Cours familier de Littérature - Volume 20
«Ces pewees aiment si particulièrement à accrocher leurs nids contre la paroi des roches caverneuses, que le nom qui leur conviendrait le mieux serait celui de gobe-mouches des rochers. Partout où ces sortes de rochers existent, j'ai vu ou entendu de ces oiseaux durant la saison des œufs. Je me rappelle qu'une fois en Virginie, je voyageai avec un ami qui m'engagea à me détourner un peu de notre route pour visiter le fameux pont, ouvrage de la nature, que l'on remarque dans cet État. Mon compagnon, qui déjà plusieurs fois avait passé dessus, s'offrit à parier qu'il me conduirait jusqu'au beau milieu, sans même que je me fusse douté de son existence. On était au commencement d'avril, et d'après la description du lieu, telle que je l'avais vue dans les livres, j'étais certain qu'il devait être fréquenté par des pewees. Je tins la gageure, et nous voilà partis au trot de nos chevaux, moi désirant beaucoup me prouver ici encore, qu'à force d'appliquer son esprit à un sujet, on peut finir tôt ou tard par le bien connaître. Je prêtais l'oreille aux chants des différents oiseaux; enfin, j'eus la satisfaction de distinguer le cri du pewee. J'arrêtai mon cheval pour juger de la distance à laquelle l'oiseau pouvait être, puis, après un moment de réflexion, je dis à mon ami que le pont n'était pas à plus de cent pas de nous, bien qu'il nous fût tout à fait impossible de l'apercevoir. Mon ami resta stupéfait: «Comment avez-vous pu le savoir? me demanda-t-il, car vous ne vous trompez pas.—Simplement, lui répondis-je, parce que j'ai entendu le chant du pewee, et que cela m'annonce que, non loin, il doit y avoir une caverne ou quelque crique aux roches profondes.» Nous avançâmes; les pewees s'élevèrent en troupe de dessous le pont; je le lui montrai du doigt, et de cette manière gagnai mon pari.
«Cette règle d'observation, je l'ai toujours reconnue à la preuve, pour être réciproquement vraie, comme on dit en arithmétique: qu'on me donne la nature d'un terrain quelconque, boisé ou découvert, haut ou bas, sec ou mouillé, en pente vers le nord ou vers le sud, et quelle qu'en soit la végétation, grands arbres, essences spéciales ou simples broussailles; et d'après ces seules indications, je me fais fort de vous dire, presque à coup sûr, quelle est la nature de ses habitants.
«Le vol de ce gobe-mouche est une succession de courtes saccades interrompues cependant par quelques mouvements plus soutenus. Lent, quand l'oiseau le prolonge à une certaine distance, il devient assez rapide lorsqu'il poursuit la proie. Parfois il monte perpendiculairement du lieu où il est perché pour attraper un insecte, puis revient se poser sur quelque branche sèche d'où il peut inspecter les environs. Il avale sa proie d'un seul morceau, à moins qu'elle ne se trouve trop grosse; quelquefois il lui donne la chasse très-longtemps, mais rarement sans l'atteindre. Quand il s'arrête sur la branche, c'est d'un air fier et résolu; il se redresse à la manière des faucons, jette un regard autour de lui, se secoue les ailes en frémissant, et fouette de la queue qui se meut comme par un ressort. Sa crête touffue est généralement relevée, et son apparence propre, sinon élégante.—Le pewee a ses stations préférées et dont il s'écarte rarement: souvent il choisit le haut d'un pieu servant de clôture au bord de la route; de là, il glisse dans toutes les directions, ensuite regagne son poste d'observation qu'il garde durant de longues heures, au soir et au matin. Le coin du toit, dans la grange, lui convient également bien; et, si le temps est beau, on le verra perché sur la dernière petite branche sèche de quelque grand arbre. Pendant la chaleur du jour, il repose sous l'ombrage des bois; en automne, il recherche la tige de la molène, et quelquefois l'angle aigu d'un rocher se projetant sur un ruisseau. De temps à autre, il descend par terre pour n'y rester qu'un moment; c'est ce qu'il fait surtout en hiver, dans nos États du Sud, où il passe généralement cette saison; ou bien encore au printemps, lorsqu'il est occupé à ramasser les matériaux dont se compose son nid.
«J'ai trouvé ce gobe-mouche en hiver, dans les Florides, aussi vivant, aussi gai et chantant aussi bien qu'en aucun temps; de même, dans la Louisiane et les Carolines, principalement sur les champs de coton. Cependant, à ma connaissance, il ne niche jamais au midi de Charleston, dans la Caroline du Sud, et par exception seulement dans les parties basses de cet État. Ceux qui s'en vont quittent la Louisiane en février, pour y revenir en octobre. Durant l'hiver, ils se nourrissent, en attendant mieux, de baies de différentes sortes; très-adroits à découvrir les insectes empalés sur les épines par la pie-grièche de la Caroline, ils les dévorent avec avidité. Je trouvai quelques-uns de ces pewees sur les îles de la Madeleine, et les côtes du Labrador et de Terre-Neuve.
«Le nid a quelque ressemblance avec celui de l'hirondelle de fenêtre: l'extérieur consiste en terre gâchée, au milieu de laquelle sont solidement enchevêtrées des herbes ou mousses de diverses espèces, déposées par couches régulières. Il est garni de radicules fibreuses, ou de petites hachures d'écorce de vigne, de laine, de crins, et parfois d'un peu de plume. Le plus grand diamètre, à l'entrée, est de cinq à six pouces, sur quatre à cinq de profondeur. Les deux oiseaux travaillent alternativement à apporter des pelotes de boue ou de terre humide mêlée avec de la mousse dont ils disposent la plus grande partie au dehors, et quelquefois tout l'extérieur semble en être entièrement formé. La construction est fortement attachée contre un mur, un rocher, les poutres d'une maison, etc. Dans les landes du Kentucky, j'ai vu des nids fixés à la paroi de ces trous singuliers qu'on appelle sink holes, et qui s'enfoncent jusqu'à vingt pieds au-dessous de la surface du sol. J'ai remarqué que, lorsque les pewees reviennent au printemps, ils consolident leur ancienne habitation par des additions aux parties extérieures adhérentes au roc; c'est pour l'empêcher de tomber, ce qui lui arrive cependant quelquefois, lorsqu'elle date de plusieurs années. On en a vu, dans l'État du Maine, prendre possession du nid de l'hirondelle républicaine (hirundo fulva). Ils pondent de quatre à six œufs, d'une forme ovale, et d'un blanc pur, avec quelques points rougeâtres près du gros bout.»
V.
Quand il quitte l'homme pour décrire et colorier l'oiseau, Audubon surpasse Chateaubriand dans Atala, ce poëte qui ne fut que le précurseur du naturaliste dans les forêts de l'Amérique et qui introduisit cependant une note nouvelle dans la gamme de la poésie en France.
Lisez cette description langoureuse des amours et des chants de l'oiseau moqueur:
«Quand le chant d'amour de l'oiseau moqueur perce les feuillages du magnolia de la Louisiane au vaste tronc et à l'immense coupole de verdure, l'Européen qui se rappelle l'hymne nocturne du rossignol tapi sous l'ombre des chênes ressent un secret mépris pour ce qu'il admirait autrefois. La bignonia et les vignes rampantes s'enlacent autour des gros arbres, les dépassent, les couronnent, retombent en festons. Un parfum éthéré embaume l'air; partout des fleurs, des grappes mûrissantes, des corymbes vermeils, une atmosphère tiède et enivrante. Vous diriez que la nature, embarrassée de ses richesses, s'est arrêtée un jour pour les répandre de son sein sur cet heureux pays. Levez les yeux: sur une branche du grand arbre repose l'oiseau femelle. Le mâle, aussi léger que le papillon, décrit autour d'elle des cercles rapides, remonte, redescend, remonte encore...»
VI.
Mais voici le plus beau des drames de ce Shakspeare de la nature. Écoutez:
LE FUGITIF.
«Jamais je n'oublierai l'impression produite sur mon esprit par la rencontre qui fait le sujet de cet article, et je ne doute pas que la relation que j'en vais donner n'excite dans celui de mon lecteur des émotions de plus d'un genre.
«C'était dans l'après-midi d'une de ces journées étouffantes où l'atmosphère des marécages de la Louisiane se charge d'émanations délétères; il se faisait tard et je regagnais ma maison encore éloignée, ployant sous la charge de cinq ou six ibis des bois, et de mon lourd fusil dont le poids, même en ce temps où mes forces étaient encore entières, m'empêchait d'avancer bien rapidement. J'arrivai sur les bords d'un bayou qui n'avait guère que quelques pas de large; mais ses eaux étaient si bourbeuses que je n'en pouvais distinguer la profondeur, et je ne jugeai pas prudent de m'y aventurer avec mon fardeau. En conséquence, saisissant chacun de mes gros oiseaux, je les lançai l'un après l'autre sur la rive opposée, puis mon fusil, ma poire à poudre et mon carnier, et, tirant du fourreau mon couteau de chasse pour me défendre, s'il en était besoin, contre les alligators, j'entrai dans l'eau, suivi de mon chien fidèle. Je marchais avec précaution et lentement, Platon nageait auprès de moi, épuisé de chaleur et profitant de la fraîcheur du liquide élément qui calmait sa fatigue. L'eau devenait plus profonde en même temps que la fange de son lit; je redoublai de prudence, et je pus enfin atteindre le bord.
«À peine commençais-je à m'y raffermir sur mes pieds que mon chien accourut vers moi, avec toutes les apparences de la terreur. Ses yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites, il grinçait des dents avec une expression de haine, et ses intentions se manifestaient par un sourd grognement. Je crus que tout cela provenait simplement de ce qu'il avait éventé la trace d'un ours ou de quelque loup; et déjà j'apprêtais mon fusil, lorsque j'entendis une voix de stentor me crier: «Halte-là, ou la mort!» Un tel qui-vive au milieu de ces bois était bien fait pour surprendre. Du même coup je relevai et j'armai mon fusil; je n'apercevais point encore l'individu qui m'avait intimé un ordre si péremptoire, mais j'étais déterminé à combattre avec lui pour mon libre passage sur notre libre terre.
«Tout à coup un grand nègre solidement bâti s'élança des épaisses broussailles où jusques alors il s'était tenu caché, et, renforçant encore sa grosse voix, me répéta sa formidable injonction. Que mon doigt eût pressé la détente, et c'était fait de sa vie; mais, m'étant aperçu que ce qu'il dirigeait sur ma poitrine n'était qu'une espèce de mauvais fusil qui ne pourrait jamais faire feu, je me sentis au fond assez peu effrayé de ses menaces et ne crus pas nécessaire d'en venir aux extrémités. Je remis mon fusil à côté de moi, fis doucement signe à mon chien de rester tranquille, et demandai à cet homme ce qu'il voulait.
«Ma condescendance et l'habitude de la soumission qu'avait ce malheureux produisirent leur effet: «Maître, dit-il, je suis un fugitif; je pourrais peut-être vous tuer! mais Dieu m'en garde! car il me semble le voir lui-même en ce moment, prêt à prononcer son jugement contre moi, pour un tel forfait. C'est moi maintenant qui implore votre merci; pour l'amour de Dieu, maître, ne me tuez pas.—Et pourquoi, lui répondis-je, avez-vous déserté vos quartiers où vous seriez certainement plus à l'aise que dans ces affreux marais?—Maître, mon histoire est courte, mais elle est triste. Mon camp ne se trouve pas loin d'ici; et comme je sais que vous ne pouvez regagner votre demeure, ce soir, si vous consentez à me suivre, je vous donne ma parole d'honneur que vous serez en parfaite sûreté jusqu'à demain matin. Alors, si vous le permettez, je me chargerai de vos oiseaux et vous remettrai dans votre route.»
«Les grands yeux intelligents du nègre, ses manières franches et polies, le ton de sa voix, m'invitaient, toute réflexion faite, à tenter l'aventure. Et comme j'avais conscience de le valoir tout au moins, et d'avoir en plus mon chien pour me seconder, je lui répondis que je voulais bien le suivre. Il remarqua l'emphase avec laquelle je prononçai ces derniers mots, et parut en comprendre si profondément la portée que, se tournant vers moi, il me dit: «Voici, maître, prenez mon grand couteau; tandis que, vous le voyez, moi je jette l'amorce et la pierre de mon fusil.» Lecteur, je restai confondu! c'en était trop: je refusai de prendre son couteau, et lui dis de garder son fusil en état, pour le cas où nous rencontrerions un couguar ou un ours.
«La générosité se retrouve partout. Le plus grand monarque reconnaît son empire, et tous, autour de lui, depuis ses plus humbles serviteurs jusqu'aux nobles orgueilleux qui environnent son trône, subissent à certains moments la toute-puissance de ce sentiment. Je tendis cordialement ma main au fugitif. «Merci, maître,» me dit-il, et il me la serra de façon à me convaincre de la bonté de son cœur, et aussi de la force de son poignet. À partir de ce moment, nous fîmes tranquillement route ensemble à travers les bois. Mon chien vint le flairer à plusieurs reprises; mais, entendant que je lui parlais de mon ton de voix ordinaire, il nous quitta, et se mit à faire ses tours non loin de nous, prêt à revenir au premier coup de sifflet. Tout en marchant, j'observais que le nègre me guidait vers le soleil couchant, dans une direction tout opposée à celle qui conduisait chez moi. Je lui en fis la remarque; et lui, avec la plus grande simplicité, me répondit: «C'est uniquement pour notre sûreté.»
«Après quelques heures d'une course pénible, où nous eûmes à traverser plusieurs autres petites rivières au bord desquelles il s'arrêtait toujours, pour jeter de l'autre côté son fusil et son couteau, attendant que je fusse passé le premier, nous arrivâmes sur la limite d'un immense champ de cannes, où j'avais tué auparavant bon nombre de daims. Nous y entrâmes, comme je l'avais fait souvent moi-même, tantôt debout, tantôt marchant à quatre pieds; mais il allait toujours devant moi, écartant de côté et d'autre les tiges entrelacées; et chaque fois que nous rencontrions quelque tronc d'arbre, il m'aidait à passer par-dessus avec le plus grand soin. À sa manière de connaître le bois, je fus bientôt convaincu que j'avais affaire à un véritable Indien; car il se dirigeait aussi juste en droite ligne qu'aucun Peau-rouge avec lequel j'eusse jamais fait route.
«Tout à coup il poussa un cri fort et perçant, assez semblable à celui d'un hibou; et j'en fus tellement surpris, qu'à l'instant même mon fusil se releva. «Ce n'est rien, maître, je donne seulement le signal de mon retour à ma femme et à mes enfants.» Une réponse du même genre, mais tremblante et plus douce, nous revint bientôt, prolongée entre les cimes des arbres. Les lèvres du fugitif s'entr'ouvrirent avec une expression de joie et d'amour; l'éclatante rangée de ses dents d'ivoire semblaient envoyer un sourire à travers l'obscurité du soir qui s'épaississait autour de nous. «Maître, me dit-il, ma femme, bien que noire, est aussi belle, pour moi, que la femme du président l'est à ses yeux; c'est ma reine, et je regarde mes enfants comme autant de princes. Mais vous allez les voir, car ils ne sont pas loin, Dieu merci!»
«Là, au beau milieu du champ de cannes, je trouvai un camp régulier. On avait allumé un petit feu, et sur les braises grillaient quelques larges tranches de venaison. Un garçon de neuf à dix ans soufflait les cendres qui recouvraient des pommes de terre de bonne mine; divers articles de ménage étaient disposés soigneusement à l'entour, et un grand tapis de peaux d'ours et de daim semblait indiquer le lieu de repos pour toute la famille. La femme ne leva point ses yeux vers les miens, et les petits, il y en avait trois, se retirèrent dans un coin, comme autant de jeunes ratons qu'on vient de prendre. Mais le fugitif, plus hardi et paraissant heureux, leur adressa des paroles si rassurantes, que bientôt les uns et les autres semblèrent me regarder comme envoyé par la Providence pour les retirer de toutes leurs tribulations. On s'empara de mes hardes que l'on suspendit pour les faire sécher; le nègre me demanda si je voulais qu'il nettoyât et graissât mon fusil, je le lui permis, et pendant ce temps la femme coupait une large tranche de venaison pour mon chien que les enfants s'amusaient déjà à caresser.
«Lecteur, réfléchissez à ma situation. J'étais à dix milles, au moins, de chez moi, à quatre ou cinq de la plantation la plus rapprochée, dans un camp d'esclaves fugitifs, et entièrement à leur discrétion! Involontairement mes yeux suivaient leurs mouvements; mais, croyant reconnaître en eux un profond désir de faire de moi leur confident et leur ami, je me relâchai peu à peu de ma défiance, et finis par mettre de côté tout soupçon. La venaison et les pommes de terre avaient un air bien tentant, et j'étais dans une position à trouver excellent un ordinaire beaucoup moins savoureux. Aussi, lorsqu'ils m'invitèrent humblement à faire honneur aux mets qui étaient devant nous, j'en pris ma part d'aussi bon cœur que je l'aie jamais fait de ma vie.
«Le souper fini, le feu fut complétement éteint, et l'on plaça une petite lumière de pommes de pin dans une calebasse qu'on avait creusée. Je m'apercevais bien que le mari et la femme avait grande envie de me communiquer quelque chose; moi de même, désormais libre de tout crainte, je désirais les voir se décharger le cœur. Enfin le fugitif me raconta l'histoire dont voici la substance:
«Il y avait environ huit mois qu'un planteur des environs, ayant éprouvé quelques pertes, avait été obligé de vendre ses esclaves aux enchères. On connaissait la valeur de ses nègres; et, au jour dit, le crieur les avait exposés soit par petits lots, soit un à un, suivant qu'il le jugeait plus avantageux à leur propriétaire. Le fugitif, qu'on savait avoir le plus de valeur, après sa femme, fut mis en vente à part, et poussé à un prix excessif. Pour la femme, qui vint ensuite et seule aussi, on en demanda huit cents dollars qui furent sur-le-champ comptés. Enfin arriva le tour des enfants, et à cause de leur race on les porta à de hauts prix. Le reste des esclaves fut vendu, chacun en raison de sa propre valeur.
«Le fugitif eut la chance d'être adjugé à l'intendant de la plantation; la femme fut achetée par un individu demeurant à environ cent milles de là; et les enfants se virent dispersés en différents endroits, le long de la rivière. Le cœur de l'époux et du père défaillit sous cette dure calamité. Quelque temps il souffrit d'un désespoir profond, sous son nouveau maître; mais, ayant retenu dans sa mémoire le nom des diverses personnes qui avaient acheté chacune une partie de sa chère famille, il feignit une maladie, si l'on peut appeler feint l'état d'un homme dont les affections avaient été si cruellement brisées, et refusa de se nourrir pendant plusieurs jours, regardé de mauvais œil par l'intendant, qui lui-même se trouvait frustré dans ce qu'il avait considéré comme un bon marché.
«Une nuit d'orage, pendant que les éléments se déchaînaient dans toute la fureur d'une véritable tourmente, le pauvre nègre s'échappa. Il connaissait parfaitement tous les marécages des environs, et se dirigea en droite ligne vers la cannaie au centre de laquelle j'avais trouvé son camp. L'une des nuits suivantes, il gagna la résidence où l'on retenait sa femme, et la nuit d'après il l'emmenait; puis, l'un après l'autre, il réussit à dérober ses enfants, jusqu'à ce qu'enfin furent réunis sous sa protection tous les objets de son amour.
«Pourvoir aux besoins de cinq personnes n'était pas tâche facile dans ces lieux sauvages: d'autant plus qu'au premier signal de l'étonnante disparition de cette famille extraordinaire, ils se virent traqués de tous côtés, et sans relâche. La nécessité, comme on dit, fait sortir le loup du bois. Le fugitif semblait avoir bien compris ce proverbe, car pendant la nuit il s'approchait de la plantation de son premier maître, où il avait toujours été traité avec une grande bonté. Les serviteurs de la maison le connaissaient trop bien pour ne pas l'aider par tous les moyens en leur pouvoir, et chaque matin il s'en revenait à son camp avec d'amples provisions. Un jour qu'il était à la recherche de fruits sauvages, il trouva un ours mort devant le canon d'un fusil qu'on avait mis là tout exprès en affût. Il ramassa l'arme et le gibier et les emporta chez lui. Ses amis de la plantation s'y prirent de manière à lui procurer quelques munitions, et dans les jours sombres et humides il s'aventura d'abord à chasser autour de son camp. Actif et courageux, il devint peu à peu plus hardi et se hasarda plus au large en quête de gibier. C'était dans une de ces excursions que je venais de le rencontrer. Il m'assura que le bruit que j'avais fait en traversant le bayou l'avait empêché de tuer un beau daim. «Il est vrai, ajouta-t-il, que mon vieux mousquet rate bien souvent.»
«Les fugitifs, quand ils m'eurent confié leur secret, se levèrent tous deux de leur siége, et les yeux pleins de larmes: «Bon maître, au nom de Dieu, faites quelque chose pour nous et nos enfants!» me dirent-ils en sanglotant. Et pendant ce temps, leurs pauvres petits dormaient d'un profond sommeil, dans la douce paix de leur innocence! Qui donc aurait pu entendre un pareil récit sans émotion? Je leur promis de tout mon cœur de les aider. Tous deux passèrent la nuit debout pour veiller sur mon repos; et moi, je dormis serré contre leurs marmots, comme sur un lit du plus moelleux duvet.
«Le jour éclata si beau, si pur, si joyeux, que je leur dis que le ciel même souriait à leur espérance, et que je ne doutais pas de leur obtenir un plein pardon. Je leur conseillai de prendre leurs enfants avec eux, et leur promis de les accompagner à la plantation de leur premier maître. Ils obéirent avec empressement; mes ibis furent accrochés autour du camp, et, comme un memento de la nuit que j'y avais passée, je fis une entaille à plusieurs arbres; après quoi je dis adieu, peut-être pour la dernière fois, à ce champ de cannes, et bientôt nous arrivâmes à la plantation. Le propriétaire, que je connaissais très-bien, me reçut avec cette généreuse bonté qui distingue les planteurs de la Louisiane. Une heure ne s'était pas écoulée, que le fugitif et sa famille se voyaient réintégrés chez lui; peu de temps après, il les racheta de leurs propriétaires, et les traita avec la même bonté qu'auparavant. Ils purent donc encore être heureux, comme le sont généralement les esclaves dans cette contrée, et continuer à nourrir l'un pour l'autre ce tendre attachement, source de leurs infortunes, mais aussi en définitive de leur bonheur. J'ai su que, depuis, la loi avait défendu de séparer ainsi les esclaves d'une même famille sans leur consentement.»
VII.
L'hirondelle d'Europe a sa sœur en Amérique.
L'HIRONDELLE DE CHEMINÉE,
OU MARTINET D'AMÉRIQUE.
«Du moment que l'hirondelle a trouvé dans nos maisons tant de commodités pour y établir son nid, on l'a vue abandonner avec une sagacité vraiment remarquable ses anciennes retraites dans le creux des arbres, et prendre possession de nos cheminées, ce qui, sans aucun doute, lui a valu le nom sous lequel on la connaît généralement. Je me rappelle parfaitement bien le temps où, dans le bas Kentucky, dans l'Indiana et l'Illinois, ces oiseaux choisissaient encore très-souvent, pour nicher, les excavations des branches et des vieux troncs; et telle est l'influence d'une première habitude, que c'est toujours là que, de préférence, ils reviennent, non-seulement pour chercher un abri, mais aussi pour élever leurs petits, spécialement dans ces parties isolées de notre pays qu'on peut à peine dire habitées. Alors les hirondelles se montrent aussi délicates pour le choix d'un arbre qu'elles le sont ordinairement dans nos villes pour le choix de la cheminée où elles veulent fixer temporairement leur demeure: des sycomores d'une taille gigantesque et que ne soutient plus qu'une simple couche d'écorce et de bois, sont ceux qui semblent leur convenir le mieux. Partout où j'ai rencontré de ces vénérables patriarches des forêts, que la décadence et l'âge avaient ainsi rendus habitables, j'ai toujours trouvé des nids d'hirondelles qui elles-mêmes continuaient d'y vivre jusqu'au moment de leur départ. Ayant fait couper un arbre de cette espèce, j'ai compté dans l'intérieur du tronc une cinquantaine de ces nids, et, de plus, chaque branche creuse en renfermait un.
«Le nid, qu'il soit placé dans un arbre ou dans une cheminée, se compose de petites branches sèches que l'oiseau se procure d'une façon assez singulière. Si vous regardez les hirondelles tandis qu'elles sont en l'air, vous les voyez tournoyer par bandes autour de la cime de quelque arbre qui dépérit, s'il n'est déjà tout à fait mort: on les dirait occupées à poursuivre les insectes dont elles font leur proie; leurs mouvements sont extrêmement rapides. Tout à coup elles se jettent le corps contre la branche, s'y accrochent avec leurs pattes, puis, par une brusque secousse, la cassent net, et se renvolent en l'emportant à leur nid. La frégate pélican a souvent recours à la même manœuvre, seulement elle saisit les petits bâtons dans son bec, au lieu de les tenir avec ses pieds.
