Cours familier de Littérature - Volume 22
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Title: Cours familier de Littérature - Volume 22
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: October 16, 2012 [eBook #41080]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
UN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINE
TOME VINGT-DEUXIÈME
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43.
1866
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
REVUE MENSUELLE.
XXII
Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.
CXXVIIe ENTRETIEN
FIOR D'ALIZA
(Suite. Voir la livraison précédente.)
CXLIII
Je ne sais pas combien de temps, monsieur, je restai ainsi évanouie de douleur sur les marches de la petite chapelle, au milieu du pont, devant la niche grillée de la Madone. Quand je revins à moi, je me trouvai toujours couchée dans la poussière du chemin, sur le bord du pont; mais une jolie contadine, en habit de fête, penchait son gracieux visage sur le mien, me donnait de l'air au front avec son éventail de papier vert tout pailleté d'or, et me faisait respirer, à défaut d'eau de senteur, son gros bouquet de fleurs de limons qu'elle tenait à la main comme une fiancée de la campagne; elle était tellement belle de visage, de robe, de dentelles et de rubans, monsieur, qu'en rouvrant les yeux je crus que c'était un miracle, que la Madone vivante était descendue de sa niche ou de son paradis pour m'assister, et je fis un signe de croix, comme devant le Saint-Sacrement, quand le prêtre l'élève à la messe et le fait adorer aux chrétiens de la montagne au milieu d'un nuage d'encens, à la lueur du soleil du matin, qui reluit sur le calice.
CXLIV
Mais je vis bien vite que je m'étais trompée, quand un beau jeune paysan de Saltochio, son fiancé ou son frère, détacha de son épaule une petite gourde de coco suspendue à sa veste par une petite chaîne d'argent, déboucha la gourde, et, l'appliquant à mes lèvres, en fit couler doucement quelques gouttes dans ma bouche, pour me relever le cœur et me rendre la parole.
J'ouvris alors tout à fait les yeux, et qu'est-ce que je vis, monsieur? Je vis sur le milieu du pont, devant moi, un magnifique chariot de riches paysans, de la plaine du Cerchio, autour de Lucques, tout chargé de beau monde, en habits de noces, et recouvert contre le soleil d'un magnifique dais de toile bleue parsemée de petits bouquets de fleurs d'œillets, de pavots et de marguerites des blés, avec de belles tiges d'épis barbus jaunes comme l'or, et des grappes de raisins mûrs, avec leurs pampres, et bleus comme à la veille des vendanges. Les roues massives, les ridelles ou balustrades du chariot étaient tout encerclées de festons de branches en fleurs; sur le plancher du chariot, grand comme la chambre où nous sommes, il y avait des chaises, des bancs, des matelas, des oreillers, des coussins, sur lesquels étaient assis ou couchés, comme des rois, d'abord les pères et les mères des fiancés, les frères et les sœurs des deux familles, puis les petits enfants sur les genoux des jeunes mères, puis les vieilles femmes aux cheveux d'argent qui branlaient la tête en souriant aux petits garçons et aux petites filles; tout ce monde se penchait avec un air de curiosité et de bonté vers moi pour voir si l'éventail de la belle fiancée et les gouttes de rosolio de son sposo me rendraient l'haleine dans la bouche et la couleur aux joues.
Deux grands bœufs blancs, aussi luisants que le marbre des statues qui brillent sur le quai de Pise, étaient attelés au timon du char: un petit bouvier de quinze ans, avec son aiguillon de roseau à la main, se tenait debout, arrêté devant les gros bœufs; il leur chassait les mouches du flanc avec une branche feuillue de saule; leurs cornes luisantes, leur joug poli, de bois d'érable, étaient enlacés de sarments de vigne encore verte dont les pampres et les feuilles balayaient la poussière de la route jusque sur leurs sabots vernis de cire jaune par le jeune bouvier; ils regardaient à droite et à gauche, d'un œil doux et oblique, comme pour demander pourquoi on les avait arrêtés, et ils poussaient de temps en temps des mugissements profonds, mais joyeux, comme des zampognes vivantes qui auraient joué d'elles-mêmes un air de fête.
CXLV
Voilà ce que je vis devant moi, monsieur, en rouvrant les yeux à la lumière.
Les deux fiancés m'avaient adossée sur mon séant contre le parapet du pont, à l'ombre, et ils me regardaient doucement avec de belle eau dans les yeux; on voyait qu'ils attendaient, pour questionner, que je leur parlasse moi-même la première; mais je n'osais pas seulement lever un regard sur tout ce beau monde pour lui dire le remercîment que je me sentais dans le cœur.
—C'est la faim, disait le fiancé, et il m'offrait un morceau de gâteau bénit que le prêtre du village voisin venait de leur distribuer à la messe des noces; mais je n'avais pas faim, et je détournais la tête en repoussant sa politesse.
—C'est la soif, disait le petit bouvier, en m'apportant une gorgée d'eau du Cerchio dans une feuille de muguet.
—C'est le soleil, disait la belle sposa, en continuant à remuer plus vite, pour faire plus de vent, son large éventail de noces sur mes cheveux baignés de sueur.
Hélas! je n'osais pas leur dire: Ce n'est ni la faim de la bouche, ni la soif des lèvres, ni la chaleur du front, c'est le chagrin. Que leur aurait fait mon chagrin jeté tout au travers de leur joie, comme une ortie dans une guirlande de roses?
—N'est-ce pas que c'est la chaleur et la poussière du jour qui t'ont surpris sur le chemin, pauvre bel enfant, me dit enfin la fiancée, et qu'à présent que l'ombre du mur et le vent de l'éventail t'ont rafraîchi, tu ne te sens plus de mal? On le voit bien aux fraîches couleurs qui te refleurissent sur la joue.
—Oui, sposa, répondis-je d'une voix timide; c'était la chaleur, et le long chemin, et la poussière, et la fatigue de jouer tant d'airs à midi devant les niches des Madones, sur la route de Lucques.
—Je vous le disais bien, reprit-elle, en se retournant avec un air de contentement vers son fiancé et vers ses vieux et jeunes parents qui regardaient tout émus du haut du char.
—L'enfant est fatigué, dit tout le monde; il faut lui faire place à l'ombre de la toile sur le plancher du chariot. Il est bien mince et les bœufs sont bien forts et bien nourris; il n'y a pas de risque que son poids les fatigue; puisqu'il va à Lucques et que nous y allons aussi, que nous en coûtera-t-il de le déposer sous la voûte du rempart?
—Monte, mon enfant, dit la fiancée, c'est une bénédiction du bon Dieu que de trouver une occasion de charité à la porte de la ville, un jour de noce et de joie, comme est ce beau jour pour nous.
—Monte, mon garçon, dit le fiancé en me soulevant dans ses bras forts et en me tendant à son père, qui m'attira du haut du timon et qui me fit passer par-dessus les ridelles.
—Monte, jeune pifferaro, dirent-ils tous en me faisant place, il ne nous manquait qu'un ménétrier, dont nous n'avons point au village, pour jouer de la zampogne sur le devant du char de noces en rentrant en ville et en nous promenant dans les rues aux yeux ravis de la foule, tu nous en serviras quand tu seras rafraîchi; et puis, à la nuit tombée, tu feras danser la noce chez la mère de la mariée, si tu sais aussi des airs de tarentelle, comme tu sais si bien des airs d'église.
Car ils m'avaient entendue, en s'approchant aux pas lents des bœufs, pendant que je jouais les dernières notes de ma litanie de douleur et d'amour, toute seule devant la niche du pont.
CXLVI
À ces mots, tous me firent place, en tête du char, près du timon, et jetèrent sur mes genoux, les uns du gâteau de maïs parsemé d'anis et des grappes de raisin, les autres des poires et des oranges. Je fis semblant de manger par reconnaissance et par égard, mais les morceaux s'arrêtaient entre mes dents, et le vin des grappes, en me rafraîchissant les lèvres, ne me réjouissait pas le cœur; cependant, je faisais comme celui qui a faim et contentement pour ne pas contrister la noce.
CXLVII
Pendant que le char avançait au pas lent des grands bœufs des Maremmes et que les deux fiancés, assis l'un près de l'autre, sous le dais de toile, causaient à voix basse, les mains dans les mains, le petit bouvier assis tout près de moi, sur la cheville ouvrière du timon, derrière ses bœufs, regardait avec un naïf ébahissement ma zampogne et me demandait qui est-ce qui m'avait appris si jeune à faire jouer des airs si mélodieux à ce morceau de bois attaché à cette peau de bête.
Je me gardai bien de lui dire que c'était un jeune cousin nommé Hyeronimo, là tout près dans la montagne de Lucques; je ne voulais pas mentir, mais je lui laissai entendre que j'étais un de ces pifferari du pays des Abruzzes, où les enfants viennent au monde tout instruits et tout musiciens, comme les petits des rossignols sortent du nid tout façonnés à chanter dans les nuits et tout pleins de notes qu'on ne leur a jamais enseignées par alphabet ou par solfége.
Il s'émerveillait de ce que sept trous dans un roseau, ouverts ou fermés au caprice des doigts, faisaient tant de plaisir à l'oreille, disaient tant de choses au cœur, et il oubliait presque d'en toucher ses bœufs, qui marchaient d'eux-mêmes. Puis il mettait une gloriole d'enfant à me raconter à son tour ceci et cela sur cette belle noce qu'il conduisait à la ville, et sur les personnages qui remplissaient derrière nous le chariot couvert de toile et de feuilles.
CXLVIII
—Celle-ci, me disait-il, celle qui vous a vu la première évanoui sur le bord du chemin, c'est la fille du riche métayer Placidio de Buon Visi, qui a une étable pleine de dix bœufs comme ceux-ci, de grands champs bordés de peupliers, unis entre eux par des guirlandes de pampres qu'on vendange avec des échelles, et parsemés çà et là de nombreux mûriers à tête ronde, dont les filles cueillent les feuilles dans des canestres (sorte de paniers pour contenir l'été la nourriture des vers à soie). Nous sommes sept enfants dans la métairie: moi je suis le frère du nouveau marié, le plus jeune des garçons; celui-ci est notre père, celle-là est notre mère, ces petites filles sont mes sœurs, ces deux femmes endormies sur le derrière du char sont les deux grand'mères, qui ont vu bien des noces, et bien des baptêmes, et bien des enterrements dans la famille depuis leurs propres noces à elles-mêmes. Ces autres hommes, jeunes et vieux, et ces femmes qui tiennent des fiasques à la main ou qui jouent au jeu de la morra sur le matelas, sont les parents et les parentes du village de Buon Visi: les oncles, les tantes, les cousins, les cousines de nous autres; ils viennent avec nous pour nous faire cortége ou pour se réjouir, tout le jour et toute la nuit, avec nous passer le jour de la noce à Lucques chez le bargello (le geôlier, officier de police dans les anciennes villes d'Italie); car, voyez-vous, cette belle fiancée, la sposa de mon frère, ce n'est ni plus ni moins que la fille unique du bargello de Lucques. Nos familles sont alliées depuis longues années, à ce que dit notre aïeule, et c'est elle qui a ménagé ce mariage depuis longtemps, parce qu'elle était la marraine de la fiancée, parce que la fille sera riche pour notre condition, et que les deux mariés s'aiment, dit-elle, depuis le jour où la fille du bargello, petite alors, était venue pour la première fois chez sa marraine assister, avec nous autres, à la vendange des vignes et fouler, en chantant, les grappes dans les granges avec ses beaux pieds, tout rougis de l'écume du vin.
—Ah! nous allons bien en vider des fiasques, ce soir, allez, à la table du bargello! ajouta-t-il; c'est drôle pourtant qu'on se marie, qu'on festine, qu'on chante et qu'on danse dans la maison d'un bargello, si près d'une prison où l'on gémit et où l'on pleure, car la maison du bargello, ça n'est ni plus ni moins qu'une dépendance de la prison du duché, à Lucques, et de l'une à l'autre on va par un souterrain voûté et par un large préau, entouré de cachots grillés, où l'on n'entend que le bruit des anneaux de fer qui enchaînent les prisonniers à leur grille, comme mes bœufs à leur mangeoire quand je les ferme à l'étable.
CXLIX
Ces récits du jeune bouvier, qui m'avaient laissée d'abord distraite et froide, me firent tout à coup tressaillir, rougir et pâlir quand il était venu à parler de geôle, de geôlier, de cachots et de prisonniers; car l'idée me vint tout à coup que la maison où allait se réjouir cette noce de village était peut-être précisément celle où l'on aurait jeté sur la paille le pauvre Hyeronimo, et que la Providence me fournirait peut-être par cet évanouissement de douleur sur la route et par cette fortuite rencontre, une occasion de savoir de ses nouvelles, et, qui sait, peut-être de parvenir jusqu'à lui.
—Dieu! me dis-je tout bas en moi-même, la Madone du pont de Cerchio m'aurait-elle exaucée pour si peu? Et je pressai, sans qu'on s'en aperçût, ma zampogne sur mon cœur, car c'est elle qui avait si bien joué l'air dont la vierge était tout à l'heure attendrie.
CL
Je ne fis semblant de rien et je continuai à interroger, sans affectation, l'enfant jaseur, pour tirer par hasard quelque indice ou quelque espérance de ce qui s'échappait de ses lèvres.
Pendant ce temps les grands bœufs marchaient toujours, et les murs gris des remparts de Lucques, couronnés d'une noire rangée de gros tilleuls, commençaient à apparaître à travers la poudre de la route, au fond de l'horizon.
—Ton frère, le fiancé, dis-je au petit, est donc laboureur, et il aidait son père dans les travaux de la campagne?
—Oh! non, dit-il, nous étions assez de monde à la maison sans lui pour soigner les animaux et pour servir de valets de ferme au père; mon frère aîné était entré depuis deux ans, comme porte-clefs de la prison, dans la maison du bargello; notre aïeule l'avait ainsi voulu, pour que sa filleule, la fille du bargello, et son petit-fils, mon frère, eussent l'occasion de se voir tous les jours et de s'aimer; car elle avait toujours eu ce mariage dans l'esprit, voyez-vous, et les grand'mères, qui n'ont plus rien à faire dans la maison, ça voit de loin et ça voit mieux que les autres. L'œil des maisons, c'est la vieillesse, à ce qu'on dit; les jeunes n'en sont que les pieds et les mains.
CLI
—Mais, après la noce, ton frère et ta belle-sœur vont-ils toujours rester dans cette prison chez le père et la mère de la sposa?
—Oh! non, répondit l'enfant; ils vont revenir à la maison, et notre père, qui commence à se fatiguer de la charrue, va remettre à mon frère, à présent marié, le bétail et la culture; il se réserve seulement les vers à soie, parce que ces petites bêtes donnent plus de revenu et moins de peine. Elles filent d'elles-mêmes, pourvu que les jeunes filles et les vieilles femmes leur apportent, quatre fois par jour, les feuilles de mûrier dans leur tablier, et qu'on leur change souvent la nappe verte sur la table, comme à des ouvriers délicats qui préfèrent la propreté à la nourriture.
—Et qui est-ce qui remplacera ton frère, le porte-clefs de la prison, auprès des prisonniers, chez le bargello?
—Ah! dame, je n'en sais rien, dit l'enfant. Je voudrais bien que ce fût moi, car on dit que c'est une bien belle place, qu'on y gagne bien des petits bénéfices honnêtement, et qu'on est à même d'y rendre bien des services aux femmes, aux mères, aux filles de ces pauvres prisonniers.
CLII
Un éclair me traversa la pensée, et mon cœur battit sous ma veste comme un oiseau qui veut s'envoler. Miséricorde! me dis-je en moi-même, si la femme du bargello et son mari, qui sont là, derrière moi, dans le char, et qui n'ont peut-être pas encore trouvé de garçon pour remplacer leur gendre, venaient à jeter les yeux sur moi et à m'accepter pour porte-clefs à la place de leur gendre? J'aimerais mieux cette place que celle du duc de Lucques dans son palais de marbre et d'or.
Mais c'était une pensée folle, et je la chassai comme une tentation du démon; cependant, malgré moi, je cherchai à plaire à la fiancée, à sa mère et à son père, qui avaient été charitables pour moi, en leur témoignant plus de respect qu'aux autres et en tirant de ma zampogne et de mes doigts, quand on me prierait de jouer, des airs qu'ils aimeraient le mieux à entendre.
CLIII
On ne tarda pas de m'en prier, monsieur, nous touchions enfin aux portes de la ville. C'est l'habitude du pays de Lucques, quand la noce des paysans est riche et la famille respectée, qu'un musicien, soit fifre, soit violon, soit hautbois, soit musette, soit même tambour de basque, se tienne debout sur le devant du char à bœufs et qu'il joue des aubades, ou des marches, ou des tarentelles joyeuses en l'honneur des mariés et des assistants.
—Notre bon ange nous a bien servis ce matin, dit la bonne femme du bargello, de nous avoir fait rencontrer par hasard sur le pont un joli petit musicien des Abruzzes, tel que nous n'aurions pas pu, pour cinquante carlins, en trouver un aussi habile et aussi complaisant dans toute la grande ville de Lucques, excepté dans la musique de monseigneur le duc.
—Allons, enfant, dit tout le monde en approuvant la bonne mère d'un signe de tête, fais honneur à la mariée et à sa famille; enfle la zampogne, et qu'on se souvienne à Lucques de l'entrée de noce de la fille du bargello et de Placidio!
CLIV
J'obéis et j'enflai la zampogne, en cherchant sous mes doigts, tout tremblants, les airs de marche au retour des pèlerinages d'été dans les Maremmes, les chants de départ pour les moissonneurs qui vont en Corse par les barques de Livourne, les hymnes pour les processions et les Te Deum à San Stefano, les barcarolles de Venise ou les tarentelles de l'île d'Ischia au clair de la lune, que j'avais si souvent jouées sous les châtaigniers, les dimanches soir, avec Hyeronimo, et qui me paraissaient de nature à réjouir la noce et à faire arrêter les passants; mais je n'en avais guère besoin.
La famille du bargello était très-aimée dans le peuple des boutiques et des places de Lucques, parce que, malgré ses fonctions, le bargello, chargé des prisons, était doux et équitable, et qu'il avait dans ses fonctions même de police mille occasions d'être agréable à celui-ci ou à celui-là. Qui est-ce qui n'a pas affaire, une fois ou l'autre dans sa vie, avec la justice ou la police d'un pays? Il faut avoir des amis partout, dit le peuple, même en prison; n'est-ce pas vrai, monsieur? Je l'ai bien vu moi-même plus tard, dans les galères de Livourne. Celui qui tient le bout de la chaîne peut la rendre à son gré lourde ou légère. Le bargello et sa femme avaient un vilain métier, mais c'étaient de bonnes gens.
CLV
La foule de leurs amis se pressait à la porte de la ville; on sortait de toutes les maisons et de toutes les boutiques pour leur faire fête; les fenêtres étaient garnies de jeunes filles et de jeunes garçons qui jetaient des œillets rouges sur les pas des bœufs, sur le ménétrier et sur le char; nous en étions tout couverts; on battait des mains et on criait: Bravo! pifferaro.
À chaque air nouveau qui sortait, avec des variations improvisées, sous mes doigts, cela m'excitait, monsieur, et je crois bien qu'après l'air au pied de la Madone, je n'ai jamais joué si juste et si fort de ma vie. Ah! c'est que, voyez-vous, il y a un dieu pour les musiciens, monsieur! Ce dieu, c'est la foule; quand elle est contente, ils sont inspirés; j'étais au-dessus de moi-même, ivre, folle, quoi! Chacun me tendait une fiasque de vin ou un verre de rosolio; on m'attachait une giroflée à ma zampogne ou un ruban à ma veste pour me témoigner le contentement.
Quand nous arrivâmes à la sombre porte à clous de fer du bargello, tout à côté de l'énorme porte de la prison, et que les bœufs s'arrêtèrent, je ressemblais à une Madone de Lorette: on ne voyait plus mes habits à travers les rubans, les couronnes et les bouquets.
CLXVI
On me fit entrer avec toutes sortes de bienséances, comme si j'avais été de la famille et de la noce. La femme du bargello, son mari, la fiancée et le sposo me dirent poliment de rester, de boire et de manger à leur table, à côté du petit bouvier leur frère, et de jouer, après le dîner de noces, tous les airs de danse qui me reviendraient en mémoire, pour faire passer gaiement la nuit aux convives, monsieur. Ce n'était pas facile, car, pendant que ma zampogne jouait la fête, mon cœur battait la mort et l'enterrement. Hélas! n'est-ce pas le métier des artistes? Leur art chante et leur cœur saigne. Voyez-moi, monsieur; n'en étais-je pas un exemple?
CLVII
Une partie de la nuit se passa pourtant ainsi, moitié à table, moitié en danse; les mariés semblaient s'impatienter cependant de la table et de la musique pour regagner le village où ils allaient maintenant résider avec les nouveaux parents; la femme du bargello cherchait vainement à prolonger la veillée, pour retenir un peu plus de temps sa fille; elle souriait de la bouche et pleurait des yeux sur sa maison bientôt vide.
Le petit bouvier rattela ses bœufs au timon fleuri; on s'embrassa sur les marches de la prison, et le cortége s'en alla sans moi, plus triste qu'il n'était venu, par les sombres rues de Lucques.
CLVIII
—Et toi, mon garçon, me dirent le bargello et sa femme, où vas-tu coucher dans cette grande ville, par la pluie et le temps qu'il fait? (Car il était survenu un gros orage d'automne pendant la soirée des noces.)
—Je ne sais pas, répondis-je, sans souci apparent, mais en réalité bien inquiète de ce que ces braves gens allaient me dire. Je ne sais pas, et je n'en suis guère en peine; il y a bien des arcades vides devant les maisons et des porches couverts devant les églises de Lucques, une dalle pour s'étendre; un manteau de bête pour se couvrir et une zampogne pour oreiller, n'est-ce pas le lit et les meubles des pauvres enfants de la montagne comme je suis? Merci de m'avoir logé et nourri tout un jour si honnêtement, comme vous avez fait; le bon Dieu prendra bien soin de la nuit.
Je disais cela des lèvres, mais mon idée était bien autre chose; je priais mon bon ange tout bas d'inspirer une meilleure pensée au bargello et à sa femme.
CLIX
Ils se parlaient à demi-voix tous deux, pendant que je démontais ma zampogne et que je pliais mon manteau de poil de chèvre lentement, comme pour m'en aller. Ils avaient l'air indécis de deux personnes qui se demandent: Ferons-nous ou ne ferons-nous pas? La femme semblait dire oui, et le mari dire: Fais ce que tu voudras, peut-être bien que ton idée sera la bonne.
