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Cours familier de Littérature - Volume 24

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La sœur du roi me fit montrer un fil de perles, un bijou et une paire de pendants, qui méritent bien qu'on leur donne un article dans ce journal. Ce fut à propos de mes bijoux qu'elle me fit cette faveur.

On me fit voir à cette occasion une partie du trésor en vaisselle du roi de Perse. Les tasses ordinaires sont d'une pinte. Ce qui me parut le plus royal, ce fut une douzaine de cuillères longues d'un pied, grandes à proportion, faites pour boire du bouillon et des liqueurs. Le cuilleron était d'or émaillé; le manche était couvert de rubis; le bout était un gros diamant de quelque six carats. Cette douzaine de cuillères pouvait valoir seize mille écus. Il ne faut pas s'étonner qu'elles aient le manche long d'un pied, parce que, comme dans tout l'Orient, on mange à terre, et non sur des tables, il faudrait trop se baisser pour prendre du bouillon si les cuillères n'étaient aussi longues. La plupart de toutes ces pièces sont antiques. À moins de voir soi-même la quantité qu'il y en a, on ne saurait croire ce qui s'en peut dire. J'ai tâché plusieurs fois de savoir à combien tout cela se monte sur les registres, car il est marqué et on le sait très-exactement; mais je n'ai pu le découvrir. Toute la réponse que j'en pouvais tirer, c'est qu'il y en avait pour des sommes immenses, et que le compte en était infini. Je suis persuadé, après ce que j'en ai vu, qu'il y en a pour quelques millions. Le chef de gobelet m'a dit une fois que le buffet du roi contenait quatre mille pièces, ou ustensiles, toutes d'or, ou garnies d'or et de pierreries, comme je l'ai rapporté. Ce seigneur me donna à dîner, et me fit boire de plusieurs sortes de vins et d'eaux-de-vie, tant que la tête m'en tourna en un quart d'heure, car ces vins sont violents et les eaux-de-vie le sont encore plus. Si l'eau-de-vie n'est forte comme l'esprit-de-vin, elle ne plaît point en Perse, et le vin qu'on estime davantage est celui qui est très-violent et qui enivre le plus vite. Il me traitait en Persan, croyant que c'était bien me régaler que de m'enivrer d'abord. On appelle le vin en Perse, cherab, terme qui dénote en son étymologie toute sorte de liqueurs. Le nom de sorbet et celui de sirop viennent de ce terme de cherab, que les mahométans religieux ont en telle horreur, à cause que le vin enivre, qu'il est impoli de le proférer seulement en leur présence.

Le 3, je conclus un marché de mille pistoles avec la femme du grand pontife, qui est sœur du feu roi. Le marché fait, elle m'envoya dire qu'étant du voyage du roi, elle avait besoin de son argent comptant, mais qu'elle me donnait le choix de prendre une assignation à deux mois de terme, ou de l'or en plat. J'acceptai de prendre de l'or, et on me remit au soir. Dès que j'eus comparu à l'assignation, un eunuque, intendant de la princesse, apporta un plat-bassin du poids de six cents onces, à fort peu près. J'avais amené avec moi un changeur indien, fort habile en or en argent. Il toucha le plat en divers endroits, et le jugea à vingt-trois carats et demi, et me dit qu'il le garantissait à ce titre. J'en fis le marché à cinquante-six francs l'once. J'eusse volontiers acheté tout le bassin à ce prix-là; mais on ne m'en voulut donner que ce qu'il me fallait pour mon payement.

