Cours familier de Littérature - Volume 22
À l'une des extrémités de Moscou, dans une maison grise décorée d'une colonnade et d'un balcon incliné de travers, vivait au milieu d'un nombreux entourage de domestiques une veuve, une baruinia.
Ses fils demeuraient à Pétersbourg; ses filles étaient mariées. Elle sortait rarement et traînait dans la solitude et l'ennui les dernières années de son avare vieillesse. Ses années précédentes n'avaient été ni heureuses ni gaies; mais le soir de sa vie était plus sombre que la nuit.
Parmi ses valets, l'individu le plus remarquable était un homme d'une taille et d'une force herculéennes, sourd-muet de naissance, remplissant les fonctions de portier. On l'appelait Guérassime.
Il appartenait à l'une des terres de la baruinia, et longtemps il avait vécu là, à l'écart, dans sa petite isba. On le citait comme l'ouvrier le plus laborieux et le plus vigoureux de son village. En effet, grâce à sa robuste constitution, il travaillait comme quatre, et c'était plaisir de voir avec quelle prestesse il accomplissait sa besogne. Quand il labourait un champ, en regardant ses deux larges mains appuyées sur sa charrue, on eût dit qu'il creusait lui-même ses rudes sillons sans le secours de son cheval. C'était plaisir de le voir à la Saint-Pierre, quand il promenait le long des prés sa large faux, à laquelle un taillis de jeunes bouleaux n'aurait pas pu résister, ou quand, pour battre le blé, il s'armait de son énorme fléau, et que, pendant de longues heures, ses bras musculeux se levaient et s'abaissaient sans relâche comme un levier. Son mutisme donnait à son infatigable travail une sorte de gravité solennelle. C'était du reste un excellent garçon, et n'eût été sa malheureuse infirmité, chaque fille de son village l'eût volontiers épousé.
Mais un jour Guérassime avait été appelé à Moscou par ordre de sa maîtresse. Là, on lui avait acheté une paire de bottes, un cafetan pour l'été, une touloupe pour l'hiver. On lui avait remis entre les mains un balai, une pelle, et il avait été investi de l'emploi de portier.
Ce nouveau genre d'existence lui fut d'abord très-peu agréable. Dès son enfance, il avait été habitué à la vie et aux travaux de la campagne. Isolé par sa surdité et son mutisme de la société des autres hommes, il avait grandi dans l'isolement comme un arbre vigoureux sur une forte terre. Transporté à la ville, il s'y trouvait dépaysé, embarrassé, mal à son aise. Qu'on se figure un jeune taureau enlevé tout à coup au pâturage où il se plonge dans une herbe fraîche qui lui vient jusqu'aux jarrets, et hissé sur un wagon de chemin de fer qui le conduit dans des tourbillons de vapeur, dans une pluie de flammèches, on ne sait où, et l'on aura par cette image une idée de l'état de Guérassime. Par comparaison avec ses anciens travaux, la tâche nouvelle qui lui était imposée n'était qu'un jeu. En une demi-heure il avait fini. Alors il restait dans la cour de l'hôtel, regardant bouche béante les passants, comme s'il attendait d'eux l'explication de sa situation, qui était pour lui une énigme. Puis quelquefois il se retirait dans un coin, et, jetant de côté sa pelle et son balai, il se couchait la face contre terre et passait des heures entières, immobile comme un animal sauvage réduit à la captivité.
Cependant l'homme s'habitue à tout, et Guérassime finit par s'accoutumer à sa monotone existence. Ses devoirs étaient fort restreints. Ils consistaient à nettoyer la cour, à préparer les provisions d'eau et de bois pour la cuisine et les appartements, à écarter du logis les vagabonds, et à faire bonne garde pendant la nuit. Il accomplissait sa mission avec un soin minutieux. Pas un brin de paille ne traînait dans sa cour. Si, par un temps pluvieux, le chétif cheval employé à charrier la tonne d'eau s'arrêtait dans une ornière, d'un coup d'épaule il remettait en mouvement voiture et quadrupède, et lorsqu'il travaillait à fendre du bois avec sa hache polie comme un miroir, il faisait voler de tous côtés de larges copeaux. Quant aux vagabonds, il leur imposait une grande frayeur. Un soir, il avait saisi deux filous et les avait si rudement frottés l'un contre l'autre, qu'il n'était pas besoin de les envoyer au corps de garde pour leur infliger un autre châtiment. Non-seulement les fripons, mais les passants inoffensifs ne pouvaient voir sans crainte ce terrible gardien.
Les voisins le respectaient, et les gens de la maison prenaient à tâche de vivre avec lui, sinon amicalement, au moins pacifiquement. Guérassime s'entretenait avec eux par signes, il les comprenait, il exécutait fidèlement les ordres qui lui étaient transmis; mais il connaissait ses droits, et personne n'aurait osé lui prendre sa place à table. Avec son caractère ferme et grave, il aimait l'ordre, le calme. Les coqs mêmes n'osaient se battre en sa présence. S'il leur arrivait de se livrer à une telle incartade, en un clin d'œil, il les prenait par les pattes, les faisait tournoyer en l'air et les jetait de côté. Dans la basse-cour, il y avait aussi des oies. Mais l'oie est, comme on le sait, un animal sérieux et réfléchi. Guérassime avait pour ces bipèdes une certaine estime. Il les soignait et leur donnait à manger. N'y avait-il pas en lui quelque chose de la nature de l'oie des champs?
Une espèce de soupente lui avait été assignée pour demeure, au-dessus de la cuisine. Il l'arrangea lui-même, selon son goût. Il y construisit avec des planches de chêne un lit posé sur quatre fortes solives, un lit d'une rudesse toute primitive, qu'un fardeau de plusieurs milliers de livres n'aurait pas fait fléchir. À l'un des angles de sa chambre, il plaça une table façonnée avec les mêmes matériaux, dans le même genre, et près de cette table une chaise à trois pieds dont lui seul pouvait se servir. La porte de sa cellule se fermait avec un colossal cadenas, dont il gardait toujours la clé à sa ceinture, car il ne lui convenait pas qu'on entrât dans sa retraite.
Il y avait environ un an que Guérassime était à Moscou, quand la maison qu'il habitait fut agitée par les événements que nous allons raconter.
Sa vieille baruinia, fidèle aux anciennes coutumes de la noblesse russe, entretenait, comme nous l'avons dit, dans son hôtel un grand nombre de domestiques. Elle avait à son service non-seulement des blanchisseuses, des couturières, des menuisiers, des tailleurs et des tailleuses, elle avait même un bourrelier, un vétérinaire qui faisait l'office de médecin près de ses gens, un médecin pour sa propre personne, et un cordonnier qu'on appelait Klimof, et qui était un ivrogne de la première espèce. Ce Klimof se considérait comme un être supérieur, outragé par la fortune, indigne de vivre obscurément dans un des quartiers reculés de Moscou, et déclarant, en se frappant la poitrine, que, lorsqu'il buvait, c'était pour noyer son chagrin.
Un jour sa maîtresse, qui venait de le rencontrer dans un piteux état, se mit à parler de lui avec son intendant Gabriel, un homme qui, à en juger par ses yeux fauves et son nez en bec de corbin, était évidemment destiné à l'état d'intendant.
«Gabriel, dit la veuve, qu'en penses-tu? Si on mariait Klimof, peut-être que cela le détournerait de ses mauvaises habitudes.
—Oui, reprit l'intendant, on peut le marier.
—Mais avec qui?
—Avec qui? Je ne sais. Cela dépend de la volonté de madame.
—Il me semble qu'on pourrait lui donner Tatiana.»
À ces mots, Gabriel fut sur le point d'exprimer une idée, mais il se mordit les lèvres et garda le silence.
«Oui, c'est décidé, reprit la baruinia, en humant une prise de tabac. Tatiana, voilà notre affaire. Tu entends.
—C'est convenu, répliqua Gabriel, et il se retira dans sa chambre, située dans une des ailes de l'hôtel et encombrée de caisses. Là, il commença par renvoyer sa femme, puis s'assit, pensif, près de la fenêtre. La subite décision de sa maîtresse l'embarrassait. Enfin il se leva, et fit appeler Klimof.
Mais, avant d'aller plus loin, nous devons dire en quelques mots qui était cette Tatiana, et pourquoi l'intendant s'inquiétait des ordres que venait de lui donner sa maîtresse.
Tatiana était une des blanchisseuses de la maison, la plus habile, celle à laquelle on ne confiait que le linge le plus fin. Elle avait vingt-huit ans, les cheveux blonds, la figure maigre, et sur la joue gauche de petites taches. Le peuple russe croit que ces taches à la joue gauche sont un signe de malheur. La pauvre Tatiana justifiait cette croyance superstitieuse. Dès son enfance, elle avait été assujettie à un rude travail, et n'avait jamais goûté la jouissance d'un témoignage d'affection. Orpheline de bonne heure, sans autres parents que des oncles germains, l'un d'eux ancien valet, les autres paysans, elle avait toujours été mal nourrie, mal vêtue, mal rétribuée. Dans sa première jeunesse, on remarquait en elle une certaine beauté, mais bientôt cette beauté s'était flétrie. Elle avait le caractère timide, d'une morne indifférence en ce qui tenait à sa propre personne, mais craintif envers les autres. Elle n'avait qu'un souci, c'était de faire dans le délai prescrit le travail qui lui était imposé. Elle ne parlait à personne, et tremblait au seul nom de sa maîtresse, quoiqu'elle la connût à peine de vue.
Lorsque Guérassime arriva à la maison, l'aspect de ce rude colosse lui fit peur. Elle l'évitait constamment avec soin, et si par hasard elle venait à le rencontrer, elle détournait les yeux et se hâtait de rentrer dans la lingerie. Celui qui sans y songer lui inspirait un tel effroi ne fit d'abord aucune attention à elle, puis il en vint à sourire lorsqu'il l'apercevait, puis il la regarda attentivement, et la rechercha. Soit par l'impression de sa physionomie, soit par la timidité de son maintien, le fait est qu'elle lui plaisait.
Un matin qu'elle traversait la cour portant délicatement un mantelet de dentelles de sa maîtresse, tout à coup elle se sentit tirer par le coude. Elle se retourna et jeta un cri. Guérassime était près d'elle; il la contemplait avec un sourire niais, en essayant d'articuler quelques sons qui ressemblaient à un beuglement, puis il tira de sa poche un coq en pain d'épice, doré à la queue et aux ailes, et le lui offrit. Elle voulait refuser ce présent; mais il le lui mit de force entre les mains, puis se retira en secouant la tête, et en lui adressant encore un signe d'amitié.
À partir de ce jour, il se montra très-occupé d'elle. Dès qu'il l'apercevait, il courait à sa rencontre, en agitant les bras et en proférant un de ses cris de muet, et souvent il tirait de son cafetan quelques rubans qu'il l'obligeait à accepter, et il balayait avec soin la place par où elle devait passer. La pauvre fille ne savait que faire. Bientôt tous les gens de la maison remarquèrent ce qui se passait. Elle devint l'objet de leurs sarcasmes, de leurs facétieux commentaires. Mais ils n'osaient se moquer ouvertement de Guérassime. Le redoutable portier n'aimait pas la raillerie, et devant lui on se contenait. Bon gré, mal gré, Tatiana se trouva placée sous sa protection. Comme la plupart des sourds-muets, il avait une vive perspicacité, et il n'était pas aisé de rire à ses dépens, ou aux dépens de la jeune fille, sans qu'il s'en aperçût. Un jour, à dîner, la femme de charge de la maison s'étant mise à plaisanter Tatiana sur sa conquête, prolongea tellement ses épigrammes, et d'un ton si vif, que la timide Tatiana, incapable de se défendre, baissait la tête, rougissait et semblait prête à pleurer. Tout à coup Guérassime se leva, s'avança vers la femme de charge, et lui mettant sa lourde main sur la tête, la regarda de telle sorte, qu'elle s'inclina en tremblant sur la table. Tous les assistants restèrent immobiles et silencieux. Guérassime retourna à sa place, reprit sa cuiller et se remit à manger sa soupe.
Une autre fois, comme il avait remarqué que Klimof semblait faire la cour à Tatiana, il fit signe au galant cordonnier de le suivre, le conduisit dans la remise, et, prenant un timon assez fort dans un coin, il l'agita comme un simple bâton pour lui donner un salutaire avertissement.
Dès ce jour, les domestiques n'osèrent plus se permettre la moindre incartade envers Tatiana. La femme de charge pourtant n'avait pas manque de dire à sa maîtresse quel acte de brutalité cet odieux portier avait commis envers elle, et quelle commotion elle en avait ressentie, une commotion telle, qu'en rentrant dans sa chambre, elle s'était évanouie. Mais à ce récit la fantasque baruinia éclata de rire, et pria la plaignante de lui narrer encore les détails de cette curieuse scène. Le lendemain, elle fit remettre, à titre de gratification, un rouble d'argent à Guérassime, disant que c'était un fidèle et vigoureux gardien.
Encouragé par ce témoignage de bienveillance, Guérassime résolut de lui demander la permission d'épouser Tatiana. Il n'attendait pour se présenter devant sa maîtresse que le nouveau cafetan qui lui avait été promis par l'intendant. Sur ces entrefaites, la baruinia imagina de marier la blanchisseuse avec Klimof.
Le lecteur comprendra maintenant pourquoi Gabriel se sentait si inquiet des ordres que venait de lui signifier sa maîtresse. «Elle a des ménagements pour cet homme, se disait-il (Gabriel ne le savait que trop et traitait Guérassime en conséquence); mais comment songer à marier ce sourd-muet? D'un autre côté, voici le péril: quand il verra cette femme accordée à Klimof, il est dans le cas de tout briser et de tout saccager: un animal pareil! on ne sait comment le maîtriser, ou comment l'adoucir.»
Le cauteleux intendant fut interrompu dans ses réflexions par l'arrivée de Klimof, qu'il avait fait appeler. Le pimpant cordonnier entra d'un air dégagé, les mains derrière le dos, et s'appuya contre la muraille, en croisant sa jambe droite sur sa jambe gauche et en hochant la tête.
«Me voilà, dit-il; qu'avez-vous à m'ordonner?»
Gabriel jeta un regard sur lui, et se mit à tambouriner sur la fenêtre avec ses doigts. Klimof le regarda en clignant les jeux et en souriant, puis il passa la main dans ses cheveux ébouriffés.
«Eh bien! avait-il l'air de dire, c'est moi. Qu'avez-vous donc à m'observer ainsi?
—Un joli garçon, sur ma foi, murmura l'intendant avec une expression de mépris.»
Klimof haussa les épaules en se disant:
«Et toi, vaux-tu mieux que moi?
—Mais regarde-toi donc, s'écria Gabriel, et vois un peu à quoi tu ressembles!»
Klimof regarda tranquillement sa redingote usée et éraillée, son pantalon rapiécé, et ensuite examina avec une attention particulière la pointe de ses bottes trouées, puis tournant de nouveau la tête vers l'intendant:
«Eh bien? dit-il. Quoi?
—Quoi? s'écria Gabriel; tu me le demandes? Mais tu ressembles à un vrai démon. Voilà le fait.
—À votre aise! murmura le cordonnier en clignant de nouveau les yeux.
—Tu t'es donc encore enivré, reprit Gabriel.
—Pour fortifier ma santé, je suis obligé de prendre quelques spiritueux.
—Pour fortifier ta santé... Ah! tu mériterais d'être châtié d'une façon exemplaire... Et il a vécu à Pétersbourg! et il se vante d'y avoir acquis une haute instruction! Mais tu ne mérites pas le pain que tu manges!
—Gabriel Andréitch, répliqua Klimof, je ne reconnais qu'un juge dans cette question: Dieu seul, et pas un autre. Dieu seul sait ce que je vaux et si je ne mérite pas le pain qu'il me donne. Quant au reproche que vous m'avez fait de m'être enivré, ce n'est pas moi qui suis en cette occasion le principal coupable. C'est un de mes compagnons qui m'a entraîné, puis il a disparu au moment opportun.... et moi....
—Et toi, tu t'es laissé conduire comme une oie, indigne débauché que tu es. Mais il ne s'agit pas de cela aujourd'hui.... Il s'agit d'un projet.... La baruinia.... la baruinia a envie de te marier. Elle pense que le mariage t'amènera à une conduite plus régulière... M'entends-tu?
—Certainement; donc?...
—Moi, je pense qu'il vaudrait mieux t'administrer une bonne punition. Mais notre maîtresse a d'autres idées. Acceptes-tu?
—Se marier, répondit le cordonnier en souriant, est une chose fort agréable pour l'homme, et pour mon propre compte, je suis prêt avec le plus grand plaisir à prendre une épouse.
—Bien! répliqua Gabriel... et en lui-même il pensait: Il faut l'avouer. Cet homme s'exprime avec éloquence. Mais, reprit-il à haute voix, je ne sais si la femme qu'on te destine te conviendra.
—Qui est-ce donc?
—Tatiana.
—Tatiana, répéta Klimof en faisant un brusque mouvement.
—Pourquoi donc parais-tu alarmé? Est-ce que cette fille ne te plairait pas?
—Je n'ai rien à dire contre cette jeune fille. Elle est douce, modeste, laborieuse... Mais vous savez, Gabriel Andréitch... vous savez... cet affreux portier, cette espèce de monstre marin!...
—Oui... répondit l'intendant avec une expression de dépit, mais puisque la baruinia...
—Voyez: Gabriel Andréitch, il me tuera, c'est sûr; il m'écrasera comme une mouche. Quels bras! quelles mains! Il a les mains de la statue de Minine et Pojarski. Vit-on jamais des membres pareils? Il est sourd, et n'entend pas résonner les coups qu'il porte. Il frappe comme un homme qui agite ses poings dans son sommeil. L'apaiser, c'est impossible; car outre qu'il est sourd, il est stupide. Un animal! une idole; pire qu'une idole, une bûche... Ah! Seigneur Dieu! pourquoi faut-il qu'il j'aie tant à souffrir! Ah oui! je ne suis plus ce que j'étais autrefois; je suis dégradé comme une vieille casserole; pourtant, après tout, je suis un être humain et non un vil ustensile!
—Allons, allons! pas tant de beaux mots!
—Seigneur, mon Dieu! s'écria Klimof, quelle malheureuse existence que la mienne! N'y aura-t-il donc aucune fin à mes misères? Battu dans ma jeunesse par mon maître allemand, battu à la fleur de mes ans par mes compagnons, et maintenant...
—Âme de filasse!... À quoi sert de songer à toutes ces...
—À quoi sert? Il faut vous dire que je ne crains pas tant d'être battu. Que la baruinia me fasse administrer une correction dans l'ombre, et me traite ensuite convenablement devant ses gens. C'est bien. Mais en face de cet animal...
—Va-t'en, dit Gabriel impatienté.»
Klimof se retira.
«Et supposons, ajouta l'intendant, qu'il ne soit pas là, tu consens au mariage?
—Je déclare solennellement que j'y consens,» répondit le cordonnier, à qui les grands mots ne faisaient pas défaut dans les circonstances les plus critiques.
L'intendant se promena quelques instants dans sa chambre, puis fit appeler Tatiana.
La blanchisseuse apparut et resta timidement sur le seuil de la porte.
«Que désirez-vous,» demanda-t-elle d'une voix craintive.
Gabriel la regarda quelques minutes en silence, puis lui dit:
«Tatiana, ta maîtresse désire te marier. Cela te plaît-il?
—Et avec qui veut-elle me marier?
—Avec Klimof.
—J'entends.
—C'est un homme d'une conduite un peu légère. Mais la baruinia espère que tu lui donneras d'autres habitudes.
—J'entends.
—Le malheur est que ce rustre de Guérassime semble être amoureux de toi. Comment as-tu ensorcelé cet ours? Vois-tu, il est dans le cas de t'assommer.
—Il me tuera, Gabriel, c'est sûr.
—Il te tuera. Comme tu prononces ce mot tranquillement! Est-ce qu'il a le droit de te tuer?
—Je ne sais.
—Comment donc? Lui aurais-tu fait quelque promesse?
—Que voulez-vous dire?
—Innocente créature! murmura l'intendant. C'est bien, reprit-il, nous reparlerons de cette affaire. À présent, retire-toi. Je vois que tu es une bonne fille.»
Tatiana s'inclina en silence et s'éloigna.
«Bah! se dit l'intendant, peut être que demain notre maîtresse aura déjà oublié ce projet de mariage. Pourquoi m'en inquiéter... Puis, après tout, on peut dompter ce farouche Guérassime... recourir au besoin à la police...»
Après cette réflexion, il appela sa femme et lui dit de préparer son thé.
