Cours familier de Littérature - Volume 20
«Autrefois, me dit-il, nous avons passé ici plus d'une bonne journée. Nous étions tous jeunes, pétulants, et, l'été, c'étaient des comédies improvisées, l'hiver, des danses, des promenades en traîneaux aux torches, etc.—Je veux vous montrer le hêtre sur lequel, il y a cinquante ans, nous avons gravé nos noms. Comme tout a changé, comme tout a grandi!... Voilà l'arbre! Vous voyez, il est encore magnifique! On peut encore voir trace de nos noms, mais l'écorce s'est tellement resserrée et gonflée qu'on ne les découvre presque plus. Ce hêtre était alors tout seul au milieu d'une place libre et bien sèche. Le soleil resplendissait gaiement tout alentour, et c'était là que, dans les beaux jours d'été, nous improvisions nos farces. Maintenant cet endroit est humide et désagréable. Les buissons se sont changés en arbres épais, et c'est à peine si on peut découvrir le magnifique hêtre de notre jeunesse!...»
«Nous retournâmes alors au château, et nous revînmes à Weimar.»
XV.
«On revint le soir à la conversation sur les affinités électives. Gœthe dit:
«Je me rappelle un trait des commencements de mon séjour à Weimar. J'étais vite retombé amoureux. Après un long voyage, je venais de rentrer à Weimar, mais j'étais toujours retenu à la cour jusqu'à une heure avancée de la nuit, et je n'avais pu encore aller voir ma bien-aimée; notre liaison ayant déjà attiré l'attention, j'évitais d'aller chez elle de jour, pour ne pas faire parler davantage. Mais le quatrième ou cinquième soir, je ne peux plus résister, et, avant d'y avoir pensé, je pars et je suis devant sa demeure. Je monte doucement l'escalier, et j'allais entrer dans sa chambre quand j'entends, à un bruit de voix, qu'elle n'est pas seule. Je redescends vite, et je me mets à errer dans les rues, qui alors n'étaient pas éclairées.—Plein de passion et de colère, je marchai à travers la ville pendant une heure environ, repassant sans cesse devant la maison de ma bien-aimée et souffrant d'un désir ardent de la voir. Enfin, j'étais sur le point de rentrer dans ma chambre solitaire, lorsque, en passant encore une fois devant sa maison, je ne vois plus de lumière. Elle est sortie! pensai-je alors, mais par cette obscurité, dans cette nuit, où est-elle allée? où la rencontrer? Je me remets à parcourir les rues, et plusieurs fois il me semble la reconnaître dans les personnes qui passent; mais, en m'approchant, j'étais détrompé. J'avais déjà, à cette époque, une foi absolue à l'influence réciproque, et je pensais pouvoir l'amener vers moi en le désirant fortement. Je me croyais entouré d'êtres supérieurs qui pouvaient diriger mes pas vers elle ou les siens vers moi, et je les implorais. Quelle folie est la tienne! me dis-je ensuite, tu ne veux pas aller la voir, et tu demandes des signes et des miracles! Cependant j'étais arrivé à l'esplanade, devant la petite maison que Schiller habita plus tard; là, il me prit l'envie de revenir sur mes pas, vers le palais, et de prendre une petite rue à droite. Je n'avais pas fait cent pas dans cette direction que j'aperçois une forme de femme tout à fait ressemblante à celle que j'appelais. La rue n'était éclairée que par les lueurs qui sortaient çà et là des fenêtres, et, comme déjà des apparences de ressemblance m'avaient trompé dans cette soirée, je n'osai pas arrêter cette personne. Nous passâmes tout à côté l'un de l'autre, si près que nos bras se touchèrent; je m'arrêtai, nous regardâmes autour de nous:
«—Est-ce vous? dit-elle, et je reconnus sa voix chérie.
«—Enfin! m'écriai-je, et j'étais heureux à pleurer. Nos mains se pressèrent.