«C'est au moyen de sa salive que l'hirondelle fixe ces premiers matériaux sur le bois, le roc ou le mur d'une cheminée; elle les arrange en rond, les croise, les entrelace, pour étendre à l'extérieur les bords de son ouvrage; le tout est pareillement englué de salive qu'elle répand autour, à un pouce ou plus, pour mieux l'assujettir et le consolider. Quand le nid est dans une cheminée, sa place est généralement du côté de l'est, et à une distance de cinq à huit pieds de l'entrée. Mais dans le creux d'un arbre, où toutes nichent en communauté, il se trouve plus haut ou plus bas, suivant la convenance générale. La construction, assez fragile du reste, cède de temps à autre, soit sous le poids des parents et des jeunes, soit emportée par un flot subit de pluie, cas auxquels ils sont tous ensemble précipités par terre.—On y compte de quatre à six œufs d'un blanc pur, et il y a deux couvées par saison.
«Le vol de cette hirondelle rappelle celui du martinet d'Europe; mais il est plus vif, quoique bien soutenu. C'est une succession de battements assez courts, si l'on en excepte pourtant la saison où l'heureux couple prélude aux amours: car on les voit alors comme nager tous les deux, les ailes immobiles, glissant dans les airs avec un petit gazouillement aigu, et la femelle ne cessant de recevoir les caresses du mâle. En d'autres temps, ils planent au large, à une grande hauteur, au-dessus des villes et des forêts; puis, avec la saison humide, reviennent voler à ras du sol, et on les voit écumer l'eau pour boire et se baigner. Quand ils vont pour descendre dans un trou d'arbre ou une cheminée, leur vol, toujours rapide, s'interrompt brusquement comme par magie; en un instant ils s'abattent en tournoyant et produisent avec leurs ailes un tel bruit, qu'on croirait entendre dans la cheminée le roulement lointain du tonnerre. Jamais ils ne se posent sur les arbres ni sur le sol. Si l'on prend une de ces hirondelles et qu'on la mette par terre, elle fait de gauches efforts pour s'échapper et peut à peine se mouvoir. J'ai lieu de croire que parfois, la nuit, il arrive aux parents de s'envoler et aux jeunes de prendre de la nourriture: car j'ai entendu le frou-frou d'ailes des premiers et les cris de reconnaissance des seconds, durant des nuits calmes et sereines.
«Quand les petits tombent par accident, ce qui arrive aussi quelquefois, bien que le nid reste en place, ils parviennent à y remonter à l'aide de leurs griffes aiguës, en élevant un pied, puis l'autre, et en s'appuyant sur leur queue. Deux ou trois jours avant d'être en état de s'envoler, ils grimpent en haut du mur, jusqu'auprès de l'ouverture de la cheminée à l'abri de laquelle ils ont grandi. Un observateur pourra reconnaître ce moment, en voyant les parents passer et repasser au-dessus de l'extrémité du tuyau sans y entrer. C'est la même chose, quand ils ont été élevés dans un arbre.
«Dans nos villes, les hirondelles choisissent d'abord une cheminée spéciale pour s'y retirer. C'est là qu'au premier printemps et avant de commencer à bâtir, les deux sexes se rendent en foule depuis une heure ou deux avant le coucher du soleil, jusque bien longtemps après nuit close. Jamais ils ne s'engagent dedans qu'ils n'aient voltigé plusieurs fois tout à l'entour; puis, tantôt l'un, tantôt l'autre, ils se décident à entrer, jusqu'à ce qu'enfin, pressés par l'heure, ils s'y précipitent plusieurs ensemble. Ils s'accrochent aux murs avec leurs griffes, s'y tiennent appuyés sur leur queue pointue, et dès l'aurore, avec un bruit sourd et retentissant, ils s'élancent dehors exactement tous à la fois. Je me rappelle qu'à Francisville, je voulus compter combien il en entrerait dans une cheminée avant la nuit. Je me tenais à une fenêtre, à proximité du lieu; il en vint plus de mille, et je ne les vis pas toutes, tant s'en faut! La ville, à cette époque, pouvait contenir une centaine de maisons, et la plupart de ces oiseaux étaient alors en route vers le sud, ne s'arrêtant simplement que pour la nuit.
«Je venais d'arriver à Louisville, dans le Kentucky, lorsque je fus mis en relation avec l'aimable et bonne famille du major William Groghan. Un jour que nous parlions d'oiseaux, celui-ci me demanda si j'avais vu les arbres où l'on supposait que les hirondelles passaient l'hiver, mais où, en réalité, elles n'entrent que pour s'abriter et faire leur nid. Je lui répondis que j'en avais vu. Alors il m'apprit que, sur mon chemin pour revenir à la ville, il s'en trouvait un dont il m'enseigna la place, et qui était remarquable, entre tous, par le nombre immense de ces oiseaux qui s'y retiraient.—M'étant remis en route, j'arrivai bientôt au lieu indiqué et n'eus pas de peine à reconnaître l'arbre en question: c'était un sycomore presque sans branches, portant de soixante à soixante-dix pieds de haut sur huit de diamètre à la base; il pouvait en avoir encore près de cinq, même à une hauteur de cinquante pieds, où le tronçon d'une branche brisée et creuse, d'environ deux pieds de diamètre, se séparait de la tige principale. C'était par là qu'entraient les hirondelles. En examinant l'arbre de près, je le trouvai d'un bois dur, mais rongé au centre presque jusqu'aux racines. On était au mois de juillet, et le soleil marquait comme quatre heures après-midi. Les hirondelles volaient au-dessus de Jeffersonville, de Louisville et des bois environnants; mais je n'en voyais aucune près du sycomore. Je rentrai chez moi, pour revenir bientôt à pied. Le soleil descendait derrière les montagnes d'Argent; la soirée était belle, des milliers d'hirondelles voltigeaient autour de moi, et de temps en temps quatre ou cinq à la fois disparaissaient dans le trou de l'arbre, comme des abeilles se pressant à l'entrée de leur ruche. Et moi je restais là, ma tête appuyée contre le tronc et prêtant l'oreille au bruit assourdissant que faisaient les oiseaux pour s'installer à l'intérieur. Il était nuit noire quand je quittai mon poste, et j'étais convaincu qu'il en restait encore un bien plus grand nombre dehors. Je n'avais pas eu la prétention de les compter: il y en avait trop, et ils se précipitaient à l'ouverture en rangs si serrés et si épais, que c'était à confondre l'imagination. À peine étais-je de retour à Louisville, qu'un violent ouragan mêlé de tonnerre passa sur la ville, et je pensai que la précipitation des hirondelles avait eu pour cause leur inquiétude et le désir d'éviter l'orage. Toute la nuit, je ne fis que rêver d'hirondelles, tant j'étais impatient de constater leur nombre, avant que l'époque de leur départ fût arrivée.
«Le lendemain matin, il ne paraissait encore aucune lueur de jour, que déjà je me retrouvais à mon poste. Je me remis l'oreille collée contre l'arbre; tout était silencieux au dedans. Il y avait environ vingt minutes que j'étais dans cette posture, lorsque soudain je crus que le grand arbre se déracinait et tombait sur moi. Instinctivement je fis un bond de côté; mais en regardant en l'air, quel ne fut pas mon étonnement de le voir debout et aussi ferme que jamais. C'étaient des hirondelles qu'il vomissait en flots noirs et continus. Je courus reprendre ma place et j'écoutai, réellement stupéfait de ce bruit du dedans, que je ne puis mieux comparer qu'au sourd roulement d'une large roue sous l'action d'un puissant cours d'eau. Il faisait sombre encore, de sorte que je pouvais à peine distinguer l'heure à ma montre; mais j'estime qu'elles mirent à sortir ainsi trente minutes et plus. Puis, l'intérieur de l'arbre redevint silencieux, et elles se dispersèrent dans toutes les directions avec la rapidité de la pensée.
«Immédiatement, je formai le projet d'examiner l'intérieur de cet arbre qui, comme me l'avait dit mon ami le major Groghan, était bien le plus remarquable que j'eusse jamais vu. Pour cette expédition, je m'adjoignis un camarade de chasse, et nous partîmes, munis d'une assez longue corde. Après plusieurs essais, nous réussîmes à la lancer par-dessus la branche brisée de façon à ce que les deux bouts revinssent toucher la terre; ensuite, m'étant armé d'un grand bambou, je grimpai sur l'arbre au moyen de cette sorte de câble et parvins sans accident jusqu'à la branche sur laquelle je m'assis. Mais tout cela fut peine perdue: je ne pus rien voir du tout dans l'intérieur de l'arbre, et ma gaule, d'au moins quinze pieds de long, avait beau s'y promener de droite et de gauche, elle ne touchait à rien qui pût me donner quelque renseignement. Je redescendis fatigué et désappointé.
«Sans me décourager cependant, le lendemain je louai un homme qui fit un trou à la base de l'arbre. Il n'y restait plus que huit à neuf pouces d'écorce et de bois. Bientôt la hache eut mis le dedans à jour, et nous découvrîmes une masse compacte de dépouilles et de débris de plumes réduites en une espèce de terreau au milieu duquel je pouvais encore distinguer des fragments d'insectes et de coquilles. Je me frayai ou plutôt me perçai tout au travers un passage d'environ six pieds. Cette opération ne prit pas mal de temps, et comme je savais par expérience que, si les oiseaux venaient à soupçonner l'existence de ce trou, ils abandonneraient l'arbre sur-le-champ, je le fis soigneusement reboucher. Dès le même soir, les hirondelles revinrent comme d'habitude, et je me gardai de les troubler de plusieurs jours. Enfin, m'étant précautionné d'une lanterne sourde, un soir vers les neuf heures, je retournai au sycomore, résolu de voir à fond dans l'intérieur. Le trou fut ouvert doucement; je me hissai le long des parois en m'aidant de la masse de détritus; mon camarade venait par derrière. Je trouvai tout parfaitement tranquille; et par degrés, dirigeant la lumière de la lanterne sur les côtés de l'excavation béante au-dessus de nous, j'aperçus les hirondelles collées les unes contre les autres et couvrant toute la surface interne. Avec le moins de bruit possible, nous en prîmes et tuâmes plus d'un cent que nous fourrâmes dans nos habits et dans nos poches; puis, nous étant laissés glisser en bas, nous nous retrouvâmes en plein air. Une chose remarquable, c'est que, pendant notre visite, pas un seul de ces oiseaux n'avait laissé dégoutter de sa fiente sur nous. L'entrée exactement refermée, nous reprîmes, fiers et joyeux, le chemin de Louisville. Parmi les cent quinze individus que nous avions emportés, il ne se trouva que six femelles; soixante-six étaient mâles et adultes; le sexe de vingt-deux des autres ne put être déterminé; c'étaient, sans aucun doute, des jeunes de la première couvée: leur chair était tendre, et les tuyaux de leurs plumes paraissaient encore mous.
«Voyons, faisons en gros le compte des oiseaux qui pouvaient être ainsi logés dans cet arbre: l'espace vide commençant à partir de la pile de plumes et de dépouilles pour finir à l'entrée supérieure de la cavité ne présentait pas moins de 25 pieds en hauteur sur 15 de large, en supposant à l'arbre 5 pieds de diamètre, ce qui donnerait 375 pieds carrés de surface. Maintenant, accordons à chaque oiseau un espace d'à peu près 3 pouces, ce qui est plus que suffisant, vu la manière dont ils étaient entassés: il y aura 32 oiseaux par chaque pied carré, et, par conséquent, le nombre total que contenait l'intérieur de ce seul arbre était de 11,000.
«Je ne cessai point de surveiller les mouvements de mes hirondelles. Lorsque les jeunes qui avaient été élevées dans les cheminées de Louisville, Jeffersonville et des maisons du voisinage, ainsi que dans les arbres choisis pour cet objet, eurent abandonné le lieu de leur naissance, je recommençai mes visites au sycomore. C'était le 2 août. Je m'assurai que le nombre des oiseaux qui s'y retiraient n'avait pas augmenté; mais je trouvai beaucoup plus de femelles et de jeunes que de mâles sur une cinquantaine qui furent pris et ouverts. Jour par jour, j'y revins: le 13 août, il n'y en entra guère que deux ou trois cents; le 18, pas un seul ne s'en approcha, et c'est à peine si je vis passer isolément quelques individus qui m'avaient l'air de s'en aller vers le sud. En septembre, pendant la nuit, je regardai dans l'intérieur: il n'y en restait aucun. J'y revins encore une fois, en février, par un temps très froid, et, convaincu que toutes les hirondelles avaient quitté le pays, je refermai définitivement l'ouverture et cessai mes visites.
«Mai cependant était de retour, et son souffle printanier nous ramenait le peuple vagabond des airs. Les hirondelles aussi revinrent à leur arbre, et j'en vis le nombre s'accroître chaque jour. Vers le commencement de juin, j'imaginai de fermer l'entrée avec un bouchon de paille que je pouvais retirer à mon gré au moyen d'une corde. Le résultat fut curieux: les oiseaux, comme d'ordinaire, vinrent pour s'abriter à la tombée de la nuit; ils s'attroupèrent, passant et repassant devant l'arbre d'un air tout dérouté; plusieurs déjà commençaient à s'envoler au loin: j'ôtai le bouchon, et immédiatement ils entrèrent sans discontinuer, jusqu'à ce qu'il ne me fût plus possible de les distinguer du lieu où j'étais.
«J'avais quitté Louisville pour aller me fixer à Henderson, et ce ne fut que cinq ans après que je pus revoir le sycomore, dans l'intérieur duquel les hirondelles abondaient toujours. Les pièces de bois avec lesquelles j'avais bouché mon trou avaient été brisées ou emportées; mais l'ouverture était de nouveau complétement remplie de dépouilles et de débris des oiseaux.—À la fin pourtant, il survint un ouragan tellement violent, que leur antique retraite fut tout de son long couchée par terre.»
VIII.
Revoyez l'aigle dans une autre scène:
«L'aigle est né sublime. Il flotte sur les bannières, il est le symbole du courage et de la grandeur. Il est le blason de la liberté d'Amérique; il servit de type à Rome dans ses conquêtes, à Napoléon dans ses entreprises. La puissance de son élan, la hauteur et la rapidité de son essor, sa vigueur, son audace, la froideur de son courage justifient ce choix que l'assentiment de tous les peuples consacre. C'est un héros et un tyran. Sa férocité égale sa bravoure. Il aime à plonger ses serres dans le sang; le carnage fait ses délices, alors même qu'il n'a pas besoin d'une proie à dévorer.
«En automne, au moment où des milliers d'oiseaux fuient le nord et se rapprochent du soleil, laissez votre barque effleurer l'eau du Mississipi. Quand vous verrez deux arbres dont la cime dépasse toutes les autres cimes s'élever en face l'un de l'autre, sur les deux bords du fleuve, levez les yeux. L'aigle est là, perché sur le faîte de l'un des arbres. Son œil étincelle dans son orbite et paraît brûler comme la flamme. Il contemple attentivement toute l'étendue des eaux; souvent son regard s'arrête sur le sol; il observe, il attend; tous les bruits qui se font entendre, il les écoute, il les recueille; le daim, qui effleure à peine les feuillages, ne lui échappe pas. Sur l'arbre opposé, l'aigle femelle reste en sentinelle. De moment en moment, son cri semble exhorter le mâle à la patience. Il y répond par un battement d'ailes, par une inclination de tout son corps et par un glapissement dont la discordance et l'éclat ressemblent au rire d'un maniaque. Puis il se redresse; à son immobilité, à son silence, vous diriez une statue. Les canards de toute espèce, les poules d'eau, les outardes fuient par bataillons serrés, que le cours de l'eau emporte; proies que l'aigle dédaigne, et que ce mépris sauve de la mort. Un son, que le vent fait voler sur le courant, arrive enfin jusqu'à l'ouïe des deux aigles; ce bruit a le retentissement et la raucité[7] d'un instrument de cuivre: c'est le chant du cygne. La femelle avertit le mâle, par un appel composé de deux notes; tout le corps de l'aigle frémit; deux ou trois coups de bec dont il frappe rapidement son plumage le préparent à son expédition. Il va partir.
«Le cygne vient, comme un vaisseau flottant dans l'air; son col d'une blancheur de neige, étendu en avant; l'œil étincelant d'inquiétude. Le mouvement précipité de ses deux ailes suffit à peine à soutenir la masse de son corps; et ses pattes, qui se reploient sous sa queue, disparaissent à l'œil. Il approche lentement, victime dévouée. Un cri de guerre se fait entendre. L'aigle part avec la rapidité de l'étoile qui file ou de l'éclair qui resplendit. Le cygne voit son bourreau, abaisse son col, décrit un demi-cercle, et manœuvre, dans l'agonie de sa crainte, pour échapper à la mort. Une seule chance de succès lui reste, c'est de plonger dans le courant; mais l'aigle prévoit la ruse; il force sa proie à rester dans l'air, en se tenant sans relâche au-dessous d'elle, et en menaçant de la frapper au ventre et sous les ailes. Cette combinaison, que l'homme envierait à l'oiseau, ne manque jamais d'atteindre son but. Le cygne s'affaiblit, se lasse, et perd tout espoir de salut. Mais alors son ennemi craint encore qu'il n'aille tomber dans l'eau du fleuve. Un coup des serres de l'aigle frappe la victime sous l'aile, et la précipite obliquement sur le rivage.
«Tant de puissance, d'adresse, d'activité, de prudence ont achevé la conquête. Vous ne verriez pas sans effroi le triomphe de l'aigle. Il danse sur le cadavre; il enfonce profondément ses armes d'airain dans le cœur du cygne mourant; il bat des ailes, il hurle de joie, les dernières convulsions de l'oiseau l'enivrent. Il lève sa tête chauve vers le ciel, et ses yeux enflammés d'orgueil se colorent comme le sang. Sa femelle vient le rejoindre. Tous deux ils retournent le cygne, percent sa poitrine de leur bec, et se gorgent du sang encore chaud qui en jaillit.»
IX.
En changeant de spectacle, Audubon change de pinceau pour le décrire, il ne veut pas même déranger les amours des plus petits oiseaux.
«J'ai souvent, dit-il, passé des journées entières dans la société de ces petits êtres ailés. Rien n'est plus vif et plus joyeux; du haut des vieux troncs et des arbres tombant de décrépitude, la voix du pivert se fait entendre, et tous ses camarades lui répondent. On voit plusieurs mâles attachés à la poursuite d'une seule femelle, voltiger, monter, descendre, exécuter mille évolutions étranges: espèce de ballet burlesque dont il est difficile d'être témoin sans rire. C'est ainsi que les prétendants témoignent à leur belle le désir de lui plaire et de l'amuser. Point de jalousie entre ces beaux, qui se disputent paisiblement et sans haine le prix des jeux, la compagne qui doit appartenir au vainqueur. D'arbre en arbre et de buisson en buisson, les mêmes cérémonies se répètent. Autour de la coquette qui semble indécise, vous voyez quelquefois douze ou treize danseurs voltigeant; les jeux continuent jusqu'au moment où elle donne la préférence à l'un des rivaux, qu'elle attaque de son bec lorsqu'il passe près d'elle. Aussitôt tous les prétendants de s'envoler et de courir après une autre belle. Le couple reste tête-à-tête. Bientôt il s'agit de chercher une habitation commode pour le nouveau ménage. Ils partent ensemble et choisissent dans le bois un tronc d'arbre facile à creuser; tour à tour le mari et la femme opèrent à coups de bec l'excavation qui doit contenir eux et leurs petits. À mesure qu'un débris de l'arbre vole dans l'air, sous le bec de l'un d'eux, l'autre le félicite par un petit cri aigu, écho de sa joie. Enfin, le nid s'achève, et c'est plaisir de voir les deux oiseaux monter et redescendre l'arbre dans tous les sens, aiguiser leurs becs sur tous les rameaux; chasser inexorablement les rouges-gorges et les autres oiseaux; aller en course lointaine à la recherche de fourmis, de larves et d'insectes. Deux semaines après, six œufs, blancs et transparents comme le cristal, sont déposés dans l'asile conjugal.
«Les piverts ont deux couvées par saison; aussi cette race joyeuse pullule-t-elle dans les forêts de l'Amérique, et vous ne pouvez faire une promenade sans entendre leurs cris perçants et le retentissement de leur bec sur l'écorce des arbres.»
«Telles sont les couleurs vives, variées, naïves, que la plume du naturaliste, aussi pittoresque que son pinceau, emploie pour commenter et expliquer les admirables planches qui composent son ouvrage. C'est ainsi que nous comprenons la science. Grâce au progrès de la civilisation, elle ne se contente plus d'une aride nomenclature: elle ne se renferme plus dans la poudre des vieux livres. Adieu pour toujours aux classifications symboliques et artificielles qui remplaçaient l'étude du monde et substituaient aux harmonies de la création je ne sais quel squelette, dont les ossements étiquetés servaient de jouet aux érudits. Lisez ces anciennes monographies. Qu'y trouverez-vous? Des titres et des mots, des chiffres et un numérotage éternel, qui ne parle ni à l'âme ni à la pensée. Est-ce donc là, grand Dieu! ton œuvre éternelle, ton œuvre vivante, animée dans toutes ses parties? Quelles inventions puériles me donnez-vous à la place de ce grand tout?»
Ces réflexions sont de l'intelligent traducteur, M. Chasles.
Lamartine.
CXIXe ENTRETIEN.
CONVERSATIONS DE GŒTHE
PAR ECKERMANN.
(PREMIÈRE PARTIE.)
I.
Les grands hommes sont comme les grands monuments; on ne les voit pas d'un coup d'œil, on ne les juge pas d'un seul mot. Il faut y revenir une fois, deux fois, trois fois, chaque fois, en un mot, qu'un nouvel écho échappé de leur tombe nous rappelle leur nom ou leur pensée par une de leurs œuvres posthumes ou par les confidences rétrospectives d'un de leurs familiers. Le temps les effeuille comme leurs actes et leurs ouvrages à chaque période de leur existence, à chaque année de leur vie. Leurs opinions, modifiées par les circonstances, changent selon qu'ils ont acquis plus ou moins d'expérience par leur contact avec le temps. Qui pourrait dire si Napoléon à Sainte-Hélène pensait juste comme Napoléon à Marengo ou même comme Napoléon à l'île d'Elbe? Qui pourrait dire si lord Byron, mort à trente-sept ans, aurait pensé à soixante-dix ans ce qu'il avait écrit à vingt-sept ans en Écosse? Qui oserait affirmer que Schiller, écrivant le drame des Brigands à vingt-deux ans, ce drame corrupteur de la moralité publique, l'aurait encore écrit, de sa plume refroidie, à l'âge fait où il écrivait ses belles œuvres savantes et morales, à son âge mûr? Qui pourrait dire enfin si Gœthe, l'homme essentiellement et véritablement progressif, qui doutait de tout, même de Dieu et de l'immortalité, à vingt-huit ans, aurait écrit à quatre-vingt-deux ans le portrait de Faust, le héros du scepticisme? Non, les jugements du premier coup sont des impressions et non des jugements; autrement il faudrait convenir que l'existence, la réflexion, l'expérience des hommes, sont de vains mots qui n'ont aucune influence, aucun amendement, aucun progrès à nous apporter, et que Dieu, en nous accordant le temps, ce grand révélateur de la vérité en tout genre, ne nous a donné qu'une déception dont nous n'avions aucun besoin pour être plus éclairés et plus sages qu'à notre premier mot dans la vie. Ce serait le blasphème contre la Providence; la Providence des grands hommes, c'est la vie, c'est la réflexion, c'est l'expérience, c'est le repentir. Qui oserait enlever le repentir aux plus grands hommes? Ce serait enlever à l'humanité toutes ses améliorations. N'en parlons plus.
II.
Aussi, pendant que le monde contemporain voit ou lit avec admiration ce que tel ou tel grand homme a fait, a dit, ou a écrit dans sa jeunesse, le grand homme qui se voit admiré, ou qui se voit loué souvent à tort, se recueille, s'interroge, juge ses juges, et se dit tout bas: «On m'applaudit pour ce qui méritait, en réalité, d'être condamné! Je ne savais pas, j'étais inexpérimenté; l'illusion, ce mirage des belles âmes, me possédait; maintenant le temps a fait son œuvre, et il ne me reste de ces saintes erreurs que celle qu'il faut nourrir toujours, bien qu'elle m'ait souvent trompé: l'amour du mieux pour l'humanité.»
III.