—Eh bien! non, me dit tout à coup la femme attendrie, pendant que le mari appuyait ce qu'elle disait d'un signe de tête, eh bien! non, il ne sera pas dit que nous aurons laissé coucher dehors, un jour de fête pour la maison, un pauvre musicien qui a réjoui toute la journée ces murailles! À quoi bon aller chercher un gîte sous le porche des églises avec les vagabonds et les mendiants couverts de vermine, peut-être, pendant que nous avons là-haut, en montrant du geste à son mari l'escalier tortueux d'une petite tour, le lit vide du porte-clefs qui s'en va à Saltochio avec notre fille?
—C'est vrai, dit le bargello. Monte, mon garçon, par ces marches tant que l'escalier te portera, tu trouveras à droite, tout à fait en haut, une petite chambre, avec une lucarne grillée, par où la lune entre jusque sur le lit de celui qui est maintenant notre gendre, et tu dormiras à l'abri et en paix jusqu'à demain; avant de t'en aller reprendre ton métier de musicien par les routes et par les rues, tu viendras déjeuner, et nous te parlerons, car nous aurons peut-être quelque chose à te dire.
—Oui, n'y manque pas, mon garçon, ajouta la bonne femme, nous aurons quelque chose à te dire, mon mari et moi, car ta face d'innocence me plaît, et ce serait dommage qu'une boule de neige comme ça s'en allât rouler dans la boue des ruisseaux et se fondre dans un égout, faute d'une main propre pour la ramasser encore pure.
—Bien dit, ma femme, ajouta le bargello; il y en a beaucoup eu dans cette geôle qui n'y seraient jamais entrés s'ils avaient trouvé une âme compatissante sur leur chemin, un soir de fête dans Lucques.
CLX
La tour était haute, étroite, humide et percée seulement, çà et là, de fentes dans l'épaisse muraille, pour regarder par-dessus la ville.
C'était une de ces guérites aériennes que les anciens seigneurs de Lucques ou chefs de faction, tels que le fameux Castruccio Castracani, faisaient élever autrefois, à ce que m'a dit la femme du bargello, pour dominer les quartiers des factions contraires et pour voir, au delà des remparts de Lucques, si les Pisans ou les Florentins s'approchaient de la ville. Les marches étaient roides, et les murs solides auraient aplati les boulets. Tout à fait en haut, à l'endroit où les hirondelles et les corneilles bâtissent leurs nids inaccessibles sous les corniches ou sur les tourelles, il y avait une petite porte tellement basse, qu'il fallait se courber en deux pour y passer; elle était fermée par un verrou gros comme le bras d'un homme fort et garni de têtes de clous, taillés en diamants, qui étaient aussi froids que la neige; elle s'ouvrait et se fermait avec un bruit creux qui résonnait du haut en bas jusqu'au pied de l'escalier de la tour. On dit qu'elle avait servi, dans les anciens temps, à murer, dans ce dernier étage de la tour, un prisonnier d'État qu'on avait voulu laisser mourir à petit bruit, dans ce sépulcre au milieu des airs, et que les gonds et les verrous de la porte avaient retenu le bruit de ses hurlements.
Le vent aussi y hurlait comme des voix désespérées à travers les mâchicoulis et les meurtrières. Cette tour du bargello avait fait partie autrefois, dit-on, d'un palais d'une maison éteinte des seigneurs de Lucques; on l'avait convertie ensuite en prison d'État, et, plus tard encore, en prison pour les meurtriers ordinaires. Elle séparait la maison du bargello de la petite cour profonde et étroite de la prison, sur laquelle les cachots grillés des détenus prenaient leur jour.
CLXI
Je tirai le verrou, je poussai la porte, j'entrai, toute tremblante, dans la petite chambre à voûte basse, éclairée le jour par une large meurtrière, qu'un triple grillage séparait du ciel; le vent qui sortit de la chambre, quand la porte s'ouvrit, et des chauves-souris, qui battaient leurs ailes aveugles contre les murs, faillirent éteindre la lampe que je tenais dans ma main gauche pour m'éclairer jusqu'au lit.
C'était bientôt vu, monsieur; en cinq pas, on faisait le tour de cette chambre haute, il n'y avait qu'une voûte de pierre blanchie à la chaux comme les murailles, un lit bien propre, une cruche de cuivre pleine d'eau claire et une chaise de bois, où le porte-clefs jetait sa veste et son trousseau de clefs, en se couchant.
Je me jetai d'abord à genoux devant une image de san Stefano, le saint de nos montagnes, qui se trouvait par hasard attachée par quatre clous sur la muraille. Je me dis en moi-même: Bon! c'est un protecteur inattendu que je trouve dans ma détresse; tu me secourras, toi, moi qui suis une fille de la montagne, née et grandie à l'ombre de ton couvent!
Je fis ma prière et je m'étendis ensuite tout habillée sur le lit, recouverte de mon manteau de bête et ma pauvre zampogne, fatiguée, couchée à côté de ma tête, comme si elle avait été un compagnon vivant de ma solitude et de ma misère.
J'essayai de fermer les yeux pour dormir, mais ce fut impossible, monsieur; plus je fermais mes paupières, plus j'y voyais en moi-même des personnes et des choses qui me donnaient un coup au cœur et des sursauts à la tête: les sbires sortant de derrière les arbres et tirant cruellement, malgré mes cris, sur mon chien et mes pauvres bêtes; Hyeronimo lâchant sur eux son coup de feu; le bandit de sbire mort au pied de l'arbre; Hyeronimo, surpris et enchaîné, conduit par eux au supplice; mon père aveugle et ma tante désespérée tendant leurs bras dans la nuit pour le retenir et ne retenant que son ombre; des juges, un corps mort étalé devant eux; des soldats chargeant leurs carabines avec des balles de fer dans un cimetière ou une fosse, toute creusée d'avance, attendait un assassin condamné à mort; puis deux vieillards expirant de misère et de faim à côté de leur pauvre chien blessé dans notre cahute de la montagne, puis des ruisseaux de larmes sur des taches de sang qui noyaient toutes mes idées dans un déluge d'angoisses.
Que vouliez-vous que je pusse dormir, au milieu de tout cela, mon père et ma tante? Je me décidai plutôt à rouvrir les yeux et à prier et à pleurer, toute la nuit, au pied du lit, le front sur la zampogne et les mains jointes sur mon front brûlant. C'est ce que je fis, monsieur, jusqu'à ce qu'un bruit singulier, que je n'avais jamais entendu auparavant, montât du bas de la cour de la prison jusqu'à la meurtrière qui me servait de fenêtre, et que ce bruit me fît me dresser sur mes pieds, comme en sursaut, quand on se réveille d'un mauvais rêve.
Et qu'est-ce que c'était donc que ce bruit sinistre, me direz-vous, qui montait si haut jusqu'à ton oreille à travers la lucarne de la tour? C'était un bruit de ferraille qu'on aurait remuée dans un grenier ou dans une cave, un cliquetis de gros anneaux de métal qui se dérouleraient sur des dalles de pierre, un frôlement de chaînes contre les murs d'une prison, et, de temps en temps, les gémissements sourds et les ohimé contenus de prisonniers qui, se retournant sur leur paille, et qui, cherchant le sommeil comme moi, ne pouvaient trouver que l'insomnie dans leurs remords, dans leurs pensées et dans leurs larmes!
CLXIII
Après avoir écouté un moment et cherché à voir dans la cour du haut en bas, à travers les triples nœuds des grilles entrelacées en guise de serpents qui s'étouffent en s'embrassant, je ne pus rien voir, mais j'entendis de plus en plus les secousses des chaînes rivées aux anneaux de fer, et qu'un prisonnier s'efforce toujours en vain d'arracher du mur.
Une pensée me monta aussitôt au front: Si c'était lui! Si c'était le pauvre innocent Hyeronimo, que les juges auraient déjà jeté dans la prison de Lucques avant de savoir s'il était coupable ou s'il était seulement courageux pour son père, pour sa tante et pour moi!
Dieu! que cette image me bouleversa plus encore que je n'avais été bouleversée depuis le coup de feu! J'en glissai inanimée tout de mon long sur la pierre froide, au pied de la lucarne; le froid des dalles sur mes mains et sur mon visage, me ranima, je me relevai pour écouter encore; mais l'attention même avec laquelle je cherchais à écouter m'ôtait l'ouïe, à force de tendre l'oreille, et je n'entendais plus qu'un bourdonnement confus semblable à un grand vent précurseur de la pluie à travers les rameaux de sapins, quand la tempête commence à se lever de loin sur la mer des Maremmes et qu'elle monte au sommet de nos montagnes.
CLXIV
Seigneur! me disais-je, si c'était lui, pourtant, et si le hasard, ou le saint nom du hasard, le bon Dieu, nous avait rapprochés ainsi, dès le second jour, l'un de l'autre, pour nous secourir ou pour mourir du moins ensemble du même déchirement et de la même mort!...
Mais c'est impossible, et quel moyen de m'en assurer? Comment connaître si c'est lui qui se torture là-bas, au fond, dans la loge de bêtes féroces; comment lui faire savoir, sans nous trahir l'un l'autre à l'oreille des autres prisonniers ou du bargello, que je suis là, tout près de lui, cherchant les moyens de l'assister?
Ma voix n'irait pas jusqu'à ces profondeurs; la sienne ne monterait pas jusqu'à ces hauteurs; et puis, si nous parvenions à nous parler, tout le monde entendrait ce que nous nous serions dit, et le bargello et sa femme, si bons pour moi parce qu'ils ne me connaissent pas, ne manqueraient pas d'éventer qui je suis et de me jeter dehors comme une fille perdue et mal déguisée, qui cherche à se rejoindre à son amant ou à son complice.
Et je pleurai encore, muette, devant la lucarne où il n'entrait plus du dehors que la sombre et silencieuse nuit. Les chouettes seulement s'y battaient les ailes en jetant de temps à autre des vagissements d'enfants qu'on réveille.
Vous me croirez si vous voulez, monsieur, eh bien! je leur portais envie; oui, j'aurais voulu être oiseau de nuit pour pouvoir déployer mes ailes sur ce gouffre et jeter mes cris en liberté dans ce silence!
CLXV
Tout en marchant çà et là dans la tour, je ne sais comment cela se fit, mais je posai par hasard le pied sur ma zampogne, qui avait glissé du lit sur le plancher, au moment où je m'étais levée en sursaut pour aller écouter à la lucarne.
La zampogne n'était pas encore tout à fait désenflée du vent de la noce; elle rendit sous mon pied un reste d'air ni joyeux ni triste, mais clair et perçant, semblable au reproche d'un chien qu'on écrase, en marchant par mégarde sur sa patte endormie.
Ce cri me fendit le cœur, mais il m'inspira aussitôt une idée qui ne me serait jamais venue, à moi toute seule, sans elle.
Je ramassai la zampogne avec regret et tendresse, comme si je lui avais fait un mal volontaire en la foulant sous mon pied; je l'embrassai, je la serrai sous mon bras comme une personne vivante et sentante; je lui parlai, je lui dis en pleurant: Veux-tu servir ceux qui t'ont faite? Tu as été le gagne-pain du père, sois le salut de sa malheureuse fille.
On eût dit que la zampogne m'entendait, elle se gonfla comme d'elle-même au premier mouvement de mon bras, et le chalumeau se trouva, sans que j'y eusse seulement pensé, sous mes doigts.
Je me rapprochai de la lucarne ouverte et je me dis: Là où ma voix ne parviendrait jamais ou bien où elle ne pourrait parvenir sans trahir qui je suis aux oreilles du bargello et de ses prisonniers, le son délié de la zampogne parviendra de soi-même et ira dire à Hyeronimo, s'il est là et s'il reconnaît l'air que lui et moi nous avons inventé et joué seuls: «C'est Fior d'Aliza! ce ne peut être un autre! On veille donc sur toi là-haut, là-haut dans la tour ou dans quelque étoile du firmament.»
CLXVI
Alors, monsieur, je me mis à préluder doucement, çà et là, par quelques notes décousues, et puis à me taire pour dire seulement à ceux qui ne dormaient pas: «Faites attention, voilà un pifferaro qui va donner une aubade à quelque Madone ou à quelque saint de la chapelle de la prison.»
Mais pas du tout, mon père et ma tante, je ne jouai point d'aubade, ni de litanie, ni de sérénade que d'autres musiciens ambulants pouvaient savoir jouer aussi bien que nous, et qui n'auraient rien appris de lui et de moi à Hyeronimo.
Je cherchai à me souvenir juste de l'air qu'Hyeronimo et moi nous avions composé ensemble, et petit à petit, note après note, dans nos soirées d'été du dimanche sous la grotte, et qui imitait tantôt le roucoulement des ramiers au printemps sur les branches, tantôt les gazouillements argentins des gouttes d'eau tombant de la rigole dans le bassin du rocher, tantôt les fines haleines du vent de nuit qui se tamise, en se coupant sur les lames des joncs de la fontaine, aiguisées comme le tranchant de la faux de mon père; tantôt le bruit des envolées subites des couples de merles bleus, quand ils se lèvent tout à coup du fourré, avec des cris vifs et précipités, moitié peur, moitié joie, pour aller s'abattre sur le nid où ils s'aiment et où ils se taisent pour qu'on ne puisse plus les découvrir sous la feuille.
L'air finissait et recommençait par cinq ou six petits soupirs, l'un triste, l'autre gai, de manière que cela semblait ne rien signifier du tout, et que cependant cela faisait rêver, pleurer et se taire comme à l'Adoration devant le Saint-Sacrement, le soir, après les litanies, à la chapelle de San-Stefano, dans notre montagne, quand l'orgue joue de contentement dans le vague de l'air.
CLXVII
Je vous laisse à penser, mon père, si je jouai bien cette nuit-là l'air de Fior d'Aliza et d'Hyeronimo (car c'était ainsi que nous avions baptisé cette musique).
Vous l'appeliez vous-mêmes ainsi, mon père et ma tante! quand vous nous disiez à l'un ou à l'autre: «Jouez aux chèvres l'air que vous avez trouvé à vous deux!» Les chevreaux en bondissaient de plaisir dans les bruyères; ils s'arrêtaient de brouter, les pieds de devant contre les rochers et la tête tournée vers nous pour écouter (les pauvres bêtes!).
Je jouai donc l'air à nous deux, avec autant de mémoire que si nous venions de le composer, sous la geôle, et avec autant de tremblement que si notre vie ou notre mort avait dépendu d'une note oubliée sur les trous d'ivoire du chalumeau; je jetais l'air autant que je pouvais par la lucarne, pour qu'il descendît bien bas dans la noire profondeur de la cour et qu'il n'en tombât pas une note sans être recueillie par une oreille, s'il y avait une oreille ouverte, dans cette nuit et dans ce silence des loges de la prison.
De temps en temps je m'arrêtais, l'espace d'un soupir seulement, pour écouter si l'air roulait bien entre les hautes murailles qui faisaient de la cour comme un abîme de rochers, et pour entendre si aucun autre bruit que celui de l'écho des notes ne trahissait une respiration d'homme au fond du silence; puis, n'entendant rien que le vent de la nuit sifflant dans le gouffre, je menais l'air, de reprise en reprise, jusqu'au bout; quand j'en fus arrivée à cette espèce de refrain en soupirs entrecoupés, gais et tristes, par quoi l'air finissait en laissant l'âme indécise entre la vie et la mort du cœur, je ralentis encore le mouvement de l'air et je jetai ces trois ou quatre soupirs de la zampogne, bien séparés par un long intervalle sous mes doigts, comme une fille à son balcon jette, une à une, tantôt une fleur blanche détachée de son bouquet, tantôt une fleur sombre, et qui se penche pour les voir descendre dans la rue et pour voir laquelle tombera la première sur la tête de son amoureux.
CLXVIII
—Quel poëte vous auriez fait! ne puis-je m'empêcher de m'écrier, en entendant cette jeune paysanne emprunter naïvement une si charmante image pour exprimer son inexprimable anxiété d'amante et de musicienne, en jouant son air dans le vide, sans savoir si ses notes tombaient sur la pierre ou dans le cœur de son amant.
—Ne vous moquez pas, monsieur, je dis ce que j'ai vu tant de fois dans les rues de Lucques et de Livourne, quand un amoureux fait donner, par les pifferari, une sérénade à sa fiancée.
—Eh bien! repris-je, quand l'air fut joué, qu'entendîtes-vous, pauvre abandonnée, au pied de la tour?
—Hélas! rien, monsieur, rien du tout pendant un moment qui me dura autant que mille et mille battements du cœur. Et cependant, pendant ce moment qui me parut si long à l'esprit, je n'eus pas le temps de reprendre seulement ma respiration. Mais le temps, voyez-vous, ce n'est pas la respiration qui le mesure quand on souffre et qu'on attend, c'est le cœur; le temps n'y est plus, monsieur, c'est déjà l'éternité!
CLXIX
—Quel philosophe, que cette pauvre jeune femme qui ne sait pas lire! me dis-je tout bas cette fois en moi-même, pour ne pas interrompre l'intéressante histoire.
Fior d'Aliza ne s'aperçut même pas de ma réflexion: elle était toute à son émotion désespérée pendant la nuit de silence qui lui avait duré un siècle.
—Anéantie par ce silence qui répondait seul à l'air que la zampogne venait de jouer au hasard, pour interroger la profondeur des cachots ou bien pour apprendre à Hyeronimo, s'il était là, que Fior d'Aliza y était aussi, se souvenant de lui dans son malheur, je laissai tomber à terre la zampogne et je glissai moi-même, découragée, au pied de la lucarne, les bras accrochés aux barreaux de fer de la fenêtre sans en sentir seulement le froid.
Mais au moment où mes genoux touchaient terre, monsieur, voilà qu'un lourd bruit de chaînes qu'on remue monte d'en bas jusqu'à la lucarne, et qu'une faible voix, comme celle d'un mineur qui parle aux vivants du fond d'un puits, fait entendre distinctement, quoique bien bas, ces trois mots séparés par de longs intervalles: Fior d'Aliza, sei tu? Est-ce toi, Fior d'Aliza?
Anges du ciel! c'était lui; la zampogne avait fait ce miracle de me découvrir son cachot. Pour toute réponse, je ramassai l'instrument de musique à terre, et je jouai une seconde fois l'air d'Hyeronimo et de Fior d'Aliza; mais je le jouai d'un mouvement plus vif, plus pressé, plus joyeux, avec des doigts qui avaient la fièvre et qui communiquaient aux sons le délire de mon contentement d'avoir découvert mon cousin.
CLXX
Quand j'eus fini, je prêtai l'oreille une seconde fois; mais le jour commençait à glisser du haut de la tour dans la cour obscure; des bruits de portes de fer et de sourds verrous qui s'ouvraient intimidaient sans doute le prisonnier: il fit résonner seulement, du fond de sa loge grillée, un grand tumulte de chaînes froissées à dessein les unes contre les autres, comme pour me faire comprendre, ne pouvant me le dire: «Je suis Hyeronimo, je suis là et j'y suis dans les fers.» La zampogne avait servi d'intelligence entre nous.
Mais, hélas! ma tante, de quoi me servait-il d'avoir découvert où il était et de lui avoir envoyé, du haut d'une tour, une voix de famille de notre montagne, si je n'avais aucun moyen de l'approcher, de le consoler, de le justifier, de le sauver des sbires ses ennemis, sans doute acharnés à sa mort?
CLXXI
Cependant je tombai à genoux pour bénir Dieu d'avoir pu seulement entendre le son de ses chaînes; toute ma crainte était qu'on ne m'éloignât tout à l'heure de l'asile que le hasard m'avait ouvert la veille; j'aurais été contente d'être une pierre scellée dans ces murailles, afin qu'on ne pût jamais m'arracher d'auprès de lui! Mais qu'allais-je devenir au réveil du bargello et de sa femme?
Au moment où je roulais ces transes de mon cœur dans ma pensée, à genoux devant mon lit, les mains jointes sur la zampogne muette, et le visage, baigné de larmes, enfoui dans les poils de bête du manteau de mon oncle, la porte de la chambre s'ouvrit sans bruit, comme si une main d'ange l'avait poussée, et la femme du bargello entra, croyant que je dormais encore.
En me voyant ainsi, tout habillée de si bon matin et faisant si dévotement ma prière (elle le crut ainsi du moins), la brave créature conçut encore, à ce qu'elle m'a dit depuis, une meilleure idée du petit pifferaro et une plus vive compassion de mon isolement dans cette grande ville de Lucques.
Je m'étais levée toute confuse au bruit, et je tremblais qu'elle vînt me demander compte des airs de musique dont j'avais troublé, sans doute, le sommeil de ses prisonniers. Je cherchais dans ma tête une réponse apparente à lui faire, et je baissais les yeux sur la pointe de mes souliers de peur qu'elle ne lût je ne sais quoi dans mes yeux.
CLXXII
Mais au lieu de cela, mon père, elle ne parla seulement pas de la musique nocturne, pensant sans doute que j'avais étudié un air pour la neuvaine de Montenero, pèlerinage de matelots de la ville de Livourne, et, d'une voix très-douce et très-encourageante, elle me demanda ce que je comptais faire tout à l'heure en sortant de chez eux, et si j'avais quelque père et quelque mère ou quelque corps de pifferari ambulants qui me recueillerait à Prato, ou à Pise, ou à Sienne, pour me reconduire dans les Abruzzes, d'où je paraissais être descendu avec ma zampogne.
—Non, lui dis-je, mon père est aveugle et ma mère est morte (et je ne mentais pas en le disant, comme vous voyez), je n'appartiens à aucune bande de musiciens des Abruzzes ou des Maremmes, et je cherche seulement à gagner tout seul, par les chemins, d'une façon ou d'autre, le pain de mon père et de ma tante, qui ne peut pas quitter la maison où elle soigne son frère.
CLXXIII
Tout cela était vrai encore. Mais je ne disais pas mon pays ni la raison qui m'avait fait prendre un habit d'homme, ni le meurtre d'un sbire qui avait fait jeter mon cousin dans quelque prison.
La bonne femme, me croyant vraiment des Abruzzes, ne me demanda même pas le nom de mon village.
—Est-ce que tu n'aimerais pas mieux, mon pauvre garçon, continua-t-elle, entrer en service chez des braves gens que de courir ainsi les chemins, au risque d'y perdre ton âme à vendre du vent aux oisifs des carrefours?
—Oh! oui, que je l'aimerais bien mieux! lui répondis-je, toute rouge de l'idée qu'elle allait peut-être me proposer la place du gendre qui venait de la quitter, et pensant à toutes les occasions que j'aurais ainsi de voir, d'entendre et de servir celui que je cherchais.
—Eh bien! me dit-elle avec plus de bonté encore, et comme si elle avait parlé à un de ses fils (mais elle n'en avait jamais eu), eh bien! craindrais-tu de prendre service chez nous parce que nous sommes geôliers de la prison du duché, dont tu vois la cour par cette fenêtre, et parce que le monde méprise, bien à tort quelquefois, ceux qui portent le trousseau de clefs à la ceinture, pour ouvrir ou fermer les portes des malfaiteurs ou des innocents?
