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Cours familier de Littérature - Volume 24

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C'était lui qui n'était plus le même, dit-il, et il s'affligeait de trouver tout changé. Il arrive dans la vie ce qui arrive sur un fleuve pendant qu'il vous entraîne: vous croyez que tout ce qui est autour de vous chemine, et que seul vous restez immobile. À peine eut-il quitté la voiture publique, que ses pas se dirigèrent vers la rue qu'avait habitée son père. Il la parcourait avec une tendre inquiétude, cherchant en vain à ressaisir les traits des gens du voisinage: il ne reconnaissait personne, personne ne le reconnaissait. Le cœur serré de son isolement dans le lieu même de sa naissance, il reprenait tristement le chemin de son auberge, lorsque ses yeux s'arrêtèrent sur une vieille femme qui filait devant la porte de sa maison. Ses traits, effacés par l'âge, lui rappelèrent cependant ceux de Marie Talbot, de cette bonne fille qui avait pris soin de son enfance. Frappé de cette ressemblance, il s'approche pour lui adresser la parole; mais à peine a-t-elle entendu le son de sa voix, qu'elle le regarde et s'écrie avec un accent de surprise et de tendresse que rien ne peut rendre: «Ah! mon maître, est-ce bien vous que je revois?» Et avec une vivacité inouïe à son âge, elle jette sa quenouille, renverse son rouet et se précipite dans ses bras. M. de Saint-Pierre l'embrasse, la presse contre son cœur, et croit un moment avoir retrouvé, avec cette bonne vieille, toutes les joies de son enfance. Mais que cet éclair de bonheur fut rapide! La pauvre Marie, devenue plus tranquille, lui disait tristement: «Ah! monsieur Henri, les temps sont bien changés! Votre père est mort! vos frères sont allés aux Indes! Je suis seule, seule ici!—Et ma sœur, dit M. de Saint-Pierre avec anxiété, vous a-t-elle aussi abandonnée?—Votre sœur a quitté la ville pour se retirer à Honfleur, dans un couvent sur les bords de la mer. Cela est triste, car elle est si jolie et si bonne! Mais est-il bien vrai, monsieur, que je vous revois? Vous avez été si loin! comment avez-vous pu revenir? On disait que vous étiez au service d'une impératrice, que le roi de Prusse vous menait à la guerre, que vous aviez fait fortune, et cela je l'ai toujours prédit, car vous aimiez tant les gros livres! Cependant, chaque jour, je priais Dieu pour vous, et je lui demandais de vous revoir avant de mourir.—Bonne Marie, je n'ai pas fait fortune, mais j'ai toujours eu le désir de vous faire du bien.—Oh! je n'ai besoin de rien, Dieu merci! Le bon Dieu ne m'a jamais abandonnée, et je ne suis pas si pauvre que je ne puisse aujourd'hui vous offrir à dîner.» Puis, de ses mains laborieuses et tremblantes, elle prit le bras de son jeune maître et dit, en le guidant vers la maison: «Ici, il n'y a plus que moi pour vous recevoir! Pourquoi avons-nous perdu votre bonne mère? c'était à elle de vivre, et à moi de mourir; elle eût été si heureuse de revoir son fils! mais Dieu l'a rappelée, il faut que sa volonté soit faite.» En disant ces mots, elle ouvrit la porte de sa pauvre demeure. Un lit de paille, une table, un vieux coffre et deux mauvaises chaises composaient tout son ameublement; il y régnait cependant un air de propreté qui écartait l'idée de la misère. M. de Saint-Pierre y entra avec un sentiment de joie et de respect que son cœur n'avait point encore éprouvé. Sa vieille bonne le fit asseoir, et, nouvelle Baucis, elle s'empressa de ranimer le feu et de couvrir sa table d'un linge blanc, mais un peu usé:

«Il ne servait pourtant qu'aux fêtes solennelles!»

On eût dit, à son zèle, à son activité, qu'elle avait recouvré sa jeunesse; et M. de Saint-Pierre croyait encore la voir aller et venir dans la maison de son père. Cette petite scène lui rappela les jours de son enfance. Cependant la pauvreté de cette bonne vieille l'affligeait, et il se mit à la questionner pour savoir comment elle se trouvait dans un pareil délaissement. «Oh! ce n'est pas la faute de monsieur votre père, dit-elle; il voulait que je restasse à la maison, mais je ne pouvais m'y résoudre à cause de sa nouvelle femme: ça me faisait trop mal de la voir à toutes les places où j'avais vu ma pauvre maîtresse. Un jour, je demandai mon compte, et je vins ici. Voilà que, dans les commencements, j'étais si triste que je ne pouvais me tenir au travail; je passais et repassais tout le jour devant la maison, comme si les pierres avaient pu me parler. Le reste du temps je ne faisais que pleurer; j'en avais presque perdu les yeux; mais maintenant, grâce à Dieu, je ne pleure plus...» Et en prononçant ces mots, elle essuyait, avec le coin d'un tablier de serpillière, de grosses larmes qu'elle ne pouvait retenir. Pendant qu'elle parlait ainsi, M. de Saint-Pierre avait bien de la peine à lui cacher les siennes; il admirait comment la seule confiance en Dieu empêchait cette bonne vieille de sentir son malheur, et il l'entendait avec surprise, du sein de la plus profonde misère, remercier la Providence de ses bienfaits. Un spectacle aussi touchant ne fut pas perdu pour notre voyageur. «C'est une pauvre fille, disait-il souvent, qui m'a éclairé sur les voies de la Providence: elle avait mis en Dieu la même confiance que j'avais mis dans les hommes, et jamais je n'ai vu une âme si tranquille dans une situation si malheureuse. Son exemple m'a été plus utile que celui de nos prétendus sages; et ses paroles, si simples, m'en ont plus appris que tous les livres des philosophes. En effet, les livres des philosophes nous apprennent à braver nos maux, mais non à vivre avec eux; comme si le destin des êtres les plus heureux de la terre n'était pas toujours de vivre avec la douleur!»

Après quelques minutes d'entretien, Marie Talbot posa sur la table un morceau de gros pain, une cruche de cidre, une omelette et un peu de fromage. Ensuite elle ouvrit son coffre et en tira un verre ébréché, qu'elle posa doucement auprès de son hôte, en lui disant: «C'est celui de votre mère.» Il le reconnut en effet, et cette vue le remplit d'une telle émotion, qu'il ne pouvait manger et que des larmes involontaires venaient mouiller ses yeux. Alors, voyant que sa bonne se tenait debout pour le servir, il lui dit de se mettre à table à côté de lui; mais ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à l'y décider. Enfin elle prit une chaise, et ils commencèrent à manger en parlant des temps passés. Peu à peu, leurs idées s'égayèrent; mille traits charmants revenaient à la mémoire de Marie Talbot; la vie de son petit Henri était comme une partie de la sienne: elle lui rappelait son admiration pour les hirondelles, sa fuite dans le désert pour se faire ermite; comment il aimait les livres, comment il les perdait.—«Oui, ma bonne Marie, lui dit M. de Saint-Pierre, je les perdais, et vous m'en achetiez de votre argent, je ne l'ai point oublié.—Dame, monsieur Henri, vous étiez si joli, si caressant, et vous aviez un si bon cœur! Lorsque je vous menais à l'école, vous n'étiez encore qu'en jaquette, si nous rencontrions un malheureux, vous me disiez: Marie, donne-lui mon déjeuner; et quand je ne le voulais pas, vous vous fâchiez contre moi. Un jour, vous vous avançâtes d'un air menaçant, et en fermant le poing, contre un charretier qui maltraitait son cheval: c'est que vous alliez l'attaquer tout de bon! Un autre jour, vous vouliez vous battre avec une troupe d'enfants qui avaient cassé la jambe d'un pauvre chat, et j'eus bien de la peine à les tirer de vos mains.» Ainsi cette bonne fille ramenait insensiblement la pensée de M. de Saint-Pierre vers une époque que le souci de vivre avait presque effacé de sa mémoire, et tous ses souvenirs venant à se réveiller à la fois, il l'accablait de questions sur ses anciens camarades, sur les amis de son père et sur tous ceux qui l'avaient aimé. Les uns avaient quitté le pays, les autres étaient morts, un petit nombre avaient fait fortune; mais la bonne Marie prétendait que ceux-là étaient devenus si fiers, qu'ils ne parlaient volontiers à personne. Enfin elle lui apprit la mort du frère Paul, cet aimable capucin qui faisait de si jolis contes, et M. de Saint-Pierre donna quelques larmes à sa mémoire. Après tous ces récits, Marie Talbot témoigna le désir d'apprendre à son tour ce que son maître avait fait dans ses voyages. Elle lui demandait si les gens de par-là étaient bons, s'il y faisait froid, si on y buvait du cidre, si le pain y était cher; et comme si cette dernière question eût fait retomber sa pitié sur elle-même, elle se reprit à pleurer amèrement. Ces pleurs émurent M. de Saint-Pierre jusqu'au fond de l'âme, et lui firent sentir d'une manière bien cruelle la folie de tant de courses inutiles qui l'avaient ramené plus pauvre que jamais sous le toit de la pauvre Marie. Assis à ses côtés, il ne regrettait ni les grandeurs de la Russie ni les délices de la Pologne; ce qu'il eût voulu ressaisir de lui-même, c'étaient les premières émotions de son enfance et les mouvements si purs d'une âme encore innocente. Au milieu de l'agitation de ces pensées, cédant tout à coup au sentiment qui le pénètre, il embrasse cette brave fille avec une grande effusion de cœur, et prend entre le ciel et lui l'engagement de ne jamais l'abandonner, quelles que fussent d'ailleurs sa position et sa fortune: engagement qu'il remplit avec une exactitude religieuse, dans le temps même où il n'avait d'autre revenu qu'une pension de mille francs; et pour commencer il tire sa bourse, la verse sur la table et partage sur l'heure avec sa bonne tout ce qu'il possédait. D'abord elle repoussa l'argent: «Je n'ai besoin de rien, disait-elle; je gagne six sous par jour, et je puis encore faire de petites économies.» M. de Saint-Pierre insista, elle fut obligée de céder; mais elle reçut l'argent avec indifférence, et l'on voyait que c'était uniquement pour complaire à son maître. Il faut avoir entendu raconter cette scène à M. de Saint-Pierre lui-même, pour se faire une idée de tout ce qu'elle lui fit éprouver. Il en avait retenu jusqu'aux plus petites circonstances, et les expressions si simples de la pauvre Marie ne sortirent jamais de sa mémoire.

Pressé d'embrasser sa sœur, M. de Saint-Pierre s'embarqua pour Honfleur le même soir. Marie l'accompagna jusqu'au rivage, et il la vit longtemps les yeux attachés sur la chaloupe et cherchant par des signes à prolonger leurs adieux. La nuit étant venue, il s'enveloppa de son manteau, et, dans une situation d'âme difficile à comprendre, il ne voyait ni le ciel ni la mer, ni les voyageurs qui allaient et venaient autour de lui. Cependant un bruit formidable vint rompre tout à coup le charme de sa rêverie: il crut un moment que l'abîme s'ouvrait pour engloutir sa frêle embarcation; mais les matelots paraissaient tranquilles et se contentaient de se ranger à la côte. On était alors près de l'embouchure de la Seine: ayant jeté les yeux sur la vaste étendue de ce fleuve, il vit avec effroi ses eaux couvertes d'écumes se soulever comme une montagne, et remonter vers leur source avec une vitesse que l'œil ne pouvait suivre; une seconde montagne, plus élevée, plus rapide, suivait en mugissant la première: et ces deux masses effroyables, repoussant le fleuve devant elles, semblaient le rejeter tout entier du sein de la mer. M. de Saint-Pierre a décrit ce phénomène dans le premier livre de l'Arcadie, où il est le sujet d'une fable charmante que les Grecs, comme il le dit lui-même, n'auraient pas désavouée.

Il arriva à Honfleur au milieu du jour, et s'achemina aussitôt vers le couvent de sa sœur, dont on lui montra de loin le clocher gothique, qui s'élevait à mi-côte à l'entrée d'un bois. Quoiqu'il ne fût pas tard, le jour commençait à tomber. Le mois de novembre est, surtout en Normandie, l'époque la plus triste de l'année. L'air y est humide et froid, l'horizon chargé de brouillards; les ruisseaux ne roulent qu'une eau trouble et jaunâtre, les arbres achèvent de se dépouiller, et l'on entend sans cesse siffler les vents et bruire la mer qui ronge ses rivages. Ces effets de l'automne faisaient une impression d'autant plus profonde sur l'âme de M. de Saint-Pierre, qu'elle était déjà plus vivement ébranlée. Arrivé aux portes du couvent, il s'arrêta avec un saisissement pénible en songeant que cet asile était celui de sa sœur, et qu'après tant d'années d'absence, loin de lui apporter des consolations, il allait peut-être troubler son repos. Il se disait avec amertume: «Pourquoi n'ai-je pas appris à conduire une charrue, à cultiver un champ? je pourrais dire à ma sœur et à ma vieille bonne; Venez vivre avec moi, vous partagerez mon sort, vous jouirez de mes travaux. Mais je n'ai rien à leur offrir, et je dois les quitter encore.» En se livrant à ces réflexions, il arrive à la porte du couvent; mais il était trop tard pour entrer, et tout ce qu'il put obtenir, ce fut de passer la nuit dans la chambre des hôtes. Heureux d'être sous le même toit que sa sœur, il dormit peu, et vingt fois il ouvrit sa fenêtre pour épier les premiers rayons du jour. Enfin, après la prière du matin, il put faire annoncer son arrivée, et bientôt sa sœur fut dans ses bras. La première pensée de cette pauvre demoiselle fut de supplier son frère de ne plus quitter la France, et de lui permettre de vivre auprès de lui. M. de Saint-Pierre, touché de cette marque de tendresse, lui raconta une partie de ses aventures, et promit de tout tenter pour obtenir un emploi dans sa patrie, qui les mît à même de se réunir. En attendant, il céda à sa sœur plusieurs petites rentes sur son patrimoine; et après une semaine, dont tous les moments lui furent consacrés, il revint tristement chercher fortune à Paris.

V

Après ce triste retour, il vend ce qui lui revient de l'héritage paternel et sollicite une place dans le génie de la marine. M. de Breteuil lui en accorde une à l'Île de France. Mais le ministre oublie de lui en donner le titre officiel; il s'embarque et arrive après des tempêtes. Reçu comme un aventurier à cause de l'oubli de M. de Breteuil, il se retire dans une métairie avec un seul nègre pour serviteur. On l'en dépossède au moment où il allait la récolter; il parcourt l'île entière pour en faire une géographie exacte. Ce voyage, publié à son retour à Paris, eut un certain succès.

Son retour coïncidait avec le commencement de la Révolution française. Elle était alors l'œuvre des philosophes; il se lie avec eux. Dalembert vend le manuscrit du Voyage à l'Île de France. Il y avait beaucoup d'analogie entre le caractère de ces deux hommes. Le même isolement devait les rapprocher; ils se rencontrèrent et se lièrent, s'aimèrent et se brouillèrent fréquemment. Mais ils se réconciliaient autant de fois pendant le séjour de Bernardin de Saint-Pierre à Paris.

VI

Ce fut alors qu'il publia ce poëme de la Providence intitulé les Études de la nature. Un libraire lui prêta 600 francs pour publier ce grand ouvrage. Cela eut un succès vaste, long, sérieux. La religion même sourit à ce livre. Au milieu des attaques qu'elle recevait de toutes parts, il la respecta et la fit aimer. L'exposé des doctrines socialistes et la fureur des révolutions qui allaient éclater ne lui nuisirent pas en cela. On n'y vit que les rêves d'une âme pieuse; on ne lui demanda pas compte des réalités. Le nom de l'auteur fut inscrit au rang des sages qui adoptaient la maxime du philosophe le Vicaire savoyard, de J. J. Rousseau. Les mères de famille chrétiennes le firent lire à leurs fils; il fut le pressentiment du petit livre que Bernardin de Saint-Pierre couvait dans son cœur et qui fit enfin éclater son nom: nous voulons parler de Paul et Virginie. Ce poëme suprême et tout philosophique était porté, à son insu, dans le cœur de Bernardin de Saint-Pierre de mer en mer et de climat en climat: le Poëme de la nature.

VII

Cela commence sans préambule aucun. Une conversation du soir, au coin du feu en automne; le ton est un peu triste et semble participer seulement de la mélancolie d'un souvenir.

Sur le côté oriental de la montagne qui s'élève derrière le Port-Louis de l'Île de France, on voit, dans un terrain jadis cultivé, les ruines de deux petites cabanes. Elles sont situées presque au milieu d'un bassin, formé par de grands rochers, qui n'a qu'une seule ouverture tournée au nord. On aperçoit à gauche la montagne appelée le Morne-de-la-Découverte, d'où l'on signale les vaisseaux qui abordent dans l'île, et au bas de cette montagne, la ville nommée le Port-Louis; à droite, le chemin qui mène du Port-Louis au quartier des Pamplemousses; ensuite l'église de ce nom, qui s'élève, avec ses avenues de bambous, au milieu d'une grande plaine; et plus loin, une forêt qui s'étend jusqu'aux extrémités de l'île. On distingue devant soi, sur les bords de la mer, la baie du Tombeau; un peu sur la droite, le cap Malheureux; et au delà, la pleine mer, où paraissent à fleur d'eau quelques îlots inhabités, entre autres le Coin-de-Mire, qui ressemble à un bastion au milieu des flots.

À l'entrée de ce bassin, d'où l'on découvre tant d'objets, les échos de la montagne répètent sans cesse le bruit des vents qui agitent les forêts voisines, et le fracas des vagues qui brisent au loin sur les récifs; mais au pied même des cabanes, on n'entend plus aucun bruit, et on ne voit autour de soi que de grands rochers escarpés comme des murailles. Des bouquets d'arbres croissent à leurs bases, dans leurs fentes, et jusque sur leurs cimes où s'arrêtent les nuages. Les pluies, que leurs pitons attirent, peignent souvent les couleurs de l'arc-en-ciel sur leurs flancs verts et bruns, et entretiennent à leur pied les sources dont se forme la petite rivière des Lataniers. Un grand silence règne dans leur enceinte où tout est paisible, l'air, les eaux et la lumière. À peine l'écho y répète le murmure des palmistes qui croissent sur leurs plateaux élevés, et dont on voit les longues flèches toujours balancées par les vents. Un jour doux éclaire le fond de ce bassin, où le soleil ne luit qu'à midi; mais dès l'aurore, ses rayons en frappent le couronnement, dont les pics, s'élevant au-dessus des spores de la montagne, paraissent d'or et de pourpre sur l'azur des cieux.

J'aimais à me rendre dans ce lieu, où l'on jouit quelquefois d'une vue immense et d'une solitude profonde. Un jour que j'étais assis au pied de ces cabanes et que j'en considérais les ruines, un homme déjà sur l'âge vint à passer aux environs. Il était, suivant la coutume des anciens habitants, en petite veste et en long caleçon. Il marchait nu-pieds, et s'appuyait sur un bâton de bois d'ébène. Ses cheveux étaient tout blancs, et sa physionomie noble et simple. Je le saluai avec respect. Il me rendit mon salut; et m'ayant considéré un moment, il s'approcha de moi, et vint se reposer sur le tertre où j'étais assis. Excité par cette marque de confiance, je lui adressai la parole:

«Mon père, lui dis-je, pourriez-vous m'apprendre à qui ont appartenu ces deux cabanes?»

Il me répondit:

«Mon fils, ces masures et ce terrain inculte étaient habités, il y a environ vingt ans, par deux familles qui y avaient trouvé le bonheur. Leur histoire est touchante; mais dans cette île, située sur la route des Indes, quel Européen peut s'intéresser au sort de quelques particuliers obscurs? Qui voudrait même y vivre heureux, mais pauvre et ignoré? Les hommes ne veulent connaître que l'histoire des grands et des rois, qui ne sert à personne.»

«Mon père, repris-je, il est aisé de juger à votre air et à votre discours que vous avez acquis une grande expérience. Si vous en avez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez des anciens habitants de ce désert, et croyez que l'homme même le plus dépravé par les préjugés du monde aime à entendre parler du bonheur que donnent la nature et la vertu.»