Le soir, étant allé chez le roi pour voir plusieurs qui me devaient de l'argent, le premier maître d'hôtel du roi, le capitaine de la porte et le receveur des présents, qui étaient du nombre, me prièrent de voir l'envoyé de la Compagnie française, et de lui dire «qu'on s'étonnait à la cour qu'il ne voulût pas payer la régale des présents qu'il avait faits au roi: qu'on l'informait mal en cela des coutumes de Perse, puisque tous les ambassadeurs, et généralement tous ceux qui font des présents au roi, de quelque part qu'ils vinssent, payaient cette régale, qui était un droit établi, et le principal émolument de leurs charges, et des autres officiers qui y avaient part; que c'était vainement qu'il se faisait une affaire de ne le payer pas, parce que sûrement il faudrait qu'il le payât.» Ces seigneurs me dirent la chose beaucoup plus fièrement que je ne la rapporte. D'autres intéressés dans ce même endroit me chargèrent aussi du même message, de manière que je crus être obligé de le rapporter à cet envoyé, afin qu'il pût prendre plus sûrement ses mesures. Je le trouvai prévenu pour sa conduite. Il me répondit «qu'il avait fait entendre à ces seigneurs, la première fois qu'on lui avait parlé de ce droit, qu'il était venu faire un présent au roi; mais qu'il n'avait rien apporté pour les officiers, qu'absolument il ne leur donnerait rien, et qu'il me priait de leur porter cette réponse à ma commodité.» On faisait parler l'envoyé de cette sorte, et on lui avait mis en tête que le nazir l'affranchirait du droit prétendu. Ce seigneur fit effectivement quelques démarches pour cela. Il lut au roi la requête que l'envoyé présenta à cet effet. Les grands, qui étaient intéressés, présentèrent aussi requête à l'encontre, et le différend fit du bruit. Le premier ministre ne se déclarait point. L'envoyé alléguait pour ses raisons que son collègue, qui avait des ordres libres, était mort; mais que lui n'avait point le pouvoir de rien donner, outre ce que portait sa commission. Les grands alléguaient la coutume, et que ce droit fait une partie de leurs appointements. Enfin, le conseil royal ordonna qu'on informerait la chose chez les Anglais, chez les Portugais et chez les Hollandais, et que s'il se trouvait qu'on eût jamais fait grâce de ce droit à quelque ambassadeur ou envoyé de ces nations-là, on la ferait aussi à cet envoyé. On fit venir les interprètes de ces nations, et on fit apporter les registres du receveur des présents. Ils demeurèrent tous d'accord que nul Européen n'avait jamais été affranchi de ce droit, et il fallut que l'envoyé français en passât par là. On lui fit pourtant grâce de quelque chose, et il en fut quitte pour dix mille huit cents livres.

Ce droit est de quinze pour cent par constitution. Les abus qui s'y sont glissés l'ont fait monter à près de vingt-cinq. Le grand maître d'hôtel en prend dix, lesquels de droit il faudrait qu'il partageât avec les yessaouls, qui sont comme les gentilshommes ordinaires de chez le roi, lesquels sont au nombre de vingt-quatre; mais il ne leur en donne presque rien. Les autres quinze pour cent sont pour les intendants des galeries ou magasins où le présent est consigné, comme on l'a dit; ainsi les droits de la pierrerie dont on fait présent au roi sont pour le chef du trésor et le chef des orfèvres, et ainsi du reste.

Le même jour, le grand maître vendit aux Arméniens, au nom du roi, un diamant de cinquante-trois carats, appartenant à la princesse sa mère, cent mille francs, à payer en dix-huit mois. Ce ministre avait fort tâché de le troquer avec moi contre une partie de ce que j'avais apporté; mais n'ayant pas voulu m'en charger, et la mère du roi en étant dégoûtée et s'en voulant défaire à quelque prix que ce fût, on obligea enfin le corps des marchands arméniens de l'acheter. Ils se défendirent de ce marché tant qu'ils purent; mais on les sollicita et pressa si fort de faire ce plaisir à la mère du roi, qu'ils furent enfin contraints de se rendre. Si, d'abord, ils eussent fait présent de sept ou huit cents pistoles au nazir, il les eût garantis de cette avanie. Ils m'offrirent, huit jours après, ce diamant à un tiers de perte.

