Cours familier de Littérature - Volume 22
CXXXe ENTRETIEN
FIOR D'ALIZA
(Suite. Voir la livraison précédente.)
CCLI
J'entrai dans le préau et je courus dans la loge d'Hyeronimo; le père Hilario y était déjà, il était venu lui annoncer que tout espoir de grâce était perdu par l'absence du prince qui voulait chasser le faisan en Bohême, et que le jour de la mort était fixé à trois jours de là pour le condamné; il recevait sa dernière confession et la promesse de lui apporter le sacrement du mariage et le sacrement de l'eucharistie avec celui de l'extrême-onction, la veille de sa mort. Puis, se tournant vers moi à demi morte:
—Je vous laisse ensemble, me dit-il; mes deux enfants, demain, avant la nuit, vous serez unis pour un jour et séparés le jour suivant pour un peu de temps! Que l'éternité vous console du jour qui passe! Je vais annoncer le désespoir à vos pauvres parents! Fior d'Aliza, venez avec moi pour qu'ils ne meurent pas sous le coup; vous leur resterez, n'est-ce pas? et le souvenir d'Hyeronimo revivra pour eux en vous.
CCLII
Je n'étais déjà plus triste, parce que je savais ce que l'ange m'avait dit la nuit, et je le suivis, avec l'autorisation du bargello, jusqu'à la loge sous l'escalier de son couvent voisin. Avant qu'il ouvrît la bouche, je fis un signe invisible à ma tante et je lui fis comprendre que l'exécution n'aurait peut-être pas lieu. Elle le dit tout bas à mon père sans que le père Hilario s'en aperçût; puis ils reçurent la fatale nouvelle avec la résignation apparente de ceux qui n'ont plus rien à craindre ici-bas, que la fin de tout.
Le père Hilario leur dit seulement qu'il viendrait les chercher le lendemain secrètement, avant le lever du jour, pour donner devant eux la bénédiction mortuaire et la bénédiction nuptiale à leurs enfants. Il leur enseigna en même temps de garder le silence sur l'objet de la cérémonie, de prier Dieu dans leur cœur et de se taire devant le bargello, pendant que lui, le père Hilario, dirait la messe des morts et que l'enfant de chœur qui servirait la messe entendrait, sans les comprendre, les paroles latines prononcées par le prêtre sur la tête des deux fiancés.
Je les embrassai tout en larmes, et je rentrai avec le père Hilario dans le guichet. Quelle journée, monsieur, que celle-ci, et comme j'aurais voulu tout à la fois en presser et en ralentir les heures! les unes pour mourir tout de suite et pour aller l'attendre dans le paradis, dont je n'aurais vu que quelques heures sur la terre, et les autres pour lui rendre la liberté et la vie, lui sacrifiant à son insu la mienne.
CCLIII
Enfin elle passa; je n'osai pas, par mauvaise honte, m'approcher beaucoup de la loge où Hyeronimo attendait, sans vouloir m'appeler, la tête en ses deux mains, appuyé sur la grille du cachot, me regardant à travers les mèches de ses cheveux rabattus sur sa tête; et moi, du haut de ma fenêtre, plongeant mes regards furtifs sur sa figure immobile dans la demi-ombre de sa loge.
Je ne sentais ni la faim ni la soif, monsieur, et je dis à la femme du bargello que j'étais malade, pour me dispenser de m'asseoir à table avec ces braves gens. Je ne dormis pas non plus, mais je priai pendant la nuit tout entière pour que mon bon ange et ma patronne intercédassent auprès de Dieu, et pour que le jour suivant me fît sa sposa, et pour qu'ils me donnassent le surlendemain, jour fixé pour sa mort, la force et l'adresse de mourir pour lui.
Bien longtemps avant que le jour blanchît les montagnes de Lucques, je lavai sur mon visage la trace de mes larmes, je peignai mes blonds cheveux et je me regardai au miroir à la lueur de ma lampe, pour que ce jour-là, du moins, je fusse un peu belle pour l'amour de mon mari; puis je mis ma chemise blanche de femme ornée d'une gorgère de dentelle sous ma veste d'homme, dont je laissai passer la broderie entre les boutons de mon gilet, afin que quelque chose au moins rappelât en moi la femme et m'embellît aux yeux de mon fiancé.
Il faut compatir, ma tante, à la vanité des femmes; même quand elles vont mourir, elles veulent, malgré tout, laisser une image d'elles avenante, dans l'œil de celui qu'elles aiment.
CCLIV
Je descendis et je remontai trois ou quatre fois l'escalier de la tour, croyant que mes mouvements hâteraient le jour, et m'avançant jusqu'à la porte de la rue pour écouter si je n'entendais pas les pas lourds du père Hilario, et les pas légers de l'enfant de chœur faisant tinter sa sonnette dans l'ombre devant lui; mais rien, toujours rien, et je remontai pour redescendre encore; la dernière fois, le père Hilario allait sonner, quand je prévins le bruit en ouvrant la porte du guichet devant lui, comme si j'avais été l'ange qu'on voit peint sur la muraille de la cathédrale de Pise et qui ouvre la porte du cachot à Pierre, en tenant un flambeau en avant, pendant que les deux gendarmes dormaient, la tête sur leur bras, sans voir et sans entendre.
Je mis mon doigt sur mes lèvres pour que le vieillard et l'enfant ne réveillassent pas le bargello; vous savez que j'avais assez mérité sa confiance pour qu'il me laissât la clef du préau. Je fis entrer le prêtre et l'enfant. Nous traversâmes sans bruit la cour de la prison; le prêtre, l'enfant de chœur et moi, nous entrâmes dans la loge d'Hyeronimo. Je marchais la dernière et je baissais la tête.
Hyeronimo était aussi tremblant que moi; il ne me dit rien. Le père Hilario ouvrit la porte du corridor qui menait du cachot, par un couloir sombre, à la chapelle. L'enfant alluma les cierges et la messe commença. Je ne savais ce que j'entendais, tant mes oreilles me tintaient d'émotion.
Le père et ma tante assistaient seuls, dans l'ombre, muets comme deux statues de pierre sculptée, contre un pilier de la cathédrale; ils étaient entrés en même temps que nous, par la porte extérieure de la chapelle donnant sur la cour. Je les voyais sans les voir. Hyeronimo regarda sa mère, et le père pleurait sans nous voir. Après l'élévation, le prêtre nous fit approcher, et déployant sur nos deux têtes un voile noir, que l'enfant de chœur prit pour un linceul du condamné, il nous glissa à chacun un anneau dans la main et nous bénit en cachant ses larmes.
—Aimez-vous sur la terre, mes pauvres enfants, nous dit-il tout bas, pour vous aimer à jamais dans le paradis; je vous unis pour l'éternité.
Hyeronimo trembla de tous ses membres, se leva, s'appuya à la muraille et retomba à genoux. L'enfant croyait qu'il tremblait de sa mort prochaine et se mit lui-même à sangloter. Le père Hilario se hâta de dépouiller ses habits de prêtre et m'entraîna avec lui hors de la cour avant que personne fût debout dans la prison; je lui ouvris la porte de la rue.
Je remontai doucement dans ma tourelle, et je tombai à genoux, au pied de mon lit, pour remercier Dieu de la plus grande de ses grâces de vivre un jour la sposa d'Hyeronimo et de mourir le second jour pour lui avec la confiance de lui préparer son lit nuptial dans le paradis.
CCLV
De tout le jour, monsieur, je ne sortis pas de ma tour. Le piccinino fit tout seul le service des prisonniers. Il porta à manger au meurtrier, mais le meurtrier, à ce qu'il me dit, ne toucha pas à ce qu'on lui avait préparé pour son repas de mort ou de noce; il était muet déjà comme la tombe. Les frères pénitents vinrent plusieurs fois dans la soirée réciter les prières des agonisants pour lui dans la cour; la dernière fois, ils ouvrirent la porte et lui dirent que la religion avait des pardons pour tout le monde, et que, s'il voulait se repentir et mourir en bon chrétien, il n'avait qu'à emprunter le lendemain l'habit de la confrérie pour marcher au supplice, où tous les pénitents noirs l'accompagneraient en priant pour son âme.
Cette robe, qu'on mettait par-dessus ses habits, ressemblait à un linceul qui cachait les pieds et les mains en traînant jusqu'à terre; en abattant son capuchon percé de deux trous à la place des yeux, on voilait entièrement son visage.
Hyeronimo, à qui j'avais fait la leçon, parce que la femme du bargello m'avait raconté cette coutume, accepta l'habit et le déposa sur son lit pour le revêtir le lendemain, et remercia bien les frères de la Sainte mort. Il resta seul, et le jour s'éteignit dans la cour. Je m'y glissai sans rien dire avant le moment où le bargello allait la fermer.
Il crut que la faiblesse de mon âge me rendait trop pénible, ce soir-là, la vue d'un homme qui devait mourir le lendemain et dont on entendait déjà l'agonie tinter dans tous les clochers de Lucques et même aux villages voisins. Quant à lui et sa femme, ils ne se couchèrent seulement pas, les braves gens, mais ils se relayèrent toute la nuit derrière la porte du préau, pour dire en pleurant les psaumes de la pénitence. Que Dieu le leur rende à leur dernier jour, ils ont bien prié, et pour moi sans le savoir! Mais nous sommes dans un monde où rien n'est perdu, n'est-ce pas, ma tante?
CCLVI
Moi, cependant, j'avais promis à Hyeronimo de revenir passer avec lui la dernière nuit, sans crainte d'être découverte, puisque je ne devais plus le quitter qu'après qu'il serait sauvé et me dévoiler qu'après être morte à sa place.
En disant cela, ses yeux tombèrent involontairement sur le berceau du charmant enfant que son pied balançait avec distraction sur le plancher et qui dormait en souriant aux anges, comme on dit dans le patois de Lucques.
—À peine me fus-je glissée furtivement dans la loge, qu'il éteignit du souffle la lampe, que tout resta plongé dans la nuit.
Nous nous assîmes sur le bord de son lit, la main dans la main, puis il m'embrassa pour la première fois, sans que je fisse de résistance, et la nuit de nos noces commença par ces mots cachés au fond du cœur, qu'on ne dit qu'une fois et qu'on se rappelle toute sa vie.
Nuit terrible, où toutes nos larmes étaient séchées par nos baisers, et tous nos baisers interrompus par nos larmes. Ah! qui vit jamais comme moi l'amour et la mort se confondre et s'entremêler tellement, que l'amour luttait avec la mort et que la mort était vaincue par l'amour. Ah! Dieu me préserve de m'en souvenir seulement! Je croirais la profaner en y pensant; c'est comme une apparition qui reste, dit-on, dans les yeux, mais que le cœur ne confie jamais aux lèvres!
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CCLVII
—Hyeronimo, lui disais-je, lève-toi; c'est la pointe du jour qui éclaire déjà les barreaux.
—Non, disait-il; il nous reste assez de temps pour fuir avec toi. Ne perdons pas une minute de ce ciel ensemble, qui sait si nous le retrouverons jamais!
—Va, fuis! reprenais-je, ou ton amour va te coûter la vie.
—Non, répétait-il, non, ce n'est pas le jour encore; c'est le reflet de la lune qui éclaire la première ou la dernière heure de la nuit.
Elle se passa ainsi; mais enfin nous entendîmes quatre coups du marteau de l'horloge du couvent voisin sonner les matines. Il me laissa toute baignée de larmes sur la paille qui nous servait de couche, et, s'échappant comme une ombre de mes bras, il courut à la chapelle avant que je pusse l'embrasser encore, et montant jusqu'à la hauteur du barreau de la lucarne scié par moi:
—Adieu, me dit-il tout bas, j'ai assez vécu, puisque vivant ou mort nous sommes époux.
À retrouver sous le pont du Cerchio, me dit-il tout bas, en se laissant glisser de la fenêtre dans l'égout du jardin.
—À retrouver dans le paradis, me dis-je en moi-même, sans regretter seulement la vie.
CCLVIII
Rentrée par le corridor de la chapelle dans le cachot, je me hâtai de quitter ma veste d'homme et de me revêtir sur ma chemise seule de l'habit de pénitent noir, dont le capuchon rabattu sur mon visage me dérobait à tous les regards.
Je revins ensuite à la chapelle, je rétablis vite le barreau de la fenêtre à sa place, pour qu'on ne s'aperçût pas qu'il avait été déplacé; puis je me mis à genoux la tête entre mes mains devant l'autel, comme un mourant qui a passé la nuit dans les larmes en pensant à ses péchés.
Hélas! je ne pensais qu'à la nuit de larmes que je venais de finir avec Hyeronimo, et à peine à la mort que j'allais subir pour lui et pour le brave bargello, afin que les innocents ne payassent pas pour le coupable. J'entendais déjà derrière moi la foule des pénitents noirs et blancs et les frères de la Sainte-Mort qui se pressaient derrière la grille de la chapelle, et qui murmuraient à demi-voix les prières des agonisants.
Le bargello et sa femme étaient là pleurant; ils ne s'étonnaient pas de mon absence, pensant que ma jeunesse et ma pitié pour le prisonnier me retenaient dans ma tour; ne voulant pas me condamner si jeune à un tel spectacle, au contraire, ils bénissaient le bon Dieu.
CCLIX
Les sbires entrèrent. Les cloches de tous les clochers retentirent. Je me sentais toute froide, mais ferme encore sur mes jambes; je me remis dans leurs mains comme un agneau qu'on mène à la boucherie; ils me firent sortir au milieu des sanglots du piccinino, du bargello et de sa femme; je leur serrai la main comme pour les remercier de leur service et de leur douleur.
Les rudes mains des sbires me séparèrent violemment et me poussèrent dans la rue. Elle était pleine de monde en deuil que les cloches, annonçant le supplice, et la prière des morts, avaient réveillé et rassemblé dès le matin; un cordon de sbires les tenait à distance; les pénitents, en longues files, m'entouraient et me suivaient: un petit enfant, à côté du père Hilario, marchait devant moi et tendait une bourse aux spectateurs pour les parents du meurtrier.
On marchait lentement, à cause du vieux moine mon confesseur, qui me faisait des exhortations à l'oreille que je n'entendais pas, et qui s'arrêtait de moment en moment pour me faire baiser le crucifix. Je promenais, du fond de mon capuchon, mes yeux sur cette foule, ne craignant qu'une chose, d'y rencontrer mon père aveugle et ma tante, et de me trahir en tombant d'émotion devant eux, avant d'être arrivée à la place de l'exécution.
Mais je ne vis rien que les visages irrités des sbires et les visages attendris et pieux de la foule. Plus nous approchions et plus elle était épaisse. En passant sur la grande place, devant la façade du palais du duc, voisin des remparts où j'allais mourir, je vis une femme, une belle femme, qui tenait un mouchoir sur ses yeux, agenouillée sur son balcon, et qui rentra précipitamment dans l'ombre de son palais, comme pour ne pas voir le meurtrier pour lequel elle priait Dieu. Mais, en l'absence de son mari, elle n'avait pas le droit de faire grâce!
CCLX
On me fit monter précipitamment les marches qui conduisaient au rempart, et on me plaça seule avec le père Hilario et le bourreau contre le parapet du Cerchio, afin que les balles qui m'auraient frappée n'allassent pas tuer un innocent hors des murs, de l'autre côté du fleuve. Un peloton d'une douzaine de sbires, commandés par un officier et armés de leurs carabines, chargèrent leurs armes devant moi, et se rangèrent, leur fusil en joue, pour attendre le commandement de tirer.
Eh bien! monsieur, dans ce silence de tout un peuple qui retient son haleine en attendant la voix qui doit commander la mort d'un homme, vous me croirez si vous voulez, mais je ne crois pas avoir pâli; la joie de l'idée qu'en mourant je mourais pour lui me possédait seule, et j'attendais le commandement de feu avec plus d'impatience que de peur!
—Soldats! s'écria d'une voix de commandement l'officier, préparez vos armes!
Les soldats me mirent en joue; à ce moment, le bourreau, qui était derrière moi, un peu à l'abri par un angle du mur, se jeta tout à coup sur moi, et, m'arrachant d'une main rapide et violente le capuchon et la robe de pénitent jusqu'à la ceinture, me découvrit presque nue aux yeux des soldats et de la foule. Ma chemise entr'ouverte laissa mon sein à demi-nu, et mes cheveux, dont le cordon avait été détaché par le geste du bourreau, roulèrent sur mes épaules.
Je crus que j'allais mourir de honte en me voyant ainsi demi-nue devant cette bande de soldats étonnés; ils restaient suspendus comme devant un miracle, car mes mains liées derrière le dos m'empêchaient de recouvrir ma poitrine et mon visage.
Ah! mon Dieu, la mort n'est pas si terrible que ce que je souffris dans cette minute! Un silence de stupeur empêchait de respirer toute la foule.
CCLXI
Un cri partit en ce moment du côté de l'escalier qui menait au rempart. Un homme s'élança en fendant le rang des soldats. Arrêtez! arrêtez! c'est moi! et il tomba inanimé à mes pieds; le ciel s'obscurcit, la tête me tourna et je me sentis évanouir dans les bras de mon époux. Nous mourûmes tous deux sans nous sentir mourir!
C'était Hyeronimo qui, entendant les cloches du supplice, et en ne me voyant pas arriver sur ses pas sous l'arche du pont, s'était défié enfin de quelque chose, était rentré dans Lucques, avait volé à la porte de la prison, et, apprenant là par le piccinino que les sbires me menaient mourir à sa place, avait volé comme le vent sur mes traces, et venait réclamer à grands cris son droit de mort, s'il était encore temps.
Depuis ce moment, je ne vis plus rien, j'étais dans un autre monde. Quand je m'éveillai, j'étais dans un vrai paradis, au milieu d'un appartement tout d'or, de peintures, de glaces et de statues, qui toutes semblaient me regarder, entourée des belles suivantes de la duchesse, qui me faisaient respirer un flacon d'odeur délicieuse, et en présence d'une jeune et admirablement belle femme qui pleurait d'attendrissement près de mon chevet.
Cette belle femme, comme je l'ai su depuis, c'était la duchesse de Lucques elle-même, la souveraine, et bien la souveraine en vérité, de beauté, de bonté et de pitié pour ses sujets. Mais que puis-je vous dire? J'étais vivante, mais j'étais comme dans un rêve. On dit qu'elle m'interrogea, que je lui répondis, qu'elle fut attendrie, qu'elle envoya d'urgence un ordre, non pas de faire grâce, mais de suspendre l'exécution jusqu'au retour de son mari et de ramener Hyeronimo comme meurtrier dans son cachot.