Alors, comme quelqu'un qui cherche à se rappeler diverses circonstances, après avoir appuyé quelque temps ses mains sur son front, voici ce que ce vieillard me raconta:

«En 1726, un jeune homme de Normandie, appelé M. de la Tour, après avoir sollicité en vain du service en France et des secours dans sa famille, se détermina à venir dans cette île, pour y chercher fortune. Il avait avec lui une jeune femme qu'il aimait beaucoup, et dont il était également aimé. Elle était d'une ancienne et riche maison de sa province; mais il l'avait épousée en secret et sans dot, parce que les parents de sa femme s'étaient opposés à son mariage, attendu qu'il n'était pas gentilhomme. Il la laissa au Port-Louis de cette île, et il s'embarqua pour Madagascar, dans l'espérance d'y acheter quelques noirs et de revenir promptement ici former une habitation. Il débarqua à Madagascar vers la mauvaise saison, qui commence à la mi-octobre; et peu de temps après son arrivée il y mourut des fièvres pestilentielles, qui y règnent pendant six mois de l'année, et qui empêcheront toujours les nations européennes d'y faire des établissements fixes. Les secrets qu'il avait emportés avec lui furent dispersés après sa mort, comme il arrive ordinairement à ceux qui meurent hors de leur patrie. Sa femme, restée à l'Île de France, se trouva veuve, enceinte, et n'ayant pour tout bien au monde qu'une négresse, dans un pays où elle n'avait ni crédit ni recommandation. Ne voulant rien solliciter auprès d'aucun homme, après la mort de celui qu'elle avait uniquement aimé, son malheur lui donna du courage. Elle résolut de cultiver avec son esclave un petit coin de terre, afin de se procurer de quoi vivre.

Dans une île presque déserte, dont le terrain était à discrétion, elle ne choisit point les cantons les plus fertiles, ni les plus favorables au commerce; mais, cherchant quelque gorge de montagne, quelque asile caché, où elle pût vivre seule et inconnue, elle s'achemina de la ville vers ces rochers, pour s'y retirer comme dans un nid. C'est un instinct commun à tous les êtres sensibles et souffrants, de se réfugier dans les lieux les plus sauvages et les plus déserts: comme si des rochers étaient des remparts contre l'infortune, et comme si le calme de la nature pouvait apaiser les troubles malheureux de l'âme. Mais la Providence, qui vient à notre secours lorsque nous ne voulons que les biens nécessaires, en réservait un à madame de la Tour, que ne donnent ni les richesses ni la grandeur; c'était une amie.

Dans ce lieu, depuis un an, demeurait une femme vive, bonne et sensible; elle s'appelait Marguerite. Elle était née en Bretagne, d'une simple famille de paysans, dont elle était chérie, et qui l'aurait rendue heureuse, si elle n'avait eu la faiblesse d'ajouter foi à l'amour d'un gentilhomme de son voisinage, qui lui avait promis de l'épouser. Mais celui-ci, ayant satisfait sa passion, s'éloigna d'elle et refusa même de lui assurer une subsistance pour un enfant dont il l'avait laissée enceinte. Elle s'était déterminée alors à quitter pour toujours le village où elle était née, et à aller cacher sa faute aux colonies, loin de son pays où elle avait perdu la seule dot d'une fille pauvre et honnête, la réputation. Un vieux noir, qu'elle avait acquis de quelques deniers empruntés, cultivait avec elle un petit coin de ce canton.

Madame de la Tour, suivie de sa négresse, trouva dans ce lieu Marguerite qui allaitait son enfant. Elle fut charmée de rencontrer une femme dans une position qu'elle jugea semblable à la sienne. Elle lui parla, en peu de mots, de sa condition passée et de ses besoins présents. Marguerite, au récit de madame de la Tour, fut émue de pitié; et, voulant mériter sa confiance plutôt que son estime, elle lui avoua, sans lui rien déguiser, l'imprudence dont elle s'était rendue coupable. «Pour moi, dit-elle, j'ai mérité mon sort; mais vous, madame... vous, sage et malheureuse!» Et elle lui offrit en pleurant sa cabane et son amitié. Madame de la Tour, touchée d'un accueil si tendre, lui dit en la serrant dans ses bras: «Ah! Dieu veut finir mes peines, puisqu'il vous inspire plus de bonté envers moi, qui vous suis étrangère, que jamais je n'en ai trouvé dans mes parents.»

Je connaissais Marguerite, et, quoique je demeure à une lieue et demie d'ici, dans les bois, derrière la Montagne-Longue, je me regardais comme son voisin. Dans les villes d'Europe, une rue, un simple mur, empêchent les membres d'une même famille de se réunir pendant des années entières; mais dans les colonies nouvelles, on considère comme ses voisins ceux dont on n'est séparé que par des bois et des montagnes. Dans ce temps-là surtout, où cette île faisait peu de commerce aux Indes, le simple voisinage y était un titre d'amitié; et l'hospitalité envers les étrangers, un devoir et un plaisir. Lorsque j'appris que ma voisine avait une compagne, je fus la voir, pour tâcher d'être utile à l'une et à l'autre. Je trouvai dans madame de La Tour une personne d'une figure intéressante, pleine de noblesse et de mélancolie. Elle était alors sur le point d'accoucher. Je dis à ces deux dames qu'il convenait, pour l'intérêt de leurs enfants, et surtout pour empêcher l'établissement de quelque autre habitant, de partager entre elles le fond de ce bassin, qui contient environ vingt arpents. Elles s'en rapportèrent à moi pour ce partage. J'en formai deux portions à peu près égales. L'une renfermait la partie supérieure de cette enceinte, depuis ce piton de rocher couvert de nuages, d'où sort la source de la rivière des Lataniers, jusqu'à cette ouverture escarpée que vous voyez au haut de la montagne, et qu'on appelle l'Embrasure, parce qu'elle ressemble en effet à une embrasure de canon. Le fond de ce sol est si rempli de roches et de ravins, qu'à peine on y peut marcher; cependant il produit de grands arbres, et il est rempli de fontaines et de petits ruisseaux. Dans l'autre portion, je compris toute la partie intérieure qui s'étend le long de la rivière des Lataniers jusqu'à l'ouverture où nous sommes, d'où cette rivière commence à couler entre deux collines jusqu'à la mer. Vous y voyez quelques lisières de prairies, et un terrain assez uni, mais qui n'est guère meilleur que l'autre; car, dans la saison des pluies il est marécageux, et dans les sécheresses il est dur comme du plomb; quand on y veut alors ouvrir une tranchée, on est obligé de le couper avec des haches. Après avoir fait ces deux partages, j'engageai ces deux dames à les tirer au sort. La partie supérieure échut à madame de la Tour, et l'inférieure à Marguerite. L'une et l'autre furent contentes de leur lot; mais elles me prièrent de ne pas séparer leur demeure, «afin, me dirent-elles, que nous puissions toujours nous voir, nous parler et nous entr'aider.» Il fallait cependant à chacune d'elles une retraite particulière. La case de Marguerite se trouvait au milieu du bassin, précisément sur les limites de son terrain. Je bâtis tout auprès, sur celui de madame de la Tour, une autre case, en sorte que ces deux amies étaient à la fois dans le voisinage l'une de l'autre, et sur la propriété de leurs familles. Moi-même j'ai coupé des palissades dans la montagne; j'ai apporté des feuilles de latanier des bords de la mer, pour construire ces deux cabanes, où vous ne voyez plus maintenant ni porte ni couverture. Hélas! il n'en reste encore que trop pour mon souvenir! Le temps, qui détruit si rapidement les monuments des empires, semble respecter, dans ces déserts, ceux de l'amitié, pour perpétuer mes regrets jusqu'à la fin de ma vie.

À peine la seconde de ces cabanes était achevée, que madame de la Tour accoucha d'une fille. J'avais été le parrain de l'enfant de Marguerite, qui s'appelait Paul. Madame de la Tour me pria aussi de nommer sa fille, conjointement avec son amie. Celle-ci lui donna le nom de Virginie. «Elle sera vertueuse, dit-elle, et elle sera heureuse. Je n'ai connu le malheur qu'en m'écartant de la vertu.»

Lorsque madame de la Tour fut relevée de ses couches, ces deux petites habitations commencèrent à être de quelque rapport, à l'aide des soins que j'y donnais de temps en temps, mais surtout par les travaux assidus de leurs esclaves. Celui de Marguerite, appelé Domingue, était un noir iolof, encore robuste, quoique déjà sur l'âge. Il avait de l'expérience et un bon sens naturel. Il cultivait indifféremment, sur les deux habitations, les terrains qui lui semblaient les plus fertiles, et il y mettait les semences qui leur convenait le mieux. Il semait du petit mil et du maïs dans les endroits médiocres, un peu de froment dans les bonnes terres, du riz dans les fonds marécageux; et au pied des roches, des giraumons, des courges et des concombres, qui se plaisent à y grimper. Il plantait dans les lieux secs des patates, qui y viennent très-sucrées; des cotonniers sur les hauteurs, des cannes à sucre dans les terres fortes, des pieds de café sur les collines, où le grain est petit, mais excellent; le long de la rivière et autour des cases, des bananiers, qui donnent toute l'année de longs régimes de fruits, avec un bel ombrage; et enfin quelques plantes de tabac, pour charmer ses soucis et ceux de ses bonnes maîtresses. Il allait couper du bois à brûler dans la montagne, et casser des roches çà et là dans les habitations, pour en aplanir les chemins. Il faisait tous ces ouvrages avec intelligence et activité, parce qu'il les faisait avec zèle. Il était fort attaché à Marguerite; et il ne l'était guère moins à madame de la Tour, dont il avait épousé la négresse, à la naissance de Virginie. Il aimait passionnément sa femme, qui s'appelait Marie. Elle était née à Madagascar, d'où elle avait apporté quelque industrie, surtout celle de faire des paniers et des étoffes appelées pagnes, avec des herbes qui croissent dans les bois. Elle était adroite, propre et très-fidèle. Elle avait soin de préparer à manger, d'élever quelques poules, et d'aller de temps en temps vendre au Port-Louis le superflu de ces deux habitations, qui était bien peu considérable. Si vous y joignez deux chèvres élevées près des enfants, et un gros chien qui veillait la nuit au dehors, vous aurez une idée de tout le revenu et de tout le domestique de ces deux petites métairies.

VIII

Il n'y a point d'aventures. Le récit simple et naturel coule comme l'haleine attiédie d'un vieillard sur la lèvre. On n'éprouve ni émotion ni surprise. La nature seule parle et agit. Ces descriptions sont les lieux mêmes. Les mots disent les sensations, mais n'exagèrent point; la nature n'a pas besoin de rhétorique. Écoutez-la:

Les devoirs de la maternité ajoutaient encore au bonheur de leur société. Leur amitié mutuelle redoublait à la vue de leurs enfants, fruits d'un amour également infortuné. Elles prenaient plaisir à les mettre ensemble dans le même bain et à les coucher dans le même berceau. Souvent elles les changeaient de lait: «Mon amie, disait madame de la Tour, chacune de nous aura deux enfants, et chacun de nos enfants aura deux mères.» Comme deux bourgeons qui, restés sur deux arbres de la même espèce dont la tempête a brisé toutes les branches, viennent à produire des fruits plus doux si chacun d'eux, détaché du tronc maternel, est greffé sur le tronc voisin: ainsi ces deux petits enfants, privés de tous leurs parents, se remplissaient de sentiments plus tendres que ceux de fils et de fille, de frère et de sœur, quand ils venaient à être changés de mamelle par les deux amies qui leur avaient donné le jour. Déjà leurs mères parlaient de leur mariage, sur leurs berceaux; et cette perspective de félicité conjugale, dont elles charmaient leurs propres peines, finissait bien souvent par les faire pleurer: l'une se rappelant que ses maux étaient venus d'avoir négligé l'hymen, et l'autre, d'en avoir subi les lois; l'une, de s'être élevée au-dessus de sa condition, et l'autre, d'en être descendue: mais elles se consolaient, en pensant qu'un jour leurs enfants, plus heureux, jouiraient à la fois, loin des cruels préjugés de l'Europe, des plaisirs de l'amour et du bonheur de l'égalité.

Rien, en effet, n'était comparable à l'attachement qu'ils se témoignaient déjà. Si Paul venait à se plaindre, on lui montrait Virginie; à sa vue, il souriait et s'apaisait. Si Virginie souffrait, on en était averti par les cris de Paul; mais cette aimable fille dissimulait aussitôt son mal, pour qu'il ne souffrît pas de sa douleur. Je n'arrivais point de fois ici que je ne les visse tous deux tout nus, suivant la coutume du pays, pouvant à peine marcher, se tenant ensemble par les mains et sous les bras, comme on représente la constellation des Gémeaux. La nuit même ne pouvait les séparer: elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs cous, et endormis dans les bras l'un de l'autre.

Lorsqu'ils surent parler, les premiers noms qu'ils apprirent à se donner furent ceux de frère et de sœur. L'enfance, qui connaît des caresses plus tendres, ne connaît point de plus doux noms. Leur éducation ne fit que redoubler leur amitié, en la dirigeant vers leurs besoins réciproques. Bientôt, tout ce qui regarde l'économie, la propreté, le soin de préparer un repas champêtre, fut du ressort de Virginie, et ses travaux étaient toujours suivis des louanges et des baisers de son frère. Pour lui, sans cesse en action, il bêchait le jardin avec Domingue, ou, une petite hache à la main, il le suivait dans les bois; et si, dans ces courses, une belle fleur, un bon fruit ou un nid d'oiseau se présentaient à lui, eussent-ils été au haut d'un arbre, il l'escaladait pour les apporter à sa sœur.

Quand on en rencontrait un quelque part, on était sûr que l'autre n'était pas loin. Un jour que je descendais du sommet de cette montagne, j'aperçus, à l'extrémité du jardin, Virginie qui accourait vers la maison, la tête couverte de son jupon, quelle avait relevé par derrière pour se mettre à l'abri d'une ondée de pluie. De loin, je la crus seule; et m'étant avancé vers elle pour l'aider à marcher, je vis qu'elle tenait Paul par le bras, enveloppé presque en entier de la même couverture, riant l'un et l'autre d'être ensemble à l'abri sous un parapluie de leur invention. Ces deux têtes charmantes, renfermées sous ce jupon bouffant, me rappelèrent les enfants de Léda enclos dans la même coquille.

Toute leur étude était de se complaire et de s'entr'aider. Au reste, ils étaient ignorants comme des créoles, et ne savaient ni lire ni écrire. Ils ne s'inquiétaient pas de ce qui s'était passé dans des temps reculés et loin d'eux; leur curiosité ne s'étendait pas au delà de cette montagne. Ils croyaient que le monde finissait où finissait leur île, et ils n'imaginaient rien d'aimable où ils n'étaient pas. Leur affection mutuelle et celle de leurs mères occupaient toute l'activité de leurs âmes. Jamais des sciences inutiles n'avaient fait couler leurs larmes; jamais les leçons d'une triste morale ne les avaient remplis d'ennui. Ils ne savaient pas qu'il ne faut pas dérober, tout chez eux étant commun; ni être intempérant, ayant à discrétion des mets simples; ni menteur, n'ayant aucune vérité à dissimuler. On ne les avait jamais effrayés en leur disant que Dieu réserve des punitions terribles aux enfants ingrats: chez eux, l'amitié filiale était née de l'amitié maternelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui la fait aimer; et s'ils n'offraient pas à l'église de longues prières, partout où ils étaient, dans la maison, dans les champs, dans les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et un cœur plein de l'amour de leurs parents.

Ainsi se passa leur première enfance, comme une belle aube qui annonce un plus beau jour. Déjà ils partageaient avec leurs mères tous les soins du ménage. Dès que le chant du coq annonçait le retour de l'aurore, Virginie se levait, allait puiser de l'eau à la source voisine, et rentrait dans la maison pour préparer le déjeuner. Bientôt après, quand le soleil dorait les pitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chez madame de la Tour: alors ils faisaient tous ensemble une prière, suivie du premier repas; souvent ils le prenaient devant la porte, assis sur l'herbe sous un berceau de bananiers, qui leur fournissait à la fois des mets tout préparés dans leurs fruits substantiels et du linge de table dans leurs feuilles larges, longues et lustrées. Une nourriture saine et abondante développait rapidement les corps de ces deux jeunes gens, et une éducation douce peignait dans leur physionomie la pureté et le contentement de leur âme. Virginie n'avait que douze ans: déjà sa taille était plus qu'à demi formée; de grands cheveux blonds ombrageaient sa tête; ses yeux bleus et ses lèvres de corail brillaient du plus tendre éclat sur la fraîcheur de son visage: ils souriaient toujours de concert quand elle parlait; mais quand elle gardait le silence, leur obliquité naturelle vers le ciel leur donnait une expression d'une sensibilité extrême, et même celle d'une légère mélancolie. Pour Paul, on voyait déjà se développer en lui le caractère d'un homme au milieu des grâces de l'adolescence. Sa taille était plus élevée que celle de Virginie, son teint plus rembruni, son nez plus aquilin, et ses yeux, qui étaient noirs, auraient eu un peu de fierté, si les longs cils qui rayonnaient autour comme des pinceaux ne leur avaient donné la plus grande douceur. Quoiqu'il fût toujours en mouvement, dès que sa sœur paraissait, il devenait tranquille et allait s'asseoir auprès d'elle: souvent leur repas se passait sans qu'ils se dissent un mot. À leur silence, à la naïveté de leurs attitudes, à la beauté de leurs pieds nus, on eût cru voir un groupe antique de marbre blanc, représentant quelques-uns des enfants de Niobé. Mais à leurs regards qui cherchaient à se rencontrer, à leurs sourires rendus par de plus doux sourires, on les eût pris pour ces enfants du ciel, pour ces esprits bienheureux dont la nature est de s'aimer, et qui n'ont pas besoin de rendre le sentiment par des pensées et l'amitié par des paroles.

Cependant, madame de la Tour, voyant sa fille se développer avec tant de charmes, sentait augmenter son inquiétude avec sa tendresse. Elle me disait quelquefois: «Si je venais à mourir, que deviendrait Virginie sans fortune?»

Elle avait en France une tante, fille de qualité, riche, vieille et dévote, qui lui avait refusé si durement des secours lorsqu'elle se fut mariée à M. de la Tour, qu'elle s'était bien promis de n'avoir jamais recours à elle, à quelque extrémité qu'elle fût réduite.

IX

M. de la Bourdonnais, gouverneur de l'île, vient un jour visiter madame de la Tour; il lui fait de graves reproches d'avoir abandonné sa famille riche en France. Les enfants se révoltent contre ces reproches.