Après son entrevue avec l'intendant, Tatiana rentra dans la lingerie et n'en sortit pas de tout le jour. D'abord elle pleura, puis elle essuya ses larmes et se remit à son travail habituel. Quant à Klimof, il retourna au cabaret avec son compagnon de mauvaise mine. Il lui raconta qu'il avait servi à Pétersbourg un maître qui était la perle des hommes, mais qui surveillait de près ses gens et ne pardonnait pas la plus légère faute. Ce même maître buvait démesurément, et avait également la passion des femmes. Le compagnon de Klimof écoutait ce récit d'un air assez indifférent; mais lorsque Klimof ajouta que, par suite d'un fatal incident, il songeait à se suicider le lendemain, son ténébreux ami lui fit observer qu'il était temps d'aller se coucher. Tous deux se séparèrent en silence, et grossièrement.
Cependant l'espoir de Gabriel ne se réalisa pas. La baruinia avait tellement pris à cœur son idée de marier le cordonnier et Tatiana, que toute la nuit elle en parla à une espèce de dame de compagnie qui était chargée de la distraire dans ses heures d'insomnie, et qui dormait le jour comme les cochers nocturnes de Moscou. Le lendemain matin, dès qu'elle vit l'intendant: «Eh bien! s'écria-t-elle, comment va notre mariage?»
Il répondit, non toutefois sans quelque embarras, que tout allait pour le mieux, et que Klimof devait venir dans la journée la remercier.
La veuve était un peu indisposée, elle ne retint pas longtemps son intendant.
Gabriel entra chez lui et appela les gens de la maison à délibérer sur ce grave événement.
Tatiana ne faisait pas une objection. Mais Klimof s'écria avec un accent de frayeur, qu'il n'avait qu'une tête, qu'il n'en avait pas deux, qu'il n'en avait pas trois....
Guérassime, posté sur le seuil de l'office, observait cette réunion, et semblait deviner qu'il se tramait là quelque fâcheux complot contre lui.
À ce conseil assistait un vieux sommelier dont on demandait toujours l'avis avec une déférence particulière, et dont on n'obtenait jamais que d'insignifiants monosyllabes. Après une première délibération, on résolut d'enfermer, pour plus de sûreté, Klimof dans un cabinet. Puis on se mit à discuter plus librement. D'abord, on convint qu'on en finirait de toutes ces difficultés si l'on voulait employer la force.... Mais du bruit, des rumeurs! La baruinia inquiète, tourmentée! Non, il ne fallait pas y songer. Enfin, après de longs débats: on imagina un moyen de terminer l'affaire adroitement et pacifiquement.
Guérassime avait une horreur profonde pour les ivrognes. Lorsqu'il était assis à la porte de l'hôtel, il détournait la tête avec une vive répugnance dès qu'il voyait un homme qui cheminait en trébuchant, la casquette sur l'oreille. D'après cette remarque, l'ingénieux comité réuni par l'intendant engagea Tatiana à simuler aux yeux de Guérassime l'attitude et la démarche d'une personne qui se serait livrée à de trop copieuses libations. La pauvre fille refusa longtemps de jouer ce jeu cruel, puis finit par céder. Elle convenait elle-même qu'elle n'avait pas un autre moyen de se délivrer de son adorateur. Elle sortit pour accomplir son entreprise, et l'on délivra de sa prison Klimof. Tous les regards étaient fixés sur Guérassime.
Dès qu'il aperçut Tatiana, il secoua la tête et fit entendre un de ses gloussements habituels. Ensuite, il jeta de côté sa pelle, s'approcha de la jeune fille, la regarda dans le blanc des yeux... Elle était si effrayée qu'elle en chancela encore davantage. Tout à coup, il la prit par la main, lui fit rapidement traverser la cour, entra avec elle dans la chambre où était réuni le conseil et la jeta du côté de Klimof.
La pauvre Tatiana était à demi-morte de peur. Guérassime l'observa un instant en silence, fit un signe d'adieu avec sa main, puis se retira précipitamment dans sa cellule.
Là, il se tint enfermé pendant vingt-quatre heures. Le postillon raconta qu'il avait été le regarder par une fente de la porte. Il l'avait vu chanter. Il l'avait vu, assis sur son lit et les mains sur son visage, secouer la tête et se balancer en cadence, comme le font les cochers et les mariniers, quand ils entonnent une de leurs mélancoliques complaintes.
À cet aspect, le postillon avait ressenti une impression d'effroi et s'était retiré.
Le lendemain, lorsque Guérassime sortit de sa chambre, on ne pouvait remarquer en lui aucun changement, si ce n'est que sa physionomie paraissait plus sombre. Mais il ne fit pas la moindre attention ni à Klimof ni à Tatiana.
Le soir, les deux fiancés se présentèrent chez leur maîtresse, portant sous le bras deux oies qu'ils devaient lui offrir selon l'usage. La semaine suivante, le mariage fut célébré. Ce jour-là, Guérassime remplit sa tâche accoutumée; seulement, il revint de la rivière sans en rapporter une goutte d'eau, il avait brisé son tonneau chemin faisant. À la nuit tombante, il se retira dans l'écurie, et frotta et étrilla son cheval avec une telle violence, que le chétif animal, si rudement secoue par cette main de fer, pouvait à peine se tenir sur ses jambes.
Ceci se passait au printemps. Une année encore s'écoula, une année pendant laquelle l'incorrigible Klimof s'abandonna tellement à sa passion pour les spiritueux, qu'il fut condamné à quitter la maison et envoyé avec sa femme dans des propriétés lointaines de la baruinia. D'abord, il fit beaucoup de fanfaronnades et parla d'un ton fort dégagé de son exil. Il assurait que, si même on l'envoyait dans ces contrées éloignées, où les paysannes, après avoir lavé leur linge, posent leurs battoirs sur le bord du ciel, il n'en perdrait pas la tête. Mais bientôt il se trouva très-affecté de l'idée de quitter la grande cité de Moscou. Ce qui l'affectait surtout, c'était de songer qu'il allait vivre dans un village parmi de grossiers paysans, lui qui se considérait comme un homme distingué. Il finit par tomber dans un état de prostration si grand qu'il n'eût pas même la force de mettre son bonnet; une âme charitable le lui enfonça jusqu'aux yeux.
Au moment où le chariot qui devait emmener cet artiste méconnu était prêt à partir, où le cocher prenait ses rênes et n'attendait pour fouetter ses chevaux que le dernier mot d'ordre: «Avec l'aide de Dieu!» Guérassime sortit de sa chambre, se rapprocha de Tatiana et lui remit un mouchoir de coton rouge qu'il avait acheté pour elle un an auparavant. La malheureuse femme, si indifférente jusque-là à toutes les misères de son existence, fut tellement émue de ce dernier témoignage d'affection, qu'elle se mit à fondre en larmes et embrassa trois fois le généreux portier. Il voulait la reconduire jusqu'à la barrière, et il chemina à côté de sa telega, mais soudain il s'arrêta, fit de la main un signe d'adieu à celle qu'il avait aimée et se dirigea vers la rivière.
C'était le soir. Il marchait à pas lents, les yeux fixés sur les flots de la Moskwa... Soudain il aperçut dans l'ombre quelque chose comme un être vivant qui se débattait dans la vase près du rivage. Il s'approche et distingue un petit chien blanc moucheté de noir qui tremblait de tous ses pauvres petits membres, s'affaissait, glissait, et malgré tous ses efforts ne pouvait sortir de l'eau. Guérassime étend la main, le saisit, le place sur sa poitrine et retourne précipitamment à son logis. Arrivé dans sa chambre, il dépose l'animal souffreteux sur son lit, l'enveloppe dans sa lourde couverture, puis court à l'écurie prendre une botte de paille, ensuite à la cuisine chercher une tasse de lait. Il revient, il étale la paille sous son lit, puis présente le lait à la pauvre bête qu'il venait de sauver. C'était une chienne qui n'avait pas plus de trois semaines, dont les yeux s'ouvraient à peine, et qui était tellement affaiblie qu'elle n'avait pas même la force de faire un mouvement pour laper la boisson placée devant elle. Guérassime la prit délicatement par la tête, lui inclina le museau sur le lait. Aussitôt la chienne but avec avidité et parut se raviver. Le brave portier la regardait attentivement et sa figure s'épanouit. Toute la nuit il fut occupé d'elle; il l'essuya avec soin; il l'enveloppa de nouveau, puis finit par s'endormir près d'elle d'un paisible sommeil.
Une mère n'a pas plus de sollicitude pour ses enfants que Guérassime n'en eut pour l'animal chétif. Pendant quelque temps, cette chienne eut fort mauvaise mine. Non-seulement elle paraissait très-débile, mais très-laide. Peu à peu, grâce aux soins attentifs de son sauveur, elle se développa et prit une tout autre physionomie. C'était une chienne de race espagnole, aux oreilles longues, à la queue touffue, relevée en trompette, et aux yeux expressifs. Elle s'attacha avec une sorte de sentiment profond de gratitude à son bienfaiteur; elle le suivait partout pas à pas en agitant sa queue comme un éventail. Il voulait lui donner un nom, et il savait comme tous les muets qu'il attirait l'attention par les sons inarticulés qui s'échappaient de ses lèvres. Il balbutia ces deux syllabes:
«Moumou!»
La chienne comprit qu'elle devait répondre à ce nom de Moumou.
Les gens de la maison l'appelèrent Moumoune.
Elle se montrait docile et caressante pour tous, mais elle n'aimait que Guérassime, et celui-ci, de son côté, l'aimait extrêmement. Il l'aimait tant, qu'il ne pouvait voir sans contrariété les autres domestiques s'occuper d'elle, soit qu'il craignît qu'on ne lui fît quelque mal, soit qu'il fût jaloux de son affection.
Chaque matin, Moumou le réveillait en le tirant par le bord de sa touloupe, lui amenait par la bride le vieux cheval de trait avec qui elle vivait en bonne intelligence, puis se rendait avec lui au bord de la rivière, puis gardait sa pelle et son balai, et ne permettait pas qu'on s'approchât de sa petite chambre.
Il lui avait pratiqué une ouverture dans la porte de son réduit. Dès que Moumou y était entrée, elle sautait gaiement sur le lit, comme si elle comprenait qu'elle était la vraie maîtresse du logis.
Pendant la nuit, elle ne dormait point d'un sommeil imperturbable, mais elle n'aboyait pas sans raison comme ces chiens absurdes qui, se posant sur leurs pattes de derrière, et levant le museau en l'air, aboient trois fois de suite, par ennui, en regardant les étoiles. Non; Moumou n'élevait la voix que lorsqu'un étranger s'approchait de la porte de l'hôtel, ou lorsqu'elle entendait quelque bruit inusité. En un mot, c'était une intelligente gardienne. Il y avait dans la cour un autre chien, un vrai dogue, à la peau jaune, avec des taches fauves. Mais il était enchaîné toute la nuit, restait indolemment couché dans sa niche; et si, de temps à autre, il lui arrivait de se mouvoir et d'aboyer, bientôt il se taisait, comme s'il comprenait lui-même la faiblesse et l'inutilité de ses aboiements.
Humble élève d'un valet de dernier ordre, Moumou ne pénétrait jamais à l'intérieur de la maison seigneuriale. Quand Guérassime allait porter du bois dans les appartements, elle l'attendait à la porte, dressant l'oreille, penchant la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche, s'agitant au moindre bruit.
Ainsi se passa une année. Guérassime accomplissait régulièrement sa tâche et semblait très-satisfait de son sort, quand il arriva un événement inattendu.
Par une belle journée d'été, la baruinia se promenait dans son salon avec ses commensales. Elle était ce jour-là dans une heureuse disposition d'esprit; elle riait et plaisantait, et ses obséquieuses compagnes riaient comme elle, mais non sans crainte. Elles n'aimaient point à voir leur capricieuse patronne dans cet état d'hilarité; car, lorsqu'il lui arrivait d'être de si bonne humeur, il fallait que chaque personne qui se trouvait près d'elle eût le visage riant, l'esprit enjoué. Puis, ces élans de gaieté n'étaient pas de longue durée; bientôt ils se transformaient en une tristesse sombre et acariâtre. Mais en ce moment-là, comme nous l'avons dit, tout lui souriait. Le matin, selon son habitude, elle avait tiré les cartes, et avait réuni du premier coup, dans son jeu, quatre valets; excellent augure! Puis, son thé lui avait paru très-savoureux, si savoureux qu'elle avait récompensé la servante qui le préparait, par une parole louangeuse et une gratification d'un grivennik (40 centimes).
Elle s'en allait donc gaiement dans son salon; un sourire de bonheur errait sur ses lèvres ridées. Elle s'approcha de la fenêtre qui s'ouvrait sur un petit jardin; dans ce jardin, sous un rosier, Moumou, couchée par terre, rongeait délicatement un os. La baruinia l'aperçut et s'écria:
«À qui donc est ce chien?»
La commensale à qui elle s'adressait se sentit embarrassée comme un subalterne qui ne comprend pas bien la pensée de son chef.
«Je ne sais... murmura-t-elle. Je crois que c'est au muet.
—Mais vraiment, reprit la baruinia, c'est une charmante bête... Dites qu'on me l'apporte. Y a-t-il longtemps qu'il la possède?... Comment se fait-il que je ne l'aie pas encore aperçue? Je veux la voir.»
La dame de compagnie s'élança dans l'antichambre.
«Étienne, dit-elle à un laquais qui se trouvait là, Étienne, dépêchez-vous d'aller chercher Moumou qui est dans le jardin.
—Ah! on l'appelle Moumou, dit la vieille veuve. C'est un joli nom.
—Oui, répondit la complaisante dame de compagnie. Étienne, vite, vite....»
Étienne se précipita dans le jardin, et avança la main pour saisir Moumou; mais la chienne agile lui échappa et courut se réfugier près de son maître occupé en ce moment à vider son tonneau, qu'il tournait comme s'il n'eût eu entre les bras qu'un tambour d'enfant. Étienne suivit la chienne, et de nouveau essaya de la prendre, et de nouveau elle lui glissa des doigts.
Guérassime regardait en souriant cette manœuvre.
Le laquais, las de ses vains efforts, lui fit comprendre par signe que sa maîtresse désirait qu'on lui portât l'animal fugitif.
À cette demande, Guérassime parut inquiet. Cependant il ne pouvait y résister. Il prit Moumou entre ses mains et la remit à Étienne qui se hâta d'aller la déposer sur le parquet du salon. La baruinia l'appelle d'une voix caressante; mais la pauvre bête, qui n'avait jamais posé le pied dans ce brillant appartement, se sentit effarouchée et tenta de s'esquiver. Repoussée par l'obséquieux Étienne, elle se tapit contre le mur, toute tremblante.
«Moumou, Moumou, viens près de moi, viens près de ta maîtresse, lui dit la baruinia; viens, ma petite.
—Viens, Moumou,» répétèrent à l'unisson les commensales.
Mais Moumou regardait d'un air inquiet autour d'elle et ne quittait pas sa place.
«Apportez-lui quelque chose à manger, dit la veuve. Qu'elle est sotte de ne pas vouloir s'approcher de moi. De quoi donc a-t-elle peur?
—Elle n'est pas encore apprivoisée,» dit en souriant et d'une voix timide une des dames de compagnie.
Étienne apporta un verre de lait et le plaça devant Moumou, qui ne daigna pas même flairer cette boisson, et continua à trembler.
«Ah! la sotte petite bête!» dit la baruinia en s'approchant d'elle et en se baissant pour la caresser. Mais aussitôt Moumou releva convulsivement la tête et montra les dents.
La veuve se hâta de retirer sa main.
Il y eut un moment de silence. Moumou poussa un léger gémissement, comme pour se plaindre ou pour demander pardon. La baruinia s'éloigna, le visage assombri. Le rapide mouvement de la chienne l'avait effrayée.
«Grand Dieu! s'écrièrent ses commensales, vous aurait-elle mordue?... Hélas! hélas!»
L'innocente Moumou n'avait jamais mordu personne.
«Emportez-la, s'écria la baruinia d'une voix irritée. La sale bête! La méchante chienne!»
À ces mots, elle se dirigea vers sa chambre. Ses compagnes voulaient la suivre. Mais, d'un geste, elle les arrêta à la porte.
«Que voulez-vous? dit-elle; je ne vous ai pas ordonné de venir avec moi.» Et elle disparut.
Étienne reprit Moumou et la jeta aux pieds de Guérassime.
Une demi-heure après, un silence profond régnait dans l'hôtel. La vieille veuve était plongée dans les coussins de son divan, plus sombre que la nuit qui précède l'orage.
Qu'il faut peu de chose pour bouleverser parfois une nature humaine!
Jusqu'au soir, la triste veuve resta dans sa noire disposition d'esprit. Elle n'adressa la parole à personne, elle ne joua point aux cartes, et la nuit elle ne put dormir en paix. L'eau de Cologne qu'on lui apporta n'était point, disait-elle, la même que celle dont elle se servait habituellement; puis, son oreiller avait une odeur de savon. Sa femme de chambre fut obligée de fouiller dans toutes les armoires et de flairer tout le linge qui s'y trouvait. En un mot la délicate baruinia était extrêmement agitée et irritée.
Le lendemain matin, elle fit appeler son majordome une heure plus tôt que de coutume. Il se rendit à cet ordre, non sans inquiétude, et dès qu'elle le vit apparaître:
«Dis-moi, s'écria-t-elle, ce que c'est que ce chien qui a aboyé toute la nuit et qui m'a empêchée de dormir.
—Un chien... balbutia Gabriel... Quel chien? Peut-être celui du muet!
—Je ne sais s'il appartient au muet ou à quelque autre; ce que je sais, c'est qu'à cause de lui je n'ai pu fermer l'œil. Mais je voudrais savoir pourquoi il se trouve tant de chiens dans la maison. N'avons-nous pas déjà un chien de basse-cour?
—Sans doute: le vieux Voltchok.
—Pourquoi donc en prendre encore un? C'est là ce que j'appelle du désordre. Il me faudrait un majordome dans la maison! Et pourquoi le muet a-t-il un chien? qui le lui a permis? Hier, je me suis approchée de la fenêtre; cette vilaine bête était là sous mes rosiers mêmes traînant et rongeant je ne sais quelle horreur!»
Après une minute de silence, la baruinia ajouta:
«Que ce chien disparaisse aujourd'hui même; tu entends?
—J'entends.
—Aujourd'hui, et maintenant retire-toi. Je te ferai rappeler plus tard.»
Gabriel sortit, et trouva dans l'antichambre Étienne, couché sur un banc, dans la position d'un guerrier tué sur un tableau de bataille, ses pieds nus sortant de dessous son caftan qui lui servait de couverture. Il le réveilla et lui donna à voix basse un ordre auquel le valet répondit par un bâillement et un éclat de rire. Puis le majordome s'éloigna, et Étienne se leva, revêtit son caftan, chaussa ses bottes et s'avança sur le seuil de la porte. Cinq minutes après, Guérassime apparut portant une énorme charge de bois; car, en été comme en hiver, la veuve voulait qu'il y eût du feu dans sa chambre à coucher et dans son cabinet. Guérassime était comme de coutume accompagné de sa chère Moumou, et comme de coutume il la laissa à la porte de l'appartement où il allait déposer son fardeau.
Étienne, qui connaissait cette habitude et qui attendait ce moment, se précipita sur la chienne comme le vautour sur un poulet, la serra contre le parquet, puis, l'étreignant sur sa poitrine pour l'empêcher de crier, descendit l'escalier sans regarder s'il était suivi, s'élança dans un drochky et se fit conduire au marché. Là, il vendit la chienne pour un demi-rouble, à la condition seulement qu'on la tiendrait à l'attache pendant une semaine au moins. Cette belle expédition terminée, il remonta dans son drochky, mais il le quitta à quelque distance de la maison, fit le tour, ne voulant pas traverser la cour, de peur d'y rencontrer Guérassime, et rentra dans la maison par un passage dérobé.
Il n'avait pas besoin de prendre tant de précautions: Guérassime n'était pas dans la cour. En sortant des appartements de sa maîtresse, il n'avait plus retrouvé Moumou à sa place habituelle, et il ne se rappelait pas que jamais la fidèle bête se fût écartée du seuil où elle l'attendait. Aussitôt il avait couru de côté et d'autre à la recherche de sa chère Moumou, dans sa chambre, dans le grenier au foin, dans la rue, partout: point de Moumou.
Guérassime, éperdu, s'adressa aux domestiques de l'hôtel, leur demandant par signes, avec une expression de désespoir, s'ils n'avaient pas vu sa chienne. Les uns ne savaient réellement pas ce qui s'était passé; d'autres, mieux instruits, riaient sournoisement. Gabriel prit un de ses grands airs et se mit à crier contre les cochers.