CCLXII
Pour moi, elle me confia à la grande maîtresse du palais, pour qu'elle me fît recevoir au couvent des Madeleines à Lucques, jusqu'au jour où mon père et ma tante viendraient m'y chercher pour me conduire au châtaignier.
Ah! que de bénédictions nous lui donnâmes, quand ce jour fut arrivé et quand la femme du bargello, sauvée de tous soupçons par ma ruse, revint avec eux me reprendre, huit jours après au couvent, pour rentrer ensemble dans notre demeure. Le petit Zampogna, joyeux comme nous, marchait plus vite qu'à l'ordinaire en remontant la montagne, comme s'il avait l'espoir d'y retrouver aussi son jeune maître Hyeronimo.
CCLXIII
Hélas! il n'y était pas, il dut rester tout seul maintenant dans son cachot, les fers aux pieds et aux mains, pendant environ six semaines, jusqu'à ce que les chasses impériales en Bohême fussent closes, et que le duc fût rentré dans ses États pour écouter le rapport de son ministre sur l'affaire; elle préoccupait tellement tout le duché depuis que les sbires avaient été sur le point de fusiller une jeune sposa pour son amant, qu'on ne parlait plus d'autre chose.
Pendant ce temps, le père Hilario avait réussi à prouver au docteur Bernabo la scélératesse de Calamayo pour favoriser le libertinage du capitaine des sbires, et la fausseté des pièces qu'il avait inventées pour nous dépouiller de nos pauvres biens pièce à pièce. Cela parut louche au prince et à ses conseillers, et on décida, qu'en attendant de plus amples renseignements sur le meurtre provoqué du capitaine, que mon père et ma tante rentreraient dans la propriété de la maison, de la vigne et du châtaignier, et que la peine de mort d'Hyeronimo serait convertie (encore était-ce pour ne pas démentir les sbires) en deux ans de galères. Or, comme l'État de Lucques n'avait pas de marine, un traité avec la Toscane obligeait l'État toscan à recevoir les condamnés de Lucques dans les galères de Livourne.
Le père Hilario nous informait toutes les semaines, en remontant au monastère, de toutes ces circonstances. Que de grâces nous rendîmes à la Providence, quand il nous apprit la commutation de peine!
—Celui-là que je portais dans mon sein, s'écria-t-elle en étendant sa belle main gauche sur le berceau, allait donc avoir un père!
Elle ramena le coin de son tablier sur ses yeux pour les essuyer, et elle se tut.
—Hélas! oui, me dit la tante; elle était enceinte, la pauvre enfant, enceinte d'une nuit de larmes.
Ils se turent tous, et Fior d'Aliza, sans rabaisser son tablier, se leva de table et alla derrière la porte donner le sein à son enfant.
CCLXIV
—Et maintenant, monsieur, reprit la tante en filant sa quenouille, je vais vous dire comment cela se passa, grâce à la Providence et à la bonne duchesse. Elle ne se doutait pas que Fior d'Aliza portait dans son sein un gage d'amour et d'agonie, mais l'amour est plus fort que la mort, écrit le livre qui est là sur la fenêtre, dit-elle en montrant l'Imitation de Jésus-Christ; elle savait seulement par l'évêque et par les moines que Fior d'Aliza avait été mariée et qu'elle ne consentirait jamais à laisser son mari se consumer seul dans la honte et dans la peine à Livourne, sans aller lui porter les consolations que la loi italienne autorise les femmes à porter à leur mari captif à la grille de leur cabanon ou dans les rigueurs de leurs chaînes, au milieu de leurs rudes travaux.
Elle craignit pour elle, à cause de sa jeunesse et de son extrême beauté qui nous avait déjà fait tant de mal, les dangers et les propos des mauvaises gens qui hantent les grandes villes; elle lui envoya par le père Hilario une lettre de recommandation pour la supérieure des sœurs de charité de Saint-Pierre aux Liens, couvent de Livourne. Ces saintes femmes s'occupent spécialement de la guérison des galériens dans leurs maladies. Elle lui demandait de permettre que la pauvre montagnarde eût un asile dans sa maison pendant la nuit pour y recueillir sa misère, en lui permettant d'en sortir le jour pour voir son mari meurtrier condamné à mort, gracié et commué en deux ans de peine, enchaîné dans les galères du port de Livourne.
CCLXV
Mais la voilà qui rentre et qui va finir elle-même le récit.
Fior d'Aliza reprit la place qu'elle avait laissée, et continua en regardant sa tante:
—Je partis à pied avec cette lettre, et en promettant à mon père et à ma tante de revenir ainsi de Livourne tous les samedis pour leur rapporter tout ce qui serait nécessaire à leur vie, et pour passer avec eux le dimanche à la cabane, seul jour de la semaine où les galériens ne sortent pas pour travailler dans le port ou pour balayer les grandes rues de Livourne.
Ah! que de larmes nous versâmes en nous séparant au pied de la montagne! N'est-ce pas, ma tante et mon père? Mais enfin ce n'étaient plus des larmes mortelles, et nous avions l'espoir de nous revoir toutes les semaines, et de ramener enfin Hyeronimo libre et heureux auprès de nous.
CCLXVI
Je marchai du lever du soleil jusqu'à son coucher, mon mezaro rabattu et refermé sur mon visage pour que les passants ne m'embarrassent pas de leurs rires et de leurs mauvais propos sur la route, pensant en eux-mêmes, en me voyant si jeune et si seule, que j'étais une de ces filles mal famées de Lucques qui vont chercher à Pise et à Livourne les bonnes fortunes de leurs charmes, auprès des matelots étrangers.
Il était nuit quand j'arrivai à la ville, je me glissai à travers la porte à la faveur d'un groupe de familles connues des gardes de la douane qui rentraient, avant les portes fermées, dans la ville, sans être vue au visage, ni fouillée, ni interrogée; j'en rendis grâce à la Madone dont la statue dans une niche, sous la voûte de la porte, était éclairée par une petite lampe.
Je demandai un peu plus loin l'adresse de la supérieure des religieuses qui soignaient les galériens. On me prit pour la sœur d'un galérien et on me l'indiqua avec bonté. Je sonnai: la sœur portière ne voulait pas m'ouvrir si tard; mais, à la vue de mon visage innocent, qu'elle entrevit à travers mon mezaro, quand je fus obligée de l'écarter pour chercher la lettre de la duchesse, elle me fit entrer et porta la lettre à sa supérieure.
CCLXVII
La supérieure était une femme âgée et sévère, qui, après avoir lu la lettre, descendit au parloir pour me voir et m'interroger. Quand elle m'eut regardée un moment et interrogée sur mon état de grossesse, qui rendait ma présence au couvent suspecte et inconvenante, sa figure se rembrunit:
—Non, dit-elle, mon enfant, la duchesse n'y a pas pensé! Nous ne pouvons vous recevoir dans une sainte maison comme la nôtre; le monde est si méchant! et il en gloserait à la honte de la religion. Mais, pour répondre autant qu'il est en nous à la protection de la duchesse, voici, me dit-elle en me montrant du geste un hangar dans la cour, un lieu à la fois ouvert et renfermé le soir dans notre enceinte. Les gros chiens du couvent, qui sont bons, sont enchaînés le jour et rôdent la nuit pour nous protéger; on le nettoiera, on le garnira d'un lit et d'une paille propre et fraîche, on y mettra une porte, et vous pourrez vous y retirer tous les soirs, pourvu que vous soyez rentrée avant l'Ave Maria, et que vous n'en sortiez qu'après l'Ave Maria du matin; j'aurai soin que la sœur portière vous y porte tous les jours la soupe des galériens malades, et tous les soirs un pain blanc avec les haricots à l'huile et les olives de leur souper. J'irai moi-même vous visiter souvent dans cette cahute et vous porter les consolations et les encouragements que votre figure honnête commence à m'inspirer. Vous pourrez même entendre notre messe de la porte de la chapelle, ici à gauche, par la lucarne des serviteurs du monastère.
CCLXVIII
Cela dit, elle parut s'attendrir, elle m'embrassa, elle essuya mon front tout trempé de la sueur du chemin avec mon mezaro, et chargea la sœur portière de faire enchaîner les chiens, pour qu'ils ne me mordissent pas pendant cette première nuit en voyant une étrangère.
Mais l'ordre était superflu; c'était un gros chien et une chienne qui n'étaient pas du tout méchants, ils parurent tout de suite comprendre que je n'étais pas plus méchante qu'eux; ils flairèrent, sans gronder seulement, mes pieds nus, et en léchèrent la poussière, tellement que je priai la portière de ne pas les enchaîner, mais de me les laisser pour compagnie dans la nuit.
Cela fut ainsi; je m'étendis tout habillée sur la paille, je m'endormis comme une marmotte des hautes montagnes que j'avais, quand j'étais petite, au châtaignier, qu'Hyeronimo avait apprivoisée et qui ne s'éveillait qu'au printemps.
CCLXIX
Le lendemain, il n'était pas jour encore que je me revêtis de mon costume de la prison de Lucques pour aller à Livourne voir mon pauvre Hyeronimo. J'avais apporté sa zampogne, afin qu'on me prît pour un des zampognero des Maremmes qui viennent jouer dans les rues de Livourne pour consoler les pauvres galériens. Les sentinelles me laissèrent librement passer la grille de l'arsenal et entrer dans la cour intérieure des galériens.
On ne leur refuse pas chez nous, monsieur, en Italie, l'innocent plaisir d'écouter les airs de leurs montagnes, et de causer, tout le temps qu'ils ne travaillent pas, librement avec leurs parents, leur femme, leur fiancée, s'ils en ont, à travers les barreaux de fer de leurs cages qui prennent jour sur leurs cours, ni même de s'entrelacer leurs doigts dans les doigts de celles qu'ils aimaient pendant qu'ils étaient libres.
Il dormait encore; je m'étendis sur les dalles de la cour, sous le rebord de sa loge, qu'on m'avait indiquée en entrant, et je jouai l'air que nous avions inventé ensemble, au gros châtaignier, avant notre malheur. J'entendis un bruit; il bondit de sa couche et s'élança vers les barreaux.
—Fior d'Aliza, est-ce toi? s'écria-t-il.
La zampogne m'échappa des mains, et sa bouche fut sur ma joue.
CCLXX
Ce que nous dîmes, monsieur, et ce que nous ne dîmes pas, je n'en sais rien; le vent même ne le pourrait pas dire, car il n'aurait pu passer entre ma bouche et la sienne. Nous restâmes une partie de la matinée à parler tout bas ou à nous taire en nous regardant. Je lui demandai pardon de l'avoir voulu tromper, et je lui promis de ne pas le quitter, excepté la nuit, pour l'aider à porter ses chaînes.
Les autres galériens, punis pour des fautes légères, avaient horreur de s'approcher de lui. Les sbires de Lucques, dont il passait pour avoir tué le chef par trahison, l'avaient recommandé aux sbires des galériens comme un monstre de méchanceté. De sorte que ses compagnons, par flatterie pour les gardiens, affectaient la répugnance et l'horreur pour lui, afin de se faire bien venir d'eux.
CCLXXI
Les samedis de tous les mois, j'allais, comme je l'avais promis à mon père et à ma tante, au châtaignier leur porter des nouvelles de leur enfant, et lui rapporter des châtaignes, et leur porter à eux la nourriture et les petites gouttes de rosolio que j'avais gagnées pour Hyeronimo et pour eux, et je revenais la nuit, sans peur et sans honte, à Livourne, passer la journée dans la cour, auprès de la loge de mon sposo, l'écoutant gémir de la fièvre, et veillant quand il dormait.
Que de mois, monsieur, nous passâmes ainsi: lui, toujours plus languissant; moi, toujours vaillante!
Un soir, cependant, le chagrin me saisit tellement dans la nuit, que les douleurs me prirent. La concierge du couvent alla chercher la sage-femme; mais quand elle arriva j'avais déjà un bel enfant sur mon sein. Le même soir je me levai et je le portai embrasser à son père. Huit jours après, je le portai à mon père et à ma tante. Ah! quelle joie ce fut dans la maison! Le père Hilario le baptisa et lui donna le nom de Beppo, qui veut dire «joie dans les larmes.»
De ce jour, j'eus deux soucis au lieu d'un, et je l'emportai partout avec moi pour le faire sourire à son père en le tenant sur le rebord extérieur de la loge; quelquefois même il passait ses petites mains à travers la grille et jouait avec les chaînes d'Hyeronimo; je l'endormais, je l'allaitais, je riais avec lui.
Cela ranimait le pauvre Hyeronimo; il le regardait, il me regardait, il revenait à la santé en jouissant de notre vue. J'avais oublié nos malheurs, et quand je jouais dans la rue de la zampogne, l'enfant paraissait goûter la musique, et les jeunes mères s'arrêtaient pour le contempler et pour m'entendre.
CCLXXII
Enfin, monsieur, nos deux figures amenaient trop de foule dans la rue, et la supérieure me fit venir pour me dire que l'enfant et moi nous étions trop beaux à présent pour rester plus longtemps à Livourne, que cela pourrait donner lieu à de nouveaux bruits, bien qu'il n'y eût rien à me reprocher que l'enfant, dont tout le monde ne connaissait pas l'origine; que Hyeronimo n'avait plus que six semaines pour achever sa peine, après quoi il pourrait revenir en liberté rejoindre, dans notre montagne, sa femme, son fils, sa mère et son oncle, et qu'il convenait que je disparusse immédiatement de Livourne, où ma jeunesse et ma figure faisaient trop de bruit et de scandale.
Je la remerciai de ses bontés, j'embrassai les deux chiens, mes fidèles gardiens à la cour; je dis adieu en pleurant à Hyeronimo, et je partis en sanglotant, avant le soir, pour la cabane, avec mon enfant sur le dos; je laissai ma zampogne à Hyeronimo pour le délasser de mon absence. Il y a justement demain six semaines qu'il doit être libre des galères; peut-être, monsieur, le voilà qui débouche sur le pont de Lucques où j'ai tant pleuré un jour.
Elle prêta l'oreille du côté du pont.
CCLXXIII
Après être restée un moment l'oreille tendue du côté du pont, comme si elle devinait le pas de son amant et de son époux, un faible grincement de zampogne se confondit avec le vent, semblable au bourdonnement d'un moucheron, le soir, au soleil couchant, s'éteignit, se reprit, se grossit, et finissant par ne plus laisser de doute, monta rapidement par la montagne et finit par remplir l'oreille de Fior d'Aliza.
—Ah! c'est lui, j'ai reconnu l'air, s'écria-t-elle, et, pâlissant comme si elle allait tomber à terre, ramassant l'enfant dans le berceau, elle le prit dans son sein, l'embrassa, et, s'échappant avec lui vers la porte, courut avec la rapidité de la pierre lancée de haut, au devant d'Hyeronimo!...
Nous la perdîmes de vue en un clin d'œil, et je restai seul avec les vieillards.
. . . . . . . . . . . . .
J'aurais voulu assister à cette scène de retour et de l'amour dans cette solitude; puis, je réfléchis que le bonheur suprême a ses mystères comme les extrêmes douleurs que rien ne doit profaner à de tels moments et à de tels retours que l'œil de Dieu; que je gênerais involontairement, malgré moi, l'échange de sentiments et de pensées qui allaient précipiter ce beau jeune homme des bras de sa sposa aux bras de son oncle et de sa mère dans des paroles et dans des silences que ma présence intimiderait et qui ne retrouveraient plus jamais l'occasion de se rencontrer dans la vie.
Je fis un signe à mon chien et nous disparûmes.
CCLXXIV
Je remontai seul encore au grand châtaignier; les dernières feuilles tombaient humides sous le beau vent d'équinoxe qui résonnait par bouffées dans la montagne, comme l'orgue de la Toussaint dans la cathédrale des couvents lointains.
Fior d'Aliza jouait avec son enfant sous le rayon du soleil qui tombait de l'arbre dépouillé, à travers les rameaux. Le père et la tante écorçaient les châtaignes que les premières gelées avaient fait fendre sous les feuilles jaunies, et l'heureux Hyeronimo relevait avec de la terre légèrement mouillée le bourrelet de glaise durcie que l'été avait desséché sur le coup de hache des bûcherons, quand il avait donné sa vie pour la vie de l'arbre.
Le bonheur était incrusté sur toutes les figures, comme si aucun accident de la vie ne pouvait jamais l'altérer. Seulement le père Hilario ne pouvait plus sortir du couvent à cause de ses infirmités croissantes, et la reconnaissante famille lui préparait un panier de châtaignes choisies, que Hyeronimo et Fior d'Aliza devaient lui porter, le lendemain, au monastère, en souvenir du salut qu'ils lui devaient.
CCLXXV
J'entrai avec eux dans leurs cabanes; tout y était propre, vivant, joyeux, même le petit chien à trois pattes qui me reconnut et me fit fête, parce qu'il se souvenait de m'avoir vu le soir du retour de son jeune maître. Les caresses de ce pauvre animal m'attestèrent une fois de plus combien il prend part aux douleurs et aux joies de l'homme.
Je me rafraîchis avec eux. Jamais Fior d'Aliza n'avait été plus belle; elle portait son enfant comme une vierge de Raphaël, ignorant comment ce fruit d'innocence lui était venu dans une nuit de mort! Elle le regardait sans cesse comme pour voir si c'était un miracle ou un vrai enfant des hommes! puis, reconnaissant dans ses yeux la couleur des siens, et sur ses lèvres le rire gai et tendre d'Hyeronimo, elle le rapprochait de son visage et le baisait avec cette sorte d'ivresse que l'enfant à la mamelle donne à sa mère.
—Que le bon Dieu bénisse à jamais cet arbre, cette maison et cette famille, dis-je tout bas en me retirant; ils sont heureux, et que leur bonheur se perpétue d'âge en âge et de génération en génération!
FIN
CXXXIe ENTRETIEN
LITTÉRATURE RUSSE
IVAN TOURGUENEFF
I
La littérature est comme le soleil: elle éclaire tour à tour l'horizon des peuples.
