Le 8 octobre, il ne restait plus un seul pewee sur la plantation; mes petits compagnons étaient tous partis pour leur grand voyage. Cependant, quelques semaines plus tard, j'en vis arriver du nord, et qui s'arrêtèrent un moment, comme pour se reposer; puis ils continuèrent aussi dans la direction du sud. À l'époque qui ramène ces oiseaux en Pensylvanie, j'eus la satisfaction de revoir ceux de l'année précédente, dans ma caverne et aux environs; et là, toujours dans le même nid, deux nouvelles couvées s'élevèrent. Plus haut, à quelque distance sur la crique, je trouvai, sous un pont, d'autres nids de pewees, et plusieurs, dans les prairies adjacentes, étaient attachés à la partie intérieure de quelques hangars qu'on y avait construits pour serrer le foin. Ayant pris un certain nombre de ces oiseaux sur le nid, je reconnus avec plaisir deux de ceux qui portaient à la patte le petit fil d'argent.

«Je fus, sur ces entrefaites, obligé de me rendre en France où je demeurai deux ans. À mon retour, dans le commencement du mois d'août, je trouvai trois jeunes pewees dans la caverne; mais ce n'était plus le nid que j'y avais laissé lors de mon départ. Il avait été arraché de la voûte, et le nouveau était fixé un peu au-dessus de la place qu'occupait l'ancien. J'observai aussi que l'un des parents était très-sauvage, tandis que l'autre me laissait approcher à quelques pas. C'était le mâle; je soupçonnai alors que la première femelle avait payé sa dette à la nature. M'étant informé au fils du fermier, j'appris qu'effectivement il l'avait tuée avec quatre de ses petits, pour servir d'appât à ses hameçons. Le mâle alors avait amené une autre femelle dans la grotte. Aussi longtemps que la plantation de mill-grove m'appartint, il y eut toujours un nid de pewee dans ma retraite; mais, quand je l'eus vendue, la caverne fut détruite, et l'on démolit les rochers majestueux des bords de la crique. Leurs débris servirent à élever un nouveau barrage dans le perkioming.

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