—Oh! que non, m'écriai-je, en entrant tout de suite mieux qu'elle dans son idée, je ne crains rien de malhonnête au service d'honnêtes gens, comme vous et le seigneur bargello vous paraissez être tous les deux. Un geôlier, ça n'est pas un bourreau; c'est une sentinelle qui peut exécuter, avec rudesse ou avec compassion, la consigne de monseigneur le duc. Je n'aurais pas de répugnance à voir des malheureux, surtout si, sans manquer à mes devoirs, je pouvais les soulager d'une partie de leurs peines. Quand j'étais chez mon père, je n'aimais pas moins mes chèvres et mes brebis, parce que je leur ouvrais la porte de l'étable le matin et que je la refermais sur elles le soir. Disposez donc de moi, comme il vous conviendra; j'obéirai avec fidélité à vos commandements, comme si vous étiez mon père et ma mère.
CLXXIV
—Et les gages? me dit-elle, toute contente en me voyant consentir à son idée, combien veux-tu d'écus de Lucques par année, outre ton logement, ta nourriture et ton habillement, que nous sommes chargés de te fournir?
—Oh! mes gages, dis-je, vous me donnerez ce que vous me jugerez devoir gagner honnêtement, quand vous aurez éprouvé mes pauvres services; pourvu que mon père et ma tante mangent leur pain retranché du morceau que vous me donnerez, je ne demande que leur vie par-dessus la mienne.
—Eh bien! c'est dit, s'écria-t-elle en battant ses mains l'une contre l'autre, comme quelqu'un qui est content; descends avec moi dans le guichet où mon mari t'attend pour t'enseigner le métier, et laisse-là ton bâton, ton manteau de peau et ta zampogne dans ta chambre; il te faut un autre costume et d'autres airs maintenant. Mais ton visage, ajouta-t-elle en riant, et en me passant la main sur la joue pour en écarter les boucles blondes, ton visage est bien doux pour la face d'un porte-clefs; il faudra que tu te fasses, non pas méchant, mais grave et sévère: voyons, fais une moue un peu rébarbative, quoique tu n'aies pas encore un poil de barbe.
—Soyez tranquille, madame, lui répondis-je, en pâlissant d'émotion, je ne rirai pas souvent en faisant mon métier; je n'ai pas envie de rire en voyant la peine d'autrui et, de plus, je n'ai jamais été rieur, tout en jouant, pour ceux qui rient, des airs de fête.
CLXXV
En parlant ainsi, nous descendions déjà lentement les marches noires de l'escalier mal éclairé par des meurtrières grillées, qui donnaient tantôt sur la cour, tantôt sur les belles campagnes de Lucques.
—Voilà ton porte-clefs, dit-elle en souriant à son mari et en me poussant, toute honteuse, devant le bargello, assis entre deux guichets, au bas des degrés, devant une grosse table chargée de papiers et de trousseaux de clefs luisantes comme de l'argent à force de tourner dans les serrures.
Le bargello regardait tantôt sa femme, d'un air de joie, tantôt moi d'un air de doute:
—Ce visage-là ne fera pas bien peur à mes prisonniers, dit-il en souriant; mais, après tout, nous sommes chargés de les garder et non de leur faire peur. Il y a bien des innocents et des innocentes dans le nombre; il ne faut pas leur tendre leur morceau de pain et leur verre d'eau au bout d'une barre de fer: il est assez amer sans cela le pain des prisons; viens, mon garçon, que je te montre ton ouvrage de tous les jours, et que je t'apprenne ton métier.
À ces mots, il se leva, prit un gros trousseau de clefs dans une armoire de fer, dont il avait lui-même la clef suspendue à la boutonnière de sa veste de cuir, et il appela d'une voix forte un tout petit garçon qui allait et venait dans une grande cuisine, à côté du guichet,
—Allons, piccinino? lui dit-il, c'est l'heure du déjeuner des prisonniers, prends ta corbeille et apporte-leur, derrière moi, leur provende!
CLXXVI
Le piccinino dont la provende était déjà toute prête dans un immense canestre de joncs plein de morceaux de pain tout coupés, de prescuito et de caccia cavallo (jambon et fromage à l'usage du peuple), et portant, de l'autre main, une cruche d'eau plus grande que lui, sortit de la cuisine et marcha, derrière le bargello et moi, vers la porte ferrée de la cour des prisonniers. On y arrivait de la maison du bargello par un large couloir souterrain, où les pas résonnaient comme un tonnerre sous nos bois de sapins.
CHAPITRE VI
CLXXVII
Le bargello tira des verrous, tourna des clefs énormes dans les serrures, en me montrant comment il fallait m'y prendre pour ouvrir la petite porte basse encastrée dans la grande, et comment il fallait bien refermer cette portelle sur moi, avant d'entrer dans la cour, de peur de surprise; puis nous nous trouvâmes dans le préau.
C'était une espèce de cloître entouré d'arcades basses tout autour d'une cour pavée, où il n'y avait qu'un puits et un gros if, taillé en croix, à côté du puits. Cinq ou six couples de jolies colombes bleues roucoulaient tout le jour sur les margelles de l'auge, à côté du puits, offrant ainsi, comme une moquerie du sort, une image d'amour et de liberté, au milieu des victimes de la captivité et de la haine.
Sous chacune des arcades de ce cloître qui entourait la cour, s'ouvrait une large fenêtre, en forme de lucarne demi-cintrée par en haut, plate par en bas, grillée de bas en haut et de côté à côté, par des barres de fer qui s'encastraient les unes dans les autres chaque fois qu'elles se rencontraient de haut en bas ou de gauche à droite, de façon qu'elles formaient comme un treillis de petits carrés à travers lesquels on pouvait passer les mains, mais non la tête. Chacun de ces cachots sous les arcades était la demeure d'un prisonnier ou de sa famille, quand il n'était pas seul emprisonné. Un petit mur à hauteur d'appui, dans lequel la grille était scellée par le bas, leur servait à s'accouder tout le jour pour respirer, pour regarder le puits et les colombes, ou pour causer de loin avec les prisonniers des autres loges qui leur faisaient face de l'autre côté de la cour.
CLXXVIII
Quelques-uns étaient libres dans leur cachot et pouvaient faire cinq ou six pas d'un mur à l'autre; les plus coupables étaient attachés à des anneaux rivés dans les murs du cachot, par de longues chaînes nouées à leurs jambes par des anneaux d'acier. On ne voyait rien au fond de leur loge à demi obscure qu'un grabat, une cruche d'eau et une litière de paille fraîche semblable à celle que nous étendions dans l'étable sous nos chèvres. Le pavé de la loge était en pente et communiquait, par une grille sous leurs pieds, avec le grand égout de la ville où on leur faisait balayer leur paille tous les matins.
Ils mangeaient sans table ni nappe, assis à terre, sur leurs genoux. Ils se taisaient, ou ils parlaient entre eux, ou ils chantaient, ou ils sifflaient tout le reste du jour.
Quand on voulait leur passer leur nourriture, on les faisait retirer au fond de la loge, comme les lions ou les tigres qu'on montre dans la ménagerie ambulante de Livourne; on faisait glisser au milieu du cachot une seconde grille aussi forte que la première; on déposait entre ces deux grilles ce qu'on leur apportait, puis on ressortait.
On refermait aux verrous le premier grillage, on faisait remonter par une coulisse, dans la voûte, la seconde barrière; ils rentraient alors en possession de toute la loge et ils trouvaient ce qu'on leur avait apporté dans l'espace compris entre les deux grilles. Ils ne pouvaient ainsi ni s'échapper ni faire de mal aux serviteurs de la prison.
Deux manivelles à roues, placées extérieurement sous les arcades, servaient à faire descendre ou remonter tour à tour ces forts grillages de fer, qu'aucun marteau de forgeron n'aurait pu briser du dedans, et qu'une main d'enfant pouvait faire manœuvrer du dehors.
CLXXIX
Le bargello m'enseigna la manœuvre dans le premier cachot vide que nous rencontrâmes, à droite, en entrant dans cette triste cour.
—Grâce à Dieu! me dit-il en marchant lentement sous le cloître, les loges sont presque toutes vides depuis quelques mois. Lucques n'est pas une terre de malfaiteurs; le peuple des campagnes est trop adonné à la culture des champs qui n'inspire que de bonnes pensées aux hommes, et le gouvernement est trop doux pour qu'on conspire contre sa propre liberté et contre son prince. Le peu de crimes qui s'y commettent ne sont guère que des crimes d'amour, et ceux-là inspirent plus de pitié que d'horreur aux hommes et aux femmes: on y compatit tout en les punissant sévèrement. C'est du délire plus que du crime; on les traite aussi par la douceur plus que par le supplice.
En ce moment, continua-t-il, nous n'avons que six prisonniers: quatre hommes et deux femmes. Il n'y en a qu'un dont il y ait à se défier, parce qu'il a tué, dit-on, un sbire, en trahison, dans les bois.
Je frissonnai, je pâlis, je chancelai sur mes jambes, comprenant bien qu'il s'agissait de Hyeronimo; mais, comme je marchais derrière le bargello, il ne s'aperçut pas de mon trouble et il poursuivit:
CLXXX
Un des hommes est un vieillard de Lucques qui n'avait qu'un fils unique, soutien et consolation de ses vieux jours; la loi dit que quand un père est infirme ou qu'il a un membre de moins, le podestat doit exempter son fils du recrutement militaire; les médecins disaient au podestat que ce vieillard, quoique âgé, était sain et valide, et qu'il pouvait parfaitement gagner sa vie par son travail.
—Ma vie! dit avec fureur le pauvre père, ma vie! oui, je puis la gagner, mais c'est la vie de mon enfant que je veux sauver de la guerre, et vous allez voir si vous pourrez le refuser à sa mère et à moi.
À ces mots, tirant de dessous sa veste une hache à fendre le bois qu'il y avait cachée, il posa sa main gauche sur la table du recruteur et, d'un coup de sa hache, il se fit sauter le poignet de la main gauche, aux cris d'horreur du podestat!
CLXXXI
Les juges l'ont condamné: c'était juste; mais quel est le cœur de père qui ne l'absout pas, et le cœur de fils qui n'adore pas ce criminel? Nous l'avons guéri, et ma femme a pour lui les soins d'une sœur.
Je sentis des larmes dans mes yeux.
—Celle-là, poursuivit-il en passant devant la loge silencieuse d'une pauvre jeune femme en costume de montagnarde, qui allaitait un petit enfant tout près des barreaux, celle-là est bien de la mauvaise race des Maremmes de Sienne, dont les familles récoltent plus sur les grandes routes que dans les sillons; cependant l'enfant ne peut faire que ce que son père lui a appris.
Elle était nouvellement mariée à un jeune brigand de Radicofani, poursuivi par les gendarmes du Pape jusque sur les confins des montagnes de Lucques; elle lui portait à manger dans les roches couvertes de broussailles de myrte qui dominent d'un côté la mer, de l'autre la route de l'État romain. Plusieurs arrestations de voyageurs étrangers et plusieurs coups de tromblon tirés sur les chevaux pour rançonner les voitures avaient signalé la présence d'un brigand, posté dans les cavernes de ces broussailles.
Les sbires avaient reçu ordre d'en purger, à tout risque, le voisinage; ils furent aperçus d'en haut par le jeune bandit.
—Sauve-toi, en te courbant sous les myrtes, lui dit sa courageuse compagne, et laisse-moi dépister ceux qui montent à ta poursuite; une fille n'a pas à craindre d'être prise pour un brigand.
Lamartine.
CXXVIIIe ENTRETIEN
FIOR D'ALIZA
(Suite. Voir la livraison précédente.)
CLXXXII
À ces mots, la jeune Maremmaise poussa son amant à gauche, dans un sentier qui menait à la mer; quant à elle, elle saisit le tromblon, la poire à poudre, le sac à balles et le chapeau pointu du brigand, et, se jetant à gauche, sous les arbustes moins hauts que sa tête, elle se mit à tirer, de temps en temps, un coup de son arme à feu en l'air, pour que la détonation et la fumée attirassent les sbires tous de son côté, et laissassent à son compagnon le temps de descendre par où on ne l'attendait pas, vers la mer; elle laissait voir à dessein son chapeau calabrais par-dessus les feuilles, pour faire croire aux gendarmes que c'était le brigand qui s'enfuyait en tirant sur eux.
Quand elle reconnut que sa ruse avait réussi et que son amant était en sûreté dans une barque à voile triangulaire qui filait comme une mouette le long des écueils, elle jeta son tromblon, son chapeau, sa poudre et ses balles dans une crevasse, et elle se laissa prendre sans résistance. Elle n'avait tué personne, et n'avait exposé qu'elle-même aux coups de feu des gendarmes. Mais eux, honteux et indignés d'avoir été trompés par une jeune fille qui leur avait fait prendre une proie pour une autre, l'amenèrent enchaînée à Lucques, où les juges ne purent pas moins faire que de la condamner, tout en l'admirant.
Elle est en prison pour cinq ans, et elle y nourrit de son lait, mêlé de ses larmes, le petit brigand qu'elle a mis au monde six mois après la fuite de son mari; son crime, c'est d'être née dans un mauvais village et d'avoir vécu en compagnie de mauvaises gens; mais ce qu'elle a fait pour un bandit qui l'aimait, si elle l'avait fait pour un honnête homme, au lieu d'être un crime, ne serait-ce pas une belle action?
Il ne me fut pas difficile d'en convenir, car je portais déjà envie, dans mon cœur, au dévouement de ma prisonnière; en passant devant sa loge, je jetai sur elle un regard de respect et de compassion.
—Pour celui-là, me dit le bargello, il a tiré sur les chevreuils de monseigneur le duc dans la forêt réservée à ses chasses; mais sa femme, exténuée par la faim, n'avait, dit-on, plus de lait pour allaiter les deux jumeaux qui suçaient à vide ses mamelles taries de misère. C'est bien un voleur, si vous voulez, les juges ont bien fait de le punir, lui-même ne dit pas non, mais ce vol-là pourtant, qui est-ce qui ne le ferait pas, si on se trouvait dans la même angoisse que ce pauvre braconnier de la forêt? Le duc lui-même en est bien convenu; aussi, pendant qu'il retient le mari pour l'exemple dans la prison de Lucques, il nourrit généreusement la femme et les enfants dans sa cahute.
CLXXXIII
Celui-ci en a pour bien plus longtemps, dit-il, en regardant, au fond d'une loge, un beau jeune garçon vêtu des habits rouges des galères de Livourne. C'est ce qu'on appelle une récidive, c'est-à-dire deux crimes dans un. Le premier de ces méfaits, je ne le sais pas; il devait être bien excusable, car il était bien jeune accouplé, par une chaîne au bras, à un autre vieux galérien de la même galère. On dit que c'est pour avoir dérobé, dans la darse de Livourne, une barque sans maître, avec une voile et des rames pour faire évader son frère, déserteur et prisonnier dans la forteresse; le frère se sauva en Corse, dans la barque volée au pêcheur, et lui paya pour les deux.
Le vieux galérien avec lequel il fut accouplé avait une fille à Livourne, blanchisseuse sur le port, une bien belle fille, ma foi! qui ressemblait plus à une princesse qu'à une lavandière. Elle ne rougissait pas, comme d'autres, de son père galérien; plus il était avili, plus elle respectait, dans son vieux père, l'auteur de ses jours, et la honte et la misère. Elle travaillait honnêtement de son état pour elle et pour lui, et pour lui encore plus que pour elle. On la voyait sur sa porte tous les matins et tous les soirs, quand la bande des galériens allait à l'ouvrage ou en revenait, soit pour balayer les rues et les égouts de la ville, soit pour curer les immondices de la mer dans la darse, prendre la main enchaînée du vieillard, la baiser, et lui apporter tantôt une chose, tantôt une autre: pain blanc, cocomero, tabac, rosolio, ceci, cela, toutes les douceurs enfin qu'elle pouvait se procurer pour adoucir la vie de ce pauvre homme.
CLXXXIV
—Celui qui est là, dit-il plus bas en indiquant de l'œil le beau jeune forçat tout triste contre ses barreaux, celui qui est là, et qui était, comme je te l'ai dit, accouplé par le bras au vieux galérien, avait ainsi tous les jours l'occasion de voir la fille de son compagnon de galère et d'admirer, sans rien dire, sa beauté et sa bonté. Elle, de son côté, sachant que le jeune était plein d'égards et d'obéissance pour le vieux, soit en portant le plus qu'il pouvait le poids de la chaîne commune, soit en faisant double tâche pour diminuer la fatigue du vieillard affaibli par les années, avait conçu involontairement une vive reconnaissance pour le jeune galérien; elle le regardait, à cause des soins pour son père, plutôt comme son frère que comme un criminel réprouvé du monde.
Elle avait souvent l'occasion de lui parler, et toujours avec douceur, soit pour le remercier de ses attentions à l'égard du vieillard, soit pour le remercier du double travail qu'il s'imposait pour son soulagement.
Ces conversations, d'abord rares et courtes, avaient fini par amener, entre elle et lui, une amitié secrète, puis enfin un amour que ni l'un ni l'autre ne savaient bien dissimuler. Cet amour éclata en dehors à la mort du père. Tant qu'il avait vécu, la bonne fille n'avait pas voulu tenter de délivrer son amant pour ne pas priver son vieux père des douceurs qu'il trouvait dans son jeune camarade de chaîne, et pour qu'on ne punît pas le vieillard de l'évasion du jeune homme; mais quand son père fut mort et que la pauvre enfant pensa qu'on allait donner je ne sais quel compagnon de lit et de fers à son amant, alors elle ne put plus tenir à sa douleur, à sa honte, et elle pensa à se perdre, s'il le fallait, pour le délivrer; un signe, un demi-mot, une lime cachée dans un morceau de pain blanc rompu du bon côté, malgré le surveillant, sur le seuil de sa porte; un rendez-vous nocturne, indiqué à demi-voix pour la nuit suivante, sur la côte à l'embouchure de l'Arno, furent compris du jeune homme.
Sa liberté et son amante étaient deux mobiles plus que suffisants pour le décider à l'évasion: ses fers, limés dans la nuit, tombèrent sans bruit sur la paille; il scia un barreau de la loge où il était seul encore depuis la mort de son compagnon. Parvenu à l'embouchure de l'Arno avant le jour, en se glissant d'écueils en écueils, invisible aux sentinelles de la douane, il y trouva sa maîtresse et un bon moine qui les maria secrètement; la nuit suivante, ils se procurèrent un esquif pour les conduire en Corse à force de rames; là, ils espéraient vivre inconnus dans les montagnes de Corte; la tempête furieuse qui les surprit en pleine mer et qui les rejeta exténués sur la plage de Montenero, trompa leur innocent amour.
La fille, punie comme complice d'une évasion des galères, est ici dans un cachot isolé, avec son petit enfant; elle pleure et prie pour celui qu'elle a perdu en voulant le sauver. Quant à celui-ci, on l'a muré et scellé pour dix ans dans ce cachot où il ne trouvera ni amante pour scier ses fers, ni planche pour l'emporter sur les flots. Il n'y a rien à redire aux juges, ils ont fait selon leur loi, mais la loi de Dieu et la loi du cœur ne défendent pas d'avoir de la compassion pour lui.
CLXXXV
Je me sentais le cœur presque fendu en écoutant le récit de la fille du vieux galérien, séduite par sa reconnaissance, et du jeune forçat séduit par la liberté et par l'amour.
Ici le bargello se pencha vers moi, baissa la voix, et me dit en me montrant la dernière loge grillée, sous le cloître, au fond de la cour:
—Il n'y a qu'un grand criminel ici, qui n'inspire ni pitié ni intérêt à personne, c'est celui-là, ajouta-t-il en me montrant du doigt et de loin la loge de Hyeronimo. Oh! pour celui-là, on dit que c'est une bête féroce qui vit de meurtres dans les cavernes de ses montagnes. Il a, d'un seul coup, tué traîtreusement un sbire et blessé deux gardes du duc; il n'emportera pas loin l'impunité de ses forfaits et personne ne pleurera sur sa fosse; il est d'autant plus dangereux que l'hypocrisie la plus consommée cache son âme astucieuse et féroce, et qu'avec le cœur d'un vrai tigre, il a le visage candide et doux d'un bel adolescent; il faut trembler quand on l'approche pour lui jeter sa nourriture. Ne lui parlons pas, son regard seul pourrait nous frapper, si ses yeux avaient des balles comme son tromblon; fais-lui jeter son morceau de pain de loin, à travers la double grille, par la main du piccinino, et, les autres jours, ne te risque jamais à entrer dans sa loge, sans avoir la gueule des fusils des sbires de la porte derrière toi.
CLXXXVI
À ces mots, le bargello revint sur ses pas pour sortir de la cour, et je crus que j'allais m'évanouir de contentement, car, s'il m'avait dit: Entre dans cette loge, et que Hyeronimo et moi, nous nous fussions vus ainsi tout à coup, devant le bargello, face à face, sans être d'intelligence avant cette rencontre, un cri de surprise et un élan l'un vers l'autre nous auraient trahis certainement.
La Providence nous protégea bien tous deux, en inspirant au bargello, sur la foi des sbires, cette terreur et cette horreur pour le pauvre innocent.
Rien qu'à son nom et à l'aspect de son cachot, mes jambes fléchissaient sous mon corps. Le piccinino, pour cette fois, resta après nous dans la cour et fit tout seul la distribution des vivres aux prisonnières et aux prisonniers.
Le bargello rentra dans son greffe, et sa femme, survenant à son tour, m'enseigna complaisamment tout ce que j'avais à faire dans la maison: à aider le cuisinier dans les cuisines, à tirer de l'eau au puits, à balayer les escaliers et la cour, à nourrir les deux gros dogues qui grondaient aux deux portes, à jeter du grain aux colombes, à faire les parts justes de pain, de soupe et d'eau aux prisonniers, même à porter trois fois par jour une écuelle de lait à la captive de la deuxième loge pour l'aider à mieux nourrir son enfant, qu'elle ne suffisait pas à allaiter par suite du chagrin qui la consumait, la pauvre jeune mère!
CLXXXVII
—Mais quand tu seras seul sous le cloître, le long des loges, me dit-elle, comme m'avait dit son mari, ne te fie pas et prends bien garde au meurtrier du sbire dans le dernier cachot, au fond de la cour; bien qu'il soit bien jeune et qu'il te ressemble quasi de visage, on dit que nous n'en avons jamais eu de si méchant; mais nous ne l'aurons pas longtemps, à ce qu'on assure, les sbires et les gardes, qui sont acharnés contre ce louveteau, ont déjà été appelés en témoignage, personne ne s'est présenté pour déposer contre eux, et le jugement à mort ne tardera pas à faire justice de celui qui a donné la mort à son prochain.
CLXXXVIII
—Le jugement à mort! m'écriai-je involontairement, en écoutant la femme du bargello. Il est pourtant bien jeune pour mourir!