Quand ils ont fini ou accompli à demi leurs migrations mystérieuses des confins de l'Orient aux confins de l'Europe; quand ils ont conquis un vaste territoire inhabité ou presque désert, qu'ils s'y sont établis avec leurs hordes populeuses, leurs mœurs traditionnelles et leurs facultés de croissance gigantesques et presque indéfinies; quand ils se sont fait place par le premier génie des nations, le génie sauvage de la guerre, accompagné du génie de l'unité ou de l'ordre, sous des chefs absolus; quand ils commencent à jouir de l'agriculture, de l'aisance, du loisir, ils se civilisent, ils se policent, ils songent par instinct à se procurer les douceurs et les gloires de l'existence.
Les poëtes, ces précurseurs des littératures, naissent parmi eux; les conteurs leur succèdent; quelques historiens, jaloux de retrouver dans le passé fabuleux les traces du chemin que leurs races ont fait à travers le monde, recherchent ces traces dans les vieilles traditions et les gravent avec orgueil dans leurs annales. Ces peuples fondent des capitales improvisées, comme Pétersbourg; des étapes d'un moment dans des climats inhabitables, aux bords de la mer, pour surveiller de là des voisins plus avancés qu'eux-mêmes dans les arts de la navigation; puis, lorsque le péril est passé, ils passent dans de meilleurs climats et bâtissent, comme en Crimée, aux bords d'autres mers, des capitales d'avenir, pour porter leurs yeux et attirer leurs cœurs vers des empires croulants, qui offrent à leur espoir des capitales définitives, où le soleil et l'ambition les invitent. C'est alors aussi que la littérature commence à les visiter et qu'ils s'essayent, à leur tour, à charmer le monde, après l'avoir menacé.
C'est alors que Karamsin écrit, d'une main encore novice, l'histoire nationale de la Russie; que Pouschkine ou Lamanof chantent leurs poëmes, auxquels il ne manque que l'originalité; c'est alors, enfin, que des écrivains à formes moins prétentieuses, comme Ivan Tourgueneff, dont nous nous occupons en ce moment, écrivent avec une originalité à la fois savante et naïve ces romans ou ces nouvelles, poëmes épiques des salons, où les mœurs de leur nation sont représentées avec l'étrangeté de leur origine, la poésie des steppes et la grâce de la jeunesse des peuples.
C'est alors aussi que la Russie prend sa place dans la famille littéraire de l'Europe, avec une saveur de l'Asie que le comte de Maistre avait respirée à Moscou et qui lui a valu en France une popularité biblique.
Le goût du terroir reste à l'homme comme au jus du raisin. Bien qu'élevé à Berlin et vivant à Paris, le génie d'Ivan Tourgueneff a l'arrière-goût de Russie. C'est une partie de son charme.
II
Je connais légèrement Ivan Tourgueneff. Retenu seul à Paris, en 1861, pendant les chaleurs d'un brûlant été, j'ouvris par oisiveté un de ses volumes: les Chasseurs russes. Je passai beaucoup d'heures solitaires pendant l'ardeur du jour, étendu nonchalamment sur un canapé dans une chambre obscure, à attendre que le soleil baissât pour me permettre d'aller respirer la brise du soir dans les bois de Meudon. Je lisais le premier ouvrage de Tourgueneff: les Chasseurs russes, et je faisais durer autant que possible le plaisir, en posant souvent le volume sur mes genoux et en m'enivrant des mœurs naïves et des charmantes images dont chacune de ces nouvelles était un recueil délicieux. Quand j'eus fini, je cherchai à me procurer tout ce que les traductions pouvaient me permettre de savourer du même écrivain. Je passai, avec lui et grâce à lui, tout un été dans ce même ravissement d'imagination.
J'appris qu'il habitait Paris. L'intervention d'une femme lettrée, cosmopolite, ravissante de figure et d'esprit, me valut le plaisir de le connaître. Il me donna tous ses ouvrages; je les emportai à la campagne; j'aurais voulu emporter l'auteur!
III
Le comte Ivan Tourgueneff touche à cet âge où l'homme précoce sort de la première jeunesse pour s'approcher de la maturité. Quelques filets de cheveux blancs, au-dessous des tempes, se mêlent aux touffes épaisses et noirâtres de sa vigoureuse chevelure légèrement bouclée. Son aspect tient du lion-homme de nos vieilles armoiries. Son front est plane, élevé, lumineux, comme une façade de temple antique, sous la lisière d'une sombre forêt. Ses yeux sereins et calmes, teintés de bleu, s'ouvrent à fleur de tête sous une vaste arcade frontale pour laisser entrer et sortir la pensée haute, fière et douce, sans obstacle; la bienveillance en tempère la clarté; ils regardent franchement et se laissent regarder jusqu'au fond, comme des yeux de jeunes filles qui n'ont rien à cacher. Son nez couvert et large prolonge la largeur du front; sa bouche, où la fermeté s'unit à la grâce, a la cordialité d'une nature ouverte qui sourit quelquefois à sa propre pensée. Sa taille est gigantesque et ses membres robustes semblent plutôt faits pour manier la hache d'armes ou la lance que la plume. On sent dans son attitude, un peu indolente, l'énergique enfant d'une race croissante, qui amuse son oisiveté à des jeux littéraires, en attendant que son pays l'appelle aux combats. C'est le Russe, le Russe d'Alexandre, civilisé et discipliné par sa force même; croissant, comme un vaste chêne du Nord, sans changer de place, mais étouffant par sa croissance naturelle les plantes étiolées qui veulent faire obstacle à sa grandeur. Le droit divin de l'avenir respire en lui. Héritier du Scythe et du Slave, il a la vigueur sauvage du premier et la flexibilité du second.
Tel est exactement Tourgueneff.
IV
Il porte sa noblesse dans tout son extérieur. Il est né, en effet, d'une haute race aristocratique dans la Russie orientale; à Orel.
Sa famille, après l'avoir élevé dans les champs et dans les neiges du gouvernement de Toula, l'envoya achever son éducation à Pétersbourg et à Moscou, puis la raffiner à Berlin parmi ces Allemands distingués qui ont Gœthe pour poëte, Hegel pour philosophe. Il s'y polit et revint en Russie, déjà poëte et philosophe, pour servir son empereur dans les corps de la noblesse.
La guerre ne secondant pas alors son ambition et son ardeur militaire, il franchit l'Allemagne et vint à Paris pour y soigner l'éducation d'une jeune enfant qu'il appelle sa fille. C'est là qu'il vit, entre sa fille, ses livres, ses amis très-choisis et ses rares compatriotes, allant de temps en temps en Russie visiter ses propriétés et raviver dans son cœur les souvenirs de son heureuse enfance; cosmopolite par sa résidence, Moscovite par son cœur, homme éminent par tout.
V
Il avait débuté à Pétersbourg, dans un journal littéraire, par des Essais qui firent une vive impression pendant quelque temps, qui ne furent point contrariés ni interdits par le gouvernement, mais que leur tendance plus libérale que le climat lui fit néanmoins suspendre au bout de quelques mois. Ces Essais en langue russe lui donnèrent la révélation de son talent. Il les poursuivit à Berlin, après avoir quitté le service militaire. Il vint enfin en France, pays auquel il s'attacha par l'attrait du cœur et des arts.
Voilà tout ce que je sais de Tourgueneff jusqu'à ce moment. C'est le parfait gentilhomme étranger, naturalisé par le génie dans la vraie patrie des lettres.
Je dis génie et je ne le dis point par politesse.
VI
Il y a beaucoup de talent dans notre pays; le génie y est rare comme partout ailleurs.
J'entends par génie, le caractère transcendant du talent, cette physionomie de l'esprit qui vous frappe au premier coup d'œil dans un homme de lettre, ou dans un homme politique, soit par la nouveauté inattendue, soit par la force de l'acte, de la pensée et du style, et qui vous fait dire: Voilà un homme de génie. L'originalité en tout est le caractère du génie; l'originalité en est le sceau.
Originalité, force, délicatesse sont des signes évidents auxquels il est impossible de ne pas reconnaître le génie.
La force se révèle dans l'acte, l'originalité dans les mœurs, la sensibilité dans le pathétique.
La force ou l'héroïsme ne se trouve que dans l'acte. Cela ne regarde pas l'homme de lettres proprement dit. Bossuet a le style fort; mais qui peut savoir si Bossuet n'eût été très-timide hors de sa chaire? Sa complaisance envers le roi et son exigence envers le pape ne donnent pas une haute idée de sa magnanimité.
La sensibilité, au contraire, ne s'invente pas et ne se joue pas. Elle se révèle par l'expression dans le style, comme le caractère dans la figure. Il est possible de feindre l'esprit, il est impossible de feindre les larmes. Le pathétique est inimitable. Voyez Racine et Fénelon; voyez Virgile, voyez Pétrarque. La tendresse triste forme le fond de leur génie.
VII
Il est difficile de caractériser par aucun de ces grands noms séculaires la littérature russe. Elle n'est pas arrivée encore à l'âge fait, où les noms d'hommes servent à signifier les nations. Elle est jeune, timide, imitative, diverse, comme les enfants. Elle s'essaye et elle s'applaudit quand elle parvient à bien ressembler aux Allemands de l'époque de Gœthe et de Schiller, aux Anglais de l'époque de Shakspeare, de Byron, de Walter Scott, aux Français de l'époque de Voltaire, ou de l'époque indécise de l'émigration, les deux de Maistre.
Il est même impossible de méconnaître dans Tourgueneff une certaine ressemblance avec l'auteur du Lépreux de la vallée d'Aoste, le plus jeune et le plus original des deux de Maistre, surtout dans la touchante histoire de Mou-Mou et du Sourd-Muet.
On ne peut dire quel est le plus pathétique des deux écrivains, dans la description et dans la mort de ce pauvre chien, seul ami et seul consolateur de l'homme. Les larmes qu'on répand ont le même goût, la sensibilité est la même, le récit est aussi parfait, la main aussi délicate. Deux frères ne se ressembleraient pas davantage: jumeaux du génie qui ont sucé le même lait.
Mais à cela près, Tourgueneff est très-supérieur à de Maistre, l'auteur du Lépreux. De Maistre est une source cachée dans un recoin des Alpes; Tourgueneff est intarissable, grand, fécond, varié comme un fleuve de la Moscovie roulant ses grandes eaux à la Crimée ou à la Baltique, à travers les plaines de la Russie. Son seul malheur est de n'avoir pas encore trouvé ou inventé, comme Balzac ou madame Sand, un de ces vastes sujets humains où l'écrivain, réunissant à un centre commun tous les fils de son imagination, compose un tableau qui saisit tout l'homme, au lieu de faire des portraits à bordures trop étroites. Mais il est jeune; et le monde, qu'il voit maintenant d'un point de vue plus général, lui fournira peut-être des conceptions idéales, égales à son splendide talent. On ne sent nulle part chez lui les bornes de son imagination. On sent qu'il s'arrête parce qu'il veut s'arrêter, mais que sa brièveté vient de sa volonté et non de son impuissance.
VIII
Le principal mérite de ces Essais russes de Tourgueneff est de nous faire connaître, classe par classe, homme par homme, les mœurs encore peu connues de l'immense population de l'empire. Depuis le seigneur de village jusqu'au starost, chargé par lui de la direction des cultures et du gouvernement des paysans; jusqu'à la dernière catégorie de ces paysans, hier esclaves, aujourd'hui libres, grâce à la courageuse initiative de l'empereur, tout entre dans le cadre, tout s'y meut, tout y parle, tout y agit avec la candeur de la nature. C'est le daguerréotype de la nature moscovite. On voyagerait dans tous les villages de l'empire, qu'on s'y reconnaîtrait comme dans son propre pays. Le paysan bon, doux, soumis; le domestique paresseux, fier, oppresseur; le maître indolent; sa femme et ses filles lentes et oisives, un peu vaniteuses; les jeunes gens du voisinage venant passer leurs semestres dans les familles amies, occupés à faire l'agrément des jeunes filles, à danser, à monter à cheval, à chasser, à pêcher, à lire les livres nouveaux arrivés de Paris à Moscou, de Moscou dans leurs villages: en tout, des caractères extrêmement effacés, très-doux, très-tristes, plutôt féminins que sauvages.
Tel est l'ensemble des mœurs russes peintes à fresque par Tourgueneff. Cela est complétement d'accord avec ce que les voyageurs nous en rapportent. On y sent l'Asie molle et obéissante dans le Nord. Si le peintre n'était que peintre, cela serait facilement monotone et fastidieux; mais le peintre est poëte dans l'invention et dans la description de ses sujets. Il vit, il sent, il palpite, il invente ou il raconte avec naturel, sympathie, chaleur, finesse. C'est le romancier des steppes. On les parcourt avec lui sans lassitude et sans ennui. On les aime, on s'y passionne, on vit de leur vie, on pleure de leurs larmes. On y devient mélancolique de leur mélancolie, mais on n'en est jamais saturé. La parfaite vérité, la naïveté touchante des personnages, la simplicité vraisemblable et probablement vraie des aventures vous retiennent et vous captivent fortement par le charme sans prétention de l'auteur.
Son talent, neuf, original et délicat, quoique précis, répand sur ses descriptions et sur ses récits des formes et des couleurs qu'aucun artifice de composition n'aurait pu inventer. Tout se tient, tout est logique, tout est calqué sur nature.
Ces livres ne pouvaient être écrits qu'en Russie et par un Russe. Il est l'aurore d'une littérature qui s'introduit par le roman dans le monde.
Parcourons-le et citons-le à grandes pages, le roman de mœurs ne peut pas se comprendre ou s'admirer autrement. Un poëte peut condenser un immense génie en quelques vers, un écrivain en prose ne peut donner une idée de lui que par grands fragments. Ce sera notre excuse et ce sera le charme du lecteur intelligent.
IX
Nous vous avons dit en commençant cet entretien que le jeune Tourgueneff, après avoir dépensé son adolescence en plein air et en pleins champs dans les terres de sa famille, était venu achever son éducation à Moscou, à Pétersbourg, à Berlin, et que, sollicité par une vocation puissante et naturelle, il avait publié de premiers Essais dans une revue littéraire russe, pendant qu'il faisait ses premières armes dans un corps de noblesse, à Pétersbourg. Il débuta par les Chasseurs russes, dont la collection réunie forme aujourd'hui deux volumes. C'étaient les premiers souvenirs et les mentions les plus fraîches de sa vie vagabonde d'enfance, devenues ainsi les annales pittoresques des steppes de son pays. Je possède ce recueil et je vais vous en ouvrir quelques chapitres qui, je crois, ne vous laisseront pas libres de ne pas lire tout, si vous avez comme moi le goût du vrai, le sentiment du fin et la passion de l'originalité.
Lisons d'abord ensemble et en les abrégeant par quelques analyses succinctes la première et la plus intéressante de ces nouvelles. Elle est intitulée les Deux Amis.
Voyez comme cela commence, comme toute chose et comme tout le monde.
RÉCIT
LES DEUX AMIS
Au printemps de l'année 181..., un jeune homme de vingt-six ans, nommé Boris Andréitch Viasovnine, venait de quitter ses fonctions officielles pour se vouer à l'administration des domaines que son père lui avait légués dans une des provinces de la Russie centrale. Des motifs particuliers l'obligeaient, disait-il, à prendre cette décision, et ces motifs n'étaient point d'une nature agréable. Le fait est que, d'année en année, il voyait ses dettes s'accroître et ses revenus diminuer. Il ne pouvait plus rester au service, vivre dans la capitale, comme il avait vécu jusque-là, et, bien qu'il renonçât à regret à sa carrière de fonctionnaire, la raison lui prescrivait de rentrer dans son village pour mettre ordre à ses affaires.
À son arrivée, il trouva sa propriété fort négligée, sa métairie en désordre, sa maison dégradée. Il commença par prendre un autre staroste, diminua les gages de ses gens, fit nettoyer un petit appartement dans lequel il s'établit, et clouer quelques planches au toit ouvert à la pluie. Là se bornèrent d'abord ses travaux d'installation; avant d'en faire d'autres, il avait besoin d'examiner attentivement ses ressources et l'état de ses domaines.
Cette première tâche accomplie, il s'appliqua à l'administration de son patrimoine, mais lentement, comme un homme qui cherche pour se distraire à prolonger le travail qu'il a entrepris. Ce séjour rustique l'ennuyait de telle sorte, que très-souvent il ne savait comment employer toutes les heures de la journée qui lui semblaient si longues. Il y avait autour de lui quelques propriétaires qu'il ne voyait pas, non point qu'il dédaignât de les fréquenter, mais parce qu'il n'avait pas eu occasion de faire connaissance avec eux. En automne, enfin, le hasard le mit en rapport avec un de ses plus proches voisins, Pierre Vasilitch Kroupitzine, qui avait servi dans un régiment de cavalerie et s'était retiré de l'armée avec le grade de lieutenant.
Entre les paysans de Boris Andréitch et ceux du lieutenant Pierre Vasilitch, il existait depuis longtemps des difficultés pour le partage de deux bandes de prairie de quelques ares d'étendue. Plus d'une fois, ce terrain en litige avait occasionné entre les deux communautés des actes d'hostilité. Les meules de foin avaient été subrepticement enlevées et transportées en une autre place. L'animosité s'accroissait de part et d'autre, et ce fâcheux état de choses menaçait de devenir encore plus grave. Par bonheur, Pierre Vasilitch, qui avait entendu parler de la droiture d'esprit et du caractère pacifique de Boris, résolut de lui abandonner à lui-même la solution de cette question. Cette démarche de sa part eut le meilleur résultat. D'abord, la décision de Boris mit fin à toute collision; puis, par suite de cet arrangement, les deux voisins entrèrent en bonnes relations l'un avec l'autre, se firent de fréquentes visites, et enfin en vinrent à vivre en frères presque constamment.
Entre eux pourtant, dans leur extérieur comme dans la nature de leur esprit, il y avait peu d'analogie. Boris, qui n'était pas riche, mais dont les parents autrefois étaient riches, avait été élevé à l'université et avait reçu une excellente éducation. Il parlait plusieurs langues, il aimait l'étude et les livres; en un mot, il possédait les qualités d'un homme distingué. Pierre Vasilitch, au contraire, balbutiait à peine quelques mots de français, ne prenait un livre entre ses mains que lorsqu'il y était en quelque sorte forcé, et ne pouvait être classé que dans la catégorie des gens illettrés.