«—Ah! dis-je, mon espérance ne m'a pas trompé. Je vous demandais, je vous cherchais, quelque chose me disait que certainement je vous trouverais; quel bonheur! Dieu soit loué! c'était vrai!
«—Mais, méchant, dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas venu? J'ai appris aujourd'hui par hasard que vous êtes de retour déjà depuis trois jours, et toute l'après-midi j'ai pleuré, croyant que vous m'aviez oubliée. Il y a une heure, je me suis sentie toute tourmentée; j'avais un besoin de vous voir que je ne peux vous exprimer. J'avais chez moi quelques amies; il m'a semblé que leur visite durait une éternité. Enfin elles sont parties; j'ai malgré moi pris mon chapeau et mon mantelet, et je me suis vue poussée dehors, marchant dans la nuit sans savoir où j'allais. Votre pensée ne me quittait pas, et il me semblait que nous dussions nous rencontrer.»
«Pendant que son cœur s'épanchait ainsi, nos mains restaient l'une dans l'autre, nous nous les serrions, et nous nous montrions mutuellement que l'absence n'avait pas refroidi notre amour. Je l'accompagnai chez elle. Elle monta l'escalier noir devant moi, me tenant par la main pour me conduire. J'étais dans un inexprimable bonheur, non-seulement de la revoir, mais de n'avoir pas été déçu dans ma foi à une influence invisible.»
XVI.
Quelques entretiens scientifiques sur les sciences naturelles.
«Le lendemain nous étions levés de bon matin. En s'habillant, Gœthe me raconta un rêve de sa nuit. Il s'était vu transporté à Gœttingue, et avait eu avec les professeurs qu'il y connaît toute sorte d'entretiens agréables. Nous bûmes quelques tasses de café et allâmes visiter le cabinet anatomique; nous vîmes des squelettes d'animaux, entre autres d'animaux antédiluviens, et des squelettes d'hommes des siècles passés. Gœthe observa que la forme des dents montre que ces squelettes appartenaient à une race d'une grande moralité. Nous allâmes ensuite à l'observatoire, et le docteur Schrœn nous montra de beaux instruments dont il nous expliqua l'usage. Nous visitâmes aussi avec grand intérêt le cabinet météorologique, et Gœthe loua beaucoup le docteur Schrœn de l'ordre qui régnait partout. Puis nous descendîmes dans le jardin; Gœthe avait fait disposer un petit déjeuner dans un berceau sur une table de pierre.
«Vous ne savez guère, me dit-il, à quelle place curieuse nous nous trouvons en ce moment. Ici a habité Schiller. Sous ce berceau, à cette table de pierre, assis sur ces bancs maintenant presque brisés, nous avons souvent pris nos repas, en échangeant de grandes et bonnes paroles. Il avait alors trente ans, moi quarante; tous deux encore dans notre plein essor; c'était quelque chose! Tout cela passe, et s'en va, car moi aussi je ne suis plus aujourd'hui celui que j'étais alors; mais pour cette vieille terre, elle tient bon, et l'air, l'eau, le sol, tout cela est resté comme autrefois!—Tout à l'heure, retournez donc chez Schrœn, et faites-vous montrer la mansarde que Schiller a habitée.»
«Le déjeuner, dans cet air pur et à cette heureuse place, nous parut excellent: Schiller était avec nous, du moins dans notre esprit, et Gœthe rappela encore avec bonheur maint bon souvenir de lui.
«Je montai plus tard avec Schrœn dans la mansarde de Schiller; on avait des fenêtres une vue splendide. Vers le sud, on apercevait plusieurs lieues du beau cours de la Saale qui se perd de temps en temps dans des bouquets de bois. L'horizon était immense; c'était un endroit excellent pour observer la marche des constellations, et on se disait qu'il n'y en avait pas de meilleur pour composer tous les passages astronomiques et astrologiques du Wallenstein.»
XVII.
Pendant qu'ils déjeunaient à l'ombre, Eckermann et lui, Eckermann lui demande pourquoi le petit coucou est nourri par des oiseaux qui ne l'ont ni conçu ni élevé?