—Oui, reprit-elle, mais n'était-il pas bien jeune aussi pour tuer, faudrait-il dire? et si on le laissait vivre avec ses instincts féroces, n'en ferait-il pas mourir bien d'autres avant lui?
—C'est vrai, pourtant, dis-je, en baissant la tête, à la brave femme, de peur de me trahir. Seulement, qui sait s'il est vraiment criminel ou s'il est innocent?
—On le saura avant la fin de la journée, dit-elle, car c'est aujourd'hui que le conseil de guerre est convoqué pour venger le pauvre brigadier des sbires; mais que peuvent dire ces avocats devant le cadavre de ce brave soldat tué derrière un arbre, en faisant la police dans la montagne?
Je ne répondis rien en apprenant que le jugement serait rendu le jour même où j'entrais en service près de Hyeronimo, dans sa propre prison. Mon cœur, resserré par les nouvelles de la maîtresse du logis, se fit si petit dans ma poitrine que je me sentis aussi morte que mon ami.
Cependant, qui sait, me dis-je en m'éloignant et en reprenant un peu mes sens, qui sait si l'on ne pourrait pas lui faire grâce encore à cause de sa jeunesse? Qui sait si on ne lui donnera pas le temps de se préparer au supplice en bon chrétien, de se confesser, de se repentir, de se réconcilier avec les hommes et avec le bon Dieu? Et qui sait si, pendant ce temps, je ne pourrai pas, comme la fille du galérien de Livourne, trouver moyen de le faire sauver de ses fers, fallût-il mourir à sa place? Car, pourvu que Hyeronimo vive, qu'importe que je meure! N'est-ce pas lui seul qui est capable, par ses deux bras, de gagner la vie de mon père, de ma tante et du pauvre chien de l'aveugle? Et puis s'il était mort, comment pourrais-je vivre moi-même? Avons-nous jamais eu un souffle qui ne fût pas à nous deux? Nos âmes ont-elles jamais été un seul jour plus séparées que nos corps? Les balles qui frapperaient sa poitrine n'en briseraient-elles pas deux?
Et puis enfin, ajoutai-je avec un rayon d'espérance dans le cœur, puisque la Providence a fait ce miracle, sur le pont de Saltochio, de me faire ramasser par cette noce, de me conduire juste, au pas de ces bœufs, chez le bargello où il respire, d'inspirer la bonne pensée de me prendre à leur service à ces braves gardiens de la prison, de me permettre ainsi de me faire entendre d'Hyeronimo avec l'assistance de notre zampogne, de le voir et de lui parler tant que je le voudrai, sans que personne soupçonne que je sais où il est, et que la clef de son cachot est dans les mains de celle qui lui rendrait le jour au prix de sa vie; qui sait si cette Providence n'avait pas son dessein caché sous tant de protection visible? et si...
CLXXXIX
La voix du piccinino interrompit ma pensée en me disant que c'était l'heure de porter la nourriture aux dogues du préau, de jeter des criblures de graines aux colombes du puits, et de renouveler l'eau dans les cruches des prisonniers, comme on m'avait appris le matin qu'il fallait faire.
—C'est bien, dis-je à l'enfant, la corde du puits est trop dur à faire tourner sur la poulie pour tes doigts, et tu ne pourrais pas non plus m'aider à faire descendre et remonter la double grille dans sa rainure jusqu'aux voûtes des loges; amuse-toi là, dans le vestibule du cloître, à tresser la paille qui sert de litière aux détenus, je ferai bien seul l'ouvrage pénible; contente-toi de surveiller la porte extérieure et de m'avertir si le bargello ou sa femme venait à m'appeler.
—Oh! le bargello et sa femme, me dit l'enfant, ils ne nous appelleront pas de la journée, ils viennent de sortir tous les deux pour aller au tribunal entendre l'accusateur de ce scélérat de montagnard qui est ici couché, comme un louveteau blessé dans sa caverne, et pour demander aux juges à quelle heure ils devront le faire conduire demain devant eux, pour le juger par demandes et par réponses.
CXC
J'affectai l'air indifférent à ces paroles du petit enfant; je lui donnai cinq ou six grosses bottes de paille des prisons à tresser proprement pour le pavé des cachots, et je lui recommandai bien de ne pas se déranger de son ouvrage entre les deux portes, jusqu'au moment où il aurait fini tout son travail et où je viendrais le chercher pour étendre les nattes avec lui sur les dalles des cachots.
Quand l'enfant, sans soupçon, fut assis par terre, occupé à tresser sa première natte, j'ouvris la seconde porte donnant sur la cour du cloître, une corbeille de criblure de froment à la main pour les ramiers, et je me dirigeai vers le puits, pour tirer l'eau dans les auges et pour en remplir les cruches des prisonniers.
Tous et toutes levèrent les yeux sur ma figure pour s'assurer d'un coup d'œil si le nouveau porte-clefs (car ils savaient le mariage de l'ancien avec la jolie fille du bargello) adoucirait ou aggraverait leur peine par sa physionomie et par le son de sa voix brusque ou douce; ils me remercièrent poliment de mon service, hommes, femmes ou enfants, et je vis clairement sur leurs figures l'étonnement et la consolation que leur causait un visage si jeune qui, au lieu de reproche à la bouche, roulait des larmes dans ses yeux, et qui semblait avoir plus de pitié pour eux qu'ils n'avaient eux-mêmes peur de lui.
Comme le bargello m'avait dit sur celui-ci et sur celle-là tout ce qu'il y avait à savoir, je fus compatissante avec les hommes, attendrie avec les femmes et caressante avec les enfants, comme avec les colombes de la cour, prisonnières sans avoir fait de faute au bon Dieu.
CXCI
Tout le monde servi, monsieur, je m'avançai toute tremblante et toute pleurant d'avance, ma cruche à la main, vers la dernière loge du cloître, au fond de la cour, où, selon le bargello, habitait le meurtrier.
Un pilier du cloître cachait la lucarne de cette dernière loge du fond de la cour aux autres prisonniers, en sorte qu'il y faisait sombre comme dans une caverne.
Je m'en réjouissais, ma tante, et je rabattais tant que je pouvais les larges bords de mon chapeau calabrais sur mes yeux, pour que l'ombre étendue du chapeau empêchât aussi le pauvre meurtrier, surpris, de me reconnaître d'un premier regard et de jeter un premier cri qui nous aurait trahis aux autres prisonniers du cloître.
CXCII
J'approchai donc doucement, lentement, comme quelqu'un qui brûle d'arriver et qui cependant craint presque autant de faire un pas en avant qu'en arrière. Mes yeux se voilaient, mes tempes battaient, des gouttes de sueur froide suintaient de mon front; quand je fus à une enjambée ou deux de la lucarne ferrée, au fond de laquelle j'allais apercevoir celui qu'ils appelaient le meurtrier, mes jambes refusèrent tout à fait de faire un dernier pas, mes mains froides s'ouvrirent d'elles-mêmes, le trousseau de clefs d'un côté, la cruche pleine d'eau de l'autre, tombèrent à la fois sur les dalles, et je tombai moi-même contre la muraille, entre le trousseau sonore et la cruche d'eau cassée. Les prisonniers crurent que c'était un faux pas contre les dalles du cloître qui avait causé l'accident; personne, heureusement, n'y prit garde; j'eus le temps de revenir à moi, de sentir le danger et de réfléchir au moyen d'entrer dans la loge du meurtrier sans que le saisissement trop soudain lui fît révéler involontairement qui j'étais aux oreilles de ses compagnons de peine.
Je ramassai les clefs, je balayai les tessons de la cruche dans la cour, et je revins sur mes pas, comme si j'allais chercher un autre vase pour porter son eau au meurtrier. C'est sous ce prétexte que je passai aussi dans le vestibule, devant le piccinino occupé à tresser attentivement ses nattes de paille. Mais aussitôt que je fus rentrée dans le corridor des cuisines, comme si j'allais y prendre une fiasque neuve à la place de celle que je venais de répandre, je m'élançai en bonds rapides par les marches de l'escalier, jusqu'au sommet de la tour, je pris la zampogne sur mon lit, je la mis sous mon bras et je redescendis, aussi vite que j'étais montée, jusqu'aux cuisines.
J'y pris une fiasque, et la montrant, ainsi que la zampogne, au piccinino, je lui dis que n'ayant plus rien à faire dans la cour, après mon service fini, j'allais pour passer le temps, à l'ombre des arcades du cloître, jouer quelques airs de mon métier aux malheureux enfermés sans amusement dans leurs loges; le piccinino, qui avait bon cœur, qui aimait, comme tous les enfants, le son de la zampogne, n'y entendit aucune malice et trouva que c'était une pensée du bon Dieu que de rappeler la liberté aux captifs et le plaisir aux malheureux. S'il avait été plus avancé en âge et en réflexion, il aurait bien pensé le contraire, n'est-ce pas, monsieur? Mais c'était un enfant, et je me hâtai de profiter de son ignorance.
CXCIII
J'entrai donc de nouveau dans la cour; j'allai remplir ma cruche neuve dans l'auge des colombes, et je revins, ma cruche pleine dans la main, sous le cloître, comme si j'allais laver les dalles du cloître devant les grilles depuis la première jusqu'à la dernière. Je m'étais dit, au moment où je cassais ma cruche: Si nous nous revoyons sans nous être avertis que nous allons nous revoir, Hyeronimo et moi, nous sommes perdus; il faut donc nous avertir sans nous parler avant de nous rencontrer face à face; quel moyen? Il n'y en a qu'un, la zampogne. Allons la chercher; tirons-en quelques sons d'abord faibles et décousus, dans la cour, bien loin du cachot du meurtrier; éveillons ainsi son attention, puis taisons-nous pour lui donner le temps de revenir de son étonnement; puis recommençons un peu plus fort et d'un peu plus près, pour lui faire comprendre que c'est moi qui approche; puis, taisons-nous de nouveau; puis, avançons en jouant plus fort des airs à nous seuls connus, pour qu'il ne doute plus que c'est bien moi et que, de pas en pas et de note en note, il sente que je vais précautieusement à lui, et qu'il soit tout préparé à me revoir et à se taire quand la zampogne se taira et que j'ouvrirai la première grille de son cachot.
CXCIV
C'est ce que je fis, ma tante, et cela réussit aussi juste que cela m'avait été inspiré dans mon malheur; ma zampogne jeta d'abord quelques sons aussi courts et aussi doux que les souffles d'un nourrisson qui se réveille, puis des morceaux d'airs tronqués et expirants comme des pensées qu'on n'achève pas dans un rêve, puis des ritournelles qu'on entend à la Saint-Jean, dans les rues, et qui sont dans l'oreille de tout le monde.
Les pauvres prisonniers et prisonnières, tout réjouis, se pressaient à leurs grilles, écoutaient les larmes aux yeux et me remerciaient, à mesure que je passais devant leur lucarne, de leur donner ainsi un souvenir de leur jour de fête.
Le meurtrier, qui avait paru au premier moment à sa lucarne, les deux mains crispées à ses barreaux, ne s'y montrait plus; j'en fus réjouie malgré l'impatience que j'avais de le voir; je compris qu'il avait reconnu l'instrument de son père, et qu'il s'attendait à quelque chose de moi, semblable à la surprise qu'il avait eue la nuit, du haut de la tour, en entendant l'air d'Hyeronimo et de Fior d'Aliza, que l'un de nous deux seul pouvait jouer à l'autre, puisque nous ne l'avions appris à personne.
CXCV
Aussi, pour bien le confirmer dans l'idée qu'il allait me voir apparaître, quand je fus à la dernière arcade au tournant du cloître avant son grillage, je m'assis sur le socle de l'arcade et je jouai doucement, lentement, amoureusement, l'air de la nuit dans la tour, afin qu'il comprît bien que j'étais là, à dix pas de lui, et qu'il entendît pour ainsi dire battre mon cœur dans la zampogne; et je finis l'air, non pas comme d'habitude, par ces volées de notes qui semblaient s'élancer vers le ciel, comme des alouettes joyeuses montant au soleil, mais je le finis par deux longs, lugubres et tendres soupirs de l'instrument qui semblait bien plutôt pleurer que chanter, hélas! comme moi-même!...
Aucun bruit ne sortit de la loge du meurtrier, je compris à ce silence que mon intention avait été saisie par Hyeronimo, et que je pouvais, sans danger, laisser la zampogne, reprendre ma cruche et ouvrir le cachot.
Je m'approchai donc avec plus de confiance de la sombre lucarne, assombrie encore par le noir pilier, et je jetai un regard furtif à travers les barreaux de fer du premier grillage; je ne vis que deux yeux fixes qui me regardaient du fond du cachot, tout au fond de la nuit régnant derrière la seconde grille.
C'était lui, ma tante! qui ne savait encore que penser et qui me regardait du fond de l'ombre.
À ma vue, quelque chose remua sous un tas de chaînes et se leva de la paille, sur son séant, en tendant deux bras enchaînés vers le jour et vers moi.
C'était lui, mon père! Je le devinai plutôt que je ne le reconnus aux traits de son visage, tant l'ombre était noire dans la caverne du pauvre innocent. Je mis un doigt sur mes lèvres pour lui dire, sans parler, de se taire, et, déposant ma cruche de l'autre main, j'ouvris, comme on me l'avait montré le matin, la première grille, et j'entrai tout entière dans la première moitié du cachot où je n'étais séparée d'Hyeronimo que par la seconde grille.
Je m'élançai, les bras aussi tendus vers les siens, avec tant de force, que mon front meurtri semblait vouloir enfoncer les barreaux noués par des nœuds de fer, comme mes agneaux quand ils se battent, pour sortir de l'étable, contre la cloison d'osier qui les enferme.
Mais lui, en voyant ce chapeau de Calabre, ces cheveux coupés, ces habits d'homme sur le corps de sa sœur dont il ne reconnaissait que peu à peu le visage, semblait pétrifié à sa place et laissait retomber ses bras devant lui, avec un bruit de chaînes qui consternait l'oreille. Il avait plutôt l'air de quelqu'un qui recule au lieu de quelqu'un qui avance, il semblait pétrifié par les murs de sa prison.
—Quoi! tu ne reconnais pas Fior d'Aliza, lui dis-je à demi-voix, parce qu'elle a changé d'habits et qu'elle a coupé ses cheveux pour te rejoindre! C'est moi, c'est ta sœur, c'est mon père et ma tante, c'est tout ce qui t'aime entré avec moi dans ton sépulcre pour t'arracher à la mort au prix de leur propre vie, s'il le faut, ou du moins pour mourir avec toi si tu meurs.
CXCVI
Ma voix, qu'il reconnut, lui ôta le doute, et il s'élança à son tour vers moi de toute la longueur de sa chaîne rivée au mur dans le fond de la prison; elle était juste assez longue pour que le bout de nos doigts, mais non pas nos lèvres, pussent se toucher.
Nous les entrecroisâmes aussi serrés et aussi forts que les nœuds de son grillage de fer, et nous nous mîmes à pleurer sans rien dire, en nous regardant à travers nos larmes, comme ces âmes du purgatoire qui se regardent à travers les limbes d'une flamme à l'autre, dans les images, le long du chemin.
CXCVII
Je finis, la première, par sangloter tellement qu'aucune parole articulée ne pouvait sortir tout entière de mes lèvres. Mais lui, plus fort, plus homme, plus courageux, revenu de son premier étonnement, parla le premier.
Le son de sa voix m'entra comme une musique dans tout le corps, je crus qu'un esprit de lumière était entré dans la caverne et m'avait parlé.
—Comment es-tu là, ma pauvre âme? me dit-il. Qui t'a appris où j'étais moi-même? Que veut dire cet habit d'homme dont tu es travestie? cette zampogne que j'ai entendue la nuit dernière du haut du ciel et qui s'est approchée tout à l'heure, comme une mémoire et une espérance, de ma lucarne? Que fait le père? Que fait la tante? Le chien est-il mort? Qui est-ce qui a soin de leur nourriture? Quelle est ton idée en les quittant et en prenant ce déguisement pour me suivre?
CXCVIII
—Mon idée, répondis-je, je n'en sais rien; je n'en ai eu qu'une dans le cœur quand je t'ai vu garrotté par les sbires et emmené par eux à la mort, je n'ai pas pu me retenir de descendre où tu allais, et je suis descendue à Lucques, comme la pierre qui roule de la montagne en bas dans la plaine par son poids et par sa pente, sans savoir pourquoi et sans pouvoir s'arrêter; voilà.
Alors je lui racontai précipitamment comment j'avais pris les habits et la zampogne de mon oncle dans le coffre, afin de ne pas être exposée, comme une pauvre fille, aux poursuites, aux insolences et aux libertinages des hommes dans les rues; comment mon oncle et ma tante avaient voulu s'opposer par force à mon passage, comment le père Hilario leur avait dit, au nom du bon Dieu: Laissez-la faire son idée; comment il avait promis d'avoir soin d'eux, à défaut de leurs deux enfants, dans la cabane; comment une noce, qui avait besoin d'un musicien, m'avait ramassée sur le pont du Cerchio; comment cette noce s'était trouvée être la noce de la fille du bargello; comment leur gendre, en s'en allant de la maison avec sa sposa, avait laissé vacante la place de serviteur et de porte-clefs de la prison; comment la femme et le mari, trompés par mes vêtements et contents de ma figure, m'avaient offert de les servir à la place du partant; comment j'avais pressenti que la prison était la vraie place où j'avais le plus de chance de trouver et de servir mon frère prisonnier; comment j'avais joué de ma zampogne, dans ma chambre haute au sommet de la tour, pendant la nuit, afin de lui faire connaître, par notre air de la grotte, que je n'étais pas loin et qu'il n'était pas abandonné de tout le monde, au fond de son cachot, où il avait été jeté par les sbires; comment le bargello m'avait appris mon service le matin et comment j'avais compris que le meurtrier c'était lui; comment j'étais parvenue, petit à petit, à l'empêcher de pousser aucun cri en me revoyant; comment je le verrais à présent à mon aise, et sans qu'on se doutât de rien, tous les jours! Enfin tout.
CXCIX
Il restait comme ébahi de surprise et d'ivresse en m'écoutant, et il m'arrosait les doigts de larmes chaudes, comme si son cœur était un foyer, en m'écoutant et en dévorant mes pauvres mains de ses lèvres; mais quand j'ajoutai que ma pensée était de gagner de plus en plus la confiance du bargello, de dérober la grosse clef de la prison, de me procurer une lime et de la lui apporter pour qu'il sciât sa chaîne, de lui ouvrir moi-même du dehors les deux portes grillées du cachot et de le faire évader vers la mer quand on saurait son jugement par les juges de Lucques:
CC
—Oh! cela, s'écria-t-il, jamais! jamais! Je ne limerai pas ma chaîne, je ne m'évaderai pas de la prison en te laissant derrière moi prisonnière à ma place, et punie pour la complicité dans l'évasion d'un homicide; je ne me sauverai pas du duché avec toi, en enlevant en toi la seule nourricière et la seule consolation de nos deux pauvres vieux, avec leur chien, dans la montagne. Non, non, je mourrai plutôt mille fois pour un faux crime, que de vivre par un vrai crime dont toi et eux vous seriez punis à jamais pour moi! Pourquoi donc est-ce que je voudrais vivre et comment donc pourrais-je vivre alors, puisque je ne regrette rien que toi et eux dans ce bas monde, et qu'en me sauvant c'est toi et eux que j'aurai sacrifiés et perdus?
CCI
Je n'avais pas pensé à cela, monsieur, et, tout en déplorant qu'il ne voulût pas suivre mon idée de le faire sauver, je ne pus m'empêcher d'avouer qu'il disait trop juste et qu'à sa place j'aurais certainement dit ainsi moi-même. Mais une pauvre fille des montagnes, amoureuse et désolée, mon père et ma tante, excusez-moi cela, ne pense pas à tout à la fois; je ne pensais alors ni à moi, ni à vous, mais au pauvre Hyeronimo. Si j'ai eu tort, j'en ai été bien punie.
Quand nous eûmes ainsi longtemps parlé bouche à bouche, cœur à cœur, à travers les froides grilles du cachot, trois coups de marteau de l'horloge de la cour, résonnant comme un tremblement de l'air, sous les souterrains, nous apprit que trois heures s'étaient écoulées dans une minute et qu'il était temps de nous arracher l'un à l'autre, si nous ne voulions pas être surpris par le retour du bargello.
Nous convînmes ensemble que tel ou tel air de ma zampogne, pendant la nuit, du haut de ma tour, voudrait dire telle ou telle chose: peine, consolation, espérance, bonne nouvelle, absence ou présence du bargello et toujours amour! Car le poids du cœur en fait découler enfin les secrets, ma tante! Et cette fois, malgré notre silence et notre ignorance de nous-mêmes jusque-là, nous n'avions pas pu nous cacher que nous nous aimions, non-seulement de naissance, mais d'amour, et que l'absence ou la mort de l'un serait la mort de l'autre.
J'avais bien rougi en lui avouant ce que je sentais, sa voix avait bien tremblé en me confessant pour la première fois que je ne faisais pas deux avec lui dans son idée et dans ses rêves, et que s'il n'avait rien osé dire encore à sa mère et à son oncle pour qu'on nous fiançât ensemble à San Stefano, c'était à cause de mes silences, de mes tristesses, de mes éloignements de lui depuis quelques mois, qui lui avaient fait douter s'il ne me causerait pas de la peine en me demandant pour fiancée à nos parents; il me dit même qu'il ne regrettait en ce moment ni la prison, ni la mort, puisque son malheur avait été l'occasion qui avait forcé le secret de mon cœur.
Oh! que nous nous dîmes de douces paroles alors, à travers les barreaux, ma mère! et que même en ne nous parlant pas, mais en nous entendant seulement respirer, nous étions contents! Il me semblait que je buvais du lait par les pores, et qu'une douceur que je n'avais jamais éprouvée me coulait dans toutes les veines et m'alanguissait tous les membres, comme si j'allais mourir et que la mort fût à la fois une mort et une résurrection. Je présume que le paradis sera quelque chose comme l'éternelle surprise et l'éternel aveu d'un premier amour, entre ceux qui s'aimaient et qui ne se l'étaient jamais dit!
CCII
Au second battement de marteau de l'horloge qui nous avertissait, je m'en allai à contre-cœur en reculant, en revenant, en reculant encore, comme si nous ne nous étions pas tout dit; mais le danger pressait: je refermai la grille sur lui, je ramassai ma zampogne et je revins m'asseoir sur les marches du cloître et de la cour, vis-à-vis du puits des colombes, et, pour que personne ne se doutât de rien parmi les prisonniers et les prisonnières, j'eus l'air de m'être endormie pour la sieste, au pied d'un pilier, et je me mis à jouer des airs de zampogne comme pour passer le temps.