Par leur extérieur, les deux nouveaux amis ne différaient pas moins l'un de l'autre. Avec sa taille mince, élancée, sa chevelure blonde, Boris ressemblait à un Anglais. Il avait des habitudes de propreté extrême, surtout pour ses mains, s'habillait avec soin, et avait conservé dans son village, comme dans la capitale, la coquetterie de la cravate.
Pierre Vasilitch était petit, un peu courbé. Son teint était basané, ses cheveux noirs. En été comme en hiver, il portait un paletot-sac en drap bronzé, avec de grandes poches entre-bâillées sur les côtés. «J'aime cette couleur de bronze, disait-il, parce qu'elle n'est pas salissante;» mais le drap qu'elle décorait était bel et bien taché.
Boris Andréitch avait des goûts gastronomiques élégants, recherchés. Pierre mangeait, sans y regarder de si près, tout ce qui se présentait, pourvu qu'il y eût de quoi satisfaire son appétit. Si on lui servait des choux avec du gruau, il commençait par savourer les choux, puis attaquait résolûment le gruau. Si on lui offrait une liquide soupe allemande, il acceptait cette soupe avec le même plaisir, et entassait le gruau sur son assiette.
Le kwas était sa boisson favorite et, pour ainsi dire, sa boisson nourricière. Quant aux vins de France, particulièrement les vins rouges, il ne pouvait les souffrir, et déclarait qu'il les trouvait trop aigres.
En un mot, les deux voisins étaient fort différents l'un de l'autre. Il n'y avait entre eux qu'une ressemblance, c'est qu'ils étaient tous deux également honnêtes et bons garçons. Pierre était né avec cette qualité, et Boris l'avait acquise. Nous devons dire en outre que ni l'un ni l'autre n'avaient aucune passion dominante, aucun penchant, ni aucun lien particulier. Ajoutons enfin, pour terminer ces deux portraits, que Pierre était de sept ou huit ans plus âgé que Boris.
Dans leur retraite champêtre, l'existence des deux voisins s'écoulait d'une façon uniforme. Le matin, vers les neuf heures, Boris ayant fait sa toilette et revêtu une belle robe de chambre qui laissait à découvert une chemise blanche comme la neige, s'asseyait près de la fenêtre avec un livre et une tasse de thé. La porte s'ouvrait, et Pierre Vasilitch entrait dans son négligé habituel. Son village n'était qu'à une demi-verste de celui de son ami, et très-souvent il n'y retournait pas. Il couchait dans la maison de Boris.
«Bonjour! disaient-ils tous deux en même temps. Comment avez-vous passé la nuit?» Alors Théodore, un petit domestique de quinze ans, s'avançait avec sa casaque, ses cheveux ébouriffés, apportait à Pierre la robe de chambre qu'il s'était fait faire en étoffe rustique. Pierre commençait par faire entendre un cri de satisfaction, puis se parait de ce vêtement, ensuite se servait une tasse de thé et préparait sa pipe. Alors l'entretien s'engageait, un entretien peu animé, et coupé par de longs intervalles et de longs repos. Les deux amis parlaient des incidents de la veille, de la pluie et du beau temps, des travaux de la campagne, du prix des récoltes, quelquefois de leurs voisins et de leurs voisines.
Au commencement de ses relations avec Boris, souvent Pierre s'était cru obligé, par politesse, de le questionner sur le mouvement et la vie des grandes villes; sur divers points scientifiques ou industriels, parfois même sur des questions assez élevées. Les réponses de Boris l'étonnaient et l'intéressaient. Bientôt pourtant il se sentit fatigué de cette investigation; peu à peu il y renonça, et Boris n'éprouvait pas un grand désir de l'y ramener. De loin en loin, il arrivait encore que tout à coup Pierre s'avisait de formuler quelque difficile question comme celle-ci: «Boris, dites-moi donc ce que c'est que le télégraphe électrique?» Boris lui expliquait le plus clairement possible cette merveilleuse invention, après quoi Pierre, qui ne l'avait pas compris, disait: «C'est étonnant!» Puis il se taisait, et de longtemps il ne se hasardait à aborder un autre problème scientifique.
Que si l'on veut savoir quelle était, la plupart du temps, la causerie des deux amis, en voici un échantillon:
Pierre, ayant retenu dans sa bouche la fumée de sa pipe, et la lançant en bouffées impétueuses par ses narines, disait à Boris: «Quelle est donc cette jeune fille que j'ai vue tout à l'heure à votre porte?»
Boris aspirait une bouffée de son cigare, humait une cuillerée de thé froid, et répondait: «Quelle jeune fille?»
Pierre se penchait sur le bord de la fenêtre, regardait dans la cour le chien qui mordillait les jambes nues d'un petit garçon, puis ajoutait: «Une jeune fille blonde qui n'est, ma foi, pas laide.
—Ah! reprenait Boris après un moment de silence. C'est ma nouvelle blanchisseuse.
—D'où vient-elle?
—De Moscou, où elle a fait son apprentissage.»
Après cette réponse, nouveau silence.
«Combien avez-vous donc de blanchisseuses? demandait de nouveau Pierre en regardant attentivement les grains de tabac qui s'allumaient et pétillaient sous la cendre au fond de sa pipe.
—J'en ai trois, répondait Boris.
—Trois! Moi, je n'en ai qu'une; elle n'a presque rien à faire. Vous savez quelle est sa besogne.
—Hum!» murmurait Boris. Et l'entretien s'arrêtait là.
Le temps s'écoulait ainsi jusqu'au moment du déjeuner. Pierre avait un goût particulier pour ce repas, et disait qu'il fallait absolument le faire à midi. À cette heure-là, il s'asseyait à table d'un air si heureux et avec un si bon appétit, que son aspect seul eût suffi pour réjouir l'humeur gastronomique d'un Allemand.
Boris Andréitch avait des besoins très-modérés. Il se contentait d'une côtelette, d'un morceau de poulet ou de deux œufs à la coque. Seulement il assaisonnait ses repas d'ingrédients anglais disposés dans d'élégants flacons qu'il payait fort cher. Bien qu'il ne pût user de cet appareil britannique sans une sorte de répugnance, il ne croyait pas pouvoir s'en passer.
Entre le déjeuner et le dîner, les deux voisins sortaient, si le temps était beau, pour visiter la ferme ou pour se promener, ou pour assister au dressage des jeunes chevaux. Quelquefois Pierre conduisait son ami jusque dans son village et le faisait entrer dans sa maison.
Cette maison, vieille et petite, ressemblait plus à la cabane d'un valet qu'à une habitation de maître. Sur le toit de chaume, où nichaient diverses familles d'oiseaux, s'élevait une mousse verte. Des deux corps de logis construits en bois, jadis étroitement unis l'un à l'autre, l'un penchait en arrière, l'autre s'inclinait de côté et menaçait de s'écrouler. Triste à voir au dehors, cette maison ne présentait pas un aspect plus agréable au dedans. Mais Pierre, avec sa tranquillité et sa modestie de caractère, s'inquiétait peu de ce que les riches appellent les agréments de la vie, et se réjouissait de posséder une maisonnette où il pût s'abriter dans les mauvais temps. Son ménage était fait par une femme d'une quarantaine d'années, nommée Marthe, très-dévouée et très-probe, mais très-maladroite, cassant la vaisselle, déchirant le linge, et ne pouvant réussir à préparer un mets dans une condition convenable. Pierre lui avait infligé le surnom de Caligula.
Malgré son peu de fortune, le bon Pierre était très-hospitalier; il aimait à donner à dîner, et s'efforçait surtout de bien traiter son ami Boris. Mais, par l'inhabileté de Marthe, qui, dans l'ardeur de son zèle, courait impétueusement de côté et d'autre, au risque de se rompre le cou, le repas du pauvre Pierre se composait ordinairement d'un morceau d'esturgeon desséché et d'un verre d'eau-de-vie, très-bonne, disait-il en riant, contre l'estomac. Le plus souvent, après la promenade, Boris ramenait son ami dans sa demeure plus confortable. Pierre apportait au dîner le même appétit qu'au repas du matin, puis se retirait à l'écart pour faire une sieste de quelques heures. Pendant ce temps, Boris lisait les journaux étrangers.
Le soir, les deux amis se rejoignaient encore dans une même salle. Quelquefois ils jouaient aux cartes. Quelquefois ils continuaient leur nonchalante causerie. Quelquefois Pierre détachait de la muraille une guitare et chantait d'une voix de ténor assez agréable. Il avait pour la musique un goût beaucoup plus décidé que Boris, qui ne pouvait prononcer le nom de Beethoven sans un transport d'admiration, et qui venait de commander un piano à Moscou. Dès que Pierre se sentait enclin à la tristesse ou à la mélancolie, il chantait en nasillant légèrement une des chansons de son régiment. Il accentuait surtout certaines strophes, telles que celle-ci: «Ce n'est pas un Français, c'est un conscrit qui nous fait la cuisine. Ce n'est pas pour nous que l'illustre Rode doit jouer, ni pour nous que Cantalini chante. Eh! trompette, sonne-nous l'aubade; le maréchal des logis nous présente son rapport.» Parfois Boris essayait de l'accompagner, mais sa voix n'était ni très-juste ni très-harmonieuse.
À dix heures, les deux amis se disaient bonsoir et se quittaient, pour recommencer le lendemain la même existence.
Un jour qu'ils étaient assis l'un en face de l'autre, selon leur habitude, Pierre, regardant fixement Boris, lui dit tout à coup d'un ton expressif:
«Il y a une chose qui m'étonne, Boris.
—Quoi donc?
—C'est de vous voir, vous si jeune encore, et avec vos qualités d'esprit, vous astreindre à rester dans un village.
—Mais vous savez bien, répondit Boris, surpris de cette remarque, vous savez bien que les circonstances m'obligent à ce genre de vie.
—Quelles circonstances? Votre fortune n'est-elle pas assez considérable pour vous assurer partout une honnête existence? Vous devriez entrer au service.»
Et, après un moment de silence, il ajouta:
«Vous devriez entrer dans les uhlans.
—Pourquoi dans les uhlans?
—Il me semble que c'est là ce qui vous conviendrait le mieux.
—Vous, pourtant, vous avez servi dans les hussards.
—Oui! s'écria Pierre avec enthousiasme. Et quel beau régiment! Dans le monde entier, il n'en existe pas un pareil; un régiment merveilleux; colonel, officiers..., tout était parfait... Mais vous, avec votre blonde figure, votre taille mince, vous seriez mieux dans les uhlans.
—Permettez, Pierre. Vous oubliez qu'en vertu des règlements militaires, je ne pourrais entrer dans l'armée qu'en qualité de cadet. Je suis bien vieux pour commencer une telle carrière, et je ne sais pas même si à mon âge on voudrait m'y admettre.
—C'est vrai... répliqua Pierre à voix basse. Eh bien, alors, reprit-il en levant subitement la tête, il faut vous marier.
—Quelles singulières idées vous avez aujourd'hui!
—Pourquoi donc singulières? Quelle raison avez-vous de vivre comme vous vivez et de perdre votre temps? Quel intérêt peut-il y avoir pour vous à ne pas vous marier?
—Il ne s'agit pas d'intérêt.
—Non, reprit Pierre avec une animation extraordinaire, non, je ne comprends pas pourquoi, de nos jours, les hommes ont un tel éloignement pour le mariage... Ah! vous me regardez... Mais moi j'ai voulu me marier, et l'on n'a pas voulu de moi. Vous qui êtes dans des conditions meilleures, vous devez prendre un parti. Quelle vie que celle du célibataire! Voyez un peu, en vérité, les jeunes gens sont étonnants...»
Après cette longue tirade, Pierre secoua sur le dos d'une chaise la cendre de sa pipe, et souffla fortement dans le tuyau pour le nettoyer.
«Qui vous dit, mon ami, repartit Boris, que je ne songe pas à me marier?»
En ce moment, Pierre puisait du tabac au fond de sa blague en velours ornée de paillettes, et d'ordinaire il effectuait très-gravement cette opération. Les paroles de Boris lui firent faire un mouvement de surprise.
«Oui, continua Boris, trouvez-moi une femme qui me convienne et je l'épouse.
—En vérité?
—Non..., vous plaisantez?
—Je vous assure que je ne plaisante pas.»
Pierre alluma sa pipe; puis, se tournant vers Boris:
«Eh bien! c'est convenu, dit-il, je vous trouverai une femme.
—À merveille! Mais, maintenant, dites-moi, pourquoi voulez-vous me marier?
—Parce que, tel que je vous connais, je ne vous crois pas capable de régler vous-même cette affaire.
—Il m'a semblé, au contraire, reprit Boris en souriant, que je m'entendais assez bien à ces sortes de choses.
—Vous ne me comprenez pas,» répliqua Pierre, et il changea d'entretien.
Deux jours après, il arriva chez son ami, non plus avec son paletot sac, mais avec un frac bleu, à longue taille, orné de très-petits boutons et chargé de deux manches bouffantes. Ses moustaches étaient cirées, ses cheveux relevés en deux énormes boucles sur le front et imprégnés de pommade. Un col en velours, enjolivé d'un nœud en soie, lui serrait étroitement le cou et maintenait sa tête dans une imposante raideur.
«Que signifie cette toilette? demanda Boris.
—Ce qu'elle signifie? répliqua Pierre en s'asseyant sur une chaise, non plus avec son abandon habituel, mais avec gravité; elle signifie qu'il faut faire atteler votre voiture. Nous partons.
—Et où donc allons-nous?
—Voir une jeune femme.
—Quelle jeune femme?
—Avez-vous donc déjà oublié ce dont nous sommes convenus avant-hier?
—Mais, mon cher Pierre, répondit Boris non sans quelque embarras, c'était une plaisanterie.
—Une plaisanterie! Vous m'avez juré que vous parliez sérieusement, et vous devez tenir votre parole. J'ai déjà fait mes préparatifs.
—Comment? que voulez-vous dire?
—Ne vous inquiétez pas. J'ai seulement fait prévenir une de vos voisines que j'irais lui rendre aujourd'hui une visite avec vous.
—Quelle voisine?
—Patience! vous la connaîtrez. Habillez-vous et faites atteler.
—Mais voyez donc quel temps! reprit Boris, tout troublé de cette subite décision.
—Et allons-nous loin?
—Non; à une quinzaine de verstes de distance.
—Sans même déjeuner? demanda Boris.
—Le déjeuner ne nous occasionnera pas un long retard. Mais, tenez, allez vous habiller; pendant ce temps, je préparerai une petite collation: un verre d'eau-de-vie. Cela ne sera pas long. Nous ferons un meilleur repas chez la jeune veuve.
—Ah! c'est donc une veuve?
—Oui, vous verrez.»
Boris entra dans son cabinet de toilette. Pierre apprêta le déjeuner et fit harnacher les chevaux.
L'élégant Boris resta longtemps enfermé dans sa chambre. Pierre, impatienté, buvait, en fronçant le sourcil, un second verre d'eau-de-vie, lorsque enfin il le vit apparaître vêtu comme un vrai citadin de bon goût. Il portait un pardessus dont la couleur noire se détachait sur un pantalon d'une nuance claire, une cravate noire, un gilet noir, des gants gris glacés; à l'une des boutonnières de son gilet était suspendue une petite chaîne en or qui retombait dans une poche de côté, et de son habit et de son linge frais s'exhalait un doux arôme.
Pierre, en l'observant, ne fit que proférer une légère exclamation et prit son chapeau.
Boris but un demi-verre d'eau-de-vie, et se dirigea avec son ami vers sa voiture.
«C'est uniquement par condescendance pour vous, lui dit-il, que j'entreprends cette course.
—Admettons que ce soit pour moi, répondit Pierre sur lequel l'élégante toilette de son voisin exerçait un visible ascendant, mais peut-être me remercierez-vous de vous avoir fait faire ce petit voyage.»
Il indiqua au cocher la route qu'il devait suivre et monta dans la calèche.
Après un moment de silence pendant lequel les deux amis se tenaient immobiles l'un à côté de l'autre: «Nous allons, dit Pierre, chez madame Sophie Cirilovna Zadnieprovskaïa. Vous connaissez sans doute déjà ce nom?
—Il me semble l'avoir entendu prononcer. Et c'est elle avec qui vous voulez me marier?
—Pourquoi pas? C'est une femme d'esprit, qui a de la fortune et de bonnes façons, des façons de grande ville. Au reste, vous en jugerez. Cette démarche ne vous impose aucun engagement.
—Sans doute. Et quel âge a-t-elle?
—Vingt-cinq ou vingt-six ans, et fraîche comme une pomme.»
La distance à parcourir pour arriver à la demeure de Sophie Cirilovna était beaucoup plus longue que le bon Pierre ne l'avait dit. Boris, se sentant saisi par le froid, plongea son visage dans son manteau de fourrure. Pierre ne s'inquiétait guère en général du froid, et moins encore quand il avait ses habits de grande cérémonie qui l'étreignaient au point de le faire transpirer.
L'habitation de Sophie était une petite maison blanche assez jolie, avec une cour et un jardin, semblable aux maisons de campagne qui décorent les environs de Moscou, mais qu'on ne rencontre que rarement dans les provinces.
En descendant de voiture, les deux amis trouvèrent sur le seuil de la porte un domestique vêtu d'un pantalon gris et d'une redingote ornée de boutons armoriés; dans l'antichambre, un autre domestique assis sur un banc et habillé de la même façon. Pierre le pria de l'annoncer à sa maîtresse, ainsi que son ami. Le domestique répondit qu'elle les attendait, et leur ouvrit la porte de la salle à manger, où un serin sautillait dans sa cage, puis celle du salon, décoré de meubles à la mode, façonnés en Russie, très-agréables en apparence et en réalité très-incommodes.
Deux minutes après, le frôlement d'une robe de soie se fit entendre dans une chambre voisine, puis la maîtresse de la maison entra d'un pas léger. Pierre s'avança à sa rencontre et lui présenta Boris.
«Je suis charmée de vous voir, dit-elle en observant Boris d'un regard rapide. Il y a longtemps que je désirais vous connaître, et je remercie Pierre Vasilitch d'avoir bien voulu me procurer cette satisfaction. Je vous en prie, asseyez-vous.»