Le bon naturel de ces enfants se développait de jour en jour. Un dimanche, au lever de l'aurore, leurs mères étant allées à la première messe à l'église des Pamplemousses, une négresse marronne se présenta sous les bananiers qui entouraient leur habitation. Elle était décharnée comme un squelette, et n'avait pour vêtement qu'un lambeau de serpillière autour des reins. Elle se jeta aux pieds de Virginie, qui préparait le déjeuner de la famille, et lui dit: «Ma jeune demoiselle, ayez pitié d'une pauvre esclave fugitive; il y a un mois que j'erre dans ces montagnes, demi-morte de faim, souvent poursuivie par des chasseurs et par leurs chiens. Je fuis mon maître, qui est un riche habitant de la Rivière-Noire: il m'a traitée comme vous le voyez.» En même temps, elle lui montra son corps sillonné de cicatrices profondes, par les coups de fouet qu'elle en avait reçus. Elle ajouta: «Je voulais aller me noyer; mais sachant que vous demeuriez ici, j'ai dit: Puisqu'il y a encore de bons blancs dans ce pays, il ne faut pas encore mourir.» Virginie, tout émue, lui répondit: «Rassurez-vous, infortunée créature! Mangez, mangez;» et elle lui donna le déjeuner de la maison, qu'elle avait apprêté. L'esclave, en peu de moments, le dévora tout entier. Virginie, la voyant rassasiée, lui dit: «Pauvre misérable! j'ai envie d'aller demander grâce à votre maître; en vous voyant, il sera touché de pitié. Voulez-vous me conduire chez lui?—Ange de Dieu, repartit la négresse, je vous suivrai partout où vous voudrez.» Virginie appela son frère, et le pria de l'accompagner. L'esclave marronne les conduisit par des sentiers, au milieu des bois, à travers de hautes montagnes qu'ils grimpèrent avec bien de la peine, et de larges rivières qu'ils passèrent à gué. Enfin, vers le milieu du jour, ils arrivèrent au bas d'un morne, sur les bords de la Rivière-Noire. Ils aperçurent là une maison bien bâtie, des plantations considérables, et un grand nombre d'esclaves occupés à toutes sortes de travaux. Leur maître se promenait au milieu d'eux, une pipe à la bouche et un rotin à la main. C'était un grand homme sec, olivâtre, aux yeux enfoncés, et aux sourcils noirs et joints. Virginie, tout émue, tenant Paul par le bras, s'approcha de l'habitant, et le pria, pour l'amour de Dieu, de pardonner à son esclave, qui était à quelques pas de là derrière eux. D'abord l'habitant ne fit pas grand compte de ces deux enfants pauvrement vêtus; mais quand il eut remarqué la taille élégante de Virginie, sa belle tête blonde sous une capote bleue, et qu'il eut entendu le doux son de sa voix, qui tremblait, ainsi que tout son corps, en lui demandant grâce, il ôta sa pipe de sa bouche, et levant son rotin vers le ciel, il jura, par un affreux serment, qu'il pardonnait à son esclave, non pas pour l'amour de Dieu, mais pour l'amour d'elle. Virginie aussitôt fit signe à l'esclave de s'avancer vers son maître; puis elle s'enfuit, et Paul courut après elle.

Ils remontèrent ensemble le revers du morne par où ils étaient descendus; et parvenus au sommet, ils s'assirent sous un arbre, accablés de lassitude, de faim et de soif. Ils avaient fait à jeun plus de cinq lieues depuis le lever du soleil. Paul dit à Virginie: «Ma sœur, il est plus de midi; tu as faim et soif; nous ne trouverons point ici à dîner; redescendons le morne, et allons demander à manger au maître de l'esclave.—Oh! non, mon ami, reprit Virginie, il m'a fait trop de peur. Souviens-toi de ce que dit quelquefois maman: Le pain du méchant remplit la bouche de gravier.—Comment ferons-nous donc? dit Paul; ces arbres ne produisent que de mauvais fruits; il n'y a pas seulement ici un tamarin ou un citron pour te rafraîchir.—Dieu aura pitié de nous, reprit Virginie; il exauce la voix des petits oiseaux qui lui demandent de la nourriture.» À peine avait-elle dit ces mots, qu'ils entendirent le bruit d'une source qui tombait d'un rocher voisin. Ils y coururent; et après s'être désaltérés avec ses eaux plus claires que le cristal, ils cueillirent et mangèrent un peu de cresson qui croissait sur ses bords. Comme ils regardaient de côté et d'autre s'ils ne trouveraient pas quelque nourriture plus solide, Virginie aperçut, parmi les arbres de la forêt, un jeune palmiste. Le chou que la cime de cet arbre renferme au milieu de ses feuilles est un fort bon manger; mais quoique sa tige ne fût pas plus grosse que la jambe, elle avait plus de soixante pieds de hauteur. À la vérité, le bois de cet arbre n'est formé que d'un paquet de filaments; mais son aubier est si dur, qu'il fait rebrousser les meilleures haches, et Paul n'avait pas même un couteau. L'idée lui vint de mettre le feu au pied de ce palmiste. Autre embarras: il n'avait point de briquet; et d'ailleurs, dans cette île si couverte de rochers, je ne crois pas qu'on puisse trouver une seule pierre à fusil. La nécessité donne de l'industrie, et souvent les inventions les plus utiles ont été dues aux hommes les plus misérables. Paul résolut d'allumer du feu à la manière des noirs. Avec l'angle d'une pierre, il fit un petit trou sur une branche d'arbre bien sèche, qu'il assujettit sous ses pieds; puis, avec le tranchant de cette pierre, il fit une pointe à un autre morceau de branche également sèche, mais d'une espèce de bois différente. Il posa ensuite ce morceau de bois pointu dans le petit trou de la branche qui était sous ses pieds, et le faisant rouler rapidement entre ses mains comme on roule un moulinet dont on veut faire mousser le chocolat, en peu de moments il vit sortir du point de contact de la fumée et des étincelles. Il ramassa des herbes sèches et d'autres branches d'arbres, et mit le feu au pied du palmiste, qui, bientôt après, tomba avec un grand fracas. Le feu lui servit encore à dépouiller le chou de l'enveloppe de ses longues feuilles ligneuses et piquantes. Virginie et lui mangèrent une partie de ce chou crue, et l'autre cuite sous la cendre, et ils les trouvèrent également savoureuses. Ils firent ce repas frugal, remplis de joie par le souvenir de la bonne action qu'ils avaient faite le matin, mais cette joie était troublée par l'inquiétude où ils se doutaient bien que leur longue absence de la maison jetterait leurs mères. Virginie revenait souvent sur cet objet. Cependant, Paul, qui sentait ses forces rétablies, l'assura qu'ils ne tarderaient pas à tranquilliser leurs parents.

Après le dîner, ils se trouvèrent bien embarrassés; car ils n'avaient plus de guide pour les reconduire chez eux. Paul, qui ne s'étonnait de rien, dit à Virginie: «Notre case est vers le soleil du milieu du jour; il faut que nous passions, comme ce matin, par-dessus cette montagne que tu vois là-bas avec ses trois pitons. Allons, marchons, mon amie.» Cette montagne était celle des Trois-Mamelles, ainsi nommée parce que ses trois pitons en ont la forme. Ils descendirent donc le morne de la Rivière-Noire du côté du nord, et arrivèrent, après une heure de marche sur les bords d'une large rivière qui barrait leur chemin. Cette grande partie de l'île, toute couverte de forêts, est si peu connue, même aujourd'hui, que plusieurs de ses rivières et de ses montagnes n'y ont pas encore de nom. La rivière, sur le bord de laquelle ils étaient, coule en bouillonnant sur un lit de roches. Le bruit de ses eaux effraya Virginie; elle n'osa y mettre les pieds, pour la passer à gué. Paul alors prit Virginie sur son dos, et passa, ainsi chargé, sur les roches glissantes de la rivière, malgré le tumulte de ses eaux. «N'aie pas peur, lui disait-il, je me sens bien fort avec toi. Si l'habitant de la Rivière-Noire t'avait refusé la grâce de son esclave, je me serais battu avec lui.—Comment! dit Virginie, avec cet homme si grand et si méchant? À quoi t'ai-je exposé? Mon Dieu, qu'il est difficile de faire le bien! Il n'y a que le mal de facile à faire.» Quand Paul fut sur le rivage, il voulut continuer sa route, chargé de sa sœur, et il se flattait de monter ainsi la montagne des Trois-Mamelles, qu'il voyait devant lui à une demi-lieue de là; mais bientôt les forces lui manquèrent, et il fut obligé de la mettre à terre, et de se reposer auprès d'elle. Virginie lui dit alors: «Mon frère, le jour baisse; tu as encore des forces; et les miennes me manquent; laisse-moi ici; et retourne seul à notre case pour tranquilliser nos mères.—Oh! non, dit Paul, je ne te quitterai pas. Si la nuit nous surprend dans ces bois, j'allumerai du feu, j'abattrai un palmiste; tu en mangeras le chou, et je ferai avec ses feuilles un ajoupa pour te mettre à l'abri.» Cependant Virginie, s'étant un peu reposée, cueillit sur le tronc d'un vieux arbre penché sur le bord de la rivière de longues feuilles de scolopendre qui pendaient de son tronc: elle en fit des espèces de brodequins, dont elle s'entoura les pieds, que les pierres des chemins avaient mis en sang; car, dans l'empressement d'être utile, elle avait oublié de se chausser. Se sentant soulagée par la fraîcheur de ces feuilles, elle rompit une branche de bambou, et se mit en marche, en s'appuyant d'une main sur ce roseau et de l'autre sur son frère.

Ils cheminaient ainsi doucement à travers les bois; mais la hauteur des arbres et l'épaisseur de leurs feuillages leur firent bientôt perdre de vue la montagne des Trois-Mamelles, sur laquelle ils se dirigeaient, et même le soleil qui était déjà près de se coucher. Au bout de quelque temps, ils quittèrent, sans s'en apercevoir, le sentier frayé dans lequel ils avaient marché jusqu'alors, et ils se trouvèrent dans un labyrinthe d'arbres, de lianes et de roches, qui n'avait plus d'issue. Paul fit asseoir Virginie, et se mit à courir çà et là, tout hors de lui, pour chercher un chemin hors de ce fourré épais; mais il se fatigua en vain. Il monta au haut d'un grand arbre, pour découvrir au moins la montagne des Trois-Mamelles; mais il n'aperçut autour de lui que les cimes des arbres, dont quelques-unes étaient éclairées par les derniers rayons du soleil couchant. Cependant l'ombre des montagnes couvrait déjà les forêts dans les vallées; le vent se calmait, comme il arrive au coucher du soleil: un profond silence régnait dans ces solitudes, et on n'y entendait d'autre bruit que le bramement des cerfs, qui venaient chercher leurs gîtes dans ces lieux écartés. Paul, dans l'espoir que quelque chasseur pourrait l'entendre, cria alors de toute sa force: «Venez, venez au secours de Virginie.» Mais les seuls échos de la forêt répondirent à sa voix, et répétèrent à plusieurs reprises: Virginie... Virginie...

Paul descendit alors de l'arbre, accablé de fatigue et de chagrin: il chercha les moyens de passer la nuit dans ce lieu; mais il n'y avait ni fontaine, ni palmiste, ni même de branches de bois sec propres à allumer du feu. Il sentit alors, par son expérience, toute la faiblesse de ses ressources, et il se mit à pleurer. Virginie lui dit: «Ne pleure point, mon ami, si tu ne veux m'accabler de chagrin. C'est moi qui suis la cause de toutes tes peines, et de celles qu'éprouvent maintenant nos mères. Il ne faut rien faire, pas même le bien, sans consulter ses parents. Oh! j'ai été bien imprudente!» et elle se prit à verser des larmes. Cependant elle dit à Paul: «Prions Dieu, mon frère, et il aura pitié de nous.» À peine avaient-ils achevé leur prière, qu'ils entendirent un chien aboyer. «C'est, dit Paul, le chien de quelque chasseur, qui vient le soir tuer des cerfs à l'affût.» Peu après, les aboiements du chien redoublèrent. «Il me semble, dit Virginie, que c'est Fidèle, le chien de notre case. Oui, je reconnais sa voix: serions-nous si près d'arriver, et au pied de notre montagne?» En effet, un moment après, Fidèle était à leurs pieds, aboyant, hurlant, gémissant et les accablant de caresses. Comme ils ne pouvaient revenir de leur surprise, ils aperçurent Domingue qui accourait à eux. À l'arrivée de ce bon noir, qui pleurait de joie, ils se mirent aussi à pleurer, sans pouvoir lui dire un mot. Quand Domingue eut repris ses sens: «O mes jeunes maîtres, leur dit-il, que vos mères ont d'inquiétude! Comme elles ont été étonnées, quand elles ne vous ont plus retrouvés au retour de la messe, où je les accompagnais. Marie, qui travaillait dans un coin de l'habitation, n'a su nous dire où vous étiez allés. J'allais, je venais autour de l'habitation, ne sachant moi-même de quel côté vous chercher. Enfin, j'ai pris vos vieux habits à l'un et à l'autre, je les ai fait flairer à Fidèle; et sur-le-champ, comme si ce pauvre animal m'eût entendu, il s'est mis à quêter sur vos pas. Il m'a conduit, toujours en remuant la queue, jusqu'à la Rivière-Noire. C'est là où j'ai appris d'un habitant que vous lui aviez ramené une négresse marronne, et qu'il vous avait accordé sa grâce. Mais quelle grâce! Il me l'a montrée attachée, avec une chaîne au pied, à un billot de bois, et avec un collier de fer à trois crochets autour du cou. De là, Fidèle, toujours quêtant, m'a mené sur le morne de la Rivière-Noire, où il s'est arrêté encore en aboyant de toute sa force. C'était sur le bord d'une source, auprès d'un palmiste abattu, et près d'un feu qui fumait encore; enfin, il m'a conduit ici. Nous sommes au pied de la montagne des Trois-Mamelles, et il y a encore quatre bonnes lieues jusque chez nous. Allons, mangez et prenez des forces.» Il leur présenta aussitôt un gâteau, des fruits, et une grande calebasse remplie d'une liqueur composée d'eau, de vin, de jus de citron, de sucre et de muscade, que leurs mères avaient préparée pour les fortifier et les rafraîchir. Virginie soupira au souvenir de la pauvre esclave, et des inquiétudes de leurs mères. Elle répéta plusieurs fois: «Oh! qu'il est difficile de faire le bien!» Pendant que Paul et elle se rafraîchissaient, Domingue alluma du feu; et ayant cherché dans les rochers un bois tortu, qu'on appelle bois de ronde, et qui brûle tout vert en jetant une grande flamme, il en fit un flambeau qu'il alluma, car il était déjà nuit. Mais il éprouva un embarras bien plus grand quand il fallut se mettre en route: Paul et Virginie ne pouvaient plus marcher; leurs pieds étaient enflés et tout rouges. Domingue ne savait s'il devait aller bien loin de là leur chercher du secours, ou passer dans ce lieu la nuit avec eux. «Où est le temps, leur disait-il, où je vous portais tous deux à la fois dans mes bras? Mais maintenant vous êtes grands, et je suis vieux.» Comme il était dans cette perplexité, une troupe de noirs marrons se fit voir à vingt pas de là. Le chef de cette troupe s'approchant de Paul et de Virginie, leur dit: «Bons petits blancs, n'ayez pas peur; nous vous avons vus passer ce matin avec une négresse de la Rivière-Noire; vous alliez demander sa grâce à son mauvais maître. En reconnaissance, nous vous reporterons chez vous sur nos épaules.» Alors il fit un signe, et quatre noirs marrons des plus robustes firent aussitôt un brancard avec des branches d'arbres et des lianes, y placèrent Paul et Virginie, les mirent sur leurs épaules; et, Domingue marchant devant eux avec son flambeau, ils se mirent en route, aux cris de joie de toute la troupe qui les comblait de bénédictions. Virginie, attendrie, disait à Paul: «O mon ami, jamais Dieu ne laisse un bienfait sans récompense.»

Ils arrivèrent vers le milieu de la nuit au pied de leur montagne, dont les croupes étaient éclairées de plusieurs feux. À peine ils la montaient, qu'ils entendirent des voix qui criaient: «Est-ce vous, mes enfants?» Ils répondirent avec les noirs: «Oui, c'est nous;» et bientôt ils aperçurent leurs mères et Marie qui venaient au-devant d'eux avec des tisons flambants. «Malheureux enfants, dit Madame de la Tour, d'où venez-vous? Dans quelles angoisses vous nous avez jetées!—Nous venons, dit Virginie, de la Rivière-Noire, demander la grâce d'une pauvre esclave marronne, à qui j'ai donné, ce matin, le déjeuner de la maison, parce qu'elle mourait de faim; et voilà que les noirs marrons nous ont ramenés.» Madame de la Tour embrassa sa fille sans pouvoir parler; et Virginie, qui sentait son visage mouillé des larmes de sa mère, lui dit: «Vous me payez de tout le mal que j'ai souffert.» Marguerite, ravie de joie, serrait Paul dans ses bras, et lui disait: «Et toi aussi, mon fils, tu as fait une bonne action.» Quand elles furent arrivées dans leurs cases avec leurs enfants, elles donnèrent bien à manger aux noirs marrons, qui s'en retournèrent dans leurs bois, en leur souhaitant toute sorte de prospérités.

Chaque jour était pour ces familles un jour de bonheur et de paix. Ni l'envie ni l'ambition ne les tourmentaient. Elles ne désiraient point au dehors une vaine réputation que donne l'intrigue et qu'ôte la calomnie. Il leur suffisait d'être à elles-mêmes leurs témoins et leurs juges. Dans cette île, où, comme dans toutes les colonies européennes, on n'est curieux que d'anecdotes malignes, leurs vertus et même leurs noms étaient ignorés. Seulement, quand un passant demandait, sur le chemin des Pamplemousses, à quelques habitants de la plaine: «Qui est-ce qui demeure là-haut, dans ces petites cases?» ceux-ci répondaient, sans les connaître: «Ce sont de bonnes gens.» Ainsi des violettes, sous des buissons épineux, exhalent au loin leurs doux parfums, quoiqu'on ne les voie pas.

X

Le même bonheur existait dans la même simplicité: Paul avait planté un terrain parmi le Repos de Virginie. Au pied du rocher est un enfoncement d'où sort une fontaine qui forme une petite flaque d'eau au milieu d'un pré d'herbe fine. Lorsque Marguerite eut mis Paul au monde, je lui fis présent, dit le vieux colon, leur voisin, d'un coco.

Je lui fis présent d'un coco des Indes, qu'on m'avait donné. Elle planta ce fruit sur le bord de cette flaque d'eau afin que l'arbre qu'il produirait servît un jour d'époque à la naissance de son fils. Madame de la Tour, à son exemple, y en planta un autre, dans une semblable intention, dès qu'elle fut accouchée de Virginie. Il naquit de ces deux fruits deux cocotiers, qui formaient toutes les archives de ces deux familles: l'un se nommait l'arbre de Paul, et l'autre, l'arbre de Virginie. Ils crûrent tous deux, dans la même proportion que leurs jeunes maîtres, d'une hauteur un peu inégale, mais qui surpassait, au bout de douze ans, celle de leurs cabanes. Déjà s'entrelaçaient leurs palmes, et ils laissaient pendre leurs jeunes grappes de cocos au-dessus du bassin de la fontaine. Excepté cette plantation, on avait laissé cet enfoncement du rocher tel que la nature l'avait orné. Sur ses flancs bruns et humides, rayonnaient en étoiles vertes et noires de larges capillaires, et flottaient au gré des vents des touffes de scolopendre, suspendues comme de longs rubans d'un vert pourpré. Près de là croissaient des lisières de pervenche, dont les fleurs sont presque semblables à celles de la giroflée rouge, et des piments, dont les gousses, couleur de sang, sont plus éclatantes que le corail. Aux environs, l'herbe de baume, dont les feuilles sont en cœur, et les basilics à odeur de girofle, exhalaient les plus doux parfums. Du haut de l'escarpement de la montagne pendaient des lianes semblables à des draperies flottantes, qui formaient sur les flancs des rochers de grandes courtines de verdure. Les oiseaux de mer, attirés par ces retraites paisibles, y venaient passer la nuit. Au coucher du soleil, on y voyait voler, le long des rivages de la mer, le corbigeau et l'alouette marine; et au haut des airs, la noire frégate, avec l'oiseau blanc du tropique, qui abandonnaient, ainsi que l'astre du jour, les solitudes de l'océan Indien. Virginie aimait à se reposer sur les bords de cette fontaine, décorée d'une pompe à la fois magnifique et sauvage. Souvent elle y venait laver le linge de la famille, à l'ombre des deux cocotiers. Quelquefois elle y menait paître ses chèvres. Pendant qu'elle préparait des fromages avec leur lait, elle se plaisait à leur voir brouter les capillaires sur les flancs escarpés de la roche, et se tenir en l'air sur une de ses corniches, comme sur un piédestal. Paul, voyant que ce lieu était aimé de Virginie y apporta de la forêt voisine des nids de toute sorte d'oiseaux. Les pères et les mères de ces oiseaux suivirent leurs petits, et vinrent s'établir dans cette nouvelle colonie. Virginie leur distribuait de temps en temps des grains de riz, de maïs et de millet. Dès qu'elle paraissait, les merles siffleurs, les bengalis, dont le ramage est si doux, les cardinaux, dont le plumage est couleur de feu, quittaient leurs buissons; des perruches, vertes comme des émeraudes, descendaient des lataniers voisins; des perdrix accouraient sous l'herbe: tous s'avançaient pêle-mêle jusqu'à ses pieds, comme des poules. Paul et elle s'amusaient avec transport de leurs jeux, de leurs appétits et de leurs amours.