Ah! mes airs cette fois n'étaient pas tristes, allez! Je ne sais pas où je les prenais, mais le bonheur de savoir qu'il m'aimait et le soulagement que j'éprouvais de lui avoir osé dire enfin: «Je t'aime!» l'emportaient sur tout, prison, grilles, chaînes, échafaud même; la zampogne semblait plutôt délirer que jouer sous mes doigts, et les notes qui s'échappaient criaient de joie, insensées, comme les eaux de la grotte, amassées dans le bassin et longtemps retenues, quand nous ouvrons les rigoles, s'élancent en cascades en se précipitant en écume et en bondissant au lieu de couler, et je me disais: «Il m'entend, et ce délire est un langage à son oreille qui lui apprend ce que ma bouche n'a pas achevé de lui confesser.»
Les prisonniers se pressaient aux lucarnes et croyaient peut-être que j'étais tombée en folie. Les colombes mêmes battaient des ailes comme de plaisir à m'entendre, ces jolies bêtes se regardaient, se becquetaient, se lissaient les plumes et semblaient se dire: «Tiens! en voilà une qui est donc aussi amoureuse que nous!»
CCIII
À propos des colombes, ma tante, j'ai oublié de vous dire qu'une idée m'était venue, en quittant Hyeronimo, de me servir de ces doux oiseaux pour nos messages de la tour au cachot et du cachot à ma chambre haute.
Vous savez comme j'étais habile à apprivoiser les oiseaux à la montagne, et comme je les retenais sans cage, sur le toit, à la fenêtre et jusque sur mon lit. Je dis donc à Hyeronimo ce que je voulais faire.
—Émiette, lui dis-je, tous les matins, un peu de la mie de ton pain de prison, et répands ces miettes, toutes fraîches, sur le bord intérieur du mur à hauteur d'appui où tu t'accoudes quelquefois pour regarder couler l'heure au soleil; petit à petit, la plus hardie viendra becqueter entre les barreaux, puis jusque dans ta main; tu lui caresseras les plumes sans la retenir, et tu la laisseras librement s'envoler, revenir et s'envoler encore; bientôt elle aura pour toi l'amitié que toutes les bêtes ont naturellement pour l'homme qui ne leur fait point de mal, tu la prendras dans ton sein, elle becquettera jusqu'à tes lèvres, elle se laissera faire tout ce que tu voudras d'elle; moi, de mon côté, je vais en prendre une sur la margelle du puits et l'emporter sous ma chemise, dans mon sein, là-haut, dans ma chambre; je l'empêcherai seulement une heure ou deux de s'envoler, je lui donnerai des graines douces et du maïs sucré sur le bord de ma fenêtre, et je la lâcherai ensuite pour qu'elle rejoigne ses compagnes dans la cour; tu la reconnaîtras au bout de fil bleu que j'aurai noué à ses jambes roses, et c'est celle-là que tu apprivoiseras de préférence en faisant peur aux autres; au bout de deux ou trois jours, tu verras qu'elle viendra à tout moment te visiter, et qu'à tout moment aussi elle remontera de la lucarne à ma tour, pour redescendre encore de ma tour à ton cachot.
J'effilerai ma veste et ma ceinture, et quand le fil sera blanc, rouge ou bleu, cela voudra dire: «Bonne nouvelle! et, quand il sera brun ou noir, cela voudra dire: Prenons garde, tremblons et prions! Toi, tu lui attacheras un fil à la patte pour me dire: Je pense à toi, je t'ai comprise, je suis content ou je suis en peine. Nous saurons ainsi, à toute heure, grâce à ce messager, ce qui se remue dans nos cœurs ou dans nos sorts, sans que la présence du bargello dans la cour puisse empêcher nos confidences.»
CCIV
Quand le bargello rentra du tribunal et qu'il entendit la zampogne dans la cour, il vint à moi.
—C'est bien, me dit-il, mon garçon, j'aime que ma prison soit gaie et que mes prisonniers aient de bons moments que Dieu leur permette de prendre, même en leur donnant tant de mauvais jours.
Gaie!... Elle ne le sera pas longtemps, ajouta-t-il à voix basse et en se parlant à lui-même.
Je pâlis sans qu'il s'en aperçût, et je me doutais qu'on avait peut-être jugé à mort celui qu'ils appelaient le meurtrier. Je n'osai rien témoigner de mon angoisse, de peur de me révéler, et j'attendis que le bargello fût ressorti de la prison pour faire parler, si j'osais, sa bonne femme.
Hélas! je n'eus pas grand'peine à provoquer ces renseignements; dès que je la rencontrai, en sortant du cloître, dans la cuisine où j'allais chercher les paniers de provende pour le souper des prisonniers:
—Tu auras trop tôt une écuelle de moins à leur servir, me dit-elle avec une vraie compassion.
—Quoi! dis-je avec peine, tant le désespoir me serrait la gorge, le meurtrier a été jugé?
—À mort! murmura-t-elle en me faisant un signe de silence avec ses lèvres.
—À mort! m'écriai-je en laissant retomber le panier sur le carreau.
—Pauvre enfant, dit-elle, on voit bien que tu as bon cœur, car tu as pâli à l'idée du supplice d'un misérable qui ne t'est rien, pas plus qu'à moi, ajouta-t-elle, et pourtant je n'ai pas pu m'empêcher de pâlir, de trembler et de pleurer moi-même, tout à l'heure, quand j'ai entendu l'officier accusateur du conseil de guerre conclure son long discours par ce mot terrible: «la mort!» sous les balles des sbires, sur la place des exécutions de Lucques, et son corps livré au bourreau, comme celui d'un décapité par la hache, et enseveli par les frères de la Miséricorde dans le coin du Campo-Santo réservé aux meurtriers, avec la croix rouge sur leur sépulcre. Il ne reste plus qu'à lui signifier son jugement et à le faire ratifier par monseigneur le duc.
Mais, me dit-elle, garde-toi de rien dire dans la prison de ce que je te dis là, mon enfant; les meurtriers même sont des chrétiens, le repentir leur appartient comme à nous tous pour racheter là-haut le crime qu'on ne leur peut pas remettre ici-bas. Il ne faut pas les faire mourir autant de fois qu'il y a de minutes entre le jour où on les condamne et le jour où on les frappe avec le fer ou avec le plomb. Quand le duc a signé le jugement, quand il n'y a plus d'appel et plus de remède à leur sort, on les instruit avec ménagement du supplice qui les attend; on leur laisse quatre semaines de grâce entre l'arrêt et l'exécution pour bien se préparer avec leur confesseur à paraître résignés et purifiés devant Dieu, et pendant tout cet intervalle de temps, qui s'écoule entre la signification du jugement et la mort, on les traite non plus comme des criminels qu'on maudit, mais comme des malheureux déjà innocentés par le supplice qu'ils vont subir.
C'est une belle loi de Lucques, n'est-ce pas, celle-là, c'est une loi de vrais chrétiens qui donne le temps de revenir à Dieu avant que de quitter la terre, et qui suppose déjà innocents ceux à qui Dieu lui-même va pardonner au tribunal de sa miséricorde? On les délivre alors de leurs chaînes, on les laisse s'entretenir librement dans le cloître avec leurs parents, leurs amis, leurs femmes, et surtout avec les prêtres ou les religieux, de quelque couvent que ce soit, qu'ils demandent pour se préparer au grand passage. Tu pourras alors laisser le meurtrier, ses membres libres, aller et venir de sa loge dans la chapelle de la prison, au fond de la cour, sous le cloître, entendre les offices des morts qu'on lui récitera tous les jours, et jouir enfin de toutes les douceurs compatibles avec sa réclusion.
CCV
Je buvais toutes ces paroles et je roulais déjà dans ma pensée, avec l'horreur de notre sort à tous les deux, le rêve d'y faire échapper, malgré lui s'il le fallait, celui qui ne voulait pas vivre sans moi et après lequel moi-même je ne voulais que mourir.
Quand je fus peu à peu, en apparence, remise des confidences de la bonne femme, je repris le panier et je rentrai dans la cour pour distribuer la soupe du soir de loge en loge. Lorsque je fus arrivée à la dernière loge, dont le pilier du cloître empêchait la vue aux autres, j'appelai à voix basse Hyeronimo et je lui dis rapidement ce que m'avait dit longuement la maîtresse des prisons, afin que, si c'était pour lui la mort, la voix qui la lui annonçait la lui fît plus douce, et que, si c'était la vie, la parole qui la lui apportait la lui fît plus chère.
—Mais c'est la vie! lui dis-je, Hyeronimo, mon frère, mon compagnon dans le paradis comme sur la terre, ce sera la vie, sois-en sûr! Tu ne me refuseras pas de la recevoir de ma main pour nos parents; ces quatre semaines de soulagement de ta chaîne descellée du mur, de prières, de visites, de consolations, d'entretiens avec le prêtre appelé par toi dans ton cachot, nous offriront un moyen ou l'autre de nous sauver ensemble de ces murs.
—Oh! si c'est ensemble, dit-il, en me jetant un regard qui semblait réfléchir le firmament et éclairer le cachot tout entier; oh! si c'est ensemble, je le veux bien, je le veux comme je veux respirer pour vivre: avec toi, tout; sans toi, rien; me délivrer par ta captivité à ma place, plutôt mourir un million de fois au lieu d'une!
CCVI
Je vis qu'avec ce pieux mensonge de me sauver avec lui, j'en ferais ce que je voudrais au dernier moment.
—Eh bien! lui dis-je, je vais me procurer la lime à l'aide de laquelle une pauvre prisonnière, qui est ici à côté avec son petit enfant, a scié les fers du beau galérien, son fiancé, et, quand j'aurai la lime je serai bien aussi habile qu'elle à scier un des barreaux, qu'elle l'a été à scier un chaînon du bagne.
J'avais déjà mon idée, mon père!
—Va donc! et que Dieu et ses anges te bénissent, murmura tout bas Hyeronimo; mais souviens-toi qu'entre la liberté sans toi et la mort avec toi, je n'hésiterai pas une heure, fût-elle ma dernière heure!
CCVII
Je le quittai tranquille et préparé à recevoir, sans se troubler, le lendemain, la signification de l'arrêt par la bouche du président du conseil de guerre.
Je m'approchai avec un visage gracieux, compatissant, de la loge de la femme du galérien qui donnait le sein à son nourrisson; je la plaignis, je la flattai d'une prochaine délivrance, de la certitude de retrouver son amant après sa peine accomplie; je la provoquai à me raconter toutes les circonstances que déjà je connaissais de ses disgrâces; je fis vite amitié avec elle, car ma voix était douce, attendrie encore par l'émotion que j'avais dans l'âme depuis le matin; de plus nous étions du même âge, et la jeunesse ne se défie de rien, pas plus que l'amour et le chagrin.
Enfin, après une heure d'entretien, nous étions bons amis, quoique je fusse le porte-clefs et elle la prisonnière.
—Est-ce que vous ne donneriez pas beaucoup, lui demandai-je, pour que votre petit eût deux tasses de lait au lieu d'une?
—Oh! dit-elle, je donnerais tout, car le petit souffre de la faim avec mon lait, qui est si rare et si amer sans doute; mais je n'ai plus un baïoque à donner contre du lait. Que faire?
—Est-ce que vous ne possédez aucun objet de petit prix à faire vendre pour vous procurer un petit adoucissement de plus pour le petit qui est si maigre?
—Moi, dit-elle, en paraissant chercher dans sa mémoire sans y rien trouver: non, je n'ai plus rien au monde, dans les poches de ma veste, que sa boucle d'oreille de laiton cassée, qu'il m'avait donnée le jour de nos noces, et la lime que je lui avais achetée pour limer sa ceinture de fer et qu'il m'a rendue en s'évadant, comme deux reliques de notre amour et de notre délivrance. Mais, excepté le cœur de celle à qui ces reliques rappellent des heures tristes ou douces, qui est-ce qui donnerait un carlin de cela?
—Moi, lui dis-je, non point des carlins ou des baïoques, parce que je n'en ai point à ma disposition, mais deux écuelles de lait au lieu d'une, parce que je puis doubler à mon gré les rations des prisonniers, et cela dans votre intérêt, ajoutai-je, car si on venait à visiter les poches des détenus et qu'on y découvrît cette lime, on supposerait que vous l'avez sur vous pour en faire mauvais usage et on doublerait peut-être le temps de votre peine ou on vous en enlèverait sans doute la consolation.
—Oh! Dieu, dit la jeune mère, serait-on bien assez barbare! Mais vous avez peut-être raison, dit-elle, en fouillant dans ses poches avec précipitation.
Tenez! voilà la boucle d'oreille et la lime sourde, et elle me glissa par-dessous les barreaux un petit peloton de fil noir qui contenait les deux reliques de son amant.
Elle pleurait en me les remettant, et ses doigts semblaient vouloir retenir ce que me tendait sa main. Je pris le peloton, je le déroulai, je pris la lime, que je glissai entre ma veste et ma chemise, et je lui rendis la boucle d'oreille cassée, qu'elle baisa plusieurs fois en la cachant dans sa poitrine.
CCVIII
Ce fut ainsi qu'à tout risque je me procurai cette lime que je n'aurais pu me procurer dans la ville de Lucques, parce qu'une fois entré en fonctions, un porte-clefs ne peut plus sortir des murs, et parce que, si j'avais fait acheter une lime par le piccinino ou par un autre commissionnaire de la prison, ou aurait soupçonné que j'avais été corrompue par un de mes captifs, et que je voulais à prix d'argent lui fournir le moyen de s'évader.
CCIX
Le lendemain, de grand matin, pendant que je balayais le vestibule et la geôle, un grand nombre de messieurs, vêtus de robes noires et rouges, vinrent lire au pauvre Hyeronimo son arrêt et lui signifier que le duc ayant ratifié la sentence, il n'avait plus de recours qu'en Dieu et qu'il avait quatre semaines et quatre jours pour se préparer à la mort.
Il devait être fusillé sur les remparts de Lucques, au milieu d'une petite place, devant la caserne des sbires, en réparation de ceux de cette caserne qu'il avait tués ou blessés.
Par bonheur, je n'assistai pas à la lecture de la sentence, parce que, dans ces occasions, la justice ne laissait entrer avec elle que le bargello.
Quand ils sortirent, les hommes noirs disaient entre eux:
—Quel dommage qu'un si jeune homme et un si bel adolescent ait un visage si trompeur et si candide! Avez-vous vu de quel front tranquille et résigné il a entendu son arrêt sans vouloir ni confesser son crime, ni demander sa grâce, ni insolenter la justice? Ce serait un bien grand innocent, si ce n'était pas le plus précoce des hypocrites.
CCX
Pendant que j'entendais sans lever la tête de dessus le pavé, que je faisais semblant de laver avec mon eau et mon éponge, Dieu sait ce que je pensais en moi-même de la justice des homme qui voit le crime et qui ne lit pas dans les cœurs.
Le dernier des juges qui sortait dit à l'autre:
—Il est fâcheux qu'on n'ait pas pu découvrir où cette jeune fille, sa complice, s'est enfuie de leur caverne dans les bois comme une biche sauvage, on aurait eu par elle tous les motifs et tous les détails du forfait!
Je compris par là qu'on m'avait cherchée et que, sans doute, on me cherchait encore, et que je devais plus que jamais éviter de me laisser reconnaître pour ce que j'étais. Toutes les fois qu'on frappait du dehors à la porte de fer de la prison, je laissais le piccinino aller tirer le verrou aux étrangers, et, sous un prétexte ou l'autre, je montais dans ma tour pour éviter les regards des sbires ou des curieux. J'y passais mon temps à prier Dieu, et à apprivoiser la plus jeune des colombes.
Il ne m'avait pas fallu beaucoup de jours pour la priver et pour en faire l'innocente messagère entre la lucarne de ma chambre et la lucarne du meurtrier; à toutes les pensées que j'avais, je lui mettais un nouveau fil à la patte, tantôt brun, tantôt rouge, tantôt blanc, comme mes pensées elles-mêmes, selon leur couleur; puis je battais mes mains l'une contre l'autre pour l'effrayer un peu, afin qu'elle s'envolât vers Hyeronimo et qu'elle le désennuyât par ses caresses.
Hyeronimo, de son côté, lui baisait la gorge et lui remettait toujours à la patte le fil bleu de sa ceinture, qui voulait dire: amour ou amitié entre lui et moi. Ah! si nous avions su écrire! Mais où aurions-nous appris nos lettres? nos pères, nos mères, nos oncles ne savaient que par cœur leurs prières. Hormis les courts moments où mon service m'appelait dans la cour et où je pouvais entrer dans le cachot et baiser ses chaînes, nos seuls moyens de communication ensemble étaient donc la colombe et la zampogne.
Je continuai à en jouer tous les soirs et une partie des nuits, pour reporter, par les sons, la pensée d'Hyeronimo en haut, vers moi et vers nos beaux jours dans la montagne. La femme du bargello aimait bien les airs que je jouais ainsi pour un autre, et elle me disait le matin:
—Je ne sais pas ce qu'il y a dans ta zampogne, mais elle me fait rêver et pleurer malgré moi, comme si elle disait je ne sais quoi de ma jeunesse à mon cœur; ne crains pas, mon garçon, d'en jouer tout à ton aise, même quand tu devrais me tenir éveillée pour l'entendre: j'ai plus de plaisir à veiller qu'à dormir, en l'écoutant.
Les pauvres prisonniers me disaient de même:
—Au moins notre oreille est libre quand notre âme suit dans l'air les sons qui chantent ou qui prient avec ton instrument.
Mais il n'y avait que Hyeronimo qui comprît ma pensée et la sienne dans les joies ou dans les tristesses de la zampogne: nos deux âmes s'unissaient dans le même son!
La pauvre femme du forçat seule ne s'y plaisait pas.
—Ah! soupirait-elle en soulevant son beau nourrisson endormi du mouvement de sa poitrine, à présent qu'il n'y est plus, je ne pense plus seulement à la musique; quand un air ne tombe pas dans un cœur, qu'importe? Ce n'est que du vent.
Mais quels moments délicieux, quoique tristes, comptaient pour lui et pour moi les voûtes de son cachot, quand j'y rentrais le matin avant que le bargello fût levé, pendant que le piccinino dormait encore et que personne ne pouvait nous surprendre ou nous entendre!
À peine, dans ces moments-là, regrettions-nous d'être en prison, tant le bonheur de nous être avoué notre amour nous inondait tous les deux! Qu'est-ce qu'il me disait, qu'est-ce que je lui disais, je n'en sais plus rien; pas beaucoup de mots peut-être, rien que des soupirs, mais dans ces silences, dans ce peu de mots, il y avait d'abord la joie de savoir que nous nous étions trompés et bien trompés, monsieur, en croyant depuis six mois que nous avions de l'aversion l'un pour l'autre, tandis que c'était par je ne sais quoi que nous nous fuyions comme deux chevreaux qui se cherchent, qui se regardent, qui se font peur et qui reviennent pour se fuir et se chercher de nouveau, sans savoir pourquoi.
Ensuite la pensée des jours sans fin que nous avions passés ensemble, depuis que nous respirions et que nous grandissions dans le berceau, dans la cabane, dans la grotte, dans la vigne, dans les bois, sans songer que jamais nous pourrions être désunis l'un d'avec l'autre, et puis ceci, et puis cela, que nous n'avions pas compris d'abord dans nos ignorances, et que nous nous expliquions si bien à présent que nous nous étions avoué notre penchant, contrarié par nous seuls, l'un vers l'autre; et puis la fatale journée de la coupe du châtaignier, et puis celle de ma blessure par le tromblon du sbire, quand il avait étanché mon sang sur mes bras avec ses lèvres; et puis ma folie de douleur et ma fuite de la maison sans savoir où j'allais pour le suivre, comme la mousse suit la pierre que l'avalanche déracine; et puis ma pauvre tante et mon père aveugle abandonnés à la grâce de Dieu et à la charité du père Hilario, dans notre nid vide; et puis l'espérance que les anges du ciel nous délivreront des piéges de la mort où nous étions pris, tels que deux oiseaux, pour nous punir d'en avoir déniché, les printemps, tant d'autres dans nos piéges de noisetier, quand nous étions enfants; et puis la confiance de nous sauver de là, plus tard, d'une manière ou d'autre, car les quatre semaines et les quatre jours nous paraissaient si longs, que nous ne pensions jamais en voir la fin.
Vous savez, monsieur, quand on est si jeune et que l'on compte si peu de mois dans la vie passée, les mois à venir paraissent longs comme des années. Nous nous croyions sûrs, après nous être ainsi rejoints, de rencontrer une bonne heure dans tant d'heures devant nous, et nous jouissions de nos minutes d'entretien comme si elles avaient formé des heures et que les heures n'eussent pas formé des semaines.
CHAPITRE VII
CCXI
—Mais vous, pauvres gens, aveugles et abandonnés à vous deux dans cette cabane, sans nièce et sans fils, et presque sans chien, que se passait-il, pendant ce temps, dans votre esprit? demandai-je à l'aveugle, père de Fior d'Aliza.
—Ah! monsieur, me répondit l'aveugle, il ne se passait rien les premiers jours que des désolations, des désespoirs et des larmes. Quelle mort attendait Hyeronimo à Lucques, devant les juges trompés et irrités par les sbires? Quels hasards dangereux rencontrerait Fior d'Aliza sur ces chemins inconnus et dans une ville étrangère, au milieu d'hommes et de femmes acharnés contre l'innocence, si l'on venait à découvrir son déguisement? Où trouverait-elle un gîte pour les nuits, sa nourriture pendant les jours? Comment, vermisseau comme elle était, ainsi que nous, aux yeux des riches et des puissants, parviendrait-elle soit à pénétrer vers son cousin dans des cachots, soit à s'introduire dans des palais gardés par des sentinelles, pour tomber à genoux devant monseigneur le duc?
Comment, si elle était jamais reconnue par un des pèlerins ou des sbires extasiés de sa beauté, quand ils l'avaient aperçue sur notre porte, échapperait-elle aux poursuites du chef des sbires qui avait commis tant de ruses pour l'obtenir de sa tante? Comment connaîtrions-nous nous-mêmes ce qui se passait là-bas, au pays de Lucques, sans nouvelles de nos enfants, si nous n'y descendions pas nous-mêmes, ou bien, si nous parvenions à y descendre, les exposant à être reconnus rien qu'en demandant à l'un ou à l'autre si on les avait vus?
Obligés de rester dans notre ignorance, si nous nous traînions jusqu'à Lucques, ou mourant de nos inquiétudes, si nous n'y descendions pas! Ah! monsieur, le sommeil n'était pas venu une heure de suite sur nos yeux depuis le jour du malheur; nous n'avions la nuit d'autre bruit dans la cabane que le bruit confus de nos sanglots, mal étouffés sur nos bouches, et de temps en temps les cris de douleur involontaires du petit chien, couché sur le pied de mon lit, quand sa jambe coupée, qui n'était pas encore guérie, lui faisait trop mal, et qu'il implorait ma main pour le retourner sur sa paille.