Elle-même s'assit sur un petit canapé en aplatissant d'un coup de main les plis de sa robe verte garnie de volants blancs, penchant la tête sur le dossier du canapé, tandis qu'elle avançait sur le parquet deux petits pieds chaussés de deux jolies bottines.
Pendant qu'elle engageait elle-même l'entretien, Boris, assis dans un fauteuil en face d'elle, la regardait attentivement. Elle avait la taille svelte, élancée, le teint brun, la figure assez belle, de grands yeux brillants un peu relevés aux coins de l'orbite comme ceux des Chinoises. L'expression de son regard et de sa physionomie présentait un tel mélange de hardiesse et de timidité qu'on ne pouvait y saisir un caractère déterminé. Tantôt elle clignait ses yeux, tantôt elle les ouvrait dans toute leur étendue, et en même temps sur ses lèvres errait un sourire affecté d'indifférence. Ses mouvements étaient dégagés et parfois un peu vifs. Somme toute, son extérieur plaisait assez à Boris. Seulement il remarquait à regret qu'elle était coiffée étourdiment, qu'elle avait la raie de travers. De plus, elle parlait, selon lui, un trop correct langage, car il avait à cet égard le même sentiment que Pouschkine, qui a dit: «Je n'aime point les lèvres roses sans sourire, ni la langue russe sans quelque faute grammaticale.» En un mot, Sophie Cirilovna était de ces femmes qu'un amant nomme des femmes séduisantes; un mari, des êtres agaçants, et un vieux garçon, des enfants espiègles.
Elle parlait à ses deux hôtes de l'ennui qu'on éprouve à vivre dans un village. «Il n'y a pas ici, disait-elle en appuyant avec afféterie sur l'accentuation de certaines syllabes, il n'y a pas ici une âme avec qui on puisse converser. Je ne sais comment on se résigne à se retirer dans un tel gîte, et ceux-là seuls, ajouta-t-elle avec une petite moue d'enfant, ceux que nous aimerions à voir, s'éloignent et nous abandonnent dans notre triste solitude!»
Boris s'inclina et balbutia quelques mots d'excuse. Pierre le regarda d'un regard qui semblait dire: En voilà une qui a le don de la parole!
«Vous fumez? demanda Sophie en se tournant vers Boris.
—Oui... mais...
—N'ayez pas peur. Je fume aussi.»
À ces mots elle se leva, prit sur la table une boîte en argent, en tira des cigarettes qu'elle offrit à ses visiteurs, sonna, demanda du feu, et un domestique qui avait la poitrine couverte d'un large gilet rouge apporta une bougie.
«Vous ne croiriez pas, reprit-elle en inclinant gracieusement la tête et en lançant en l'air une légère bouffée de fumée, qu'il y a ici des gens qui n'admettent pas qu'une femme puisse savourer un petit cigare. Oui, tout ce qui échappe au vulgaire niveau, tout ce qui ne reste point asservi à la coutume banale est ici sévèrement jugé.
—Les femmes de notre district, dit Pierre Vasilitch, sont surtout très-sévères sur cet article.
—Oui. Elles sont méchantes et inflexibles; mais je ne les fréquente pas, et leurs calomnies ne pénètrent point dans mon solitaire refuge.
—Et vous ne vous ennuyez pas de cette retraite? demanda Boris.
—Non. Je lis beaucoup, et lorsque je suis fatiguée de lire, je rêve, je m'amuse à faire des conjectures sur l'avenir.
—Eh quoi! vous consultez les cartes! s'écria Pierre, étonné.
—Je suis assez vieille pour me livrer à ce passe-temps.
—À votre âge! quelle idée!» murmura Pierre.
Sophie Cirilovna le regarda en clignotant, puis, se retournant vers Boris: «Parlons d'autre chose, dit-elle; je suis sure, monsieur Boris, que vous vous intéressez à la littérature russe?
—Moi... sans doute, répondit avec quelque embarras Boris, qui lisait peu de livres russes, surtout peu de livres nouveaux, et s'en tenait à Pouschkine.
—Expliquez-moi d'où vient la défaveur qui s'attache à présent aux œuvres de Marlinski? Elle me semble très-injuste, n'êtes-vous pas de mon avis?
—Marlinski est certainement un écrivain de mérite, répliqua Boris.
—C'est un poëte, un poëte dont l'imagination nous emporte dans les régions idéales, et maintenant on ne s'applique qu'à peindre les réalités de la vie vulgaire. Mais, je vous le demande, qu'y a-t-il donc de si attrayant dans le mouvement de l'existence journalière, dans le monde, sur cette terre?
—Je ne puis m'associer à votre pensée, répondit Boris en la regardant. Je trouve ici même un grand attrait.»
Sophie sourit d'un air confus. Pierre releva la tête, sembla vouloir prononcer quelques mots, puis se remit à fumer en silence.
L'entretien se prolongea à peu près sur le même ton, courant rapidement d'un sujet à l'autre, sans se fixer sur aucune question, sans prendre aucun caractère décisif. On en vint à parler du mariage, de ses avantages, de ses inconvénients, et de la destinée des femmes en général. Sophie prit le parti d'attaquer le mariage, et peu à peu s'anima, s'emporta, bien que ses deux auditeurs n'essayassent pas de la contredire. Ce n'était pas sans raison qu'elle vantait les œuvres de Marlinski: elle les avait étudiées et en avait profité. Les grands mots d'art, de poésie diapraient constamment son langage.
«Qu'y a-t-il, s'écria-t-elle à la fin de sa pompeuse dissertation, qu'y a-t-il de plus précieux pour la femme que la liberté de pensée, de sentiment, d'action?
—Permettez! répliqua Pierre, dont la physionomie avait pris depuis quelques instants une expression marquée de mécontentement. Pourquoi la femme réclamerait-elle cette liberté? qu'en ferait-elle?
—Comment! selon vous, elle doit être l'attribut exclusif de l'homme?
—L'homme non plus n'en a pas besoin.
—Pas besoin?
—Non. À quoi lui sert cette liberté tant vantée? À s'ennuyer ou à faire des folies.
—Ainsi, repartit Sophie avec un sourire ironique, vous vous ennuyez: car, tel que je vous connais, je ne suppose pas que vous commettiez des folies.
—Je suis également soumis à ces deux effets de la liberté, répondit tranquillement Pierre.
—Très-bien; je ne puis me plaindre de votre ennui: je lui dois peut-être le plaisir de vous voir aujourd'hui.»
Très-satisfaite de cette pointe épigrammatique, Sophie se pencha vers Boris et lui dit à voix basse: «Votre ami se complaît dans le paradoxe.
—Je ne m'en étais pas encore aperçu, repartit Boris.
—En quoi donc me complais-je? demanda Pierre.
—À soutenir des paradoxes.»
Pierre regarda fixement Sophie, puis murmura entre ses dents: «Et moi je sais ce qui vous plairait...»
En ce moment le domestique en gilet rouge vint annoncer que le dîner était servi.
«Messieurs, dit Sophie, voulez-vous bien passer dans la salle à manger?»
Le dîner ne plut ni à l'un ni à l'autre des convives. Pierre Vasilitch se leva de table sans avoir pu apaiser sa faim, et Boris Andréitch, avec ses goûts délicats en matière de gastronomie, ne fut pas plus satisfait de ce repas, bien que les mets fussent servis sous des cloches et que les assiettes fussent chaudes. Le vin aussi était mauvais, en dépit des étiquettes argentées et dorées qui décoraient chaque bouteille.
Sophie Cirilovna ne cessait de parler, tout en jetant de temps à autre un regard impérieux sur ses domestiques. Elle vidait à de fréquents intervalles son verre d'une façon assez leste, en remarquant que les Anglais buvaient très-bien du vin, et que, dans ce district sévère, on trouvait que, de la part d'une femme, c'était un inconvénient.
Après le dîner, elle ramena ses hôtes au salon, et leur demanda ce qu'ils préféraient, du thé ou du café. Boris accepta une tasse de thé, et, après en avoir pris une cuillerée, regretta de n'avoir pas demandé du café. Mais le café n'était pas meilleur. Pierre, qui en avait demandé, le laissa pour prendre du thé, et renonça également à boire cette autre potion.
Sophie Cirilovna s'assit, alluma une cigarette, et se montra très-empressée de reprendre son vif entretien. Ses yeux pétillaient et ses joues étaient échauffées... Mais ses deux visiteurs ne la secondaient pas dans ses dispositions à l'éloquence. Ils semblaient plus occupés de leurs cigares que de ses belles phrases, et, à en juger par leurs regards constamment dirigés du côté de la porte, il y avait lieu de supposer qu'ils songeaient à s'en aller. Boris cependant se serait peut-être décidé à rester jusqu'au soir. Déjà il venait de s'engager dans un galant débat avec Sophie, qui, d'une voix coquette, lui demandait s'il n'était pas surpris qu'elle vécût ainsi seule dans la retraite. Mais Pierre voulait partir, et il sortit pour donner l'ordre au cocher d'atteler les chevaux.
Quand la voiture fut prête, Sophie essaya encore de retenir ses deux hôtes, et leur reprocha gracieusement la brièveté de leur visite. Boris s'inclina, et, par son attitude irrésolue, par l'expression de son sourire, semblait lui dire que ce n'était pas à lui que devaient s'adresser ses reproches. Mais Pierre déclara résolûment qu'il était temps de partir pour pouvoir profiter du clair de lune. En même temps, il s'avançait vers l'antichambre. Sophie offrit sa main aux deux amis, pour leur donner le shakehand, à la façon anglaise. Boris seul accepta cette courtoisie, et serra assez vivement les doigts de la jeune femme. De nouveau elle cligna les yeux, de nouveau elle sourit et lui fit promettre de revenir prochainement. Pierre était déjà dans l'antichambre, enveloppé dans son manteau.
Il s'assit en silence dans la voiture, et, lorsqu'il fut à quelques centaines de pas de la maison de Sophie: «Non, non, murmura-t-il, cela ne va pas.
—Que voulez-vous dire? demanda Boris.
—Cela ne vous convient pas, répéta-t-il avec une expression de dédain.
—Si vous voulez parler de Sophie Cirilovna, je ne puis être de votre avis. C'est une femme, il est vrai, un peu prétentieuse, mais agréable.
—C'est possible dans un certain sens. Mais songez au but que je m'étais proposé en vous conduisant près d'elle».
Boris ne répondit pas.
«Non, reprit Pierre, cela ne va pas. Il lui plaît de nous déclarer qu'elle est épicurienne. Et moi, s'il me manque deux dents au côté droit, je n'ai pas besoin de le dire: on le voit assez. En outre, je vous le demande, est-ce là une femme de ménage? Je sors de chez elle sans avoir pu satisfaire mon appétit. Ah! qu'elle soit spirituelle, instruite, de bon ton, je le veux bien; mais, avant tout, donnez-moi une bonne ménagère, que diable! Je vous le répète, cela ne vous convient pas. Est-ce que ce domestique, avec son gilet rouge, et ces plats recouverts de cloches en fer-blanc, vous ont étonné?
X
Une seconde visite, où Boris se trouve placé à table entre deux sœurs, ne réussit pas mieux.
L'une est trop sémillante, l'autre trop timide.
Les deux amis se rendirent chez un autre voisin, qui vivait seul à la campagne avec une fille nommée Viéra.
Le ridicule de ce solitaire est un peu chargé, mais la charge finit par devenir pathétique.
—Il n'était pas nécessaire que je fusse étonné.
—Je sais ce qu'il vous faut. Je le sais à présent.
—Je vous assure que j'ai été très-content de connaître Sophie Cirilovna.
—J'en suis charmé. Mais elle ne vous convient pas.»
En arrivant à la maison de Boris, Pierre lui dit: «Nous n'en avons pas fini. Je ne vous rends pas votre parole.
—Je suis à votre disposition, répondit Boris.
—Très-bien.»
Une semaine entière s'écoula à peu près comme les autres, si ce n'est que Pierre disparaissait quelquefois pendant une grande partie de la journée. Un matin, il se présenta de nouveau chez son ami, dans ses vêtements d'apparat, et invita Boris à venir faire avec lui une autre visite.
«Où me conduisez-vous aujourd'hui? demanda Boris, qui avait attendu cette seconde invitation avec une certaine impatience, et qui se hâta de faire atteler son traîneau, car l'hiver était venu et les voitures étaient remisées pour plusieurs mois.
—Je veux vous présenter dans une très-honorable maison, à Tikodouïef. Le maître de cette maison est un excellent homme qui s'est retiré du service avec le grade de colonel. Sa femme est une personne fort recommandable, et il y a là deux jeunes filles fort gracieuses, qui ont reçu une éducation du premier ordre et qui, en outre, ont de la fortune. Je ne sais laquelle des deux vous plaira le plus. L'une est vive et animée, l'autre un peu trop timide; mais toutes deux sont de vrais modèles. Vous verrez.
—Et comment s'appelle le père?
—Calimon Ivanitch.
—Calimon! Quel singulier nom. Et la mère?
—Pélagie Ivanovna. L'une de ses filles s'appelle aussi Pélagie; l'autre Émérance.
Quelques jours se passèrent. Boris s'attendait à être promptement invité à une autre excursion; mais Pierre semblait avoir renoncé à ses projets. Pour l'y ramener, Boris se mit à parler de la jeune veuve et de la famille Calimon. Il disait qu'on ne pouvait bien juger les choses en un premier aperçu, qu'il faudrait revoir, et il faisait d'autres insinuations que le cruel Pierre s'obstinait à ne pas vouloir comprendre. À la fin, Boris, impatienté de cette froide réserve, lui dit un matin:
«Eh quoi! mon ami, est-ce à moi à présent de vous rappeler vos promesses?
—Quelles promesses?
—Ne vous souvenez-vous plus que vous voulez me marier? J'attends.
—Vous avez des prétentions trop difficiles à satisfaire, le goût trop délicat. Il n'y a pas dans ce district une femme qui puisse vous convenir.
—Ah! ce n'est pas bien à vous, Pierre, de renoncer si vite à votre entreprise. Nous n'avons fait encore que deux essais infructueux; est-ce une raison pour désespérer? D'ailleurs, la veuve ne m'a point déplu. Si vous m'abandonnez, je retourne près d'elle.
—Allez à la grâce de Dieu!
—Pierre, je vous assure très-sérieusement que je désire me marier. Faites-moi donc connaître une autre femme.
—Je n'en connais pas dans tout ce canton.
—C'est impossible; vous ne pouvez pas me faire croire qu'il n'existe pas une agréable personne à plusieurs lieues à la ronde.
—Voyons, réfléchissez, cherchez un peu dans votre esprit.»
Pierre mordait le bout d'ambre de sa pipe. Après un long silence, il reprit:
«Je pourrais bien vous indiquer encore Viéra Barçoukova. Une très-brave fille! Mais elle ne vous convient pas.
—Et pourquoi?
—Parce qu'elle est trop simple.
—Tant mieux!
—Et son père est si bizarre!
—Qu'importe? Allons, Pierre Vasilitch, allons, mon bon ami, faites-moi connaître Melle... Comment l'appelez-vous?
—Viéra Barçoukova.»
Boris insista tellement, que Pierre, finit par lui promettre de le conduire dans la maison de la jeune fille.
Le surlendemain, ils étaient en route. Étienne Barçoukof était en effet, comme Pierre l'avait dit, un homme de la nature la plus bizarre. Après avoir achevé d'une façon brillante son éducation dans l'un des établissements de la couronne, il était entré dans la marine, et y avait acquis promptement une notable distinction; puis, un beau jour, il avait tout à coup quitté le service pour se retirer dans son domaine, pour se marier; puis, ayant perdu sa femme, il était devenu si sauvage qu'il ne faisait plus aucune visite et ne sortait pas même de sa demeure. Chaque jour, enveloppé dans sa touloupe, les pieds dans des babouches, les mains dans ses poches, il se promenait de long en large dans sa chambre, en fredonnant ou en sifflant, et à tout ce qu'on lui disait il ne répondait que par un sourire et une exclamation: «Braou! braou!» ce qui, pour lui, signifiait Bravo! bravo!
Ses voisins aimaient à venir le voir, car, avec toute son étrangeté, il était très-bon et très-hospitalier. Si un ami, à sa table, lui disait: «Savez-vous, Étienne, qu'au dernier marché de la ville le seigle s'est vendu trente roubles?
—Braou! braou! répondait Étienne, qui venait de livrer le sien à moitié prix.
—Avez-vous appris, disait un autre, que Paul Temitch a perdu vingt mille roubles au jeu?
—Braou! braou! répliquait Étienne avec le même calme.
—On affirme, disait un troisième, qu'une épizootie a éclaté dans le village voisin.
—Mademoiselle Hélène s'est enfuie avec l'intendant.
—Braou! braou!»
Et toujours le même cri. Soit qu'on vînt lui annoncer que ses chevaux boitaient, qu'un juif arrivait au village avec une cargaison de marchandises, qu'un de ses meubles était brisé, que son groom avait perdu ses souliers, il répétait avec la même indifférence: «Braou! braou!» Cependant, sa maison n'était point en désordre; il ne faisait point de dettes, et ses paysans vivaient dans l'aisance.
Nous devons dire, en outre, que l'extérieur d'Étienne Barçoukof était agréable. Il avait la figure ronde, de grands yeux vifs, un nez bien fait et des lèvres roses qui avaient conservé la fraîcheur de la jeunesse, une fraîcheur rehaussée encore par la teinte argentée de ses cheveux. Un léger sourire errait habituellement sur ses lèvres et se répandait même sur ses joues. Mais il ne riait jamais, ou il lui arrivait d'être saisi d'une sorte de rire convulsif qui le rendait malade. S'il était obligé de prononcer quelques autres mots que son exclamation accoutumée, il ne le faisait qu'à la dernière extrémité, et en abrégeant autant que possible ses paroles.
Viéra, sa fille unique, avait la même coupe de figure que lui, le même sourire, les mêmes yeux foncés qui paraissaient plus foncés encore sous les bandeaux blonds de ses cheveux. Elle était d'une taille moyenne et très-gracieuse. Rien en elle pourtant n'était d'une beauté rare, mais il suffisait de la voir et de l'entendre pour se dire aussitôt: voilà une excellente personne. Elle et son père avaient l'un pour l'autre une tendre affection. C'était elle qui régissait et gouvernait toute la maison. Elle s'acquittait de cette tâche avec plaisir, et n'en connaissait pas d'autres. Ainsi que Pierre l'avait dit, c'était la simplicité même.