Aimables enfants, vous passiez ainsi dans l'innocence vos premiers jours, en vous exerçant aux bienfaits! Combien de fois, dans ce lieu, vos mères, vous serrant dans leurs bras, bénissaient le Ciel de la consolation que vous prépariez à leur vieillesse, et de vous voir entrer dans la vie sous de si heureux auspices! Combien de fois, à l'ombre de ces rochers, ai-je partagé avec elles vos repas champêtres, qui n'avaient coûté la vie à aucun animal! Des calebasses pleines de lait, des œufs frais, des gâteaux de riz sur des feuilles de bananier, des corbeilles chargées de patates, de mangues, d'oranges, de grenades, de bananes, de dattes, d'ananas, offraient à la fois les mets les plus sains, les couleurs les plus gaies et les sucs les plus agréables.

La conversation était aussi douce et aussi innocente que ces festins. Paul y parlait souvent des travaux du jour et de ceux du lendemain.

XI

Le tableau de l'innocence de la jeunesse et de l'amour, qui s'ignore lui-même, continue en mille teintes sans jamais se lasser; il se renouvelle comme la séve des arbustes à chaque saison.

Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures du jour, par l'ombre des arbres; les saisons, par les temps où ils donnent leurs fleurs ou leurs fruits; et les années, par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs conversations. «Il est temps de dîner, disait Virginie à la famille, les ombres des bananiers sont à leurs pieds;» ou bien: «La nuit s'approche, les tamarins ferment leurs feuilles.—Quand viendrez-vous nous voir? lui disaient quelques amies du voisinage.—Aux cannes de sucre, répondait Virginie.—Votre visite nous sera encore plus douce et plus agréable, reprenaient ces jeunes filles.» Quand on l'interrogeait sur son âge et sur celui de Paul: «Mon frère, disait-elle, est de l'âge du grand cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs depuis que je suis au monde.» Leur vie semblait attachée à celle des arbres, comme celle des faunes et des dryades. Ils ne connaissaient d'autres époques historiques que celles de la vie de leurs mères, d'autre chronologie que celle de leurs vergers, et d'autre philosophie que de faire du bien à tout le monde, et de se résigner à la volonté de Dieu.

Après tout, qu'avaient besoin ces jeunes gens d'être riches et savants à notre manière? Leurs besoins et leur ignorance ajoutaient encore à leur félicité. Il n'y avait point de jour qu'ils ne se communiquassent quelques secours ou quelques lumières; oui, des lumières: et quand il s'y serait mêlé quelques erreurs, l'homme pur n'en a point de dangereuses à craindre. Ainsi croissaient ces deux enfants de la nature. Aucun souci n'avait ridé leur front; aucune intempérance n'avait corrompu leur sang; aucune passion malheureuse n'avait dépravé leur cœur: l'amour, l'innocence, la piété, développaient chaque jour la beauté de leur âme en grâces ineffables, dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvements. Au matin de la vie, ils en avaient toute la fraîcheur: tels dans le jardin d'Éden parurent nos premiers parents, lorsque, sortant des mains de Dieu, ils se virent, s'approchèrent, et conversèrent d'abord comme frère et comme sœur. Virginie, douce, modeste, confiante comme Ève; et Paul, semblable à Adam, ayant la taille d'un homme, avec la simplicité d'un enfant.

Quelquefois, seul avec elle (il me l'a mille fois raconté), il lui disait, au retour de ses travaux: «Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse. Quand du haut de la montagne je t'aperçois au fond de ce vallon, tu me parais au milieu de nos vergers comme un bouton de rose. Si tu marches vers la maison de nos mères, la perdrix qui court vers ses petits a un corsage moins beau et une démarche moins légère. Quoique je te perde de vue à travers les arbres, je n'ai pas besoin de te voir pour te retrouver; quelque chose de toi, que je ne puis dire, reste pour moi dans l'air où tu passes, sur l'herbe où tu t'assieds. Lorsque je t'approche, tu ravis tous mes sens. L'azur du ciel est moins beau que le bleu de tes yeux; le chant des bengalis moins doux que le son de ta voix. Si je te touche seulement du bout du doigt, tout mon corps frémit de plaisir. Souviens-toi du jour où nous passâmes à travers les cailloux roulants de la rivière des Trois-Mamelles. En arrivant sur ses bords, j'étais déjà bien fatigué; mais quand je t'eus prise sur mon dos, il me semblait que j'avais des ailes comme un oiseau. Dis-moi par quel charme tu as pu m'enchanter. Est-ce par ton esprit? Mais nos mères en ont plus que nous deux. Est-ce par tes caresses? Mais elles m'embrassent plus souvent que toi. Je crois que c'est par ta bonté. Je n'oublierai jamais que tu as marché nu-pieds jusqu'à la Rivière-Noire, pour demander la grâce d'une pauvre esclave fugitive. Tiens, ma bien-aimée, prends cette branche fleurie de citronnier, que j'ai cueillie dans la forêt; tu la mettras, la nuit, près de ton lit. Mange ce rayon de miel; je l'ai pris pour toi au haut d'un rocher. Mais auparavant, repose-toi sur mon sein, et je serai délassé.»

Virginie lui répondait: «O mon frère! les rayons du soleil au matin, au haut de ces rochers, me donnent moins de joie que ta présence. J'aime bien ma mère, j'aime bien la tienne; mais quand elles t'appellent mon fils, je les aime encore davantage. Les caresses qu'elles te font me sont plus sensibles que celles que j'en reçois. Tu me demandes pourquoi tu m'aimes; mais tout ce qui a été élevé ensemble s'aime. Vois nos oiseaux: élevés dans les mêmes nids, ils s'aiment comme nous; ils sont toujours ensemble comme nous. Écoute comme ils s'appellent et se répondent d'un arbre à l'autre. De même, quand l'écho me fait entendre les airs que tu joues sur ta flûte au haut de la montagne, j'en répète les paroles au fond de ce vallon. Tu m'es cher, surtout depuis le jour où tu voulais te battre pour moi contre le maître de l'esclave. Depuis ce temps-là, je me suis dit bien des fois: Ah! mon frère a un bon cœur; sans lui, je serais morte d'effroi. Je prie Dieu tous les jours pour ma mère, pour la tienne, pour toi, pour nos pauvres serviteurs; mais quand je prononce ton nom, il me semble que ma dévotion augmente. Je demande si instamment à Dieu qu'il ne t'arrive aucun mal! Pourquoi vas-tu si loin et si haut me chercher des fruits et des fleurs? n'en avons-nous pas dans le jardin? Comme te voilà fatigué! tu es tout en nage.» Et avec son petit mouchoir blanc, elle lui essuyait le front et les joues, et elle lui donnait plusieurs baisers.

XII

La puberté apporte à Virginie des souffrances dont on lui laisse ignorer les causes. On propose à Paul un voyage de quelques mois aux Indes voisines; il s'y refuse avec indignation.

Un vaisseau arrivé d'Amérique apporte à madame de la Tour une lettre de son opulente tante, qui lui redemande Virginie pour achever son éducation européenne et lui assurer sa fortune par un mariage. Madame de la Tour frémit et hésite. M. de la Bourdonnais la décide. Elle part; le désespoir de Paul est peint avec la simplicité et la force de Théocrite. Une teinte sombre se répand sur les cœurs, les maisons, le ciel et la terre de l'île.

Encore une lettre de Virginie qui annonce à sa mère que sa tante la déshérite et la renvoie pour n'avoir pas consenti à épouser un riche suranné qu'elle lui destinait. Joie de la famille. Mais le tonnerre gronde; on annonce un vaisseau en vue à quatre lieues en mer. Paul va chercher son ami le vieux colon pour aller au-devant de Virginie au point le plus rapproché de la route du navire. L'ouragan des tropiques l'avait poussé dans la fausse rade d'Aral; voici la fin des naufragés, on ne peut l'abréger:

À quelque distance de là, nous vîmes, à l'entrée du bois, un feu autour duquel plusieurs habitants s'étaient rassemblés. Nous fûmes nous y reposer en attendant le jour. Pendant que nous étions assis auprès de ce feu, un des habitants nous raconta que, dans l'après-midi, il avait vu un vaisseau en pleine mer, porté sur l'île par les courants; que la nuit l'avait dérobé à sa vue; que deux heures après le coucher du soleil, il l'avait entendu tirer du canon pour appeler du secours; mais que la mer était si mauvaise, qu'on n'avait pu mettre aucun bateau dehors pour aller à lui; que bientôt après, il avait cru apercevoir ses fanaux allumés, et que dans ce cas, il craignait que le vaisseau, venu si près du rivage, n'eût passé entre la terre et la petite île d'Ambre, prenant celle-ci pour le Coin-de-Mire, près duquel passent les vaisseaux qui arrivent au Port-Louis; que si cela était, ce qu'il ne pouvait toutefois affirmer, ce vaisseau était dans le plus grand péril. Un autre habitant prit la parole, et nous dit qu'il avait traversé plusieurs fois l'île d'Ambre de la côte; qu'il l'avait sondé; que la tenure et le mouillage en étaient très bons, et que le vaisseau y était en sûreté, comme dans le meilleur port. «J'y mettrais toute ma fortune, ajouta-t-il, et j'y dormirais aussi tranquillement qu'à terre.» Un troisième habitant dit qu'il était impossible que ce vaisseau pût entrer dans ce canal, où à peine les chaloupes pouvaient naviguer. Il assura qu'il l'avait vu mouiller au delà de l'île d'Ambre; en sorte que, si le vent venait à s'élever au matin, il serait le maître de pousser au large ou de gagner le port. D'autres habitants ouvrirent d'autres opinions. Pendant qu'ils contestaient entre eux, suivant la coutume des créoles oisifs, Paul et moi nous gardions un profond silence. Nous restâmes là jusqu'au petit point du jour; mais il faisait trop peu de clarté au ciel pour qu'on pût distinguer aucun objet sur la mer, qui d'ailleurs était couverte de brume: nous n'entrevîmes au large qu'un nuage sombre, qu'on nous dit être l'île d'Ambre, située à un quart de lieue de la côte. On n'apercevait dans ce jour ténébreux que la pointe du rivage où nous étions, et quelques pitons des montagnes de l'intérieur de l'île, qui apparaissaient de temps en temps au milieu des nuages qui circulaient autour.

Vers les sept heures du matin, nous entendîmes dans les bois un bruit de tambours: c'était le gouverneur, M. de la Bourdonnais, qui arrivait à cheval, suivi d'un détachement de soldats armés de fusils, et d'un grand nombre d'habitants et de noirs. Il plaça les soldats sur le rivage, et leur ordonna de faire feu de leurs armes tous à la fois. À peine leur décharge fut faite, que nous aperçûmes sur la mer une lueur, suivie presque aussitôt d'un coup de canon. Nous jugeâmes que le vaisseau était à peu de distance de nous, et nous courûmes tous du côté où nous avions vu le signal. Nous aperçûmes alors, à travers le brouillard, le corps et les vergues d'un grand vaisseau. Nous en étions si près que, malgré le bruit des flots, nous entendîmes le sifflet du maître qui commandait la manœuvre, et les cris des matelots, qui crièrent trois fois: «Vive le roi!» Car c'est le cri des Français dans les dangers extrêmes, ainsi que dans les grandes joies; comme si, dans les dangers, ils appelaient leur prince à leur secours, ou comme s'ils voulaient témoigner alors qu'ils sont prêts à périr pour lui.

Depuis le moment où le Saint-Géran aperçut que nous étions à portée de le secourir, il ne cessa de tirer du canon de trois minutes en trois minutes. M. de la Bourdonnais fit allumer de grands feux de distance en distance sur la grève, et envoya chez tous les habitants du voisinage, chercher des vivres, des planches, des câbles et des tonneaux vides. On en vit arriver bientôt une foule, accompagnée de leurs noirs chargés de provisions et d'agrès, qui venaient des habitations de la Poudre-d'Or, du quartier de Flacque et de la rivière du Rempart. Un des plus anciens de ces habitants s'approcha du gouverneur, et lui dit: «Monsieur, on a entendu toute la nuit des bruits sourds dans la montagne. Dans les bois, les feuilles des arbres remuent sans qu'il fasse de vent. Les oiseaux de marine se réfugient à terre: certainement tous ces signes annoncent un ouragan.—Eh bien! mes amis, répondit le gouverneur, nous y sommes préparés, et sûrement le vaisseau l'est aussi.»

En effet, tout présageait l'arrivée prochaine d'un ouragan. Les nuages qu'on distinguait au zénith étaient à leur centre d'un noir affreux, et cuivrés sur leurs bords. L'air retentissait des cris des paille-en-queue, des frégates, des coupeurs d'eau, et d'une multitude d'oiseaux de marine, qui, malgré l'obscurité de l'atmosphère, venaient de tous les points de l'horizon chercher des retraites dans l'île.

Vers les neuf heures du matin, on entendit du côté de la mer des bruits épouvantables, comme si des torrents d'eau, mêlés à des tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde s'écria: «Voilà l'ouragan!» et dans l'instant, un tourbillon affreux de vent enleva la brume qui couvrait l'île d'Ambre et son canal. Le Saint-Géran parut alors à découvert avec son pont chargé de monde, ses vergues et ses mâts de hune amenés sur le tillac, son pavillon en berne, quatre câbles sur son avant, et un de retenue sur son arrière. Il était mouillé entre l'île d'Ambre et la terre, en deçà de la ceinture de récifs qui entoure l'Île de France, et qu'il avait franchie par un endroit où jamais vaisseau n'avait passé avant lui. Il présentait son avant aux flots qui venaient de la pleine mer, et à chaque lame d'eau qui s'engageait dans le canal, sa proue se soulevait tout entière, de sorte qu'on en voyait la carène en l'air; mais dans ce mouvement, sa poupe venant à plonger disparaissait à la vue jusqu'au couronnement, comme si elle eût été submergée. Dans cette position où le vent et la mer le jetaient à terre, il lui était également impossible de s'en aller par où il était venu, ou, en coupant ses câbles, d'échouer sur le rivage, dont il était séparé par de hauts-fonds semés de récifs. Chaque lame qui venait briser sur la côte s'avançait en mugissant jusqu'au fond des anses, et y jetait des galets à plus de cinquante pieds dans les terres; puis, venant à se retirer, elle découvrait une grande partie du lit du rivage, dont elle roulait les cailloux avec un bruit rauque et affreux. La mer, soulevée par le vent, grossissait à chaque instant, et tout le canal compris entre cette île et l'île d'Ambre n'était qu'une vaste nappe d'écumes blanches, creusées de vagues noires et profondes. Ces écumes s'amassaient dans le fond des anses à plus de six pieds de hauteur, et le vent qui en balayait la surface les portait par-dessus l'escarpement du rivage à plus d'une demi-lieue dans les terres. À leurs flocons blancs et innombrables qui étaient chassés horizontalement jusqu'au pied des montagnes, on eût dit d'une neige qui sortait de la mer. L'horizon offrait tous les signes d'une longue tempête; la mer y paraissait confondue avec le ciel. Il s'en détachait sans cesse des nuages d'une forme horrible, qui traversaient le zénith avec la vitesse des oiseaux, tandis que d'autres y paraissaient immobiles comme de grands rochers. On n'apercevait aucune partie azurée du firmament; une lueur olivâtre et blafarde éclairait seule tous les objets de la terre, de la mer et des cieux.

Dans les balancements du vaisseau, ce qu'on craignait arriva. Les câbles de son avant rompirent; et, comme il n'était plus retenu que par une seule ansière, il fut jeté sur les rochers à une demi-encablure du rivage. Ce ne fut qu'un cri de douleur parmi nous. Paul allait s'élancer à la mer, lorsque je le saisis par le bras. «Mon fils, lui dis-je, voulez-vous périr?—Que j'aille à son secours, s'écria-t-il, ou que je meure!» Comme le désespoir lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte, Domingue et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l'une des extrémités. Paul alors s'avança vers le Saint-Géran, tantôt en nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelquefois il avait l'espoir de l'aborder; car la mer, dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau à sec, de manière qu'on en eût pu faire le tour à pied; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d'énormes voûtes d'eau qui soulevaient tout l'avant de sa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. À peine ce jeune homme avait-il repris l'usage de ses sens, qu'il se relevait, et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer cependant entr'ouvrait par d'horribles secousses. Tout l'équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables et des tonneaux. On vit alors un objet digne d'une éternelle pitié: une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d'efforts pour la joindre. C'était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d'un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s'étaient jetés à la mer. Il n'en restait plus qu'un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Il s'approcha de Virginie avec respect: nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s'efforcer même de lui ôter ses habits; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs: «Sauvez-la, sauvez-la! ne la quittez pas!» Mais dans ce moment, une montagne d'eau d'une effroyable grandeur s'engouffra entre l'île d'Ambre et la côte, et s'avança en rugissant vers le vaisseau, qu'elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. À cette terrible vue, le matelot s'élança seul à la mer; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l'autre sur son cœur, et levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.

O jour affreux! hélas! tout fut englouti. La lame jeta bien avant dans les terres une partie des spectateurs, qu'un mouvement d'humanité avait portés à s'avancer vers Virginie, ainsi que le matelot qui l'avait voulu sauver à la nage. Cet homme, échappé à la mort presque certaine, s'agenouilla sur le sable en disant: «O mon Dieu! vous m'avez sauvé la vie; mais je l'aurais donnée de bon cœur pour cette digne demoiselle qui n'a jamais voulu se déshabiller comme moi.» Domingue et moi, nous retirâmes des flots le malheureux Paul sans connaissance, rendant le sang par la bouche et par les oreilles. Le gouverneur le fit mettre entre les mains des chirurgiens; et nous cherchâmes de notre côté, le long du rivage, si la mer n'y apporterait point le corps de Virginie; mais le vent ayant tourné subitement, comme il arrive dans les ouragans, nous eûmes le chagrin de penser que nous ne pourrions pas même rendre à cette fille infortunée les devoirs de la sépulture. Nous nous éloignâmes de ce lieu, accablés de consternation, tous l'esprit frappé d'une seule perte, dans un naufrage où un grand nombre de personnes avaient péri, la plupart doutant, d'après une fin aussi funeste d'une fille si vertueuse, qu'il existât une Providence; car il y a des maux si terribles et si peu mérités, que l'espérance même du sage en est ébranlée.

Cependant on avait mis Paul, qui commençait à reprendre ses sens, dans une maison voisine, jusqu'à ce qu'il fût en état d'être transporté à son habitation. Pour moi, je m'en revins avec Domingue, afin de préparer la mère de Virginie et son amie à ce désastreux événement. Quand nous fûmes à l'entrée du vallon de la rivière des Lataniers, des noirs nous dirent que la mer jetait beaucoup de débris du vaisseau dans la baie vis-à-vis. Nous y descendîmes; et un des premiers objets que j'aperçus sur le rivage fut le corps de Virginie. Elle était à moitié couverte de sable, dans l'attitude où nous l'avions vue périr. Ses traits n'étaient point sensiblement altérés. Ses yeux étaient fermés, mais la sérénité était encore sur son front; seulement, les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur. Une de ses mains était sur ses habits; et l'autre, qu'elle appuyait sur son cœur, était fortement fermée et roidie. J'en dégageai avec peine une petite boîte; mais quelle fut ma surprise, lorsque je vis que c'était le portrait de Paul, qu'elle lui avait promis de ne jamais abandonner tant qu'elle vivrait! À cette dernière marque de la constance et de l'amour de cette fille infortunée, je pleurai amèrement. Pour Domingue, il se frappait la poitrine, et perçait l'air de ses cris douloureux. Nous portâmes le corps de Virginie dans une cabane de pêcheurs, où nous le donnâmes à garder à de pauvres femmes malabares, qui prirent soin de le laver.