Guérassime sortit et ne rentra qu'à la nuit. À voir son visage abattu, son corps fatigué, ses vêtements couverts de poussière, on devait supposer qu'il avait parcouru la moitié de Moscou.
Il s'arrêta en face des fenêtres de la baruinia, jeta un regard sur le perron où une demi-douzaine de domestiques se trouvaient réunis, appela Moumou... Moumou ne répondit pas.
Alors il s'éloigna. Tous l'observaient, mais personne n'osait ni prononcer un mot, ni rire, et le postillon, qui déjà l'avait épié une fois, raconta le lendemain à la cuisine que toute la nuit le malheureux n'avait fait que gémir.
Ce jour-là, Guérassime ne parut pas. Le cocher Potapu fut obligé d'aller à sa place faire la provision d'eau, ce dont le digne Potapu n'était nullement satisfait.
Le veuve demanda à Gabriel s'il s'était souvenu de ses ordres, et le majordome se hâta de répondre qu'ils étaient exécutés.
Le jour suivant, Guérassime sortit de sa cellule et reprit son travail. Il dîna tristement avec les domestiques, puis s'éloigna sans saluer personne. Sa figure naturellement dépourvue d'expression, comme celle des sourds-muets, semblait à présent pétrifiée. Après le dîner, il sortit de nouveau, mais ne resta pas longtemps dehors, et se retira dans le grenier à foin. La nuit était belle, la lune rayonnait sur le ciel sans nuages; Guérassime, couché sur le foin, dormait d'un sommeil inquiet, respirant avec peine, et se retournant à chaque instant.
Tout à coup il lui sembla qu'on le tirait par le bord de son vêtement. Il tressaillit, mais ne leva pas la tête et ferma les yeux. Mais voilà que le tiraillement recommence et devient plus fort; Guérassime se lève, regarde. Moumou est devant lui portant un bout de corde brisé à son cou. Un long cri de joie s'échappe des lèvres de Guérassime. Il prend sa fidèle chienne dans ses bras, et elle lui lèche follement les yeux, les joues, la barbe.
Après ce premier élan de bonheur, le muet se mit à réfléchir, puis descendit avec précaution de son grenier, et voyant que personne ne l'observait, entra dans sa petite chambre. Déjà il avait songé que sa chienne, si dévouée, ne l'avait point abandonné d'elle-même, qu'elle lui avait été enlevée par l'ordre de sa maîtresse, et quelques-uns des gens lui avaient fait comprendre la colère de la vieille veuve contre l'innocent animal. Il s'agissait maintenant de le soustraire à un nouveau péril; d'abord il lui donna à manger, le caressa, le coucha sur son lit, puis après avoir longtemps songé au moyen de le soustraire à une autre persécution, il résolut de le garder tout le jour en secret dans sa chambre, et de ne le faire sortir que la nuit. Il ferma avec un de ses vêtements l'ouverture qu'il avait pratiquée à sa porte pour Moumou, et à peine l'aurore commençait-elle à poindre qu'il descendit dans la cour, comme si de rien n'était. Il s'avisa même, le bon muet, d'affecter, un air triste comme le jour précédent; il ne pensait pas que la pauvre bête le trahirait par ses aboiements. Bientôt, en effet, les domestiques surent qu'elle était revenue; mais, soit par pitié pour son maître, soit par crainte, ils ne firent pas semblant d'avoir fait cette découverte. Le majordome se gratta le front et fit un geste comme pour dire: «Eh bien, à la garde de Dieu! Peut-être que la baruinia n'en saura rien.»
Ce jour-là, Guérassime travailla avec une ardeur extraordinaire, nettoya toute la cour, sarcla les plantes du jardin, enleva les pieux de la clôture pour s'assurer de leur solidité, et les replanta avec soin. Il travailla si bien que la baruinia elle-même remarqua son zèle.
De temps à autre, dans le cours de la journée, il alla voir à la dérobée sa chère recluse; puis, dès que la nuit fut venue, il se retira près d'elle, et à deux heures, il sortit avec elle pour lui faire respirer l'air frais. Il la promenait depuis un certain temps dans la cour, et il se disposait à rentrer, quand soudain un bruit confus résonna dans la ruelle. Moumou dressa les oreilles, s'approcha de la palissade, flaira le sol, et fit entendre un long et perçant aboiement. Un homme ivre s'était couché au pied de la palissade pour y passer la nuit.
En ce moment, la baruinia venait de s'endormir après une crise nerveuse, une de ces crises qu'elle subissait ordinairement à la suite d'un souper trop copieux.
Les aboiements subits de la chienne la réveillèrent en sursaut, elle sentit son cœur battre violemment puis défaillir: «Au secours! s'écria-t-elle, au secours!»
Ses femmes accoururent tout effarées.
«Ah! je me meurs! dit-elle en se tordant les mains. Encore ce chien! ce maudit chien! Qu'on appelle le docteur! On veut me tuer! Hélas! l'affreuse bête!»
En parlant ainsi, elle s'affaissa sur son oreiller, comme si elle avait rendu l'âme.
On se hâta d'envoyer chercher le docteur, c'est-à-dire le médecin de l'hôtel. Cet homme, dont le principal mérite consistait à porter des bottes à semelles fines, et à tâter délicatement le pouls de sa noble cliente, dormait quatorze heures sur vingt-quatre, soupirait le reste du temps, et administrait sans cesse à la baruinia des gouttes de laurier-rose. Il arriva précipitamment, commença par faire brûler des plumes pour tirer la veuve de son évanouissement, puis, dès qu'il la vit ouvrir les yeux, il lui présenta sur un plateau d'argent le remède qu'il employait si souvent.
La baruinia ayant pris cette potion, recommença d'une voix lamentable à se plaindre du chien, de Gabriel, de sa malheureuse destinée.
«Pauvre vieille que je suis, disait-elle, tout le monde m'abandonne, et personne n'a pitié de moi. On désire ma mort. On n'aspire qu'à me voir mourir.»
Moumou continuait à aboyer, et Guérassime essayait en vain de l'éloigner de la fatale palissade.
«Le voilà, le voilà encore!» s'écria la veuve en roulant des yeux effarés.
Le médecin murmura quelques mots à l'oreille d'une femme de chambre. Celle-ci courut dans l'antichambre, appela Étienne, qui courut éveiller le majordome, lequel éveilla toute la maison.
Le muet, en se retournant, vit des lumières briller et des ombres circuler derrière les fenêtres. Il eut le pressentiment du malheur qui le menaçait, prit Moumou sous son bras, s'enfuit dans sa cellule et s'y enferma.
Quelques minutes après, cinq hommes arrivaient à sa porte et la trouvaient si bien close qu'ils ne pouvaient l'ouvrir. Gabriel, en proie à une agitation extrême, leur ordonna de rester là en sentinelle jusqu'au matin, puis, il se rendit près de la première femme de chambre de la baruinia, Lioubov Lioubimovna, avec laquelle il dérobait le thé, le sucre, les fruits et les épices de la maison; il la pria d'aller dire à sa maîtresse que le misérable chien était en effet revenu, mais que le lendemain il disparaîtrait et qu'on ne le reverrait plus. Lioubov devait en même temps conjurer sa bonne maîtresse de se calmer et de se reposer. Mais comme l'infortunée baruinia ne pouvait parvenir à se calmer, le médecin lui administra une double potion de laurier-rose, après quoi elle s'endormit d'un sommeil profond, tandis que Guérassime, le visage pâle, serrait sur son lit le museau de Moumou.
Le lendemain, la baruinia ne s'éveilla que très-tard. Gabriel attendait son réveil pour prendre des mesures énergiques contre l'obstination de Guérassime, et lui-même s'attendait à subir un orage. Mais l'orage n'éclata pas. La veuve, assise sur son séant, fit appeler sa vieille femme de chambre.
«Ma chère Lioubov,» lui dit-elle d'un ton plaintif et langoureux qu'elle employait souvent, car elle se plaisait à se faire passer pour une pauvre martyre délaissée, et dans ces moments-là ses gens n'étaient pas peu embarrassés. «Ma chère Lioubov, vous voyez dans quel état je suis. Je vous en prie, allez trouver Gabriel Andréitch, parlez-lui. Est-ce qu'un chien lui est plus cher que la tranquillité, que la vie même de sa maîtresse? Ah! c'est ce que je n'aurais jamais cru, ajouta-t-elle avec une profonde expression de tristesse. Allez, ma chère, soyez bonne. Rendez-moi ce service.»
Lioubov se rendit à l'instant près du majordome. Quelles furent leurs réflexions? On ne sait. Mais un instant après, tous les domestiques de l'hôtel étaient réunis et se dirigeaient vers la retraite de Guérassime. À leur tête s'avançait Gabriel, tenant la main à sa casquette, quoiqu'il n'y eût aucun souffle de vent. Près de lui étaient les laquais et le cuisinier; des enfants gambadaient en arrière, et par sa fenêtre le vieux sommelier contemplait ce spectacle.
Sur l'étroit escalier qui conduisait à la cellule de Guérassime, un homme se tenait en faction, deux autres étaient à la porte, armés de bâtons. Tout l'escalier fut envahi par les nouveaux venus. Gabriel s'approcha de la porte, la frappa du poing et cria: «Ouvre.»
Un aboiement à demi étouffé se fit entendre.
«Ouvre, ouvre, répéta le majordome.
—Mais, dit Étienne, il ne peut vous entendre, puisqu'il est sourd.»
Tous les valets se mirent à rire.
«Comment faire? demanda Gabriel.
—Il y a un trou à la porte, reprit Étienne, mettez-y votre bâton.»
Gabriel se pencha pour trouver le trou.
«Il l'a fermé, dit-il, avec une vieille touloupe.
—Eh bien! poussez la touloupe en dedans.»
On entendit un second aboiement.
«Voilà le chien qui se dénonce lui-même,» dit un des domestiques, et de nouveau tous recommencèrent à rire. Gabriel se gratta l'oreille.
«J'aime autant que tu débouches toi-même cette ouverture, dit-il en se retournant vers Étienne.
—Soit!» répondit celui-ci.
Aussitôt il monta au haut de l'escalier, enfonça son bâton dans le trou que Guérassime avait fermé et l'agita en répétant: «Sors donc! sors donc!» Il continuait son mouvement, quand soudain la porte s'ouvrit, et toute la valetaille effrayée se retira en désordre. Gabriel fuyait le premier, et le vieux sommelier ferma sa fenêtre.
«Va! va! criait Gabriel du milieu de la cour, prends garde à toi!»
Le redoutable portier était debout, sur le seuil de sa chambre, et regardait, immobile, ces hommes chétifs et mesquinement vêtus. Avec sa haute taille, ses mains robustes appuyées sur ses flancs, et sa chemise rouge de paysan, il apparaissait en face d'eux comme un géant en face d'une troupe de nains.
Gabriel fit un pas en avant.
«Prends garde! dit-il, pas d'insolence!»
Alors il se mit à expliquer à Guérassime aussi bien que possible, par signes, qu'il devait, pour complaire aux volontés expresses de la baruinia, sacrifier son chien, et que s'il s'y refusait, il lui arriverait malheur.
Guérassime le regarda, puis du doigt montra Moumou, puis promena sa main autour de son cou comme s'il y mettait une corde et faisait un nœud coulant, et de nouveau regarda le majordome.
«Oui, oui, c'est cela même,» dit Gabriel en hochant la tête.
Guérassime baissa le front, puis aussitôt le relevant brusquement, regarda encore Moumou, qui pendant ce temps était restée près de lui agitant innocemment la queue et dressant avec curiosité l'oreille, répéta le signe qu'il avait déjà fait autour de son cou, et se frappa la poitrine comme pour dire qu'il se chargeait lui-même de cette cruelle exécution.
Gabriel lui fit comprendre par un autre signe qu'il n'osait se fier à sa promesse.
Guérassime le regarda fixement avec un sourire de mépris, se frappa de nouveau la poitrine, rentra dans sa chambre et referma sa porte.
Tous les gens réunis autour de lui restèrent immobiles.
«Qu'est-ce que cela signifie? s'écria Gabriel. Le voilà qui est encore enfermé.
—Laissez-le tranquille, répliqua Étienne. S'il vous a fait une promesse, il la tiendra. Voilà comme il est. Quand il a pris un engagement, on peut s'y, fier. En cela il n'est pas comme nous autres dvorovi, il faut dire la vérité.
—Oui, répétèrent les autres domestiques, Étienne a raison.
—Oui, répéta le sommelier, qui venait de rouvrir sa fenêtre.
—Soit, dit Gabriel. Mais nous n'en devons pas moins être sur nos gardes.... Viens ici, Erochka, ajouta-t-il en s'adressant à un pâle garçon, vêtu d'une jaquette jaune, qui prenait le titre de jardinier.... prends un bâton, assieds-toi là, et dès qu'il arrivera quelque chose, viens me prévenir au plus vite.»
Erochka se posa sur la dernière marche de l'escalier. La troupe, assemblée un instant auparavant, se dispersa, à l'exception de quelques enfants et de quelques curieux. Gabriel rentra à la maison et, par l'entremise de Lioubov, fit dire à la baruinia que ses volontés étaient accomplies.
La délicate veuve replia un des coins de son mouchoir, y versa de l'eau de Cologne, se frotta les tempes, but une tasse de thé et, comme elle était encore sous l'influence des gouttes soporifiques, elle se rendormit.
Une heure environ s'écoula. La porte devant laquelle il y avait eu tant de mouvement s'ouvrit, et Guérassime apparut. Il était revêtu de son habit des dimanches et tenait en laisse Moumou. Erochka se rangea à son approche et le laissa passer. Les enfants et les valets qui se trouvaient encore dans la cour l'observaient en silence. Il marcha gravement sans se détourner, et ne mit son bonnet sur sa tête que lorsqu'il fut dans la rue. Erochka le vit entrer avec son chien dans un cabaret et se posta près de là pour épier sa sortie.
Le muet était connu dans ce cabaret. On y comprenait ses signes. Il demanda des choux, du bœuf, et s'assit les coudes sur la table. Moumou était près de lui, le regardant tranquillement avec ses bons yeux tendres. Son poil était poli et luisant, on voyait qu'elle avait été tout récemment lavée et essuyée.
Quand on eut apporté à Guérassime les mets qu'il avait commandés, il coupa le bœuf par petits morceaux, y émietta du pain, et mit le plat par terre. Moumou mangea avec sa délicatesse habituelle, touchant à peine l'assiette du bout de son museau.
Son maître la contemplait immobile, et tout à coup deux grosses larmes s'échappèrent de ses yeux; l'une tomba sur la tête de la chienne, l'autre dans le plat devant elle. Guérassime cacha sa figure dans ses mains. Moumou ayant achevé son repas, s'éloigna de l'assiette en se léchant les lèvres. Le muet se leva, paya, et sortit. Le garçon du cabaret l'observait d'un air étonné. Erochka le voyant venir, se retira à l'écart, et l'ayant laissé passer, le suivit de nouveau à quelque distance.
Il marchait, le pauvre Guérassime, sans se hâter, en tenant toujours la corde en laisse au cou de la chienne. Arrivé au coin d'une rue, il s'arrêta, hésita un instant, puis se dirigea à grands pas vers le pont nommé Krymsky-Brod. Là il entra dans la cour d'un édifice où l'on faisait une nouvelle construction, prit sous son bras deux briques, et s'avança sur la rive de la Moskva jusqu'à un certain endroit où il avait remarqué précédemment deux barques munies de leurs avirons et amarrées à des poteaux. Il détacha une de ces barques et y entra avec Moumou. Un vieux boiteux sortit aussitôt d'une hutte élevée près d'un potager et se mit à crier. Mais Guérassime ramait si vigoureusement que quoiqu'il eût à lutter contre le courant qu'il remontait, il se trouva en un instant à une assez longue distance du vieillard, qui, voyant l'inutilité de ses réclamations; se gratta le dos et rentra en boitant dans sa cabane.
Guérassime continuait à ramer. Bientôt les murs de Moskou disparurent derrière lui. Bientôt à ses regards se déroula un tout autre rivage: c'étaient des champs, des bois, des jardins et des îles. Alors il laissa tomber son aviron, pencha la tête sur Moumou assise près de lui, et resta immobile, les mains croisées derrière le dos, tandis que le courant reportait peu à peu l'embarcation vers Moscou. Soudain il se releva brusquement avec une sorte d'expression de cruauté douloureuse sur le visage, noua fortement avec une corde les deux briques qu'il avait apportées, les lia ensuite au cou de sa chienne, la prit entre ses bras, la contempla encore une fois. Elle le regardait avec confiance, en agitant doucement la queue. Il détourna la tête, ferma les yeux, ouvrit les mains....
Il n'entendit rien.... ni le subit aboiement de la pauvre Moumou, ni le clapotement de l'eau. Son oreille était fermée à toutes les rumeurs. Pour lui le jour le plus brillant était plus silencieux que ne l'est pour nous la nuit la plus calme....
Quand il releva la tête, quand il ouvrit ses paupières, les flots de la Moskva suivaient leur cours habituel, leur cours rapide, et se brisaient en soupirant sur les flancs de son embarcation. À quelque distance derrière lui, du côté du rivage, un grand cercle se dessinait à la surface de l'eau.
Erochka, qui avait perdu de vue Guérassime, était rentré à la maison pour y raconter ce dont il avait été témoin.
«Eh bien, dit Étienne, il a noyé son chien. C'est sûr. Quand il a promis quelque chose, on peut y compter.»
Pendant le reste de la journée, on ne vit pas Guérassime. Il ne parut ni au dîner, ni au souper.
«Quel être bizarre que ce Guérassime, dit une grosse blanchisseuse. Est-il possible de se donner tant de peine pour un chien?
—Guérassime est revenu, s'écria tout à coup Étienne, en prenant une assiette de gruau.
—En vérité! Quand donc?
—Il y a environ deux heures. Je l'ai rencontré sous la porte cochère. Il sortait. J'ai voulu lui adresser quelques questions. Mais il n'était pas de bonne humeur, et il m'a donné un coup de poing très-remarquable dans l'omoplate comme pour me dire: Laisse-moi la paix. Ah! il n'y va pas de main morte, ajouta Étienne en se frottant le dos! J'en ai encore les reins meurtris. Il faut l'avouer, sa main est une main vraiment bénie.»
À ces mots, les domestiques se mirent à rire, puis se séparèrent pour aller se coucher.
À cette même heure, sur le chemin de T..., marchait d'un pas rapide un homme d'une taille élevée portant un sac sur l'épaule et un long bâton à la main. C'était Guérassime. Il allait résolument vers sa terre natale, vers son village. Après avoir sacrifié sa chère Moumou, il était rentré dans sa chambre, il avait mis quelques hardes dans une sacoche, pris cette sacoche sur son dos et il était parti.
Le domaine d'où sa maîtresse l'avait fait venir à Moscou n'était qu'à vingt-cinq verstes de la chaussée. Il avait remarqué le chemin qu'il avait suivi; il était sûr de le retrouver, et il cheminait vigoureusement avec une détermination dans laquelle il y avait à la fois du désespoir et du contentement. Il avait quitté à jamais la maison de sa maîtresse, et la poitrine dilatée, le regard ardemment fixé devant lui, il marchait précipitamment, comme si sa vieille mère l'attendait à son foyer, comme si elle le rappelait près d'elle, après les jours qu'il venait de passer dans une autre demeure, parmi des étrangers.
La nuit vint; une nuit d'été calme et tiède. D'un côté de l'horizon, à l'endroit où le soleil venait de se coucher, un coin du ciel était encore blanchi et empourpré par un dernier reflet de la lumière du jour; de l'autre, il était déjà voilé par une ombre grisâtre.
Des centaines de cailles chantaient à l'envi, les râles de genêt poussaient leurs cris vibrants. Guérassime ne pouvait les entendre. Il ne pouvait entendre le murmure des bois près desquels l'emportaient ses pieds robustes, mais il sentait l'arôme qu'il connaissait, l'odeur des blés qui mûrissaient dans les champs. Il aspirait l'air vivace du sol natal qui semblait venir à sa rencontre, qui lui caressait le visage, qui se jouait dans ses cheveux et dans sa longue barbe.
Devant lui s'étendait en droite ligne le chemin qui devait le ramener à son isba. Les étoiles du ciel éclairaient sa marche. Il allait comme un lion vigoureux et fier, et lorsque le lendemain l'aurore reparut à l'horizon, il était à plus de trente-cinq verstes de Moscou.
Deux jours après, il rentrait dans sa cabane, à la grande surprise d'une femme de soldat qui y avait été installée. Il s'inclina devant les saintes images suspendues à son foyer, puis se rendit chez le staroste, qui d'abord ne savait comment le recevoir. Mais on était au temps de la fenaison. On se souvenait des facultés de travail du robuste muet; on lui donna une faux, et il se mit à l'ouvrage comme par le passé, et il faucha de telle sorte que tous ses compagnons l'admiraient.