Lorsque Pierre et Boris arrivèrent chez Étienne, il se promenait comme de coutume dans son cabinet, un vaste cabinet qui occupait presque la moitié de l'étendue de sa maison, et qui lui servait à la fois de salon et de salle à manger, car il y recevait ses visites et y prenait ses repas. L'ameublement de cette pièce n'était pas brillant, mais propre. Sur un des côtés s'étendait un divan, bien connu des propriétaires du voisinage, un large divan, très-doux, très-confortable et garni d'une quantité de coussins. Dans les autres chambres, on ne voyait qu'une chaise, une petite table et une armoire. Elles étaient inhabitées. La petite chambre de Viéra s'ouvrait sur le jardin. Tout son mobilier se composait d'un joli petit lit, d'une table, d'une glace, d'un fauteuil. Mais, en revanche, elle était garnie d'une quantité de flacons de conserves et de liqueurs préparées par la jeune fille.
En arrivant dans l'antichambre, Pierre pria le domestique de l'annoncer; mais celui-ci, le regardant en silence, l'aida à se dégager de sa pelisse, et lui dit: «Ayez la bonté d'entrer.» Les deux amis s'avancèrent dans le salon, et Pierre présenta son ami à Étienne.
«Très-content... toujours... lui dit le laconique solitaire en lui tendant la main... Très-froid... Un verre d'eau-de-vie?» et, du doigt ayant indiqué la bouteille qui se trouvait sur la table, il continua sa promenade.
Boris et Pierre prirent un peu d'eau-de-vie, puis s'assirent sur le canapé, si flexible et si commode que, dès qu'il y eut pris place, Boris s'y trouva établi comme s'il faisait usage de ce meuble depuis longtemps. Tous les amis de Barçoukof, en s'asseyant là, avaient la même agréable impression.
Ce jour-là Étienne n'était pas seul, et il faut dire que rarement il était seul. Près de lui était une sorte de figure patibulaire, un individu nommé Onufre Ilitch, au visage ridé et usé, au nez arqué comme le bec d'un épervier, et à l'œil inquiet. Il avait autrefois occupé un emploi dont il tirait plus d'un profit peu légitime, et maintenant il se trouvait sous le poids d'un jugement. Une main posée sur sa poitrine et l'autre au nœud de sa cravate, il suivait du regard Étienne, et dès que les deux visiteurs furent assis, il dit avec un profond soupir:
«Ah! Étienne Pétrovitch, il est aisé de condamner un homme. Mais vous connaissez la sentence: Pécheurs honnêtes, pécheurs coquins, tout le monde vit dans le péché, et moi je fais comme les autres.
—Braou! murmura Étienne; puis, après un moment de silence, il ajouta:—Mauvaise sentence!
—Mauvaise! c'est possible. Mais que faire? La nécessité cruelle nous arrache quelquefois notre honneur. Tenez: j'en appelle à ces gentils messieurs, je leur raconterai tous les détails de mon affaire, s'ils veulent bien m'écouter.
—Me permettez-vous de fumer?» demanda Boris à Étienne.
Celui-ci fit un signe d'assentiment.
«Ah! reprit Onufre, j'ai été plus d'une fois irrité contre moi-même et contre le monde, et j'ai plus d'une fois éprouvé une généreuse indignation!
—Belle phrase! murmura Étienne; inventions de fripons!»
Onufre tressaillit.
«Quoi? s'écria-t-il; que voulez-vous dire? que ce sont les fripons qui affectent de faire voir une généreuse indignation?»
Étienne répondit par un signe affirmatif.
L'ancien fonctionnaire garda un instant le silence, puis tout à coup éclata de rire, et l'on remarqua qu'il ne lui restait pas une dent. Pourtant il parlait assez distinctement.
«Eh! eh! Étienne Pétrovitch, vous plaisantez toujours. Notre avocat a bien raison de dire que vous êtes un faiseur de calembours.
—Braou! braou!» répéta Barçoukof.
En ce moment la porte s'ouvrit, et Viéra s'avança d'un pas léger, portant sur un plateau vert deux tasses de café et de la crème. Une robe grise lui serrait gracieusement la taille. Boris et son ami se levèrent vivement à son approche. Elle s'inclina devant eux, et plaçant son plateau sur la table:
«Mon père, dit-elle, voici votre café.
—Braou! répliqua le père. Encore deux tasses, ajouta-t-il. Ma fille, voilà M. Boris Andréitch.»
Boris s'inclina de nouveau.
«Voulez-vous du café? lui demanda-t-elle en levant sur lui ses yeux doux et calmes. Nous ne dînerons pas avant une heure et demie.
—J'en prendrai une tasse avec plaisir, répondit Boris.
—Et vous, Pierre Vasilitch? reprit Viéra.
—Très-volontiers.
—À l'instant je vais vous servir; il y a longtemps que nous ne vous avons vu.»
À ces mots Viéra sortit.
Boris la suivit du regard, puis se tournant vers son ami:
«Elle est très-agréable, lui dit-il. Quelle aisance! quelle grâce dans ses mouvements!
—Oui, répondit froidement Pierre; mais cette maison est comme une auberge; dès qu'une personne est sortie, il en arrive une autre.»
En effet, un nouvel hôte entrait au salon: c'était un homme d'une énorme corpulence, large tête, larges joues, grands yeux, et une profusion de longs cheveux. Sa physionomie était empreinte d'une expression d'aigreur et de mécontentement, et sur son corps flottait un très-simple et très-ample vêtement.
«Bonjour,» dit-il, en se jetant sur le canapé sans même regarder ceux à qui s'adressait ce bref salut.
Étienne lui offrit le flacon d'eau-de-vie.
«Non, pas d'eau-de-vie. Ah! bonjour Pierre Vasilitch.
—Bonjour Michel Micheïtch, répondit Pierre. D'où venez-vous donc?
—De la ville. Vous êtes heureux, vous, si rien ne vous oblige d'aller à la ville. Grâce à ce petit monsieur, ajouta-t-il en indiquant du doigt Onufre Ilitch, j'ai fatigué mes chevaux à courir à travers la ville que Dieu maudisse!
—Nos très-humbles respects à Michel Micheïtch, dit Onufre, désigné si lestement par cette épithète de petit monsieur.
—Ah! maître Onufre, répliqua Michel en croisant les bras, fais-moi donc le plaisir de m'apprendre si tu ne dois pas bientôt être pendu?»
Onufre ne répondit pas.
«Oui, cela devrait déjà être fait, reprit Michel. La justice est trop indulgente envers toi. Quelle impression cela te fait-il d'être dans l'attente de ton jugement? Pas la moindre. Seulement tu es vexé de ne plus pouvoir... et en disant ces mots, Michel faisait le geste d'un homme qui saisit un rouleau d'argent et le met dans sa poche. Quel malheur! continua-t-il, les filous se rejoignent de tous les côtés.
—Vous plaisantez, répliqua Onufre; mais vous conviendrez que celui qui donne est libre de donner, et que celui qui reçoit a envie de recevoir. Au reste, ce n'est pas moi seul qui ai été l'instigateur de l'affaire; plus d'un autre y a pris part, comme je l'ai démontré.
—Sans aucun doute. En un temps d'orage, le renard se cache sous la herse, et toutes les gouttes de pluie ne tombent pas sur lui. Mais l'ispravnik t'a réglé ton compte. C'est un gaillard habile!
—Il s'entend aux moyens rapides de répression, répliqua Onufre en bégayant.
—Oui, oui.
—Et il y aurait bien des choses aussi à dire sur lui.
—Quel gaillard! s'écria Michel en se tournant vers Étienne. Quelle créature admirable! Près des filous et des ivrognes, c'est un vrai colosse.
—«Braou! braou! murmura le flegmatique Étienne.
Viéra rentra avec deux tasses.
—Encore une, lui dit son père, tandis que Michel s'inclinait devant elle.
—Que de peine vous vous donnez, lui dit Boris en s'avançant pour la délivrer de son plateau.
—Une très-petite peine, répondit la jeune fille. Pourvu seulement que ce café soit bon!
—Servi par vos mains...
Mais la jeune fille, sans faire attention à ce compliment, sortit et revint un instant après offrir une tasse à Michel.
«Avez-vous appris, demanda Michel en humant son café, ce qui est arrivé à Marie Ilinichna?»
Étienne s'arrêta dans sa promenade et prêta l'oreille.
«Oui... elle est tombée en paralysie.»
—Vous savez qu'elle mangeait énormément. Voilà qu'un jour elle se met à table avec plusieurs convives. On sert de la batvine. Elle remplit son assiette une fois, deux fois, elle en reprend encore, puis tout à coup sa vue se trouble, sa tête s'égare, et elle tombe sur le plancher. On s'empresse autour d'elle. Soins inutiles! Elle ne peut plus parler. On dit que le médecin du district s'est distingué en cette occasion. Dès qu'il l'a vue tomber, il s'est levé en criant: «Un docteur! vite un docteur!» Aussi faut-il dire qu'il ne vit que du produit des morts que l'on trouve dans l'arrondissement. Quelle heureuse profession!
—Braou! braou! répéta Barçoukof.
—Et aujourd'hui, à dîner, nous avons justement de la batvine, dit Viéra, qui venait de s'asseoir à l'un des angles du salon.
—De la batvine à l'esturgeon? demanda Michel.
—Précisément.
—À merveille. Il y a des gens qui prétendent qu'il ne convient pas de servir de batvine en hiver, parce que c'est une soupe froide. Ils se trompent, n'est-ce pas, Pierre Vasilitch?
—Assurément. N'avez-vous pas ici très-chaud?
—Oui.
—Eh bien, pourquoi ne pas user d'un aliment froid dans une chambre chaude? C'est ce que je ne puis comprendre.
—Ni moi.»
L'entretien se continua quelque temps sur ce même ton. Étienne n'y prenait aucune part et continuait à se promener dans sa chambre.
Le dîner parut excellent à tous les convives. Viéra en faisait elle-même les honneurs, servait avec soin ses hôtes, et cherchait à deviner leurs désirs. Boris, assis à côté d'elle, ne la quittait pas du regard. De même que son père, elle ne pouvait parler sans sourire, et ce sourire lui seyait à merveille. Boris lui adressait de fréquentes questions, non pas tant pour les réponses qu'il pouvait en attendre que pour voir ses lèvres s'entr'ouvrir.
Après le dîner, les visiteurs, à l'exception de Boris, se mirent à jouer aux cartes. Michel, qui avait bu un peu plus que de coutume, ne se montrait plus aussi rigoureux envers Onufre, quoiqu'il continuât encore à lui adresser plusieurs acerbes plaisanteries. Tantôt il lui reprochait d'être semblable aux orties, tantôt il l'accusait d'avoir les ongles crochus et d'accaparer constamment les atouts; mais le gain d'une partie l'adoucit subitement. Il se tourna d'un air riant vers celui qu'il avait tant maltraité et lui dit:
—Eh bien! qu'on pense de toi ce que l'on voudra, après tout, ce ne sont que des niaiseries, et, sur ma foi, je t'aime, d'abord parce que c'est dans ma nature, et ensuite, parce qu'il y a encore des gens plus mauvais que toi, et qu'à tout prendre, tu es, dans ton genre, un honnête homme.
—C'est vrai, c'est vrai, s'écria Onufre, encouragé par ces paroles. C'est très-vrai. Si vous saviez ce que la calomnie....
—Voyons! répliqua Michel avec une nouvelle explosion. La calomnie! quelle calomnie? Ne devrais-tu pas être dans la tour de Pugatschef, enfermé et enchaîné? Donne-nous des cartes.»
Onufre se mit à distribuer les cartes en clignotant et en passant à plusieurs reprises son doigt sur sa langue effilée.
Pendant ce temps, Étienne marchait de long en large dans sa chambre, et Boris était assis près de Viéra. Il voulait causer avec elle et n'y parvenait pas sans quelques difficultés et sans être obligé de se résigner à de fréquentes interrogations, car, à chaque instant, sa tâche de maîtresse de maison l'appelait hors du salon. Il lui demandait si elle avait autour d'elle beaucoup de voisins, si elle les voyait souvent, si ses travaux journaliers lui étaient agréables. Puis il lui demanda si elle lisait; à quoi elle répondit qu'elle n'en avait pas le temps.
Il en était là de son dialogue quand le domestique vint lui annoncer que ses chevaux étaient attelés. Il se leva à regret, il s'affligeait déjà de partir, de s'éloigner de ce bon regard, de ce pur sourire. Il serait resté si Étienne avait fait la moindre tentative pour le retenir; mais Étienne avait pour principe que lorsque ses hôtes désiraient passer la journée chez lui, ils devaient eux-mêmes s'y décider et ordonner qu'on préparât leurs lits. Ainsi firent Michel Micheïtch et Onufre. Ils s'installèrent dans la même chambre, et on les entendit longtemps causer. C'était surtout Onufre qui se livrait à une faconde extraordinaire. Il racontait à Michel une foule de choses qu'il essayait de lui persuader, tandis que celui-ci se contentait de lui répondre de temps à autre par un monosyllabe qui, de sa part, n'indiquait encore qu'une confiance très-équivoque. Le lendemain matin, tous deux partirent pourtant de bon accord pour se rendre à la métairie de Michel, et de là à la ville.
Boris reprit le chemin de sa demeure avec Pierre. Celui-ci, bercé par le monotone tintement de la clochette du cheval et par le balancement du traîneau, s'était assoupi.
«Pierre! lui cria son ami après un long silence.
—Qu'y a-t-il? répliqua Pierre à demi endormi.
—Pourquoi ne m'interrogez-vous pas?
—Sur quoi donc?
—Sur mes impressions, comme à nos deux précédentes excursions.
—Sur Viéra?
—Oui.
—À quoi bon? Ne vous en avais-je pas prévenu? Elle ne vous convient pas.
—Vous êtes dans l'erreur, elle me plaît beaucoup plus que la blonde Émérance et que la jeune veuve.
—Est-il possible?
—Je vous assure.
—Faites attention, je vous prie, que c'est une jeune fille d'une simplicité extrême. Elle s'entend, il est vrai, à conduire une maison, mais ce n'est pas là ce qu'il vous faut.
—Pourquoi? C'est peut-être précisément ce que je cherche.
—Quelle idée! Songez donc qu'elle ne peut pas même prononcer un mot français.
—Que m'importe! Ne peut-on pas se dispenser de parler français?»
Pierre se tut; puis, un moment après, il reprit:
«Je n'aurais pas supposé.... que vous... non.... cela ne peut être.... Vous plaisantez.
—Je ne plaisante nullement.
—À la garde de Dieu! Je pensais que cette bonne fille ne pouvait convenir qu'à un rustique campagnard comme moi.»
À ces mots, Pierre, serrant les plis de son manteau, posa la tête sur un coussin et s'endormit. Boris continua à rêver à Viéra. Dans sa pensée, il la contemplait avec son charmant sourire, avec son beau et franc regard. La nuit était froide et claire, le ciel étoilé. Les grains de neige scintillaient comme des diamants. La glace craquait et bruissait sous les pieds des chevaux. Les rameaux d'arbres, avec leurs épaisses couches de givre, résonnaient aussi au souffle du vent et brillaient comme des miroirs à facettes aux rayons de la lune.
Dans la solitude, en de telles nuits, l'imagination parcourt rapidement de vastes espaces. Boris l'éprouva lui-même. Que de rêves ne fit-il pas jusqu'à ce qu'il arriva à la porte de sa maison? mais à tous ces rêves s'associait l'image de Viéra.
Pierre avait été, comme nous l'avons dit, très-surpris de l'impression produite sur Boris par la jeune fille. Il le fut bien plus encore lorsque, le lendemain de cette première visite, son ami lui dit:
«J'ai envie d'aller voir Étienne Barçoukof; si vous n'êtes pas disposé à m'accompagner, j'irai seul.»
Pierre, naturellement, répondit qu'il était tout prêt à partir. Et les deux amis se mirent en route. Comme la première fois, il y avait chez Étienne plusieurs étrangers à qui Viéra offrait, avec sa grâce habituelle, du café et des liqueurs préparés par elle-même. Mais Boris eut avec elle un entretien, ou, pour mieux dire, un monologue plus long que la première fois. Il lui parla de son existence passée, de Pétersbourg, de ses voyages, en un mot de tout ce qui lui vint à l'esprit. Elle l'écoutait avec une paisible curiosité, quelquefois en souriant et en le regardant, mais sans oublier une minute ses devoirs de maîtresse de maison. Tout à coup elle remarquait qu'un des hôtes de son père avait besoin de quelque chose, elle se levait et lui portait elle-même ce qu'il désirait. Alors Boris, immobile à sa place, ne la quittait pas des yeux; elle revenait s'asseoir près de lui, reprenait son travail de broderie, et il continuait ses récits. Une ou deux fois Étienne, en se promenant selon sa coutume, s'arrêta près d'eux, prêta l'oreille aux paroles de Boris, murmura: «Braou! braou!» et continua sa marche.
Boris et Pierre prolongèrent cette visite bien plus que la première. Ils couchèrent dans la maison de Barçoukof, et ne la quittèrent que le lendemain soir. En partant, Boris tendit la main à Viéra. Elle rougit. Aucun homme jusque-là ne lui avait encore serré la main. Elle pensa que c'était un usage de Pétersbourg.
Les deux amis retournèrent souvent chez Étienne. Quelquefois même Boris y allait seul. Il était de plus en plus attiré vers la demeure de Viéra. De plus en plus la jeune fille lui plaisait. Entre elle et lui, il s'était établi des rapports affectueux; seulement il la trouvait trop réservée et trop raisonnable.
Son ami Pierre avait cessé de lui parler d'elle. Un matin, cependant, après l'avoir regardé quelques instants en silence, tout à coup il lui dit:
«Boris!
—Que voulez-vous? répondit Boris en rougissant légèrement sans savoir pourquoi.
XI
Après diverses aventures aussi légères que les rêves d'un jeune homme incertain s'il est épris, l'intérêt se resserre.
Rien ne change dans les trois caractères, mais la destinée change et le dénoûment approche.
L'inclination de Boris n'échappe pas à Pierre.
—Je désirerais vous faire remarquer... Songez un peu... ce serait bien mal. Si...
—Que voulez-vous dire? Je ne vous comprends pas.