Le 4, l'envoyé de la Compagnie française eut une conférence avec le premier ministre. Il se rendit à dix heures à l'hôtel de ce seigneur. Le nazir y était et plusieurs autres ministres. On mit sur le tapis les lettres qu'il avait présentées et le mémoire de ses demandes, et on lui demanda ce qu'il offrait en échange des exemptions de droits et des autres grâces qu'il prétendait. Il se trouva empêché de répondre, et il supplia qu'on envoyât quérir le supérieur des capucins. On le fit, et ce capucin étant venu, il répondit, au nom de l'envoyé, «qu'il n'avait nul pouvoir de traiter, et qu'il n'était venu pour autre chose que pour faire un présent au roi, et pour demander la confirmation des priviléges accordés par le feu roi à la Compagnie, et confirmés par le roi régnant.»—Les ministres répondirent que «les premiers députés de la Compagnie, qui étaient venus l'an 1665, avaient donné parole, en recevant ces priviléges, qu'au bout de trois ans, il viendrait de nouveaux députés de la Compagnie, non-seulement apporter des présents, mais aussi faire un traité de commerce avec la Perse, et que c'était uniquement sur cette parole qu'on leur avait donné ces priviléges, et que le roi les avait confirmés au commencement de son règne.» Le premier ministre ajouta ces paroles: «Les Anglais ont les exemptions que vous demandez pour avoir mis Ormus dans les mains des Persans. Les Portugais en jouissent pour avoir cédé à la Perse les terres qu'ils tenaient dans le golfe. Les Hollandais les ont aussi en vertu de six cents balles de soie qu'ils prennent tous les ans du roi, à un tiers plus cher qu'elle ne vaut au marché. Les Français, que veulent-ils nous donner pour avoir les mêmes exemptions qu'eux?» Le supérieur des capucins répondit, pour l'envoyé, «qu'il n'avait point d'ordre de traiter aucune condition; que M. Gueston, qui était plénipotentiaire, en eût traité s'il fût venu; mais qu'étant mort, l'envoyé ici présent n'avait d'autre ordre que de faire au roi le présent qu'il avait fait, et demander la continuation de l'octroi accordé à la Compagnie.»—Le premier ministre, se retournant vers les autres ministres, leur dit, avec un faux sérieux, «qu'il croyait que cela était vrai, y ayant toute sorte d'apparence que la Compagnie n'aurait pas fait choix pour une négociation d'importance d'une personne si jeune que l'envoyé.»—Il se retourna ensuite vers le supérieur des capucins, et lui demanda comment il accordait la réponse qu'il venait de faire avec la lettre que l'envoyé avait rendue au roi, de la part de la Compagnie, où il y a que les sieurs Gueston et de Jonchères sont égaux en qualité et en pouvoir; et qu'elle envoie deux députés, afin que, si l'un meurt, l'autre puisse remplir la députation.» Le père capucin se trouva un peu embarrassé de cette Contradiction, et tâcha de l'éclaircir; mais le divan en fut si mal satisfait, qu'il ne daigna pas y répondre. Le premier ministre fit là-dessus une longue énumération «des bons traitements qu'on avait faits à tous les gens de la Compagnie et en faveur de leur commerce, depuis leur établissement en l'an 1664, qu'on les avait laissés trafiquer sans leur faire payer aucun droit, et qu'au lieu de tenir la parole que les premiers députés de cette Compagnie avaient donnée par écrit en son nom, on venait leur demander la continuation de ces faveurs sans rien offrir en échange.»

Le conseil de l'envoyé répondit en promesses et en bonnes paroles. Au bout d'un assez long entretien, le premier ministre dit «qu'on informerait le roi de ce qui s'était passé dans cette conférence, et que Sa Majesté, selon sa générosité ordinaire ne manquerait pas de répondre favorablement aux requêtes de l'envoyé, et qu'il pouvait l'espérer ainsi. Il le chargea aussi d'écrire à la Compagnie que le roi était tout à fait bien porté pour l'avancement de son négoce et tous ses ministres pareillement, et que l'on ferait toutes choses favorables en sa faveur. La négociation finie, on servit le dîner, qui fut tout à fait magnifique, et un quart d'heure après on donna congé à l'envoyé.