Cependant à Moscou, on n'avait pas tardé à s'apercevoir de son absence. Dès le lendemain de son départ, on était entré dans sa chambre, puis on avait prévenu Gabriel de sa disparition. Celui-ci regarda de côté et d'autre, haussa les épaules, puis pensa que le muet avait pris la fuite, ou qu'il avait été rejoindre son misérable chien dans la rivière. La déclaration de cet événement fut faite à la police, et il fallut aussi l'annoncer à la veuve. À cette nouvelle, elle entra en colère, se lamenta, puis ordonna de chercher le muet partout et de le ramener, déclarant que jamais elle n'avait voulu faire périr Moumou. Elle adressa une si sévère réprimande à Gabriel, que tout le jour l'infortuné majordome secoua la tête en murmurant: «Allons! allons!» le sommelier finit par le tranquilliser par la même interjection différemment accentuée.
Enfin, on apprit par un rapport du staroste que Guérassime était rentré dans son village. La baruinia s'apaisa. Sa première idée pourtant fut de le faire revenir au plus tôt à Moscou, puis elle réfléchit et déclara qu'elle n'avait pas besoin de reprendre dans sa maison un tel ingrat. Peu de temps après elle mourut, et non-seulement ses héritiers ne pensèrent point à rappeler au service de l'hôtel Guérassime, mais ils congédièrent même tous les autres domestiques.
Guérassime vit encore dans son isba solitaire qui est son seul refuge. Il a conservé sa force et son ardeur pour le travail, son caractère grave et réservé. Seulement ses voisins remarquent que depuis son séjour à Moscou, il ne regarde aucune femme et ne peut souffrir aucun chien près de lui. «Mais, à quoi, disent-ils, lui servirait une femme, et que ferait-il d'un chien? On connaît la vigueur de son bras, et les voleurs n'oseraient entrer dans l'enceinte de son isba.»
Lamartine.
CXXXIIe ENTRETIEN
LITTÉRATURE RUSSE
IVAN TOURGUENEFF
(Suite.—Voir la livraison précédente.)
I
Jacques Passinkof, Faust, le Ferrailleur, les Trois Portraits, l'Auberge de grand chemin, quelques essais dramatiques et enfin Deux journées dans les grands bois, magnifique scène descriptive des plaines ténébreuses de la Grande Russie, forment le premier et le second volume de cette collection étrange, pittoresque et attachante.
La description animée des Grands bois ne peut être citée que presque en entier. On y voit, avec la vie du chasseur russe, l'impression vraie des grandes forêts (ce que les Turcs appellent la mer des feuilles, entre Brousse et Konia), sur l'homme qui les parcourt. C'est Chateaubriand naturel et vivant, au lieu de la rhétorique des déserts et des sauvages dans Attala. Lisons donc encore.
DEUX JOURNÉES
DANS
LES GRANDS BOIS
PREMIÈRE JOURNÉE
La vue d'une vaste forêt de sapins, la vue des grands bois, rappelle celle de l'Océan. Elle éveille les mêmes impressions; c'est la même plénitude intacte et primitive, qui se déroule à l'œil du spectateur dans sa royale majesté. Du sein des forêts séculaires, comme du sein de l'onde immortelle, s'élève la même voix: «Je n'ai pas affaire à toi, dit la nature à l'homme; je règne, et toi, tâche de ne pas mourir.» Mais la forêt est plus triste et plus monotone que la mer, surtout la forêt de sapins. Toujours la même en toute saison, elle, est d'habitude silencieuse. La mer caresse et menace; elle prend toutes les nuances, elle parle toutes les voix, elle reflète le ciel, ce ciel d'où nous vient aussi un souffle d'éternité qui ne nous semble pas étrangère, tandis qu'à l'aspect de la sombre et morne forêt, avec son lugubre silence ou ses sourds et longs gémissements, l'homme sent plus irrésistiblement pénétrer dans son cœur la conscience de son néant. Il est difficile à cet être éphémère, né d'hier et condamné à mourir demain, de soutenir le regard froid et indifférent de l'éternelle Isis. Ce ne sont pas seulement les espérances audacieuses et les confiantes rêveries de sa jeunesse qui s'humilient et s'éteignent au souffle glacial des puissances élémentaires; toute son âme se resserre et se rapetisse: il sent bien que le dernier de ses frères pourrait disparaître de la face de la terre, sans qu'une seule feuille s'agitât sur sa branche; il sent son isolement, sa faiblesse, le hasard de son existence, et il se hâte, avec une terreur secrète, de revenir aux soucis mesquins et aux petits travaux de sa vie. Il se trouve plus à l'aise dans ce monde qu'il s'est créé; là il est chez lui, là il peut croire encore à sa force et à son importance.
Ce furent les idées qui me vinrent à l'esprit, il y a quelques années, lorsque, debout sur le perron d'une petite auberge bâtie aux bords marécageux de la Resseta, j'aperçus pour la première fois de ma vie les Grands-Bois. Comme en gradins d'amphithéâtre, et à perte de vue, s'étendait devant moi l'interminable forêt de sapins, où, sur un fond bleuâtre, se détachaient en vert frais et pâle des bouquets de bouleaux. Nulle part une blanche église, nulle part une plaine aux champs dorés; partout les cimes dentelées des arbres, partout l'éternelle brume qui les enveloppe dans cette contrée. Ce que je voyais ne respirait pas la paresse, cette immobilité de la vie; non, quoique grandiose, c'était la mort. Une chaude journée d'été tenait la terre endormie, et de grands nuages blancs passaient très-haut avec lenteur. L'eau rougeâtre de la Resseta glissait sans bruit à travers d'épais roseaux; des mamelons de sombre mousse se voyaient confusément au fond, et les bords de la rivière semblaient se fondre, tantôt en marécages, tantôt en amas de sable crayeux.
Un chemin fréquenté passait devant l'auberge. Auprès du perron se tenait une telega remplie de caisses et de boîtes de différentes grandeurs. Son maître, petit homme sec, au nez d'épervier et aux yeux de souris, le dos voûté et la jambe boiteuse, attelait un petit cheval aussi boiteux que lui. C'était un marchand de pains d'épices qui se rendait à la foire de Karatcheff. Tout à coup, sur le même chemin, parurent quelques hommes bientôt suivis d'un plus grand nombre, et finalement d'une foule entière. Tous portaient de longs bâtons à la main et des havre-sacs sur le dos. À leur démarche fatiguée et chancelante, à leur teint hâlé, on pouvait reconnaître qu'ils venaient de loin. C'étaient des puisatiers de Youknoff qui retournaient au pays. Un vieillard aux cheveux blancs comme la neige semblait être leur chef. Il s'arrêtait de temps à autre, et d'une voix tranquille stimulait les traînards. Tous marchaient en silence, dans une sorte de grave recueillement. L'un d'eux, homme trapu et de mine renfrognée, le touloup entr'ouvert et un bonnet de peau de mouton enfoncé jusqu'aux yeux, s'approcha du marchand forain, et lui dit brusquement: «À combien le pain d'épices, imbécile?—C'est selon ce que tu prendras, homme aimable, répondit d'une voix grêle le marchand surpris et fâché; il y a du pain d'épices à deux kopecks, à trois kopecks; et toi, en as-tu un seulement dans ta poche?—Ce manger de bourgeois est fade pour un ventre de paysan,» répliqua en s'éloignant le paysan au touloup. «Enfants, enfants, suivez la route; il faut arriver avant l'étoile du soir,» fit entendre la voix du vieux chef; et toute la horde s'écoula rapidement, sans qu'aucun d'eux pensât à soulever son bonnet en passant devant moi. Le vieillard seul me fit un grave salut, tout en souriant sous ses blanches moustaches. «Gens peu civilisés, dit le marchand en me jetant un regard de côté, ce n'est pas pour eux, certes, qu'est mon pain d'épices.» Et achevant d'atteler sa rosse, il descendit vers la rivière où se voyait une espèce de bac en troncs d'arbres liés ensemble. Un paysan, coiffé du bonnet en feutre blanc particulier à cette contrée, sortit d'une hutte, et le passa sur l'autre rive. La petite telega se mit à ramper dans un chemin raboteux, faisant gémir à chaque tour une de ses roues.
Quand mes chevaux eurent mangé, je passai sur l'autre rive. Après avoir marché l'espace de deux verstes dans une plaine marécageuse, j'entrai dans la trouée percée au milieu de la forêt. Mon tarantass commença à danser sur les rondins qui servaient à paver cette route. Je mis pied à terre, et suivis la voiture. Les chevaux marchaient d'un pas égal, soufflant avec force et agitant la tête pour chasser les mouches. Bientôt les Grands-Bois nous reçurent dans leur sein. Non loin de la lisière poussaient des bouleaux, des trembles, des tilleuls et quelques chênes; puis parut comme un mur de sapins épais, auxquels succédèrent les troncs rougeâtres et moins serrés des pins communs en Écosse; puis, de nouveau, un bois mélangé, garni par en bas de noisetiers, de sorbiers, de cerisiers sauvages, d'herbes à tiges hautes et dures. Les rayons du soleil éclairaient vivement les cimes des arbres, s'éparpillaient dans les branches, et n'arrivaient jusqu'à terre qu'en minces et pâles filets. On n'entendait presque point d'oiseaux: ils n'aiment pas les forêts profondes; seulement, de temps à autre, le cri plaintif et trois fois répété de la huppe, ou bien l'aigre miaulement du geai; quelquefois un rollier, toujours solitaire et silencieux, traversait la trouée en y faisant luire son plumage d'or et d'azur. De loin en loin, les arbres étaient plus espacés, une éclaircie se montrait, et le tarantass entrait dans une petite plaine sablonneuse, nouvellement défrichée. Du seigle chétif y croissait par longues bandes et agitait sans bruit ses maigres tiges. Une petite chapelle noircie, avec sa croix inclinée, se voyait au-dessus d'un puits, et un invisible ruisseau babillait d'un bruit faible et sourd comme s'il fût entré dans le goulot d'une bouteille vide. Un bouleau, abattu par le vent, interceptait tout à coup la route. En d'autres endroits, elle était cachée sous une couche d'eau stagnante; des deux côtés, un marécage étendait sa nappe verdâtre, couverte de joncs et d'aunes rabougris. Des canards sauvages s'élevaient par couples, et l'œil suivait avec surprise leur vol inusité à travers les troncs des grands sapins.
«Ah! ah! ah! ah!» criait tout à coup un pâtre qui poussait devant lui son troupeau de bétail à demi sauvage. Une vache au poil roux, aux cornes courtes et affilées, traversait bruyamment les broussailles, et, comme pétrifiée, s'arrêtait au bord de la trouée, en fixant ses grands yeux sombres sur le chien qui courait devant moi. Le vent apportait fréquemment une odeur de bois brûlé, et une petite fumée circulait en mince spirale dans l'air bleuâtre de la forêt. C'était sans doute un paysan qui se procurait à peu de frais du charbon pour quelque fabrique de verre ou de soude des environs. Plus nous avancions, plus autour de nous tout devenait sourd et silencieux. Une forêt de sapins est toujours silencieuse; seulement, là-haut, bien au-dessus de la tête, s'entend un long murmure, et comme une plainte vague et contenue qui court dans la cime des arbres. On va, on va, et cette incessante voix de la forêt ne cesse point de gémir; et le cœur commence à gémir lui-même, et l'on désire arriver plus vite à l'espace et à la lumière. On désire respirer à pleine poitrine un air pur et léger, et non cet air étouffant à force de parfums et d'humidité.
Pendant quinze verstes, nous allâmes au pas, rarement au petit trot. Je voulais atteindre avant la nuit le petit village de Sviatoïé, situé au cœur de la forêt. Plusieurs fois, j'avais rencontré des paysans portant sur leurs telegas de longues poutres ou des écorces de tilleul. «Y a-t-il loin d'ici à Sviatoïé? demandai-je à l'un d'eux.
—Non, pas loin: trois verstes environ.»
Deux heures se passent; nous marchions toujours. Enfin j'entends le grincement des roues d'un telega. Un paysan paraît, marchant à côté de son petit cheval: «Frère, combien y a-t-il d'ici à Sviatoïé?
—Qu'est-ce?
—D'ici à Sviatoïé?
—Huit verstes.»
Le soleil se couchait quand je sortis enfin du bois, et j'aperçus devant moi un petit village. Une vingtaine d'isbas se pressaient autour d'une vieille église en bois à coupole unique et à toiture verte, dont les petites fenêtres s'enflammaient au soleil couchant. C'était Sviatoïé. Ce village avait jadis appartenu à un monastère, et son église possédait une petite image miraculeuse, à l'influence de laquelle les habitants attribuaient leur bonne fortune d'être restés libres, au beau milieu des possessions d'un puissant seigneur. De là, le village avait conservé son nom. Au moment d'y entrer, le troupeau commun dépassa mon tarantass en courant au milieu d'un tourbillon de poussière, avec des beuglements, des bêlements, des grognements tels que si une troupe de loups se fût mise à leurs trousses. Les filles du village, de longues gaules à la main, couraient avec de grands cris à la rencontre de leurs vaches; les jeunes garçons, aux cheveux de chanvre, poursuivaient les cochons indociles qui s'échappaient de tous côtés; et ce fut au milieu de cet infernal brouhaha que je fis mon entrée dans le village de Sviatoïé.
Je mis pied à terre chez le starosta, Poléka fin et rusé, de cette race de gens dont on dit en Russie qu'ils voient à plusieurs archines sous terre. Le lendemain, de bonne heure, je partis dans un telega à deux chevaux du pays, ornés de gros ventres, avec le fils du starosta et un autre paysan du nom de Yégor, dans l'intention de chasser le grand tétras ou coq de bruyère. À l'horizon, tout alentour, la forêt étendait ses cercles bleuâtres; il n'y avait pas plus de deux cents déciatines de terres défrichées autour du village. Mais il fallait faire sept verstes pour arriver aux bons endroits. Le fils du starosta, qui se nommait Kondrate, était un jeune gars aux cheveux châtains, aux joues vermeilles, à l'expression franche et ouverte; il était serviable et bavard. Il menait les chevaux. Yégor était assis près de moi. Il faut que je dise deux mots de celui-ci. Il était réputé pour le meilleur chasseur de tout le district. Il avait battu le pays dans toutes les directions, à cinquante verstes de distance. Rarement il tirait un coup de fusil, car il avait fort peu de poudre et de plomb. Mais il se contentait d'avoir fait répondre une gélinotte à l'appeau, ou bien d'avoir trouvé l'endroit où les mâles des doubles bécassines se rassemblent et se battent. Yégor avait la réputation d'homme véridique et d'homme silencieux. En effet, il n'aimait pas à parler et n'exagérait point le nombre de gibier qu'il avait découvert, chose rare chez un chasseur de profession. Il était de taille moyenne, maigre, le visage long et pâle, avec des grands yeux aux regards honnêtes et calmes. Tous ses traits, et surtout ses lèvres toujours immobiles, respiraient une tranquillité inaltérable; les rares paroles qu'il laissait tomber s'accompagnaient d'un sourire retenu qui faisait plaisir à voir. Il ne buvait jamais d'eau-de-vie et travaillait assidûment. Mais il n'avait pas de chance; sa femme était toujours malade, ses enfants mouraient, et, comme tout paysan russe tombé dans la misère, il ne trouvait plus moyen de revenir sur l'eau. Il faut avouer d'ailleurs que la passion de la chasse ne sied guère à un paysan. Était-ce une disposition naturelle de son âme? Était-ce le résultat de sa vie incessamment passée dans les forêts face à face avec la triste et sévère nature de ces déserts? Le fait est que, dans tous les mouvements de Yégor, il y avait une sorte de gravité modeste qui n'avait rien de rêveur, la gravité d'un grand cerf des bois. Il avait tué sept ours dans le cours de sa vie, en les attendant à l'affût près des avoines. Il ne s'était décidé que la quatrième nuit à tirer le dernier des sept, parce qu'il ne le trouvait jamais assez bien placé pour le tuer sûrement, et qu'il n'avait qu'une seule balle à mettre dans son fusil. Yégor l'avait tué la veille de mon arrivée. Lorsque Kondrate me mena chez lui, je le trouvai dans la petite cour de la maison, accroupi devant l'énorme animal. Il le dépeçait avec un méchant couteau, mettant soigneusement dans un pot sa graisse, qui devait plus tard oindre les cheveux de quelque élégant.
«Comment as-tu tué ce monstre?» lui dis-je.
Yégor leva la tête, me jeta un regard, et considéra attentivement mon chien.
«Si vous êtes venu pour chasser, me dit-il, il y a des coqs de bruyère à Mochnoï, quatre couvées, et sept de gélinottes.»
Puis il se remit à l'ouvrage.
C'est avec ce Yégor que nous partîmes le lendemain pour la chasse.
Nous traversâmes rapidement la plaine qui entoure Sviatoïé; mais, une fois dans la forêt, il fallut nous remettre au pas. «Tiens, Yégor, voilà un ramier, s'écria Kondrate en le poussant du coude; tire-lui dessus.» Yégor jeta un regard de côté, et ne bougea point. Il y avait plus de cent pas de nous à l'oiseau. Kondrate fit encore quelques remarques à haute voix; mais l'éternel silence de la forêt finit par tomber sur lui-même, et le fit taire aussi. Sans échanger d'autres paroles, et écoutant seulement le souffle des chevaux, nous arrivâmes à Mochnoï. C'était le nom qu'on donnait à une partie du bois composée de pins immenses. Yégor et moi, nous descendîmes du telega, que Kondrate poussa dans un épais massif, pour mettre les chevaux à l'abri d'énormes cousins à aigrette. Yégor examina les platines de son fusil, puis fit un grand signe de croix. C'est par là qu'il commençait toute chose. L'endroit de la forêt où nous entrâmes était d'une extrême vieillesse. Je ne sais si les Tatares l'avaient traversé pendant leurs invasions; mais certes les Polonais et les rebelles russes, du temps des faux Démétrius, avaient pu chercher asile dans ses impénétrables profondeurs. À longue distance l'une de l'autre, s'élevaient en colonnes d'un jaune pâle des arbres immenses; d'autres, plus jeunes, dressaient plus serrées leurs tiges sveltes. Une mousse verdâtre, toute parsemée d'épingles de pin, couvrait la terre. La golonbiker aux baies bleuâtres croissait en grande abondance, et sa forte odeur, pareille à celle du musc, oppressait la respiration. Le soleil ne pouvait pénétrer à travers l'entrelacement des branches; et pourtant il ne faisait pas sombre dans la forêt. L'air immobile, sans lumière et sans ombre, brûlait le visage. De lourdes gouttes de résine transparente sortaient comme des gouttes de sueur de la rugueuse écorce des arbres, et descendaient lentement.
Tout se taisait; on n'entendait pas même le bruit de nos pas; nous marchions sur la mousse comme sur un tapis. Yégor surtout se mouvait comme une ombre; il ne faisait pas crier une feuille sèche en posant le pied dessus. Il marchait sans se hâter, et sifflait de temps à autre dans son appeau. Une gélinotte répondit bientôt, et je la vis se jeter dans un épais sapin. Mais Yégor eut beau me l'indiquer; j'eus beau faire tous mes efforts pour la voir; je ne pus jamais la découvrir, et ce fut Yégor qui dut l'abattre. Nous trouvâmes aussi deux couvées de grands tétras. Mais ces puissants oiseaux s'enlevaient de loin avec un fracas lourd et retentissant. Nous ne pûmes en tuer que trois jeunes. Yégor s'arrêta tout à coup près d'un maïdane, et m'appela par un geste. «Un ours est venu chercher de l'eau, me dit-il en me montrant une large et fraîche écorchure sur la surface de la mousse qui tapissait un trou.—C'est sa patte? lui dis-je.—Oui, mais il n'y a plus d'eau. Sur ce pin-là, il y a aussi sa trace. Il est allé y chercher du miel. Voilà des entailles comme faites au couteau.»
Nous continuâmes à nous enfoncer dans la forêt. Yégor marchait avec une assurance calme, et se contentait de jeter des regards en haut, dans les rares éclaircies qui laissaient voir le ciel. J'aperçus une élévation circulaire, entourée d'un fossé presque comblé par le temps. «Est-ce encore un maïdane? demandai-je.—Non; ç'a été un fort de brigands. Il y a longtemps; nos grands-pères en avaient déjà oublié l'époque. Il y a un trésor enfoui là-dessous; mais, pour l'avoir, il faut avoir versé du sang humain.» Yégor fit un nouveau signe de croix. La chaleur m'accablait; je me plaignis de la soif. «Attendez un peu, me dit-il, je connais une bonne source.» Et, avant que j'eusse le temps de répondre, il avait disparu...