Non, je ne pense pas, quoi qu'on en dise là-haut au couvent quand on y prêche sur les peines de l'enfer aux pèlerins, que les peines mêmes de l'enfer puissent dépasser nos peines dans notre esprit.
Quant à la nourriture, nous n'y pensions seulement pas, bien que nous n'eussions plus, pour soutenir nos misérables corps et pour nourrir le chien Zampogna, que quelques croûtes de pain dur, que le père Hilario nous avait laissées dans sa besace jusqu'à son retour.
Voilà tout ce qui se passait au grand châtaignier, monsieur: la misère, et le chagrin qui empêchait de sentir la misère.
CCXII
Le septième jour pourtant nous eûmes deux grandes consolations, car la Providence n'oublie pas même ceux qui paraissent les abandonnés de Dieu.
Premièrement, le petit chien Zampogna fut tout à fait guéri de sa jambe coupée et commença à japper un peu de joie autour de nous en gambadant sur ses trois pattes, devant la porte, comme pour me dire: Maître, sortons donc et allons chercher ceux qui manquent à la maison; je puis à présent te servir et te conduire comme autrefois; fie-toi à moi de choisir les bons sentiers et d'éviter les mauvais pas; et il s'élançait sur le chemin qui descend vers Lucques comme s'il eût compris que ses deux amis étaient là-bas; puis il revenait pour s'y élancer encore.
CCXIII
Secondement, le père Hilario remonta péniblement et tout essoufflé par le sentier de la ville au couvent, et, jetant sa double besace pleine comme une outre sur la table du logis:
—Tenez, nous dit-il, voilà l'aumône de la semaine pour le corps; le prieur m'a dit de quêter d'abord pour vous comme les plus misérables; le couvent ne manque de rien pour le moment, grâce aux pèlerinages de la Notre-Dame de septembre, qui va remplir les greniers de farine et les celliers d'outres de vin.
Et puis, ajouta-t-il, voilà l'aumône de l'esprit. Écoutez-moi bien.
Alors, il nous raconta qu'il avait frappé à toutes les portes de Lucques pour savoir si l'on avait entendu parler d'un homicide commis dans la montagne, sur un brigadier de sbires, et si l'on savait quelque chose du sort qu'on réservait au jeune montagnole; qu'on lui avait répondu qu'il serait jugé prochainement par un conseil de guerre, et qu'en attendant il était renfermé dans un des cabanons de la prison, sous la surveillance du bargello; que le bargello était incorruptible, mais très-humain, et qu'il n'aggraverait certainement pas jusqu'à l'échafaud les peines du pauvre criminel. Il ajouta que, même après le jugement, on avait encore le recours en grâce auprès de monseigneur le duc et que, dans tous les cas, le condamné avait encore un sursis de quatre semaines et de quatre jours entre l'arrêt suprême et l'exécution; enfin que, pendant ces quatre semaines et ces quatre soleils de sursis, le condamné, soulagé de toutes ses chaînes derrière sa grille, ne subissait plus le secret, mais qu'il était libre de recevoir dans sa prison ses parents, les prêtres, les moines charitables et tous les chefs des confréries pieuses de la ville et des montagnes, tels que frères de la Miséricorde, frères de la Sainte-Mort, pénitents noirs et pénitents blancs, dont l'œuvre est de secourir les prisonniers, de sanctifier leur peines et même leur supplice.
À ce mot, monsieur, nous tombâmes, ma belle-sœur et moi, à la renverse contre la muraille, les mains sur nos yeux, en criant: «Est-il bien possible! Quoi! aurait-on bien le cœur de supplicier un pauvre enfant innocent dont tout le crime a été de défendre nous et sa cousine?»
CCXIV
—Rassurez-vous un peu, nous dit le frère quêteur, sans toutefois trop compter sur la justice des hommes, qui n'est souvent qu'injustice aux yeux de Dieu et qui n'a pour lumière que l'apparence au lieu de la vérité.
—Et ma fille? ma fille? ma Fior d'Aliza, s'écriait ma belle-sœur, n'en avez-vous donc appris aucune nouvelle par les chemins ou sur les places de Lucques?
—Aucune, répondit le vieux frère; c'est en vain que j'ai demandé discrètement aux portes de tous les couvents où l'on distribue gratis de la nourriture aux nécessiteux, vagabonds, mendiants ou autres, si l'on avait vu tendre son écuelle à un jeune et beau pifferaro des montagnes; c'est en vain que j'ai demandé aux marchands sur leurs portes, aux vendeuses de légumes sur leur marché, si elles avaient entendu de jour ou de nuit la zampogne d'un musicien ambulant jouant des airs, au pied des Madones, dans leurs niches ou devant le portail des chapelles. Tous et toutes m'ont affirmé que, depuis la noce de la fille du bargello avec un riche contadino des environs, on n'avait pas entendu une seule note de zampogne dans la ville, attendu que ce n'était pas la saison où les musiciens des Abruzzes descendaient après les moissons dans les plaines.
Ces réponses uniformes m'avaient donné d'abord à penser que votre fille n'avait pas osé entrer à Lucques et qu'elle errait çà et là dans les villages voisins, comme un enfant qui regarde les fenêtres des maisons et qui voudrait bien y pénétrer, sans oser toutefois s'approcher des portes. Puis, en réfléchissant mieux et en me demandant comment la noce d'un contadino avec la fille du bargello avait pu trouver un pifferaro pour entrer en ville, dans une saison où il n'y a pas un seul musicien ambulant dans la plaine de Lucques, je me suis demandé à moi-même si ce musicien inconnu qui jouait pour cette noce jusqu'au seuil de la prison, n'y aurait pas été poussé par l'instinct de s'y rapprocher, un jour ou l'autre, de celui qu'elle aime, et, sans vouloir interroger personne de la prison, dans la crainte d'apprendre ainsi aux autres ce que je voulais savoir moi-même, je n'ai fait que saluer la femme du bargello sur sa porte, et j'ai passé; mais quand la nuit a été venue, je me suis porté à dessein dans ma stalle de la chapelle voisine, et j'ai écouté de toutes oreilles si aucune note de zampogne ne résonnait dans les cours ou dans le voisinage de la prison.
Eh bien! vous me croirez si vous voulez, pauvres gens, ajouta-t-il, mais avant que l'Ave Maria eût sonné dans les cloches de Lucques, un air de zampogne est descendu, comme un concert des anges, d'une lucarne grillée tout au haut de la tour du bargello.
Et vous me croirez encore, si vous avez de la foi, j'ai reconnu, tout comme je reconnais votre voix à tous les deux à présent, la vraie voix et le vrai air de la zampogne de votre frère et de votre mari, mort des fièvres en revenant des Maremmes; et, bien plus encore, ajouta-t-il, l'air que j'ai entendu si souvent jouer dans la grotte par vos deux enfants, pendant que je montais ou que je descendais par votre sentier! J'ai cru d'abord à un rêve; j'ai écouté longtemps après que les cloches de l'Ave Maria se taisaient sur la ville, et le même air de l'instrument de votre frère a continué à se faire entendre à demi-son dans la tour, par-dessus les toits de la prison.
CCXV
—Dieu! s'écria ma belle-sœur, est-ce qu'on l'aurait bien jetée dans cet égout d'une prison, la belle innocente! Oh! laissez-moi descendre vite à la ville pour qu'on me la rende avant qu'elle ait été salie dans son âme par le contact avec ces malfaiteurs et ces bourreaux!
—Arrêtez-vous, femme, arrêtez-vous quelques jours comme je me suis arrêté moi-même après avoir entendu, de peur de dévoiler prématurément un mystère qui contient peut-être le salut de vos deux enfants.
Lamartine.
CXXIXe ENTRETIEN
FIOR D'ALIZA
(Suite. Voir la livraison précédente)
CCXVI
—Oui, j'ai pensé en moi-même: ne disons rien; qu'il nous suffise de soupçonner qu'elle est là; que son cousin n'y est probablement pas loin d'elle; que le bon Dieu, en permettant ce rapprochement, a peut-être un dessein de bonté sur le pauvre prisonnier comme sur vous-mêmes, et attendons que le mystère s'explique avant d'y mêler nos indiscrètes curiosités et nos mains moins adroites que celles de l'amour innocent!
Car je suis vieux, voyez-vous, mes braves gens, il y a longtemps que ma barbe est blanche; j'ai vu passer et repasser bien des nuages sur de beaux jours et ressortir bien de beaux jours des nuages, et j'ai appris qu'il ne fallait pas trop se presser, même dans ses bons desseins, de peur de les faire avorter en les pressant de donner leur fruit avant l'heure, car il y a des choses que Dieu veut faire tout seul et sans aide; quand nous voulons y mêler d'avance notre main il frappe sur les doigts, comme on fait aux enfants qui gâtent l'ouvrage de leur père! Ainsi, faites comme moi: priez, croyez et prenez patience!
CCXVII
Mais, tout en prenant patience, ajouta le sage frère quêteur, je n'ai pas pourtant perdu mon temps et toutes mes peines à Lucques et aux environs pendant la semaine.
Écoutez encore, et remettez-moi ces grimoires de papier, ces sommations et ces actes que Nicolas del Calamayo, le conseil, l'avocat et l'huissier de Lucques, vous a fait signifier l'un après l'autre pour vous déposséder du pré, de la grotte, des champs, des mûriers, de la vieille vigne et du gros châtaignier, au nom de parents que vous ne vous connaissiez pas dans les villages de la plaine du Cerchio; c'était peut-être une mauvaise pensée qui me tenait l'esprit, ajouta le frère, mais, quand j'ai su la passion bestiale du chef des sbires pour votre belle enfant, sauvage comme une biche de votre forêt; quand j'ai appris qu'un homme si riche et si puissant dans Lucques vous avait demandé la main d'une fille de rien du tout, nourrie dans une cabane; quand on m'a dit que la petite l'avait refusé, et qu'à la suite de ce refus obstiné pour l'amour de vous et de son cousin, le sbire s'était présenté tout à coup et coup sur coup, muni de soi-disant actes endormis jusque-là, qui attribuaient, champ par champ, votre petit bien au chef des sbires, acquéreur des titres de vos soi-disant parents d'en bas, je n'ai pu m'empêcher d'entrevoir là-dedans des hasards bien habiles, et qui avaient bien l'air d'avoir été concertés par quelque officier scélérat de plume, comme il y en a tant parmi ces hommes à robe noire qui grignotent les vieux parchemins, comme des rats d'église grignotent la cire de l'autel.
Je suis allé trouver mon vieil ami de Lucques, le fameux docteur Bernabo, qui, quoique retiré de ses fonctions d'avocat du duc, donne encore des consultations gratuites aux pauvres gens de Lucques et des villes voisines. Il me connaît depuis quarante ans pour avoir été quêter toutes les semaines à sa porte, et pour m'avoir toujours donné autant de bonnes grâces pour moi que de bouteilles de vin d'Aleatico pour le monastère.
Je lui ai demandé la faveur de l'entretenir après son audience, en particulier; quand le monde a été dehors de sa bibliothèque, je lui ai demandé, à voix basse, s'il pouvait me donner des renseignements aussi secrets qu'en confession sur un certain scribe attaché au tribunal de Lucques, nommé Nicolas del Calamayo.
—Eh quoi! m'a-t-il répondu en riant et en me regardant du capuchon aux sandales, frère Hilario, est-ce que vous avez attendu vos quatre-vingts ans pour déserter la piété et l'honneur, et pour avoir besoin, dans quelque mauvaise affaire, d'un mauvais conseil ou d'un habile complice?
—Pourquoi me dites-vous cela? ai-je répondu au docteur Bernabo, qui ne rit pas souvent.
—Mon brave frère Hilario, m'a-t-il répliqué très-sérieusement alors, c'est qu'on ne se sert de ce drôle de Nicolas del Calamayo que quand on a un mauvais coup de justice à faire ou une mauvaise cause à justifier par de mauvais moyens.
—Et le chef des sbires de Lucques, son ami? ai-je poursuivi, en sondant toujours la conscience du docteur Bernabo.
—Le chef des sbires, m'a-t-il répondu, n'est pas un coquin aussi accompli que son ami Nicolas del Calamayo: l'un est le serpent, l'autre est l'oiseau que le serpent fascine et attire dans la gueule du vice.
Le chef des sbires n'est qu'un homme léger, débauché et corrompu, qui ne refuse rien à ses passions quand on lui offre les moyens de les satisfaire, mais qui, de sang-froid, ne ferait pas le mal si on ne lui présentait pas le mal tout fait. Vous savez que ce caractère-là est le plus commun parmi les hommes légers; leur conscience ne leur pèse pas plus que leur cervelle, et ce qui leur fait plaisir ne leur paraît jamais bien criminel.
Tel est, en réalité, le chef des sbires; son plus grand vice, c'est son ami Nicolas del Calamayo!
—Eh bien! seigneur docteur, dis-je alors à Bernabo, je vais vous exposer une affaire grave et compliquée dans laquelle le chef des sbires a un intérêt, et Nicolas del Calamayo, les deux bras jusqu'aux coudes.
—Je vous écoute, dit Bernabo.
Je lui ai raconté alors le hasard qui fit rencontrer la belle Fior d'Aliza par le sbire en société de son ami Nicolas del Calamayo: la demande, le refus, l'entêtement du sbire, l'obstination de la jeune fille, puis la dépossession, pièce à pièce, par les soins du procureur Nicolas del Calamayo, au moyen d'actes présentés par lui à la justice, actes revendiquant pour des parents, au nom d'anciens parents inconnus dont le sbire avait acheté les titres, tout le petit héritage de vos pères et de vos enfants.
En m'écoutant, le vieux docteur en jurisprudence fronçait le sourcil et se pinçait les lèvres avec un sourire d'incrédulité et de mépris qui montrait assez ce qui se passait dans son âme.
—Avez-vous sur vous ces pièces? me dit Bernabo.
—Non, répondis-je.
—Eh bien! apportez-les-moi la première fois que vous descendrez du monastère à la ville; je vous en rendrai bon compte après les avoir examinées, et si elles me paraissent suspectes dans leur texte, comme elles le sont déjà à mes yeux dans leurs circonstances, rapportez-vous-en à moi pour faire une enquête secrète et gratuite chez les prétendus parents ou ayants droits de votre pauvre aveugle. La meilleure charité à faire aux braves gens, c'est de démasquer un coquin comme ce Nicolas del Calamayo avant de mourir, et de lui arracher des ongles ses victimes.
Allez, frère Hilario, et mettez-vous seulement un sceau de silence sur votre barbe; qui sait si, en sauvant le patrimoine de ces pauvres gens, nous ne parviendrons pas aussi à découvrir quelque embûche tendue à la vie du criminel, peut-être innocent, qu'on va juger sur de si vilaines apparences!
CCXVIII
Le frère termina son récit en prenant les pièces dans l'armoire.
—Ah! que nous font les biens, la vigne, le pré, le châtaignier! la maison même, nous écriâmes-nous, ma belle-sœur et moi. Qu'on prenne tout, qu'on nous jette tout nus dans le chemin, mais qu'on nous rende nos deux pauvres innocents!
—Résignez-vous à la volonté de Dieu, quel que soit le sort d'Hyeronimo, nous dit-il en s'en allant; je monte au monastère pour instruire le prieur de votre angoisse et du motif de mes absences. Je lui demanderai de séjourner à la ville autant que ma présence pourra être utile au prisonnier pour ce monde ou pour l'autre; je remonterai jusqu'ici dès que j'aurai une bonne ou une mauvaise nouvelle à vous rapporter d'en bas; ne cessez pas de prier.
—Ah! répondîmes-nous tout en larmes; si nous cessions de prier nous aurions cessé de trembler ou d'espérer pour la vie de nos enfants, nous aurions bien plutôt cessé de vivre!
CCXIX
Il s'en alla, et nous entendîmes, pendant la nuit suivante, son pas lourd, lent et mesuré, qui faisait rouler les cailloux sur le sentier en redescendant du monastère vers la ville.
Nous restâmes douze grands jours sans le voir remonter et sans rien apprendre de ce qui se passait en ville. Hélas! il craignait sans doute de nous informer trop tôt de la condamnation sans remède de Hyeronimo; mais chaque heure de silence nous paraissait le coup de la mort pour tous les quatre! Voilà tout, monsieur.
CHAPITRE VIII
CCXX
—À toi, maintenant, dit l'aveugle à Fior d'Aliza, raconte à l'étranger ce qui s'était passé dans la prison pendant cette lugubre agonie de nos deux âmes dans la cabane.
—Voilà, monsieur, reprit naïvement la belle sposa, après avoir retiré le sein à son nourrisson qui s'était endormi sur la coupe.
Le lendemain du jugement à mort, comme je vous ai dit, le bourreau vint avec les hommes noirs au cachot. Ils portaient des outils, de grands ciseaux et des charbons rouges, comme s'ils avaient voulu supplicier un saint Sébastien; mais ce n'était pas cela, au contraire; le bourreau coupa l'anneau de fer qu'il avait rivé les premiers jours à la chaîne scellée dans le mur; il fit fondre le plomb qui rivait le clou des menottes aux poignets et les entraves aux pieds; il laissa le prisonnier libre de tous ses membres; il ouvrit la deuxième grille de fer qui rétrécissait de la moitié son cachot; il ouvrit de même une petite porte basse toute en plaque de tôle qui donnait accès par un corridor souterrain, étroit, surbaissé et sombre, dans la petite chapelle des condamnés à mort.
Cette chapelle, pas plus large que notre cabane, faisait partie des cloîtres par le côté de la cour; par le côté opposé, derrière l'autel, elle recevait le jour par une fenêtre haute qui ouvrait sur des jardins plantés de légumes et sur un petit verger d'oliviers où les blanchisseuses de la ville étalaient le linge après l'avoir lavé dans un canal du Cerchio.
Ces vergers et ces potagers, déserts pendant la nuit, étaient bornés par le rempart de Lucques; il n'y avait, sous ce rempart, qu'un étroit passage pour laisser le canal des lavandières rejoindre dans la campagne le lit sinueux du Cerchio.
J'avais vu tout cela du haut d'une échelle, en balayant avec une tête de loup le plafond de la chapelle et les vitraux peints qui garnissaient la fenêtre. Ces vitraux représentaient le supplice du bon malfaiteur dans Jérusalem, demandant pardon au Christ sur sa croix, qui lui promet le paradis. La fenêtre était si étroite, qu'une grosse barre de fer scellée en bas et en haut dans la pierre de taille, derrière le vitrail, suffisait pour empêcher un regard même d'y passer. Les murs avaient deux brasses d'épaisseur; ils étaient construits de blocs de marbre noir aussi lourds que nos rochers, pour que les condamnés à mort qu'on y abandonnait seuls avec Dieu ne pussent pas songer seulement à s'évader. Un confessionnal et un banc de bois noir étaient les seuls meubles de l'oratoire. Un capucin venait tous les matins, à l'aube du jour, dire la messe pour tous les prisonniers; ils l'entendaient, à travers la porte ouverte, chacun, de sa lucarne ouvrant sous le cloître; cela les consolait de voir et d'entendre qu'on priait du moins pour eux; c'était moi qui servais la messe du capucin, armée d'une petite sonnette de cuivre qu'on m'avait appris à sonner à l'élévation; c'était moi qui lui versais le vin et l'eau des burettes dans le calice. Quand il avait fini, on fermait la porte de l'oratoire en dehors avec de gros verrous et un cadenas; moi seule, comme porte-clefs, je pouvais y entrer quelques moments avant la messe du lendemain pour allumer les deux petits cierges, remettre de l'huile dans la lampe, et du vin et de l'eau dans les burettes du vieux prêtre à moitié aveugle.
CCXXI
Ah! ce fut un beau moment, ma tante, que celui où, du haut de ma chambre, dans ma tour, j'entendis le bargello conduire lui-même le forgeron au cachot, et où les coups de marteau qui descellaient les fers du prisonnier retentirent dans le cloître et jusqu'à ma fenêtre. Je tombai sur mes deux genoux devant la lucarne pour remercier Dieu de ce qui était pourtant un signe de mort, et je me dis en moi-même: Voilà qu'on lui rend ses membres, à toi maintenant de lui rendre la liberté et la vie!
CCXXII
Quand tout fut rentré dans le silence ordinaire du cloître, et que le bargello en fut sorti avec le forgeron et les hommes noirs de la justice, j'y entrai sans bruit avec la provende et les cruches d'eau des prisonniers; je ne fus pas lente, croyez-moi, à distribuer à chacun sa portion, à ouvrir et à refermer leurs grilles; les pieds me brûlaient de courir au cachot de votre enfant. Il se tenait encore tout au fond, debout sur sa paille, de peur de se trahir en se précipitant trop vite vers moi; mais, quand j'eus ouvert sa grille d'une main toute tremblante, il bondit comme un bélier du fond de l'ombre, il me prit dans ses bras et m'étouffa contre son cœur, où je me sentais mourir et où je restai longtemps sans que lui ni moi nous pussions proférer une seule parole; lui baisait mes cheveux, moi ses mains, tels que nous nous serrions, vous et moi, ma tante, quand, après une longue absence dans les bois après mes chèvres, je revenais le soir plus tard que vous ne m'attendiez sous le châtaignier.
Quand nous nous fûmes bien embrassés et bien arrosés de nos pleurs, sans pouvoir parler pour avoir trop à nous dire, je passai mon bras droit autour de son cou, lui son bras autour du mien, et il commença à me dire:
—Que font-ils là-haut?
—Je m'en fie au bon Dieu et au père Hilario, leur ami, répondis-je.
—Que je t'ai coûté de tourments et à eux, reprit-il, ma pauvre Fior d'Aliza! hélas! et que je vous en coûterai bien d'autres quand se lèvera le matin où nous devrons nous séparer pour jamais!
—Qu'est-ce que tu dis donc, répliquai-je, en cachant mon front dans sa veste où pendait encore un reste de sa chaîne, n'est-ce pas moi qui te coûte la prison et la vie? N'est-ce pas pour l'amour de moi que tu as saisi le tromblon à la muraille et tiré ce mauvais coup pour venger mon sang sur ces brigands?
Mais non, non, tu ne mourras pas pour moi, continuai-je, ou bien je mourrai avec toi moi-même!
Mais nous ne mourrons ni toi ni moi, si tu veux écouter mes conseils.
CCXXIII
Alors je lui montrai la lime de la sposa du galérien cachée entre ma veste et ma chemise; je lui indiquai du doigt la petite porte basse encore fermée, qui menait du fond de son cachot dans le couloir de la chapelle.
—C'est par là, lui dis-je, le visage tout rayonnant d'assurance (car l'amour ne doute de rien), c'est par là qu'ils croient te mener à la mort, et c'est par là que je te mènerai à la vie.