«Le lendemain, l'agent de la Compagnie anglaise eut une pareille conférence avec le divan ou conseil, sur les affaires. Il représenta fort au long l'injustice que l'on rendait depuis quelques années à la Compagnie en la frustrant de la moitié qu'elle a dans la douane de Bander-Abassi, par le contrat solennel fait avec les rois de Perse derniers morts. Ensuite le peu d'égards qu'on avait pour les Anglais, depuis un certain temps, et les duretés qu'on leur faisait ressentir à certains péages, en visitant leurs valises et leurs meubles. Le premier ministre répondit que l'on avait fait cela sans ordre, et qu'il ferait faire justice, quoique ce ne fût pas tout à fait sans sujet, parce que les Anglais avaient la réputation d'emporter tous les ans de grosses sommes de ducats, contre les lois du royaume et avaient été surpris en le faisant. Il répondit ensuite sur le principal que pour ce qui regardait la douane de Bander-Abassi, les choses étaient fort changées depuis la prise d'Ormus, et que si les Persans faisaient des infractions au traité, c'était sur le modèle de la Compagnie anglaise; que cela paraissait, en ce que ce même traité portait qu'ils entretiendraient une escadre de navires dans le golfe de Perse, pour tenir la mer nette, et pour assurer le commerce, et que cependant il y avait plusieurs années qu'on n'y avait vu un seul vaisseau anglais pour ce dessein, que cela était cause que les Portugais, et les Arabes l'infestaient étrangement au dommage de la Perse, ceux-là entraînant les vaisseaux par force à d'autres ports que Bander-Abassi et leur faisant mille avanies. Cette conférence fut longue et le grand vizir y fit de rudes reproches aux Anglais, de ce qu'ils faisaient passer sous leur nom des marchandises qui ne leur appartenaient pas. L'envoyé assura que cela se faisait à l'insu et contre les ordres de la Compagnie et qu'il pourvoirait qu'à l'avenir cela ne se fît plus.» Il fut traité ensuite splendidement à dîner. Le même jour, la princesse, femme du grand pontife, me fit montrer un fil de perles, un bijou et une paire de pendants, qui méritent bien qu'on leur donne un article dans ce journal. Ce fut à propos de mes bijoux qu'elle me fit cette faveur.

Elle m'avait fait demander les plus beaux qui me restaient, et j'avais fort estimé un collier de perles que je lui envoyai, qui était de dix mille écus. Quand la princesse l'eut vu, et tous mes autres bijoux, elle m'en fit remercier, et m'envoya son tour de perles. Je n'en ai jamais vu de si beau, ni de si gros. Il est de trente-huit perles orientales, de vingt-trois carats pièce, toutes bien formées, de même eau et de même grosseur. Ce n'est pas un fil pour le cou, mais pour le visage, à la mode de Perse. On l'attache au bandeau, à l'endroit des tempes; il passe sur les joues et sous le menton. Les deux pendants d'oreilles, qu'elle me fit voir aussi, sont deux rubis balais, cabochons, mal formés, mais nets et de bonne couleur, qui pèsent deux gros et demi chacun.

L'eunuque me dit qu'un ambassadeur de Perse en Turquie, envoyé par le roi Sefi, père de cette princesse, les avait achetés six vingt mille écus à Constantinople. Le bijou était de rubis et de diamants, avec des pendeloques de diamants. Il ne s'en peut voir de plus beaux pour la netteté et la vivacité des pierres.

Les bijoux de cette princesse montent à quarante mille tomans, qui font dix-huit cent mille livres. L'eunuque me dit que la princesse avait tant de bontés pour moi, qu'elle me les eût fait voir, s'ils n'eussent pas été cousus sur des habits, et accommodés en ceinture la plus grande partie; mais que, parmi eux, ce n'était pas la coutume que les dames fissent voir leurs habits. Cela est vrai, la chose passerait pour une espèce d'infamie; et de plus, ils disent qu'en voyant les habits d'une dame, on peut juger dessus de sa taille et de sa façon, et faire avec cela des sortiléges sur sa personne. Les Persanes ont l'esprit tout à fait faible sur le sujet de l'ensorcellement; elles y croient comme aux plus grandes vérités, et le craignent plus que l'enfer.