«C'est une vraie merveille; cependant on trouve des faits analogues, et même je soupçonne là une grande loi qui pénètre profondément la nature entière.—J'avais pris un jeune linot déjà trop gros pour se laisser nourrir par l'homme, mais trop petit aussi pour manger seul. Pendant une demi-journée, je me donnai avec lui beaucoup de peine, mais il ne voulut rien prendre de moi; je le mis alors avec un vieux linot, bon chanteur, que j'avais déjà en cage depuis des années, et qui était suspendu à ma fenêtre, en dehors. Je me disais: En voyant manger son compagnon, le petit l'imitera.» Ce n'est pas là ce qu'il fit; il tourna son bec ouvert vers le vieux linot, l'implorant par de petits cris et battant des ailes; le vieux linot eut alors pitié de lui, et il lui donna la becquée comme à son propre enfant.—Une autre fois on m'apporta une fauvette déjà grise et trois jeunes; je les mis ensemble dans une grande cage; la vieille nourrissait les jeunes. Le jour suivant, on m'apporta deux jeunes rossignols déjà sortis du nid, que je mis aussi avec la fauvette et qui furent adoptés et nourris par elle. Après quelques jours, je mis aussi quelques petits meuniers, presque prêts à voler, et enfin un nid de cinq jeunes moines. La fauvette les soigna tous en bonne mère. Elle avait toujours le bec plein d'œufs de fourmis, courant à tous les coins de la vaste cage, toujours présente là où s'ouvrait un gosier affamé. Bien plus! une des fauvettes, devenue déjà grosse, se mit à donner la becquée aux oiseaux plus petits qu'elle; cela, il est vrai, un peu par jeu et en enfant, mais cependant avec le désir et le penchant bien marqué d'imiter l'excellente mère.
«—Nous sommes là devant quelque chose de divin, qui me remplit de joie et de surprise, dit Gœthe. Si cette nourriture donnée ainsi à des êtres étrangers est une loi qui s'étend à toute la nature, mainte énigme est résolue, et on peut dire avec assurance: Dieu a pitié des jeunes corbeaux orphelins qui crient vers lui.»
«—C'est certainement une loi générale, dis-je, car j'ai observé aussi cette charité et cette pitié pour les abandonnés chez des oiseaux à l'état libre. L'été dernier, j'avais pris près de Tiefurt de jeunes roitelets, qui semblaient avoir quitté leur nid tout récemment, car ils étaient sept en rangée sur une branche, dans un buisson, et ils prenaient la becquée de leurs parents. Je mis les oiseaux dans mon foulard, et j'allai dans un petit bois isolé: «Là, me dis-je, tu pourras tranquillement voir tes roitelets.» Mais, lorsque j'ouvris mon mouchoir, deux s'enfuirent, disparurent, et je ne pus les retrouver. Trois jours après, je passe par hasard à la même place; j'entends le cri d'un rouge-gorge; supposant qu'il a dans le voisinage son nid, je le cherche et le trouve. Mais quel fut mon étonnement, lorsque dans ce nid, près de deux petits rouges-gorges prêts à voler bientôt, je trouvai aussi mes deux petits roitelets qui s'étaient fourrés là bien à leur aise et qui se faisaient nourrir par les vieux rouges-gorges! Cette trouvaille me rendit extrêmement heureux. «Puisque vous êtes si adroits, dis-je, puisque vous savez si joliment vous tirer d'affaire, et que les bons rouges-gorges vous ont accueilli si bien, je ne veux pas le moins du monde troubler une hospitalité si amicale, et je vous souhaite tout le bonheur possible.»
«—C'est là une des meilleures histoires sur les oiseaux que j'aie jamais entendues, dit Gœthe. Touchez là, et mes bravos pour vous et pour vos heureuses observations! Celui qui les entend et ne croit pas à Dieu, à celui-là Moïse et les prophètes ne serviront à rien. C'est là ce que j'appelle la toute-présence de Dieu; au fond de tous les êtres il a déposé une parcelle de son amour infini; et déjà dans les animaux se montre en bouton ce qui, dans l'homme noble, s'épanouit en fleur splendide. Continuez vos études et vos observations! Vous paraissez y avoir une chance toute particulière, et vous pourrez par la suite arriver à des résultats inappréciables.»