Je n'en dis pas plus ce jour-là sur les moyens que je rêvais pour sa délivrance; il me pressa en vain de lui tout expliquer:
—Non, non, ne me le demande pas encore, répondis-je, car si tu savais tout d'avance, tu refuserais peut-être encore ton salut de mes mains, ou bien tu pourrais le laisser échapper dans l'oreille des prêtres qui vont venir pour te résigner peu à peu à ton supplice. Il vaut mieux te mettre la clef en main sans savoir comment on la forge; c'est à toi de te fier à moi, et c'est à moi d'être ton père et ta mère, puisque je les remplace seule ici.
—Oh! me dit-il en me serrant les mains et en les élevant dans les siennes vers la voûte du cachot, je le veux bien; tu es mon père et ma mère sous la figure de ma sœur, mais tu es bien plus encore, car tu es moi aussi, et plus que moi, ajouta-t-il, car je me donnerais mille fois moi-même pour te sauver une goutte de tes yeux seulement.
Il me dit alors des choses qu'il ne m'avait jamais dites et que je ne comprenais que par le tremblement de sa voix et par le froid de sa main sur mon épaule, mais des choses si douces à entendre, à voir, à sentir, que je ne pouvais y répondre que par des rougeurs, des pâleurs et des soupirs qui paraissaient lui faire oublier tout à fait sa mort, comme tout cela me faisait oublier la vie! On eût dit qu'une muraille venait de tomber entre lui et moi et que nous nous parlions en nous reconnaissant pour la première fois. Oh! que j'oubliais la prison, l'échafaud, le supplice et tout au monde, et que je bénissais à part moi ce malheur qui lui arrachait cette confession forcée de son cœur qu'il n'aurait peut-être jamais ouvert en liberté et au soleil.
CCXXIV
Je ne sais pas combien durèrent tantôt ces entretiens, tantôt ces silences entre nous; mais nos deux cœurs étaient devenus si légers depuis que nous les avions soulagés involontairement du secret de notre amour, que nous aurions marché au supplice la main dans la main, allègrement et sans sentir seulement la terre sous nos pieds! Ce que c'est que l'amour cependant, une fois qu'on a compris qu'on s'aime et qu'on découvre tout étonnée dans le cœur d'un autre le même secret qu'on se cachait à soi-même, et que ces deux secrets n'en font plus qu'un entre deux!
Il paraissait aussi enivré du peu que je lui disais par mes mots entrecoupés, par mon front baissé, par mon agitation, que je l'étais moi-même, seulement par le son timide de sa voix.
CCXXV
L'heure, qui sonna midi au cadran de la tour, nous rappela à peine que le temps comptait encore pour nous, car nous nous croyions vraiment dans le temps qui ne compte plus, dans l'éternité.
—Adieu! lui dis-je en retirant ma main de la sienne; voici ce qu'il faut faire, vois-tu, Hyeronimo: il faut penser à ta chère âme comme un homme qui va mourir, bien que nous ne mourrons pas, je le crois fermement. Parmi tous ces moines, ces pénitents et ces prêtres qui vont venir tous les jours pour t'exhorter et te préparer à la mort par les sacrements, il faut dire que tu préfères les frères de l'ordre des Camaldules, qui t'ont enseigné la religion dans ton enfance, et que tu serais plus résigné et plus content si l'on pouvait t'accorder pour confesseur le vieux frère Hilario, du couvent de la montagne, dont tu as l'habitude, et qui daignera bien descendre pendant quelques semaines à Lucques pour adoucir tes derniers moments; le bargello m'a dit qu'on ne refusait rien aux condamnés de ce qui peut leur ouvrir le paradis en sortant de la prison; la présence de cet ami de la cabane dans ton cachot et dans la ville de Lucques, où il est connu et aimé, qui sait? pourra peut-être intéresser pour toi les braves gens; et qui sait encore s'il ne pourra pas arriver jusqu'à monseigneur le duc et t'obtenir la grâce de la vie? Quand le bargello va venir te visiter ce matin avec les pénitents noirs et les frères de la Miséricorde, dis-leur ton désir d'obtenir ici la présence du frère Hilario, le vieux quêteur des Camaldules de San Stefano. Le bon Dieu fera le reste; nous saurons par lui des nouvelles de nos pauvres parents; je me ferai connaître de lui avec confiance, il ne me trahira pas de peur de t'enlever ta dernière consolation jusqu'à l'heure suprême; nous lui ferons transmettre nos propres messages à la cabane, il empêchera ta mère et mon père de désespérer, et, si nous devons mourir, soit l'un ou l'autre, soit tous les deux, il les soutiendra dans leur misère et dans leurs larmes.
CCXXVI
Tout ainsi convenu, je me retirai de la cour; les confréries de la Sainte-Mort, introduites par le bargello, ne tardèrent pas à y entrer avec lui. Hyeronimo, après avoir écouté leurs exhortations au repentir et leurs offres de prières, leur répondit avec reconnaissance, que le seul service qu'il eût à implorer d'eux, c'était la visite et les consolations du frère Hilario, qu'à lui il se confesserait, mais à aucun autre, et que s'ils voulaient son salut dans l'autre vie, c'était le seul moyen de le décider au repentir de ses fautes et à l'acceptation de son supplice.
Ils lui promirent d'envoyer un messager au monastère pour demander au supérieur de faire descendre le vieux camaldule et de l'autoriser à demeurer dans un autre couvent de la ville, ou même dans la prison, jusqu'au jour de la mort du meurtrier des sbires.
CCXXVII
Le lendemain, avant le soleil levé, on frappa à la porte de la prison, c'était le frère Hilario; le bargello l'introduisit dans la cour et dans le cachot d'Hyeronimo, et les laissa seuls ensemble dans la chapelle.
J'avais eu soin de ne pas me montrer, de peur qu'une exclamation du bon frère quêteur ne révélât involontairement ma ruse et ma personne au bargello. Quand je redescendis de ma tour dans le préau pour mon service, Hyeronimo avait eu le temps de prévenir le moine de ma présence.
—Je le savais, lui dit notre saint ami, la zampogne que j'avais entendue au sommet de la tour de la prison m'avait révélé la présence de Fior d'Aliza derrière ces grilles; seulement j'ignorais par quel artifice la pauvre innocente avait pu s'introduire si près de toi. Rassure-toi, avait-il ajouté, je ne serai pas plus dur que la Providence, je ne séparerai pas avant la mort ceux qu'elle a réunis; je ne ferai rien connaître au bargello ni à sa femme de votre secret; il est peut-être dans les desseins de cette Providence.
Après avoir parlé ainsi et prié un moment avec Hyeronimo dans l'oratoire, le saint prêtre en sortit, et, me rencontrant sous le cloître, il me donna son chapelet à baiser, et il me le colla fortement sur les lèvres comme pour me dire: Silence!
Je me gardai bien, à cause des autres prisonniers, d'avoir l'air de connaître le frère quêteur. Je restai longtemps à genoux, pleurant tout bas contre la muraille, après qu'il fut sorti du cloître. Il s'en alla demander asile à un couvent voisin de son ordre, promettant à la femme du bargello de revenir tous les matins dire la messe, et tous les soirs donner la bénédiction au jeune criminel.
CCXXVIII
Quand il fut sorti, j'entrai dans le cachot sous l'apparence de mon service.
Hyeronimo me dit à son aise que le moine ne m'avait pas blâmée de ma ruse, qu'il ne la trahirait pas jusqu'après sa mort; qu'il avait un faible espoir d'obtenir, non sa liberté, mais sa vie de monseigneur le duc, si ce prince, qui était à Vienne en Autriche, revenait à Lucques avant le jour marqué dans le jugement pour l'exécution; mais que si, malheureusement, retardait son retour dans ses États, personne autre que le souverain ne possédait le droit de grâce, et qu'il n'y avait qu'à accepter la mort de Dieu, comme il en avait accepté la vie; que, dans cette éventualité terrible, le père Hilario le confesserait au dernier moment, lui donnerait le sacrement et ne le quitterait pas même sur l'échafaud, jusqu'à ce qu'il l'eût remis pardonné, sanctifié et sans tache entre les mains de Dieu.
Hyeronimo, en me racontant cela sans pleurer, me dit qu'une seule chose lui coûtait trop pour qu'il pût jamais se résigner à mourir sans désespoir et sans soif de vengeance contre le chef des sbires, son véritable assassin, et que cette chose (ici il hésita et il fallut pour ainsi dire l'arracher parole par parole de ses lèvres), c'était de mourir sans que nous eussions été, lui et moi, mariés ou tout au moins, ne fût-ce qu'un jour, fiancés sur la terre, puisque, selon la croyance de notre religion et selon la parole des moines de la montagne, les âmes qui avaient été unies indissolublement ici-bas par la bénédiction des fiançailles ou du mariage, étaient à jamais unies et inséparables dans le ciel comme sur la terre, dans l'éternité comme dans le temps!
En disant cela, il se cachait le visage entre ses deux mains, et on voyait de grosses larmes glisser entre ses doigts et tomber sur la paille comme des gouttes de pluie.
Je ne pus pas y tenir, ma tante, et je collai mes lèvres sur ses doigts qui me cachaient son visage.
—Je ne savais pas cela, mon cousin, lui dis-je, enfin, en lui desserrant ses doigts mouillés du visage pour voir ses yeux; je ne croyais pas que, quand on s'aimait dans ce monde, on pouvait jamais cesser de s'aimer dans l'autre, lui dis-je en pleurant à mon tour; est-ce qu'on a donc deux âmes? une pour la terre, une pour le ciel? une pour le temps, une pour l'éternité? Quant à moi, je ne m'en sens qu'une, et elle a toujours été autant dans ta poitrine que dans la mienne: l'idée de voir, de penser, de respirer seulement sans toi, ici ou là ne m'est jamais venue.
Il me serra encore plus étroitement contre lui-même.
—Mais, puisque c'est ainsi et que tu le crois, toi qui es plus savant que moi, je le veux autant que toi, repris-je, plus que toi encore, car toi tu pourrais bien peut-être vivre ici ou dans le paradis sans moi, mais moi je ne pourrais ni respirer seulement dans ce monde, ni sentir le paradis dans l'autre, si j'étais séparée de toi! Ainsi, ne vivons pas, ô mon frère! ne mourons pas sans avoir échangé deux anneaux de fiançailles ou de mariage que nous nous rendrons après la mort pour nous reconnaître entre toutes ces âmes qui habitent là-haut, dans le bleu, au-dessus des montagnes. Oh! Dieu, que deviendrions-nous si nous venions à nous perdre dans cet infini où tu me chercherais éternellement, comme dit l'histoire de Francesca de Rimini.
CCXXIX
—Mais quel moyen? me dit-il en se désespérant et en ouvrant ses deux bras étendus en croix derrière lui, tel qu'un homme qui tombe à la renverse.
Je songeai un peu, puis je lui dis:
—Je crois que j'en sais un!
—Et lequel? s'écria-t-il en se rapprochant de moi comme pour mieux entendre.
—Rien que la vérité, répondis-je. Dis au père Hilario, ton confesseur, et qui donnerait son sang pour ton salut, ce que tu viens de me dire, dis-lui que tu mourras dans l'impénitence finale et dans le désespoir sans pardon, si, avant de mourir, tu n'emportes pas la certitude de mourir inséparable de moi après cette vie, et de vivre sposo e sposa dans le paradis, puisque nous n'avons pu vivre ainsi dans ce monde, et que, pour t'assurer que le paradis ne sera pour nous deux qu'une absence et qu'une attente de quelques années d'un monde à l'autre, il faut que nous ayons été époux, ne fût-ce qu'un jour dans notre malheur. Jure-lui, par ton salut éternel, que, sans cette charité de sa part, il sera responsable à Dieu de la perdition de nos deux âmes, de la tienne par la vengeance que tu emporteras dans l'éternité contre nos ennemis les sbires; de la mienne, par le désespoir qui me fera maudire à jamais la Providence à laquelle je ne croirais plus après toi! Il est bon, il est saint, il nous aime, il risquera sa vie même pour nous sauver. Il consentira, par vertu, à nous fiancer secrètement pour le paradis avant le jour de ton supplice (si ce jour fatal doit jamais luire!), ou à nous fiancer pour ce monde, si tu parviens à t'enlever par la fuite à tes bourreaux!...
CCXXX
Cette idée parut l'enlever d'avance à la nuit du cachot et le transporter tout éblouissant d'espérance au ciel; je crus voir dans sa figure rayonnante un de ces anges Raphaël du cloître de Pise, qui éclairent, de la lumière de leur visage et de leurs habits, la nuit de la Nativité à Bethléem.
—Je n'aurai pas de peine à suivre ton idée, me dit-il en nous séparant, car ce ne sera que la vérité que je dirai au père Hilario, en parlant comme tu viens de dire. Voici l'heure à laquelle il vient m'entretenir de Dieu, après la bénédiction de l'Ave Maria (sept heures du soir), je vais lui révéler notre amour et lui arracher son consentement, si Dieu l'inspire de nous l'accorder. Tiens la fenêtre de ta lucarne ouverte, et prie Dieu pour notre salut, contre les vitres; si tu ne vois rien venir avant la nuit sur le bord de la tour, c'est qu'il n'y aura point d'espoir pour nous, et que je n'aurai point pu fléchir le frère; mais, si je suis parvenu à le fléchir ou à l'incliner seulement à notre union avant la mort, je lâcherai la colombe, et elle ira, comme celle de l'arche, te porter la bonne nouvelle avant la nuit: une paille de ma couche, attachée à sa patte, sera le signe auquel tu reconnaîtras qu'il y a une terre ou un paradis devant nous.
CCXXXI
Je montai précipitamment à la tour, avant le moment où le bargello allait ouvrir l'oratoire au camaldule et la grille intérieure au prisonnier, et je priai avec tant de ferveur la Madone et les saints, à genoux devant la lucarne, que je ne sentis plus couler le temps, et que la sueur de mon front avait mouillé la pierre comme une gouttière, avant que le bruit des ailes de la colombe contre la vitre me fît tressaillir et relever le front.
Quel bonheur! L'oiseau apportait à sa patte un long brin de paille reluisant comme l'or d'une feuille de maïs au soleil! Je dénouai le brin de paille, je le baisai cent fois convulsivement, je le cachai dans ma poitrine, je baisai les ailes de l'oiseau, je lui donnai à becqueter tant qu'il voulut dans ma main et sur ma bouche remplie de graines fines, puis je détachai de mon corsage un fil bleu, couleur du paradis, j'en fis un collier à l'oiseau, et je le laissai s'envoler vers la lucarne du cloître, où l'attendait son ami le meurtrier!
CCXXXII
Mais quand ce message muet eut été ainsi échangé entre nous, je ne pus contenir toute ma joie en moi-même, je saisis toute joyeuse la zampogne suspendue au dossier de mon lit; sans y chercher aucun air de suite, je lui fis rendre en désordre toutes les notes éparses et bondissantes qui répondaient, comme un écho ivre, à l'ivresse désordonnée de ma propre joie: cela ressemblait à ces hymnes éclatantes que l'orgue de San Stefano jette, parfois, les jours de grande fête, à travers l'encens du chœur, et qui sont comme le Te Deum de l'amour! Ce fut si fort et si long, monsieur, que le bargello me dit le lendemain:
—Tu as donc bien peu de cœur, Antonio (c'est ainsi qu'il m'appelait), tu as donc bien peu de cœur de jouer des airs si gais aux oreilles de ces pauvres gens des loges qui pleurent leurs larmes devant Dieu, et surtout aux oreilles de l'homicide qui compte ses dernières heures sur la paille de son cachot!
CCXXXIII
Je rougis, comme si, en effet, j'avais commis une malséance de bon cœur, je baissai les yeux et je me tus.
Dans la journée, je ne voyais que l'heure de visiter Hyeronimo pour savoir de lui les résultats de sa confidence au père Hilario. Je ne pus approcher de son cachot qu'à la nuit tombante, après l'office du soir, que le vieux prêtre était venu réciter dans l'oratoire des prisonniers. Le bargello et sa femme étaient venus y assister par dévotion et par charité d'âme avant de remonter dans leur chambre, en me laissant le soin d'éteindre les cierges et de tout ranger dans le cloître avant de me coucher. Le piccinino dormait déjà d'un sommeil d'enfant, dans le petit lit qu'on lui avait fait dans sa niche, à côté des gros chiens, sous les premières marches de l'escalier.
CCXXXIV
Hyeronimo, cette fois, me parut plus fou de joie mal contenue que je ne l'étais moi-même; il courait et ressautait autour de son cachot, comme un bélier quand il voit entrer dans l'étable la bergère qui va lui ouvrir la porte des champs; il voulut m'embrasser sur le front comme les autres jours, je me dérobai.
—Non, non, dis-je, raconte-moi d'abord tout ce qui s'est passé entre le père et toi! Nous aurons bien le temps de nous aimer après! Qu'est-ce que tu as dit? qu'est-ce qu'il a répondu?
—Eh bien! reprit Hyeronimo, je n'ai pas eu de peine à amener l'entretien où tu m'avais conseillé de le conduire; car de lui-même, en me revoyant si pâle et si morne, il m'a demandé de lui ouvrir mon cœur comme je lui avais ouvert ma conscience, et de bien lui dire s'il ne me restait devant le Seigneur aucun mauvais levain de vengeance contre ceux qui avaient causé par malice ma faute et ma mort, si funeste et si prématurée?
Alors je lui ai tout dit, juste comme tu m'avais dit toi-même, et je me suis montré incapable de pardonner jamais dans le fond du cœur, ni dans ce monde, ni dans l'autre, à ceux qui m'avaient séparé de toi et toi de moi, à moins d'avoir la certitude en mourant que tu ne serais jamais à un autre sur la terre et que je serais éternellement ton fiancé dans le paradis.
Il m'a bien grondé de ces sentiments, qui lui ôtaient tout droit de m'absoudre avant la dernière heure, puisqu'il ne pouvait, au nom du Christ, pardonner à ceux qui n'avaient pas pardonné; il m'a bien prêché, bien tourné et retourné de toutes les façons pour me faire désavouer ma haine et ma vengeance; mais c'était comme s'il avait parlé à la pierre du mur ou au fer de la grille: j'ai été inexorable dans ma résolution d'emporter mon ressentiment dans mon âme, à moins d'emporter dans l'autre monde l'anneau du mariage qui nous unirait au moins dans l'éternité.
Il a paru réfléchir en lui-même longtemps, comme un homme qui doute sans rien dire; puis, en se levant pour s'en aller:
—Me promettez-vous, m'a-t-il dit, si cette grâce du mariage in extremis avec celle que vous aimez plus que le ciel et qui vous aime plus que sa vie vous est accordée, me promettez-vous d'embrasser le chef des sbires de bon cœur, et de bénir vos bourreaux, au lieu de maudire en mourant vos ennemis?
—Oui, mille fois oui, me suis-je écrié, ô mon père! et je le ferai de bon cœur encore, car ne devrai-je pas plus de bonheur que de malheur à ceux qui m'auront donné ainsi une éternité avec Fior d'Aliza pour quelques misérables années sur la terre!
CCXXXV
—Eh bien! m'a-t-il dit alors, tranquillisez votre pauvre âme malade, mon cher fils, ce que vous me demandez est bien difficile, impossible à obtenir des hommes peut-être, mais Dieu est plus miséricordieux que les hommes, et celui qui a emporté la brebis égarée sur ses épaules ramène au bercail l'âme blessée par tous les chemins. Je n'oserais prendre sur moi seul, sans l'aveu de mes supérieurs, sans le consentement de vos parents et sans la permission de l'évêque, d'unir secrètement deux enfants qui s'aiment dans un cachot, au pied d'un échafaud, et de mêler l'amour à la mort, dans une union toute sacrilége, si elle n'était toute sainte.
Mais si Dieu permet, pour votre salut éternel, ce que les hommes réprouveraient sans souci de votre âme; si le Christ dit oui par l'organe de ses ministres, qui sont mes oracles, soyez certain que je ne dirai pas non, et que j'affronterai le blâme des hommes pour porter deux âmes pures à Dieu!
Je vais d'abord consulter l'évêque aussi rempli de charité que de lumière, je monterai ensuite à San Stefano pour obtenir les dispenses de mes supérieurs; je confierai ensuite à votre mère et au père de Fior d'Aliza la mission sacrée dont je suis chargé auprès d'eux; j'obtiendrai facilement pour eux l'autorisation d'entrer avec moi dans votre prison, pour recevoir les derniers adieux du condamné, et pour ramener leur fille et leur nièce, veuve avant d'être épouse, dans leur demeure; préparez-vous par la pureté de vos pensées, par la vertu de votre pardon à l'union toute sainte que vous désirez comme un gage du ciel, et surtout ne laissez rien soupçonner ni au bargello ni à ceux qui vous visiteront par charité, du mystère qui s'accomplira entre l'évêque, vous, votre cousine, vos parents et moi; les hommes de Dieu peuvent seuls comprendre ce que les hommes de loi ne sauraient souscrire! Vous nous perdriez tous, et vous, hélas! le premier.
À ces mots, il m'a béni et j'ai baisé ses sandales.
Voilà, mot à mot, les paroles du père Hilario; mais j'ai bien vu à son accent et à son visage qu'il avait plus de confiance que de doute sur le succès de sa confidence à l'évêque et à ses supérieurs, et que mon désir était déjà ratifié dans sa pensée.
CCXXXVI
Nous passâmes ainsi ensemble ce soir-là, et tous les autres, de longs moments qui ne nous duraient qu'une minute, parlant de ceci, de cela, de ce que faisaient ma tante et mon père sous le châtaignier, de ce que nous y ferions nous-mêmes si jamais nos angoisses venaient à finir, soit par la grâce de monseigneur le duc, soit par la fuite que nous imaginions ensemble dans quelque pays lointain, comme Pise, les Maremmes, Sienne, Radicofani ou les Apennins de Toscane; il se livrait avec délices à cette idée de fuite lointaine, où je serais tout un monde pour lui, lui tout un monde pour moi; où nous gagnerions notre vie, lui avec ses bras, moi avec la zampogne, et où, après avoir amassé ainsi un petit pécule, nous bâtirions, sous quelque autre châtaignier, une autre cabane que viendraient habiter avec nous sa vieille mère et mon pauvre père aveugle, sans compter le chien, notre ami Zampogna, que nous nous gardions bien d'oublier; mais, cependant, tout en ayant l'air de partager ces beaux rêves, pour encourager Hyeronimo à les faire, je me gardais bien de dire toute ma pensée à mon amant, car je savais bien que je ne pourrais assurer son évasion sans me livrer à sa place, à moins de perdre le bargello et sa brave femme, qui avaient été si bons pour moi, et que je ne voulais à aucun prix sacrifier à mon contentement, car les pauvres gens répondaient de leurs prisonniers âme pour âme, et le moins qu'il pouvait leur arriver, si je me sauvais avec Hyeronimo, c'était d'être expulsés, sans pain, de leur emploi qui les faisait vivre, ou de passer pour mes complices et de prendre dans le cachot la place du meurtrier et de leur porte-clefs.