Le 9, je fus à la maison des orfévres du roi, qui est dans le palais Royal, pour voir forger des plaques dorées en forme de tuile, qu'on faisait pour couvrir le dôme de la mosquée d'Imanreza, à Metched, qu'un tremblement de terre avait abattu, comme je l'ai rapporté. Mille hommes, à ce qu'on dit, étaient employés à rétablir cette mosquée, et ils y travaillaient avec tant d'application, qu'elle devait être achevée à la fin de décembre. Ces plaques étaient de cuivre, carrées, de dix pouces de largeur et de seize de longueur, épaisses de deux écus. Il y avait dessous deux lames larges de trois doigts, soudées en travers, pour enfoncer dans le plâtre, et servir de crampons pour tenir les tuiles. Le dessus était doré si épais, qu'on eût pris la tuile pour de l'or massif; chaque tuile consumait le poids de trois ducats et un quart de dorure, et revenait à près de dix écus. L'ordre était donné d'en faire trois mille d'abord, à ce que me dit le chef des orfévres, qui en avait l'intendance.

Le 13, au matin, on porta des calates à tous les ambassadeurs et à tous les envoyés qui étaient à Ispahan. Ce sont ces habits que le roi donne par honneur, dont j'ai parlé diverses fois. Le premier ministre leur fit dire de les mettre et de venir recevoir leur audience de congé à la maison de plaisance où était la cour depuis son départ d'Ispahan.

Nul ambassadeur ou envoyé n'a son audience de congé, autrement que revêtu de cet habit; et lorsqu'on le lui envoie, c'est une marque certaine qu'il va être congédié. Les calates sont de diverses sortes. Il y en a qui valent jusqu'à mille tomans, qui font quinze mille écus. Celles-là sont garnies de perles et de pierreries. Les calates, en un mot, n'ont point de prix limité, et on les donne plus ou moins riches, selon la qualité des gens. Il y en a qui contiennent tout l'habillement, jusqu'à la chemise et aux souliers. Il y en a qu'on prend dans la garde-robe particulière du roi, et entre les habits qu'il a mis. Les ordinaires sont composées de quatre pièces seulement, une veste, une surveste, une écharpe et un turban, qui est la coiffure du pays. Celles qui se donnent aux gens de considération, comme des ambassadeurs, valent d'ordinaire quatre-vingts pistoles; les autres, qu'on donne aux gens de moindre condition, ne valent que la moitié. On en donne quelquefois qui ne valent pas dix pistoles, et ne consistent qu'en une veste et une surveste. Enfin, la qualité de la personne règle entièrement le prix et la qualité des calates qu'on lui donne. J'en ai vu donner une l'an 1666, à l'ambassadeur des Indes, qu'on estimait cent mille écus: elle consistait en un habit de brocart d'or, avec plusieurs vestes de dessus, doublées de martre, garnies d'agrafes de pierreries; en quinze mille écus comptant; en quarante très-beaux chevaux, qu'on estimait cent pistoles la pièce; en des harnais garnis de pierreries; en une épée et un poignard qui en étaient tous couverts; en deux grands coffres remplis de riches brocarts d'or et d'argent, et en plusieurs caisses de fruits secs, de liqueurs et d'essences. Tout cela s'appelait: la calate.