«Pendant que, devant notre table de pierre, nous avions ainsi une conversation sur ces grands et sérieux sujets, le soleil s'était approché peu à peu du sommet des collines qui s'étendaient devant nous à l'occident. Gœthe décida notre départ.—Nous traversâmes vite Iéna, payâmes notre aubergiste, et, après une courte visite chez les Frommann, nous partîmes pour Weimar.»
XVIII.
«La loi de l'amour se révèle dans la nature entière. Que Dieu est grand et que sa bonté égale partout sa grandeur!»
La nature bien observée avait été le missionnaire de l'existence et de la bonté du Créateur suprême; il ne doutait plus de rien, et sa piété, illuminée par sa puissante imagination, lui paraphrasait partout les phénomènes dans le catéchisme de la création.
Ici finit le premier volume.
Le second s'élève plus souvent et plus haut vers le ciel des intelligences, et la belle et calme mort qui survient sans agonie et sans angoisses l'endort sur le sein de Dieu.
Voilà l'homme dont les sophistes actuels ont voulu faire un athée.
Lamartine.
1: «American woodsman.»
2: Espèce de brodequins très-usités dans l'Amérique du Nord.
3: Espèce de massue indienne.
4: Il y a ici une apparente contradiction qui s'explique quand on sait que, tandis que les vieux élans déposent leur bois en décembre et janvier, les jeunes ne le perdent qu'en avril et mai; mais la première année ils ne le perdent pas du tout, par conséquent pas même au printemps.
5: C'est ici la touffe de crins qui pousse derrière le pâturon.
6: «With one accord», comme dans ces vers si frais et si touchants de Dante:
Quali colombe dal disio chiamate,
Con l'ali aperte et ferme al dolce nido
Volan per l'aer, da'l voler portate.
(Infer., V.)
7: Ce vieux substantif, qui sert de corrélatif au mot rauque, semble nécessaire, quoique l'emploi en soit peu usité et que plusieurs dictionnaires le condamnent.
8: «Ils y furent insérés et ouvrent maintenant dans ses œuvres la longue série de ses travaux comme journaliste.»
9: «Libraire-éditeur, mort en 1847.»
10: «Poëte romantique, mort en 1845. Le Portrait est une de ses meilleures pièces.»
11: «Mlle Ulrike de Pogwisch, sœur de Mme de Gœthe. Elle habite toujours Weimar. Les deux enfants, Walter et Wolfgang, sont les petits-fils de Gœthe. Aujourd'hui ce sont des hommes faits; mais la gloire littéraire de leur grand-père ne les a point tentés. M. Walter de Gœthe est chambellan à la cour de Weimar; M. Wolfgang de Gœthe, conseiller de légation près l'ambassade de Prusse, à Vienne.»
12: «Mlle Ulrike de Lewezow.»
13: «Dans ses Souvenirs, M. de Müller éclaircit ce point. Napoléon aurait blâmé Gœthe d'avoir montré Werther conduit au suicide, non pas seulement par sa passion malheureuse pour Charlotte, mais aussi par les chagrins de l'ambition froissée.
«C'était, disait Napoléon, affaiblir l'idée que se fait le lecteur de l'amour immense de Werther pour Charlotte.»
«Je crois que l'on trouvera ici avec plaisir le récit que Gœthe a donné lui-même de cette conversation de 1808. Ce sont de simples notes de journal. Il n'a jamais consenti à les développer. Peut-être craignait-il de voir s'élever encore à cette occasion de nouveaux soupçons sur son patriotisme, soupçons qui l'impatientaient et le blessaient vivement.