Pendant qu'elles s'occupaient de ce triste office, nous montâmes, en tremblant, à l'habitation. Nous y trouvâmes madame de la Tour et Marguerite en prière, en attendant des nouvelles du vaisseau. Dès que madame de la Tour m'aperçut, elle s'écria: «Où est ma fille, ma chère fille, mon enfant?» Ne pouvant douter de son malheur à mon silence et à mes larmes, elle fut saisie tout à coup d'étouffements et d'angoisses douloureuses; sa voix ne faisait plus entendre que des soupirs et des sanglots. Pour Marguerite, elle s'écria: «Où est mon fils? Je ne vois point mon fils!» et elle s'évanouit. Nous courûmes à elle, et l'ayant fait revenir, je l'assurai que Paul était vivant, et que le gouverneur en faisait prendre soin. Elle ne reprit ses sens que pour s'occuper de son amie, qui tombait de temps en temps dans de longs évanouissements. Madame de la Tour passa toute la nuit dans ces cruelles souffrances; et par leurs longues périodes, j'ai jugé qu'aucune douleur n'était égale à la douleur maternelle. Quand elle recouvrait la connaissance, elle tournait des regards fixes et mornes vers le ciel. En vain, son amie et moi nous lui pressions les mains dans les nôtres, en vain nous l'appelions par les noms les plus tendres; elle paraissait insensible à ces témoignages de notre ancienne affection, et il ne sortait de sa poitrine oppressée que de sourds gémissements.

Dès le matin, on apporta Paul couché dans un palanquin. Il avait repris l'usage de ses sens; mais il ne pouvait proférer une parole. Son entrevue avec sa mère et madame de la Tour, que j'avais d'abord redoutée, produisit un meilleur effet que tous les soins que j'avais pris jusqu'alors. Un rayon de consolation parut sur le visage de ces deux malheureuses mères. Elles se mirent l'une et l'autre auprès de lui, le saisirent dans leurs bras, le baisèrent; et leurs larmes, qui avaient été suspendues jusqu'alors par l'excès de leur chagrin, commencèrent à couler. Paul y mêla les siennes. La nature s'étant ainsi soulagée dans ces trois infortunés, un long assoupissement succéda à l'état convulsif de leur douleur, et leur procura un repos léthargique, semblable, à la vérité, à celui de la mort.

M. de la Bourdonnais m'envoya avertir secrètement que le corps de Virginie avait été apporté à la ville par son ordre, et que de là on allait le transférer à l'église des Pamplemousses. Je descendis aussitôt au Port-Louis, où je trouvai des habitants de tous les quartiers, rassemblés pour assister à ses funérailles, comme si l'île eût perdu en elle ce qu'elle avait de plus cher. Dans le port, les vaisseaux avaient leurs vergues croisées, leurs pavillons en berne, et tiraient du canon par longs intervalles. Des grenadiers ouvraient la marche du convoi. Ils portaient leurs fusils baissés: leurs tambours, couverts de longs crêpes, ne faisaient entendre que des sons lugubres, et on voyait l'abattement peint dans les traits de ces guerriers, qui avaient tant de fois affronté la mort dans les combats sans changer de visage. Huit jeunes demoiselles des plus considérables de l'île, vêtues de blanc et tenant des palmes à la main, portaient le corps de leur vertueuse compagne, couvert de fleurs. Un chœur de petits enfants le suivait en chantant des hymnes: après eux venait tout ce que l'île avait de plus distingué dans ses habitants et dans son état-major, à la suite duquel marchait le gouverneur, suivi de la foule du peuple.

Voilà ce que l'administration avait ordonné, pour rendre quelques honneurs à la vertu de Virginie. Mais quand son corps fut arrivé au pied de cette montagne, à la vue de ces mêmes cabanes dont elle avait fait si longtemps le bonheur, et que sa mort remplissait maintenant de désespoir, toute la pompe funèbre fut dérangée; les hymnes et les chants cessèrent; on n'entendit plus dans la plaine que des soupirs et des sanglots. On vit accourir alors des troupes de jeunes filles des habitations voisines, pour faire toucher au cercueil de Virginie des mouchoirs, des chapelets et des couronnes de fleurs, en l'invoquant comme une sainte. Les mères demandaient à Dieu une fille comme elle; les garçons, des amantes aussi constantes; les pauvres, une amie aussi tendre; les esclaves, une maîtresse aussi bonne.

Lorsqu'elle fut arrivée au lieu de sa sépulture, des négresses de Madagascar et des Cafres de Mosambique déposèrent autour d'elle des paniers de fruits, et suspendirent des pièces d'étoffes aux arbres voisins, suivant l'usage de leur pays; des Indiennes du Bengale et de la côte Malabare apportèrent des cages pleines d'oiseaux, auxquels elles donnèrent la liberté sur son corps: tant la perte d'un objet aimable intéresse toutes les nations, et tant est grand le pouvoir de la vertu malheureuse, puisqu'elle réunit toutes les religions autour de son tombeau!

Il fallut mettre des gardes auprès de sa fosse, et en écarter quelques filles de pauvres habitants, qui voulaient s'y jeter à toute force, disant qu'elles n'avaient plus de consolation à espérer dans le monde, et qu'il ne leur restait qu'à mourir avec celle qui était leur unique bienfaitrice.

On l'enterra près de l'église des Pamplemousses, sur son côté occidental, au pied d'une touffe de bambous, où, en venant à la messe avec sa mère et Marguerite, elle aimait à se reposer, assise à côté de celui qu'elle appelait alors son frère.

Au retour de cette pompe funèbre, M. de la Bourdonnais monta ici, suivi d'une partie de son nombreux cortége. Il offrit à madame de la Tour et à son amie tous les secours qui dépendaient de lui. Il s'exprima en peu de mots, mais avec indignation, contre sa tante dénaturée; et s'approchant de Paul, il lui dit tout ce qu'il crut propre à le consoler. «Je désirais, lui dit-il, votre bonheur et celui de votre famille: Dieu m'en est témoin. Mon ami, il faut aller en France; je vous y ferai avoir du service. Dans votre absence, j'aurai soin de votre mère comme de la mienne.» Et, en même temps, il lui présenta la main; mais Paul retira la sienne, et détourna la tête pour ne le pas voir.

Pour moi, je restai dans l'habitation de mes amies infortunées, pour leur donner, ainsi qu'à Paul, tous les secours dont j'étais capable. Au bout de trois semaines, Paul fut en état de marcher; mais son chagrin paraissait augmenter à mesure que son corps reprenait des forces. Il était insensible à tout; ses regards étaient éteints, et il ne répondait rien à toutes les questions qu'on pouvait lui faire. Madame de la Tour, qui était mourante, lui disait souvent: «Mon fils, tant que je vous verrai, je croirai voir ma chère Virginie.» À ce nom de Virginie, il tressaillait et s'éloignait d'elle, malgré les invitations de sa mère, qui le rappelait auprès de son amie. Il allait seul se retirer dans le jardin, et s'asseyait au pied du cocotier de Virginie, les yeux fixés sur sa fontaine. Le chirurgien du gouverneur, qui avait pris le plus grand soin de lui et de ces dames, nous dit que, pour le tirer de sa noire mélancolie, il fallait lui laisser faire tout ce qu'il lui plairait, sans le contrarier en rien; qu'il n'y avait que ce seul moyen de vaincre le silence auquel il s'obstinait.

Je résolus de suivre son conseil. Dès que Paul sentit ses forces un peu rétablies, le premier usage qu'il en fit fut de s'éloigner de l'habitation. Comme je ne le perdais pas de vue, je me mis en marche après lui, et je dis à Domingue de prendre des vivres et de nous accompagner. À mesure que le jeune homme descendait cette montagne, sa joie et ses forces semblaient renaître. Il prit d'abord le chemin des Pamplemousses; et quand il fut auprès de l'église, dans l'allée des bambous, il s'en fut droit au lieu où il vit de la terre fraîchement remuée: là, il s'agenouilla, et levant les yeux aux ciel, il fit une longue prière. Sa démarche me parut de bon augure pour le retour de sa raison, puisque cette marque de confiance envers l'Être suprême faisait voir que son âme commençait à reprendre ses fonctions naturelles. Domingue et moi, nous nous mîmes à genoux à son exemple, et nous priâmes avec lui. Ensuite il se leva, et prit sa route vers le nord de l'île, sans faire beaucoup d'attention à nous. Comme je savais qu'il ignorait non-seulement où on avait déposé le corps de Virginie, mais même s'il avait été retiré de la mer, je lui demandai pourquoi il avait été prier Dieu au pied de ces bambous; il me répondit: «Nous y avons été si souvent!»

XIII

La même vague avait noyé toutes ces existences, ils meurent tous en peu de mois de la mort de Virginie. Le poëme finit par leur tombeau sur la plage à l'ombre des lataniers des Pamplemousses. Une larme silencieuse y tombe éternellement. On ramasse un grain de sable au pied de ces arbres et on le rapporte en Europe, non comme un monument de l'émigration, mais comme un souvenir personnel. Cette larme du monde, toujours tiède, ne tarit pas et ne tarira jamais.

Bernardin de Saint-Pierre ne fut pas un historien, il fut une voix de l'humanité, un Job du cœur. Dès que l'ouvrage eut paru il fut immortel.

Mais le premier jour où il fit la lecture de son manuscrit à une société d'hommes et de femmes de lettres à Paris, la société se vengea de la nature en le méconnaissant: c'était chez M. Necker, l'homme à la mode, mais le moins naturel des écrivains; sa femme, vertueuse mais prétentieuse; sa fille, madame de Staël, capable de tout comprendre, mais non de tout faire; Buffon, qui ne pouvait écrire qu'à l'ombre des créneaux de la tour de Montbard, et qui rendait dans ce cénacle les oracles de l'emphase; Thomas, esprit bon et pur, corrompu par la rhétorique; l'abbé Galiani, Napolitain de sens exquis, mais qui se nourrissait du sel de l'esprit au lieu de la substance du cœur; enfin quelques grands artistes du temps, juges de forme plus que de fond, tel que le fameux peintre de marine Vernet, faisaient partie de l'auditoire. Après le dîner, on accorda audience à Bernardin de Saint-Pierre. La lecture n'eut aucun succès. Tout le monde s'endormit ou se retira à petit bruit tour à tour. L'auteur s'en alla consterné.

Il était encore accablé de ce double échec, lorsqu'un homme de génie, le peintre Vernet, vint ranimer son courage, et le rendre à ses études chéries. Cet artiste célèbre montait souvent dans le petit donjon que M. de Saint-Pierre occupait alors, rue Saint-Étienne-du-Mont. Le hasard l'y avait conduit quelques jours après sa funeste lecture de Paul et Virginie: il trouva son ami dans un abattement extrême; et le pauvre solitaire, le cœur plein de sa mésaventure, ne se fit pas prier pour la raconter. Elle surprit Vernet, qui avait entendu plusieurs fragments des Études, et qui voulut juger un ouvrage sorti de la même plume. M. de Saint-Pierre ne cède qu'avec peine à ses instances, mais enfin il prend son manuscrit qui, depuis le jour fatal, était resté roulé sur le coin de sa table, et il commence sa lecture. Vernet l'écoute d'abord avec méfiance, mais le charme ne tarde pas à agir sur lui: à chaque page il se récrie. Jamais il n'entendit rien de si neuf, de si pur, de si touchant! La description de ces climats lointains développe à ses yeux une nature nouvelle! Les jardins d'Éden ont moins de fraîcheur; les amours d'Adam et d'Ève ont moins de grâce et d'innocence! C'est le pinceau de Virgile! C'est la morale de Platon! Bientôt il ne loue plus, il pleure. Il partage les transports de Paul au départ de Virginie; il ne trouve plus d'expressions assez fortes pour rendre ce qu'il éprouve. On arrive au dialogue du vieillard; M. de Saint-Pierre propose de passer outre, et raconte l'effet qu'il a produit sur madame Necker. Vernet ne veut rien perdre; il prête toute son attention, et bientôt son silence devient plus éloquent que ses larmes et ses éloges. Enfin la lecture s'achève; Vernet transporté, se lève, embrasse son ami, le presse sur sein: «Heureux génie! charmante créature! s'écriait-il; la beauté de votre âme a passé dans votre ouvrage. Ah! vous avez fait un chef-d'œuvre! Gardez-vous bien de retrancher le dialogue du vieillard; il jette dans le poëme de la distance et du temps; il sépare les détails de l'enfance du récit de la catastrophe, et donne de l'air et de la perspective au tableau: c'est une inspiration de l'avoir placé là! Mais combien ce site étranger a de charmes par sa beauté naturelle! et avec quel art l'action se trouve liée au fond du paysage! Non-seulement on croit avoir vécu avec ces aimables enfants, mais on croit avoir entendu le ramage de leurs oiseaux, cultivé leur jardin, joui de la beauté de leur horizon, parcouru leur univers! Mon ami, vous êtes un grand peintre, et j'ose vous prédire la plus brillante renommée!» Ces éloges, qui faisaient entendre d'avance à M. de Saint-Pierre le jugement de la postérité, le pénétrèrent de joie, et lui rendirent cette confiance qu'un excès de modestie fait perdre quelquefois au talent, et qu'une conscience secrète lui rend toujours presque malgré lui. Il disait, du fond de son cœur: «Mon Dieu, pardonnez-moi de ne m'être point fié à vous.» Ce jour fut pour lui un jour de bonheur. Après s'être longtemps promené avec Vernet, il le quitta sur les boulevards, à l'entrée de la rue Saint-Victor. Il revenait seul dans cette rue, lorsqu'il fut surpris par une averse; comme il hâtait sa marche pour chercher un abri, de longs éclats de rire attirèrent son attention. Il ne voyait cependant qu'une petite fille qui accourait à lui, la tête couverte de son jupon, qu'elle avait relevé par dernière. Mais bientôt il s'aperçut que ce jupon servait d'abri à deux têtes charmantes animées par la course et par la joie. On voyait briller, sous ce parapluie de leur invention, des regards contents et des joues de roses. En rentrant chez lui, il ajouta cette jolie scène à sa pastorale; et ceci est un trait caractéristique de ce génie observateur: il ne savait décrire que ce qu'il avait vu; mais quelle riante imagination ne fallait-il pas pour voir dans les jeux de deux enfants du faubourg Saint-Marceau un tableau digne du pinceau de l'Albane!

Le succès de Paul et Virginie surpassa l'attente même de Vernet. Dans l'espace d'un an, on en fit plus de cinquante contrefaçons. Les éditions avouées par l'auteur furent moins nombreuses; mais elles suffirent pour le mettre en état d'acheter une petite maison avec un jardin, située rue de la Reine-Blanche, à l'extrémité du faubourg Saint-Marceau: véritable chartreuse, dont aucun bruit, aucun voisin ne troublait la solitude. C'est du fond de cette retraite que l'auteur assista, pour ainsi dire, aux premiers mouvements de cette révolution qui devait faire tant de mal à sa patrie et au genre humain. Il l'avait vue de loin sortir de l'antre de l'athéisme, s'élever autour du trône et des autels, et de là se répandre sur les chaumières, qu'elle remplit de ses ténèbres. Mais vainement il avait cherché à ramener sur la France quelques rayons de la lumière céleste; leurs clartés brillaient aux yeux innocents, et laissaient la multitude dans l'obscurité. Au moment où le royaume se divisait en deux partis, dont l'un voulait faire une république et l'autre conserver la monarchie, il se hâta de rappeler au peuple les anciennes obligations qu'il avait à son roi. Ces observations furent publiées dans les journaux; mais comment auraient-elles été entendues au milieu de tant de volontés coupables! Dans les jours de désordre, on ne vous demande pas de suivre votre conscience, mais de suivre un parti. Il faut penser comme les autres, sous peine d'être déshonoré. «Que me parlez vous de modération! s'écrie le soldat en marchant au combat; ma vertu, en ce moment, est de tuer mon ennemi.» Telle fut la réponse des factions à l'écrit de Bernardin de Saint-Pierre. Aussi disait-il que ce qui l'avait le plus étonné dans la révolution, c'est qu'on eût fait un crime de la modération. Cependant il persistait dans ses principes. Le duc d'Orléans, qui lui avait accordé une petite pension, voulant mettre sa reconnaissance à l'épreuve, le fit solliciter d'écrire en sa faveur; Bernardin de Saint-Pierre lui répondit en publiant les Vœux d'un solitaire, qu'il adressait à Louis XVI. La pension fut supprimée.

XIV

Pourquoi cette indifférence dans les classes lettrées, et cet enchantement dans les classes ignorantes? car le livre n'eût pas plutôt paru qu'il eut deux éditions immédiates et jusqu'à cinquante contrefaçons en deux ans? La réponse est simple: c'est que les classes lettrées cherchent l'art et que les classes ignorantes ne cherchent et n'applaudissent que la nature. Elles la reconnurent dans Paul et Virginie et malgré l'engouement du moment pour la métaphysique révolutionnaire qui commençait à fanatiser la France, c'était tout. La passion d'esprit se tut; et le sentiment vrai fut vainqueur. Jamais livre n'eut un pareil succès.

Bernardin de Saint-Pierre en recueillit en peu de mois assez de bénéfice pour s'acheter dans un des faubourgs de Paris une petite maison et un jardin au milieu des habitations les plus élémentaires du pauvre peuple. Mais il ne pouvait plus se cacher. Son nom était écrit avec des larmes dans le cœur de tous les Français.

XV

Et d'où venait ce succès inattendu et prodigieux qui arrivait si tard et si laborieusement à ce père inconnu de tant d'ouvrages? C'est qu'il avait oublié l'art, et écouté seul l'art des arts, c'est-à-dire la nature. Il avait laissé parler son âme, et son âme, répondant à l'universalité des cœurs de toutes les nations, avait étouffé à l'instant toutes les chimères, toutes les fantaisies, tous les systèmes, et donné la parole à Dieu qui parle par le sentiment. L'évangile des cœurs était retrouvé. Ce style était évangélique aussi; le pauvre comme le riche, le vieillard comme l'enfant avait entendu ce langage.

On avait pleuré! on pleure encore, on pleurera toujours.

Voilà le triomphe de l'art sur l'esprit. Voltaire avait fait rire et sourire; Bernardin de Saint-Pierre avait fait prier et pleurer. Le siècle était à lui.

Lamartine.

FIN DE L'ENTRETIEN CXL.
Paris.—Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.

CXLIe ENTRETIEN
L'HOMME DE LETTRES

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE
(SUITE).
I

Ce fut après le succès de Paul et Virginie que Bernardin de Saint-Pierre, admis, sur sa réputation des Études de la nature, chez M. Didot, épousa sa fille, et commença sa vie de père de famille; il en eut deux enfants auxquels il donna les noms immortels de Paul et de Virginie. Indépendamment de ce que lui avait valu le prix des Études et surtout de Paul et Virginie, et de quelques modiques pensions littéraires que Louis XVI et le duc d'Orléans lui avaient données pour récompenser ses ouvrages et secourir sa pauvreté, il avait reçu la dot de sa femme et il appartenait par elle à une famille riche qui pouvait l'aider à tirer parti de ses œuvres. Il fut heureux, mais nous avons peu de détails sur cette époque de sa vie, qui dura moins longtemps que ses jours agités; il perdit par la mort cette femme, mère de ses deux enfants, avant qu'ils eussent l'âge de connaître leur mère. Bernardin de Saint-Pierre, qui avait écrit tard, touchait lui-même à ses jours avancés.—MM. Didot avaient imprimé, à leurs frais, son premier livre à grand succès, les Études de la nature, en 1784. Un prote distingué, nommé M. Bailly, avait lu avec enthousiasme le manuscrit et avait garanti le succès de cette publication à ses patrons: il ne s'était pas trompé.

Aimé Martin analyse ainsi, et avec trop de faveur peut-être, ce livre de son maître:

Les Études parurent en 1784, et leur succès dédommagea l'auteur de tout ce qu'il avait souffert. C'est une chose digne de remarque, que dans un siècle où des hommes d'une haute éloquence s'efforçaient de chercher des idées nouvelles sur la morale et les sciences, dans un siècle où l'on croyait avoir tout dit, un solitaire inconnu ait publié un livre où tout était nouveau. À cette époque, une fausse philosophie avait tellement usé l'erreur, que, pour être neuf, il ne restait plus à dire que la vérité, aussi vieille que le monde, qui donna tant de charmes aux méditations de M. de Saint-Pierre. Beaux-arts, politique, histoire, voyages, langues, éducation, botanique, géographie, harmonies du globe, l'auteur traite de tout, et toujours il est original. Il révèle des abus, indique des remèdes, attaque l'injustice, soutient la cause du faible; et, soit qu'il se place sur la route du malheur ou sur celle de la science, il y paraît environné des plus riants tableaux de la nature.