Cela, monsieur, vous ne l'auriez pas voulu faire, n'est-ce pas? car cela n'aurait été ni juste, ni reconnaissant; le mal pour le bien, est-ce que cela se doit penser seulement? Et puis, faut-il tout vous dire? j'avais encore une autre raison de tromper un peu Hyeronimo sur ma fuite avec lui hors de la ville: c'est que je ne pouvais lui donner le temps d'assurer sa fuite qu'en amusant quelques heures ses ennemis et en leur livrant une vie pour une autre; or, peu m'importait de mourir, pourvu que lui il vécût pour nourrir et consoler mon père et ma tante.
Qu'est-ce donc que j'étais en comparaison de lui, moi? deux yeux pour pleurer? Cela en valait-il la peine? Non, j'avais mon plan dans mon cœur et il ne m'en coûtait rien de me sacrifier pour mon amant, puisque j'étais sûre qu'il viendrait me rejoindre dans le paradis.
CCXXXVII
Les heures que nous passions ainsi deux fois par jour, seul à seul, à nous reconsoler et à rêver à deux dans notre cachot (car c'était vraiment autant le mien que le sien), étaient les plus délicieuses que j'eusse passées de ma vie; en vérité, j'aurais voulu que toutes les heures de notre vie fussent les mêmes, et que les portes de ce paradis de prison ne se rouvrissent jamais pour nous deux; quand on a ce que l'on aime, qu'est-ce donc que le reste? qu'un ennui.
J'aurais voulu que ces heures ne coulassent pas, ou bien que toutes nos heures passées et futures fussent contenues dans une de ces heures.
CCXXXVIII
Mais, hélas! l'ombre du cloître n'en descendait que plus vite sur la cour, et les étoiles ne s'en levaient pas moins dans le coin du ciel qu'on apercevait du fond du cachot; il fallait nous séparer, coûte que coûte, de peur que ma veille dans la cour ne parût trop longue au bargello; sa femme et lui étaient bien contents de mon service; ils ne cessaient pas, les braves gens, de se féliciter de ma fidélité, de mon assiduité à mon devoir, et des soins que je prenais des prisonniers, des chiens et des colombes. Quel crime c'eût été de les livrer à la ruine et à la prison, en récompense de leur confiance? Ce n'était pas là ce que ma tante m'avait appris en me faisant répéter mon catéchisme.
CCXXXIX
Au bout d'une demi-semaine, d'une attente si douce et cependant si inquiète, le frère Hilario revint de son couvent: il raconta à Hyeronimo que l'évêque et le prieur n'avaient pas balancé à lui accorder le consentement, l'autorisation, les dispenses ecclésiastiques, motivées sur le salut du meurtrier repentant, à qui le pardon et la résignation ne coûteraient rien s'il mourait avec le droit et la certitude de retrouver, dans le paradis des repentants, l'éternelle union avec celle qu'il aimait, union dans le temps, symbole de l'union de l'éternité bienheureuse.
—Je sais, lui avait dit l'évêque, que cette superstition pieuse est dans le pays de Lucques une opinion populaire que rien ne peut extirper dans les campagnes; mais c'est la superstition de la vertu et de l'amour conjugal, utile aux mœurs; il n'y a aucun mal à y condescendre pour la fidélité des époux et surtout pour le salut des condamnés.
Le supérieur de San Stefano avait dit de même.
Quant à la mère d'Hyeronimo et à mon père, comment auraient-ils hésité à donner un consentement à une union sainte de tout ce qu'ils aimaient sur la terre, surtout quand ils espéraient que cette union serait peut-être le gage de la grâce accordée à Hyeronimo et tout au moins de mon retour auprès d'eux, si l'iniquité des hommes le retenait en captivité après sa commutation de peine.
Muni de toutes ces autorisations, le père Hilario avait amené avec lui, à la ville, le père aveugle avec le chien qui le conduisait, et ma tante qui les précédait de quelques pas, pour éclairer de la voix les mauvais pas de la descente à son beau-frère.
Le père Hilario les avait conduits tous les deux, comme des mendiants sans asile qu'il avait rencontrés sur les chemins; il avait obtenu pour eux un coin obscur sous le porche du couvent de Lucques qu'il habitait lui-même; ils y recevaient la soupe qu'on distribuait deux fois par jour aux habitués de la communauté; sur leurs deux parts, ils en avaient prélevé une pour le petit chien à trois pattes de l'aveugle, le pauvre Zampogna. La petite bête semblait comprendre qu'il y avait un mystère dans tout cela, et, couché sur les pieds de son maître ou sur le tablier de ma tante, il les regardait avec étonnement et il avait cessé d'aboyer, comme il avait l'habitude de faire à notre porte, au passage des pèlerins.
CCXL
—Prenez bien garde, avait dit à nos parents le père Hilario, de rien révéler ni au bargello, ni à sa femme, ni à personne du secret qui se passe entre Hyeronimo, Fior d'Aliza, vous et moi; un seul mot, un seul geste perdrait, non-seulement la vie, mais le salut même de votre cher enfant, s'il doit mourir.
Ma tante et mon père l'avaient bien promis; mais j'aime mieux laisser ma tante, à son tour, vous raconter ce qui s'était dit et ce qui se dit ensuite entre eux et Hyeronimo, quand ils se revirent, car je n'y étais pas, monsieur, le jour de la reconnaissance.
CHAPITRE IX
CCXLI
La tante alors, au lieu de parler, se prit à pleurer à chaudes larmes, le visage caché dans son tablier.
—Pardonnez-moi, monsieur, me dit-elle enfin, rien qu'en y pensant je pleure toujours les yeux de ma tête.
Mettez-vous à notre place, pauvres vieux que nous étions, l'un privé de la lumière, l'autre de son mari, tous les deux de leurs chers enfants, leur unique soutien, lui allant chercher sa fille qui ne voudrait peut-être pas revenir tant elle aimait son cousin, moi allant recevoir mon fils pour lui faire le dernier adieu au pied d'un échafaud ou tout au plus à la porte d'un bagne perpétuel, la plus grande grâce qu'il pût espérer, si monseigneur le duc revenait avant le jour fatal, et tous n'ayant pour appui dans une ville inconnue qu'un vieillard chancelant avec sa besace et son bâton, demandant pour eux l'aumône aux portes.
C'est pourtant comme cela que nous entrâmes à Lucques, monsieur, moi disant mon chapelet derrière le frère quêteur; et lui, en montrant mon beau-frère, marchant à tâtons derrière nous, guidé par son pauvre chien estropié.
Hélas! qu'aurait pensé mon pauvre défunt mari, s'il nous avait vus ainsi du haut de son paradis, lui qui m'avait laissée en mourant si jeune et si nippée, avec une si belle enfant au sein; son frère, avec ses deux yeux, riche d'un si beau domaine autour du gros châtaignier; son fils, riant dans son berceau auprès du foyer pétillant des sarments de la vigne, honorés dans toute la montagne et faisant envie à tous les pèlerins qui montaient ou descendaient par le sentier de San Stefano?
Et maintenant, son fils condamné pour homicide, au fond d'un cachot, sur la paille, attendant le jour du supplice; son frère ayant perdu la lumière du firmament; moi, flétrie et pâlie par les soucis, loin de ma fille que j'allais retrouver sans qu'il me fût permis de l'embrasser seulement quand je la reverrais!
Tous nos biens passés dans les mains des hommes de loi, ruinés, mendiants, et, qui plus est, déshonorés à jamais dans la montagne par un homicide commis à notre porte, comme dans un repaire de brigands, bien que nous fussions honnêtes! Mais qui le savait, excepté Dieu et le moine? Voilà pourtant, monsieur, ce que nous étions devenus en si peu de temps, et comment nous entrions dans la ville de Lucques. Pourrais-je ne pas pleurer, quand j'y pense?
CCXLII
Le lendemain du jour où le père Hilario nous avait déposés dans la niche obscure, sous l'escalier du couvent de Lucques, près de la prison où l'on servait la soupe des pauvres, il vint nous reprendre avec une permission du juge pour aller revoir tant que nous voudrions le condamné à mort dans sa prison parce que nous étions sa seule famille; le bargello avait l'ordre de nous ouvrir la porte à toute heure du jour, pourvu que le confesseur de l'homicide, frère Hilario, fût avec nous.
C'est ainsi que nous entrâmes, tout tremblants de peur et de désir à la fois, dans la grande cour vide de la prison, où roucoulaient les colombes, qui semblaient pleurer comme nous et se parler d'amour comme nos deux enfants.
Le bargello et sa femme avaient eu l'égard de ne pas entrer avec nous et de refermer la porte derrière nous pour ne pas assister indiscrètement au désespoir d'un oncle et d'une mère qui venaient compter les dernières heures de leur enfant et de leur neveu.
Fior d'Aliza, avertie par le moine, avait eu le soin de ne pas s'approcher non plus trop près pour que nous ne nous jetassions pas follement, en nous revoyant, dans les bras les uns des autres; mais j'aperçus sa tête si belle et tout éplorée qui s'avançait, malgré elle, pour nous entrevoir de derrière un noir pilier du cloître, où elle se cachait bien loin de nous! Ah! que sa vue me fit peine et plaisir à la fois, monsieur! Je sentis fléchir mes jambes sous moi, et, sans l'épaule de mon frère, à laquelle je me retins, je serais tombée à terre; le petit chien Zampogna, qui l'avait reconnue avant nous, jappa de joie en voulant s'élancer vers elle, mais je le retins par sa chaîne, et nous fûmes bientôt devant la grille ouverte du cachot d'Hyeronimo.
CCXLIII
Il nous attendait, le pauvre enfant; il se jeta, quand il nous vit, aux genoux de son oncle et de moi comme pour nous demander pardon de toutes les tribulations involontaires que l'ardeur de défendre sa cousine et nous avait fait fondre sur la maison. Son oncle pressait sa tête contre ses genoux chancelants d'émotion; moi, je pleurais sans rien lui dire que son nom dans mes sanglots, en tenant sa main toute mouillée dans la mienne.
Le petit chien, qui avait reconnu son ami, secouait sa chaîne pour s'élancer sur Hyeronimo, jappait de toute sa joie, et, ne pouvant s'appuyer, pour le lécher, sur ses deux pattes, roulait sur nos jambes en recommençant toujours à s'élancer vainement, jusqu'à ce que Hyeronimo l'eût embrassé aussi, à son tour, en pleurant. Enfin, monsieur, c'était une désolation dans le cachot, où l'on entendait plus de sanglots et de jappements que de paroles.
À la fin, le père Hilario, n'y pouvant plus tenir lui-même, nous dit en pleurant aussi:
—Asseyez-vous sur cette paille et causez en paix, je vais m'écarter pendant tout le temps que vous voudrez, avant l'heure où l'on apporte la soupe aux prisonniers et pour que vous puissiez voir du moins celle à laquelle la prudence vous interdit de parler ici, je vais me promener avec le porte-clefs sous le cloître: chaque fois que nous passerons, elle et moi, devant le cachot, vous pourrez la contempler, pauvre tante! et elle pourra entrevoir d'un coup d'œil, sans détourner trop la tête, tout ce qu'elle chérit ici bas; ne lui parlez que des yeux et du geste du fond de la loge, elle ne vous parlera que par son silence; vous aurez assez le temps de lui parler tous de la langue, si je parviens jamais à vous la rendre par la grâce de Dieu, et surtout empêchez bien le chien de japper et de s'élancer vers elle contre la grille, quand nous passerons et repasserons devant le cachot.
CCXLIV
Ainsi fut fait, monsieur, et nous ne pûmes rien nous dire tant que nous n'entendîmes pas s'approcher sous le cloître le bruit des sandales du moine et des pas légers de Fior d'Aliza.
À ce moment, je me collai seule contre la grille, et je bus des yeux le visage de ma chère enfant. Mon Dieu! qu'elle était belle! mais qu'elle était pâle dans son costume sombre de gardien d'une prison. Ses yeux, en me regardant à la dérobée, pendant qu'elle pouvait être entrevue de nous en passant et repassant, étaient tellement voilés de larmes mal contenues, qu'on ne pouvait les voir que comme on voit une pervenche mouillée à travers les gouttes d'eau au bord de la source. Comme le cloître était bien long et que le frère Hilario marchait pesamment, à cause de son âge, nous causions, Hyeronimo, mon frère et moi, pendant la distance d'un bout du cloître à l'autre bout; le chien même semblait s'en mêler, monsieur, et ses yeux semblaient véritablement pleurer autant que les miens, quand je regardais Fior d'Aliza ou Hyeronimo. Il n'y avait que le père qui ne pleurait pas, hélas! parce que ses yeux aveugles ne donnaient plus de larmes; mais son cœur n'en était que plus noyé!
CCXLV
Ce que nous dîmes tous les trois, pendant ces deux heures que le père Hilario fit durer, à sa grande fatigue, le plaisir et la peine, comment pourrais-je vous le redire? Un jour n'y suffirait pas. Jugez donc ce que quatre personnes qui ne font qu'une, et qui sentent le cachot sous leurs pieds et la mort sur leur tête par le supplice prochain d'un seul d'entre eux, prêt à les tuer tous d'un seul coup, peuvent se dire!
Hyeronimo nous confessa que son bonheur, s'il devait vivre, et son salut éternel, s'il devait mourir, tenait au refus ou au consentement que nous lui donnerions de laisser consacrer avant son dernier jour son union avec sa cousine (sorella, comme nous disons, nous); sachant combien sa sorella le chérissait de tous les amours et n'ayant pas nous-mêmes de plus cher désir que ce mariage, comment aurions-nous pu refuser au pauvre mourant?
C'était nous qui lui avions donné son idée que les époux sur la terre se retrouvaient dans le paradis! Nous lui aurions donc refusé son paradis à lui-même, si nous avions dit non, l'aveugle et moi?
Il nous bénit mille et mille fois de notre condescendance à son amour, et il nous répéta tout ce que le père Hilario lui avait appris de la condescendance de l'évêque; outre le souci qu'il avait de nous, en nous laissant dans la misère par son supplice, dans ce supplice il ne semblait redouter qu'une chose, c'est que sa mort ne fût avancée par quelque événement avant que le prêtre eût accompli sa promesse, en bénissant cette union secrète et en consacrant sa passion devant l'autel.
CCXLVI
—Oh! pressez-le, nous disait-il les mains jointes, pressez-le de faire ce qu'il a promis pour que je vive en paix mes derniers jours, et que je n'emporte pas mon désespoir dans l'autre vie!
Nous ne répondîmes que par des larmes, et quand Fior d'Aliza revenait à passer, elles redoublaient tellement dans le cachot que nous en étions comme étouffés pendant sa promenade au fond du cloître.
La dernière fois qu'elle passa devant les barreaux, je ne pus pas me retenir, et je dis à demi-voix, de manière qu'elle m'entendît sans que les autres puissent m'entendre:
—Fior d'Aliza, que veux-tu de nous?
Elle répondit sans se retourner, comme quelqu'un qui regarde le bout de ses pieds en parlant.
—Lui, ou mourir avec lui!
Cela fut dit et, cela dit, monsieur, quand nous ressortîmes à l'heure que nous avait indiquée le père Hilario, nous la vîmes qui s'éloignait de lui en courant, pour remonter dans sa chambre avant notre sortie de la geôle. Le bargello et sa femme ne s'étonnèrent pas de voir nos yeux rouges, eux qui sont habitués à entendre des sanglots du cœur dans leur puits, comme nous autres à entendre le sanglottement de l'eau dans les sources.
CCXLVII
La tante se tut.
—À toi maintenant, dit-elle à Fior d'Aliza; il n'y a que toi qui saches ce que tu pensais pendant que nous nous reconsolions en causant ainsi, peut-être pour la dernière fois, avec notre pauvre Hyeronimo.
Voyons, parle au monsieur avec confiance; c'est ton tour maintenant d'ouvrir ton cœur, maintenant que le jour du bonheur est proche, et de le vider de tout ce qu'il contenait de rêves et de larmes, pour n'y laisser place qu'au bonheur et à la reconnaissance que tu vas goûter pendant le reste de ta vie.
—Oh! oui, raconte-nous cela toi-même, dit l'aveugle en joignant ses deux mains sur la table; je me le ferais bien raconter tous les soirs de ma vie sans me rassasier jamais des miséricordes du bon Dieu pour nous.
—Eh bien! dit Fior d'Aliza, je vais obéir à mon père et à ma tante, mais cela me rend toute honteuse. Comment une fille si innocente et si simple que j'étais a-t-elle bien pu avoir tant de ruse. Ah! c'est l'ange de la parenté et de l'amour; ce n'est pas moi; mais enfin voilà.
CCXLVIII
Je ne me couchai pas, vous pensez bien, n'est-ce pas? Je me jetai tout habillée sur mon lit; je fermai les yeux et je recueillis en moi toutes mes forces dans ma tête pour inventer le moyen de nous sauver ensemble ou de le faire sauver au dernier moment, en le trompant innocemment lui-même et en mourant pour lui toute seule. Et voici ce que mon ange me dicta dans l'oreille, comme si une voix claire et divine m'eût parlé tout bas; car, encore une fois, ce n'était pas moi qui discutais avec moi-même; mes lèvres étaient fermées et la parole d'en haut me parlait sans me laisser répondre et comme si quelqu'un m'avait commandée. Je le crus du moins, et voilà pourquoi je n'essayai même pas de contredire cette voix qui portait avec elle la conviction.
Le sauver tout seul en te laissant mourir ou captive à sa place, cela ne se peut pas, disait en moi la voix céleste; tu sens bien qu'il n'y consentirait jamais, lui qui t'aime plus que sa vie et qui a risqué sa liberté et sa vie pour te venger des sbires qui t'avaient blessée et avaient cassé la patte de ton chien! Non, il n'y faut pas penser; alors comment donc faire, car tu ne peux le faire évader qu'en le trompant lui-même?
Ici la voix s'interrompit longtemps comme quelqu'un qui cherche; puis elle reprit:
—Oui, une fois que vous serez mariés, il faut le tromper lui-même et lui faire croire qu'il doit partir le premier, t'attendre ensuite au rendez-vous sous l'arche du pont, au pied de la montagne où tu as rencontré la noce de la fille du bargello, jusqu'à ce que tu viennes le rejoindre par un autre chemin un peu avant la nuit, et que vous partiez ensemble par des chemins détournés au bas de la montagne pour sortir des États de Lucques et pour atteindre avant le jour les frontières des États de Toscane, dans les Maremmes de Pise. Alors on ne vous pourra rien, et vous vous louerez tous les deux aux propriétaires d'un podere pour faire les moissons, lui comme coupeur, et toi comme lieuse de gerbes; ou bien lui comme bûcheron, et toi comme ramasseuse de fagots dans les sapinières du bord de la mer. Pour cela, qu'as-tu à faire? Dès demain, il faut achever de scier un barreau de fer de la lucarne derrière l'autel de la chapelle des prisonniers, de manière à ce qu'il ne tienne plus en place que par un fil, et laisser la lime à côté, pour qu'un coup ou deux de lime lui permette de le faire tomber en dehors dans le verger de la prison, et qu'à l'aide de l'égout qui ouvre dans ce verger, au pied de la lucarne, et qui traverse les fortifications de la ville, Hyeronimo se trouve hors des murs, libre dans la campagne...
Et toi, pourquoi ne le suivrais-tu pas? me dit la voix, et pourquoi préfères-tu mourir à sa place, plutôt que de risquer la liberté en le suivant dans sa fuite?...
—Ah! me répondit la voix dans ma conscience, c'est que si je me sauvais derrière lui, le bargello et sa femme, si bons et si hospitaliers pour moi, seraient perdus, et qu'on les soupçonnerait certainement d'avoir été corrompus par nous, à prix d'argent, pour tromper la justice, et le moins qui pourrait leur arriver serait le déshonneur, la prison, et qui sait, peut-être la peine perpétuelle pour prix de leur charité pour moi, le mal pour le bien! la ruine et la prison pour un bon mouvement de leur cœur! Non! plutôt mourir que de me sauver la vie par un tel crime! Et comment jouiras-tu en paix de la liberté et de ton bonheur avec Hyeronimo, en pensant que d'autres versent autant de larmes de douleur éternelle que tu en verses de bonheur dans les bras d'Hyeronimo? Et lui-même, si juste et si bon, est-ce qu'il pourrait vivre de la mort d'autrui? Non, non, non, il aimerait mieux mourir! Ce n'est pas là ce que notre tante et notre père nous ont enseigné le soir dans la cabane, à la clarté de la lampe, dans le catéchisme; d'ailleurs sans le catéchisme, le cœur, ce catéchisme intérieur, ne nous le dit-il pas?
CCXLIX
Donc il faut le tromper pour le sauver; je lui dirai: Fuis, je t'en ai préparé les moyens pour la nuit où tu seras mis seul en chapelle et je vais te rejoindre; ce n'est pas même un mensonge, car, morte ou vivante, je le rejoindrai bientôt. Puis-je vivre sans lui? puis-je même mourir sans que mon âme vole sur ses pas et le rejoigne comme la colombe rejoint le ramier quand il meurt ou quand il émigre de la branche avant elle?
Il fut donc décidé que je le tromperais pour ne pas tromper le bargello et sa femme.
—Quand il sera libre, continua la voix, tu revêtiras le froc et le capuchon des pénitents noirs qu'il aura laissés tomber de la fenêtre en s'enfuyant, et tu reviendras dans son cachot, avant le jour, prendre sa place, pour que les sbires te mènent au supplice, en croyant que c'est lui qu'ils vont fusiller pour venger le capitaine; tu marcheras en silence devant eux, suivie des pénitents noirs ou blancs de toute la ville qui prieront pour toi; et quand tu seras arrivée au lieu du supplice, tu mourras en prononçant son nom, heureuse de mourir pour qu'il vive!
Voilà, monsieur, voilà exactement ce que l'ange me dit. Je ne l'aurais pas inventé, en toute ma vie, de moi-même. J'étais trop simple et trop timide, mais l'ange de l'amour conjugal en invente bien d'autres, allez! Je l'ai bien compris quand je fus sa femme!
CCL
Après ce miracle, je m'endormis comme si une main divine avait touché ma paupière et calmé mon pauvre cœur.
Ma résolution était prise d'obéir, sans lui rien dire qu'au moment où le prince qu'on attendait dans Lucques serait arrivé, et qu'il aurait ou ratifié ou ajourné l'exécution. C'était notre dernier espoir.
Hélas! il fut trompé encore; le lendemain à mon réveil, le bargello me dit négligemment, comme je passais pour mon service dans le préau, que le prince venait d'écrire à son ministre qu'il ne fallait pas l'attendre et qu'il était retenu en Bohême par les chasses.
Tout fut perdu; mes jambes me manquèrent sous moi; mais le bargello ne s'aperçut pas de ma pâleur, parce qu'il ne faisait pas jour encore dans le vestibule grillé du préau. Il crut que je dormais encore à moitié, ou que le retour du prince m'était indifférent comme l'ajournement du supplice du meurtrier.
Lamartine.