M. de Las-Cases à Sainte-Hélène, auprès de Napoléon, le capitaine Medwin, auprès de lord Byron en Italie et en Angleterre, furent chacun un de ces échos providentiels que le hasard ou la volonté place à côté de ces grands hommes pour répercuter à l'avenir leurs confidences fausses ou vraies, intéressées ou désintéressées, selon qu'ils voulaient parler à leur chevet ou parler, comme on dit, par la fenêtre. La Providence ménage à ces hommes rares de pareils confidents: les uns pour porter leur voix lointaine à leurs partisans, comme Las-Cases; les autres, comme Medwin, pour donner au monde des notions familières et vraies sur une des grandes natures de leur époque. Quand le plus grand homme de l'Allemagne moderne eut vieilli sans perdre une seule des facultés de son âme et sans perdre un seul des cheveux blanchis de sa large tête, le ciel lui envoya Eckermann, comme le soir envoie au voyageur son ombre prolongée qui le suit dans sa route afin de lui certifier son image. Or, qu'était-ce qu'Eckermann?
IV.
Eckermann, comme Medwin, que j'ai beaucoup connu, était le fils d'un pauvre porte-balle des environs de Hambourg. M. Sainte-Beuve, un de ces esprits tout à la fois philosophiques, poétiques et critiques, qui creusent un sujet ou un homme avec une seule note, en parle ainsi:
«Il n'avait rien en lui de supérieur. C'était une de ces natures de second ordre, un de ces esprits nés disciples et acolytes, et tout préparés par un fonds d'intelligence et de dévouement, par une première piété admirative, à être les secrétaires des hommes supérieurs. Ainsi, en France, avons-nous vu, à des degrés différents, Nicole pour Arnauld, l'abbé de Langeron ou le chevalier de Ramsay pour Fénelon; ainsi eût été Deleyre pour Rousseau, si celui-ci avait permis qu'on l'approchât. Eckermann sortait de la plus humble extraction; son père était porte-balle, et habitait un village aux environs de Hambourg. Élevé dans la cabane paternelle jusqu'à l'âge de quatorze ans, allant ramasser du bois mort et faire de l'herbe pour la vache dans la mauvaise saison, ou accompagnant, l'été, son père dans ses tournées pédestres, le jeune Eckermann s'était d'abord essayé au dessin, pour lequel il avait des dispositions innées assez remarquables; il n'était venu qu'ensuite à la poésie, et à une poésie toute naturelle et de circonstance. Il a raconté lui-même toutes ces vicissitudes de sa vie première avec bonhomie et ingénuité.
«Petit commis, puis secrétaire d'une mairie dans l'un de ces départements de l'Elbe nouvellement incorporés à l'Empire français, il se vit relevé, au printemps de 1813, par l'approche des Cosaques, et il prit part au soulèvement de la jeunesse allemande pour l'affranchissement du pays. Volontaire dans un corps de hussards, il fit la campagne de l'hiver de 1813-1814. Le corps auquel il appartenait guerroya, puis séjourna dans les Flandres et dans le Brabant; le jeune soldat en sut profiter pour visiter les riches galeries de peinture dont la Belgique est remplie, et sa vocation allait se diriger tout entière de ce côté. Mais à son retour en Allemagne, et lorsqu'il se croyait en voie de devenir un artiste et un peintre, une indisposition physique, résultat de ses fatigues et de ses marches forcées, l'arrêta brusquement: ses mains tremblaient tellement qu'il ne pouvait plus tenir un pinceau. Il n'en était encore qu'aux premières initiations de l'art; il y renonça.
«Obligé de penser à la subsistance, il obtint un emploi à Hanovre dans un bureau de la Guerre. C'est à ce moment qu'il eut connaissance des chants patriotiques de Théodore Kœrner, qui était le héros du jour. Le recueil intitulé la Lyre et l'Épée le transporta; il eut l'idée de s'enrôler à la suite dans le même genre, et il composa à son tour un petit poëme sur la vie de soldat. Cependant il lisait et s'instruisait sans cesse. On lui avait fort conseillé la lecture des grands auteurs, particulièrement de Schiller et de Klopstock; il les admira, mais sans tirer grand profit de leurs œuvres. Ce ne fut que plus tard qu'il se rendit bien compte de la stérilité de cette admiration: c'est qu'il n'y avait nul rapport entre leur manière et ses dispositions naturelles à lui-même.
«Il entendit pour la première fois prononcer le nom de Gœthe, et un volume de ses Poésies et Chansons lui tomba entre les mains. Oh! alors ce fut tout autre chose; il sentit un bonheur, un charme indicible; rien ne l'arrêtait dans ces poésies de la vie, où une riche individualité venait se peindre sous mille formes sensibles; il en comprenait tout; là, rien de savant, pas d'allusions à des faits lointains et oubliés, pas de noms de divinités et de contrées que l'on ne connaît plus: il y retrouvait le cœur humain et le sien propre, avec ses désirs, ses joies, ses chagrins; il y voyait une nature allemande claire comme le jour, la réalité pure, en pleine lumière et doucement idéalisée. Il aima Gœthe dès lors, et sentit un vague désir de se donner à lui; mais il faut l'entendre lui-même:
«Je vécus des semaines et des mois, dit-il, absorbé dans ses poésies. Ensuite je me procurai Wilhelm Meister, et sa Vie, ensuite ses drames. Quant à Faust, qui, avec tous ses abîmes de corruption humaine et de perdition, m'effraya d'abord et me fit reculer, mais dont l'énigme profonde me rattirait sans cesse, je le lisais assidûment les jours de fête. Mon admiration et mon amour pour Gœthe s'accroissaient journellement, si bien que je ne pouvais plus rêver ni parler d'autre chose.
«Un grand écrivain, observe à ce propos Eckermann, peut nous servir de deux manières: en nous révélant les mystères de nos propres âmes, ou en nous rendant sensibles les merveilles du monde extérieur. Gœthe remplissait pour moi ce double office. J'étais conduit, grâce à lui, à une observation plus précise dans les deux voies; et l'idée de l'unité, ce qu'a d'harmonieux et de complet chaque être individuel considéré en lui-même, le sens enfin des mille apparitions de la nature et de l'art se découvraient à moi chaque jour de plus en plus.
«Après une longue étude de ce poëte et bien des essais pour reproduire en poésie ce que j'avais gagné à le méditer, je me tournai vers quelques-uns des meilleurs écrivains des autres temps et des autres pays, et je lus non-seulement Shakspeare, mais Sophocle et Homère dans les meilleures traductions...»
«Eckermann, en un mot, travaille à se rendre digne d'approcher Gœthe quelque jour. Comme ses premières études (on vient assez de le voir) avaient été des plus défectueuses, il se mit à les réparer et à étudier tant qu'il put au gymnase de Hanovre d'abord, puis, quand il fut devenu plus libre, et sa démission donnée, à l'université de Gœttingue. Il avait pu cependant publier, à l'aide de souscriptions, un recueil de poésies dont il envoya un exemplaire à Gœthe, en y joignant quelques explications personnelles. Il rédigea ensuite une sorte de traité de critique et de poétique à son intention. Le grand poëte n'avait cessé d'être de loin son «étoile polaire». En recevant le volume de poésies, Gœthe reconnut vite un de ses disciples et de ses amis comme le génie en a à tous les degrés; non content de faire à l'auteur une réponse de sa main, il exprima tout haut la bonne opinion qu'il avait conçue de lui. Là-dessus, et d'après ce qu'on lui en rapporta, Eckermann prit courage, adressa son traité critique manuscrit à Gœthe, et se mit lui-même en route à pied et en pèlerin pour Weimar, sans autre dessein d'abord que de faire connaissance avec le grand poëte, son idole. À peine arrivé, il le vit, l'admira et l'aima de plus en plus, s'acquit d'emblée sa bienveillance, vit qu'il pourrait lui être agréable et utile, et, se fixant près de lui à Weimar, il y demeura (sauf de courtes absences et un voyage de quelques mois en Italie) sans plus le quitter jusqu'à l'heure où cet esprit immortel s'en alla.
«Après la mort de Gœthe, resté uniquement fidèle à sa mémoire, tout occupé de le représenter et de le transmettre à la postérité sous ses traits véritables et tel qu'il le portait dans son cœur, il continua de jouir à Weimar de l'affection de tous et de l'estime de la Cour; revêtu avec les années du lustre croissant que jetait sur lui son amitié avec Gœthe, il finit même par avoir le titre envié de conseiller aulique, et mourut entouré de considération, le 3 décembre 1854.
«Il était dans sa trente-troisième année seulement à son arrivée à Weimar; il avait gardé toute la fraîcheur des impressions premières et la faculté de l'admiration. Il y a des gens qui ne sauraient parler de lui sans le faire quelque peu grotesque et ridicule: il ne l'est pas. Il est sans doute à quelque degré de la famille des Brossette et des Boswell, de ceux qui se font volontiers les greffiers et les rapporteurs des hommes célèbres; mais il choisit bien son objet, il l'a adopté par choix et par goût, non par banalité ni par badauderie aucune; il n'a rien du gobe-mouche, et ses procès-verbaux portent en général sur les matières les plus élevées et les plus intéressantes dont il se pénètre tout le premier et qu'il nous transmet en auditeur intelligent. Remercions-le donc et ne le payons pas en ingrats, par des épigrammes et avec des airs de supériorité. Ne rions pas de ces natures de modestie et d'abnégation, surtout quand elles nous apportent à pleines mains des présents de roi.
«Gœthe, à cette époque où Eckermann commence à nous le montrer (juin 1823), était âgé de soixante-quatorze ans, et il devait vivre près de neuf années encore. Il était dans son heureux déclin, dans le plein et doux éclat du soleil couchant. Il ne créait plus,—je n'appelle pas création cette seconde et éternelle partie de Faust,—mais il revenait sur lui-même, il revoyait ses écrits, préparait ses Œuvres complètes, et, dans son retour réfléchi sur son passé qui ne l'empêchait pas d'être attentif à tout ce qui se faisait de remarquable autour de lui et dans les contrées voisines, il épanchait en confidences journalières les trésors de son expérience et de sa sagesse.
«Il en est, dans ces confidences, qui nous regardent et nous intéressent plus particulièrement. Gœthe, en effet, s'occupe beaucoup de la France et du mouvement littéraire des dernières années de la Restauration; il est peu de nos auteurs en vogue dont les débuts en ces années n'aient été accueillis de lui avec curiosité, et jugés avec une sorte de sympathie; il reconnaissait en eux des alliés imprévus et comme des petits cousins d'outre-Rhin. Et ici une remarque est nécessaire.
«Il faut distinguer deux temps très-différents, deux époques, dans les jugements de Gœthe sur nous et dans l'attention si particulière qu'il prêta à la France: il ne s'en occupa guère que dans la première moitié, et, ensuite, tout à la fin de sa carrière. Gœthe, à ses débuts, est un homme du dix-huitième siècle; il a vu jouer dans son enfance le Père de famille de Diderot et les Philosophes de Palissot; il a lu nos auteurs, il les goûte, et lorsqu'il a opéré son œuvre essentielle, qui était d'arracher l'Allemagne à une imitation stérile et de lui apprendre à se bâtir une maison à elle, une maison du Nord, sur ses propres fondements, il aime à revenir de temps en temps à cette littérature d'un siècle qui, après tout, est le sien. On n'a jamais mieux défini Voltaire dans sa qualité d'esprit spécifique et toute française qu'il ne l'a fait; on n'a jamais mieux saisi dans toute sa portée la conception buffonienne des Époques de la Nature; on n'a jamais mieux respiré et rendu l'éloquente ivresse de Diderot; il semble la partager quand il en parle: «Diderot, s'écrie-t-il avec un enthousiasme égal à celui qu'il lui aurait lui-même inspiré, Diderot est Diderot, un individu unique; celui qui cherche les taches de ses œuvres est un philistin, et leur nombre est légion. Les hommes ne savent accepter avec reconnaissance ni de Dieu, ni de la Nature, ni d'un de leurs semblables, les trésors sans prix.» Mais ce ne sont pas seulement nos grands auteurs qui l'occupent et qui fixent son attention, il va jusqu'à s'inquiéter des plus secondaires et des plus petits de ce temps-là, d'un abbé d'Olivet, d'un abbé Trublet, d'un abbé Le Blanc qui, «tout médiocre qu'il était (c'est Gœthe qui parle), ne put jamais parvenir pourtant à être reçu de l'Académie.»
«Cependant la France changeait; après les déchirements et les catastrophes sociales, elle accomplissait, littérairement aussi, sa métamorphose. Gœthe, qui connut et ne goûta que médiocrement Mme de Staël, ne paraît pas avoir eu une bien haute idée de Chateaubriand, le grand artiste et le premier en date de la génération nouvelle. À cette époque de l'éclat littéraire de Chateaubriand, l'homme de Weimar ne faisait pas grande attention à la France, qui s'imposait à l'Allemagne par d'autres aspects. Et puis il y avait entre eux deux trop de causes d'antipathie. Gœthe reconnaissait toutefois à Chateaubriand un grand talent et une initiative rhétorico-poétique dont l'impulsion et l'empreinte se retrouvaient assez visibles chez les jeunes poëtes venus depuis. Mais il ne faisait vraiment cas, en fait de génies, que de ceux de la grande race, de ceux qui durent, dont l'influence vraiment féconde se prolonge, se perpétue au-delà, de génération en génération, et continue de créer après eux. Les génies purement d'art et de forme, et de phrases, dénués de ce germe d'invention fertile, et doués d'une action simplement viagère, se trouvent en réalité bien moins grands qu'ils ne paraissent, et, le premier bruit tombé, ils ne revivent pas. Leur force d'enfantement est vite épuisée.
«Ce qui commença à rappeler sérieusement l'attention de Gœthe du côté de la France, ce furent les tentatives de critique et d'art de la jeune école qui se produisit surtout à dater de 1824, et dont le journal le Globe se fit le promoteur et l'organe littéraire. Ah! ici Gœthe se montra vivement attiré et intéressé. Il se sentait compris, deviné par des Français pour la première fois: il se demandait d'où venait cette race nouvelle qui importait chez soi les idées étrangères, et qui les maniait avec une vivacité, une aisance, une prestesse inconnues ailleurs. Il leur supposait même d'abord une maturité d'âge qu'il mesurait à l'étendue de leurs jugements, tandis que cette étendue tenait bien plutôt chez eux au libre et hardi coup d'œil de la jeunesse.
Ce fut surtout vers 1827 que ce vif intérêt de Gœthe pour la nouvelle et jeune France se prononça pour ne plus cesser. En 1825, il hésitait encore, et M. Cousin, dans une visite qu'il lui fit à Weimar, ayant voulu le mettre sur le chapitre de la littérature en France, ne put l'amener bien loin sur ce terrain encore trop neuf.»
Mais en 1827, lorsque M. Ampère le visita, sa disposition d'esprit était bien changée; Gœthe, averti par le Globe, était au fait de tout, curieux et avide de toutes les particularités à notre sujet. Dans une lettre adressée à Mme Récamier le 9 mai (1827) et publiée quelques jours après dans le Globe par suite d'une indiscrétion non regrettable, le jeune voyageur s'exprimait en ces termes, qui sont à rapprocher de ceux dans lesquels Eckermann nous parle des mêmes entretiens:
«Gœthe, écrivait M. Ampère, a, comme vous le savez, quatre-vingts ans. J'ai eu le plaisir de dîner plusieurs fois avec lui en petit comité, et je l'ai entendu parler plusieurs heures de suite avec une présence d'esprit prodigieuse: tantôt avec finesse et originalité, tantôt avec une éloquence et une chaleur de jeune homme. Il est au courant de tout, il s'intéresse à tout, il a de l'admiration pour tout ce qui peut en admettre. Avec ses cheveux blancs, sa robe de chambre bien blanche, il a un air tout candide et tout patriarcal. Entre son fils, sa belle-fille, ses deux petits-enfants, qui jouent avec lui, il cause sur les sujets les plus élevés. Il nous a entretenu de Schiller, de leurs travaux communs, de ce que celui-ci voulait faire, de ce qu'il aurait fait, de ses intentions, de tout ce qui se rattache à son souvenir: il est le plus intéressant et le plus aimable des hommes.
«Il a une conscience naïve de sa gloire qui ne peut déplaire parce qu'il est occupé de tous les autres talents, et si véritablement sensible à tout ce qui se fait de bon, partout et dans tous les genres. À genoux devant Molière et la Fontaine, il admire Athalie, goûte Bérénice, sait par cœur les chansons de Béranger et raconte parfaitement nos plus nouveaux vaudevilles. À propos du Tasse, il prétend avoir fait de grandes recherches et que l'histoire se rapproche beaucoup de la manière dont il a traité son sujet. Il soutient que la prison est un conte. Ce qui vous fera plaisir, c'est qu'il croit à l'amour du Tasse et à celui de la princesse; mais toujours à distance, toujours romanesque et sans ces absurdes propositions d'épouser qu'on trouve chez nous dans un drame récent.»
N'oublions pas que la lettre est adressée à Mme Récamier, favorable à tous les beaux cas d'amour et de délicate passion.
V.
On connaît Gœthe, le Voltaire et le Cuvier allemand dans un même homme, le créateur de la lumière, l'idolâtre de l'art! Il a écrit ses mémoires; il fut constamment heureux. Son tempérament moral était composé, par moitiés égales, de réflexion froide pour les choses et d'enthousiasme ardent pour les lettres, les arts et même pour les sciences. Il naquit à une époque où la philosophie française passionnait l'Allemagne et où les excès de la révolution repoussaient les cœurs. Il s'était fixé jeune à Weimar. L'amitié du grand-duc et de la grande-duchesse Amélie l'avait élevé, par l'affection, au rang de principal conseiller de cette cour athénienne et de directeur du théâtre et du ministère. Jamais sa faveur, dont il usait modérément, ne subit d'éclipse. Il semblait régner du droit divin du génie. La poésie était son titre; ceux qu'il n'aurait pu soumettre, il les charmait par l'excès de confiance en lui-même; il ne jalousait personne. Les premiers écrivains ou poëtes de l'Allemagne étaient à lui. Il découvrit dans un livre un jeune homme pauvre et souffrant, le seul rival que la nature pouvait lui opposer, Schiller; il l'appela à Iéna, puis à Weimar, tourna sur lui l'amitié du grand-duc, travailla en commun avec lui, en fit son frère, et lui prêta la moitié de son génie. Schiller mort, Gœthe le pleura toute sa vie. Jamais une si sincère confraternité n'avait uni deux âmes d'hommes de lettres. En 1792, Gœthe suivit, par dévouement monarchique, le duc de Weimar dans la campagne des Prussiens contre la France; après la paix, il passa à Bruxelles et revint vivre à Weimar. Il se maria; il eut un fils dont ces conversations nous entretiennent. Il lui fit épouser une jeune fille charmante et tendre qui fut pour lui comme une seconde jeunesse en son cœur. Il les perdit. Ses deux petits-enfants jouèrent avec ses cheveux blancs.
VI.
Gœthe avait écrit vers 1792 le roman étrange et poétiquement populaire de Werther, comme Schiller avait écrit les Brigands: deux œuvres inexplicables et en dehors de toute vue morale; de l'art pur, où la force de la passion conduit les jeunes héros de Schiller au crime, et le héros mélancolique de Gœthe au suicide. Werther, comme un jet de flamme que le monde combustible de l'époque attendait, incendia à son apparition toutes les nations. Jamais livre n'eut, en si peu d'années, un si grand nombre d'éditions. C'était l'amour délirant extravasé sur la terre. Le ridicule n'y mordit pas; le sublime de la passion le tua. Werther resta et restera le charbon de feu des livres. Gœthe étudia de sang-froid les résultats terribles de l'incendie qu'il avait allumé; chaque suicide en Allemagne et en Europe était pour lui un triomphe. Faust, son œuvre principale en vers, était avant lui une légende moitié humaine, moitié satanique, d'outre-Rhin. Son succès fut à la fois philosophique et populaire. Méphistophélès, portrait de Gœthe au fond, fut l'indifférence railleuse entre le bien et le mal, l'éternel blasphème de l'humanité, représentée par la jeune et infortunée Marguerite. Les poëtes étrangers furent pervertis par cette doctrine plus grande que nature. Ugo Foscolo en Italie, Byron en Angleterre y puisèrent, l'un son imitation de Werther dans les lettres de Jacopo Ortis, l'autre ses doctrines malfaisantes d'énergie dans le crime de ses premières poésies, et de raillerie cynique du bien dans Don Juan; après cela Gœthe réfléchit et changea peu à peu de route. Il vit ou il crut voir que ses élans passionnés dans Werther, que ses aspirations désordonnées dans Faust, poussaient l'humanité hors de sa sphère en faisant rêver aux peuples des destinées supérieures à ce qu'ils peuvent atteindre ici-bas. Il redevint possible, et il vit que le possible était l'honnête. Il prit pour devise la modération, et ne goûta plus que la vérité pratique. Il écrivit des ballades allemandes très-romantiques, mais qui, à nous, nous paraissent trop féeriques ou trop puériles; puis des études remarquables sur la botanique, puis des Essais sur les couleurs où il crut détrôner Newton, puis le roman de Wilhelm Meister, espèce de rêve d'un Juif errant de l'humanité, plein d'intentions souvent inintelligibles, et parsemé de réalités délicieuses telles que l'épisode de Mignon; puis un roman apocalyptique des Affinités électives, énigme dont le mot n'est pas encore trouvé.
VII.
Il resta invariablement fidèle à son prince, devint son ami et ne cessa pas de gouverner, de concert avec lui, dans un sens libéral et modéré, dirigeant les alliances, la politique et le théâtre de Weimar dans le double intérêt du prince et du peuple pendant cinquante ans. Il tint cette difficile balance sans la laisser osciller. Quand Napoléon, après la paix de Tilsitt, vint à Weimar, Gœthe témoigna, pour l'homme des grands exploits militaires, une partialité plus que poétique; il fut flatté d'en être distingué. Cet homme lui éclipsa les défaites et les malheurs de l'Allemagne. Il parut passer du côté du destin représenté, à ses yeux, par l'homme de la force brutale. Le philosophe disparut en lui devant le poëte.
Ni son prince ni son pays ne lui demandaient compte de cette partialité blessante pour le vainqueur. «Ce sont deux grands esprits, se disaient-ils, ils ne se jugent pas, ils s'admirent.» Napoléon, en effet, comme on le verra, affecta d'admirer beaucoup Gœthe. Il avait lu Werther dans sa jeunesse et Faust dans sa maturité.
VIII.
Eckermann n'habitait pas encore Weimar; il ne devint le familier du grand homme que dans les dix dernières années de sa vie. Voici comment il s'attendrit sur son souvenir, quand la mort eut éteint la voix de Gœthe:
«Je vois enfin devant moi terminé le troisième volume de mes conversations avec Gœthe, promis depuis longtemps; j'éprouve la joie que donne le triomphe de grands obstacles. J'étais dans une situation très-difficile. Je ressemblais au marin qui ne peut pas faire route par le vent du jour, et qui est obligé d'attendre, avec la plus grande patience, des semaines et des mois jusqu'à ce que le vent favorable, qui soufflait il y a des années, souffle de nouveau. Dans le temps heureux où j'écrivis les deux premiers volumes, je marchais avec un vent favorable; les paroles récemment prononcées résonnaient encore dans mes oreilles, et le commerce animé que j'avais avec cet homme extraordinaire me maintenait dans une atmosphère d'enthousiasme, qui m'entraînait en avant et semblait me donner des ailes.
«Mais aujourd'hui, déjà depuis bien des années cette voix est muette, et le bonheur dont je jouissais dans ce contact avec sa personne est bien loin derrière moi; aussi je ne pouvais trouver l'ardeur nécessaire que dans les heures où il m'était donné de rentrer en moi-même, assez profondément pour pénétrer dans ces asiles de l'âme que rien ne trouble; là je pouvais revoir le passé avec ses fraîches couleurs; il se redressait devant moi, et je voyais de grandes pensées, des fragments de cette grande âme apparaître à mes regards, comme apparaîtraient des sommets lointains, mais éclairés par la lumière du jour céleste, aussi éclatante que la lumière du soleil.
«La joie que j'éprouvais dans ces moments me rendait tout mon feu; les idées et la suite de leur développement, les expressions telles qu'elles avaient été prononcées, tout redevenait clair comme un souvenir de la veille. Gœthe vivait encore devant moi; j'entendais de nouveau le timbre aimé de sa voix, à laquelle nulle autre ne peut être comparée. Je le voyais de nouveau, le soir, avec son étoile sur son habit noir, dans son salon brillamment éclairé, plaisanter au milieu de son cercle, rire et causer gaiement. Je le voyais un autre jour par un beau temps, à côté de moi dans sa voiture, en pardessus brun, en casquette bleue, son manteau gris clair étendu sur ses genoux; son teint brun est frais comme le temps, ses paroles jaillissent spirituelles et se perdent dans l'air, mêlées au roulement de la voiture qu'elles dominent. Ou bien, je me voyais encore, le soir, dans son cabinet d'étude, éclairé par la tranquille lumière de la bougie; il était assis à la table, en face de moi, en robe de chambre de flanelle blanche. La douce émotion que l'on ressent au soir d'une journée bien employée respirait sur ses traits; notre conversation roulait sur de grands et nobles sujets; je voyais alors se montrer tout ce que sa nature renfermait de plus élevé, et mon âme s'enflammait à la sienne. Entre nous régnait la plus profonde harmonie; il me tendait sa main par-dessus la table, et je la pressais; puis je saisissais un verre rempli, placé près de moi, et je le vidais en silence, et je lui faisais une secrète libation, les regards passant au-dessus de mon verre et reposant dans les siens.