Je m'assis sur un tronc d'arbre, les coudes sur les genoux; puis, après un long intervalle, je relevai la tête et jetai un long regard autour de moi. Oh! comme tout était morne et triste! pas seulement triste, mais muet et menaçant. Si du moins le moindre son, le plus petit frôlement, eût retenti dans le profond abîme de la forêt! Mon cœur se resserra; dans cet instant, à cette place, je sentis presque le souffle de la mort. Je touchai en quelque sorte son incessante présence. Je baissai la tête sous une secrète terreur, comme si j'avais jeté un regard dans un endroit où il est défendu à l'homme de regarder. Je fermai les yeux avec la main, et tout à coup, comme obéissant à un ordre intérieur, je me rappelai toute ma vie passée.
Voilà que je revis mon enfance bruyante et tranquille, querelleuse et bonne, avec ses joies hâtives et ses rapides chagrins; puis ma jeunesse confuse, étrange, bizarre, pleine d'amour-propre, avec toutes ses fautes et ses aspirations, son travail désordonné et son inaction agitée. Vous me vîntes aussi à la mémoire, vous, mes amis de vingt ans, compagnons de mes premiers essais dans la vie. Puis, comme un éclair dans la nuit, apparurent quelques souvenirs lumineux. Puis des ombres s'avancèrent et grossirent de tous côtés; les années se déroulaient devant moi plus sombres et plus lourdes, et la tristesse me tomba sur le cœur comme une pierre. Assis, immobile, je regardais comme si le rouleau de ma vie se fût déroulé devant moi. «Oh! qu'ai-je fait? murmuraient amèrement mes lèvres. Oh! ma vie, comment as-tu glissé de mes mains sans laisser de traces? Est-ce toi qui m'as trompé? Est-ce moi qui n'ai pas su profiter de tes dons? Ce rien, cette pincée de cendre et de poussière, voilà tout ce qui reste de toi. Ce quelque chose de froid, d'inerte et d'inutile, est-ce moi, le moi d'autrefois? Comment! Mon âme désirait un bonheur si plein! Elle repoussait avec tant de mépris tout ce qui lui semblait incomplet! Elle se disait: «Voilà le bonheur; il va fondre sur moi comme un grand fleuve; et pas une goutte n'a seulement touché mes lèvres! Ou bien peut-être que le bonheur, le vrai bonheur de ma vie, a passé tout près de moi, m'a souri de son sourire radieux, et que je n'ai pas su le reconnaître. Ou bien il s'est assis à mon chevet, et je l'ai oublié comme un rêve. Comme un rêve,» répétai-je tristement. Des formes confuses, des images insaisissables glissaient dans mon âme en y excitant des sentiments où se mêlaient la compassion sur moi-même, les regrets, la désespérance et la résignation. Oh! mes cordes d'or, je n'ai pas entendu vos cantiques! Vous n'avez donné des sons qu'en vous brisant. Et vous, ombres chères, ombres si connues, vous qui m'entourez ici dans cette morne solitude, pourquoi êtes-vous vous-mêmes si tristement et si profondément silencieuses? Sortez-vous de l'abîme? Comment comprendrais-je vos regards muets? Me dites-vous encore adieu, ou me saluez-vous comme un ami au retour? Pourquoi coulez-vous de mes yeux, gouttes avares et tardives? Oh! mon cœur, à quoi bon des regrets? Tâche d'oublier, si tu veux être calme; habitue-toi aux résignations des séparations éternelles, à ces mots amers; «Adieu pour toujours.» Ne retourne pas en arrière; ne te ressouviens pas; ne t'élance pas là-bas où il fait clair et serein, où rit la jeunesse, où l'espérance se couronne des fleurs du printemps, où la joie agite ses ailes de colombe, où l'amour, comme la rosée à l'aurore, brille tout humide des larmes de la volupté. Non, ne t'élance pas là-bas où est la félicité, la foi, la force, la puissance. Là n'est pas notre place.
«Voici votre eau; levez-vous et buvez avec Dieu,» prononça derrière moi la voix mâle d'Yégor. Je tressaillis involontairement; cette parole vivante ébranla joyeusement tout mon être. C'était comme si je fusse tombé dans un sombre abîme où tout se taisait autour de moi, où l'on n'entendait plus que le long et continuel gémissement d'une douleur sans fin, et que tout à coup, d'une seule secousse, une puissante main d'ami m'eût ramené à la lumière du bon Dieu. Ce fut avec un vrai bonheur que je revis devant moi la calme et loyale figure de mon guide. Il était là, dans sa pose assurée, et me tendait, avec son charmant sourire, une petite bouteille pleine d'eau limpide et transparente. «Allons, dis-je en me levant et en lui serrant la main avec une sorte d'enthousiasme, conduis-moi, je te suis.» Il sourit de nouveau, et se remit en marche.
Nous continuâmes à parcourir la forêt jusqu'au soir. Le froid et l'ombre succédèrent si rapidement à la chaleur et à la lumière, qu'il fallut battre en retraite: «Retirez-vous, inquiets vivants,» semblait dire de derrière chaque arbre une voix farouche.
Au sortir du bois, nous ne retrouvâmes plus Kondrate. En vain nous criions pour l'appeler, il ne répondait pas. Tout à coup nous l'entendîmes au fond d'un ravin, près de nous, qui parlait doucement à ses chevaux. Un vent subit avait soufflé rapidement et s'était calmé aussi vite, sans laisser d'autre trace de son passage que des feuilles mises à l'envers, ce qui donnait aux arbres immobiles un aspect bigarré. Ce souffle imperceptible avait suffi pour empêcher Kondrate d'entendre nos cris. Nous montâmes dans le telega, et partîmes pour le village. Courbé sur moi-même et aspirant l'air humide du soir, je sentis toutes mes rêveries de la journée se fondre en un seul sentiment, celui de la lassitude et du sommeil, en un seul désir, celui de retourner bien vite sous un toit humain, de boire une tasse de thé à la crème, de m'enfoncer dans du foin odorant, et de m'endormir avec délices.
DEUXIÈME JOURNÉE
Le lendemain, de bonne heure, nous nous remîmes tous trois en marche pour la Gary. Dix années auparavant, plusieurs milliers de déciatines avaient brûlé dans les Grands-Bois. Les arbres n'avaient pas repoussé. On ne voyait sur ce vaste emplacement que de tout petits sapins. Le sol était couvert de mousse et de cendre, à travers lesquelles croissaient une multitude d'arbustes à fruits sauvages, fraises, framboises, airelles et canneberges, dont les coqs de bruyère sont très-friands. Aussi les trouvait-on, en cet endroit, en quantité prodigieuse. Nous avancions en silence, quand tout à coup Kondrate se redressa: «Eh! dit-il, n'est-ce pas Ephrem que je vois là? En effet, c'est bien lui. Bonjour, Alexandritch,» ajouta-t-il en élevant la voix et en ôtant son bonnet.
Un paysan de petite taille, vêtu d'un court armiak noir, et les reins ceints d'une corde, parut de derrière un arbre, et s'approcha de notre telega.
«On t'a relâché? demanda Kondrate.
—Je le crois bien, répondit l'homme en montrant ses dents: il ne fait pas bon de me tenir sous clef.
—Tiens! et moi qui croyais, je te l'avoue, Alexandritch, que cette fois-ci l'oie n'avait plus qu'à se mettre sur le gril!
—Si tu l'as cru, tu es un nigaud.
—Et le Stanovoï?...
—Bah! le Stanovoï.... ça veut être un loup, et ça a une queue de chien. Tu vas à la chasse, barine? ajouta-t-il en jetant sur moi un regard de ses petits yeux clignotants.
—À la chasse, dis-je.
—À la Gary, ajouta Kondrate.
—Dans la cendre tu pourrais trouver du feu, dit le paysan continuant à ricaner; j'y ai vu beaucoup de coqs de bruyère. Mais vous n'arriverez pas jusque-là; il y a vingt verstes à vol d'oiseau à travers le bois. Yégor lui-même, qui est dans la forêt comme dans sa basse-cour, ne parviendrait pas à y arriver. Bonjour, âme de Dieu, ce qui veut dire peu,» dit-il à Yégor en lui frappant sur le bras.
Yégor le regarda gravement, et lui fit un léger signe de tête.
De longtemps je n'avais vu une figure aussi étrange que celle de cet Ephrem. Il avait le nez long, aigu, de larges lèvres, une barbe courte et rare, et ses yeux bleus couraient perpétuellement çà et là. Il se tenait crânement, les mains sur la hanche, et son bonnet enfoncé jusqu'aux sourcils.
«Tu reviens passer quelques jours chez toi? reprit Kondrate.
—Quelques jours; il fait beau maintenant, frère. Mon sentier est devenu un grand chemin. Je puis rester couché sur mon poêle jusqu'à l'hiver; aucun chien à collet rouge n'aboiera sur moi. Le maréchal m'a dit dans la ville: «Décampe, Alexandritch, sors de notre district; nous te donnerons un passe-port de première qualité.» Mais vous autres, gens de Sviatoïé, j'ai eu pitié de vous; vous ne trouveriez plus un aussi fin voleur.
—Allons, tu es toujours farceur, notre oncle, dit Kondrate en riant, et il frappa de ses rênes les chevaux qui se mirent en marche.
—Prrr! fit Ephrem, et les chevaux s'arrêtèrent.
—Veux-tu finir? dit Kondrate; tu vois bien que nous allons avec un seigneur, il se fâchera.
—Mais, gros canard, de quoi se fâcherait-il? c'est un bon seigneur. Tu vas voir qu'il me donnera pour boire un coup. Eh! barine, donne au pauvre vagabond de quoi s'acheter une bouteille d'eau-de-vie. Comme je l'écraserais en ton honneur!» ajouta-t-il en soulevant le coude jusqu'à l'épaule, et en grinçant des dents.»
Je lui donnai un grivnik, et je dis à Kondrate de fouetter.
«Très-content de Votre Seigneurie, cria Ephrem à la façon des soldats. Et toi, Kondrate, sache dorénavant chez qui tu dois prendre leçon. As-tu peur, tu es perdu; as-tu du courage, tu dévores tout. Écoute, quand tu reviendras au pays, viens me voir; la bombance durera trois jours chez moi. Nous casserons bien des goulots de bouteilles. Ma femme est une joyeuse commère, ma maison ouverte à tout venant. Saute, ami Ephrem, saute, alerte pie, avant qu'on ne t'ait arraché la queue.»
Et, poussant un sifflement aigu, il disparut dans les broussailles.
«Qu'est-ce que c'est que cet Ephrem? dis-je à Kondrate, qui ne cessait de secouer la tête comme s'il se fût parlé à lui-même.
—Cet Ephrem? reprit-il; ah! ah! c'est un homme comme il n'y en a pas à cent verstes à la ronde; un voleur fini. Rien que voir le bien d'autrui lui fait cligner de l'œil. Fuyez-le en vous cachant dans la terre, il vous déterrera. Et quant à l'argent, essayez de vous asseoir dessus, il vous l'ôtera de dessous vous.
—Il me paraît bien hardi.
—Hardi! il ne craint pas le diable, c'est tout dire. On ne peut rien lui faire. Combien de fois l'a-t-on mené à la ville, et mis en prison? Dépenses inutiles. On se met à le lier, et lui vous dit: «Que n'attachez-vous cette jambe-là? Attachez-la plus fort pendant que je dormirai, et je serai à la maison avant mon escorte.» Et en effet, à peine parti, on le revoit au pays.
—D'où est-il? de chez vous?
—Oui, de Sviatoïé. C'est un homme.... Voyez seulement son nez, sa physionomie (Kondrate avait été une fois à la ville, et, depuis ce temps, employait des termes ambitieux). Nous autres Polékas, nous connaissons bien la forêt depuis notre enfance; mais aucun de nous ne peut se comparer à lui. Une nuit, il est venu tout droit ici d'Altonkino; il y a quarante verstes, et personne n'avait jamais fait ce chemin. C'est aussi le premier homme du monde pour voler le miel; les abeilles ne le piquent point. Il a ruiné tous les éleveurs de ruches.
—Il ne doit pas épargner non plus les borts?
—Oh non! il ne faut pas le calomnier. Jamais encore on ne lui a trouvé ce péché. Le bort est chose sacrée chez nous. Une ruche est faite de main d'homme, et gardée par des hommes. Si tu réussis à la voler, tant mieux pour toi; mais les abeilles sont à la garde de Dieu; il n'y a que l'ours qui touche à leur miel.
—Aussi l'ours est-il un animal privé de raison, remarqua Yégor.
—Ephrem a-t-il de la famille? demandai-je.
—Certainement, il a un fils; et quel voleur ce sera avec le temps! c'est le père tout craché. Ephrem commence à l'enseigner. Un de ces derniers jours, il a rapporté un pot rempli de vieux sous, et il l'a enterré dans une petite éclaircie, puis il a envoyé son fils au bois, en lui disant que, tant qu'il n'aurait pas trouvé le pot, il ne lui donnerait rien à manger, et ne le laisserait pas même rentrer dans la maison. Le fils est resté au bois tout un jour avec sa nuit, et il a fini par déterrer le pot. Oui, c'est un homme bien singulier que cet Ephrem; tant qu'il est dans sa maison, c'est le meilleur vivant du monde, il donne à tout le monde à boire et à manger. On ne fait que danser chez lui; on y fait les cent coups. Et quand il y a une assemblée d'anciens, personne ne donne un meilleur conseil que lui. Il s'approche du cercle par derrière, écoute un moment, vous dit le mot juste comme s'il donnait un coup de hache au bon endroit, et s'en va en riant. Mais du moment qu'il part pour la forêt, c'est alors qu'il est dangereux. Du reste, il faut le dire, il ne touche à nous autres de Sviatoïé que quand il ne peut pas faire autrement. D'ordinaire, s'il rencontre l'un de nous, il nous crie de loin: «Au large, frère! l'esprit de la forêt a soufflé sur moi.»
—Comment! dis-je, vous êtes une commune entière, et vous ne pouvez venir à bout d'un seul homme?
—Mais apparemment.
—Le tenez-vous donc pour un sorcier?
—Dieu seul sait ce qu'il est. Il y a quelque temps, il est entré dans le rucher du sous-diacre; mais le sous-diacre faisait le guet lui-même; il l'empoigna dans les ténèbres, et le rossa. Quand il lui eut donné sa volée, Ephrem lui dit: «Sais-tu qui tu as battu?» Dès que le sous-diacre eut reconnu sa voix, il se sentit glacé de terreur; et se jeta à ses pieds: «Prends, lui dit-il, tout ce que tu veux.—Non, reprit l'autre, je te prendrai ce que je voudrai, à mon heure et à mon goût; mais sache que tu n'en seras pas quitte.» Depuis ce temps, le sous-diacre semble un échaudé; il erre comme une ombre. «Le cœur me fond dans la poitrine, me disait-il l'autre soir; ce brigand-là m'a jeté quelques mots bien cruels.»
—Votre sous-diacre doit être bien bête.
—Ah! vous croyez? Eh bien! écoutez-moi. Un jour, arrive de l'autorité l'ordre de s'emparer d'Ephrem à tout prix. Le Stanovoï était tout neuf à son poste, il voulait se signaler. Voilà qu'une dizaine de paysans vont à la forêt à la recherche d'Ephrem, et, à peine étaient-ils arrivés, qu'il vient à leur rencontre. «Prenez-le! liez-le!» crie l'un d'eux. Pour Ephrem, il entre tranquillement dans le bois, se taille un bâton de trois doigts d'épaisseur, et, ce bâton à la main, il bondit tout à coup sur la route, la face hideuse: «À genoux!» cria-t-il, comme un tzar à la parade; et tous se mirent à genoux. «Qui de vous, continua Ephrem, a dit qu'on me lie? Est-ce toi, Séroga?» Séroga, qui l'entend, se lève d'un seul bond et s'enfuit comme un lièvre. Ephrem se mit à sa poursuite, et pendant toute une verste lui caressa le dos avec son bâton. «C'est dommage, dit-il après, que je ne l'aie pas empêché de manger gras,» car l'affaire se passait à la fin du carême de saint Philippe. Quant au Stanovoï, il fut bientôt renvoyé, et tout fut dit.
—Il vous a tous terrifiés, et il vous mène comme de petits enfants.
—Croyez-vous donc qu'il ne soit pas terrible? Et quel homme ingénieux! c'est à le baiser. Un jour, je le rencontrai dans la forêt; il tombait une grosse pluie. Dès que je l'aperçus, je voulus décamper; mais il me fit un petit signe de la main, et me dit: «Approche, Kondrate, ne crains rien, je suis miséricordieux aujourd'hui; viens apprendre de moi comme on vit dans la forêt, comme on sait rester sec pendant la pluie. Je m'approchai: il était assis sous un sapin; il avait fait un petit feu de bois vert; une épaisse fumée blanche était entrée dans les branches de sapin, et empêchait la pluie d'y tomber. Je l'admirai, et lui me dit: «Dieu dit à la pluie: Tombe et mouille; et Ephrem dit: Tu ne mouilleras pas.» Mais son tour le plus fameux (et ici Kondrate éclata de rire), je vais vous le conter. On avait battu de l'avoine au fléau, mais on n'avait pas eu le temps de ramasser le dernier tas avant la nuit. On y mit pour la garde deux jeunes gars qui n'étaient pas trop éveillés. Les voilà donc qui causent ensemble, se tenant aux aguets; et Ephrem, qui avait tout observé, ne s'avise-t-il pas d'emplir de paille les jambes de son pantalon, bien attachées par le bout, et de se les mettre sur la tête! Le voilà qui arrive en rampant derrière une haie, et qui montre petit à petit le bout de ses cornes. L'un des gars dit à l'autre: «Vois-tu?» l'autre dit: «Je vois,» et bientôt on n'entendit plus que le bruit des haies qu'ils franchissaient en courant l'un après l'autre. Ephrem s'approcha de l'avoine, la mit dans un sac et l'emporta chez lui; et le lendemain, c'est lui qui vint tout raconter à l'assemblée, et les pauvres garçons furent bafoués. Pourtant, tous les autres en eussent fait autant qu'eux.»
Et Kondrate partit d'un éclat de rire.
Le grave Yégor ne put s'empêcher de sourire aussi.
«Oui, on n'entendait que les haies craquer,» reprit Kondrate... Et s'interrompant tout à coup: «Bon Dieu! dit-il, c'est un incendie.
—Un incendie! où cela? m'écriai-je.
—Oui, regardez devant nous. Ephrem l'a bien prophétisé. C'est peut-être lui qui a mis le feu, et pas pour la première fois. C'est sa besogne, âme damnée qu'il est.»
Je regardais dans la direction qu'indiquait Kondrate. En effet, à deux ou trois verstes devant nous, une grosse colonne de fumée grisâtre s'élevait en ondoyant avec lenteur et en s'élargissant par le sommet. D'autres colonnes de fumée, plus petites et plus blanches, se voyaient à droite et à gauche.
Un paysan, la face rouge, inondée de sueur, et les cheveux hérissés, arriva sur nous au grand galop, et arrêta avec peine son cheval qui n'était pas bridé.
«Frères, s'écria-t-il, avez-vous vu les gardes de forêt?
—Nous n'avons vu personne; est-ce votre bois qui brûle?
—Oui, notre bois. Ah! nous sommes perdus; la dernière fois, on nous a menacés..., il faut rassembler le monde, car si la flamme se jette du côté de Trosni...» Il talonna vivement sa monture, et partit à toutes jambes.
Kondrate fouetta aussi ses chevaux. Nous allions droit sur la fumée, qui s'étendait de plus en plus. Par endroits, elle devenait tout à coup noire, et s'élançait en longues gerbes. Plus nous avancions, plus les contours de la fumée devenaient indistincts. Tout l'air fut troublé, une forte odeur de brûlé nous prit à la gorge, et voilà que, s'agitant d'une étrange façon à la lumière du jour, parurent d'un rouge pâle, derrière de petits flocons de fumée très-blanche, les premières langues de la flamme.
«Ah! grâce à Dieu s'écria Kondrate, l'incendie est surterrain.
—Comment dis-tu?
—Surterrain; c'est-à-dire que l'incendie court seulement sur la terre. Avec l'incendie souterrain, il est difficile de lutter. Que voulez-vous faire quand la terre elle-même brûle à plus d'une archine de profondeur? Il n'y a qu'un seul moyen de salut: c'est de creuser des fossés: est-ce facile? Quant à l'incendie surterrain, il ne fait que manger l'herbe et les feuilles sèches; la forêt ne s'en porte que mieux. Ah! cependant, seigneur, voyez quelles gerbes s'élancent.»