«Les souverains étaient réunis à Erfurt. Le 29 septembre 1808, le duc de Weimar y fit venir Gœthe. Il assista aux représentations données par la troupe de la Comédie-Française. Le 2 octobre, il fut, sans doute sur l'instigation de Maret, invité chez l'Empereur. Il se rendit au palais à onze heures du matin. Laissons-le parler:
«Un gros chambellan polonais me dit d'attendre.—La foule s'éloigna. Je fus présenté à Savary et à Talleyrand. Puis on m'appela dans le cabinet de l'Empereur. Au même instant on annonça Daru, qui fut immédiatement introduit. J'hésitais à entrer, on m'appela une seconde fois. J'entre. L'Empereur est assis à une grande table ronde et déjeûne; à sa droite, un peu éloigné de la table, se tient debout Talleyrand; à sa gauche, assez près de lui, est Daru, avec lequel il cause de la question des contributions de guerre. L'Empereur me fait signe d'approcher. Je reste debout devant lui à la distance convenable. Il me regarde avec attention, puis il dit:
«—Vous êtes un homme!»
«Je m'incline. Il demande:
«—Quel âge avez-vous?
«—Soixante ans.
«—Vous êtes bien conservé... Vous avez écrit des tragédies?»
«Je réponds de la façon la plus brève.—Daru prend alors la parole. Par une sorte de flatterie envers les Allemands, auxquels il devait faire tant de mal, il avait pris quelque connaissance de la littérature allemande; il était d'ailleurs versé dans la littérature latine, et avait édité Horace. Il parle de moi à peu près comme en parlent les personnes de Berlin qui me sont favorables; du moins je reconnus leur manière de voir et de penser. Il ajouta que j'avais fait des traductions du français, et entre autres que j'avais traduit Mahomet de Voltaire. L'Empereur dit:
«—Ce n'est pas une bonne pièce.»
«Et il exposa avec beaucoup de détails l'inconvenance qu'il y avait à montrer ce conquérant faisant de lui-même un portrait complétement défavorable. Il amena ensuite la conversation sur Werther, qu'il disait avoir étudié à fond. Après différentes remarques d'une entière justesse, il me désigna un certain passage et me dit:
«—Pourquoi avez-vous fait cela? Ce n'est pas conforme à la nature.»
«Et il soutint son opinion par de longs développements d'une parfaite justesse.—Je l'écoutai, gardant une expression de physionomie sereine, et lui répondis avec un sourire gai:
«—Je crois que personne ne m'a fait encore cette critique, mais je la trouve tout à fait juste, et j'avoue qu'il y a dans ce passage un manque de vérité. Mais, ajoutai-je, on doit peut-être pardonner au poëte d'employer un artifice difficile à apercevoir, quand par là il arrive à des effets auxquels il n'aurait pu atteindre en suivant la route simple et naturelle.»
«L'Empereur parut satisfait de cette réponse; il revint au drame, et fit des observations très-remarquables, en homme qui a considéré la scène tragique avec la plus grande attention et à la façon d'un juge d'instruction. Il avait vivement senti combien le théâtre français s'éloigne de la nature et de la vérité. Il parla aussi avec désapprobation des pièces dans lesquelles la fatalité joue un grand rôle. Il dit qu'elles appartenaient à une époque sans lumières.
«—De nos jours, ajouta-t-il, que nous veut-on avec la fatalité? La politique, voilà la fatalité!»
«Il se retourna alors vers Daru, et parla avec lui de la grande affaire des contributions. Je fis quelques pas en arrière, et me tins près du cabinet dans lequel, il y a plus de trente ans, j'avais passé bien des heures, tantôt de plaisir, tantôt d'ennui... L'Empereur se leva, vint vers moi, et, par une sorte de manœuvre, me sépara des autres personnes au milieu desquelles je me trouvais; leur tournant le dos, et me parlant à demi-voix, il me demanda si j'étais marié, si j'avais des enfants, et me fit toutes les questions habituelles sur ma situation personnelle. Il m'interrogea aussi sur mes relations avec la famille ducale, avec la duchesse Amélie, avec le duc, la duchesse, etc.—Je lui fis les réponses les plus simples. Il parut content de ces réponses, qu'il traduisait dans son langage, en leur donnant plus de précision que je n'avais pu leur en donner.—Comme remarque générale, je dirai que dans toute cette conversation j'eus à admirer la variété de ses paroles d'approbation: rarement, en écoutant, il restait immobile; il faisait un mouvement de tête significatif, ou disait: oui, ou: c'est bien, et d'autres phrases de ce genre. Je ne dois pas non plus oublier de remarquer que, lorsqu'il avait exprimé une opinion, il ajoutait presque toujours: Qu'en dit monsieur Gœthe?...