«Dans ces moments, je le retrouvais dans toute sa vie, et ses paroles résonnaient de nouveau comme autrefois.—Mais on le sait, quel que soit le bonheur que nous ayons à penser à un mort bien-aimé, le fracas confus du jour qui s'écoule fait que souvent pendant des semaines et des mois notre pensée ne se tourne vers lui que passagèrement; et les moments de calme et de profond recueillement où nous croyons posséder de nouveau, dans toute la vivacité de la vie, cet ami parti avant nous, ces moments se mettent au nombre des rares et belles heures d'existence.—Il en était ainsi de moi avec Gœthe.—Souvent des mois se passaient où mon âme, absorbée par les relations de la vie journalière, était morte pour lui, et il n'adressait pas un seul mot à mon esprit. Puis venaient d'autres semaines, d'autres mois de disposition stérile, pendant lesquels rien en moi ne voulait ni germer ni fleurir. Ces temps de néant, il fallait que j'eusse la grande patience de les laisser s'écouler inutiles, car, dans de pareilles circonstances, ce que j'aurais écrit n'aurait rien valu. Je devais attendre de la fortune le retour des heures où le passé revivait et se représentait devant moi, où je jouissais d'une énergie intellectuelle assez grande, d'un bien-être physique assez complet pour élever mon âme à cette hauteur à laquelle il faut que je parvienne pour être digne de voir de nouveau reparaître en moi les idées et les sentiments de Gœthe.—Car j'avais affaire à un héros que je ne devais pas abaisser. Pour être vrai, il devait se montrer avec toute la bienveillance de ses jugements, avec la pleine clarté et la pleine force de son intelligence, avec la dignité naturelle à un caractère élevé.—Ce n'était pas là une petite difficulté.
«Mes relations avec lui avaient un caractère de tendresse tout particulier; c'étaient celles de l'écolier avec son maître, du fils avec son père, de l'âme avide d'instruction avec l'âme riche de connaissances. Il me fit entrer dans sa société et prendre part aux jouissances intellectuelles et aussi aux plaisirs plus mondains d'un être supérieur. Souvent je le voyais seulement tous les huit jours, le soir; souvent j'avais le bonheur de le voir à midi tous les jours, tantôt en grande compagnie, tantôt tête à tête, à dîner.
«Sa conversation était variée comme ses œuvres. Il était toujours le même et toujours différent. S'il était occupé d'une grande idée, ses paroles coulaient avec une inépuisable richesse; on croyait alors être au printemps, dans un jardin où tout est en fleur, où tout éblouit, et empêche de penser à se cueillir un bouquet. Dans d'autres temps, au contraire, on le trouvait muet, laconique; un nuage semblait avoir couvert son âme, et dans certains jours on sentait auprès de lui comme un froid glacial, comme un vent qui a couru sur la neige et les frimas et qui coupe. Puis je le revoyais, et je retrouvais un jour d'été avec tous ses sourires; je croyais entendre dans les bois, dans les buissons, dans les haies, tous les oiseaux me saluer de leurs chants; le ciel bleu était traversé par le cri de coucou, et dans la plaine en fleurs bruissait l'eau du ruisseau. Alors quel bonheur de l'écouter! Sa présence enivrait, et chacune de ses paroles semblait élargir le cœur.
«C'est ainsi qu'en lui on voyait comme dans une lutte et dans une succession perpétuelle tour à tour l'hiver et l'été, la vieillesse et la jeunesse; mais il était admirable que, dans ce vieillard de soixante-dix et de quatre-vingts ans, ce fût la jeunesse qui reprît toujours le dessus, car ces journées où l'automne ou l'hiver se faisaient sentir n'étaient que de rares exceptions.
«L'empire qu'il avait sur lui-même était remarquable, et c'est là même une des originalités les plus saillantes de son caractère. Il y a une parenté étroite entre cet empire qu'il avait sur lui-même et la puissance de réflexion qui le maintenait toujours maître du sujet qu'il traitait en écrivant, et qui lui permettait de donner à ses œuvres ce fini dans la forme que nous admirons. C'est aussi par une conséquence de ce trait de son caractère que, dans maints de ses livres et dans maintes de ses assertions orales, il est très-retenu et plein de réserve.—Mais il y avait d'heureux moments où un génie plus puissant se rendait maître de lui, et lui faisait abandonner son empire sur lui-même; alors la conversation avait une effervescence toute juvénile, elle se précipitait comme un torrent qui descend des montagnes. C'est dans de pareils moments qu'il versait tous les trésors de grandeur et de bonté que renfermait son âme, et ce sont de pareils moments qui font comprendre comment ses amis de jeunesse ont dit de lui que ses paroles étaient bien supérieures à ses écrits imprimés.»
IX.
Les entretiens s'ouvrent par une forte maladie du vieillard, que la vigueur de sa constitution fait triompher de la mort. Un fils ne raconterait pas avec plus de sollicitude les phases de la maladie.
«Lundi, 2 mars 1823.
«Ce soir, chez Gœthe, que je n'avais pas vu depuis plusieurs jours. Il était assis dans son fauteuil, et il avait auprès de lui sa belle-fille et Riemer. Le mieux était frappant. Sa voix avait repris son timbre naturel, sa respiration était libre; sa main n'était plus enflée, son apparence était celle de la santé, sa conversation était facile. Il se leva, alla dans sa chambre à coucher et revint sans embarras. On but le thé près de lui, et, comme c'était pour la première fois depuis sa maladie, je reprochai en plaisantant à madame de Gœthe d'avoir oublié de mettre un bouquet sur la table. Madame de Gœthe prit aussitôt à son chapeau un ruban de couleur et l'attacha à la cafetière. Ce trait de gaieté parut faire grand plaisir à Gœthe.»
«Weimar, mardi, 10 juin 1823.
«Je suis arrivé ici depuis peu de jours, et aujourd'hui, pour la première fois, je suis allé chez Gœthe. L'accueil a été extrêmement affectueux, et l'impression que sa personne a faite sur moi a été telle, que je compte ce jour parmi les plus heureux de ma vie.
«Il m'avait hier, sur ma demande, indiqué midi comme le moment où il pourrait me recevoir. J'allai à l'heure dite, et trouvai son domestique m'attendant déjà et prêt à m'introduire. L'intérieur de sa maison me fit une très-agréable impression; sans être riche, tout a beaucoup de noblesse et de simplicité; quelques plâtres de statues antiques placés dans l'escalier rappellent le goût prononcé de Gœthe pour l'art plastique et pour l'antiquité grecque. Je vis au rez-de-chaussée plusieurs femmes, occupées dans la maison, passer et repasser. Je vis aussi un des beaux enfants d'Ottilie, qui s'approcha sans défiance de moi et me regarda avec de grands yeux. Après ce premier coup d'œil, je montai au premier étage avec le domestique, dont la langue était toujours en mouvement. Il ouvrit la porte d'une pièce, sur le seuil de laquelle on lisait en passant le mot Salve, présage d'un accueil amical. Nous traversâmes cette chambre, et nous entrâmes dans une seconde, un peu plus spacieuse, où il me pria d'attendre, pendant qu'il allait prévenir son maître. La température de cette pièce ranimait par sa très-grande fraîcheur, un tapis couvrait le sol; la couleur rouge du canapé et des chaises donnait de la gaieté à l'ameublement; sur un côté était un piano, et aux murs étaient suspendus des dessins et des tableaux de genres divers et de différentes grandeurs. Une porte ouverte laissait voir une autre chambre également ornée de tableaux, et par laquelle le domestique était allé m'annoncer.
«Gœthe, en redingote bleue et en souliers, entra peu de moments après.—Noble figure! J'étais saisi, mais les paroles les plus amicales dissipèrent aussitôt mon embarras. Nous nous assîmes sur le sofa. Le bonheur de le voir, d'être près de lui, me troublait, je ne savais presque rien ou rien lui dire.
«Il se mit aussitôt à me parler de mon manuscrit.
«Je sors d'avec vous, dit-il; toute la matinée, j'ai lu votre écrit, il n'a besoin d'aucune recommandation, il se recommande de lui-même.»
«Il me dit que les pensées y étaient claires, bien exposées, bien enchaînées, que l'ensemble reposait sur une base solide, et avait été médité avec soin.
«Je veux l'expédier vite, ajouta-t-il; aujourd'hui j'écris à Cotta par le courrier, et demain j'envoie le paquet par la poste.»
«Nous parlâmes de mes projets de voyage. Je ne pouvais me rassasier de regarder les traits puissants de ce visage bruni, riche en replis dont chacun avait son expression, et dans tous se lisaient la loyauté, la solidité, avec tant de calme et de grandeur! Il parlait avec lenteur, sans se presser, comme on se figure que doit parler un vieux roi. On voyait qu'il a en lui-même son point d'appui et qu'il est au-dessus de l'éloge ou du blâme.
«Je ressentais près de lui un bien-être inexprimable; j'éprouvais ce calme que peut éprouver l'homme qui, après longue fatigue et longue espérance, voit enfin exaucés ses vœux les plus chers. Il me parla de ma lettre, et me dit que j'avais raison en soutenant que, si un homme a su traiter avec clarté un certain sujet, il a prouvé par là qu'il pouvait se distinguer dans beaucoup d'autres occasions toutes différentes.
«On ne peut pas savoir comment les choses tourneront, dit-il; à Berlin, j'ai beaucoup de belles connaissances; nous verrons, j'ai pensé à vous ces jours-ci.»
«Et, en parlant ainsi, il souriait en lui-même d'un air affectueux. Il m'indiqua toutes les curiosités que j'avais encore à visiter à Weimar, et me dit qu'il prierait son secrétaire, M. Krœuter, de vouloir bien me conduire partout. Mais surtout il me recommanda de ne pas manquer d'aller au théâtre. Nous nous séparâmes très-amicalement. J'étais on ne peut plus heureux, car chacune de ses paroles respirait la bienveillance, et je sentais qu'il avait une bonne opinion de moi.»
«Mercredi, 11 juin 1823.
«J'ai reçu ce matin une carte de Gœthe sur laquelle était une nouvelle invitation de me rendre chez lui. Je suis resté une petite heure. Il m'a paru aujourd'hui tout autre qu'hier; il semblait en tout vif et décidé comme un jeune homme. En entrant, il m'apporta deux gros volumes et me dit:
«Il ne faut pas que vous partiez si vite; il faut que nous fassions plus ample connaissance. Je désire vous voir et causer davantage avec vous. Mais, pour ne pas rester dans le champ trop vaste des généralités, j'ai pensé à un travail positif qui sera entre nous un intermédiaire pour nous lier et pour converser. Ces deux volumes renferment le Journal littéraire de Francfort, des années 1772 et 1773; c'est là que tous les petits articles de critique que j'écrivais alors ont été publiés. Ils ne sont pas signés, mais, comme vous connaissez ma manière de penser, vous les distinguerez bien des autres. Je voudrais que vous voulussiez bien examiner avec soin ces travaux de jeunesse, pour me dire ce que vous en pensez. Je désire savoir s'ils méritent d'être introduits dans la prochaine édition de mes œuvres[8]. Ces écrits sont maintenant trop loin de moi, je n'ai plus de jugement sur eux. Vous, jeunes gens, vous devez sentir s'ils ont pour vous de la valeur et jusqu'à quel point, dans l'état actuel de la littérature, ils peuvent être encore utiles. J'en ai déjà fait prendre des copies que vous aurez plus tard pour les comparer avec l'original. Dans la dernière rédaction, il est possible aussi qu'il soit bon de faire çà et là quelques suppressions ou quelques corrections sans altérer le caractère de l'ensemble.»
«Je lui répondis que je m'essayerais très-volontiers sur ce travail, et que mon vœu le plus vif était de réussir à son gré.
«Quand vous aurez commencé, vous verrez, dit-il, que ce travail est fait comme pour vous; cela ira tout seul.»
«Il me dit alors qu'il allait passer l'été à Marienbad, qu'il désirait me voir rester à Iéna jusqu'à son retour.
«Je me suis occupé d'un logement, ajouta-t-il, et j'ai pris tous les soins nécessaires pour que vous ayez là toutes vos aises. Vous trouverez tous les secours que vos études réclament, vous aurez des relations avec des personnes distinguées, et, de plus, la contrée est si variée, que vous avez bien cinquante promenades différentes à faire, toutes agréables et presque toutes très-favorables à la réflexion solitaire. Vous aurez ainsi le loisir et l'occasion d'écrire du nouveau pour vous-même, et en même temps vous ferez ce que je demande de vous.»
«Je n'avais rien à opposer à ces projets. J'acceptai tout avec joie. Son adieu fut encore plus amical que d'habitude, et il me donna rendez-vous au surlendemain pour un nouvel entretien.»
«Lundi, 16 juin 1823.
«Je suis allé, ces jours-ci, plusieurs fois chez Gœthe. Aujourd'hui nous n'avons presque parlé que de nos affaires. Je lui ai dit ce que je pensais de ses articles de critique de Francfort, et je les ai appelés «des échos de ses années d'Université;» cette expression a paru lui plaire, parce qu'elle indique le point de vue sous lequel on doit considérer ces travaux de jeunesse. Il m'a donné ensuite les onze premières livraisons de son journal l'Art et l'Antiquité, pour que je les emporte aussi à Iéna avec le Journal de Francfort.
«Je désire que vous examiniez bien ces livraisons, a-t-il dit, et que non-seulement vous en fassiez une table analytique générale, mais que vous indiquiez aussi quels sont les sujets qui ne peuvent pas être considérés comme entièrement traités; par là je verrai quels sont les fils que je dois ressaisir pour continuer le réseau. Je gagnerai beaucoup par ce secours, vous-même vous gagnerez par ce travail positif une connaissance bien plus approfondie du contenu de ces articles, vous vous les approprierez bien mieux que par une lecture ordinaire faite en ne songeant qu'à votre plaisir.»
«Toutes ces idées me paraissaient justes, et j'acceptai ce nouveau travail.»
«Je voulais être aujourd'hui à Iéna, mais Gœthe m'a prié de vouloir bien pour lui rester jusqu'à dimanche. Il m'a donné des lettres de recommandation, entre autres une pour la famille Frommann[9].
«Vous vous plairez dans ce cercle, me dit-il, j'ai passé là de beaux soirs. Jean-Paul, Tieck, les Schlegel, tout ce qui a un nom en Allemagne a vécu là autrefois et avec plaisir, et c'est encore aujourd'hui le point de réunion d'un grand nombre de savants, d'artistes et de personnes distinguées de tout genre. Dans quelques semaines, écrivez-moi à Marienbad, pour me faire savoir comment vous vous portez et comment vous vous plaisez à Iéna. J'ai dit à mon fils d'aller vous voir pendant mon absence.»
«Tant de sollicitude de la part de Gœthe m'inspirait de vifs sentiments de reconnaissance, et j'étais heureux de voir qu'il me traitait comme un des siens et qu'il voulait que je fusse considéré comme tel.
«Le 21 juin j'avais pris congé de Gœthe. Grâce à ses lettres de recommandation, je trouvai à Iéna le meilleur accueil. Je fis sur les quatre volumes d'Art et Antiquité le travail qu'il m'avait demandé, et je le lui envoyai à Marienbad avec une lettre où je lui disais que j'avais l'intention de quitter Iéna et d'aller habiter une grande ville. Iéna me semblait monotone. Je reçus aussitôt la réponse suivante:
«La table analytique m'est exactement parvenue; elle répond tout à fait à mes désirs et remplit mon but. Que je trouve à mon retour les articles de Francfort rédigés de la même façon, et je vous devrai les meilleurs remercîments. Déjà, tout en ne disant rien, je m'occupe à m'acquitter avec vous en réfléchissant ici à vos pensées, à votre situation, à vos désirs, au but que vous cherchez, à vos plans d'avenir. Je serai, à mon retour, prêt à causer à fond avec vous sur ce qui peut vous convenir. Aujourd'hui, je n'ajoute pas un mot. Le départ de Marienbad me préoccupe et m'occupe beaucoup; il est vraiment bien pénible de rester si peu de temps avec les personnes si remarquables que j'ai trouvées ici.
«Puissé-je vous trouver au sein de votre activité paisible; elle vous mènera un jour par la voie la plus sûre et la plus pure à l'expérience et à la connaissance du monde. Adieu, je pense avec joie à nos relations futures qui seront longues et intimes.
«Gœthe.
«Marienbad, le 14 août 1823.»
«Cette lettre me fit le plus vif plaisir, et je fus dès lors décidé à me laisser entièrement guider par Gœthe. Il revint le 15 septembre de Marienbad, si bien portant, si vigoureux, qu'il pouvait faire plusieurs lieues à pied. C'était un vrai bonheur de le regarder.
«Aussitôt après nous être mutuellement et joyeusement salués, Gœthe me dit:
«Je vais tout vous dire en un mot: Je désire que vous restiez cet hiver près de moi à Weimar.»
«Ce furent là ses premiers mots; il ajouta:
«Ce qui vous convient le mieux, c'est la poésie et la critique. Vous avez pour ces deux genres des dispositions naturelles, c'est là votre métier; vous devez vous y tenir, et il vous procurera bientôt une excellente existence; mais il y a bien des choses qui, sans se rattacher spécialement à ce qui vous occupe, doivent cependant être apprises. Il s'agit de les apprendre vite. C'est ce que vous ferez cet hiver avec nous à Weimar; vous serez étonné à Pâques du chemin que vous aurez fait. Tout sera au mieux pour vous, car tout ce qui peut vous servir dépend de moi. Vous aurez alors acquis de la solidité pour toute votre existence, vous vous sentirez à votre aise, et partout où vous irez, vous irez sans inquiétude. Je m'occuperai d'un logement pour vous dans mon voisinage, car il ne faut pas perdre cet hiver un seul instant. On rencontre réunies à Weimar bien des choses utiles, et peu à peu vous trouverez dans la haute classe une société égale à la meilleure de n'importe quelle grande ville. Je suis lié avec des hommes très-distingués; vous ferez peu à peu connaissance avec eux, et leur commerce sera pour vous à un haut degré instructif et utile.»
«Il me nomma plusieurs personnes, me dit en peu de mots leurs mérites distinctifs, et continua:
«Où pourriez-vous trouver, sur un petit espace, tant d'avantages? Nous avons aussi une bibliothèque excellente, et un théâtre qui, dans ce qu'il y a de plus important, ne le cède à aucun théâtre d'aucune ville allemande. Je vous le répète donc: restez avec nous, et non pas seulement cet hiver; choisissez Weimar pour votre séjour définitif. Les portes et les rues qui en partent conduisent à tous les bouts du monde. Vous voyagerez en été, et vous verrez petit à petit ce que vous avez le désir de voir. Moi, voilà cinquante ans que j'habite ici, et cependant où ne suis-je pas allé? Mais toujours je suis revenu avec plaisir à Weimar.»
«J'étais heureux de voir de nouveau Gœthe près de moi, de l'entendre parler, et je sentais que je lui appartenais tout entier.
«Si je te possède, si je peux, toi seul, te posséder, pensais-je, tout le reste me conviendra.»
«Je lui répétai que j'étais prêt à faire tout ce qu'il jugerait le meilleur dans ma situation.»
X.
On voit qu'Eckermann allait devenir le secrétaire intime de Gœthe, comme Platon celui de Socrate; le titre de disciple était la solde d'Eckermann, il n'en voulait pas d'autre. Toute la maison du poëte-philosophe se composait alors de son fils et de sa belle-fille, femme aimable, instruite, douce, qui gouvernait le ménage et qui répandait sur la vie de Gœthe la douce sérénité de son âme. Le grand-duc lui avait donné pour l'été une maison des champs, où nous le verrons aller souvent pour jouir des beaux jours. Sa pension modique suffisait à son honorable état de maison.
Poursuivons:
«Mardi, 14 octobre 1823.
«Ce soir j'ai assisté pour la première fois à un grand thé chez Gœthe. J'étais le premier arrivé, et je regardai avec plaisir les pièces pleines de lumières qui se succédaient l'une à l'autre. Dans l'une des dernières, je trouvai Gœthe qui vint très-gaiement vers moi. Il portait le costume qui lui va si bien, l'habit noir avec l'étoile d'argent. Nous restâmes encore quelques instants seuls et nous allâmes dans la pièce que l'on appelle la salle du Plafond, où je fus surtout séduit par le tableau des Noces Aldobrandines, suspendu à la muraille au-dessus du canapé rouge. On avait écarté de chaque côté les rideaux verts qui le couvrent, il était parfaitement éclairé, et je me plus à le considérer tranquillement. «Oui, me dit alors Gœthe, les anciens ne se contentaient pas d'avoir de belles idées; chez eux, les belles idées produisaient de belles œuvres. Mais nous, modernes, si nous avons aussi de grandes idées, nous pouvons rarement les produire au dehors avec la force et la fraîcheur de vie qu'elles avaient dans notre esprit.»
«Je vis alors arriver Riemer, Meyer, le chancelier de Müller et plusieurs autres personnes, hommes et dames de la cour. Le fils de Gœthe et madame de Gœthe entrèrent aussi; je fis connaissance avec eux pour la première fois. Les salons se remplissaient peu à peu, tout était animé et vivant. Je vis aussi de brillants et jeunes étrangers avec lesquels Gœthe causait en français.
«La soirée me plut; partout régnaient l'aisance et la liberté: on se tenait debout, on s'asseyait, on plaisantait, on riait, on parlait avec l'un, avec l'autre, chacun suivant sa fantaisie. J'eus avec le jeune Gœthe un entretien très-vif sur le Portrait de Houvald[10], joué au théâtre quelques jours auparavant. Nous étions de la même opinion sur cette pièce, et j'avais du plaisir à voir avec quel esprit et quel feu le jeune Gœthe savait analyser les rapports qu'il avait saisis. Gœthe, au milieu du monde, avait l'air très-aimable. Il allait de l'un à l'autre, et il semblait qu'il aimât toujours mieux écouter et laisser parler les autres que parler lui-même. Madame de Gœthe venait souvent lui prendre le bras, s'enlacer à lui et l'embrasser. Je lui avais dit peu de temps avant que le théâtre me donnait le plus grand plaisir, et que ce plaisir, je le devais à ce que je me laissais aller tout simplement à l'impression faite sur moi par la pièce, sans réfléchir à ce que j'éprouvais. Gœthe avait loué cette manière d'agir, et l'avait trouvée tout à fait appropriée à mon état d'esprit actuel. Je le vis s'approcher de moi avec madame de Gœthe.
«—Voici ma belle-fille, me dit-il, vous connaissez-vous déjà?»
«Nous lui apprîmes que nous venions à l'instant même de faire connaissance.
«—C'est aussi comme toi, Ottilie, un ami du théâtre,» ajouta-t-il, et nous nous félicitâmes mutuellement de notre penchant commun.
«—Ma fille, dit-il, ne manque pas une soirée.»
«—Cela va bien, répondis-je, tant que l'on donne de bonnes pièces, amusantes; mais il y a aussi de l'ennui à supporter, quand les mauvaises arrivent.»
«—Non, répliqua Gœthe, il n'y a rien de meilleur que d'être obligé de voir et d'entendre aussi le mauvais; on prend ainsi contre le mauvais une bonne haine, et on sent mieux ensuite ce qui est bon. Il n'en est pas de même avec un livre; s'il déplaît, on le jette de ses mains; au théâtre, c'est mieux, il faut tout endurer.»
«Je trouvai qu'il avait raison, et je pensai que tout était pour le vieillard une occasion de dire quelque chose de juste.
«Nous nous séparâmes alors, je me mêlai aux autres personnes, qui dans chaque salon causaient bruyamment et gaiement. Gœthe s'était rapproché des dames pendant que j'écoutais les récits de Riemer et de Meyer sur l'Italie. Le conseiller du gouvernement Schmidt, bientôt après, se mit au piano, et joua des morceaux de Beethoven, qui parurent être écoutés avec un profond intérêt. Une dame de beaucoup d'esprit raconta des traits du caractère de Beethoven. Cependant dix heures avaient sonné, la soirée était finie, soirée pour moi on ne peut plus agréable.»
«Dimanche, 19 octobre 1823.