Nous approchâmes jusqu'auprès de la ligne de l'incendie. Je mis pied à terre, et marchai à sa rencontre. Ce n'était ni difficile ni dangereux; le feu courait à travers un bois de pins, peu serré et contre le vent. Il s'avançait en lignes ondoyantes, ou, pour parler plus exactement, en petites murailles dentelées, formées de langues de feu rejetées en arrière par le vent qui emportait la fumée. Kondrate avait dit juste. Cet incendie ne faisait que raser l'herbe, et marchait rapidement, ne laissant derrière lui qu'une trace noire et fumante où se voyaient à peine quelques étincelles. Il est vrai que, lorsqu'il rencontrait par hasard quelque trou rempli de feuilles sèches et de bois mort, le feu s'élançait tout à coup en longues mèches qui se tordaient avec fureur, faisant entendre une sorte de mugissement sinistre; mais il retombait bientôt au niveau ordinaire, et reprenait sa course en pétillant. Je remarquai même plus d'une fois qu'un buisson de chênes, tout desséchés, restait intact, bien qu'envahi par l'incendie; les seules feuilles d'en bas noircissaient un peu. J'avoue que je ne pouvais comprendre comment ces buissons ne s'enflammaient pas. Kondrate avait beau me répéter que l'incendie était surterrain, et dès lors pas méchant.
«C'est pourtant le même feu, lui disais-je.—Mais puisque je vous dis, répétait-il, que c'est un incendie surterrain.»
Cependant, l'incendie ne laissait pas de produire ses effets. Les lièvres couraient tout effarés et revenaient sans raison se rejeter sur le feu; des oiseaux qui étaient entrés dans la fumée se mettaient à tournoyer; les chevaux frissonnaient et regardaient avec inquiétude de côté et d'autre. La forêt, alentour, semblait elle-même gronder, et l'homme ne pouvait se défendre d'un sentiment d'effroi en sentant les bouffées de chaleur le frapper tout à coup au visage.
«Si nous ne pouvons rien faire, qu'avons-nous à regarder? dit Yégor; partons.
—Par où passer? dit Kondrate.
—Toujours en avant, reprit Yégor; c'est le moyen de passer partout.»
Nous suivîmes son conseil, et nous parvînmes à la Gary, bien que les chevaux eussent eu souvent à poser le nez contre terre. Là, nous passâmes une journée entière, et nous y fîmes une bien belle chasse. Vers le soir, avant que le crépuscule eût rougi le ciel, les ombres des arbres s'étendaient déjà longues et droites, et l'on sentait cette légère fraîcheur qui précède la rosée. Je m'assis par terre sur la route, près de la telega auquel Kondrate attelait les chevaux, et me rappelai mes sombres rêveries de la veille. Tout était aussi tranquille autour de moi; mais il n'y avait plus cette pesante sensation de la forêt. Sur la mousse desséchée, sur les bruyères en fleurs, sur la fine poussière de la route, sur les sveltes tiges et les feuilles luisantes des jeunes bouleaux, tombait la douce et caressante lumière du soleil abaissé à l'horizon. Tout reposait, plongé dans une fraîcheur tranquille; rien ne dormait encore, mais tout se préparait déjà au salutaire apaisement de la nuit. Tout semblait dire à l'homme: «Repose-toi aussi, notre frère; respire allègrement, et ne te fais pas d'inutiles soucis avant d'entrer dans le sein du sommeil.» En ce moment, je soulevai la tête, et j'aperçus à la pointe d'une branche une de ces grandes mouches à la tête d'émeraude, au corps effilé, et portant quatre ailes de gaze, que les élégants Français ont appelées demoiselles. Longtemps je ne la quittai point du regard; toute saturée de soleil, elle se bornait, sans bouger, à secouer quelquefois la tête et à faire frémir ses ailes soulevées. À force de la regarder, il me sembla que je comprenais le sens de la vie de la nature; une animation tranquille et lente, une absence de hâte, rien de trop, l'équilibre de toutes les sensations. Voilà la loi fondamentale. Tout ce qui sort de ce niveau, soit au-dessus soit au-dessous, est rejeté par la nature. Un animal malade s'enfonce dans un fourré pour y mourir seul; il sent qu'il n'a plus le droit de vivre avec ses égaux. Beaucoup d'insectes périssent au moment même où ils ressentent les joies de l'amour, ces joies qui rompent l'équilibre; et quant à l'homme qui, par sa faute ou par celle d'autrui, est jeté hors des voies communes, il doit au moins savoir ne pas se plaindre et se résigner.
«Allons, Yégor! s'écria Kondrate, qui, pendant ces belles réflexions, s'était installé sur le banc de la telega, viens t'asseoir ici. À quoi rêves-tu? est-ce à ta vache?
—À sa vache? répétai-je, en levant les yeux sur le grave et placide visage d'Yégor; il semblait rêver, en effet, et regardait au loin dans la campagne qui commençait à s'assombrir.
—Hélas! oui, continua Kondrate; il a perdu cette nuit sa dernière vache. Ah! c'est bien vrai, il n'a pas de chance.»
Yégor s'assit sans mot dire sur le siége, et nous partîmes; il savait, lui, ne pas se plaindre.
II
Cependant l'immense talent et l'immense succès des essais littéraires de Tourgueneff lui inspiraient la pensée de développer ce talent en romans plus humains, plus vastes et plus complets d'une seule pièce. Il composa alors ce qu'il crut un roman, mais ce qui n'était au fond qu'une étude des classes plus élevées de la Russie. Les touches de son pinceau y brillèrent aussi fines, aussi sensibles, aussi délicates, mais la conception entière manqua au livre, ce fut encore ce que les Anglais appellent un essayiste, il ne fut pas dans ces ouvrages un vrai romancier. Quoiqu'écrivain supérieur à Balzac dans la perfection des détails et dans le portrait des personnages, hommes ou femmes, il n'atteignit pas du premier coup la grandeur de son cadre, il ne sut pas ramener comme nos romanciers la diversité des caractères à l'unité dramatique. Les grands romans furent manqués, mais les épisodes furent parfaits, plus parfaits que dans la plupart des aurores modernes de la France ou de l'Angleterre, et l'étrangeté des sujets et des mœurs donna à Tourgueneff un intérêt et un charme de plus.
Celui de ses ouvrages publiés jusqu'ici où éclatent le plus ses qualités et ses défaillances, a paru tout récemment, sous le titre d'une Nichée de gentilshommes; c'est évidemment une peinture des mœurs de la classe élégante supérieure à la bourgeoisie et au commun dans l'empire. Ce livre est plus historique que romanesque. Il a des parties admirables et des parties stériles comme des mémoires où l'art manque de temps en temps, mais où la vérité éclate toujours. Nous allons l'extraire pour vous.
UNE NICHÉE
DE GENTILSHOMMES
I
C'était au déclin d'une belle journée de printemps; çà et là flottaient dans les hautes régions du ciel de petits nuages roses, qui semblaient se perdre dans la profondeur de l'azur plutôt que planer au-dessus de la terre.
Devant la fenêtre ouverte d'une jolie maison située dans une des rues extérieures du chef-lieu du département d'O... (l'histoire se passe en 1842), étaient assises deux femmes, dont l'une pouvait avoir cinquante ans et l'autre soixante et dix. La première se nommait Maria Dmitriévna Kalitine. Son mari, ex-procureur du gouvernement, connu, dans son temps, pour un homme retors en affaires, caractère décidé et entreprenant, d'un naturel bilieux et entêté, était mort depuis dix ans. Il avait reçu une assez bonne éducation et fait ses études à l'Université; mais, né dans une condition très-précaire, il avait compris de bonne heure la nécessité de se frayer une carrière et de se faire une petite fortune. Maria Dmitriévna l'avait épousé par amour; il était assez bien de figure, avait de l'esprit et pouvait, quand il le voulait, se montrer fort aimable. Maria Dmitriévna,—Pestoff de son nom de fille,—avait perdu ses parents en bas âge. Elle avait passé plusieurs années dans une institution de Moscou, et, à son retour, elle s'était fixée dans son village héréditaire de Pokrofsk, à cinquante verstes d'O..., avec sa tante et son frère aîné. Celui-ci n'avait pas tardé à être appelé à Pétersbourg pour prendre du service, et, jusqu'au jour où la mort vint le frapper, il avait tenu sa tante et sa sœur dans un état de dépendance humiliante. Maria Dmitriévna hérita de Pokrofsk, mais n'y demeura pas longtemps. Dans la seconde année de son mariage avec Kalitine, qui avait réussi en quelques jours à conquérir son cœur, Pokrofsk fut échangé contre un autre bien d'un revenu considérable, mais dépourvu d'agrément et privé d'habitation. En même temps Kalitine acheta une maison à O..., où il se fixa définitivement avec sa femme. Près de la maison s'étendait un grand jardin, contigu par un côté aux champs situés hors de la ville. «De cette façon,—avait dit Kalitine, peu porté à goûter le charme tranquille de la vie champêtre,—il est inutile de se traîner à la campagne.» Plus d'une fois, Maria Dmitriévna avait regretté, au fond du cœur, son joli Pokrofsk, avec son joyeux torrent, ses vastes pelouses, ses frais ombrages; mais elle ne contredisait jamais son mari et professait un profond respect pour son esprit et la connaissance qu'il avait du monde. Enfin, quand il vint à mourir, après quinze ans de mariage, laissant un fils et deux filles, Maria Dmitriévna s'était tellement habituée à sa maison et à la vie de la ville qu'elle ne songea même plus à quitter O...
Maria Dmitriévna avait passé, dans sa jeunesse, pour une jolie blonde; à cinquante ans, ses traits n'étaient pas sans charme, quoiqu'ils eussent un peu grossi. Elle était moins bonne que sensible, et avait conservé, à un âge mûr, les défauts d'une pensionnaire; elle avait le caractère d'un enfant gâté, était irascible et pleurait même quand on troublait ses habitudes; par contre, elle était aimable et gracieuse lorsqu'on remplissait ses désirs et qu'on ne la contredisait point. Sa maison était une des plus agréables de la ville. Elle avait une jolie fortune, dans laquelle l'héritage paternel tenait moins de place que les économies du mari. Ses deux filles vivaient avec elle; son fils faisait son éducation dans un des meilleurs établissements de la couronne, à Saint-Pétersbourg.
La vieille dame, assise à la fenêtre, à côté de Maria Dmitriévna, était cette même tante, sœur de son père, avec laquelle elle avait jadis passé quelques années solitaires à Pokrofsk. On l'appelait Marpha Timoféevna Pestoff. Elle passait pour une femme singulière, avait un esprit indépendant, disait à chacun la vérité en face, et, avec les ressources les plus exiguës, organisait sa vie de manière à faire croire qu'elle avait des milliers de roubles à dépenser. Elle avait détesté cordialement le défunt Kalitine, et aussitôt que sa nièce l'eut épousé, elle s'était retirée dans son petit village, où elle avait vécu pendant dix ans chez un paysan, dans une izba enfumée. Elle inspirait de la crainte à sa nièce. Petite, avec le nez pointu, des cheveux noirs et des yeux vifs dont l'éclat s'était conservé dans ses vieux jours, Marpha Timoféevna marchait vite, se tenait droite, parlait distinctement et rapidement, d'une voix aiguë et vibrante. Elle portait constamment un bonnet blanc, et un casaquin blanc.
«Qu'as-tu, mon enfant? demanda-t-elle tout d'un coup à Maria Dmitriévna. Pourquoi soupires-tu ainsi?
—Ce n'est rien, répondit la nièce.—Quels beaux nuages!
—Tu les plains? hein!»
Maria Dmitriévna ne répondit rien.
«Pourquoi Guédéonofski ne vient-il pas? murmura Marpha Timoféevna, faisant mouvoir rapidement ses longues aiguilles.—Elle tricotait une grande écharpe de laine.—Il aurait soupiré avec toi, ou bien il aurait dit quelque bêtise.
—Comme vous êtes toujours sévère pour lui! Serguéi Petrowitch est un homme respectable.
—Respectable! répéta avec un ton de reproche Marpha Timoféevna.
—Combien il a été dévoué à mon défunt mari! dit Maria Dmitriévna. Je ne puis y penser sans attendrissement.
—Il eût fait beau voir qu'il se conduisît autrement? Ton mari l'a tiré de la boue par les oreilles,» grommela la vieille dame.
Et les aiguilles accélérèrent leur mouvement.
«Il a l'air si humble! recommença Marpha Timoféevna. Sa tête est toute blanche; et pourtant dès qu'il ouvre la bouche; c'est pour dire un mensonge ou un commérage. Et avec cela, il est conseiller d'État! D'ailleurs, que peut-on attendre du fils d'un prêtre?
—Qui donc est sans péché, ma tante? Il a cette faiblesse, j'en conviens. Serguéi Petrowitch n'a pas reçu d'éducation; il ne parle pas le français, mais il est, ne vous en déplaise, un homme charmant.
—Oui, il te lèche les mains! Qu'il ne parle pas le français... le malheur n'est pas grand... Moi-même, je ne suis pas forte dans ce dialecte. Il vaudrait mieux qu'il ne parlât aucune langue, mais qu'il dît la vérité.—Bon, le voilà qui vient; sitôt qu'on parle de lui, il apparaît, ajouta Marpha Timoféevna, jetant un coup d'œil dans la rue. Le voilà qui arrive à grandes enjambées, ton homme charmant! Qu'il est long! Une vraie cigogne!»
Maria Dmitriévna arrangea ses boucles. Marpha Timoféevna la regarda avec ironie.
«Qu'as-tu donc, ma chère? ne serait-ce pas un cheveu blanc? Il faut gronder ta Pélagie. Ne voit-elle donc pas clair?
—Vous, ma tante, vous êtes toujours ainsi,» murmura Maria Dmitriévna avec dépit.
Et elle commença à battre de ses doigts le bras du fauteuil.»
«Serguéi Petrowitch Guédéonofski!» annonça d'une voix aiguë un petit cosaque aux joues rouges, apparaissant derrière la porte.
III
Entrent en scène un beau jeune homme, employé du gouvernement, et un petit vieillard, maître de musique de Lise, fille aînée de la maison. Le jeune employé ressemble à tous les jeunes gens de sa profession en province, suffisant, ambitieux, rusé, il se nomme Panchine.
Le vieux professeur allemand, admirablement étudié et destiné à jouer un rôle ingrat et touchant dans le roman, est ainsi décrit:
Christophe-Théodore-Gottlieb Lemm était né en 1786 d'une famille de pauvres musiciens qui habitait la ville de Chemnitz, dans le royaume de Saxe. Son père jouait du hautbois, sa mère de la harpe. Pour lui, avant l'âge de cinq ans, il s'exerçait sur trois instruments différents. À huit ans, il resta orphelin; à dix, il commençait à gagner lui-même son pain de chaque jour. Longtemps il mena une vie de bohème, jouant partout, dans les auberges, aux foires, aux noces de paysans, voire même dans les bals; enfin, il réussit à entrer dans un orchestre, et, de grade en grade, parvint à l'emploi de chef d'orchestre. Son mérite, comme exécutant, se réduisait à bien peu de chose; mais il connaissait à fond son art. À vingt-huit ans, il émigra en Russie, où il avait été appelé par un grand seigneur, qui, tout en détestant cordialement la musique, s'était donné par vanité le luxe d'un orchestre. Lemm resta près de sept ans chez lui en qualité de maître de chapelle, et le quitta les mains vides. Ce grand seigneur s'était ruiné; il lui avait d'abord promis une lettre de change à son ordre, puis il s'était ravisé; et, tout compte fait, il ne lui avait pas payé un copeck.—Des amis lui conseillaient de partir; mais il ne voulait pas retourner dans sa patrie comme un mendiant, après avoir vécu en Russie, dans cette grande Russie, le pays de Cocagne des artistes. Pendant vingt ans, notre pauvre Allemand chercha fortune. Il séjourna chez différents patrons, vécut à Moscou comme dans les chefs-lieux de gouvernement, souffrit et supporta mille maux, connut la misère, et eut recours à tous les expédients imaginables. Cependant, au milieu de toutes ses souffrances, l'idée du retour au pays natal ne le quittait jamais et seule affermissait son courage. Le sort ne voulut pas lui accorder cette dernière et unique consolation. À cinquante ans, malade, décrépit avant l'âge, il arriva par hasard dans la ville d'O..... et s'y établit définitivement, ayant perdu tout espoir de quitter jamais le sol détesté de la Russie, et vivant misérablement du produit de quelques leçons.
L'extérieur de Lemm ne prévenait guère en sa faveur. Il était petit, voûté, avec des omoplates saillantes, un ventre rentré, de grands pieds tout plats, des ongles bleuâtres au bout de ses doigts durs et roides, et des mains rouges, les veines toujours gonflées. Son visage était ridé, ses joues creuses; et ses lèvres plissées, qu'il remuait perpétuellement comme s'il mâchait quelque chose, aussi bien que le silence obstiné qu'il gardait d'ordinaire, lui donnaient une expression presque sinistre. Ses cheveux pendaient en touffes grisonnantes sur son front peu élevé; ses yeux petits et immobiles avaient l'éclat terne de charbons sur lesquels on vient de verser de l'eau; il marchait lourdement, déplaçant à chaque pas toutes les parties de son corps disgracieux et difforme. Ses mouvements rappelaient parfois ceux d'un hibou qui se dandine dans sa cage, quand il sent qu'on le regarde, sans pouvoir, toutefois, rien voir avec ses prunelles grandes, jaunes, effarées et clignotantes. Un long et impitoyable chagrin avait apposé son cachet ineffaçable sur le pauvre musicien, et dénaturé sa physionomie déjà peu attrayante; mais, la première impression une fois dissipée, on découvrait quelque chose d'honnête, de bon, d'extraordinaire dans cette ruine ambulante.
Admirateur passionné de Bach et de Hændel, artiste dans l'âme, doué de cette vivacité d'imagination et de cette hardiesse de pensée qui n'appartiennent qu'à la race germanique, Lemm aurait pu,—qui sait?—atteindre au niveau des grands compositeurs de sa patrie, si le hasard eût autrement disposé de son existence.—Hélas! il était né sous une mauvaise étoile! Il avait beaucoup écrit, mais jamais il n'avait eu la joie de voir aucune de ses œuvres publiée: il ne savait pas s'y prendre; il n'avait pas le talent de faire à propos une courbette ou une démarche nécessaire. Une fois, il y avait bien des années, un de ses amis et admirateurs, Allemand pauvre comme lui, avait publié à ses frais deux de ses sonates,—mais, après être restées en bloc dans les magasins, elles avaient disparu sourdement et sans laisser de traces, comme si quelqu'un les avait jetées nuitamment à la rivière.—Lemm finit par en prendre son parti; du reste, il se faisait vieux; à la longue, il s'endurcit au moral, comme ses doigts s'étaient endurcis avec l'âge; seul avec sa vieille cuisinière, qu'il avait tirée d'un hospice (car il ne s'était jamais marié), il végétait à O..., dans une petite maison voisine de celle de madame Kalitine. Il se promenait beaucoup, lisait la Bible, un recueil protestant de psaumes, et les œuvres de Shakspeare dans la traduction de Schlegel. Il ne composait plus rien depuis longtemps; mais Lise, sa meilleure écolière, avait su sans doute le tirer de son assoupissement, car il avait écrit pour elle la cantate dont Panchine avait dit un mot. Il en avait emprunté les paroles à un psaume et y avait ajouté quelques vers de sa composition. Elle était faite pour deux chœurs,—un chœur de gens heureux et un chœur d'infortunés;—vers la fin, les deux chœurs se réconciliaient et chantaient ensemble: «Dieu miséricordieux, aie pitié de nous, pauvres pécheurs, et éloigne de nous les mauvaises pensées et les espérances mondaines.» Sur la première feuille étaient écrites avec soin ces lignes: «Les justes seuls seront sauvés.—Cantate spirituelle, composée et dédiée à mademoiselle Lise Kalitine, ma chère élève, par son professeur C. T. G. Lemm.» Des rayons entouraient les mots: «Les justes seuls seront sauvés,» et «Lise Kalitine.» Tout au bas, on lisait: «Pour vous seule, fur sie allein.» Voilà pourquoi Lemm avait rougi et regardé Lise en dessous, en entendant Panchine parler de sa cantate; le pauvre Lemm avait cruellement souffert.
IV
Lise demande pardon à Hern de l'indiscrétion qu'elle a commise en parlant à Panchine de sa cantate; le vieillard, douloureusement affecté mais pardonnant, s'éloigne avec un peu d'humeur en rasant les murailles.
Une ancienne connaissance encore, Sem, entre en scène. Il est ami et parent de la maison; c'est Lavretzky. Il revient de Pétersbourg pour habiter solitairement ses terres paternelles dans les environs de Lavretzky.