—Je voudrais vous parler de Viéra.
—De Viéra?»
Et Boris sentit s'accroître sa rougeur.
«Voyez, Boris... Il faut prendre garde à ce qui peut arriver... Pardonnez-moi ma hardiesse; mais mon amitié me fait un devoir...
—Que signifient toutes ces réticences? Viéra est une personne sage, et, entre elle et moi, il n'y a pas d'autre lien que celui d'une honnête amitié.
—Permettez, Boris; quelle amitié peut-il y avoir entre un homme qui, comme vous, a reçu une si complète éducation, et une pauvre fille de village qui a vécu renfermée entre quatre murs?
—C'est pourtant comme je vous le dis, repartit Boris avec une certaine irritation, et je ne sais quelle idée vous vous faites de ce que vous appelez l'éducation.
—Écoutez, Boris, reprit Pierre, si vous voulez me dissimuler un secret, vous en avez le droit; mais, quant à me tromper, vous n'y réussirez pas, je vous en préviens: car j'ai aussi ma perspicacité, et la soirée que nous avons passée hier chez Étienne m'a fait comprendre...
—Qu'avez-vous donc compris?
—Que vous aimez Viéra, et que vous êtes déjà jaloux de son affection.
—Mais elle, demanda Boris en regardant fixement son ami, m'aime-t-elle?
—C'est ce que je ne puis affirmer. Cependant, je serais surpris qu'elle ne vous aimât pas.
—Pourquoi? Est-ce parce que je suis, comme vous le dites, un homme bien élevé?
—Oui, pour cette raison, et parce que vous jouissez d'une honorable situation... De plus, vous avez un extérieur agréable.»
Boris se leva et s'approcha de la fenêtre.
«Comment donc, reprit-il en revenant tout à coup vers Pierre, avez-vous remarqué que j'étais jaloux?
—Parce que vous étiez hier très-tourmenté de voir que ce petit étourneau de Karentef ne s'en allait pas.»
Boris se tut. Il sentait que son ami avait raison. Ce Karentef était un étudiant, d'un caractère jovial et amusant, mais étourdi, et porté à de mauvais penchants. Abandonné de trop bonne heure à lui-même, sans direction, déjà il était entré dans la série des passions funestes. Il avait la figure d'un bohémien, chantait, dansait comme les bohémiens, faisait la cour à toutes les femmes et se montrait fort empressé près de Viéra. Boris, en le rencontrant dans la maison d'Étienne, avait d'abord pris plaisir à le voir. Mais, lorsqu'il remarqua avec quelle attention Viéra l'écoutait chanter, il n'éprouva plus pour lui qu'un sentiment de répulsion.
«Eh bien! Pierre, dit Boris en se plaçant en face de son ami, je dois l'avouer: vous avez raison. Il y a longtemps que j'ai en moi une pensée qui n'était pas suffisamment éclaircie. Vous m'ouvrez les yeux. Oui, j'aime Viéra. Mais, croyez-moi, ni elle, ni moi, nous ne pouvons dévier de la droite ligne. Jusqu'à présent pourtant, je ne vois en elle aucun signe d'une prédilection particulière pour moi.
—Je ne sais, répliqua Pierre, mais les méchants ont l'œil fin.
—Que faut-il donc faire?
—Cesser vos visites.
—Vous croyez?
—Oui, puisque vous ne pouvez l'épouser.
—Et pourquoi, reprit Boris après un moment de réflexion, ne pourrais-je pas l'épouser?
—Parce que, comme je vous l'ai déjà dit, elle n'est pas votre égale.
—Je n'admets pas cette raison.
—Soit! Agissez comme il vous plaira. Je ne suis point votre tuteur.»
Pierre se mit à fumer sa pipe.
Boris s'assit près de la fenêtre, absorbé dans ses méditations. Son ami n'essaya point de l'en arracher. Il lançait en l'air un tourbillon de fumée.
Soudain Boris se leva, appela son domestique et lui ordonna d'atteler les chevaux.
«Où allez-vous? demanda Pierre.
—Chez le père de Viéra.»
Pierre exhala précipitamment plusieurs bouffées.
«Faut-il vous accompagner?
—Non, j'aime mieux aujourd'hui faire cette visite seul. Je veux avoir une explication avec Viéra.
—Comme vous voudrez, répliqua Pierre.»
Puis, se jetant sur le canapé: «Ainsi, se dit-il, ce que je considérais comme une plaisanterie est devenu une affaire sérieuse. Que Dieu lui soit en aide!»
Le soir, il se retira dans sa maison, et il venait de se mettre au lit, quand tout à coup Boris apparut devant lui, tout poudré de neige, et lui dit, en se jetant dans ses bras et en le tutoyant pour la première fois:
«Mon ami, félicite-moi! J'ai son consentement, j'ai celui de son père. Tout est fini.
—Comment? s'écria Pierre étonné.
—Je me marie.
—Avec Viéra?
—Oui, c'est une affaire décidée.
—Pas possible!
—Quel homme!... Crois-moi donc.»
Pierre se leva, prit à la hâte ses pantoufles, sa robe de chambre, cria: «Marthe, du thé!» Puis, se tournant vers son ami: «Si tout est fini, lui dit-il, que le ciel te bénisse! Mais raconte-moi comment les choses se sont arrangées?»
Il est à remarquer qu'à partir de ce moment, les deux amis se tutoyaient comme s'ils ne s'étaient jamais parlé autrement.
«Très-volontiers, répondit Boris; tu sauras tout dans les plus petits détails.»
Voici ce qui s'était passé:
Quand Boris arriva à la demeure de sa fiancée, il n'y avait là, par extraordinaire, aucun visiteur, et le solitaire Étienne ne se promenait point, selon sa coutume. Il était souffrant et à demi couché dans un grand fauteuil. En voyant entrer Boris, il balbutia quelques mots, lui indiqua du doigt la table sur laquelle il y avait des flacons en permanence, et ferma les yeux. Boris s'assit près de Viéra, engagea avec elle la conversation à voix basse, et d'abord lui parla de l'état de son père.
«Ah! dit la jeune fille, c'est une chose terrible pour moi, quand il est malade. Il ne se plaint pas, il ne demande rien; il ne prononce pas un mot... Il souffre et ne veut pas le dire.
—Et vous l'aimez beaucoup!
—Qui, mon père? Plus que tout au monde. Que Dieu me préserve du malheur de le perdre! J'en mourrais.
—Ainsi, vous ne pourriez vous résoudre à vous séparer de lui?
—Et pourquoi me séparerais-je de lui?»
Boris fixa sur elle un regard pensif.
«Une jeune fille, reprit-il, ne peut cependant rester toujours dans la maison paternelle.
—Quelle idée... Mais je suis bien tranquille. Qui pourrait m'enlever?»
Boris fut sur le point de répondre: Moi, peut-être! Mais il se retint.
«À quoi songez-vous? lui demanda Viéra en le regardant avec son bon sourire habituel.
—Je pense, répondit-il... je pense...»
Puis, tout à coup, interrompant le cours de son idée, il lui demanda s'il y avait longtemps qu'elle connaissait Karentef.
«Je ne sais, en vérité. Mon père reçoit beaucoup de monde. Si je ne me trompe, c'est l'an dernier que Karentef est venu ici pour la première fois.
—Et il vous plaît?
—À moi? Pas du tout.
—Pourquoi donc?
—Il est négligé et malpropre. Cependant, je dois dire qu'il chante à merveille. Son chant pénètre jusqu'au cœur.
—Mais, reprit Boris après un instant de réflexion, qui donc vous plaît?
—Beaucoup de gens; vous, d'abord.
—Oui, j'espère que vous avez pour moi un bon sentiment d'amitié. Mais n'avez-vous pas quelque autre prédilection plus vive?
—Que vous êtes curieux!
—Et vous, que vous êtes froide!
—Que voulez-vous dire? demanda innocemment la jeune fille.
—Écoutez...»
En ce moment Étienne se retourna dans son fauteuil.
«Écoutez, continua-t-il en baissant encore la voix, tandis que tout son sang affluait à son cœur; il faut que je vous parle... d'une affaire grave... mais pas ici.
—Où donc?
—Dans la chambre voisine.
—Pourquoi? c'est donc un secret?
—Oui.
—Un secret!» murmura la jeune fille avec surprise.
Et elle se dirigea vers la chambre que Boris lui indiquait.
Il la suivit dans une agitation fiévreuse.
«Eh bien?» dit-elle avec curiosité.
Boris voulait préparer son aveu par plusieurs circonlocutions; mais en regardant cette originale figure animée par le sourire qui le charmait tant, en voyant ces beaux yeux si purs et si doux, il n'eut pas la force de se maîtriser, et dit simplement:
«Viéra, voulez-vous m'épouser?
—Que dites-vous? s'écria la jeune fille, tandis que son visage se colorait d'une rougeur de pourpre.
—Voulez-vous m'épouser? répéta lentement Boris.
—Mais.... en vérité.... je ne sais.... je ne m'attendais pas....»
Et, dans la vivacité de son émotion, Viéra s'appuya sur le bord de la fenêtre, comme si elle craignait de tomber; puis, tout à coup, elle sortit et s'enfuit dans sa chambre.
Boris, après un moment d'attente, rentra au salon tout troublé. Sur la table était un numéro de la Gazette de Moscou. Il le prit et essaya de le lire, mais il ne comprenait pas un des mots que ses yeux parcouraient, et ne comprenait pas même ce qui se passait en lui. Un quart d'heure après il entendit derrière lui un léger frôlement, et sans tourner la tête il sentait que Viéra était là.
Quelques instants encore s'écoulèrent. Il regarda la jeune fille à la dérobée; elle était assise près de la fenêtre, immobile et pâle. Enfin, il se leva et alla s'asseoir près d'elle. Étienne avait la tête appuyée sur le dossier de son fauteuil et ne faisait pas un mouvement.
«Pardonnez-moi, Viéra, dit Boris, en faisant un effort sur lui-même pour ramener l'entretien.... J'ai eu tort.... Je n'aurais pas dû si subitement.... Mais je cherchais une occasion, et puisque je l'ai trouvée, je voudrais savoir ce que je puis....»
Viéra l'écoutait les yeux baissés et le visage en feu.
«Viéra, je vous en prie, un mot, un seul mot.
—Que voulez-vous que je vous dise? répondit-elle enfin. Je ne sais.... Vraiment, cela dépend de mon père.
—Est-ce que tu es malade?» s'écria tout à coup Étienne.
Viéra tressaillit, leva la tête et vit son père qui la regardait d'un air inquiet. Elle s'approcha de lui.
«Que dites-vous, mon père? lui demanda-t-elle.
—Moi? non... Pourquoi cette idée?»
Il continuait à l'observer attentivement.
«Tu es vraiment tout à fait bien? ajouta-t-il.
—Certainement. D'où vous vient cette inquiétude?
—Braou! braou!» murmura Étienne. Et de nouveau il ferma les yeux.
La jeune fille se dirigeait vers la porte. Boris l'arrêta.
«Me permettez-vous, au moins, lui dit-il, de parler à votre père?
—Si vous le voulez, répondit-elle d'une voix timide; mais il me semble que je ne suis pas votre égale.»
Il essaya de lui prendre la main, mais elle la retira et disparut.
«C'est singulier, se dit-il, elle me fait précisément la même observation que Pierre.»
Resté seul avec le père de Viéra, Boris se promit de ne pas perdre un moment pour le préparer à la demande si inattendue qu'il devait lui adresser. Mais la tâche n'était pas aisée. Le vieillard, souffrant et agité, tantôt s'assoupissait, tantôt paraissait absorbé dans un rêve, et ne répondait que par quelques brèves et insignifiantes paroles aux questions et aux diverses insinuations de Boris. Enfin, le jeune amoureux, voyant que tous ses préliminaires étaient inutiles, se décida à traiter l'affaire ouvertement.
À diverses reprises, il fit un effort; il essaya de parler, et la parole décisive expirait sur ses lèvres.
«Étienne Pétrovitch, dit-il enfin, je dois vous exprimer un désir dont vous serez bien surpris.
—Braou! braou! dit tranquillement Étienne.
—Un désir auquel vous ne vous attendez certainement pas.»
Étienne ouvrit les yeux.
«Promettez-moi seulement de ne pas être irrité contre moi.»
Les paupières du vieillard se dilatèrent.
«Je viens.... je viens vous demander la main de votre fille.»
Par un mouvement impétueux, Étienne se leva sur son fauteuil.
«Comment!» s'écria-t-il avec une indicible expression de physionomie.
Boris renouvela sa demande.
Étienne fixa sur lui un regard si prolongé et si perçant que Viasovnine en devint tout confus.
«Viéra, dit-il, est-elle instruite de votre demande?
—Je lui ai exprimé mes vœux, et elle m'a permis de vous en parler.
—Quand donc avez-vous eu cette explication avec elle?
—À l'instant même.
—Attendez-moi,» dit Étienne. Et il sortit.
Boris resta dans le cabinet du vieillard, promenant ses regards inquiets autour de lui, quand, tout à coup, le son de la clochette d'un attelage se fit entendre. Une voix d'homme retentit dans l'antichambre, et Michel Micheïtch apparut.
Pour le jeune amoureux, cette visite était une cruelle contrariété.
«Ah! nous avons ici une bonne température! s'écria Michel en s'asseyant sur le canapé.—Bonjour... Où est Étienne?
—Il va venir.
—Quel froid, aujourd'hui!» ajouta Michel en se versant un verre d'eau-de-vie.
Puis, à peine l'eut-il bu qu'il dit:
«Je viens de faire encore une promenade en ville.
—Vraiment! répondit Boris, qui s'efforçait de surmonter son agitation.
—Oui, et cela grâce encore à ce coquin d'Onufre. Figurez-vous qu'il m'a conté une quantité de diableries, de sornettes inimaginables. Il me parlait d'une affaire comme on n'en a jamais vu; des centaines et des centaines de roubles à prendre en un seul coup de râteau. En résumé, il m'a emprunté vingt-cinq roubles, et j'ai éreinté mes chevaux à courir en vain dans toutes les rues.
—Est-il possible?
—C'est la vérité même. Quel fripon! Il devrait traîner le boulet sur le grand chemin. Je ne sais à quoi songe la police; mais il a le diable au corps. Il est capable de nous réduire à la besace.»
Étienne rentra, et Michel courut au-devant de lui pour lui raconter sa dernière mésaventure.
«Est-ce qu'il ne se trouvera pas quelqu'un, ajouta-t-il, pour lui rompre les os?
—Lui rompre les os!» répéta Étienne en éclatant d'un de ses rires convulsifs.
—Oui, oui, les os,» reprit Michel enchanté du succès de son bon mot. Mais il s'arrêta quand il vit Étienne tomber sur le divan dans une sorte d'anéantissement.
«Voilà ce qui lui arrive toujours quand il rit ainsi, murmura Michel. Je n'y comprends rien.»
Viéra arriva toute troublée et les yeux rouges.
«Mon père n'est pas bien aujourd'hui,» dit-elle à Michel à voix basse.
Michel baissa la tête, s'approcha de la table et y prit un morceau de pain et de fromage. Quelques instants après, Étienne parvint pourtant à se relever et essaya de marcher dans sa chambre. Boris se tenait assis à l'écart dans une anxiété extrême. Michel recommençait le récit de son aventure avec Onufre.
On se mit à table. Michel fut le seul qui parlât pendant le dîner. Vers le soir, Étienne prit Boris par la main et le conduisit dans une autre chambre.
«Vous êtes un honnête homme, lui dit-il en le regardant fixement.
—Oui, je vous le garantis, et j'aime votre fille.
—Vous l'aimez réellement?
—Je l'aime, et m'efforcerai de mériter son affection.
—Elle ne vous ennuiera pas?
—Jamais.»
Le vieillard fit un effort qui imprima à son visage une sorte de douloureuse contraction.
«Vous avez bien réfléchi?... reprit-il. Vous aimez.... Je consens.»
Boris voulait l'embrasser.
«Plus tard,» dit le vieillard. Puis, détournant la tête et s'approchant de la muraille, il pleura.
Quelques minutes s'écoulèrent. Étienne s'essuya les yeux, se dirigea vers son cabinet, et, sans lever la tête, dit à Boris, avec son sourire accoutumé:
«Aujourd'hui, restons-en là...; demain, tout ce qui sera nécessaire.
—Très-bien! très-bien!» répliqua Boris en le suivant dans son cabinet, où il échangea un regard avec Viéra.
Il éprouvait au fond de l'âme un sentiment de joie, et en même temps il était inquiet; il lui tardait de s'en aller, ne fût-ce que pour échapper à l'insupportable Michel, et il désirait revoir son fidèle Pierre. Il partit en promettant de revenir le lendemain. En franchissant le seuil de l'antichambre, il baisa la main de Viéra. Elle le regarda.
«À demain, dit-il.
—Adieu, répondit-elle tranquillement.
—Voilà, mon cher Pierre, dit Boris en terminant son récit, voilà ce qui s'est passé. Je me suis demandé d'où vient que, dans sa jeunesse, l'homme est si souvent peu porté au mariage? C'est qu'il craint d'asservir sa vie. Il se dit: J'ai le temps. Pourquoi me presser. En attendant encore, je trouverai peut-être un meilleur parti; et, soit qu'on reste dans le célibat ou qu'on se marie à la première occasion, c'est toujours l'effet de l'amour-propre ou de l'orgueil. Moi, je me dis: Dieu t'a fait rencontrer une douce et honnête créature, ne rejette pas ce don providentiel, ne t'abandonne pas à de vaines fantaisies. Je ne puis trouver une meilleure femme que Viéra. S'il y a quelque lacune dans son éducation, c'est à moi d'y remédier. Elle est, il est vrai, d'un caractère un peu phlegmatique. Est-ce un malheur? Non, au contraire. Voilà quelles ont été mes réflexions. Toi-même, tu m'as engagé à me marier. Et si je me trompe, ajouta-t-il d'un air pensif, si je me trompe.... après tout, ce n'est pas une si grande chute. Je n'avais plus rien à attendre de la vie.»
Pierre écoutait son ami en silence, prenant de temps à autre quelques cuillerées du mauvais thé que Marthe lui avait préparé à la hâte.