«Ce matin, j'ai dîné pour la première fois avec Gœthe, mademoiselle Ulrike[11] et le petit Walter; nous étions donc tout à fait à l'aise, et entre nous. J'ai vu Gœthe là tout à fait comme père de famille; il nous présentait les plats, découpait le rôti, et cela très-adroitement, sans oublier de nous verser à boire. Nous bavardions gaiement sur le théâtre, sur les jeunes Anglais de Weimar, et sur les petits incidents du jour. Mademoiselle Ulrike surtout était très-gaie et très-amusante. Gœthe était assez silencieux, et il se bornait à introduire çà et là quelques remarques significatives; en même temps il jetait un coup d'œil sur les journaux, nous lisant les passages les plus saillants, et surtout ceux qui parlaient des progrès de la révolution grecque. On vint à dire que je devrais apprendre l'anglais. Gœthe m'y engagea fortement, surtout à cause de lord Byron, homme selon lui d'une telle supériorité, qu'une pareille ne s'est pas rencontrée et sans doute ne se rencontrera pas de nouveau. On chercha quels étaient les meilleurs professeurs de la ville; mais on trouva que tous avaient une prononciation défectueuse, et on conclut qu'il valait mieux se borner à la conversation avec les jeunes Anglais qui habitent ici.»
«Ce matin j'avais reçu une invitation à un thé et à un concert chez Gœthe pour ce soir. Le domestique me montra la liste des invités, je vis que la compagnie serait nombreuse et brillante. Il me dit qu'une jeune Polonaise, qui venait d'arriver, devait improviser sur le piano. J'acceptai l'invitation. Mais un peu après on m'apporta le programme du théâtre. On jouait le soir l'Échiquier. Je ne connaissais pas la pièce. Mon hôtesse me la vantait tellement, qu'il me prit un grand désir de la voir. D'ailleurs je n'étais pas tout à fait à mon aise, et il me semblait qu'il me valait mieux aller voir une comédie gaie que de me rendre en aussi belle compagnie.—Le soir, une heure avant le théâtre, je me rendis chez Gœthe. Sa maison était déjà très-animée. Je trouvai Gœthe seul dans sa chambre, habillé pour sa soirée. Il m'accueillit fort bien et me dit:
«—Restez jusqu'à ce que les autres viennent.»
«Je me disais tout bas:
«Tu ne vas pas pouvoir partir; avec Gœthe, seul, tu te trouves très-bien; mais avec tous ces messieurs et toutes ces dames qui vont venir, tu ne te sentiras plus dans ton élément.»
«Cependant Gœthe allait et venait avec moi dans sa chambre. Il ne fallut pas longtemps pour que la conversation arrivât sur le théâtre. Je lui dis tout le plaisir qu'il me donnait, et enfin j'ajoutai:
«—Oui, cela va si loin, que malgré tout le plaisir que j'attends à votre soirée, j'ai été aujourd'hui tout tourmenté.
«—Eh bien! savez-vous? dit Gœthe, en s'arrêtant et en me regardant avec une bonhomie grandiose, eh bien! allez-y. Ne rougissez pas! Cette pièce amusante vous convient peut-être mieux ce soir, elle est mieux en harmonie avec votre disposition, allez la voir! Chez moi vous aurez de la musique, mais vous aurez cela encore souvent.
«—Oui, dis-je, j'irai au théâtre; il me semble que ce soir il vaut mieux pour moi que je rie.
«—Restez donc seulement jusque vers six heures, mais jusque-là nous pouvons encore causer un peu.»
«Stadelmann apporta des bougies, qu'il plaça sur la table de travail de Gœthe. Gœthe me pria de m'asseoir près de la lumière: il voulait me donner quelque chose à lire. Et que me présenta-t-il? Sa dernière, sa chère poésie, son Élégie de Marienbad.
«Il faut que je raconte un peu l'origine de cette poésie. Aussitôt après le retour de Gœthe des eaux, on avait répandu ici le bruit qu'il avait fait à Marienbad la connaissance d'une jeune dame aussi jolie que spirituelle[12], et qu'il s'était pris de passion pour elle. En entendant sa voix dans l'allée de la Source, il avait saisi son chapeau et avait couru vers elle. Il n'avait pas perdu une des heures pendant lesquelles il pouvait être près d'elle, il avait eu là des jours de bonheur, la séparation avait été très-pénible, et dans sa passion il avait écrit une poésie extrêmement belle, mais qu'il regardait comme une relique et qu'il tenait cachée. J'avais ajouté foi à ces bruits, parce qu'ils étaient tout à fait d'accord avec sa santé encore si verte, la puissance productive de son esprit et la fraîche vivacité de son cœur. J'avais longtemps éprouvé le plus ardent désir de connaître cette poésie, mais j'avais naturellement hésité à prier Gœthe de me la montrer. On jugera combien je m'estimai heureux quand je la tins sous mes yeux. Gœthe avait écrit lui-même ces vers en lettres latines sur du vélin, et les avait attachés avec un ruban de soie dans un carton couvert de maroquin rouge. Ces soins extérieurs prouvaient que Gœthe regarde ce manuscrit avec plus de faveur qu'aucun autre. Je le lus avec une joie profonde, et chaque ligne confirmait les bruits dont j'ai parlé; cependant les premiers vers faisaient voir que la connaissance n'avait pas été faite cette année, mais renouvelée. Le poëte tournait sans cesse autour d'une même idée et semblait toujours comme revenir à son point de départ; la conclusion, brisée d'une manière étrange, produisait un effet extraordinaire et saisissait vivement. Lorsque j'eus fini de lire, Gœthe revint vers moi:
«—Eh bien! n'est-ce pas? me dit-il, je vous ai montré là quelque chose de bon. Dans quelques jours vous me tirerez vos présages là-dessus.»
«Il y a quelques jours, je descendais la route d'Erfurth par un beau temps, quand un homme âgé se joignit à moi, il avait l'apparence d'un bourgeois dans l'aisance. Après quelques mots, l'entretien tomba sur Gœthe. Je lui demandai s'il le connaissait personnellement.
«Si je le connais! répondit-il avec satisfaction, j'ai été son valet de chambre pendant vingt ans.»
«Et il se répandit en éloges sur son ancien maître. Je le priai de me parler de la jeunesse de Gœthe, ce qu'il fit volontiers:
«Il pouvait avoir vingt-sept ans, me dit-il, quand j'étais chez lui; il était très-maigre, agile et délicat, je l'aurais facilement porté.»
«Je lui demandai si Gœthe, dans les premiers temps de son séjour, avait été très-gai.»
«Oui, certes, répondit-il, il était rieur avec les rieurs, mais cependant sans excès; quand on dépassait les limites, il reprenait son sérieux. Toujours il s'est occupé de travaux, de recherches sur l'art et sur les sciences. Le duc venait souvent le voir le soir, et ils restaient à causer sciences jusqu'à une heure avancée de la nuit; et souvent le temps me durait et je me demandais si le duc ne partirait pas. L'étude de la nature était dès lors son occupation. Un jour, il me sonna au milieu de la nuit; j'entre, il avait roulé son lit de fer près de la fenêtre, et, de son lit, couché, il contemplait le ciel.»
«—N'as-tu rien vu au ciel? me demanda-t-il.»
«—Non.»
«—Eh bien, cours au poste, et demande aux soldats s'ils n'ont rien vu.»
«Je courus, personne, n'avait rien vu, ce que je rapportai à mon maître, que je retrouvai dans la même position, toujours couché, toujours regardant le ciel.»
«—Écoute, me dit-il, nous sommes dans un grand moment; nous avons maintenant un tremblement de terre, ou nous allons en avoir un.»
«Il me fit asseoir sur son lit pour m'expliquer quels signes le lui faisaient savoir.»
«Je demandai à ce bon vieillard quel temps il faisait alors.
«—Le temps était très-couvert, l'air immobile, très-silencieux et très-lourd.»
«—Et avez-vous cru Gœthe sur parole?»
«—Oui, je crus ce qu'il disait, car ses prédictions étaient toujours vérifiées par les faits. Le jour suivant, mon maître fit part à la cour de ses observations, et une dame dit à l'oreille de sa voisine: «Gœthe extravague;» mais le duc et les autres messieurs ont cru Gœthe, et on apprit bientôt qu'il avait vu juste, car quelques semaines plus tard arriva la nouvelle que, cette même nuit, une partie de Messine avait été détruite par un tremblement de terre.»
«Lundi, 17 novembre 1823.
«Je suis allé hier un instant chez Gœthe. La présence de Humboldt et sa conversation semblent avoir exercé sur lui une influence favorable. Sa souffrance ne me semble pas seulement physique. Je crois bien plutôt que cette passion pour une jeune dame, qui, l'été dernier, l'a saisi à Marienbad, passion qu'il veut combattre, doit être regardée comme la cause principale de sa maladie.»
Nous avons connu, au même âge, une même aventure de Béranger qui disparut complétement du monde pendant quelques mois pour combattre l'amour par la solitude. Ce mystère de sa vie n'est pas connu, encore moins expliqué, mais il est vrai. L'âge instruit l'homme, mais ne corrige pas sa nature.
XI.
«Je lui rappelai sa conversation avec Napoléon, que je connais par l'esquisse qui se trouve dans ses papiers inédits, et que je l'ai prié plusieurs fois de terminer.
«—Napoléon, dis-je, vous a désigné dans Werther un passage qui ne se soutenait pas en face d'une critique sévère; et vous avez été de son avis. Je voudrais bien savoir quel est ce passage.»
«—Devinez!» dit Gœthe avec un mystérieux sourire.
«—J'ai cru, répondis-je, que c'était le passage où Lotte envoie les pistolets à Werther, sans dire un mot à Albert, sans lui communiquer ses pressentiments et ses craintes. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour rendre acceptable ce silence, mais aucun motif n'était suffisant en face de la nécessité pressante de sauver la vie de son ami.»
«—Votre observation, dit Gœthe, ne manque pas de justesse. Est-ce ce passage ou un autre dont Napoléon m'a parlé, je préfère ne pas le dire. Mais, je vous le répète, votre remarque est aussi juste que la sienne[13].»
«Je rappelai cette opinion qui prétend que l'effet produit par Werther a tenu au moment de sa publication.»
«—Je ne puis, dis-je, accepter cette idée généralement répandue. Werther a fait époque parce qu'il a paru, et non parce qu'il a paru dans un certain temps. Chaque temps renferme tant de souffrances inexprimées, tant de mécontentements secrets, de lassitude de l'existence, et il y a pour chaque homme dans ce monde tant de relations pénibles, tant de chocs dans sa nature contre l'organisation sociale, que Werther ferait époque aujourd'hui, s'il paraissait aujourd'hui.»
«—Vous avez pleinement raison, dit Gœthe, et voilà pourquoi le livre encore maintenant a sur un certain moment de la jeunesse la même action qu'il a eue autrefois. J'ai connu ces troubles dans ma jeunesse par moi-même, et je ne les dois ni à l'influence générale de mon temps, ni à la lecture de quelques écrivains anglais. Ce qui m'a fait écrire, ce qui m'a mis dans cet état d'esprit d'où est sorti Werther, ce sont bien plutôt certaines relations, certains tourments tout à fait personnels et dont je voulais me débarrasser à toute force. J'avais vécu, j'avais aimé, et j'avais beaucoup souffert! Voilà tout.»
XII.
Les opinions politiques de Gœthe, modifiées par le temps et les événements, sont assez bien interprétées par lui-même dans les pages ci-jointes.
«Et en politique! que n'ai-je pas eu à endurer! Quelles misères ne m'a-t-on pas faites? Connaissez-vous mon drame les Révoltés?»
«—Hier pour la première fois, dis-je, j'ai lu cette pièce, à cause de la nouvelle édition de vos œuvres, et j'ai infiniment regretté qu'elle soit restée inachevée. Mais telle qu'elle est, tout esprit juste saura y voir votre manière de penser.»
«—Je l'ai écrite au temps de la première Révolution, et on peut la regarder comme ma profession de foi politique à ce moment. J'avais fait de la comtesse le représentant de la noblesse, et les paroles que je mets dans sa bouche indiquent quels doivent être les sentiments d'un noble. La comtesse vient d'arriver de Paris, elle a été témoin des préliminaires de la Révolution, et elle n'en a pas déduit une mauvaise doctrine. Elle s'est convaincue que s'il est possible d'opprimer le peuple, on ne peut l'écraser, et que le soulèvement révolutionnaire des classes inférieures est une suite de l'injustice des grands.»
—«Je veux à l'avenir, dit-elle, éviter soigneusement toute action injuste, et, sur les actes injustes d'autrui, je dirai hautement dans le monde et à la cour mon opinion. Aucune injustice ne me trouvera plus muette, quand même on devrait me décrier en m'appelant démocrate.»
«Je croyais que cette manière de penser était tout à fait digne de respect. Elle était alors la mienne et elle l'est encore maintenant. Eh bien! pour récompense, on m'a couvert de titres de toute espèce que je ne veux pas répéter[14].»
«—La lecture seule d'Egmont, dis-je, suffit pour savoir ce que vous pensez. Je ne connais pas de pièce allemande où la cause de la liberté ait été plaidée comme dans celle-là.
«—On a du plaisir à ne pas consentir à me voir comme je suis, et on détourne les regards de ce qui pourrait me montrer sous mon vrai jour. Au contraire, Schiller, qui, entre nous, était bien plus un aristocrate que moi, mais qui bien plus que moi pensait à ce qu'il disait, Schiller avait eu le singulier bonheur de passer pour l'ami tout particulier du peuple. Je lui laisse le titre de tout cœur, et je me console en pensant que bien d'autres ont eu le même sort que moi. Oui, on a raison, je ne pouvais pas être un ami de la Révolution française, parce que j'étais trop touché de ses horreurs, qui, à chaque jour, à chaque heure, me révoltaient, tandis qu'on ne pouvait pas encore prévoir ses suites bienfaisantes. Je ne pouvais pas voir avec indifférence que l'on cherchât à reproduire artificiellement en Allemagne les scènes qui, en France, étaient amenées par une nécessité puissante. Mais j'étais aussi peu l'ami d'une souveraineté arbitraire. J'étais pleinement convaincu que toute révolution est la faute non du peuple, mais du gouvernement. Les révolutions seront absolument impossibles, dès que les gouvernements seront constamment équitables, et toujours en éveil, de manière à prévenir les révolutions par des améliorations opportunes, dès qu'on ne les verra plus se roidir jusqu'à ce que les réformes nécessaires leur soient arrachées par une force jaillissant d'en bas. À cause de ma haine pour les révolutions, on m'appelait un ami du fait existant. C'est là un titre très-ambigu, que l'on aurait pu m'épargner. Si tout ce qui existe était excellent, bon et juste, je l'accepterais très-volontiers. Mais à côté de beaucoup de bonnes choses il en existe beaucoup de mauvaises, d'injustes, d'imparfaites, et un ami du fait existant est souvent un ami de ce qui est vieilli, de ce qui ne vaut rien. Les temps sont dans un progrès éternel; les choses humaines changent d'aspect tous les cinquante ans, et une disposition qui en 1800 sera parfaite est déjà peut-être vicieuse en 1850.—Mais il n'y a de bon pour chaque peuple que ce qui est produit par sa propre essence, que ce qui répond à ses propres besoins, sans singerie des autres nations. Ce qui serait un aliment bienfaisant pour un peuple d'un certain âge sera peut-être un poison pour un autre. Tous les essais pour introduire des nouveautés étrangères sont des folies, si les besoins de changement n'ont pas leurs racines dans les profondeurs mêmes de la nation, et toutes les révolutions de ce genre resteront sans résultats, parce qu'elles se font sans Dieu; il n'a aucune part à une aussi mauvaise besogne. Si, au contraire, il y a chez un peuple besoin réel d'une grande réforme, Dieu est avec elle, et elle réussit. Il était évidemment avec le Christ et avec ses premiers disciples, car l'apparition de cette nouvelle doctrine d'amour était un besoin pour les peuples; il était aussi évidemment avec Luther, car il n'était pas moins nécessaire de purifier cette doctrine défigurée par le clergé. Ces deux grandes puissances que je viens de nommer n'étaient pas des amis du fait établi; leur ferme persuasion était bien plutôt qu'il fallait épurer le vieux levain, et que l'on ne pouvait continuer à marcher toujours dans la fausseté, l'injustice et l'imperfection.»
«Mardi, 27 janvier 1824.
«Gœthe a causé avec moi de la continuation de sa biographie, à laquelle il travaille dans ce moment. Il dit que les dernières époques de sa vie ne peuvent pas avoir la même abondance de détails que sa jeunesse, racontée dans Vérité et Poésie. «Je composerai le récit de ces dernières années sous forme d'Annales; il s'agit moins de raconter ma vie que de montrer sur quoi s'est exercée mon activité. D'ailleurs, pour tout individu, l'époque la plus intéressante est celle du développement[15], et pour moi cette époque se termine dans les volumes détaillés de Vérité et Poésie. Plus tard commence la lutte avec le monde, et cette lutte n'est intéressante qu'autant qu'il en sort quelque chose. Et puis, la vie d'un savant d'Allemagne, qu'est-ce? Ce qu'elle a produit pour moi de bon, je ne pourrais pas le publier, et ce qui pourrait être publié ne vaut pas la peine de l'être. Et où sont les auditeurs auxquels on aurait du plaisir à faire un pareil récit? Lorsque je regarde en arrière le commencement et le milieu de ma vie et que je viens à penser combien il me reste peu dans ma vieillesse de ceux qui étaient avec moi quand j'étais jeune, je pense toujours à ce qui arrive à ceux qui vont passer un été aux eaux. En arrivant, on fait connaissance et amitié avec des personnes qui étaient déjà là depuis longtemps et qui sont près de partir. Leur perte fait de la peine. On se rattache alors à la seconde génération, avec laquelle on vit assez longtemps et avec laquelle on lie des rapports intimes: mais elle part aussi, et nous laisse solitaire avec une troisième génération qui arrive presque au moment de notre propre départ et avec laquelle nous n'avons rien du tout de commun.
«On m'a toujours vanté comme un favori de la fortune; je ne veux pas me plaindre et je ne dirai rien contre le cours de mon existence; mais au fond elle n'a été que peine et travail, et je peux affirmer que, pendant mes soixante et quinze ans, je n'ai pas eu quatre semaines de vrai bien-être. Ma vie, c'est le roulement perpétuel d'une pierre qui veut toujours être soulevée de nouveau. Mes Annales éclairciront ce que je dis là. On a trop demandé à mon activité, soit extérieure, soit intérieure. À mes rêveries et à mes créations poétiques je dois mon vrai bonheur. Mais combien de troubles, de limites, d'obstacles, n'ai-je pas rencontrés dans les circonstances extérieures! Si j'avais pu me retirer davantage de la vie publique et des affaires, si j'avais pu vivre davantage dans la solitude, j'aurais été plus heureux, et j'aurais fait bien plus aussi comme poëte[16].»
«Pour moi, dans ce que j'ai eu à faire et à mener, je me suis toujours conduit en royaliste. J'ai laissé bavarder autour de moi, et j'ai fait ce que je pensais être bien. J'embrassais les choses d'un coup d'œil général, et je savais où je me dirigeais. Si j'avais fait une faute, je l'avais faite seul, et je pouvais la réparer; mais si nous avions été plusieurs à la faire, la réparer eût été impossible, parce que chacun aurait eu une opinion différente.»
Lamartine.
(La suite au prochain entretien.)
CXXe ENTRETIEN.
CONVERSATIONS DE GŒTHE
PAR ECKERMANN.
(DEUXIÈME PARTIE.)
I.
Quant à la religion positive, il en parle avec une odieuse légèreté.
«Ces mystères incompréhensibles sont beaucoup trop au-dessus de nous pour être un sujet d'observations quotidiennes et de spéculations funestes à l'esprit. Que celui qui a la foi en une durée future jouisse de son bonheur en silence, et qu'il ne se trace pas déjà des tableaux de cet avenir. À l'occasion de l'Uranie de Tiedge, j'ai remarqué que les personnes pieuses forment une espèce d'aristocratie comme les personnes nobles. J'ai trouvé de sottes femmes, et j'ai été obligé de supporter de la part de plusieurs d'entre elles une espèce d'examen à mots couverts sur ce point. Je les indignais en leur disant:
«Je serai très-satisfait, si, après cette vie, je suis encore favorisé d'une autre, mais je demande seulement à ne rencontrer là-haut aucun de ceux qui ici-bas ont eu la foi à la vie future, car je serais alors bien malheureux! Toutes ces âmes pieuses viendraient toutes m'entourer en me disant: Eh bien! n'avions-nous pas raison? Ne vous l'avions-nous pas dit? N'est-ce pas arrivé?... Et je serais, même là-haut, condamné à un ennui sans fin. S'occuper des idées sur l'immortalité, cela convient aux classes élégantes et surtout aux femmes qui n'ont rien à faire. Mais un homme d'esprit solide, qui pense à être déjà ici-bas quelque chose de sérieux, et qui par conséquent a chaque jour à travailler, à lutter, à agir, cet homme laisse tranquille le monde futur et s'occupe à être actif et utile dans celui-ci. Les idées sur l'immortalité sont bonnes aussi pour ceux qui n'ont pas été très-bien partagés ici-bas pour le bonheur, et je parierais que, si le bon Tiedge avait eu un meilleur sort, il aurait eu aussi de meilleures idées.»
L'insensé! Si les malheureux et les pauvres n'avaient pas le droit de compter sur l'immortalité, où serait leur consolation ou leur vengeance?
Gœthe rectifie lui-même ailleurs ces assertions téméraires. Le temps lui enseigne l'immortalité!
II.
«Il me dit, ce jour-là, que la connaissance du monde était innée chez le vrai poëte, et que pour le peindre il n'avait besoin ni de grande expérience ni de longues observations.
«J'ai écrit mon Gœtz de Berlichingen, disait-il, quand j'avais vingt-deux ans, et dix ans plus tard j'étais étonné de la vérité de mes peintures. Je n'avais rien connu par moi-même, rien vu de ce que je peignais, je devais donc posséder par anticipation la connaissance des différentes conditions humaines. En général, avant de connaître le monde extérieur, je n'éprouvais de plaisir qu'à reproduire mon monde intérieur. Lorsque plus tard j'ai vu que le monde était réellement comme je l'avais pensé, il m'ennuya, et je perdis toute envie de le peindre. Oui, je peux le dire, si pour peindre le monde j'avais attendu que je le connusse, ma peinture serait devenue un persiflage.»
«C'est ainsi que Gœthe disait de Byron que le monde était pour lui transparent, et qu'il pouvait le peindre par pressentiment. J'exprimai quelques doutes; je demandai si, par exemple, Byron réussirait à peindre une nature inférieure, animale; son caractère personnel me semblait trop puissant pour qu'il aimât à se livrer à de pareils sujets. Gœthe me l'accorda, en disant que les pressentiments ne s'étendaient pas au-delà des sujets qui sont analogues au talent du poëte, et nous convînmes ensemble que l'étendue plus ou moins grande des pressentiments donnait la mesure du talent.
«Si Votre Excellence soutient, dis-je alors, que le monde est inné dans le poëte, elle ne parle sans doute que du monde intérieur, et non du monde des phénomènes et des rapports; par conséquent, pour que le poëte puisse tracer une peinture vraie, il a besoin d'observer la réalité.
«—Oui, certainement, répondit Gœthe. Les régions de l'amour, de la haine, de l'espérance, du désespoir, toutes les nuances de toutes les passions de l'âme, voilà ce dont la connaissance est innée chez le poëte, voilà ce qu'il sait peindre. Mais il ne sait pas d'avance comment on tient une cour de justice, quels sont les usages dans les parlements, ou au couronnement d'un empereur, et pour ne pas, en pareils sujets, blesser la vérité, il faut que le poëte étudie ou voie par lui-même. Je pouvais bien, par pressentiment, avoir sous ma puissance pour Faust les sombres émotions de la fatigue de l'existence, pour Marguerite les émotions de l'amour, mais avant d'écrire ce passage: «Avec quelle tristesse le cercle incomplet de la lune décroissante se lève dans une vapeur humide,» il me fallait observer la nature.»
«Dimanche, 29 février 1824.
«Je suis allé à midi chez Gœthe, qui m'a invité à une promenade en voiture avant dîner. Je le trouvai à déjeuner, et je m'assis en face de lui, pour causer sur les travaux qui nous occupent et qui se rapportent à la nouvelle édition de ses œuvres. Je lui conseillai d'y comprendre les Dieux, les Héros et Wieland et les Lettres d'un Pasteur.
«De mon point de vue actuel, je ne peux juger ces productions de ma jeunesse, me dit-il. C'est à vous, jeunes gens, à décider. Cependant je ne veux pas dire de mal de ces commencements; j'étais encore dans l'obscurité, et je marchais en avant sans trop savoir où j'allais, mais cependant j'avais déjà le sens du vrai, une baguette divinatoire qui m'enseignait où était l'or.»
«J'observai qu'il en était ainsi pour tous les grands talents, car autrement, lorsqu'ils s'éveillent dans ce monde si mélangé, ils ne sauraient pas saisir le vrai et éviter le faux. Cependant on avait attelé; nous suivîmes la route vers Iéna. Gœthe, au milieu de différents sujets, me parla des nouveaux journaux français. «La constitution en France, dit-il, chez un peuple qui renferme tant d'éléments vicieux, repose sur une tout autre base que la constitution anglaise. En France tout se fait par la corruption; toute la révolution française même a été menée à l'aide de corruptions.»
Il pensait à Mirabeau.
III.