«Je demandai bientôt par signe au chambellan si je pouvais me retirer. Il me fit signe que oui, et je quittai le salon.»
«Telle est cette entrevue célèbre. D'après M. de Müller, Napoléon, en parlant de la tragédie, aurait encore ajouté:
«—La tragédie doit être l'école des rois et des peuples; c'est là le but le plus élevé que puisse se proposer le poëte. Vous, par exemple, vous devriez écrire la Mort de César, et d'une façon digne du sujet, avec plus de grandiose que Voltaire. Cela pourrait devenir l'œuvre la plus belle de votre vie. Il faudrait montrer au monde quel bonheur César lui aurait donné, comme tout aurait reçu une tout autre forme, si on lui avait laissé le temps d'exécuter ses plans sublimes. Venez à Paris, j'exige absolument cela de vous. Là, le spectacle du monde est plus grand; là, vous trouverez en abondance des sujets de poésies!»
«Lorsque Gœthe se retira, on entendit Napoléon dire encore à Berthier et à Daru, avec un accent réfléchi:
«—Voilà un homme!»
«Il était dans le caractère de Gœthe de ne pas communiquer facilement ce qui le touchait de près, et il garda un profond silence sur cette audience; peut-être était-ce aussi par modestie et délicatesse. Il éluda les questions que lui fit le grand-duc. Mais on vit bientôt que les paroles de Napoléon avaient fait sur lui une forte impression. L'invitation de venir à Paris l'occupa surtout pendant longtemps et très-vivement. Il me demanda plusieurs fois à quelle somme monterait son établissement à Paris, tel qu'il l'entendait, et c'est sans doute en pensant combien de gênes et de privations l'y attendaient qu'il renonça au projet de s'y rendre.—C'est seulement peu de temps avant sa mort que je le décidai à écrire le récit laconique qu'il a laissé.» (M. de Müller.)
«Au bal donné le 6 octobre à Weimar, Napoléon causa encore avec Gœthe, et, parlant toujours de la tragédie, il l'aurait placée au-dessus de l'histoire. D'après M. Thiers, à propos du drame imité de Shakspeare, «qui mêle la tragédie à la comédie, le terrible au burlesque,» il dit à Gœthe:
«—Je suis étonné qu'un grand esprit comme vous n'aime pas les genres tranchés.»
«On affirme que les Mémoires de M. de Talleyrand donneront encore des détails sur cette entrevue historique.»
14: «Oui, il veut que les nobles soient pleins d'humanité, mais il les maintient dans la possession de leurs titres, de leur rang, et c'est là une modération qui ne pouvait plaire dans un temps de révolution radicale.»
15: «Il est remarquable que la partie la plus intéressante, la plus détaillée des Mémoires écrits sur eux-mêmes par les personnages célèbres, soit toujours la première. Tout le monde se souvient des chapitres délicieux dans les premiers livres des Confessions de saint Augustin, de J.-J. Rousseau, des Mémoires de Chateaubriand, de G. Sand, des Confidences de Lamartine. Mais avec la jeunesse s'en vont la poésie et le charme! Vers trente ans, l'âme, trop souvent froissée, a perdu sa fleur première. «La lutte avec le monde commence,» l'esprit l'emporte sur le cœur, et tout devient plus froid.—Il faut arriver aux dernières années et aux dernières scènes de l'existence, pour retrouver l'intérêt profond et saisissant.»