Lavretzky, en effet, ressemblait peu à une victime du sort. Sa figure vermeille, type parfaitement russe, son front blanc et élevé, son nez un peu fort et ses lèvres larges et régulières respiraient une santé campagnarde, et témoignaient d'une grande et abondante force vitale. Il était solidement bâti, et ses cheveux blonds frisaient naturellement comme ceux d'un jeune garçon. Ses yeux bleus, à fleur de tête et un peu fixes, exprimaient seuls quelque chose qui n'était ni le souci, ni la fatigue, et sa voix avait un son trop égal.
Pierre, le sire de Lavretzky, ne ressemblait guère à son père; c'était un seigneur comme on n'en voit que dans les steppes, passablement excentrique, tapageur et agité, grossier, mais assez bon, très-hospitalier et grand amateur de chasse à courre. Il avait plus de trente ans, lorsque à la mort de son père il se trouva maître d'un héritage de deux mille paysans en parfait état; il ne lui fallut pas longtemps pour dissiper ou vendre une partie de son bien, et gâter complétement ses nombreux domestiques. Ses chambres vastes, chaudes et malpropres, étaient continuellement remplies de petites gens, qui fondaient de tous côtés sur lui comme la grêle ou la vermine. Cette engeance se gorgeait de ce qui lui tombait sous la main, buvait jusqu'à l'ivresse, et emportait de la maison tout ce qui se laissait prendre, sans cesser de chanter les louanges de cet hôte hospitalier. Pierre, quand il était de mauvaise humeur, les traitait de pique-assiettes et de pieds-plats; mais il ne tardait pas à s'ennuyer de leur absence. Sa femme était un être doux et obscur; il l'avait prise dans une famille du voisinage, par ordre de son père qui l'avait choisie pour lui; on la nommait Anna Pavlowna. Elle ne se mêlait de rien, recevait cordialement ses hôtes, et aimait assez à sortir, quoique l'obligation de mettre de la poudre fît son désespoir. Elle avait coutume de raconter, dans sa vieillesse, que, pour procéder à cette opération, on lui plaçait un bourrelet de feutre sur la tête, on lui relevait tous les cheveux, puis on les frottait de suif et on les saupoudrait de farine, en y introduisant une masse d'épingles en fer; si bien qu'ensuite elle avait toutes les peines du monde à se débarbouiller; cependant pour ne pas enfreindre les règles de la bienséance et ne blesser personne, elle se résignait, à chaque visite qu'elle avait à faire, à endurer cet odieux martyre. Elle aimait à se faire traîner par des trotteurs, et était prête à jouer aux cartes du matin jusqu'au soir; mais elle n'oubliait jamais, quand son mari s'approchait de la table de jeu, de dissimuler avec sa main ses misérables petites pertes, elle qui avait laissé à son mari la pleine et entière disposition de tout son apport, de toute sa dot. Elle eut de lui deux enfants: un fils, Ivan, qui fut le père de Théodore, et une fille, nommée Glafyra.
Ivan ne fut pas élevé à la maison paternelle, mais auprès d'une tante riche et vieille fille, la princesse Koubensky, qui promit de faire de lui son légataire universel (autrement son père ne l'eût pas laissé partir), l'habilla comme une poupée, lui donna des professeurs de toutes sortes, et lui choisit pour précepteur un Français, ex-abbé, disciple de J.-J. Rousseau, un certain M. Courtin de Vaucelles. C'était un homme fin, habile, insinuant; elle le qualifiait de fine fleur de l'émigration, et finit, presque septuagénaire, par épouser cette fine fleur. Elle lui légua tout son bien, et rendit l'âme peu de temps après, les joues couvertes de rouge, toute parfumée d'ambre à la Richelieu, entourée de négrillons, de levrettes et de perroquets criards, étendue sur une couchette du temps de Louis XV, tenant à la main une tabatière en émail de Petitot. Elle mourut abandonnée de son mari; l'insinuant M. Courtin avait trouvé opportun de se retirer à Paris avec son argent.
Ivan avait dix-neuf ans lorsque ce revers inattendu le frappa. Il ne voulut plus rester dans la maison de sa tante, où, d'héritier présomptif, il devenait tout à coup parasite,—ni même à Saint-Pétersbourg, où l'accès de la société dans laquelle il avait été élevé lui fut tout à coup interdit. Il se sentait une répugnance invincible pour le service, qu'il aurait dû commencer par les grades les plus humbles, les plus obscurs et les plus difficiles; tout cela se passait dans les premières années du règne de l'empereur Alexandre. Il fut donc réduit, bon gré, mal gré, à s'en retourner au village de son père. Comme tout lui sembla sale, pauvre, mesquin! L'obscurité, le silence, l'isolement de la vie des steppes l'offusquaient à chaque pas; l'ennui le dévorait; avec cela personne dans la maison, hors sa mère, n'avait pour lui que des sentiments hostiles. Son père supportait impatiemment ses habitudes de citadin; ses habits, ses jabots, ses livres, sa flûte, sa propreté, lui paraissaient avec assez de justesse, une délicatesse exagérée; il ne faisait que se plaindre de son fils, et le grondait sans cesse. «Rien ne lui convient ici, disait-il souvent; à table, il fait le dégoûté, ne mange de rien, ne peut supporter l'odeur des domestiques, ni la chaleur de la chambre; la vue des gens ivres le dérange; on n'ose pas seulement batailler devant lui; il ne veut pas servir, il n'a pas pour un liard de santé, cette femmelette! Et tout cela, parce qu'il a la cervelle farcie de Voltaire.» Le vieillard détestait particulièrement Voltaire et ce mécréant de Diderot, bien qu'il n'eût pas lu une ligne de leurs œuvres: lire n'était pas de sa compétence.
Petre Andrévitch ne se trompait pas; Voltaire et Diderot remplissaient, en effet la tête de son fils, et non pas eux seulement, mais encore Rousseau, Raynal, Helvétius et consorts; mais ils ne remplissaient que sa tête. Son instituteur, l'ancien abbé, l'encyclopédiste, s'était borné à verser en bloc sur son élève toute la science du dix-huitième siècle.—Ivan vivait ainsi, tout pénétré de cet esprit, qui restait en lui sans se mêler à son sang, sans pénétrer dans son âme, sans produire de fortes convictions... Après tout, quelles convictions pouvons-nous exiger d'un jeune homme qui vivait il y a cinquante ans, quand, aujourd'hui encore, nous ne sommes pas arrivés à en avoir?
La présence d'Ivan Pétrovitch gênait les visiteurs de la maison paternelle; il les dédaignait, eux le craignaient. Il n'avait même pas réussi à se lier avec sa sœur, qui avait douze ans de plus que lui. Cette Glafyra était un être étrange; elle était laide, bossue, maigre, avait de grands yeux sévères et une bouche aux lèvres minces et serrées. Son visage, sa voix, ses mouvements rapides et anguleux rappelaient son aïeule, la Bohémienne. Obstinée, dominatrice, elle n'avait jamais voulu entendre parler de mariage. Le retour d'Ivan Pétrovitch ne fut nullement de son goût; tant qu'il fut chez la princesse Koubensky, elle pouvait s'attendre à hériter de la moitié des biens paternels: son avarice était un trait de plus qu'elle tenait de sa grand'mère. De plus, elle lui portait envie: il était si bien élevé, il parlait si bien le français avec l'accent parisien, et elle pouvait à peine prononcer «bonjour,» et «comment vous portez-vous?» Il est vrai que ses parents n'en savaient pas même autant; mais à quoi cela l'avançait-il? Ivan ne savait comment dissiper sa tristesse et son ennui; il passa une année à la campagne, mais elle lui parut longue de dix ans. Il ne trouvait un peu de plaisir que chez sa mère, passait des heures entières dans ses appartements, bas et petits, écoutant son bavardage naïf et sans apprêts, et se gorgeant de confitures.
Au nombre des servantes d'Anna Pavlowna, se trouvait une très-jolie jeune fille, aux yeux doux et purs, aux traits fins; on la nommait Malanïa; elle était sage et modeste. Elle plut tout d'abord à Ivan Pétrovitch, bientôt il l'aima; sa démarche timide, ses réponses modestes, sa voix douce, son tendre sourire l'avaient captivé; tous les jours, elle lui semblait plus aimable. De son côté, elle s'attacha à Ivan Pétrovitch de toute la force de son âme, comme les jeunes filles russes seules savent aimer, et se donna à lui. Dans une maison de seigneur de village, aucun mystère ne peut rester longtemps caché; chacun connut bientôt la liaison du jeune maître avec Malanïa, et la nouvelle vint aux oreilles mêmes de Petre Andrévitch. Dans un meilleur moment, il n'eût peut-être fait aucune attention à une affaire aussi peu importante; mais il avait depuis longtemps une dent contre son fils, et il saisit avec bonheur l'occasion de confondre l'élégant philosophe pétersbourgeois. Une tempête de cris et de menaces s'éleva dans la maison; Malanïa fut mise au séquestre, et Ivan Pétrovitch mandé devant son père. Anna Pavlowna accourut au bruit. Elle essaya de calmer son mari, mais il n'écoutait plus rien. Il fondit sur son fils comme un oiseau de proie, lui reprochant son immoralité, son incrédulité, son hypocrisie; l'occasion était trop belle pour ne pas déverser sur Ivan toute la colère qui s'était amassée depuis si longtemps dans son cœur contre la princesse Koubensky; il l'accabla d'expressions injurieuses. Ivan Pétrovitch commença par se maîtriser et se taire, mais lorsque son père le menaça d'une punition infamante, il n'y tint plus. «Ah! pensa-t-il, le mécréant de Diderot est de nouveau en scène; c'est le moment de s'en servir; attendez, je vais tous vous étonner.» Et aussitôt, d'une voix tranquille et mesurée, quoique avec un tremblement intérieur, il annonça à son père qu'il avait tort de l'accuser d'immoralité; qu'il ne voulait pas nier sa faute, mais qu'il était prêt à la réparer, et d'autant mieux qu'il se sentait au-dessus de tous les préjugés; en un mot, qu'il était prêt à épouser Malanïa. En prononçant ces mots, Ivan atteignit sans doute le but qu'il se proposait; son père fut tellement abasourdi, qu'il écarquilla les yeux et resta un instant immobile; mais il revint à lui presqu'aussitôt, et tel qu'il était, dans son touloup doublé de fourrure, ses pieds nus dans de simples souliers, il s'élança les poings levés contre son fils. Ce jour-là, Ivan, comme s'il l'eût fait exprès, s'était coiffé à la Titus, avait mis un nouvel habit bleu à l'anglaise, des bottes à glands, et un pantalon collant en peau de daim d'une parfaite élégance. Anna Pavlowna poussa un grand cri et se couvrit le visage de ses mains; pour son fils, il ne fit ni une ni deux; il prit ses jambes à son cou, traversa la maison et la cour, se jeta dans le verger, puis dans le jardin, du jardin sur la grand'route, et courut, toujours sans se retourner, jusqu'à ce qu'il n'entendît plus derrière lui les pas lourds de son père, et ses cris redoublés et entrecoupés.
«Arrête, vaurien! hurlait-il, arrête, ou je te maudis!»
Ivan Pétrovitch se réfugia chez un odnodvoretz du voisinage; son père rentra chez lui épuisé et couvert de sueur, et annonça, respirant à peine, qu'il retirait à son fils sa bénédiction et son héritage. Il fit aussitôt brûler tous ses malheureux livres; la servante Malanïa fut exilée dans un village éloigné. De bonnes gens déterrèrent Ivan Pétrovitch et l'avertirent de tout ce qui se passait. Honteux, furieux, il jura de se venger de son père; la même nuit, il se mit en embuscade pour arrêter au passage le chariot qui emportait Malanïa; il l'arracha de vive force à son escorte, courut avec elle à la ville voisine et l'épousa.
Le lendemain, Ivan écrivit à son père une lettre froidement ironique et polie, et se rendit dans le village où demeurait son cousin au troisième degré, Dmitri Pestoff, avec sa sœur Marpha, que nous connaissons déjà. Il leur raconta tout ce qui s'était passé, leur dit qu'il partait pour Pétersbourg, afin d'y prendre du service, et qu'il les suppliait de donner asile à sa femme, ne fût-ce que pour peu de temps. Il sanglota amèrement en prononçant le mot de femme, et, oubliant sa civilisation raffinée et sa philosophie, il tomba humblement à genoux devant ses parents, comme un vrai paysan russe, en frappant la terre de son front. Les Pestoff, qui étaient des gens compatissants et bons, accédèrent aisément à sa prière; il passa trois semaines chez eux, attendant en secret une réponse de son père; mais il n'en vint pas, et il ne pouvait pas en venir. À la nouvelle du mariage de son fils, Petre Andrévitch tomba malade, et défendit de prononcer devant lui le nom d'Ivan Pétrovitch; seule, la pauvre mère emprunta en cachette cinq cents roubles en papier au prêtre du village et les envoya à son fils avec une petite image pour sa bru. Elle eut peur d'écrire, mais son messager, un paysan petit et sec, qui avait le talent de faire ses soixante verstes à pied par jour, fut chargé de dire à Ivan Pétrovitch de ne pas trop s'affliger, qu'elle espérait, avec l'aide de Dieu, convertir la colère de son mari en clémence; qu'elle aurait préféré une autre belle-fille, mais que telle n'avait sûrement pas été la volonté divine, et qu'elle envoyait à Malanïa Serguéiewna sa bénédiction maternelle. Le petit paysan reçut un rouble pour sa peine, demanda la permission de saluer sa nouvelle maîtresse, dont il était le compère, lui baisa la main et se remit en marche pour la maison.
Ivan Pétrovitch partit pour Pétersbourg le cœur joyeux. Un avenir inconnu l'attendait: la misère pouvait bien l'atteindre, mais il quittait la vie de la campagne, qu'il abhorrait. Surtout il était bien aise de n'avoir pas renié ses instituteurs, mais d'avoir au contraire mis réellement en pratique et justifié les principes de Rousseau, de Diderot et de la Déclaration des droits de l'homme. Le sentiment d'un devoir accompli, d'un triomphe remporté, d'un juste orgueil satisfait, remplissait son âme; en outre, la séparation de sa femme ne le troublait pas trop; il aurait plutôt craint de vivre avec elle. La première affaire était faite, il fallait songer aux autres. Il eut du succès à Pétersbourg, contrairement à sa propre attente; la princesse Koubensky, que M. Courtin avait déjà abandonnée, mais qui n'avait pas encore eu le temps de mourir, voulant réparer ses torts envers son neveu, le recommanda à tous ses amis, et lui donna cinq mille roubles, son dernier argent, sans doute, plus une montre de Lepée, avec son chiffre dans une guirlande d'amours. Trois mois ne s'étaient pas écoulés qu'il avait obtenu une place à l'ambassade russe à Londres, et qu'il s'embarquait sur le premier bâtiment anglais en partance. (Il n'était pas encore question de bateaux à vapeur.) Quelques mois plus tard, il reçut une lettre de Pestoff. Ce brave homme le félicitait à l'occasion de la naissance d'un fils, qui avait vu le jour dans le village de Pokrofskoé, le 20 août 1807, et qu'on avait nommé Théodore, en l'honneur du saint martyr du même nom. La faiblesse de Malanïa Serguéiewna était telle, qu'elle ne pouvait ajouter que quelques lignes; ces quelques lignes même surprirent beaucoup son mari; il ignorait que Marpha Timoféevna eût enseigné l'écriture à sa femme. Cependant Ivan ne s'abandonna pas longtemps aux doux sentiments de la paternité; il faisait en ce moment la cour à l'une des plus célèbres Phrynés ou Laïs du jour. (Les noms classiques étaient encore de mode.) La paix de Tilsitt venait d'être signée; tout le monde se hâtait de jouir, tout le monde était comme entraîné par un tourbillon effréné. Les yeux noirs d'une beauté agaçante lui avaient tourné la tête. Il avait peu d'argent, mais il jouait heureusement, faisait des connaissances, prenait part à tous les plaisirs imaginables; en un mot, il commençait à voguer toutes voiles dehors.
V
De tristes aventures le ramènent seul en Russie, aussi découragé que son père.
En se rendant dans ses terres, il va visiter les Kalitine, ses voisins et ses parents. Il contemple Lise avec une muette admiration. Il apprend de la mère de Lise que Pankine en est amoureux. Il va pendant la messe rendre visite à une vieille tante qui habite la même maison.
Voici le portrait de cette tante appelée Marpha Timoféevna.
Marpha Timoféevna était établie dans sa chambre, entourée de son état-major, qui se composait de cinq êtres presque tous également chers à son cœur: un rouge-gorge savant, affligé d'un goître, qu'elle avait pris en affection depuis qu'il ne pouvait plus ni siffler, ni tirer son seau d'eau; Roska, un petit chien craintif et doux; Matros, un chat de la plus méchante espèce; puis une petite fille brune et très-remuante, d'environ neuf ans, aux grands yeux et au nez pointu, qu'on appelait la petite Schourotschka; et enfin Nastasia Karpovna Ogarkoff, personne âgée d'environ cinquante-cinq ans, affublée d'un bonnet blanc et d'une petite katzaveïka brune sur une robe de couleur sombre. La petite Schourotschka était de basse bourgeoisie et orpheline. Marpha Timoféevna l'avait recueillie chez elle par pitié, ainsi que Roska; elle les avait trouvés dans la rue; tous deux étaient maigres et affamés, tous deux trempés par la pluie d'automne; personne ne réclama le petit chien; quant à la petite fille, son oncle, cordonnier ivrogne, qui n'avait pas de quoi manger lui-même, et qui battait sa nièce au lieu de la nourrir, la céda de grand cœur à la vieille dame. Enfin, Marpha Timoféevna, avait fait la connaissance de Nastasia Karpovna dans un couvent, où elle était allée en pèlerinage. Elle plut à Marpha Timoféevna, parce qu'elle priait Dieu de bon appétit, selon la pittoresque expression de la bonne dame. Celle-ci l'avait abordée en pleine église et l'avait invitée à venir prendre une tasse de thé. Depuis ce jour, elles étaient devenues inséparables. Nastasia Karpovna était de petite noblesse, veuve et sans enfants; elle avait le caractère le plus gai et le plus accommodant; une tête ronde et grise, des mains blanches et douces, une figure avenante, malgré ses traits un peu gros et un nez épaté et de forme assez comique. Elle professait un culte pour Marpha Timoféevna, qui, de son côté, l'aimait infiniment, ce qui ne l'empêchait pas de la taquiner de temps en temps sur la sensibilité de son cœur; car elle avait un faible pour les jeunes gens, et la plaisanterie la plus innocente la faisait rougir comme une petite fille. Tout son avoir consistait en douze cents roubles assignats; elle vivait aux frais de Marpha Timoféevna, mais sur un certain pied d'égalité; Marpha Timoféevna n'aurait toléré aucune servilité auprès de sa personne.
«Ah! Fédia, fit-elle, dès qu'elle aperçut Théodore, tu n'as pas vu ma famille hier soir; admire-la maintenant. Nous voilà tous réunis pour le thé; c'est le second, celui des jours de fête. Tu peux caresser tout le monde: seulement, la petite Schourotschka ne se laissera pas faire, et le chat t'égratignera. Tu pars aujourd'hui?
—Aujourd'hui même.—Lavretzky s'assit sur une petite chaise basse.—J'ai déjà fait mes adieux à Maria Dmitriévna, j'ai même vu Lisaveta Michailovna.
—Tu peux la nommer Lise tout court, mon père, elle n'est pas Michailovna pour toi. Reste donc tranquille, tu vas casser la chaise de la petite Schourotschka.
—Je l'ai vue aller à la messe, est-ce qu'elle est dévote?
—Oui, Lidia, bien plus que nous ne le sommes à nous deux.
—N'êtes-vous donc pas pieuse aussi? dit Nastasia Karpovna en sifflotant. Si vous n'êtes pas encore allée à la première messe, vous irez à la dernière.
—Ma foi, non, tu iras toute seule; je deviens trop paresseuse, ma mère; je me gâte en prenant trop de thé.»
Elle tutoyait Nastasia Karpovna quoiqu'elle la traitât d'égale à égale, mais ce n'était pas pour rien qu'elle était une Pestoff. Trois Pestoff sont écrits sur le livre commémoratif de Jean le Terrible. Marpha Timoféevna le savait.
«Dites-moi, je vous prie, reprit Lavretzky, Maria Dmitriévna vient de me parler de ce monsieur... Comment se nomme-t-il? Panchine? je crois. Quel homme-est-ce?
—Dieu, quelle bavarde!» grommela Marpha Timoféevna.