Une délicieuse et minutieuse description de la maison des champs de Gœthe à la fin de l'hiver vient ensuite, cadre du portrait qui en relève l'originalité pensive. Lisez:
«Lundi, 22 mars 1824.
«Avant dîner je suis allé en voiture avec Gœthe à son jardin. Par sa situation au-delà de l'Ilm, dans le voisinage du parc, sur la pente occidentale d'une rangée de collines, ce jardin à quelque chose d'aimable et d'attrayant. Protégé contre les vents du nord et de l'est, il est ouvert aux chaudes et bienfaisantes exhalaisons qui viennent du sud et de l'ouest; il offre ainsi, surtout en automne et au printemps, un séjour très-agréable. On est si près de la ville, qui s'étend au nord-ouest, que l'on peut y arriver en quelques minutes, et cependant, quand on regarde autour de soi, on ne voit s'élever dans les environs aucun édifice, aucun sommet de tour, pouvant rappeler le voisinage de la ville. Les arbres du parc, grands et serrés, arrêtent toute vue de ce côté. Ils se prolongent à gauche, vers le nord, formant ce qu'on appelle l'Étoile; à côté est le chemin de voitures, qui passe tout à fait devant le jardin. Vers l'ouest et le sud-ouest le regard s'étend librement sur une vaste prairie à travers laquelle, à la distance d'un bon trait d'arbalète, l'Ilm coule en replis silencieux. Au-delà de la rivière, le rivage s'élève de nouveau en collines; leurs pentes et leurs hauteurs sont couvertes des verts ombrages et du feuillage varié des grands aunes, des chênes, des peupliers blancs et des bouleaux, dont est planté le parc. Cette verdure s'étend bien au-delà et va au loin, vers le sud et vers le couchant, former un horizon harmonieux. L'aspect du parc au-delà de la prairie ferait croire, surtout en été, que l'on est près d'un bois qui se prolongerait pendant des lieues entières. On croit à chaque instant que l'on va voir apparaître sur la prairie un cerf ou un chevreuil. On se sent plongé dans la paix profonde d'une nature solitaire, car le silence absolu n'est interrompu que par les notes isolées des merles qui alternent avec le chant d'une grive des bois. Mais on est tiré de ce rêve de solitude par l'heure qui vient à sonner à la tour, ou par le cri des paons du parc, ou par les tambours ou les clairons qui retentissent à la caserne. Ces bruits ne sont pas désagréables; ils nous remettent en mémoire que nous sommes près de notre ville, dont nous nous croyions éloignés de cent lieues. À certaines heures du jour, dans certaines saisons, ces prairies ne sont rien moins que solitaires. On voit passer tantôt des paysans qui vont à Weimar au marché ou qui en reviennent, tantôt des promeneurs de tout genre, qui, suivant les sinuosités de l'Ilm, se dirigent surtout vers Ober-Weimar, petit village très-fréquenté à certains jours. Puis le temps de la moisson donne à cette place la plus vive animation. Dans les intervalles on y voit venir paître des troupeaux de moutons et même les magnifiques vaches suisses de la ferme voisine. Aujourd'hui cependant, il n'y avait encore aucune trace de ces spectacles qui l'été nous rafraîchissent l'âme. C'est à peine si dans la prairie quelques places çà et là commençaient à verdir; aux arbres du parc, rameaux et bourgeons étaient encore bruns; cependant le cri du pinson et le chant du merle et de la grive, qui résonnaient de temps en temps, annonçaient l'approche du printemps. L'air était doux et agréable comme en été; un souffle à peine sensible venait du sud-ouest. Sur un ciel serein glissaient quelques petites nuées d'orage; plus haut on en remarquait d'autres, ayant la forme de longues bandes, qui se dénouaient. Nous contemplâmes les nuages avec attention, et nous vîmes que ceux qui dans les régions inférieures s'étaient réunis en amas arrondis étaient aussi en train de se dissoudre; Gœthe en conclut que le baromètre allait monter. Il parla beaucoup sur l'élévation et l'abaissement du baromètre; sur ce qu'il appelait l'affirmation et la négation de l'humidité. Il parla sur les lois éternelles d'aspiration et de respiration de la terre, sur la possibilité d'un déluge, au cas d'une affirmation d'humidité constante. Il dit que chaque endroit avait son atmosphère particulière, mais que cependant l'état barométrique de l'Europe avait une grande uniformité. Comme la nature est incommensurable, ses irrégularités sont immenses et il est très-difficile d'apercevoir les lois.
«Pendant qu'il me donnait ces hauts enseignements, nous avancions sur la route sablée qui conduit au jardin. Quand nous fûmes arrivés, il fit ouvrir la maison par son domestique, pour me la montrer[17]. Les murs extérieurs, peints en blanc, étaient entièrement garnis de rosiers disposés en espaliers, qui avaient grimpé jusqu'au toit. Je fis le tour de la maison, et je remarquai avec beaucoup d'intérêt, le long des murs, dans les branches de rosiers, un grand nombre de nids différents qui s'étaient conservés là de l'été précédent, et qui, n'étant plus couverts par le feuillage, se laissaient voir. Je vis entre autres des nids de linots et de diverses espèces de fauvettes, à des hauteurs différentes suivant leurs habitudes. Gœthe me conduisit ensuite dans l'intérieur de la maison, que, l'été précédent, j'avais oublié de visiter. Au rez-de-chaussée je trouvai une seule pièce d'habitation; aux murs étaient suspendus quelques cartes et quelques gravures, et un portrait de Gœthe, de grandeur naturelle, peint par Meyer quelque temps après le retour des deux amis d'Italie. Gœthe y a l'aspect d'un homme vigoureux d'âge moyen, très-brun et un peu gros. Le visage, qui a peu de vie dans le portrait, est très-sérieux d'expression; on croit voir un homme dont l'âme sent qu'elle a charge d'actions pour l'avenir[18]. Nous montâmes l'escalier, nous trouvâmes en haut trois pièces et un cabinet, mais le tout très-étroit et très-incommode. Gœthe me dit qu'il avait passé là de joyeuses années et y avait travaillé dans la tranquillité. Il faisait un peu frais dans cette chambre, nous allâmes chercher la chaleur en plein air. En nous promenant sous le soleil de midi dans l'allée principale, nous causâmes sur la littérature contemporaine, sur Schelling et sur Schelling et Platen. Mais bientôt cependant notre attention se porta de nouveau sur la nature qui nous entourait. Déjà les couronnes impériales et les lis dressaient leurs tiges vigoureuses, et des deux côtés de l'allée on voyait paraître les feuilles vertes des mauves. La partie supérieure du jardin, sur la pente de la colline, est garnie de gazon et parsemée de quelques arbres fruitiers. Des chemins sinueux, tracés sur les flancs du coteau, s'élèvent vers son sommet et en redescendent en serpentant; l'envie me prit de monter, Gœthe passa devant moi et je suivis son pas rapide, en me réjouissant de sa verte vigueur. En haut, près de la haie, nous trouvâmes un paon femelle qui paraissait être venu du parc du château, et Gœthe me dit que l'été il les attirait et les habituait à venir en leur donnant leurs graines favorites. En descendant le coteau par l'autre allée sinueuse, je trouvai, entourée d'un bosquet, une pierre sur laquelle étaient gravés les vers connus:
Ici, dans le silence, l'amant pensait à son amante[19]...
Et je me sentis dans un lieu classique. Tout à côté était un groupe de chênes, de sapins, de bouleaux et de hêtres de demi-grandeur. En tournant autour de ces arbres, nous retrouvâmes la grande allée; nous étions près de la maison. Le group d'arbres est d'un côté en demi-cercle, et forme comme la voûte d'une grotte; nous nous assîmes sur de petites chaises placées autour d'une table ronde. Le soleil était si ardent, que l'ombre légère de ces arbres sans feuillages faisait déjà du bien.
«Par les fortes chaleurs d'été, me dit Gœthe, je ne connais pas de meilleur asile que cette place. J'ai planté de ma main tous les arbres il y a plus de quarante ans; j'ai eu le bonheur de les voir pousser, et je jouis déjà depuis assez longtemps de la fraîcheur de leur ombrage. Le feuillage de ces chênes et de ces hêtres est impénétrable au soleil le plus ardent; j'aime à m'asseoir ici, pendant les chaudes journées d'été, après dîner, lorsque sur la prairie et dans tout le parc à l'entour règne ce silence que les anciens peindraient en disant que Pan dort.»
«Nous entendîmes sonner deux heures dans la ville, et nous revînmes.»
«Mardi, 30 mars 1824.
«Ce soir, chez Gœthe, j'étais seul avec lui; nous avons causé de différentes choses, tout en buvant une bouteille de vin; nous avons parlé du théâtre français, en l'opposant au théâtre allemand.
«Il sera bien difficile, a dit Gœthe, que le public allemand arrive à une espèce de jugement sain, comme cela existe à peu près en Italie et en France. L'obstacle principal, c'est que sur nos scènes on joue de tout. Là où nous avons vu hier Hamlet, nous voyons aujourd'hui Staberle[20], et là où demain doit nous ravir la Flûte enchantée, il faudra, après-demain, écouter les farces du plaisant à la mode.»
IV.
Voici comment, en homme supérieur, il se jugeait lui-même:
«Le style d'un écrivain est la contre-épreuve de son caractère; si quelqu'un veut écrire clairement, il faut d'abord qu'il fasse clair dans son esprit, et si quelqu'un veut avoir un style grandiose, il faut d'abord qu'il ait une grande âme.»
«Gœthe a parlé ensuite de ses adversaires, disant que cette race est immortelle.
«Leur nombre est Légion, a-t-il dit, cependant il n'est pas impossible de les classer à peu près. Il y a d'abord ceux qui sont mes adversaires par sottise; ce sont ceux qui ne m'ont pas compris et qui m'ont blâmé sans me connaître. Cette foule considérable m'a causé dans ma vie beaucoup d'ennuis, mais cependant il faut leur pardonner; ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient.
«Une seconde classe très-nombreuse se compose ensuite de mes envieux. Ceux-là ne m'accordent pas volontiers la fortune et la position honorable que j'ai su acquérir par mon talent. Ils s'occupent à harceler ma réputation et auraient bien voulu m'annihiler. Si j'avais été malheureux et pauvre, ils auraient cessé.
«Puis arrivent, en grand nombre encore, ceux qui sont devenus mes adversaires parce qu'ils n'ont pas réussi eux-mêmes. Il y a parmi eux de vrais talents, mais ils ne peuvent me pardonner l'ombre que je jette sur eux.
«En quatrième lieu, je nommerai mes adversaires raisonnés. Je suis un homme, comme tel j'ai les défauts et les faiblesses de l'homme, et mes écrits peuvent les avoir comme moi-même. Mais comme mon développement était pour moi une affaire sérieuse, comme j'ai travaillé sans relâche à faire de moi une plus noble créature, j'ai sans cesse marché en avant, et il est arrivé souvent que l'on m'a blâmé pour un défaut dont je m'étais débarrassé depuis longtemps. Ces bons adversaires ne m'ont pas du tout blessé; ils tiraient sur moi, quand j'étais déjà éloigné d'eux de plusieurs lieues. Et puis en général un ouvrage fini m'était assez indifférent; je ne m'en occupais plus et je pensais à quelque chose de nouveau.
«Une quantité considérable d'adversaires se compose aussi de ceux qui ont une manière de penser autre que la mienne et un point de vue différent. On dit des feuilles d'un arbre que l'on n'en trouverait pas deux absolument semblables; de même dans un millier d'hommes on n'en trouverait pas deux entre lesquels il y eût harmonie complète pour la pensée et les opinions. Cela posé, il me semble que, si j'ai à m'étonner, c'est, non pas d'avoir tant de contradicteurs, mais au contraire tant d'amis et de partisans. Mon siècle tout entier différait de moi, car l'esprit humain, de mon temps, s'est surtout occupé de lui-même, tandis que mes travaux, à moi, étaient tournés surtout vers la nature extérieure; j'avais ainsi le désavantage de me trouver entièrement seul. À ce point de vue, Schiller avait sur moi de grands avantages. Aussi, un général plein de bonnes intentions m'a un jour assez clairement fait entendre que je devrais faire comme Schiller. Je me contentai de lui développer tous les mérites qui distinguaient Schiller, mérites que je connaissais à coup sûr mieux que lui; mais je continuai à marcher tranquillement sur ma route, sans plus m'inquiéter du succès, et je me suis occupé de mes adversaires le moins possible.»
V.
Et voyez plus bas combien son génie ne lui servait que pour mieux affirmer son Dieu et l'immortalité de son âme:
«Nous avions fait le tour du bois, nous tournâmes près de Tiefurt pour revenir à Weimar; nous avions en face de nous le soleil couchant. Gœthe est resté quelques instants enfoncé dans ses pensées, puis il m'a cité ce mot d'un ancien:
«Même lorsqu'il disparaît, c'est toujours le même soleil!»
«Et il a ajouté avec une grande sérénité:
«Quand on a soixante-quinze ans, on ne peut pas manquer de penser quelquefois à la mort. Cette pensée me laisse dans un calme parfait, car j'ai la ferme conviction que notre esprit est une essence d'une nature absolument indestructible; il continue à agir d'éternité en éternité. Il est comme le soleil, qui ne disparaît que pour notre œil mortel; en réalité il ne disparaît jamais; dans sa marche il éclaire sans cesse.»
VI.
Il revint quelques jours après sur la science et passa de là à Byron, pour lequel il avait un enthousiasme sans moralité et sans mesure. Voyez comment il lui immole le Tasse:
«Je suis loin de soutenir qu'une science modeste et saine nuise à l'observation; au contraire, je répéterai le vieux mot: Nous n'avons vraiment d'yeux et d'oreilles que pour ce que nous connaissons. Le musicien en écoutant un orchestre entend chaque instrument, chaque note isolément; celui qui n'est pas connaisseur est comme rendu sourd par l'effet général de l'ensemble. Le promeneur qui ne cherche que son loisir ne voit dans une prairie qu'une surface agréable par sa verdure ou par ses fleurs; l'œil du botaniste y aperçoit du premier coup un nombre infini de petites plantes et de graminées différentes qu'il distingue et qu'il voit séparément. Cependant il y a une mesure pour tout, et comme, dans mon Gœtz, l'enfant, à force d'être savant, ne connaît plus son père, il y a dans la science des gens qui, perdus dans leur savoir et dans leurs hypothèses, ne savent plus ni voir ni entendre. Tout va très-vite avec eux, mais tout sort d'eux. Ils sont si occupés de ce qui s'agite en eux-mêmes, qu'il en est d'eux comme d'un homme qui, tout à un sentiment passionné, passera dans la rue à côté de son meilleur ami sans le voir. Il faut pour observer la nature une tranquille pureté d'âme que rien ne trouble et ne préoccupe. Si l'enfant attrape le papillon posé sur la fleur, c'est que pour un moment il a rassemblé sur un seul point toute son attention, et il ne va pas au même instant regarder en l'air pour voir se former un joli nuage.
«—Ainsi, dis-je, les enfants et leur pareils pourraient servir dans la science en qualité de très-bons manœuvres.
«—Plût à Dieu, s'écria Gœthe, que nous ne fussions tous rien de plus que de bons manœuvres! C'est justement parce que nous voulons être davantage, et parce que nous introduisons partout avec nous un appareil de philosophie et d'hypothèses, que nous nous perdons.»
«Il y eut un moment de silence. Riemer renoua la conversation en parlant de lord Byron et de sa mort. Gœthe a fait une magnifique analyse de ses écrits, lui a prodigué les louanges les plus vives et a proclamé hautement ses mérites. Puis il a dit:
«Quoique Byron soit mort si jeune, sa mort n'a rien fait perdre d'essentiel à la littérature au point de vue de son développement. D'une certaine façon, Byron ne pouvait pas aller plus loin. Il avait touché les sommets de sa puissance créatrice, et, quoi qu'il eût pu faire encore dans la suite, il n'aurait pas pu cependant étendre les limites tracées autour de son talent. Dans son inconcevable poëme du Jugement dernier, il a écrit l'œuvre extrême qu'il pouvait écrire.»
«L'entretien se tourna ensuite sur le poëte italien Torquato Tasso, et sur ses différences avec Byron. Gœthe ne cacha pas la grande supériorité de l'Anglais pour l'esprit, la connaissance du monde et la puissance de production.
«On ne peut, a-t-il dit, comparer les deux poëtes sans détruire l'un par l'autre. Byron est le buisson enflammé qui réduit en cendres le cèdre sacré du Liban. La grande épopée de l'Italien a soutenu sa gloire à travers les siècles, mais avec une seule ligne du Don Juan on pourrait empoisonner toute la Jérusalem délivrée!»
VII.
Il aimait Klopstock, mais il n'exaltait que son lyrisme.
Les Français, disait-il, ont de l'intelligence et de l'esprit, mais ils n'ont pas de fond et pas de piété, ce qui leur sert.
«Il pensait comme moi sur le poëme de Dante. On parlait de l'obscurité de ses poésies, qui est telle que ses compatriotes eux-mêmes ne l'entendent pas. Les Français de ce temps ont prétendu les remettre à la mode, mais ils n'oseront pas les remettre en lecture. Ils ont prétendu en faire un guelfe pendant qu'il cherchait à ramener un empereur étranger pour posséder l'Italie. Il m'en parla d'ailleurs avec une profonde admiration; il ne l'appelait pas un talent, mais une nature.»
Il estimait peu le talent des femmes poëtes.
«Mardi, 18 janvier 1825.
«Je suis allé aujourd'hui, à cinq heures, chez Gœthe, que je n'avais pas vu depuis plusieurs jours, et j'ai passé une belle soirée. Je l'ai trouvé dans son cabinet de travail, causant sans lumière avec son fils et le conseiller aulique Rehbein, son médecin. Je me plaçai avec eux près de la table. On apporta bientôt de la lumière, et j'eus le bonheur de voir Gœthe devant moi plein de vivacité et de gaieté. Comme d'habitude, il s'informa avec intérêt de ce que j'avais vu de neuf ces jours-ci, et je lui racontai que j'avais fait connaissance avec une femme poëte. Je pus en même temps vanter son talent, qui n'est pas ordinaire, et Gœthe, qui connaît quelques-unes de ses œuvres, la loua comme moi.»
«Une de ses poésies, dit-il, dans laquelle elle décrit un site de son pays, a un caractère très-original. Elle obéit à un penchant heureux pour les peintures de la nature visible, et elle a aussi au fond d'elle-même de belles facultés. Il y aurait bien à critiquer en elle, mais laissons-la aller et ne l'inquiétons pas sur la route que son talent lui montrera.»
Nous parlâmes alors des femmes poëtes en général, et le conseiller aulique Rehbein dit que le talent poétique des femmes lui faisait souvent l'effet d'un besoin intellectuel de reproduction.»
«—L'entendez-vous? me dit Gœthe en riant; un besoin intellectuel de reproduction! comme le médecin arrange cela!»
«—Je ne sais pas, dit Rehbein, si je m'exprime bien, mais il y a quelque chose comme cela. Ordinairement ces personnes n'ont pas joui du bonheur de l'amour, et elles cherchent un dédommagement du côté de l'esprit. Si elles avaient été mariées quand il le fallait, et si elles avaient eu des enfants, elles n'auraient pas pensé à leurs productions poétiques.»
«—Je ne veux pas chercher, dit Gœthe, jusqu'à quel point vous avez raison; mais pour les autres genres de talent chez les femmes, j'ai toujours vu qu'ils cessaient avec le mariage. J'ai connu des jeunes filles qui dessinaient parfaitement, mais dès qu'elles devenaient épouses et mères, c'était fini, elles s'occupaient de leurs enfants, et leur main ne touchait plus le crayon.—Cependant, reprit-il avec une grande vivacité, les femmes pourraient continuer autant qu'elles le veulent leurs poésies et leurs écrits, mais les hommes devraient bien ne pas écrire comme des femmes! Voilà ce qui ne me plaît pas.»
VIII.
«Un jour je lui dis:
«J'ai toujours été étonné de l'idée de ces savants qui semblent croire que la poésie ne sort pas de la vie, mais des livres. Ils sont toujours à dire: Ceci vient de là, et ceci vient d'ici! S'ils trouvent dans Shakspeare, par exemple, des passages qui se trouvent aussi chez les anciens, il faut que Shakspeare les ait pris aux anciens! Ainsi, dans Shakspeare, un personnage, en voyant une charmante jeune fille, dit: «Heureux les parents qui la nomment leur fille; heureux le jeune homme qui l'amènera comme fiancée!» Et parce que le même trait se trouve dans Homère, il faut que Shakspeare le doive à Homère! Est-ce assez bizarre! Comme s'il fallait aller si loin pour trouver ces choses-là, et comme si tous les jours on n'en avait pas sous les yeux, on n'en sentait pas, on n'en disait pas de pareilles!
«—Oui, c'est bien vrai, c'est fort ridicule, dit Gœthe.
«—Lord Byron, continuai-je, ne se montre pas plus sage lorsqu'il dépèce votre Faust et prétend que vous aurez pris cela ici, et ceci là.»
«—Toutes les belles choses que lord Byron cite, dit Gœthe, je ne les avais, pour la plupart, pas même lues, et j'y ai encore moins pensé, quand j'ai fait le Faust. Mais lord Byron n'est grand que lorsqu'il écrit ses vers; dès qu'il veut raisonner, c'est un enfant. Aussi il ne sait pas se défendre contre les sottes attaques, précisément du même genre, qui lui ont été faites dans son propre pays; il aurait dû prendre un langage bien plus énergique. «Ce qui est là m'appartient! aurait-il dû dire; que je l'aie pris dans la vie ou dans un livre, c'est indifférent; il ne s'agissait pour moi que de savoir bien l'employer!» Walter Scott s'est servi d'une scène de mon Egmont, il en avait le droit; il l'a fait avec intelligence, il ne mérite que des éloges. Il a aussi, dans un de ses romans, imité le caractère de ma Mignon; avec autant de sagacité? c'est une autre question. Le Diable métamorphosé de lord Byron est une suite de Méphistophélès, c'est fort bien! Si par une fantaisie d'originalité, il avait voulu s'en écarter, il aurait été obligé de faire plus mal. Mon Méphistophélès chante une chanson de Shakspeare, et qu'est-ce qui l'en empêcherait? Pourquoi me serais-je fatigué à en chercher une nouvelle, si celle de Shakspeare convenait et disait justement ce qu'il fallait dire? L'exposition de mon Faust a aussi quelque ressemblance avec celle de Job, tout cela est fort bien et j'en suis plutôt à louer qu'à blâmer.»
Ici Gœthe se trompe, ou fait du sophisme en faveur de sa vanité.—Je prends mon bien où je le trouve, est un mauvais mot et un mauvais raisonnement de Molière. Dans la nature? oui; dans l'art? non. L'art appartient à l'artiste et non au copiste. Toute imitation est un larcin.
IX.
L'incendie du théâtre de Weimar, qui eut lieu le 22 mars 1823, c'était la moitié de la vie de Gœthe qui s'écroulait. Il la vit s'écrouler avec douleur, mais avec l'impassibilité apparente d'un dieu qui voit brûler son temple et qui songe à le rebâtir promptement. Une seconde promenade à sa maison des champs, où il emmène Eckermann, lui fournit l'occasion de lui confier ses pensées secrètes en politique.
«Mercredi, 27 avril 1825.
«Vers le soir j'allai chez Gœthe, qui m'avait invité à une promenade en voiture.»
«Avant de partir, me dit-il, il faut que je vous montre une lettre de Zelter, que j'ai reçue hier et qui touche à notre affaire du théâtre.»
«Zelter avait écrit entre autres ce passage:
«Que tu ne serais pas un homme à bâtir à Weimar un théâtre pour le peuple, je l'avais deviné depuis longtemps. Celui qui se fait feuille, la chèvre le mange. C'est à quoi devraient réfléchir d'autres puissances, qui veulent renfermer dans le tonneau le vin qui fermente.»
«—Mes amis, nous avons vu cela!»
«—Oui, et nous le voyons encore.»
«Gœthe me regarda et nous nous mîmes à rire.»
«Zelter est un bon et digne homme, dit-il, mais il lui arrive parfois de ne pas me comprendre et de donner à mes paroles une fausse interprétation. J'ai consacré au peuple et à son enseignement ma vie entière, pourquoi ne lui construirais-je pas aussi un théâtre? Mais ici, à Weimar, dans cette petite résidence[21] où l'on trouve, comme on l'a dit par plaisanterie, fort peu d'habitants et dix mille poëtes, peut-il être beaucoup question du peuple, et surtout d'un théâtre du peuple? Weimar, sans doute, deviendra une très-grande ville, mais il nous faut cependant attendre encore quelques siècles pour que le peuple de Weimar compose une masse telle, qu'il ait son théâtre et le soutienne.»