Il est rare que les ouvrages de génie ne renferment pas une idée dominante, qui est l'origine de toutes les autres. L'idée fondamentale de notre auteur est la Providence. Il reconnaît son pouvoir dans la cabane du pauvre comme dans l'ensemble du globe. Elle est partout, parce qu'elle est nécessaire: c'est une domination intelligente et bonne. Elle existe, car sans domination, il n'y a ni peuple, ni ville, ni famille qui puisse subsister; et si une famille a besoin d'un maître, il faut bien que l'univers en ait un. Plutarque dit[1] que lorsque les anciens géographes voulaient représenter la terre, ils laissaient sur leurs cartes de grands espaces vides où ils écrivaient au hasard: Ici, des mers et des montagnes; là, des abîmes et des déserts. Ce monde ou ce chaos des anciens géographes était à peu près celui des physiciens et des naturalistes modernes. Leur intelligence n'avait supposé aucune intelligence dans l'arrangement du globe; tout y était dispersé sans dessein, sans ordre, et les sublimes harmonies de l'univers échappaient à leur admiration. Éclairé par une profonde étude de la géographie, M. de Saint-Pierre resta confondu devant les merveilles que la raison humaine méconnaissait, sa pensée devina quelques-unes des pensées du Créateur; car la vérité est la pensée de Dieu même.

Osons contempler un moment ces soleils lointains, ces zones lumineuses que la nuit nous découvre, et dont aucune intelligence humaine ne peut concevoir ni l'ensemble ni les limites. Un réseau de feu paraît lier entre elles ces constellations innombrables. Dieu y répand les attractions, les consonances, les contrastes, la grâce, la beauté et ces sentiments si doux et si variés des êtres sensibles, connus dans la langue des hommes sous le nom d'amour. Pour nous, jetés sur les rivages d'un de ces mondes, nous ne jouissons que d'une existence fugitive. Mais dès que le soleil, entouré d'une auréole de lumière, vient allumer l'atmosphère de notre planète, quel étonnant spectacle! quel harmonieux ensemble! Les montagnes s'élèvent pour diverser les vents et les eaux; les vents balayent les mers pour les reporter au sommet des montagnes; la rosée, les pluies, la fécondité naissent de ces grandes harmonies, et la terre se couvre de moissons, en se balançant sur ses pôles autour de l'astre qui l'attire. Voyez quelle influence céleste la pénètre! Le grain de sable se minéralise, la plante fleurit, l'animal se meut, l'homme adore. Lui seul s'anime des sentiments de la gloire et de la Divinité; et tandis que les éléments, les végétaux, les animaux sont ordonnés à la terre, et la terre au soleil, il sent qu'un Dieu l'attire par tous les points de l'univers.

Tel est, d'après l'auteur des Études, le système général du monde. Non-seulement les sciences sont pour lui des avenues qui mènent toutes à Dieu, mais son livre nous ouvre une multitude de perspectives ravissantes où l'âme se repose des maux de la vie, en méditant ses espérances. On dit que le Tasse, voyageant avec un ami, gravissait un jour une montagne très-élevée. Parvenu à son sommet, il admire le riche tableau qui se déroule devant lui: «Vois-tu, dit-il, ces rochers escarpés, ces forêts sauvages, ce ruisseau bordé de fleurs qui serpente dans la vallée, ce fleuve majestueux qui court baigner les murs de cent villes? eh bien! ces rochers, ces monts, ces mers, ces cités, les dieux, les hommes, voilà mon poëme!» Ce que le génie du Tasse avait su reproduire, Bernardin de Saint-Pierre sut le peindre et l'expliquer, et il eût pu dire aussi en contemplant la nature: Voilà mon livre!

Les anciens qui, dans presque tous les genres, sont restés nos maîtres après avoir été nos modèles, n'ont dû ni inspirer l'auteur des Études, ni lui servir de guides. Aristote, Pline et Sénèque écrivirent de longs traités de physique et d'histoire naturelle; mais en expliquant les phénomènes, ils n'avaient d'autre but que d'étaler les prodiges de la science humaine, tandis que Bernardin de Saint-Pierre ne voulait que faire éclater la prévoyance d'un Dieu. Pline, le plus éloquent de tous, a une sécheresse qui flétrit l'âme; son éloquence ostentatrice accable notre misère. Il ne voit que le désordre apparent du monde, et son génie ne peut s'élever jusqu'à l'ordre éternel qui le gouverne. Le livre de Bernardin de Saint-Pierre est la réponse au sien. Il console celui que Pline désespère; il relève celui que Pline foule aux pieds. Il adore la Providence que le naturaliste romain a méconnue, mais il l'adore en nous la faisant aimer. Que Pline représente l'homme jeté nu sur la terre nue, créature infirme, pleurant, se lamentant, ne sachant ni marcher, ni parler, ni se nourrir, et qu'il s'écrie d'un ton de triomphe: Voilà le futur dominateur du monde! Bernardin de Saint-Pierre montre ce roi naissant entre les bras de celle qui lui donna le jour; et devant cette touchante image, les déclamations de Pline s'évanouissent. Non, l'homme n'est point abandonné; la prévoyance et l'amour l'accueillent dans la vie. Quel asile plus sûr que le sein maternel! et, s'il verse des pleurs, quelles mains sauront mieux les essuyer que celles d'une mère!

O puissance sublime des idées religieuses! tout ce qui, aux yeux de Pline, accuse l'imprévoyance des dieux devient, sous la plume de son rival, une preuve irrévocable de leur sagesse! C'est la vérité qui dissipe le mensonge. L'un veut humilier notre orgueil par le spectacle de nos infirmités, l'autre élever notre âme en lui révélant sa grandeur. L'éloquence de Pline est propre à inspirer la haine du vice; celle de Bernardin de Saint-Pierre à pénétrer d'amour pour la vertu. Ses observations sont si touchantes, les lois qu'il découvre si pleines de sagesse, qu'on se réjouit de ses victoires, et qu'on ne lui oppose qu'en tremblant les objections qui pourraient en arrêter le cours. Notre âme, au contraire, sent le besoin de résister aux raisonnements de Pline, et d'abattre cette raison si fière: il semble que le convaincre d'erreur, c'est restituer à l'homme tous ses droits, à la nature sa grâce et sa beauté, à Dieu sa justice et son pouvoir. Enfin, un dernier trait les distingue et les sépare. Pline a recueilli ce que savait son siècle; rien n'est à lui dans son livre que la parole. Au contraire, l'auteur des Études, sans rien emprunter des sciences qu'il connaît, les enrichit toutes de ses observations; et tandis que son rival reste attaché à la terre, il vole chercher dans le ciel l'explication des phénomènes qui l'environnent.

On lui a reproché de n'être point assez méthodique; de peindre en amant de la nature, et de ne pas décrire en naturaliste: c'était lui reprocher de créer sa manière, et de rendre les voies de la science agréables et faciles. Il est douteux cependant qu'il eût obtenu ce succès en suivant la marche tracée, c'est-à-dire en composant des genres nouveaux, et en se retranchant dans les systèmes de classifications: toutes choses faciles à la mémoire, qu'il ne faut pas ignorer pour écrire, mais qu'il faut oublier quand on écrit. Ses vues étaient plus vastes, aussi furent-elles plus utiles. Le premier, il observa le globe dans son ensemble et les hommes dans leur généralité. Ce n'est point un peuple, ce n'est point un site qu'il représente, ce sont les nations et le monde. S'il peint les détails, c'est pour les rapporter au tout; s'il rapproche des faits isolés et stériles, c'est pour en faire ressortir des vérités générales et inattendues.

Nous parlerons peu du style des Études, continue le disciple; les éloges à ce sujet sont épuisés. Mais comment ne remarquerions-nous pas l'adresse singulière avec laquelle l'auteur sait fondre à propos, dans son livre, des morceaux de Virgile et de Plutarque, de manière qu'ils ne forment qu'une seule pièce avec sa pensée? D'abord, il dispose ses tableaux, il en prépare les plans, puis, tout à coup, il les éclaire par une citation, avec un art semblable à celui des grands peintres qui jettent sur leur composition un rayon de lumière pour en relever les effets. Mais le but de M. de Saint-Pierre n'est pas seulement de s'enrichir de ces beautés antiques; il veut encore nous faire entrevoir, dans les auteurs cités, un sentiment exquis, une pensée profonde qui nous auraient échappé. Il nous apprend à lire Plutarque et Virgile; ses citations sont de véritables découvertes. Voilà, nous osons le dire, les seules obligations qu'il ait aux anciens; car ce n'est pas dans les livres qu'il étudie la nature, mais dans la nature elle-même: aussi se rapproche-t-il souvent de ces génies créateurs, qui n'avaient pas d'autre modèle. Voyez comme les plus petites circonstances sont pour lui l'origine des plus touchantes observations. Il ne faut ni machine, ni creuset, ni compas pour vérifier ses expériences; il suffit de regarder autour de soi. Les vains systèmes de la science lui apprennent à se méfier des savants; mais il converse avec les gens simples, s'arrête dans les champs, entre dans les cabanes, interroge les vieillards, s'instruit avec un enfant, et raconte naïvement ce qu'il vient d'apprendre avec eux. On voit qu'il aime à surprendre le peuple au moment de son travail et de ses jeux, à épier ses vertus et à les peindre; et cette multitude de petites scènes donnent un charme inexprimable à son ouvrage. Ses personnages savent tout ce que les savants ignorent: c'est une autre expérience, une autre sagesse. Souvent, au milieu des incertitudes de la science, les observations d'un simple villageois nous éclairent, et des vérités inconnues aux académies s'échappent de la bouche d'un berger.

C'est ainsi qu'en écrivant sur les sciences naturelles comme Aristote, Pline et Sénèque, Bernardin de Saint-Pierre est resté original. Essayons de découvrir ce qu'il doit aux modernes. Cet examen nous servira peut-être à montrer le but et le résultat de ses ouvrages. C'est un point de vue qui nous semble avoir échappé à tous ses critiques.

Parmi les écrivains du siècle, Buffon et J. J. Rousseau se présentent les premiers. Buffon ne peut offrir aucun point de comparaison. Trop souvent il suit les traces de Pline: sa force est en lui-même; il explique l'univers d'après les lois de sa physique, et les lois de la Providence lui restent inconnues. Son style, plein de pompe et d'harmonie, manque de nuances, de sensibilité et de douceur, tandis que celui de Bernardin de Saint-Pierre, simple comme la nature, semble destiné à la peindre dans sa grâce et dans sa sublimité. D'ailleurs, toute la force de l'auteur des Études vient de conviction: c'est parce qu'il y a un Dieu qu'il est éloquent. Sa foi est dans tout ce qu'il écrit, et ce seul trait prouve, selon nous, que Buffon ne fui ni son maître ni son modèle. Reste donc J. J. Rousseau, auquel on l'a souvent comparé, peut-être parce qu'il fut son ami et que leurs destinées furent presque semblables.

Tous deux nés dans une condition moyenne, et tous deux sans fortune, ils errèrent longtemps par le monde, et n'écrivirent que vers l'âge de quarante ans, lorsque l'expérience et le malheur eurent mûri leurs pensées. Mais le point de départ mit entre eux une grande différence. Jean-Jacques, n'ayant ni but ni principe arrêté, promena longtemps son oisive jeunesse entre l'opprobre et la misère. Dénué de toute prévoyance, ne suivant que sa fantaisie, il s'éloigna, par une sorte d'instinct, de tout ce qui aurait pu élever sa condition en lui imposant quelque gêne. Si la lecture de Plutarque lui fit répandre des pleurs sur d'héroïques souvenirs, elle ne le sauva pas toujours du vice, et il commit des fautes que la charité peut seule pardonner au repentir. Il aurait voulu être un Romain, et n'eut pas même la force d'être toujours un honnête homme. D'abord perdu dans les plus basses classes de la société, puis jeté au milieu d'un monde corrompu, il apprit à mépriser les grands et les petits; mais il ne put apprendre à se passer de leur estime. Il crut en Dieu sans y mettre sa confiance, il aima la vertu sans y croire, et la vérité en prêtant sa voix au mensonge. Malheureux de ne pouvoir accorder ses opinions et sa conduite, il éprouva, jusqu'à sa dernière heure, qu'il vaudrait mieux n'être pas né que de ne rien attendre de Dieu, et de ne pas oser se fier aux hommes. Combien le sort de M. de Saint-Pierre fut différent! Une éducation ambitieuse égara, il est vrai, sa jeunesse; mais ce fut en lui proposant un but sublime et d'honorables travaux. On sent que le désir de s'élever donnait des vertus à son âme, et de l'énergie à son caractère. Jeté seul dans le monde, il y commit des étourderies, mais point de fautes que l'honneur pût lui reprocher. Un sentiment vif d'indépendance et de dignité rendit sa probité si sûre, qu'un jour il vendit tout ce qu'il possédait, ses meubles, ses habits, son linge, pour acquitter une dette contractée en Pologne[2]. Toujours ferme dans ses principes, il fut éprouvé et non avili par ses passions. On s'étonne de la folie qui le conduit aux extrémités de l'Europe pour y fonder une république; mais on l'admire lorsqu'il refuse de se prêter à des projets ambitieux qui pouvaient le placer près du trône, et lorsqu'à la suite de ses refus on le voit rentrer en France, n'emportant de ses courses aventureuses que des regrets et des souvenirs. Sa confiance en Dieu s'accrut par le malheur, et l'abandon des hommes lui apprit à bénir la Providence, qui ne l'abandonnait pas. Enfin, quoique dévoré d'ambition, il ignora toute sa vie l'art de composer avec sa conscience pour arriver à la fortune, et celui de s'avilir pour arriver au pouvoir. Telles furent les destinées de ces deux grands écrivains.

Lorsqu'ils se rencontrèrent, Jean-Jacques vivait seul, et gémissait d'être devenu célèbre: Bernardin de Saint-Pierre ne l'était point encore, mais il brûlait de le devenir. L'amour de la solitude et de la nature les réunit, et dans les douces relations qui s'établirent entre eux, ils furent toujours d'accord sur les grands principes de la morale, et toujours divisés sur les opinions purement humaines. Bernardin de Saint-Pierre admirait l'éclat et la force entraînante des écrits de Jean-Jacques, mais il condamnait ses paradoxes, et l'on peut dire qu'il ne cessa de les combattre. L'un débuta dans la carrière par attaquer les sciences qui dépravent l'homme, et par médire des lettres dont il faisait souvent un si sublime usage. L'autre, applaudissant aux découvertes du génie, montre que tous les maux viennent de notre orgueil, et que la véritable science ne peut être dangereuse, puisqu'elle est l'histoire des bienfaits de la nature. Jean-Jacques Rousseau ne veut pas qu'on parle de Dieu à son élève avant l'âge de quatorze ans; Bernardin de Saint-Pierre dit que rien n'est plus agréable à la Divinité que les prémices d'un cœur que les passions n'ont point encore flétri. L'un ramène fièrement l'homme à l'état sauvage, et pour lui rendre son innocence le dépouille de son génie; l'autre cherche les moyens d'assurer notre repos dans l'état de société, et ne veut nous dépouiller que de nos erreurs. Selon Rousseau, tout dégénère entre les mains de l'homme: la nature n'a songé qu'au bonheur des individus, elle n'a rien fait pour les nations. Bernardin de Saint-Pierre nous montre, au contraire, les plantes et les animaux se perfectionnant sous la main des peuples. L'expérience lui apprend que l'homme, réduit à lui-même, est comme un flambeau sans lumière; son génie s'éteint et tout périt autour de lui. Plus de moissons, plus de fruits savoureux: l'olive reprend son amertume, la pêche devient acide, le grain du blé disparaît dans son épi, il ne nous reste que des glands et des racines; car la nature n'a rien fait pour l'homme seul, elle a attaché notre existence à celle de la société. Enfin Rousseau s'indigne des vices de la civilisation, et la rejette; tandis que toutes les pensées de Bernardin de Saint-Pierre tendent à perfectionner les vertus sociales. Tous deux veulent, il est vrai, vivre au sein de la nature; mais le premier dans un désert, et le second dans un village et au milieu de sa famille.

Quant à la raison, à la vérité, à la sagesse, j'en vois bien les noms dans les écrits de Rousseau, mais j'en cherche en vain les effets. Malheur à ceux qui lui donnent leur âme! car c'est notre âme qu'il nous demande, et pour la précipiter dans un abîme d'illusions et de contradictions. Ennemi de tout ce qui est, il faut le mettre d'accord avec lui-même avant de s'accorder avec lui; il le faut écouter, non le croire. Si vous êtes sage, songez donc en le lisant aujourd'hui à ce qu'il vous disait hier. Tant de propositions opposées, de paradoxes bizarres doivent éveiller vos doutes, et vous avertir du danger. L'écrivain qui vous enflamme pour le mensonge peut vous faire admirer la supériorité de son éloquence; mais il vous prouve en même temps la faiblesse de ses arguments et la nullité de votre raison.

Il est des inspirations presque divines qui ne nous séparent jamais de la vertu, et qui sont entendues de tous les hommes. Si Jean-Jacques Rousseau subjugue la raison et la trompe, Bernardin de Saint-Pierre touche le cœur et cherche à l'éclairer. Chaque émotion lui fait découvrir une vérité, chaque objet de la nature un bienfait. Ce n'est pas la parole d'un maître qui vous reproche vos erreurs; c'est celle d'un ami qui craint lui-même de se tromper, qui vous prévient de son ignorance; qui doute, il est vrai, de la sagesse des philosophes, mais qui doute encore plus de la sienne. Son éloquence est une partie de son âme, elle en a la douceur, elle ne sert qu'à en exprimer les sentiments. Dans la guerre qu'il déclare aux incrédules, son unique but est de les conduire au bonheur: il ne veut pas écraser ses ennemis, il veut les émouvoir et les convaincre. On sent que ce n'est pas pour l'honneur de la victoire qu'il combat, mais qu'il éprouverait une joie infinie s'il ramenait un seul de ses adversaires à la vérité. Il dit: Étudiez la nature! aimez les infortunés! adorez la Providence! soyez heureux!

Jean-Jacques, au contraire, méprise les hommes, que Bernardin de Saint-Pierre veut éclairer: ce qu'il soutient le mieux, c'est l'erreur: ce qu'il redoute le plus, c'est la vérité. La résistance blesse son orgueil; il ne sait rien apprendre d'elle. Il veut étonner, subjuguer, éblouir; l'ironie amère, l'invective éloquente, la véhémence, le mépris, voilà ses armes. Il faut que son adversaire tombe à ses pieds, qu'il reste muet d'admiration, ou qu'il meure de honte. Dans cette lutte, il vous repousse, il vous outrage, il vous écrase. Sa parole est un ordre, il faut lui céder ou être haï. Il dit: Aimez-moi, honorez-moi, croyez en moi, je suis la vérité!

Le trait caractéristique de leur génie, c'est que Jean-Jacques s'isole, et rapporte toutes ses spéculations à un seul homme, qui est souvent lui-même, tandis que Bernardin de Saint-Pierre étend les siennes à la nature et au genre humain. S'il écrit de l'éducation, ce n'est pas de celle d'un enfant, c'est de celle des peuples; s'il parle de la science, c'est en généralisant ses bienfaits pour le bonheur de tous. Ses vues politiques embrassent le globe entier, qu'il réunit par le commerce, par l'intérêt et par l'amour. Il lui est démontré que les nations sont solidaires, que la sagesse d'une seule pourrait se répandre sur toutes les autres, et que sa patrie doit avoir un jour cette heureuse influence, parce qu'elle règne sur l'Europe, et l'Europe sur le monde. Son livre serait encore utile aux habitants des Indes et de la Chine, à ceux qui errent sur les bords de la Gambie et de l'Amazone. Il n'en est pas de même des ouvrages de Jean-Jacques Rousseau. Comment généraliserez-vous ses idées? Fonderez-vous des peuplades de sauvages et d'ignorants? Un homme peut renoncer aux sciences, et se croire sage; mais une nation ne renoncerait pas à ses lumières sans renoncer à sa prospérité. Osez proposer le Contrat social à une ville plus grande que Genève, et ces lois si savamment méditées ne produiront que d'effroyables révolutions. Donnez à un peuple le plan d'éducation de l'Émile, et ce beau traité devient illusoire. Jean-Jacques n'a voulu élever qu'un homme, et ce sont les nations que Bernardin de Saint-Pierre voulait former.