16: «Dans ses Entretiens, notre Lamartine a dit à son tour: «Il me semble que je me juge bien en convenant avec une juste modestie que je ne fus pas un grand poëte, mais en croyant peut-être avec trop d'orgueil que dans d'autres circonstances et dans d'autres temps j'aurais pu l'être. Il aurait fallu pour cela que la destinée m'eût fermé plus hermétiquement et plus obstinément toutes les carrières de la vie active... Si j'avais concentré toutes les forces de ma sensibilité, de mon imagination, de ma raison dans la seule faculté poétique... je crois... que j'aurais pu accomplir quelque œuvre non égale, mais parallèle aux beaux monuments poétiques de nos littératures... Il en a été autrement, il est trop tard pour revenir sur ses pas!...»—Je rapproche ces deux témoignages de deux des plus grands poëtes du siècle en souhaitant qu'ils tombent sous les yeux de leur successeur; peut-être, grâce à cet aveu de ses devanciers, serait-il plus sage qu'eux. Est-ce tout à fait un mal? Gœthe a laissé moins de beaux vers, mais il a, comme ministre, rendu d'immenses services au grand-duché de Weimar, et par suite à l'Allemagne entière. Lamartine n'a pas écrit l'épopée qu'il rêvait, mais il a écrit quelques lois qui valent bien des chants épiques. Le bien a profité des pertes du beau. Quand une grand âme est active, ce qu'elle fait reçoit toujours sa noble et durable empreinte.»
17: «Cette maisonnette existe encore. C'est un des cadeaux de Charles-Auguste à Gœthe. Aujourd'hui un jardinier de bonne maison ne consentirait pas à y loger sans embellissements préalables. Gœthe l'a habitée avec bonheur pendant des années, et il y a composé une grande partie de ses chefs-d'œuvre.»
18: «Ce passage rappelle le portrait plus complet que M. Cousin a tracé en 1817 (dans ses Souvenirs d'Allemagne):
«Gœthe est un homme d'environ soixante-neuf ans, il ne m'a pas paru en avoir soixante. Il a quelque chose de Talma, avec un peu plus d'embonpoint. Peut-être aussi est-il un peu plus grand. Les lignes de son visage sont grandes et bien marquées: front haut, figure assez large, mais bien proportionnée; bouche sévère, yeux pénétrants, expression générale de réflexion et de force... Sa démarche est calme et lente comme son parler, mais, à quelques gestes rares et forts qui lui échappent, on sent que l'intérieur est plus animé que l'extérieur...»
19: «Voir, parmi les Poésies écrites dans la forme antique, le Rocher choisi.»
20: «Personnage burlesque qui revient souvent dans les vaudevilles écrits à Vienne. Berlin a de même ses types locaux, connus de tous les Allemands.»
21: «C'est le nom des villes où réside le souverain.»
22: «Il s'était engagé comme chasseur dans la guerre de 1814.»
23: «Village auprès de Weimar.»
24: «Sans doute Henri Heine, qui a publié ses premières poésies en 1822.»
25: «L'article du Globe, du 2 janvier 1827, que Gœthe venait de lire, est de M. Sainte-Beuve. Cet article, consacré à la critique des Odes et Ballades, tout en saluant le génie qui éclate dans maint passage, indique avec une finesse prophétique quels sont les penchants dangereux contre lesquels le poëte doit se mettre en garde pour l'avenir.—Dans le mois de novembre 1826, le Globe avait déjà extrait du troisième recueil des poésies de V. Hugo, qui allait paraître, la Fée et la Péri, les Deux Îles et le Chant de fête de Néron.»
26: «En 1827, Victor Hugo était encore un débutant que l'on traitait comme un jeune homme d'espérance; au contraire, Casimir Delavigne était depuis longtemps célèbre, et on reconnaissait en lui le chef de l'école classique. La comparaison entre les deux écrivains n'a donc, à cette époque, rien que de naturel.»
27: «C'est le point le plus élevé des environs de Weimar.»