«On avait attelé; nous partîmes pour le jardin de sa maison de campagne. La soirée était calme et douce, l'air un peu lourd, et l'on voyait de grands nuages se réunir en masses orageuses. Gœthe restait dans la voiture silencieux, et évidemment préoccupé. Pour moi, j'écoutais les merles et les grives qui, sur les branches extrêmes des chênes encore sans verdure, jetaient leurs notes à l'orage près d'éclater. Gœthe tourna ses regards vers les nuages, les promena sur la verdure naissante qui, partout autour de nous, des deux côtés du chemin, dans la prairie, dans les buissons, aux haies, commençait à bourgeonner, puis il dit:
«Une chaude pluie d'orage, comme cette soirée nous la promet, et nous allons revoir apparaître le printemps dans toute sa splendeur et sa prodigalité!»
«Les nuages devenaient plus menaçants, on entendait un sourd tonnerre, quelques gouttes tombèrent, et Gœthe pensa qu'il était sage de retourner à la ville. Quand nous fûmes devant sa porte:
«Si vous n'avez rien à faire, me dit-il, montez chez moi, et restez encore une petite heure avec moi.»
«J'acceptai avec grand plaisir. La lettre de Zelter était encore sur la table.
«Il est étrange, bien étrange, dit-il, de voir avec quelle facilité on peut être méconnu par l'opinion publique. Je ne sais pas avoir jamais péché contre le peuple, mais maintenant, c'est décidé, une fois pour toutes; je ne suis pas un ami du peuple! Oui, c'est vrai, je ne suis pas un ami de la plèbe révolutionnaire, qui cherche le pillage, le meurtre et l'incendie; qui, sous la fausse enseigne du bien public, n'a vraiment devant les yeux que les buts les plus égoïstes et les plus vils. Je suis aussi peu l'ami de pareilles gens que je le suis d'un Louis XV. Je hais tout bouleversement violent, parce qu'on détruit ainsi autant de bien que l'on en gagne. Je hais ceux qui les accomplissent aussi bien que ceux qui les ont rendus inévitables. Mais pour cela, ne suis-je pas un ami du peuple? Est-ce que tout homme sensé ne partage pas ces idées? Vous savez avec quelle joie j'accueille toutes les améliorations que l'avenir nous fait entrevoir. Mais, je le répète, tout ce qui est violent, précipité, me déplaît jusqu'au fond de l'âme, parce que ce n'est pas conforme à la nature. Je suis un ami des plantes, j'aime la rose comme la fleur la plus parfaite que voie notre ciel allemand, mais je ne suis pas assez fou pour vouloir que mon jardin me la donne maintenant, à la fin d'avril. Je suis content, si je vois aujourd'hui les premières folioles verdir; je serai content quand je verrai de semaine en semaine la feuille se changer en tige, j'aurai de la joie à voir en mai le bouton, et enfin, je serai heureux quand juin me présentera la rose elle-même dans toute sa magnificence et avec tous ses parfums. Celui qui ne veut pas attendre, qu'il aille dans une serre chaude.
«On répète que je suis un serviteur des princes, un valet des princes! comme si cela avait un sens! Est-ce que par hasard je sers un tyran, un despote? Est-ce que je sers un de ces hommes qui ne vivent que pour leurs plaisirs en les faisant payer à un peuple? De tels princes et de tels temps sont, Dieu merci, loin derrière nous. Le lien le plus intime m'attache depuis un demi-siècle au grand-duc, avec lui j'ai pendant un demi-siècle lutté et travaillé, et je mentirais si je disais que je sais un seul jour où le grand-duc n'a pas pensé à faire, à exécuter quelque chose qui ne serve pas au bien du pays, et qui ne soit pas calculé pour améliorer le sort de chaque individu. Pour lui personnellement, qu'a-t-il retiré de son rôle de prince, sinon charges et fatigues? Est-ce que sa demeure, son costume, sa table, sont plus brillants que chez un particulier aisé? Que l'on aille dans nos grandes villes maritimes, on verra la cuisine et le service d'un grand négociant sur un meilleur pied que chez lui. Nous célébrerons cet automne le cinquantième anniversaire du jour où il a commencé à gouverner et à être le maître. Mais ce maître, quand j'y pense vraiment, qu'a-t-il été tout ce temps, sinon un serviteur? Le serviteur d'une grande cause: le bien de son peuple! S'il faut donc à toute force que je sois un serviteur des princes, au moins ma consolation c'est d'avoir été le serviteur d'un homme qui était lui-même serviteur du bien général.»
X.
Rien de plus touchant que l'hommage impartial que l'amitié de Gœthe rendait ainsi à l'affection de cinquante ans du grand-duc. Lisez:
«Madame de Gœthe et Mademoiselle Ulrike entrèrent toutes deux en très-gracieuse toilette d'été, que le beau temps leur avait fait prendre. La conversation à table fut gaie et variée. On y parla des parties de plaisir des semaines précédentes et des projets semblables pour les semaines suivantes.
«—Si les belles soirées se maintiennent, dit madame de Gœthe, j'aurais un grand désir de donner ces jours-ci dans le parc un thé, au chant des rossignols. Qu'en dites-vous, cher père?
«—Cela pourrait être très-joli! répondit Gœthe.
«—Et vous, Eckermann, dit madame de Gœthe, cela vous convient-il? peut-on vous inviter?
«—Mais, Ottilie, s'écria mademoiselle Ulrike, comment peux-tu inviter le docteur? Il ne viendra pas, ou, s'il vient, il sera comme sur des charbons ardents, on verra que son esprit est ailleurs, et qu'il aimerait beaucoup mieux s'en aller.
«—À parler franchement, répondis-je, je préfère flâner avec Doolan dans les champs des environs. Les thés, les soirées avec thé, les conversations avec thé, tout cela répugne si fort à mon naturel, que la seule pensée de ces plaisirs me met mal à mon aise.
«—Mais, Eckermann, dit madame de Gœthe, à un thé dans le parc, vous êtes en plein air, par conséquent dans votre élément.
«—Au contraire, dis-je, quand je suis si près de la nature que ses parfums viennent jusqu'à moi, et que cependant je ne peux vraiment me plonger en elle, alors l'impatience me saisit, et je suis comme un canard que l'on met près de l'eau en l'empêchant de s'y baigner.
«—Ou bien, dit Gœthe en riant, comme un cheval qui passe sa tête par le fenêtre de l'écurie et voit devant lui d'autres chevaux gambader sans entraves, dans un beau pâturage. Il sent toutes les délices rafraîchissantes de la nature libre, mais il ne peut les goûter. Laissez donc Eckermann, il est comme il est, et vous ne le changerez pas. Mais, dites-moi, mon très-cher, qu'allez-vous donc faire en pleins champs avec votre Doolan, pendant toutes les belles après-midi?
«—Nous cherchons quelque part un vallon solitaire, et nous tirons à l'arc.
«—Hum! dit Gœthe, ce n'est pas là une distraction mal choisie.
«—Elle est souveraine, dis-je, contre les ennuis de l'hiver.
«—Mais comment donc, par le ciel! dit Gœthe, avez-vous ici, à Weimar, trouvé arcs et flèches?
«—Pour les flèches, j'avais, en revenant de la campagne de 1814, rapporté avec moi un modèle du Brabant. Là, le tir à l'arc est général. Il n'y a pas si petite ville qui n'ait sa société d'archers. Ils ont leur tir dans des cabarets, comme nous y avons des jeux de quilles, et ils se réunissent d'habitude vers le soir dans ces endroits où je les ai regardés souvent avec le plus grand plaisir. Quels hommes bien faits! et quelles poses pittoresques, quand ils tirent la corde! Comme toutes leurs énergies se développent, et quels adroits tireurs ce sont! Ils tiraient habituellement, à une distance de soixante ou quatre-vingts pas, sur une feuille de papier collée à un mur d'argile détrempée; ils tiraient vivement l'un après l'autre et laissaient leurs flèches fixées au but. Et il n'était pas rare que sur quinze flèches cinq eussent touché le rond du milieu, large comme un thaler; les autres étaient tout à côté. Quand tout le monde avait tiré, chacun allait reprendre sa flèche et on recommençait le jeu. J'étais alors si enthousiaste de ce tir à l'arc, que je pensais que ce serait rendre un grand service à l'Allemagne que de l'y introduire, et j'étais assez sot pour croire que ce fût possible. Je marchandai souvent un arc, mais on n'en vendait pas au-dessous de vingt francs, et où un pauvre chasseur pouvait-il trouver une pareille somme? Je me bornai à une flèche, comme l'instrument le plus important et travaillé avec le plus d'art; je l'achetai dans une fabrique de Bruxelles pour un franc, et avec un dessin, ce fut le seul butin que je rapportai dans mon pays[22].
«—Voilà qui est tout à fait digne de vous, répondit Gœthe. Mais ne vous imaginez pas que l'on pourrait rendre populaire ce qui est beau et naturel; ou du moins il faudrait pour cela avoir beaucoup de temps et recourir à des moyens désespérés. Je crois facilement que ce jeu du Brabant est beau. Notre plaisir allemand du jeu de quilles paraît, en comparaison, grossier, commun, et il tient beaucoup du Philistin.
«—Ce qu'il y a de beau au tir de l'arc, dis-je, c'est qu'il développe le corps tout entier et qu'il réclame l'emploi harmonieux de toutes les forces. Le bras gauche, qui soutient l'arc, doit rester bien tendu sans bouger; le droit, qui tire la corde, ne doit pas être moins fort; les pieds, les cuisses, pour servir de base solide à la partie supérieure du corps, s'attachent avec énergie au sol; l'œil, qui vise, les muscles du cou et de la nuque, tout est en activité et dans toute sa tension. Et puis, quelles émotions, quelle joie quand la flèche part, siffle et perce le but! Je ne connais aucun exercice du corps comparable.
«—Cela, dit Gœthe, conviendrait à nos écoles de gymnastique, et je ne serais pas étonné si, dans vingt ans, nous avions en Allemagne d'excellents archers par milliers. Mais avec une génération d'hommes mûrs il n'y a rien à faire, ni pour le corps, ni pour l'esprit, ni pour le goût, ni pour le caractère. Commencez adroitement par les écoles, et vous réussirez.
«—Mais, dis-je, nos professeurs allemands de gymnastique ne connaissent pas le tir à l'arc.
«—Eh bien, dit Gœthe, que quelques écoles se réunissent et fassent venir de Flandre ou de Brabant un bon archer; ou bien qu'ils envoient en Brabant quelques-uns de leurs meilleurs élèves, jeunes et bien faits, qui deviendront là-bas de bons archers et apprendront aussi comment on taille un arc et fabrique une flèche. Ils pourraient ensuite entrer dans les écoles comme professeurs temporaires et aller ainsi d'école en école. Je ne suis pas du tout opposé aux exercices gymnastiques en Allemagne, aussi j'ai eu d'autant plus de chagrin en voyant qu'on y a mêlé bien vite de la politique, de telle sorte que les autorités se sont vues forcées ou de les restreindre, ou de les défendre et de les suspendre. C'était jeter l'enfant que l'on baigne avec l'eau de la baignoire. J'espère que l'on rétablira les écoles de gymnastique, car elles sont nécessaires à notre jeunesse allemande, surtout aux étudiants, qui ne font en aucune façon contre-poids à leurs fatigues intellectuelles par des exercices corporels, et perdent ainsi l'énergie en tout genre. Mais parlez-moi donc de votre flèche et de votre arc. Ainsi, vous avez rapporté une flèche du Brabant! Je voudrais bien la voir.
«—Il y a longtemps qu'elle est perdue, répondis-je. Mais je me la rappelais si bien, que j'ai réussi à en faire une pareille, et non une seule, mais toute une douzaine. Ce n'était pas aussi facile que je le pensais, et je me suis mépris bien souvent. Il faut que la tige soit droite et ne se courbe pas après quelque temps, qu'elle soit légère, assez solide pour ne pas se briser au choc d'un corps solide. J'ai essayé le peuplier, le pin, le bouleau: ces bois avaient un défaut ou un autre; avec le tilleul je réussis. Le choix de la pointe en corne m'a donné aussi du mal; il faut prendre le milieu même d'une corne, sinon elle se brise. Et les plumes, que d'erreurs avant d'arriver!
«—Il faut, n'est-ce pas, dit Gœthe, coller seulement les plumes à la flèche?
«—Oui, mais il faut que ce soit collé avec grande adresse; et l'espèce de colle, l'espèce de plumes à choisir, rien n'est indifférent; les barbes des plumes de l'aile des grands oiseaux sont bonnes, en général, mais celles que j'ai trouvées les meilleures sont les plumes rouges du paon, les grandes plumes de coq d'Inde, et surtout les fortes et magnifiques plumes de l'aigle et de l'outarde.
«—J'apprends tout cela avec grand intérêt, dit Gœthe. Celui qui ne vous connaît pas ne croirait guère que vous avez des goûts si pratiques. Mais dites-moi donc aussi comment vous vous êtes procuré votre arc.
«—Je m'en suis fabriqué quelques-uns moi-même, répondis-je. J'ai fait d'abord de la bien triste besogne, mais j'ai ensuite demandé des conseils aux menuisiers et aux charrons, essayé tous les bois du pays, et j'ai enfin réussi. Après des essais de différents genres, on me conseilla de prendre une tige assez forte pour que l'on pût la fendre (schlachten) en quatre parties.
«—Schlachten, me demanda Gœthe, quel est ce mot?
«—C'est une expression technique des charrons; cela répond à fendre. Lorsque les fibres d'une tige sont droites, les morceaux fendus sont droits, et on peut s'en servir, sinon, non.
«—Mais pourquoi ne pas les scier? dit Gœthe, on aurait des morceaux droits.
«—Oui, mais quand les fibres du bois se courbent, on les couperait, et la tige ne pourrait plus dès lors servir à un arc.
«—Je comprends, dit Gœthe; un arc se brise quand les fibres de la tige sont coupées. Mais continuez, vous m'intéressez.
«—Mon premier arc était trop dur à tendre; un charron me dit: «Ne prenez plus un morceau de baliveau, le bois est toujours très-roide; choisissez un des chênes qui croissent près de Hopfgarten[23]. Le bois en est tendre.» Je vis alors qu'il y avait chênes et chênes, et j'appris beaucoup de détails sur la nature différente du même bois, suivant son exposition; je vis que les fibres des arbres se dirigent toujours vers le soleil, et que si un arbre est exposé d'un côté au soleil, de l'autre à l'ombre, le centre des fibres n'est plus le centre de l'arbre; le côté le plus large est du côté du soleil; aussi les menuisiers et les charrons, s'ils ont besoin d'un bois fin et fort, choisissent plutôt le côté qui a été exposé au nord.
«—Vous devez penser, me dit Gœthe, combien vos observations sont intéressantes pour moi qui me suis occupé pendant la moitié de mon existence du développement des plantes et des arbres. Racontez toujours! Vous avez donc choisi un chêne tendre?
«—Oui, et un morceau du côté opposé au soleil. Mais après quelques mois, mon arc se déformait. Je fus donc obligé de recourir à d'autres bois, au noyer d'abord, et enfin à l'érable, qui ne laisse rien à désirer.
«—Je connais ce bois, dit Gœthe, il pousse souvent dans les haies; je m'imagine en effet qu'il doit être bon; mais j'ai vu rarement une jeune tige sans nœuds, et il vous faut pour votre arc une tige absolument libre de nœuds.
«—Quand on veut faire monter l'érable en arbre, on lui retire les nœuds, ou en grossissant il les perd de lui-même. Quand il a quinze ou dix-huit ans, il est donc bien lisse, mais on ne sait pas comment il est à l'intérieur et quels mauvais tours il peut jouer. Aussi, on fera bien de faire scier son arc dans la partie la plus rapprochée de l'écorce.
«—Mais vous disiez qu'il ne fallait pas scier le bois d'un arc, mais le fendre, le schlachten, comme vous dites.
«—Quand il se laisse fendre, certainement, c'est-à-dire quand les fibres sont assez grosses, mais les fibres de l'érable sont trop fines et trop entremêlées.
«—Hum! hum! dit Gœthe. Avec vos goûts d'archer vous êtes arrivé à de très-jolies connaissances, et à des connaissances vivantes, à celles que l'on n'obtient que par des moyens pratiques. C'est là toujours l'avantage d'une passion, elle nous fait pénétrer le fond des choses. Les recherches et les erreurs donnent aussi des enseignements; on connaît non-seulement la chose elle-même, mais tout ce qui la touche tout à l'entour. Que saurais-je moi-même sur les plantes, sur les couleurs, si j'avais reçu ma science toute faite et si je l'avais apprise par cœur? Mais comme j'ai tout cherché et trouvé par moi-même, comme à l'occasion je me suis trompé, je peux dire que sur ces deux sujets j'ai quelques connaissances, et que j'en sais plus qu'il n'y en a sur le papier. Mais parlez-moi toujours de votre arc. J'ai vu des arcs écossais tout droits, et d'autres au contraire recourbés à leur extrémité; lesquels tenez-vous pour les meilleurs?
«—Je pense que la force du jet est plus grande dans les arcs à extrémités recourbées. Depuis que je sais comment on courbe les arcs, je courbe les miens; ils lancent mieux et sont aussi plus jolis à l'œil.
«—C'est par la chaleur, n'est pas, dit Gœthe, que l'on produit ces inflexions?
«—Par une chaleur humide. Je trempe mon arc dans l'eau bouillante à six ou huit pouces de profondeur, et après une heure, quand il est bien chaud, je l'introduis entre deux morceaux de bois qui ont à leur intérieur une ligne creusée suivant la forme que je veux donner à l'arc. Je le laisse dans cet étau au moins un jour et une nuit, et quand il est sec il ne bouge plus.
«—Savez-vous? dit Gœthe en souriant mystérieusement; je crois que j'ai pour vous quelque chose qui ne vous déplairait pas. Que diriez-vous, si nous descendions et si je vous mettais à la main un vrai arc de Baschkir?
«—Un arc de Baschkir! m'écriai-je avec enthousiasme, un vrai?
«—Oui, mon cher fou, un vrai! Venez un peu.»
«Nous descendîmes dans le jardin. Gœthe ouvrit la porte de la pièce inférieure d'un petit pavillon, dans laquelle je vis, aux murs et sur des tables, des curiosités de toute espèce. Je ne jetai qu'un coup d'œil sur tous ces trésors; je n'avais d'yeux que pour mon arc.
«Le voici, dit Gœthe, en le tirant d'un amas d'objets bizarres de toute espèce. Il est bien resté tel qu'il était quand un chef de Baschkirs me le donna en 1814. Eh bien, qu'en dites-vous?»
«J'étais plein de joie de tenir cette chère arme dans mes mains. La corde me parut encore fort bonne. Je l'essayai, il se tendait très-suffisamment.
«—C'est un bon arc, dis-je, la forme surtout m'en plaît, et elle me servira désormais de modèle.
«—De quel bois le croyez-vous fait? me demanda Gœthe.
«—Cette fine écorce de bouleau qui le couvre empêche de voir; les extrémités sont libres, mais trop noircies par le temps. C'est sans doute du noyer. Il a été fendu.
«—Eh bien! si vous l'essayiez? dit Gœthe. Voici aussi une flèche; mais méfiez-vous de la pointe, elle est peut-être empoisonnée.»
«Nous retournâmes dans le jardin et je tendis l'arc.
«—Sur quoi tirerez-vous? dit Gœthe.
«—D'abord en l'air, il me semble.
«—Eh bien, allez!
«Je lançai ma flèche vers les nuages lumineux, dans le bleu de l'air. La flèche monta droit, et en retombant, se ficha en terre.
«À mon tour,» dit Gœthe.
«Je fus heureux de son désir. Je lui donnai l'arc et tins la flèche. Gœthe ajusta la fente de la flèche sur la corde, prit l'arc comme il le fallait, non cependant sans chercher un peu. Puis il visa et tira. Il était là comme un Apollon, vieilli de corps, mais l'âme animée d'une indestructible jeunesse. La flèche ne s'éleva que très-peu haut. Je courus la ramasser.
«Encore une fois!» dit Gœthe.
«Il tira cette fois horizontalement dans la direction de l'allée du jardin. La flèche alla à peu près à trente pas. J'avais un bonheur que je ne peux dire à voir ainsi Gœthe tirer avec l'arc et la flèche. Je pensai aux vers:
«La vieillesse m'abandonne-t-elle?
Et de nouveau suis-je un enfant?
«Je lui rapportai la flèche. Il me pria de tirer aussi horizontalement, et me donna pour but une tache dans les volets de son cabinet de travail. Je visai. La flèche n'arriva pas loin du but, mais elle s'enfonça tellement dans ce bois tendre, que je ne pus la retirer.
«Laissez-la fichée, me dit Gœthe, elle y restera pendant quelques jours et sera un souvenir de notre partie.»
XI.
Un second jugement de lui sur Byron est d'une justesse qui diminue l'enthousiasme, le voici: Il n'est pas juste que la haine et l'immoralité reçoivent la récompense de la charité et de l'amour. Le sublime de Byron, c'est la haine et le mépris.
Écoutez Gœthe:
«Si Byron avait eu l'occasion de se décharger au parlement, par des paroles fréquentes et amères, de toute l'opposition qui était en lui, il aurait été comme poëte bien plus pur. Mais comme au parlement il a à peine parlé, il a conservé en lui tout ce qu'il avait sur le cœur contre sa nation, et pour s'en délivrer il ne lui est resté d'autre moyen que de le convertir et de l'exprimer en poésie. Si j'appelais une grande partie des œuvres négatives de Byron des discours au Parlement comprimés, je crois que je les caractériserais par un nom qui ne serait pas sans justesse.»
«Nous avons enfin parlé d'un des poëtes allemands contemporains qui s'est fait un grand nom depuis quelque temps[24], et dont nous avons aussi blâmé l'esprit négatif.
«Il ne faut pas le nier, dit Gœthe, il a d'éclatantes qualités, mais il lui manque l'amour. Il aime aussi peu ses lecteurs et les poëtes ses émules que lui-même, et il mérite qu'on lui applique le mot de l'Apôtre: «Si je parlais avec une voix d'homme et d'ange, et que je n'eusse pas l'amour, je serais un airain sonore, une cymbale retentissante.» Encore ces jours-ci je lisais ses poésies, et je n'ai pu méconnaître la richesse de son talent; mais, je le répète, l'amour lui manque, et par là il n'exercera jamais autant d'influence qu'il l'aurait dû. On le craindra, et il deviendra le dieu de ceux qui seraient volontiers négatifs comme lui, mais qui n'ont pas son talent.»
«Mercredi, 3 janvier 1827.
«Aujourd'hui, à dîner, nous avons causé des excellents discours de Canning pour le Portugal.
«Il y a des gens, dit Gœthe, qui prétendent que ces discours sont grossiers, mais ces gens-là ne savent pas ce qu'ils veulent; il y a en eux un besoin maladif de fronder tout ce qui est grand. Ce n'est pas là de l'opposition, c'est pur besoin de fronder. Il faut qu'ils aient quelque chose de grand qu'ils puissent haïr. Quand Napoléon était encore de ce monde, ils le haïssaient, et ils pouvaient largement se décharger sur lui. Quand ce fut fini avec lui, ils frondèrent la Sainte-Alliance, et pourtant jamais on n'a rien trouvé de plus grand et de plus bienfaisant pour l'humanité. Voici maintenant le tour de Canning. Son discours pour le Portugal est l'œuvre d'une grande conscience. Il sait très-bien quelle est l'étendue de sa puissance, la grandeur de sa situation, et il a raison de parler comme il sent. Mais ces sans-culottes ne peuvent pas comprendre cela, et ce qui, à nous autres, nous paraît grand, leur paraît grossier. La grandeur les gêne, ils n'ont pas d'organe pour la respecter, elle leur est intolérable.»
«Jeudi soir, 4 janvier 1827.
«Gœthe a beaucoup loué les poésies de Victor Hugo. Il a dit:
«C'est un vrai talent, sur lequel la littérature allemande a exercé de l'influence. Sa jeunesse poétique a été malheureusement amoindrie par le pédantisme du parti classique, mais le voilà qui a le Globe pour lui: il a donc partie gagnée[25]. Je le comparerais avec Manzoni. Il a une grande puissance pour voir la nature extérieure, et il me semble absolument aussi remarquable que MM. de Lamartine et Delavigne[26]. En examinant bien, je vois d'où lui et tous les nouveaux talents du même genre viennent. Ils descendent de Chateaubriand, qui, certes, est très-remarquable par son talent rhétorico-poétique. Pour voir comment écrit Victor Hugo, lisez seulement ce poëme sur Napoléon: les Deux Îles.»
«Gœthe me tendit le livre, et resta près du poêle. Je lus.
«—N'a-t-il pas d'excellentes images? dit Gœthe, et n'a-t-il pas traité son sujet avec une liberté d'esprit complète?»
«Et en parlant ainsi, il revint vers moi:
«Voyez ce passage, comme c'est beau!»
«Il lut le passage où le poëte parle de la foudre remontant pour frapper le héros:
«Il a bâti si haut son aire impériale
Qu'il nous semble habiter cette sphère idéale
Où jamais on n'entend un nuage éclater!