Ce n'est pas qu'il n'y ait dans les ouvrages de Rousseau quelques idées fondamentales qui peuvent servir au bonheur de tous, mais il les trouve en développant des systèmes qui ne peuvent servir qu'au bonheur d'un seul; au contraire, c'est toujours en partant d'une idée utile au genre humain que Bernardin de Saint-Pierre nous enrichit d'une multitude d'observations qui peuvent assurer le bonheur de chacun.

Mais un dernier point de comparaison se présente. Tous deux ont beaucoup parlé des femmes, et tous deux, par des moyens opposés, ont captivé leurs suffrages. Rousseau attaque sans cesse leur frivolité, leur inconstance, leur coquetterie; personne n'en a dit plus de mal et n'en a été plus aimé: il les traite de grands enfants, il se plaît à les montrer faibles; les plus parfaites succombent dans ses écrits. Vainement il emploie des volumes pour former l'épouse d'Émile: à quoi bon tant d'apprêts, tant de soins, tant de sollicitudes? le fruit de ce chef-d'œuvre d'éducation est l'infidélité de Sophie. Cependant toutes ses accusations ne peuvent éteindre l'enthousiasme qu'il inspire; les femmes lisent, malgré lui, au fond de son âme: ce sont les reproches de l'amour et non de la haine; il les décrie et les adore, il les blâme et les rend aimables, il les accable et les déifie, et, dans ses emportements les plus terribles, on reconnaît le langage d'un amant qui veut, mais en vain, rompre ses chaînes. Il est comme ce sauvage qui, voyant du feu pour la première fois, réjoui de sa chaleur et de sa lumière, s'en approcha pour le baiser; mais en ayant été brûlé, il le maudissait, le priait, l'adorait, ne sachant si c'était un démon ou un dieu.

Bernardin de Saint-Pierre a plus de douceur sans avoir moins de passion. Les femmes apparaissent dans ses écrits telles que nous les voyons dans les rêves de notre adolescence, parées de leur beauté virginale, et ne tenant à la terre que par l'amour. C'est sous leur douce influence qu'il voudrait replacer l'homme pour le ramener à la vertu: il ne voit que leur pureté, il ne peint que leurs grâces, il n'aime que leur innocence. Rousseau consume notre âme par l'exemple de Julie oubliant tout dans les bras de son amant; Bernardin de Saint-Pierre nous pénètre d'un sentiment divin en nous offrant la douce image de Virginie. Aucun souffle ne ternit cette fleur délicate, qui répand les parfums du ciel. Elle aime de l'amour des anges, et sa dernière action est sublime, car au moment où elle peut espérer d'être heureuse, elle donne sa vie pour ne pas manquer à la pudeur. Ainsi, les tableaux de Bernardin de Saint-Pierre ont toujours quelque chose d'idéal, sans cependant jamais sortir de la nature; il est comme ces statuaires des temps antiques, qui reproduisaient la figure humaine avec des proportions si parfaites, que sous une forme mortelle on reconnaissait une divinité. Rousseau fut donc l'ami et non le maître de l'auteur des Études; et s'il eut plus de talent et plus d'éloquence, il eut aussi moins de naturel et moins de grâces.

Enfin, pour mieux caractériser les deux amours de Rousseau et de Bernardin, l'un créa la Nouvelle Héloïse, l'autre Virginie: la Nouvelle Héloïse qui se livre à son précepteur avant de se donner à son époux; Virginie qui refuse la fortune pour se conserver fidèle à Paul, et qui meurt volontairement pour ne pas manquer aux scrupules de la pudeur. Voilà ces deux hommes se peignant dans leur idéal.

II

Bernardin de Saint-Pierre avait commencé, peu de temps auparavant, un poëme en prose, Constant Licardie, dont il ne nous reste que des fragments incomplets, et qu'il abandonna avant de les avoir terminés, pour les rejeter dans les Études. Mais les Études n'étaient pas seulement sa poésie, c'était sa philosophie, un plaidoyer en faveur de Dieu dont l'avocat était la Nature. Ce livre, évidemment né de Fénelon ou de Jean-Jacques-Rousseau, était aussi religieux que la nature elle-même; il était aussi chimérique en beaucoup de points pratiques, mais infiniment plus moral; en outre, il était plus savant, malgré ce qu'en ont dit depuis les savants de profession; la pensée générale l'éclairait d'un instinct divin; il se trompait peut-être sur quelques détails, comme la théorie des marées qu'on lui a tant reprochée sans preuve contraire, mais il ne se trompait certainement pas sur l'ensemble, qu'il interprétait mieux que les astronomes modernes qui, en voyant l'œuvre, ont nié l'ouvrier.

Ce livre, véritablement divin dans son but, plut infiniment aux esprits pieux et droits, qui l'adoptèrent avec une consciencieuse ivresse. C'est ce qu'il écrivit de mieux avant le merveilleux poëme de Paul et Virginie. Cependant les Études de la nature avaient été pour Bernardin de Saint-Pierre ce que le Génie du Christianisme fut, trente ans plus tard, pour M. de Chateaubriand; on oublia le livre, on se souvint éternellement de l'épisode, pourquoi? Parce que les livres sont des systèmes et que les épisodes sont du sentiment.

III

Cependant la Révolution française, toute métaphysique dans ses principes, marchait dans les esprits et croyait de bonne foi alors pouvoir réaliser dans les faits les idées honnêtes, mais souvent émanées des Études de la nature. Nous avons dit que Paul et Virginie ne contenait point d'idées, mais des vérités d'instinct et de sentiment qui plaisent à tout le monde. Aussi Bernardin de Saint-Pierre, mécontent de la lenteur avec laquelle le roi Louis XVI, devenu révolutionnaire modéré, admettait dans les lois ses paradoxes absolus de sa théorie de perfectionnement qui commençaient tous par des destructions du pouvoir royal, s'impatientait contre son disciple couronné. Bonaparte l'a dit plus tard, l'idéologie et la métaphysique ont perdu la France. Les idéologues sont des rêveurs, mais on ne gouverne pas les faits par des rêves. Il y avait dans Bernardin de Saint-Pierre plus du rêveur que de l'homme d'État.

C'est une chose curieuse que de voir Bernardin de Saint-Pierre s'approcher insensiblement de la révolution de 1789, à mesure que la France, entraînée presque unanimement par l'esprit métaphysique, s'en approche elle-même; puis s'en éloigner par la réaction de ses crimes ou de ses fautes; d'abord juste et fidèle envers le roi Louis XVI, dont il se déclare le partisan et le serviteur dévoué, puis associant le peuple et le roi, puis enfin se dévouant au peuple seul; puis, après le 20 août, assistant aux sections dans son faubourg, puis abandonnant les sections à elles-mêmes quand elles ne sont plus gouvernées que par la démagogie, et se retirant seul dans une campagne ignorée pour déplorer les crimes du peuple. Il représente à lui seul d'abord les erreurs honnêtes, puis l'action insensée, puis le repentir, puis l'isolement contristé, jamais les crimes ni les fureurs des partis. On lui reproche quelques condescendances d'opinions envers les différents pouvoirs que ces partis élevaient tour à tour; c'est malheureusement vrai, mais ces condescendances tenaient à sa situation, jamais à la flatterie ou au crime.

Il était devenu époux et père de famille, il n'avait aucune fortune que son travail et son talent; il était obligé de garder avec les différentes phases de la révolution une certaine mesure pour conserver le pain à sa femme et à ses enfants; c'est le secret de ces publications, peu stoïques mais innocentes, qu'il fit tantôt pour être employé dans l'instruction publique, tantôt pour occuper une place au Jardin des plantes, afin d'avoir des appointements et un asile pour sa famille, en s'occupant de sa science favorite, l'histoire naturelle. Mais on ne lui reprocha jamais de faiblesse envers le crime puissant, il ne désavoua jamais ses respects et ses hommages envers l'homme de son cœur et de ses rêves, Louis XVI, son premier bienfaiteur. Ducis et lui, quoique admirateurs, dès le Consulat de Bonaparte, refusèrent la fortune et les honneurs qu'il leur offrit, ainsi qu'à l'honnête Lemercier. Il fut, sous tous ces maîtres de la France, le maître de lui-même, et ne demanda jamais que du pain à sa patrie sous ces différents régimes. Laisser mourir de faim ses enfants eût été sans doute plus romain, mais eût-ce été moins barbare?

Les riches sont injustes envers les misérables, parce qu'ils s'abaissent pour leurs nécessités vulgaires; les pauvres ne comprennent pas davantage les riches, parce qu'ils ne comprennent que les besoins de pain. Ce sont deux races qui ne parlent pas la même langue. Comment pourraient-ils être justes les uns envers les autres? Les mêmes mots chez eux signifient des choses opposées, mais les mots employés par Bernardin de Saint-Pierre étaient les mots: Dieu, Providence et Religion. Voici comment il qualifiait la religion chrétienne:

Ah! sans doute, en traçant l'apologie du christianisme dans un siècle où l'on n'applaudissait qu'aux blasphèmes de l'athéisme, il sentit toute la dignité de sa mission; aussi fut-il sublime, et c'est ainsi qu'il échappa à la condamnation que le siècle menaçait de porter contre lui. Il faut l'entendre parler de cette religion, qui «seule a connu que nos passions infinies étaient d'institution divine. Elle n'a pas, dit-il, borné, dans le cœur humain, l'amour à une femme et à des enfants, mais elle l'étend à tous les hommes; elle n'y a pas circonscrit l'ambition à la gloire d'un parti ou d'une nation, mais elle l'a dirigée vers le ciel et l'immortalité; elle a voulu que nos passions servissent d'ailes à nos vertus. Bien loin qu'elle nous lie sur la terre pour nous rendre malheureux, c'est elle qui y rompt les chaînes qui nous y tiennent captifs. Que de maux elle y a adoucis! que de larmes elle y a essuyées! que d'espérances elle a fait naître quand il n'y avait plus rien à espérer! que de repentirs ouverts au crime! que d'appuis donnés à l'innocence! Ah! lorsque ses autels s'élevèrent au milieu de nos forêts ensanglantées par les couteaux des druides, que les opprimés vinrent en foule y chercher des asiles, que des ennemis irréconciliables s'y embrassèrent en pleurant, les tyrans émus sentirent, du haut des tours, les armes tomber de leurs mains: ils n'avaient connu que l'empire de la terreur, et ils voyaient naître celui de la charité. Les amants y accoururent pour y jurer de s'aimer, et de s'aimer encore au delà du tombeau: elle ne donnait pas un jour à la haine, et elle promettait l'éternité aux amours. Ah! si cette religion ne fut faite que pour le bonheur des misérables, elle fut donc faite pour celui du genre humain!»[3]

Ne semble-t-il pas que l'âme du maître ait passé dans celle du disciple? et comment se refuserait-on à reconnaître l'influence de Fénelon dans un livre qui renferme une multitude de morceaux semblables? Aussi les philosophes ne pardonnèrent à l'auteur ni sa vertu, ni son éloquence, ni sa gloire. Ne pouvant réfuter ses principes, ils essayèrent d'en affaiblir l'effet en publiant que le clergé lui faisait une pension, voulant montrer une âme vénale où l'on voyait une âme religieuse. Il y avait bien quelque chose de vrai dans cette accusation. L'auteur aurait pu obtenir cette pension, s'il avait voulu la demander à l'assemblée générale du clergé. On le lui fit même proposer, et pour lui offrir cette honorable récompense on ne demandait que son aveu. Mais loin de le donner, cet aveu, il s'opposa aux démarches de l'archevêque d'Aix, qui jouissait alors d'une puissante influence. «Je ne veux, disait-il, ni qu'on puisse soupçonner ma plume d'être vénale, ni la mettre à la solde d'aucun corps.» Ainsi, chaque calomnie dont a tenté de flétrir ce grand écrivain nous fera découvrir une action honorable. Que les méchants n'espèrent rien de ce qui nous reste à dire! Caton, le plus sage des hommes, fut accusé quarante-quatre fois; et ces accusations n'eurent d'autre résultat que de forcer ses ennemis à reconnaître quarante-quatre fois sa vertu.

. . . . . . . . . . .

Les tristes efforts de l'envie et de la sottise ne purent cependant détruire sa tranquillité. «Il me semble, disait quelquefois M. de Saint-Pierre, qu'il y ait en moi plusieurs étages où mon âme habite successivement. J'aime naturellement le fond de la vallée, je m'y repose des maux de la vie; mais, lorsqu'on vient m'y troubler, mon âme s'élève par degrés au-dessus de tout ce qui voudrait l'atteindre. Si le malheur augmente, je m'élance au sommet de la montagne, et, loin de la vue des hommes, je m'y réfugie dans un monde où je ne suis plus en leur pouvoir.»

Parmi les lettres qu'on lui adressait de toutes parts, il y en avait de si romanesques, qu'on les croirait l'œuvre de l'imagination. Telle est surtout celle d'une demoiselle de Lausanne, qui, se laissant charmer à la lecture des Études, écrivit aussitôt à l'auteur pour lui proposer sa main. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que sa mère autorisait sa démarche et joignait sa prière à la sienne. Cette demoiselle était jeune, belle et riche: elle le disait naïvement; mais elle était protestante et ne voulait point épouser un catholique, ce qu'elle disait avec la même naïveté. «Je veux, écrivait-elle, avoir un mari qui n'aime que moi et qui m'aime toujours. Il faut qu'il croie en Dieu et qu'il le serve à ma manière... Je ne voudrais pas être votre femme, si ce n'était pour faire ensemble notre salut.»

Ce dernier sentiment avait quelque chose de délicat, que M. de Saint-Pierre ne manqua pas de remarquer dans sa réponse, mais sans s'expliquer sur l'objet principal. Il terminait sa lettre par ces mots: «Je pense comme vous; et, pour aimer, l'éternité ne me paraît pas trop longue. Mais avant tout, il faut se connaître et se voir dans ce monde.»

L'article de la religion n'étant pas réglé, la jeune personne recommença ses sollicitations, en chargeant une de ses amies, qui habitait Paris, de faire expliquer M. de Saint-Pierre. Celle-ci traita la difficulté légèrement, comme si rien ne lui eût paru plus naturel. «Vous avez écrit, lui dit-elle, qu'il y avait douze portes au ciel.—Cela est vrai.—Vous avez dit que les oiseaux chantaient leurs hymnes, chacun dans son langage, et que tous ces hymnes étaient agréables au Créateur: ainsi, vous vous ferez protestant, et vous épouserez mon amie.—Ah! madame, reprit Bernardin de Saint-Pierre, vous avez beau vouloir me prendre par mes propres paroles, je n'ai jamais dit qu'un rossignol dût chanter comme un merle; je ne changerai donc ni de religion ni de ramage.» La négociation en demeura là.

La Chaumière indienne est un beau plaidoyer pour l'existence, la personnalité et la providence de Dieu; c'était une imitation de Voltaire, attaquant l'intolérance par l'onction, au lieu de l'attaquer par le ridicule, mais mettant toujours le Dieu à part, même avant de purifier son temple. Cela eut un grand succès auprès de cette partie du public qui voulait croire au Dieu auteur et conservateur des choses, mais attaquait l'abus du nom divin.

IV

Cependant il avait échappé aux dangers de la révolution; le 9 thermidor et le 18 brumaire avaient tari le sang et ramené l'ordre, quand Bernardin, veuf de mademoiselle Didot et père de deux enfants, nommé membre du premier Tribunat national, comme le premier écrivain de sentiment de la France et investi d'une considération immense et d'une aisance due à son logement du Louvre, à ses opérations littéraires, à ses pensions, éprouva le désir d'assurer une seconde mère à ses enfants. Voici comment ce mariage d'un doux, beau et illustre vieillard et d'une jeune fille presque encore enfant fut conclu, et ne trompa aucune de ses espérances.

V

Il y avait alors, auprès de Paris, une maison d'éducation aristocratique et religieuse, dirigée par madame la comtesse L. G..., que les malheurs de la révolution avait contrainte à cette condition, à la fois humble et noble, de former des enfants à la science et à la vertu. Bernardin de Saint-Pierre, qui l'avait autrefois connue, fréquentait sa maison. Il y jouissait des égards que son âge et la célébrité de l'auteur de Paul et Virginie lui assuraient partout. Il accompagnait souvent ce charmant troupeau d'adolescentes à la campagne, quand madame la comtesse L. G... conduisait ses élèves dans les champs. C'était lui qui, semblable à Abélard, dirigeait ses jeunes Héloïses dans leurs lectures et dans leurs études. Un instinct plus doux l'attachait à cette maison; quoique la vieillesse qui s'approchait eût donné de la gravité à ses goûts et imprimé quelques lignes grises aux belles ondes de sa magnifique chevelure, il pouvait plaire encore à l'innocente admiration du premier âge et inspirer naïvement les sentiments qu'il rougissait de ressentir.

Parmi ces jeunes personnes, il y en avait une plus accomplie des dons célestes que toutes ses compagnes. C'était mademoiselle de Pelleport, fille de la marquise de Pelleport, d'une grande maison du midi de la France. Cette famille, tombée dans l'adversité par suite de l'émigration et de quelques désordres de jeunesse de son père, était liée avec la mienne. Ma mère fut assez heureuse pour offrir à madame de Pelleport, tante de celle qui devint madame de Saint-Pierre, des services que l'amitié lui rendait chers et auxquels une liaison d'enfance enlevait toute l'amertume des subsides.

Les hommes et les femmes de cette famille privilégiée étaient doués d'une grâce et d'une séduction, vrai génie des races; le malheur contre-balançait ce don. Celle qui inspira cette passion tardive à M. de Saint-Pierre joignait, dès l'enfance, à ces séductions de la jeunesse et de la beauté, les précoces inspirations de l'enthousiasme et de la vertu. Sa figure était inexprimable au pinceau et à la langue; il aurait fallu, pour la peindre, les yeux, les sens et comme l'âme de l'auteur de Paul et Virginie. Le sort, qui lui avait été si contraire jusque-là, lui réservait la plus belle des fleurs de la vie pour la respirer et l'enivrer avant de mourir.

Elle n'avait pas encore dix-huit ans, son innocence révélait dans ses yeux une tendresse qui n'était pas de l'amour, mais une sorte d'admiration enthousiaste pour l'homme qui avait porté Virginie dans son cœur, cette Virginie dont elle se croyait la sœur! Elle ignorait la nature du sentiment qu'elle avait pour lui; était-ce un dieu qui lui apparaissait sur la terre dans une forme qui n'avait point d'âge et dont la chevelure blonde semblait parer l'immortalité? Elle rougissait en le regardant, elle frissonnait à ses paroles; elle n'osait pas s'avouer qu'elle l'aimait; mais il lui inspirait seul un attrait sérieux qu'elle n'avait jusque-là imaginé pour aucun autre. Ce fut cet attrait involontaire qui la révéla à Bernardin. Son cœur, que l'infortune avait gardé pur, et qui était, pour ainsi dire, conservé jeune dans la glace du malheur, avait la pudeur timide de l'âge et ne s'avouait pas ce qu'il éprouvait pour cette enfant. Elle était pour lui l'ombre de Virginie, mais Virginie n'était qu'une ombre, et mademoiselle de Pelleport était un idéal qui échauffait ses songes. Il n'osait seulement y penser, mais quand, dans les leçons attentives qu'il lui donnait, il venait à fixer ses regards sur cette taille angélique, sur cette grâce chaste des mouvements, sur ces joues rougissantes, sur ces yeux voilés par de longs cils, sur cette bouche entr'ouverte par le soupir et refermée par la crainte, et quand il entendait l'éclat de cette voix timbrée et sonore, et pourtant tremblante, qui était la principale de ses séductions involontaires, son âme lui échappait et il était prêt à tomber, pour l'adorer, aux genoux de son élève.