«Je suis sûre qu'elle t'a dit, sous le sceau du secret, qu'il rôde en prétendu autour de sa fille. Ce n'est pas assez pour elle, à ce qu'il paraît, d'en chuchoter avec son fils de prêtre; non, cela ne lui suffit pas. Rien n'est encore fait cependant, et grâce à Dieu! mais il faut qu'elle bavarde.
«Et pourquoi grâce à Dieu? demanda Lavretzky.
—Parce que le jeune homme ne me plaît pas; il n'y aurait pas lieu de se réjouir.
—Il ne vous plaît pas!
—Il ne peut pas séduire tout le monde. N'est-ce pas assez que Nastasia Karpovna en soit amoureuse?
—Pouvez-vous dire cela? s'écria la pauvre veuve tout effarée. Ne craignez-vous pas Dieu!»
Et une rougeur soudaine se répandit sur son visage et sur son cou.
«Et il le sait bien, le fripon, continua Marpha Timoféevna; il sait bien comment la captiver: il lui a fait cadeau d'une tabatière. Fédia, demande-lui une prise; tu verras quelle belle tabatière! Sur le couvercle est peint un hussard à cheval. Tu ferais bien mieux, ma chère, de ne pas chercher à te justifier.»
Nastasia Karpovna ne se défendit plus que par un geste de dénégation.
«Plaît-il aussi à Lise? demanda Lavretzky.
—Il paraît lui plaire. Du reste, Dieu le sait! L'âme d'autrui, vois-tu, c'est une forêt obscure, surtout l'âme d'une jeune fille. Tiens, ne veux-tu pas approfondir le cœur de la petite Schourotschka! Pourquoi donc se cache-t-elle et ne s'en va-t-elle pas depuis que tu es entré?»
La petite fille laissa échapper un éclat de rire contenu depuis longtemps, et prit la fuite. Lavretzky se leva.
«Oui, dit-il lentement, qui peut deviner ce qui se passe dans le cœur d'une jeune fille?»
Et il fit mine de se retirer.
«Eh bien, quand te reverrons-nous? demanda Marpha Timoféevna.
—C'est selon, ma tante; je ne vais pas bien loin.
—Oui, tu vas à Wassiliewskoé. Tu ne veux pas te fixer à Lavriki,—cela te regarde; seulement va saluer la tombe de ta mère, et aussi celle de ta grand'mère. Tu as acquis tant de savoir à l'étranger; et qui sait, pourtant? peut-être sentiront-elles, au fond de leur tombeau, que tu es venu les voir. Et n'oublie pas, mon cher, de faire dire une messe pour le repos de l'âme de Glafyra Pétrowna. Voici un rouble argent. Prends-le; c'est moi qui veux faire dire cette messe. De son vivant je ne l'aimais pas, mais il faut lui rendre justice; c'était une fille de caractère et d'esprit,—et puis elle ne t'a pas oublié. Et maintenant, que Dieu te conduise; je finirais par t'ennuyer.»
Et Marpha Timoféevna embrassa son neveu.
«Quant à Lise, elle n'épousera pas Panchine, ne t'en inquiète pas. Ce n'est pas un mari de cette espèce-là qu'il lui faut.
—Mais je ne m'en inquiète nullement,» répondit Lavretzky en s'éloignant.
Quatre heures après, il était en route, et son tarantass roulait rapidement sur le chemin de traverse. Il régnait une grande sécheresse depuis quinze jours; un léger brouillard répandait dans l'atmosphère une teinte laiteuse et enveloppait les forêts lointaines; on sentait s'exhaler comme une odeur de brûlé; de petits nuages foncés dessinaient leurs contours indécis sur le ciel d'un bleu clair; un vent assez fort soufflait par bouffées sèches qui ne rafraîchissaient point l'air. La tête appuyée contre les coussins de la voiture, les bras croisés sur sa poitrine, Lavretzky laissait errer ses regards sur les champs labourés qui se déroulaient devant lui en éventail, sur les cytises qui semblaient fuir, sur les corbeaux et les pies qui suivaient d'un œil bêtement soupçonneux l'équipage qui passait, et sur les longues raies semées d'armoise, d'absinthe et de sorbier des champs. Il regardait l'horizon et cette solitude des steppes, si nue, si fraîche, si fertile; cette verdure, ces longs coteaux, ces ravins, que couvrent des buissons de chênes nains, ces villages gris, ces maigres bouleaux; enfin tout ce spectacle de la nature russe, qu'il n'avait pas vu depuis si longtemps, éveillait dans son cœur des sentiments à la fois doux et tristes, et tenait sa poitrine sous l'oppression d'un poids qui n'était pas sans charme.—Ses pensées se succédaient lentement, mais leurs contours étaient aussi vagues que ceux des nuages qui erraient au-dessus de sa tête. Il évoquait le souvenir de son enfance, de sa mère, du moment où on l'avait apporté auprès d'elle à son lit de mort, et où, serrant sa tête contre son cœur, elle s'était mise d'une voix faible, à se lamenter sur lui, puis s'était arrêtée en apercevant Glafyra Pétrowna. Il se souvint de son père, qu'il avait vu d'abord robuste, toujours mécontent, et dont la voix cuivrée résonnait à son oreille; plus tard, vieillard aveugle, larmoyant, la barbe grise et malpropre. Il se souvint qu'un jour, à table, dans les fumées du vin, le vieillard s'était mis à rire tout à coup et à parler de ses conquêtes, en prenant un air modeste et en clignant ses yeux privés de lumière; il se souvint de Barbe, et ses traits se crispèrent comme chez un homme saisi d'une subite douleur. Il secoua la tête; puis sa pensée s'arrêta sur Lise.
«Voilà, se dit-il, un être nouveau qui entre dans la vie. Honnête jeune fille, quel sera son sort? Elle est jolie; son visage est pâle, mais plein de fraîcheur; ses yeux sont doux, sa bouche sérieuse et son regard innocent! Quel dommage qu'elle soit un peu exaltée! Belle taille, démarche gracieuse, et une voix si douce! Je me plais à la voir, quand elle s'arrête tout à coup, vous écoute attentivement sans sourire, puis s'absorbe dans sa pensée et rejette ses cheveux en arrière! Je le crois aussi, Panchine n'est pas digne d'elle. Et pourtant, que lui manque-t-il? À quoi vais-je rêver là? Elle ira par le chemin que suivent les autres... Mieux vaut dormir.» Et Lavretzky ferma les yeux. Mais il ne put dormir, et resta plongé dans cet état de torpeur mentale qui nous est si familière en voyage. Les images du passé continuèrent à monter lentement dans son âme, se mêlant et se confondant avec d'autres tableaux. Lavretzky se mit,—Dieu sait pourquoi!—à penser à sir Robert Peel, à l'histoire de France... à la victoire qu'il aurait remportée s'il eût été général; il croyait entendre le canon et les cris de guerre. Sa tête glissait de côté, il ouvrait les yeux... Les mêmes champs, le même paysage des steppes, le fer usé des chevaux brillaient tour à tour à travers les tourbillons de poussière; la chemise jaune à parements rouges du iamstchik, s'enflait au vent. «Je m'en reviens joli garçon chez moi!» se disait Théodore. Cette réflexion lui tourna l'esprit et il cria: «En avant!» puis s'enveloppant de son manteau, il s'enfonça davantage encore dans les coussins. Le tarantass fit un brusque cahot: Lavretzky se souleva et ouvrit de grands yeux. Devant lui, sur la colline, s'étendait un petit village; à droite, on voyait une vieille maison seigneuriale dont les volets étaient fermés et dont le perron s'inclinait de côté. De la porte jusqu'au bâtiment, la vaste cour était remplie d'orties aussi vertes et aussi épaisses que du chanvre. Là se dressait aussi un petit magasin à blé, en chêne, encore bien conservé. C'était Wassiliewskoé.
Le iamstchik décrivit une courbe vers la porte cochère et arrêta les chevaux; le domestique de Lavretzky se leva sur le siége, et s'apprêtant à sauter en bas, il appela du monde. On entendit un aboiement sourd et rauque, mais on ne vit pas le chien. Le domestique appela de nouveau. L'aboiement se répéta, et, au bout de quelques minutes accourut, sans qu'on vît d'où il sortait, un homme en cafetan de nankin, la tête blanche comme la neige. Il couvrit ses yeux pour les abriter des rayons du soleil et regarda un moment le tarantass; puis laissant retomber ses deux mains sur ses cuisses, il piétina quelques instants sur place, et se précipita enfin pour ouvrir la porte cochère. Le tarantass entra dans la cour, faisant bruire l'ortie sous ses roues, et s'arrêta devant le perron. L'homme à la tête blanche, vieillard encore alerte, se tenait déjà, les jambes écartées et de travers, sur la dernière marche; il décrocha le tablier de la voiture d'un mouvement saccadé, et, tout en aidant son maître à descendre, il lui baisa la main.
«Bonjour, bonjour, mon ami, dit Lavretzky. Tu t'appelles Antoine, n'est-ce pas? Tu vis donc encore?»
Le vieillard s'inclina en silence et courut chercher les clefs. Pendant ce temps le iamstchik restait immobile, penché de côté et regardant la porte fermée, tandis que le laquais de Lavretzky gardait la pose pittoresque qu'il avait prise en sautant à terre, une main appuyée sur le siége. Le vieillard apporta les clefs; il se tordait comme un serpent et se donnait beaucoup de peines inutiles en levant bien haut les coudes pour ouvrir la porte; puis il se plaça de côté et fit de nouveau un profond salut.
«Me voici donc chez moi, me voici de retour,» pensa Lavretzky, en entrant dans un petit vestibule, tandis que les volets s'ouvraient avec fracas les uns après les autres, et que le jour pénétrait dans les chambres désertes.
La petite maison que Lavretzky allait habiter, et où, deux ans auparavant, était morte Glafyra Pétrowna, avait été construite, au dernier siècle, en bois de sapin; elle paraissait ancienne, mais elle pouvait se conserver encore une cinquantaine d'années et plus. Lavretzky parcourut toutes les chambres, et, au grand chagrin des vieilles mouches indolentes, immobiles, blanchâtres sous leur poussière, qui restaient attachées aux plafonds, il fit partout ouvrir les fenêtres, closes depuis la mort de Glafyra Pétrowna.
Tout dans la maison était resté dans le même état; les petits divans du salon, sur leurs pieds grêles, tendus de damas gris, lustrés, usés et défoncés, rappelaient le temps de l'impératrice Catherine. Dans le salon, on voyait le fauteuil favori de la maîtresse de la maison, avec son dossier droit et haut contre lequel elle avait l'habitude de s'appuyer dans sa vieillesse. Au mur principal était accroché un ancien portrait de l'aïeul de Fédor, André Lavretzky: son visage sombre et bilieux se détachait à peine du fond noirci et écaillé; ses petits yeux méchants lançaient des regards moroses sous leurs paupières pendantes et gonflées; ses cheveux noirs et sans poudre se dressaient en brosse au-dessus d'un front sillonné de rides. À l'un des angles du portrait pendait une couronne d'immortelles, couverte de poussière.
«C'est Glafyra Pétrowna, dit Antoine, qui a daigné la tresser de ses propres mains.»
Dans la chambre à coucher s'élevait un lit étroit, sous un rideau d'étoffe rayée, ancienne, mais solide; une pile de coussins à demi fanés et une mince couverture ouatée étaient étendues sur le lit, au-dessus duquel pendait une image reproduisant la Présentation de la Vierge, que la vieille demoiselle, expirant seule et oubliée, avait pressée à ses derniers moments sur ses lèvres déjà glacées. Auprès de la fenêtre se trouvait une toilette en marqueterie ornée de cuivres et surmontée d'un miroir doré et noirci.—Une porte donnait dans l'oratoire, dont les murs étaient nus, et où l'on apercevait, dans un coin, une armoire remplie d'images. Un petit tapis usé et couvert de taches de cire couvrait la place où Glafyra Pétrowna s'agenouillait.
Antoine alla avec le laquais de Lavretzky ouvrir l'écurie et la remise; à sa place parut une vieille femme presque aussi âgée que lui; sa tête branlante était couverte d'un mouchoir qui descendait jusqu'aux sourcils; l'habitude de l'obéissance passive se peignait dans ses yeux, et il s'y joignait une sorte de compassion respectueuse. Elle s'approcha de Lavretzky pour lui baiser la main, et s'arrêta à la porte, comme pour attendre ses ordres. Il avait complétement oublié son nom; il ne se souvenait même pas de l'avoir jamais vue. Elle s'appelait Apraxéïa; quarante ans auparavant, Glafyra Pétrowna l'avait renvoyée de la maison et lui avait ordonné de garder la basse-cour; du reste, elle parlait peu, paraissait tombée en enfance, et n'avait conservé qu'un air d'aveugle obéissance.
Outre ces deux vieillards et trois gros enfants en longues chemises,—petits-fils d'Antoine,—vivait encore dans la maison un paysan manchot et impotent, qui gloussait comme un coq de bruyère. Le vieux chien infirme qui avait salué le retour de Lavretzky n'était guère plus utile au logis; il y avait dix ans qu'il était attaché avec une lourde chaîne, achetée par ordre de Glafyra Pétrowna, et c'est à peine s'il avait la force de se mouvoir et de traîner ce fardeau.
Après avoir examiné la maison, Lavretzky descendit au jardin et en fut satisfait, quoiqu'il fût tout rempli de mauvaises herbes, de buissons de groseilliers et de framboisiers. Il s'y trouvait de beaux ombrages, de vieux tilleuls, remarquables par leur développement gigantesque et par l'étrange disposition de leurs branches: on les avait plantés trop près les uns des autres; ils avaient été taillés naguère,—il y avait cent ans, peut-être.—Le jardin finissait à un petit étang clair, bordé de joncs rougeâtres.—Les traces de la vie humaine s'effacent vite: la propriété de Glafyra Pétrowna n'avait pas eu le temps de devenir déserte, et déjà elle paraissait plongée dans ce sommeil qui enveloppe tout ce qui est à l'abri de l'agitation humaine. Fédor Ivanowitch parcourut aussi le village; les paysannes le regardaient du seuil de leurs izbas, la joue appuyée sur la main; les paysans saluaient de loin, les enfants s'enfuyaient, les chiens aboyaient avec indifférence. Bientôt il eut faim, mais il n'attendait ses serviteurs et son cuisinier que vers le soir; les provisions n'étaient pas encore arrivées de Lavriki,—il fallut s'adresser à Antoine. Celui-ci fit aussitôt tous les arrangements: il prit une vieille poule, la mit à mort et la pluma. Apraxéïa lui fit subir l'opération d'un véritable lessivage et la mit à la casserole. Lorsqu'elle fut cuite, Antoine couvrit et disposa la table, plaça devant le couvert une salière en métal noirci, à trois pieds, et une carafe taillée à goulot étroit et à bouchon rond; il annonça ensuite d'une voix chantante à Lavretzky que le dîner était servi, et se plaça lui-même derrière la chaise du seigneur, la main droite enveloppée d'une serviette. Le vieux bonhomme exhalait une odeur de cyprès. Lavretzky goûta la soupe et en retira la poule, dont les tendons se dissimulaient mal sous la peau dure et coriace; la chair avait la saveur d'un morceau de bois. Après avoir ainsi dîné, Lavretzky manifesta le désir de prendre du thé, etc...
«Je vais vous en servir à l'instant,» interrompit le vieillard.
Et il tint parole.
On trouva une pincée de thé enveloppée d'un morceau de papier rouge; on découvrit un samowar, petit, à la vérité, mais qui fonctionnait d'une manière fort bruyante; on trouva même quelques pauvres morceaux de sucre à moitié fondus. Lavretzky prit son thé dans une grande tasse qui lui rappelait un souvenir d'enfance et sur laquelle étaient peintes des cartes à jouer; on ne la servait qu'aux étrangers, et maintenant c'était lui, étranger à son tour, qui buvait dans cette tasse. Vers le soir, arrivèrent les serviteurs; Lavretzky ne voulut pas se coucher dans le lit de sa tante, et s'en fit dresser un dans la salle à manger. Il éteignit la bougie et regarda longtemps et tristement autour de lui, en proie à ce sentiment désagréable qu'éprouvent tous ceux qui passent une première nuit dans un endroit depuis longtemps inhabité. Il lui semblait que l'obscurité qui l'entourait de toutes parts ne pouvait s'habituer à un nouveau venu, que les murs mêmes de la maison s'étonnaient de sa présence. Il poussa un soupir, tira sa couverture sur lui et finit par s'endormir. Antoine resta le dernier sur pied. Il fit deux fois le signe de la croix et se mit à causer avec Apraxéïa et à lui communiquer à voix basse ses doléances; ni l'un ni l'autre n'avaient pu s'attendre à voir le maître s'établir à Wassiliewskoé, lorsqu'il avait à deux pas un si beau domaine avec une maison si confortable; ils ne se doutaient pas que c'était justement cette maison qui était odieuse à Lavretzky, parce qu'elle lui rappelait d'anciens souvenirs. Après avoir chuchoté longtemps, Antoine prit sa baguette pour frapper la plaque de fer, depuis longtemps muette, qui était accrochée au magasin à blé. Ensuite il s'accroupit dans la cour, sans même couvrir sa pauvre tête blanche. La nuit de mai était calme et sereine, le vieillard dormit d'un sommeil doux et paisible.
Le lendemain, Lavretzky se leva d'assez bonne heure, causa avec le starosta, visita la grange, fit délivrer de sa chaîne le chien de la basse-cour, qui poussa bien quelques cris, mais ne songea même pas à profiter de sa liberté. Rentré à la maison, Théodore s'abandonna à une espèce d'engourdissement paisible, qui ne le quitta pas de toute la journée.
«Me voilà tombé au fond de la rivière!» se dit-il à plusieurs reprises.
Il était assis, immobile auprès de la fenêtre, et paraissait prêter l'oreille au calme qui régnait autour de lui et aux bruits étouffés qui venaient du village solitaire.—Une voix grêle et aiguë fredonnait une chanson derrière les grandes orties; le cousin qui bourdonne semble lui faire écho. La voix se tait, le cousin continue de bourdonner. Au milieu du murmure importun et monotone des mouches, on entend le bruit du bourdon qui heurte de la tête contre le plafond; le coq chante dans la rue, en prolongeant sa note finale; puis, c'est une porte cochère qui crie sur ses gonds ou un cheval qui hennit. Une femme passe et prononce quelques mots d'une voix glapissante.
«Eh! mon petit Loulou!» dit Antoine à une petite fille de deux ans qu'il porte sur les bras.
«Apporte le kwass,» dit encore la même voix de femme.
Et tout cela est suivi d'un morne silence.—Plus un souffle, plus le moindre bruit. Le vent n'agite pas même les feuilles; les hirondelles silencieuses glissent les unes après les autres, effleurant la terre de leurs ailes, et le cour s'attriste de les voir ainsi voler en silence.
«Me voilà donc au fond de la rivière, se dit encore Lavretzky. Et toujours, en tout temps, la vie est ici triste et lente; celui qui entre dans son cercle doit se résigner; ici, point de trouble, point d'agitation; il n'est permis de toucher au but qu'à celui qui fait tout doucement son chemin, comme le laboureur qui trace son sillon avec le soc de sa charrue. Et quelle vigueur, quelle santé dans cette paix et dans cette inaction! Là, sous la fenêtre, le chardon trapu sort de l'herbe épaisse; au-dessus la livèche étend sa tige grasse, et, plus haut encore, les larmes de la Vierge suspendent leurs grappes rosées. Puis, au loin, dans les champs, on voit blanchir en ondulant le seigle et l'avoine, qui commencent à monter en épis; et les feuilles s'étendent sur les arbres comme chaque brin d'herbe sur sa tige. C'est à l'amour d'une femme que j'ai immolé mes meilleures années; eh bien! que l'ennui me rende la raison, qu'il me rende la paix de l'âme, et m'apprenne désormais à agir sans précipitation!»
Et le voilà qui s'efforce de se plier à cette vie monotone et d'étouffer tous ses désirs; il n'a plus rien à attendre, et pourtant, il ne peut se défendre d'attendre encore. De toutes parts, le calme l'envahit. Le soleil s'incline doucement sur le ciel bleu et limpide; les nuages flottent lentement dans l'éther azuré; ils paraissent avoir un but et savoir où ils vont. En ce moment, sur d'autres points de la terre, la vie roule en bouillonnant ses flots écumants et tumultueux; ici, elle s'épanche silencieuse comme une eau dormante. Et Lavretzky ne put s'arracher avant le soir à la contemplation de cette vie qui s'écoulait ainsi; les tristes souvenirs du passé fondaient dans son âme comme la neige du printemps.—Et, chose étrange! jamais il n'avait ressenti aussi profondément encore l'amour du sol natal.
VI
Théodore Lavretzky s'établit confortablement dans ce domaine abandonné de sa tante Glafyra.