Ce n'est plus qu'à ses pieds que gronde la tempête;
Il faudrait, pour frapper sa tête,
Que la foudre pût remonter!
La foudre remonta! Renversé de son aire...»
«Voilà qui est beau! car l'image est vraie, et on l'observera dans les montagnes; quand on a un orage au-dessous de soi, on voit souvent l'éclair jaillir de bas en haut. Ce que je loue dans les Français, c'est que leur poésie ne quitte jamais le terrain solide de la réalité. On peut traduire leurs poésies en prose, l'essentiel restera. Cela vient de ce que les poëtes français ont des connaissances; mais nos fous allemands croient qu'ils perdront leur talent s'ils se fatiguent pour acquérir du savoir; tout talent pourtant doit se soutenir en s'instruisant toujours, et c'est seulement ainsi qu'il parviendra à l'usage complet de ses forces. Mais laissons-les; ceux-là, on ne les aidera pas; quant au vrai talent, il sait trouver sa route. Les jeunes poëtes qui se montrent maintenant en foule ne sont pas de vrais talents; ce ne sont que des impuissants à qui la perfection de la littérature allemande a donné l'envie de créer.—Que les Français quittent le pédantisme et s'élèvent dans la poésie à un art libre, il n'y a rien d'étonnant. Diderot et des esprits analogues au sien ont déjà, avant la révolution, cherché à ouvrir cette voie. Puis la révolution elle-même, et l'époque de Napoléon, ont été favorables à cette cause. Si les années de guerre, en ne permettant pas à la poésie d'attirer sur elle un grand intérêt, ont été par là pour un instant défavorables aux muses, il s'est cependant, pendant cette époque, formé une foule d'esprits libres, qui maintenant, pendant la paix, se recueillent et font apparaître leurs remarquables talents.»
«Je demandai à Gœthe si le parti classique avait été aussi l'adversaire de l'excellent Béranger.
«Le genre dans lequel Béranger a composé, dit-il, est un vieux genre national auquel on était accoutumé; cependant, pour maintes choses, il a su prendre un mouvement plus libre que ses prédécesseurs, et aussi il a été attaqué par le parti du pédantisme.»
Il ne sentait des poëtes français de nos jours comme grandiose que Mérimée et Béranger. L'esprit lui éclipsait le génie. Chateaubriand, Hugo et autres, lui faisaient peu d'impression; toujours Mérimée, toujours Béranger. C'était le temps de ce petit journal le Globe qui ne vantait que le persiflage, et qui préparait le régime amphibie des doctrinaires.
«Mercredi, 31 janvier 1827.
«J'ai dîné avec Gœthe.
«—Ces jours-ci, depuis que je vous ai vu, m'a-t-il dit, j'ai fait des lectures nombreuses et variées, mais j'ai lu surtout un roman chinois qui m'occupe encore et qui me paraît excessivement curieux.
«—Un roman chinois! dis-je, cela doit avoir un air bien étrange.
«—Pas autant qu'on le croirait. Ces hommes pensent, agissent et sentent presque tout à fait comme nous, et l'on se sent bien vite leur égal; seulement chez eux tout est plus clair, plus pur, plus moral; tout est raisonnable, bourgeois, sans grande passion et sans hardis élans poétiques, ce qui fait ressembler ce roman à mon Hermann et Dorothée et aux œuvres de Richardson. La différence, c'est la vie commune que l'on aperçoit toujours chez eux entre la nature extérieure et les personnages humains. Toujours on entend le bruit des poissons dorés dans les étangs, toujours sur les branches chantent les oiseaux; les journées sont toujours sereines et brillantes de soleil, les nuits toujours limpides; on parle souvent de la lune, mais elle n'amène aucun changement dans le paysage; sa lumière est claire comme celle du jour même. Et l'intérieur de leurs demeures est aussi coquet et aussi élégant que leurs tableaux. Par exemple: «J'entendis le rire des aimables jeunes filles, et, lorsqu'elles frappèrent mes yeux, je les vis assises sur des chaises de fin roseau.»—Vous avez ainsi tout d'un coup la plus charmante situation, car on ne peut se représenter des chaises de roseau sans avoir l'idée d'une légèreté et d'une élégance extrêmes.—Et puis un nombre infini de légendes, qui se mêlent toujours au récit et sont employées pour ainsi dire proverbialement. Par exemple, c'est une jeune fille dont les pieds sont si légers et si délicats, qu'elle pouvait se balancer sur une fleur sans la briser. C'est un jeune homme, dont la conduite est si morale et si honorable, qu'il a eu l'honneur, à trente ans, de parler avec l'empereur. C'est ensuite un couple d'amants qui dans leur longue liaison ont vécu avec tant de retenue que, se trouvant forcés de rester une nuit entière l'un près de l'autre, dans une chambre, ils la passent en entretiens sans aller plus loin. Et ainsi toujours des légendes sans nombre, qui toutes ont trait à la moralité et à la convenance. Mais aussi, par cette sévère modération en toutes choses, l'empire chinois s'est maintenu depuis des siècles, et par elle il se maintiendra dans l'avenir.—J'ai trouvé dans ce roman chinois un contraste bien curieux avec les chansons de Béranger, qui ont presque toujours pour fond une idée immorale et libertine, et qui par là me seraient très-antipathiques, si ces sujets, traités par un aussi grand talent que Béranger, ne devenaient pas supportables, et même attrayants. Mais, dites vous-même, n'est-ce pas bien curieux que les sujets du poëte chinois soient si moraux et que ceux du premier poëte de la France actuelle soient tout le contraire?
«—Un talent comme Béranger, dis-je, ne pourrait rien faire d'un sujet moral.
«—Vous avez raison, c'est précisément à propos des perversités du temps que Béranger révèle et développe ce qu'il y a de supérieur dans sa nature.
«—Mais, dis-je, ce roman chinois est-il un de leurs meilleurs?
«—Aucunement, les Chinois en ont de pareils par milliers et ils en avaient déjà quand nos aïeux vivaient encore dans les bois. Je vois mieux chaque jour que la poésie est un bien commun de l'humanité, et qu'elle se montre partout dans tous les temps, dans des centaines et des centaines d'hommes. L'un fait un peu mieux que l'autre, et surnage un peu plus longtemps, et voilà tout. M. de Mathisson ne doit pas croire que c'est à lui que sera réservé le bonheur de surnager, et je ne dois pas croire que c'est à moi; mais nous devons tous penser que le don poétique n'est pas une chose si rare, et que personne n'a de grands motifs pour se faire de belles illusions parce qu'il aura fait une bonne poésie. Nous autres Allemands, lorsque nous ne regardons pas au-delà du cercle étroit de notre entourage, nous tombons beaucoup trop facilement dans cette présomption pédantesque. Aussi j'aime à considérer les nations étrangères et je conseille à chacun d'agir de même de son côté. La littérature nationale, cela n'a plus aujourd'hui grand sens; le temps de la littérature universelle est venu, et chacun doit aujourd'hui travailler à hâter ce temps.»
«—Quel est le plus grand philosophe de tous?» lui demandai-je.
«—C'est Kant,» me répondit-il sans hésiter.
XII.
«Avant le dîner, je suis allé avec Gœthe faire un petit tour en voiture sur la route d'Erfurt. Nous y avons rencontré des voitures de transport de toute espèce, chargées de marchandises pour la foire de Leipzig, et aussi quelques troupes de chevaux à vendre, parmi lesquels se trouvaient de fort belles bêtes.
«Il faut que je rie de ces esthéticiens, dit Gœthe; qui se tourmentent pour enfermer dans quelques mots abstraits l'idée de cette chose inexprimable que nous désignons sous cette expression: le beau. Le beau est un phénomène primitif qui ne se manifeste jamais lui-même, mais dont le reflet est visible dans mille créations diverses de l'esprit créateur, phénomène aussi varié, aussi divers que la nature elle-même.
«—J'ai souvent entendu affirmer que la nature était toujours belle, dis-je, qu'elle était le désespoir de l'artiste, et qu'il était rarement capable de l'atteindre.
«—Je sais bien, dit Gœthe, que souvent la nature déploie une magie inimitable, mais je ne crois pas du tout qu'elle soit belle dans toutes ses manifestations. Ses intentions sont toujours bonnes, mais ce qui manque, c'est la réunion des circonstances nécessaires pour que l'intention puisse se réaliser parfaitement. Ainsi le chêne est un arbre qui peut être très-beau. Mais quelle foule de circonstances favorables ne faut-il pas voir combinées pour que la nature réussisse une fois à le produire dans sa vraie beauté! Si le chêne croît dans l'épaisseur d'un bois, entouré de grands arbres, il se dirigera toujours vers le haut, vers l'air libre et la lumière. Il ne poussera sur ses côtés que quelques faibles rameaux, qui même dans le cours du siècle doivent dépérir et tomber. Lorsqu'il sent enfin sa cime dans l'air libre, il s'arrête content, et puis commence à s'étendre en largeur pour former une couronne. Mais il est déjà alors plus qu'à la moitié de sa carrière; cet élan vers la lumière, qu'il a prolongé pendant de longues années, a épuisé ses forces les plus vives, et les efforts qu'il fait pour se montrer encore puissant en s'élargissant ne peuvent plus complétement réussir. Quand sa crue s'arrêtera, ce sera un chêne élevé, fort, élancé, mais il n'aura pas entre sa tige et sa couronne les proportions nécessaires pour être vraiment beau.—Si au contraire un chêne pousse dans un lieu humide, marécageux, et si le sol est trop nourrissant, de bonne heure, s'il a assez d'espace, il poussera dans tous les sens beaucoup de branches et de rameaux; mais ce qui manquera, ce seront des forces qui puissent l'arrêter et le retarder, aussi ce sera bientôt un arbre sans nœuds, sans ténacité, qui n'aura rien d'abrupte, et, vu de loin, il aura l'aspect débile du tilleul; il n'aura pas de beauté, du moins la beauté du chêne.—S'il croît sur la pente d'une montagne, dans un terrain pauvre et pierreux, il aura cette fois trop de nœuds et de coudes, c'est la liberté du développement qui manquera; il sera étiolé, sa crue s'arrêtera de bonne heure, et devant lui on ne dira jamais: «Là vit une force qui sait nous en imposer.»
«—J'ai pu voir de très-beaux chênes, dis-je, il y a quelques années, lorsque de Gœttingue je fis quelques excursions dans la vallée du Weser. Je les ai trouvés vigoureux, surtout à Solling, dans les environs de Hœxter.
«—Un terrain de sable ou sablonneux, dit Gœthe, dans lequel ils peuvent pousser en tous sens de vigoureuses racines, paraît leur être surtout favorable. Quant à l'exposition, il leur faut un endroit tel qu'ils puissent recevoir de tous les côtés lumière, soleil, pluie et vent. S'ils poussent commodément, abrités du vent et de l'orage, ils viennent mal, mais une lutte de cent années avec les éléments les rend si forts et si puissants que la présence d'un chêne, arrivé à sa pleine croissance, nous saisit d'admiration.
«—Ne pourrait-on pas, demandai-je, de ces explications tirer une conséquence et dire: Une créature est belle quand elle est arrivée au sommet de son développement naturel?
«—Parfaitement,» dit Gœthe.
XIII.
Ampère, le cosmopolite d'idées, arrive à Weimar. Gœthe lui donne à dîner et s'exalte dans son entretien. Mérimée revient dans la conversation, de Vigny et d'autres talents. On a aussi beaucoup causé sur Béranger, dont Gœthe a chaque jour dans la pensée les incomparables chansons. On discuta la question de savoir si les chansons joyeuses d'amour étaient préférables aux chansons politiques. Gœthe dit qu'en général un sujet purement poétique était aussi préférable à un sujet politique que l'éternelle vérité de la nature l'est à une opinion de parti.
«Les Bourbons ne paraissent pas lui convenir: il est vrai que c'est maintenant une race affaiblie! Et le Français de nos jours veut sur le trône de grandes qualités, quoiqu'il aime à partager le gouvernement avec son chef et à dire aussi son mot à son tour.»
«Après dîner, la société se répandit dans le jardin; Gœthe me fit un signe, et nous partîmes en voiture pour faire le tour du bois par la route de Tiefurt. Il fut, pendant la promenade, très-affectueux et très-aimable. Il était content d'avoir noué d'aussi heureuses relations avec Ampère, et il s'en promettait les plus heureuses suites pour la diffusion et la juste appréciation de la littérature allemande en France.
«Ampère, dit-il, a placé son esprit si haut qu'il a bien loin au-dessous de lui tous les préjugés nationaux, toutes les appréhensions, toutes les idées bornées de beaucoup de ses compatriotes; par l'esprit, c'est bien plutôt un citoyen du monde qu'un citoyen de Paris. Je vois venir le temps où il y aura en France des milliers d'hommes qui penseront comme lui.»
XIV.
Voici une scène où l'âme scientifique et pittoresque de Gœthe se développe en liberté. Lisons-le encore, avant d'arriver aux dernières scènes de sa vie.
«Mercredi, 26 septembre 1827.
«Ce matin Gœthe m'avait invité à une promenade en voiture; nous devions aller à la pointe d'Hottelstedt[27], sur la hauteur occidentale de l'Ettersberg. La journée était extrêmement belle. En montant la colline, nous ne pouvions marcher qu'au pas, et nous eûmes occasion de faire diverses observations. Gœthe remarqua dans les haies une troupe d'oiseaux, et il me demanda si c'étaient des alouettes.
«Ô grand et cher Gœthe, pensai-je, toi qui as comme peu d'hommes fouillé dans la nature, tu me parais en ornithologie être un enfant!...—Ce sont des embérises et des passereaux, dis-je, et aussi quelques fauvettes attardées qui, après leur mue, descendent des fourrés de l'Ettersberg dans les jardins, dans les champs, et se préparent à leur départ; il n'y a pas là d'alouettes. Il n'est pas dans la nature de l'alouette de se poser sur les buissons. L'alouette des champs ainsi que l'alouette des airs monte vers le ciel, redescend vers la terre; en automne, elle traverse l'espace par bandes et s'abat sur des champs de chaume, mais jamais elle ne se posera sur une haie ou sur un buisson. L'alouette des arbres aime la cime des grands arbres; elle s'élance de là en chantant dans les airs, puis redescend sur la cime. Il y a aussi une autre alouette que l'on trouve dans les lieux solitaires, au midi des clairières; elle a un chant très-tendre, qui rappelle le son de la flûte, mais plus mélancolique. Cette espèce ne se trouve point sur l'Ettersberg, qui est trop vivant et trop près des habitations; elle ne va pas d'ailleurs non plus sur les buissons.
«—Ah! ah! vous paraissez en ces matières n'être pas tout à fait un apprenti.
«—Je m'en suis occupé avec goût depuis mon enfance, et pour elles mes yeux et mes oreilles ont toujours été ouverts. Le bois de l'Ettersberg a peu d'endroits que je n'aie parcourus plusieurs fois. Quand j'entends maintenant un chant, je peux dire de quel oiseau il vient. Et même, si on m'apporte un oiseau qui, ayant été mal soigné dans sa captivité, a perdu son plumage, je saurai lui rendre bien vite et les plumes et la santé.
«—Cela montre certes une grande habileté; je vous conseille de persévérer sérieusement dans vos études; avec votre vocation marquée, vous arriverez à d'excellents résultats. Mais parlez-moi donc un peu de la mue. Vous m'avez dit que les fauvettes descendent après la mue dans les champs. La mue arrive-t-elle donc à une époque fixe, et tous les oiseaux muent-ils ensemble?
«—Chez la plupart des oiseaux la mue vient dès que la couvaison est terminée, c'est-à-dire dès que les petits de la dernière couvée peuvent se suffire à eux-mêmes. Mais alors il s'agit de savoir si, à partir de ce moment jusqu'à son départ, l'oiseau a le temps suffisant pour sa mue. S'il l'a, il mue ici et part avec son plumage nouveau. S'il ne l'a pas, il part avec son plumage ancien et ne mue que dans le Midi, plus tard.—Car les oiseaux n'arrivent pas au printemps et ne partent pas à l'automne tous en même temps. La cause, c'est que chaque espèce supporte plus ou moins facilement le froid et l'intempérie. L'oiseau qui arrive de bonne heure chez nous s'en va tard, et l'oiseau qui arrive tard s'en va tôt. Même dans une seule famille, par exemple dans celle des fauvettes, il y a de grandes différences. La fauvette à claquets ou la petite meunière se fait entendre chez nous dès la fin de mars, quinze jours plus tard viennent la fauvette à tête noire, le moine; puis, environ une semaine après, le rossignol, et seulement à la fin d'avril ou au commencement de mai, la fauvette grise. Tous ces oiseaux avec leurs petits de la première couvée muent chez nous en août; aussi on prend ici, à la fin d'août, de jeunes moines qui ont déjà leur petite tête noire. Mais les enfants de la dernière couvée partent avec leur premier plumage et ne muent que plus tard, dans les contrées méridionales; aussi, au commencement de septembre, on peut ici prendre des moines mâles qui ont encore leur petite tête rouge comme leur mère.
«—La fauvette grise est-elle l'oiseau qui vient le plus tard chez nous, ou d'autres viennent-ils encore après elle? demanda Gœthe.
«—L'oiseau moqueur jaune et le magnifique pirol jaune d'or, n'arrivent que vers Pâques. Tous deux partent après leur couvaison achevée, vers le milieu d'août, et ils muent dans le Sud. Si on les garde en cage, ils muent en hiver; aussi ces oiseaux se gardent difficilement. Ils demandent beaucoup de chaleur. Si on les suspend près du poêle, ils dépérissent par manque d'air nourrissant; si on les met près de la fenêtre, ils dépérissent par suite du froid des longues nuits.
«—On dit que la mue est une maladie, ou du moins qu'elle est accompagnée d'un affaiblissement du corps.
«—Je ne saurais dire. C'est une augmentation de vie, qui se passe très-heureusement en plein air sans la moindre fatigue, et qui réussit aussi très-bien à certains individus dans la chambre. J'ai eu des fauvettes qui pendant toute la mue n'ont pas cessé de chanter, ce qui est signe d'une parfaite santé. Si un oiseau pendant la mue est maladif, c'est qu'on le nourrit mal, que son eau est mauvaise, ou qu'il manque d'air. S'il n'a pas dans la chambre assez de force pour muer, qu'on le mette à l'air frais, il muera très-bien. Un oiseau libre mue sans s'en apercevoir, tant sa mue se fait doucement.
«—Cependant vous sembliez dire que pendant leur mue les fauvettes se retirent dans les fourrées du bois?
«—Elles ont certainement pendant ce temps besoin de quelques secours. La nature agit avec tant de sagesse et de mesure, que jamais un oiseau ne perd tout d'un coup assez de plumes pour ne plus pouvoir voler et chercher sa nourriture. Mais cependant il peut arriver qu'un oiseau perde ensemble par exemple la quatrième, la cinquième et la sixième penne à chaque aile; il pourra bien voler encore, mais pas assez bien pour échapper aux oiseaux de proie ses ennemis et surtout au très-rapide et très-adroit hobereau; voilà pourquoi les fourrés leur sont utiles à ce moment.
«—Cela se conçoit. Est-ce que la mue marche également et comme symétriquement aux deux ailes?
«—Autant que j'ai pu observer, sans aucun doute. Et c'est un bienfait. Car si un oiseau perdait à l'aile gauche trois pennes sans les perdre aussi à l'aile droite en même temps, l'équilibre serait rompu et l'oiseau ne serait plus le maître de ses mouvements. Il serait comme un vaisseau qui a d'un côté les voiles trop lourdes et de l'autre côté les voiles trop légères.
«—Je vois que l'on peut pénétrer dans la nature du côté où l'on veut; on trouve toujours une preuve de sagesse!...»
«Nous étions arrivés sur le haut de la colline, nous longions la forêt de pins qui la couvre. Nous passâmes près d'un tas de pierres. Gœthe fit arrêter, me pria de descendre et de chercher un peu si je ne trouverais pas quelques pétrifications. Je trouvai quelques coquilles et quelques ammonites brisées que je lui donnai en remontant en voiture. Nous reprîmes notre route.
«Toujours la vieille même histoire! dit-il; toujours le vieux sol marin! Quand on est sur cette hauteur, et que l'on voit Weimar et tous ces villages dispersés alentour, cela semble un prodige que de se dire: Il y a eu un temps où dans cette large vallée se jouait la baleine. Et cependant il en est ainsi, ou du moins c'est très-vraisemblable. La mouette, volant dans ce temps au-dessus de la mer qui a couvert ces hauteurs, ne pensait guère que nous y passerions un jour tous deux en voiture. Qui sait si dans des siècles la mouette ne volera pas de nouveau au-dessus de ces collines?...»
«Nous étions tout à fait en haut à l'extrémité de la pointe de l'Ettersberg; on ne voyait plus Weimar; mais devant nous, à nos pieds, s'étalait la large vallée de l'Unstrut, semée de villes et de villages, éclairée par le riant soleil du matin.
«Là on sera bien! dit Gœthe en faisant arrêter; voyons encore si un petit déjeuner dans ce bon air nous fera plaisir!»
«Frédéric disposa le déjeuner sur une petite éminence de gazon. Les lueurs matinales du soleil d'automne le plus pur rendaient splendide le coup d'œil dont on jouissait à cette place. Vers le sud et le sud-ouest, on découvrait toute la chaîne de montagnes de la forêt de Thuringe; à l'ouest, au-delà d'Erfurt, le château élevé de Gotha et la cime de l'Inselsberg; et vers le nord, à l'horizon, les montagnes bleuâtres du Harz. Je pensais aux vers:
«Large, élevé, sublime, le regard
Se promène sur l'existence!...
De montagne en montagne
Flotte l'esprit éternel
Qui pressent l'éternelle vie......
«Nous nous assîmes de façon à avoir devant nous, pendant notre déjeuner, la vue libre sur la moitié de la Thuringe.—Nous mangeâmes une couple de perdrix rôties, avec du pain blanc tendre, et nous bûmes une bouteille de très-bon vin, en nous servant d'une coupe d'or, qui se replie sur elle-même et que Gœthe emporte dans ces excursions, enfermée dans un étui de cuir jaune.
«Je suis venu très-souvent à cette place, dit-il, et ces dernières années, j'ai bien souvent pensé que pour la dernière fois je contemplais d'ici le royaume du monde et ses splendeurs. Mais tout en moi continue à bien se maintenir, et j'espère que ce n'est pas aujourd'hui la dernière fois que nous nous donnons ensemble une bonne journée. Nous viendrons à l'avenir plus souvent ici. À rester dans la maison on se sent figer. Ici, on se sent grand, libre comme la grande nature que l'on a devant les yeux; on est comme on devrait être toujours.—Je domine dans ce moment une foule de points auxquels se rattachent les plus abondants souvenirs d'une longue existence. Que n'ai-je pas fait pendant ma jeunesse dans les montagnes d'Ilmenau! Et là-bas, dans le cher Erfurt, que de belles aventures! À Gotha aussi, dans les premiers temps, je suis allé souvent et avec plaisir; mais depuis longtemps on ne m'y voit pour ainsi dire plus.
«—Depuis que je suis à Weimar, je ne me rappelle pas que vous vous y soyez rendu.
«—C'est ainsi que vont les choses, dit Gœthe en riant. Je ne suis pas là noté au mieux. Voici l'histoire, je veux vous la raconter. Lorsque la mère du duc régnant était encore dans toute sa jeunesse, j'allais là très-souvent. Un soir, j'étais seul avec elle, prenant le thé, lorsque les deux princes arrivent en sautant, pour prendre le thé avec nous. C'étaient deux beaux enfants à cheveux blonds, de dix à douze ans. Hardi comme je pouvais l'être, je passai mes mains dans le chevelure de ces deux princes, en leur disant: «Eh bien, têtes à filasse, comment nous portons-nous?» Les gamins me regardèrent avec de grands yeux, tout étonnés de mon audace, et ils ne me l'ont depuis jamais pardonnée!—Je ne raconte pas ce trait pour m'en glorifier; mais cet acte est tout à fait dans ma nature. Jamais je n'ai eu beaucoup de respect pour la condition pure de prince, quand elle n'est pas alliée à une nature solide et à la valeur personnelle. Je me sentais moi-même si bien dans mon être, et je me sentais moi-même si noble que, si l'on m'avait fait prince, je n'aurais trouvé là rien de bien étonnant.—Quand on m'a donné des lettres de noblesse, bien des gens ont cru que je me sentirais élevé par elles. Entre nous, elles n'étaient pour moi rien, rien du tout! Nous autres patriciens de Francfort, nous nous sommes toujours tenus pour les égaux des nobles, et, quand je reçus le diplôme, j'eus dans les mains ce que depuis longtemps je possédais déjà en esprit.»
«Après avoir encore bu un bon coup dans la coupe dorée, nous nous rendîmes au pavillon de chasse d'Ettersberg, en faisant le tour de la montagne. Gœthe me fit ouvrir toutes les pièces, et me montra la chambre, à l'angle du premier étage, que Schiller avait habitée quelque temps.