Ce fut dans un de ces délires que leurs âmes se rencontrèrent, et qu'ils se turent, ne pouvant plus parler, qu'ils se séparèrent sans pouvoir recouvrer la parole, et qu'ils crurent ne pouvoir plus ni parler ni se taire jamais ainsi.

VI

Le vieillard revint à Paris, s'enferma dans sa solitude et crut devoir réfléchir longtemps sur ce qui se passait en lui. Il ne pouvait se dissimuler qu'il aimait, et le silence, le frisson, la rougeur muette de mademoiselle de Pelleport lui disaient qu'il était aimé. Après quelques jours de recueillement, il prit la résolution honnête, mais sévère, de revenir à la maison de campagne de la comtesse L. G..., et de lui avouer ses sentiments pour son élève. Il lui demanda un entretien confidentiel et lui parla ainsi:

«Je suis vieux; j'ai soixante-trois ans; j'ai deux enfants dans le premier âge; et n'ai, pour toute fortune, qu'une célébrité dont je vis médiocrement. Il est vrai que mon âme est jeune et que mon imagination est malheureusement passée toute fervente dans mon cœur. Je viens vous confesser une de ses fautes et vous demander un conseil que vous seule pouvez me donner.»

Alors il lui avoua tout ce qu'il ressentait pour mademoiselle de Pelleport, en lui cachant prudemment et honnêtement ce qu'il était très-sûr d'avoir inspiré lui-même à cette jeune personne; mais il lui demanda confidentiellement s'il se trompait en la croyant sensible à sa tendresse et si elle répugnerait à son union avec un homme de son âge, dont elle soignerait les enfants comme une mère, et dont elle adoucirait les années avancées comme une chaste épouse? La comtesse n'hésita pas à lui déclarer que mademoiselle de Pelleport était l'âme la plus candide sous le plus bel extérieur qu'elle eût jamais rencontrée, et qu'elle ne doutait pas que l'honneur de se dévouer au premier écrivain de son temps ne fût apprécié par elle bien au-dessus des jeunes gens que sa famille pourrait lui offrir; elle connaissait assez la mère de cette enfant pour ne pas douter qu'une pareille proposition serait agréée, si elle était autorisée à la lui faire. La famille de Pelleport avait perdu toute sa fortune, et regarderait comme la plus belle des fortunes l'union du plus grand philosophe religieux et du plus sensible poëte du siècle.

Au premier mot qu'elle en dit à son élève, mademoiselle de Pelleport s'évanouit d'émotion; elle ne cacha point l'attachement secret que ce beau vieillard lui avait inspiré. L'amour avait remonté à sa source, et Bernardin de Saint-Pierre retrouvait Virginie en elle. Il s'unit avec une généreuse imprudence, et la passion cette fois l'inspira mieux que la sagesse. Il fut le plus aimé et le plus heureux des maris. Ses enfants eurent la plus aimable des mères. Aucun nuage ne troubla les beaux jours qui durèrent autant que leur vie. Ce temps-là, la campagne d'Éragny, près de Paris, fut le théâtre de leur félicité.

VII

Bernardin de Saint-Pierre passait l'hiver à Paris, dans son logement du Louvre, non loin du vieux poëte Ducis, son voisin et son ami. Napoléon les honorait tous les deux, mais ils refusèrent l'un et l'autre de recevoir le titre de sénateur. Ils se défiaient de l'ambition de l'homme d'État, ils préféraient leur innocente indépendance d'hommes de lettres aux engagements sans retour avec le héros du temps. Napoléon les dédaigna, les oublia, mais ne les persécuta pas. Il avait adoré Paul et Virginie dans sa jeunesse, l'auteur lui paraissait comme un dieu de l'Inde inspiré par la nature, une voix des mers et des bois. Sa figure même avait la puissance simple et douce des éléments, sa chevelure blonde et blanche tout à la fois lui faisait comprendre la jeunesse éternelle ou le phénomène de l'immortalité. Il lui donnait, par ses pensions littéraires et celles de ses frères, tout ce qui pouvait lui enlever les soucis amers de la vie.

VIII

Ce furent les jours heureux de la tardive adolescence de cet homme unique. Il vivait solitaire dans le vallon d'Éragny, entre ces deux génies, la mélancolie et l'amour; les personnes qui le rencontraient ne pouvaient s'empêcher de s'arrêter devant ce sage conduit, précédé et suivi par cette ravissante figure de jeune femme, jouant avec ses deux enfants dont elle paraissait la sœur aînée. Il se penchait pour cueillir des simples et les effeuillait pour leur en démontrer la structure; l'histoire naturelle expliquée par un confident de la Providence était l'échelle par laquelle il élevait ces cœurs naïfs à Dieu. Rentré à la maison, il dictait à sa femme docile, et charmée, de beaux passages de l'Arcadie, vaste églogue de Virgile, ou de Fénelon, ou des Harmonies de la nature, suite de ces Études de la nature qui avaient commencé son nom, ce nom que Paul et Virginie avait plus tard rendu populaire et impérissable.

En ce temps-là, un de ses disciples, M. Aimé Martin, venait quelquefois le visiter dans sa retraite et lui servait de secrétaire. Aimé Martin, qui le respectait comme un sage et qui l'admirait comme un écrivain, l'aidait à préparer les éditions de ses œuvres, le patrimoine futur de sa femme et de ses enfants. L'habitude de vivre dans la famille lui en donnait le cœur et l'esprit. Il devint insensiblement comme un fils d'adoption de plus. La beauté de la jeune femme pénétrait dans son âme, mais il la considérait comme un objet sacré qu'il n'aurait pas permis à ses yeux de convoiter sans la profaner et sans se flétrir lui-même.

C'était un ravissant spectacle que celui de ce vieillard encore vert et beau dictant ses notes à ce disciple, de cette femme belle comme un souvenir ressuscité des bananiers de l'Île de France sur le tombeau de Virginie, prenant quelquefois la plume pour achever les peintures de son mari, et de ces charmants enfants jouant entre eux, tandis que le pieux disciple contemplait cette scène de famille et écrivait gravement les dernières inspirations dictées par le maître.

IX

Ainsi se passaient les années de ce couple accompli d'Éragny; harmonie suprême de la nature dont la vie de Bernardin de Saint-Pierre offrait l'image en la dépeignant pour les autres; dans laquelle la belle vieillesse réfléchissait et dictait, la jeunesse sérieuse écoutait et écrivait, l'amour docile admirait et vénérait, et l'enfance heureuse folâtrait, ne sachant lequel il fallait aimer comme un père, comme un frère, comme une sœur ou comme une mère sur la tombe d'une autre mère! Voilà les matinées d'Éragny.

X

Aimé Martin était un jeune homme de Lyon, fils unique d'un père qui avait combattu contre la Convention au siége de cette ville. Après l'apaisement de la Terreur, il était venu accomplir ses études à Paris. Son caractère était pur, candide et enthousiaste. Amant de la gloire de loin, comme des choses qui brûlent en éblouissant, sa figure portait le témoignage de son caractère; il était grand, fort, élancé; ses traits, pris séparément, n'étaient pas délicatement irréprochables, mais vus de distance ils étaient imposants, doux et fiers; ses membres souples, sa démarche libre et noble. Ses goûts étaient d'un chevalier né dans un château des campagnes; il avait l'instinct de l'épée; à peine celui des lettres et de la poésie l'égalait-il?

Arrivé à Paris pendant les années du Directoire, il se mêla à la jeunesse dorée qui frémissait à la vue d'un jacobin, et qui se préparait aux duels, cette gymnastique de la vengeance contre les meurtriers de ses pères. Il se fit présenter aux différentes salles d'armes les plus célèbres d'alors; il devint en peu de temps le modèle et le type de l'escrime.

On ne citait que M. de Bondy capable de lui disputer le palme de l'assaut. Sa célébrité précoce ne coûta rien à sa modération: il jouait avec l'épée et ne s'en servit jamais que pour désarmer son adversaire. C'était en même temps l'époque où les lettres, longtemps oubliées, renaissaient; on les retrouvait faciles, élégantes, épistolaires, un peu maniérées, en prose et en vers, comme elles étaient mortes. Desmoutiers, dans ses Lettres à Émilie sur la mythologie, avait donné l'habitude et le goût de cette poésie païenne; le jeune Aimé Martin lui donna, dans la même forme, plus de sérieux, de science et de gravité, en traitant de même un autre sujet, les phénomènes de la nature. Il eut un succès qui commença sa renommée. C'était gracieux comme son âge et poétique comme son sujet. L'abbé Delille et Bernardin de Saint-Pierre le traitèrent en enfant chéri de leur maison; il préféra à tout l'auteur des Études de la nature et surtout de Paul et Virginie. Il se fit son disciple et s'offrit à lui comme son secrétaire.

C'était l'époque où Bernardin, à qui la mort avait enlevé sa première femme, mademoiselle Didot, choisissait la plus ravissante et la plus vertueuse de ses élèves pour se donner une compagne et pour léguer à ses enfants, après lui, une mère.

Aimé Martin la vit peu d'abord et ne lui plut que par son culte pour son mari, mais insensiblement la familiarité et l'amitié naquirent de l'habitude; il ne s'aperçut des charmes de la jeune veuve que quand il eut pleuré avec elle son maître disparu. Les deux enfants, qui l'aimaient comme un père, furent le lien qui les rapprocha quelques jours. Ils sentirent bientôt sans se le dire que les convenances leur commandaient de se séparer; mais, comme Bernardin de Saint-Pierre avait légué toutes ses œuvres imprimées, tous ses manuscrits et toutes ses notes à mademoiselle de Pelleport, et qu'elle ne pouvait les confier qu'à celui qui en avait la clef, elle les lui remit, avec la mission de les recueillir et d'en tirer parti pour elle et pour sa famille. Tout en se séparant de Martin pour vivre seule avec sa mère, elle se réservait la possibilité de le revoir pour ses intérêts littéraires. C'est ainsi que les deux amis se quittèrent sans s'avouer leur penchant secret. Ils se revirent de temps en temps, toujours avec un intérêt plus tendre, mais le silence qu'ils s'imposaient ne faisait qu'accroître leur tendresse muette. Ce ne fut qu'au bout de deux ans qu'ils se l'avouèrent l'un à l'autre à demi-voix, et qu'Aimé Martin demanda mademoiselle de Pelleport en mariage à sa mère, et que cette mère, attentive à donner à sa fille et à ses petits-enfants le plus honnête et le plus aimé des tuteurs dans le plus fidèle des amants, consentit à leur union.

Aimé Martin avait quelque fortune et mademoiselle de Pelleport quelques pensions littéraires et quelque héritage de Paul et Virginie, que le travail de son nouveau mari accréditait tous les jours. Ainsi, la plus belle églogue de l'amour innocent servait à favoriser l'innocent amour de deux cœurs purs sur nos propres rivages. Tel aurait été certainement le vœu de Bernardin de Saint-Pierre en quittant la vie; ses ouvrages, enrichis de ses notes et achevés par l'amitié de son disciple, devinrent le patrimoine de sa veuve et de ses enfants. Aimé Martin les compléta, les commenta, les orna de préfaces, et de préambules curieux et intéressants, leur donna un prix qui ajouta beaucoup à leur valeur primitive. Les Harmonies de la nature, l'Arcadie, poëme animé du souffle de Télémaque; les Vœux d'un solitaire, utopie émanée de J. J. Rousseau, les huit volumes d'œuvres diverses complétèrent sous sa plume et encadrèrent Paul et Virginie, et furent couronnés par un remarquable Essai sur la vie et les ouvrages du Platon de l'amour moderne.

XI

1814 ramena en France la famille de Louis XVI. M. Lainé, le courageux orateur de ce parti, qui était alors le parti de la France, adopta Aimé Martin comme un des jeunes Français à la fois philosophes et royalistes; il lui voua une affection paternelle et le fit choisir par la Chambre du temps pour secrétaire de l'assemblée. Martin connut là tous les hommes politiques du moment, mais il ne se lia d'une éternelle amitié qu'avec le grand orateur qui avait été son protecteur et son second maître.

M. Lainé ressemblait à Cicéron par la vertu, mais plus ferme, et par le talent de la parole, aussi élégant, mais moins abondant. C'est par Aimé Martin et par sa femme, dont j'étais devenu l'ami, que je connus et que j'aimai M. Lainé au-dessus de tous les hommes politiques que je connus dans les différentes phases de ma longue carrière publique. C'était à mes yeux le saint du royalisme moderne. Le son seul de sa voix et sa physionomie douce et ascétique ne pouvaient être exprimés que par le mot dantique ou romain: Vertu. On ne pouvait le voir sans rentrer en soi-même, ni l'entendre sans rougir de tout ce qui restait d'humain ou d'intéressé en soi; si la Restauration avait trouvé en France quelques hommes de cette nature et de ce talent, elle eût été le gouvernement de Platon. Aucune utopie de Bernardin de Saint-Pierre ou d'Aimé Martin ne pouvait égaler cette probité de vie publique. Tout gouvernement devait devenir une religion dans ses mains: aussi les sentiments qu'il nous inspirait dans notre jeunesse tenaient-ils d'une religion; nous ne pouvions, en son absence, parler de lui sans que notre physionomie prît le sérieux un peu sévère de sa figure, et son nom nous est resté comme une relique de ce beau temps représentatif.

M. Lainé se retira dans une petite propriété qu'il avait au bord de la mer, dans les Landes de Bordeaux, et il y restait seul la plus grande partie de l'année, entre ses amis des siècles passés, Moïse, Platon et Cicéron. L'hiver, il revenait chez son frère, à Paris; il ne voyait que quelques hommes impartiaux et retirés des affaires depuis la révolution de 1830. Aimé Martin et sa charmante femme formaient le fond de cette société de philosophes. Une maladie de poitrine nous annonçait sa fin prochaine: il l'attendait avec cette religieuse résignation à la nature qui laissait sa bouche sourire à la mort. C'est là encore que je le vis quelque temps avant sa fin. Il lisait souvent mes vers et il récitait par cœur mes Harmonies à sa belle-sœur. Il m'aimait comme un homme de même nature, je le vénérais comme un modèle d'homme public et d'homme privé; enfin il mourut. La France, depuis ce temps, eut des hommes qui lui ressemblèrent, aucun qui l'égala. Il ne fit aucun bruit en s'en allant. Sa famille, Aimé Martin, sa femme et moi nous nous aperçûmes seuls que la plus aimable vertu s'était retirée du monde. Nous ne cessâmes de le pleurer, et quant à moi je le pleurerai jusqu'à ma dernière heure, s'il est permis de pleurer la perfection qui quitte ce séjour de misères pour habiter le pays des vérités éternelles.

XII

Je m'attachai de plus en plus à Aimé Martin et à l'aimable veuve de Bernardin de Saint-Pierre, qui me rendait l'amitié que je portais à son mari. Je passais peu de jours sans la voir.

J'avais quitté, comme M. Lainé, avec douleur, mais sans colère, la diplomatie, dans laquelle j'avais passé ma jeunesse. Je ne faisais point de vœux pour la chute du gouvernement de Juillet que je ne servais plus dans aucun emploi, mais dont je ne pressais pas la chute, n'aimant pas la chute qui laisse longtemps un peuple se débattre sous les ruines. Je voyais avec dégoût ces coalitions de partis opposés, feignant de s'unir pour renverser un établissement politique quelconque, qu'ils ne pouvaient pas remplacer. Ce gouvernement ne méritait pas de regrets un jour, parce qu'il avait contribué lui-même à la démolition du régime de ses parents; puisque ce régime avait été vaincu et chassé, en se déclarant incompatible avec le régime constitutionnel modéré, il fallait laisser le roi vaincu fuir dans l'exil, mais garder son héritier innocent sous la tutelle du pays. Louis-Philippe ne le voulut pas, ce fut sa faute, rudement, mais lentement expiée par sa fuite à lui-même devant les émeutes de 1848.

C'est alors que j'entrai en scène et que, sans être républicain, je proclamai la république comme le remède héroïque à l'anarchie. Sans la république, il n'y avait plus de France alors; ce fut sa raison d'être et son excuse, si elle en avait besoin. Le reste appartient à d'autres temps et à d'autres hommes, il ne m'appartient pas d'en parler.

XIII

Peu de mois avant ces derniers événements, Aimé Martin était mort d'une lente maladie qui ne nous donnait que des inquiétudes, mais point d'alarmes. J'allai lui dire adieu sur son lit de souffrance. Il mourait dans la religion de son maître, se conformant à la loi de la nature et ne voulant d'autre médecin que la confiance en Dieu et la résignation à la volonté suprême qui appelle les êtres à la vie et qui les rappelle à son heure.

«Mon cher ami, me dit-il, je crois que je mourrai bientôt et que ma femme chérie ne tardera pas à me suivre; je crois que vous êtes destiné à avoir dans votre existence des fortunes diverses et des besoins auxquels vous ne vous attendez pas; je laisserai des biens divisés en trois paris: ce qui me vient de mon père d'abord et qui est tout à moi, ce qui vient de mademoiselle de Pelleport ensuite, dont les subsides généreux de votre famille ont soutenu et adouci l'existence; enfin, ce que j'ai gagné par les ouvrages de mon maître pendant tant d'années d'exploitation, ceci appartient tout entier à ma veuve et à ses enfants, à qui je le laisse. Virginie, femme accomplie, est mariée au général Q... et fait le bonheur de cet excellent homme. Elle n'a pas d'enfants et sa santé nous inquiète pour son existence. Son frère Paul est en Alsace, et son avenir est assuré par ces dispositions. Il me reste une modique somme que je vous demande, au nom de ma femme comme au mien, la permission de vous léguer: promettez-moi de ne pas la refuser. Nous désirons que ce qui a commencé par Paul et Virginie finisse par les Méditations poétiques. Le génie et la poésie ont aussi une famille qu'il n'est pas permis de répudier.»

Je lui promis d'accepter et je lui dis adieu. Je ne croyais pas que cet adieu fût le dernier. Je partis et ne revis plus ni lui ni sa femme. Elle se retira, dans la forêt de Saint-Germain, chez une famille de ses amis; elle ne survécut pas longtemps à celui sans lequel elle ne voulait plus vivre. Je reçus avec la nouvelle de sa mort l'héritage qu'elle m'avait légué. Ainsi je me trouvai légataire d'une part dans le patrimoine que l'auteur de tant de chefs-d'œuvre avait transmis. Aimé Martin et sa femme étaient dignes de la confiance que ce grand écrivain avait mise en eux; j'en fis l'usage qu'ils m'avaient eux-mêmes dicté.

Voilà comment je touchai de près à la destinée de ce philosophe et de ce poëte. Que n'ai-je hérité de même d'un atome de sa sensibilité et de son talent?

XIV

En perdant Aimé Martin et sa femme, je perdis ces amis de toutes les heures qui occupent, vivants ou morts, une place considérable dans l'existence; c'étaient deux amours dans le même cœur; qui aimait l'un aimait l'autre. Je ne puis pas plus les séparer dans mon souvenir de tous les jours que Paul ne put se séparer de Virginie, même au tombeau; que Dieu nous réunisse sous les lataniers où l'on s'aime éternellement.

XV

Voilà l'histoire vraie de Bernardin de Saint-Pierre. Il croyait en Dieu au temps où l'on n'y croyait guère. Aimé Martin, qui y croyait comme toute eau croit à sa source, rapporte ainsi le martyre d'amour-propre que Bernardin eut à subir, en 1798, pour confesser sa croyance devant ses premiers collègues de l'Institut. Voici un passage de ses manuscrits où il raconte avec une âme brisée le fanatisme d'impiété qui l'accueillit à l'Institut la première fois qu'il y prononça le nom de Dieu. Il venait de lire sa profession de foi de déisme providentiel. Les murs faillirent s'écrouler.

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