«Pourquoi ne parles-tu pas? lui demanda Boris en s'arrêtant tout à coup devant lui. Ce que je t'ai dit, n'est-ce pas juste? N'es-tu pas d'accord avec moi?
—L'affaire est terminée, répliqua Pierre lentement. La jeune fille accepte ton offre. Le père la sanctionne. Il n'y a plus rien à dire. Que tout soit pour le mieux! Maintenant il ne s'agit plus de réfléchir; il faut t'occuper de ton mariage; demain nous en reparlerons. Le matin, comme dit le proverbe, est plus sage que le soir. À demain donc.
—Mais voyons, embrasse-moi donc, homme froid que tu es! dit Boris.
—De grand cœur, répondit le bon Pierre en le serrant dans ses bras. Que Dieu te donne toutes les joies de ce monde!»
Boris se retira.
«Quel événement, se dit Pierre en se remettant au lit et en se retournant avec inquiétude tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et tout cela parce qu'il n'a pas servi dans la cavalerie, qu'il est habitué à se laisser aller à ses idées et ne connaît point la discipline.»
Un mois après, Boris était l'époux de Viéra. Lui-même n'avait pas voulu que le mariage fût retardé. Pierre fut son garçon d'honneur. Pendant ce mois d'attente, Boris avait été chaque jour chez son beau-père, mais ces fréquentes visites n'avaient point modifié ses rapports avec Viéra. Elle était tout aussi modeste et aussi réservée. Un jour il lui apporta un roman de Sagoskin: Jouri Miroslawski, et lui en lut quelques chapitres. Ce livre lui plut. Mais, lorsqu'il fut achevé, elle n'en demanda pas d'autres.
Un soir, Karentef vint la voir et resta longtemps les yeux fixés sur elle. Il faut dire qu'il était dans un état d'ivresse. Il semblait qu'il avait le désir de lui parler; pourtant il se tut. On le pria de chanter. Il entonna un chant qui commençait par des sons plaintifs, puis éclatait en une sorte de mélodie sauvage. Ensuite il jeta sa guitare sur le divan, sortit précipitamment, mit sa tête entre ses mains et éclata en sanglots.
La veille de son mariage, Viéra était triste, et son père paraissait aussi fort abattu. Il avait espéré que Boris viendrait vivre avec lui, et Boris l'engageait au contraire à suivre sa fille dans sa nouvelle demeure. Étienne refusa, disant qu'il ne pouvait quitter la maison où il avait ses vieilles habitudes. Viéra lui promit d'aller le voir plusieurs fois dans la semaine.
«Braou! braou!» répondit tristement le vieillard.
Au commencement de sa nouvelle existence, Boris se trouva très-heureux. Viéra dirigeait sa maison dans la perfection. Il aimait sa calme et constante activité. Il aimait la simplicité et la droiture de son caractère. Quelquefois il l'appelait sa petite ménagère hollandaise, et il déclarait à Pierre que, pour la première fois enfin, il connaissait les agréments de la vie.
Depuis le jour du mariage, Pierre ne venait plus si souvent chez lui, et n'y restait plus si longtemps, quoique Boris le reçût avec cordialité comme autrefois et que Viéra eût pour lui une sincère affection.
Un jour que Boris lui reprochait la rareté de ses visites:
«Que veux-tu, lui dit doucement l'honnête Pierre, ta vie n'est plus la même. Tu es marié; je suis garçon. Je craindrais de me rendre importun.»
Cette fois-là, Boris n'insista pas. Mais peu à peu il s'aperçut que, sans son ami, son intérieur était fort peu récréatif. Sa femme ne suffisait plus pour l'occuper. Souvent même il ne savait que lui dire, et restait des matinées entières sans prononcer un mot. Cependant il la regardait encore avec plaisir, et chaque fois que de son pied léger elle passait près de lui, il lui baisait la main, ce qui ne manquait jamais de faire éclore sur les lèvres de la jeune femme un doux sourire.
Mais ce sourire ne le charmait plus comme autrefois, et peut-on toujours se contenter d'un sourire?
Entre lui et Viéra, il y avait, trop peu de rapports intellectuels. Il commençait à s'en apercevoir.
«Décidément, se disait-il un jour en s'asseyant sur le canapé les mains croisées, la bonne Viéra n'a guère de ressources; et il se rappela l'aveu qu'elle lui avait fait elle-même: «Je ne suis pas votre égale.» Si j'avais, reprit-il, la flegmatique nature d'un Allemand, où si j'étais lié à quelque emploi qui m'occuperait la plus grande partie du jour, une telle femme serait un trésor. Mais avec mon caractère, et dans ma position.... Est-ce que je me serais trompé?»
Cette dernière réflexion lui fit plus de peine qu'il ne l'aurait cru.
Le lendemain, comme il engageait Pierre à revenir plus souvent, et comme Pierre lui répondait de nouveau qu'il craignait de le déranger:
«Tu te trompes, mon ami, répondit Boris, tu ne nous gênes nullement quand tu viens nous voir. Au contraire, avec toi, nous nous sentons plus gais.—Il fut sur le point d'ajouter: Et plus légers; ce qui était vrai.
Boris causait à cœur ouvert avec Pierre comme avant son mariage. Viéra se plaisait aussi à voir ce vieil ami. Elle aimait, elle estimait son mari, mais, avec tout son attachement pour lui, elle ne savait comment s'entretenir avec lui, ni comment l'occuper, et elle remarquait qu'il s'égayait et s'animait quand Pierre était là.
Ainsi le fidèle Pierre devenait nécessaire aux deux époux. Il aimait Viéra comme sa fille, et comment ne pas l'aimer, cette bonne âme candide? Quand Boris, dans un de ses moments d'abandon, lui confia ses secrètes pensées et ses tristesses, Pierre lui reprocha son ingratitude et lui représenta vivement toutes les qualités de la jeune femme. Un jour que Boris en était venu à lui dire que lui et Viéra n'étaient pas faits l'un pour l'autre: «Ah! s'écria Pierre avec un accent de colère, tu n'es pas digne d'elle!
—Mais, répliqua Boris, il n'y a rien en elle!
—Comment, rien! Te fallait-il donc une créature extraordinaire? C'est une femme excellente. Que peux-tu désirer de plus?
—C'est vrai,» repartit vivement Boris.
La vie des deux époux s'écoulait mollement, paisiblement. Avec la douce Viéra, il n'était pas possible d'avoir une altercation, ni même un désaccord; mais, dans les plus petits incidents de leur existence, on pouvait remarquer que leurs cœurs s'éloignaient peu à peu l'un de l'autre, comme on remarque dans l'état physique d'un blessé l'influence d'une plaie invisible.
Viéra n'avait pas l'habitude de se plaindre. En outre, elle n'avait pas même pu, dans sa pensée, accuser son mari, et il ne lui arrivait même pas de songer qu'il n'était pas très-aisé de vivre avec lui. Deux personnes seulement comprenaient sa situation: c'étaient son vieux père et son ami Pierre. Quand elle allait voir son père, il l'accueillait avec une tendresse mélancolique, il la regardait avec une expression de considération et il ne lui faisait aucune question sur son intérieur. Mais il soupirait, et lorsqu'il se promenait dans sa chambre, ses deux perpétuelles exclamations: «Braou! braou!» ne résonnaient plus ainsi qu'autrefois, comme l'accent d'une âme paisible qui s'est détachée des soucis terrestres. Depuis le jour où sa fille l'avait quitté, sa figure était devenue pâle, et ses cheveux en peu de temps avaient blanchi.
Les secrètes souffrances de Viéra ne pouvaient non plus échapper au regard de Pierre. La jeune femme n'exigeait pas que son mari s'occupât d'elle, ni même qu'il prît à tâche de s'entretenir avec elle; mais ce qui la désolait, c'était de penser qu'elle l'ennuyait. Un jour, Pierre la surprit assise à l'écart, le visage tourné contre le mur, immobile et pleurant. De même que son père, à qui elle ressemblait sur tant de points, elle ne voulait pas laisser voir ses larmes; elle les essuyait avec soin, même quand elle était seule. Pierre s'éloigna sur la pointe du pied. Il prenait à tâche constamment de ne pas lui laisser deviner qu'il comprenait le secret de sa douleur. En revanche, il ne ménagea pas Boris. Jamais, à la vérité, il n'en vint à lui dire avec une froide vanité ces mots blessants, ces mots cruels que les hommes les meilleurs ne peuvent s'empêcher de prononcer en ces moments d'emportement: «Vois-tu, je t'avais bien dit d'avance ce qui arriverait.» Mais il lui reprocha vivement son indifférence envers Viéra, et enfin le décida à se rendre près d'elle et à lui demander si elle était souffrante.
Elle le regarda avec une telle placidité et lui répondit si tranquillement, qu'il s'éloigna très-mécontent des reproches que Pierre lui avait adressés, mais satisfait de penser que Viéra ne soupçonnait pas la nature de ses sentiments envers elle.
Ainsi se passa l'hiver. Une telle situation ne peut durer longtemps. Elle aboutit à une séparation, ou à un changement qui est rarement heureux.
Boris ne se montrait ni exigeant ni emporté, comme cela arrive souvent aux hommes qui se sentent dans leur tort; il ne se laissait point entraîner non plus au sarcasme ni à d'amères plaisanteries. Dans son esprit, il s'était élevé seulement une nouvelle idée, l'idée d'entreprendre un voyage en un temps opportun.
—Un voyage! se disait-il dès le matin; un voyage! répétait-il en se mettant le soir au lit, et ce mot avait pour lui un charme indicible. Avant d'en venir à cette dernière résolution il voulut, pour essayer de se distraire, revoir Sophie Cirilova; mais le langage prétentieux, le sourire affecté, la folle coquetterie de la jeune veuve ne produisirent sur lui qu'une impression désagréable.—Quelle différence, s'écria-t-il, avec la vraie simple nature de Viéra, et cependant il ne pouvait renoncer au projet de s'éloigner de Viéra.
Le printemps, le magique printemps qui ravive toute la nature, qui fait voyager les oiseaux de par delà des mers, mit fin à son irrésolution, imprima un dernier élan à sa pensée. Il prétexta une affaire grave qu'il aurait longtemps négligée et qui l'obligeait enfin à se rendre à Pétersbourg. En disant adieu à Viéra, il sentit pourtant son cœur se serrer; il souffrait de quitter cette douce et excellente femme, ses larmes coulèrent sur le front pâle où il déposait un dernier baiser.—Je reviendrai bientôt, dit-il, et je t'écrirai, ma chère aimée. Il la recommanda à l'affection de Pierre et monta en voiture triste et pensif.
Mais sa tristesse s'allégea à la vue des plaines riantes et de la première verdure si fraîche et si tendre des saules et des bouleaux épanouis sur son chemin. Une joie indéfinissable, un enthousiasme juvénile s'empara de son âme. Il sentit sa poitrine se dilater, et, en portant ses regards vers l'horizon lointain:—Non, non, s'écria-t-il avec le poète, on n'attèle pas au même limon le cheval fougueux et la biche craintive.
Viéra était restée seule, mais Pierre venait souvent la voir, et son père s'était décidé à quitter son cher cabinet pour se rendre près d'elle. Quelle joie ils éprouvèrent à se retrouver ensemble! Ils avaient les mêmes goûts et les mêmes habitudes. Cependant Boris n'était point oublié; tout au contraire, il était le lien de réunion. Ils parlaient souvent de lui, de son esprit, de son instruction, de sa bonté. Il semblait même que son absence ne servît qu'à le faire mieux apprécier. Le temps était superbe. Les jours passaient paisiblement, doucement, comme ces grands nuages blancs et lumineux qui flottent à la surface d'un ciel bleu.
Le voyageur n'écrivait pas souvent, mais ses lettres étaient lues et relues avec avidité. Dans chacune de ses lettres, il parlait de son prochain retour; mais un jour, Pierre en reçut une qui annonçait une tout autre nouvelle. Elle était ainsi conçue:
«Mon cher ami, mon bon Pierre, j'ai longtemps réfléchi à la façon dont je commencerai cette lettre, et, après y avoir tant songé, j'aime mieux te dire tout de suite et tout nettement que je vais en pays étranger. Cette nouvelle va bien te surprendre et sans doute t'irriter. Tu ne l'avais pas prévue, et tu es en droit de m'accuser. Je n'essayerai pas de me justifier, et j'avoue même que je me sens rougir en songeant à tes reproches. Mais écoute-moi avec quelque indulgence. D'abord je ne m'éloigne que pour peu de temps, et je pars avec une société charmante et de la façon la plus agréable; en second lieu, je suis convaincu qu'après avoir cédé à cette dernière fantaisie, après avoir satisfait à ce désir de voir de nouvelles contrées et de nouveaux peuples, j'en reviendrai à la vie la plus calme et la plus casanière. Je saurai apprécier comme je dois le faire la grâce imméritée que le sort m'a accordée en me donnant une femme comme Viéra. Je t'en prie, fais-lui bien comprendre ces idées en lui montrant ma lettre. Aujourd'hui je ne lui écris pas à elle-même, mais je lui écrirai de Stettin, par le retour du bateau. En attendant, dis-lui que je me prosterne à genoux devant elle, que je la conjure de ne point condamner son méchant mari. Telle que je la connais, avec son âme angélique, je suis sûr qu'elle me pardonnera, et dans trois mois, je le jure par tout ce qu'il y a de plus sacré, j'irai la rejoindre, et jusqu'à mon dernier jour nulle puissance ne pourra me séparer d'elle. Adieu, ou pour mieux dire, à revoir bientôt. Je t'embrasse et je baise les jolies mains de ma Viéra. Adressez-moi vos lettres à Stettin. Je vous écrirai de là. S'il arrivait quelque accident ou quelque affaire imprévue dans ma maison, je compte sur toi comme sur un appui invariable.
«Ton ami Boris Viasovnin.
«P. S. Fais remettre, en automne, des tentures dans mon cabinet. C'est entendu. Adieu.»
Hélas! les espérances exprimées dans cette lettre ne devaient jamais se réaliser. Le bateau arrivait en vue de Stettin, la rive étrangère se déroulait aux regards des passagers sous les rayons d'un beau soleil. Appuyé sur la balustrade du bâtiment, Boris, absorbé dans une muette rêverie, regardait la vague verte et profonde qui se creusait en gémissant sous la roue du bateau, et, dans son rapide tournoiement, l'arrosait d'un flot d'écume. Dans son immobilité, dans sa contemplation, tout à coup le vertige s'empara de lui, et il tomba à la mer. À l'instant même on arrêta le navire, à l'instant on lança la chaloupe à l'eau; mais il était trop tard: Boris avait cessé de vivre.
Pierre avait déjà éprouvé un chagrin cruel en communiquant à Viéra la dernière lettre de son mari. Mais lorsqu'il s'agit de lui révéler le fatal événement, il faillit en perdre la tête. Ce fut Michel qui, le premier, apprit cette nouvelle par le journal. Aussitôt il résolut d'aller l'annoncer à Pierre, et emmena Onufre, avec qui il s'était de nouveau réconcilié. Dès son entrée dans la maison de Vasilitch, il s'écria: «Quel malheur! Figurez-vous...» Longtemps Pierre refusa de le croire; lorsque enfin il ne put plus douter de cette catastrophe, il resta tout un jour sans oser se montrer à Viéra. Enfin il se présenta devant elle, si pâle, si abattu, qu'à son aspect elle se sentit atterrée. Il voulait la préparer peu à peu au malheur qu'il devait lui faire connaître, mais ses forces le trahirent. Le pauvre Pierre tomba sur une chaise et murmura en pleurant: «Il est mort! il est mort!»
Un an s'est écoulé. Souvent du tronc des arbres, que l'on a coupés, on voit s'élever de nouveaux rejetons; souvent les plaies les plus profondes se cicatrisent; la vie triomphe de la mort qui, à son tour, triomphera de la vie. Peu à peu Viéra se consola et se ranima.
Boris, d'ailleurs, n'était point de ces hommes qu'on ne peut remplacer, s'il en est dans le monde qui ont cet honneur suprême, et Viéra n'était pas de nature à se consacrer toute sa vie à un sentiment unique, s'il est des sentiments qui ont cette puissance. Elle s'était mariée sans peine, mais sans enthousiasme; elle avait été fidèle et dévouée à son mari, mais elle ne pouvait lui donner toute son existence. Elle l'avait pleuré sincèrement, mais raisonnablement. On ne peut rien demander de plus.
Pierre continua à la voir. Il était son plus intime, ou pour mieux dire, son unique ami. Un jour qu'il se trouvait seul avec elle, il la regarda avec sa bonne expression de physionomie et lui demanda simplement si elle voulait l'épouser. Elle sourit et lui tendit la main.
Après leur mariage, leur vie se continua tranquillement comme par le passé. Dix années se sont écoulées. Ils ont deux filles et un garçon. Le vieil Étienne demeure avec eux, ne pouvant plus se résoudre à les quitter, ni à s'éloigner de ses petits-enfants. L'aspect de ces enfants l'a rajeuni. Il cause et joue sans cesse avec eux, surtout avec le petit garçon qui, comme lui, s'appelle Étienne, et qui, sachant l'ascendant qu'il exerce sur son aïeul, s'amuse à le contrefaire quand le vieillard se promène dans la chambre en répétant: «Braou! braou!» Et le grand-père rit, et chacun rit avec lui de ces espiègleries. Le pauvre Boris n'est point oublié dans ce cercle d'affections. Pierre parle de son ami avec une vive cordialité. Chaque fois qu'il en trouve l'occasion, il ne manque pas de dire: «Voilà ce que faisait Boris, voilà ce qui lui plaisait,» et Pierre et sa femme, et tous ceux qui leur appartiennent, vivent d'une vie uniforme, silencieuse, paisible. Cette paix, c'est le bonheur... Il n'y en a pas d'autre en ce monde.
XII
Suivent plusieurs récits aussi simples, aussi vrais que nous laissons à la curiosité des lecteurs.
Mais en voici un, composé de deux notes qui arrachent du cœur des larmes qu'on n'y soupçonnait pas.
Lisez attentivement et étonnez-vous de ce que contient l'amitié d'un homme pour ce complément de l'homme, un pauvre chien, ami qui comprend par le cœur tout ce que l'intelligence révèle à son ami.
L'homme qui a trouvé ces pages dans son âme a plus de sensibilité que J.-J. Rousseau et presque autant que le chevalier de Maistre.