On ne saurait croire la dépense que fait le roi de Perse pour ces présents-là. Le nombre des habits qu'il donne est infini. On en tient toujours ses garde-robes pleines. Le nazir les fait délivrer selon la volonté du roi. On les tient dans des magasins séparés par assortiment. Le nazir ne fait que marquer sur un billet le magasin dont l'habit que le roi donne doit être tiré. Les officiers de ces magasins et garde-robes ont un droit fixe et taxé sur ces habits, qui va à plus de la moitié de la valeur. Ce droit est le principal émolument de ces officiers; et lorsque le roi commande que quelque habit soit délivré gratis, et défend d'exiger ce droit, chose qui arrive fort rarement, il en fait bon aux officiers, de manière qu'ils ne le perdent jamais. Il en est de même de tous les présents que le roi fait. Si c'est en argent comptant, le surintendant du trésor prend cinq pour cent, qui se partagent en plusieurs officiers de la maison du roi. Le nazir en a seul deux pour cent pour sa part; si c'est de chevaux, le grand écuyer a un pareil droit dessus; si c'est de pierreries, le chef des orfévres s'en fait payer deux pour cent, et ainsi des autres choses. Au reste, le roi de Perse ne congédie jamais un étranger qu'après lui avoir envoyé une calate, et aux principaux de sa suite et à son interprète.

La calate de l'ambassadeur de Moscovie consistait en un beau cheval, avec le harnais d'argent doré, la selle et la housse en broderie; en trois habits complets de brocart, l'un à fond d'or, l'autre à fond d'argent, l'autre à fond de soie; et en neuf cents pistoles, moitié comptant, moitié en étoffes. Celle de l'envoyé de la Compagnie des Indes orientales de France consistait en un cheval nu, sans harnais, en quatre habits de brocart, deux complets à fond d'or et à fond d'argent, deux à fond de soie non complets, et en cinq cents pistoles, moitié comptant, moitié en étoffes. L'agent de la Compagnie anglaise eut pour calate un cheval nu, comme celui de l'envoyé de la Compagnie française; trois habits comme ceux de l'ambassadeur de Moscovie, et une épée garnie de turquoises, de la valeur de trois cent cinquante pistoles.

Ces messieurs se rendirent à la cour, l'après-midi. On y avait donné congé le matin aux ambassadeurs mahométans, dans le grand salon qui est au bout du jardin de ce beau palais. Les salles en étaient fort propres. Les cascades jouaient; les eaux faisaient un charmant murmure, et toute la cour y était dans un ordre et dans une pompe admirables. L'introducteur des ambassadeurs mena celui de Moscovie à l'audience. L'envoyé de la Compagnie française suivait, conduit par un aide des cérémonies. L'agent de la Compagnie anglaise venait après, conduit par un pareil officier. Ils se joignirent tous trois à l'entrée du salon où était le roi et toute la cour. L'ambassadeur de Moscovie entra avec son second et son interprète, revêtus de calates. Ils allèrent jusqu'à quatre pas du roi, et là l'ambassadeur et son second, s'étant mis à genoux, s'inclinèrent trois fois en terre et se relevèrent. En même temps, le nazir prit des mains du premier ministre la réponse du roi à la lettre du grand-duc, et la mit dans celles de l'ambassadeur. Il voulut par honneur se l'attacher au front comme un bandeau; mais elle ne tint pas et tomba. Il la releva aussitôt, et la porta sur ses mains. Cette lettre était enfermée dans un sac de brocart d'or fort épais, long d'un pied et demi, large comme la main, avec le sceau apposé à des cordons d'or dont le sac était lié. Pendant que l'ambassadeur se retirait, l'envoyé de la Compagnie française avança au même endroit, et fit une pareille révérence. Son second et son chirurgien, qui l'accompagnaient, en firent autant que lui. L'agent anglais s'avança ensuite à la même place; il fit sa révérence à l'européenne, et son second aussi, et il se retira. Comme il s'inclinait la troisième fois, le nazir lui passa dans les plis de son turban la réponse du roi à la lettre du roi d'Angleterre; elle était pliée, empaquetée et cachetée comme celle qu'on avait donnée à l'ambassadeur de Moscovie. L'envoyé de la Compagnie française fut le seul qu'on expédia sans réponse. On le remit à quelques jours. Le roi le regarda, et tous ces autres Européens, avec une grande envie de rire de leur voir porter si mal l'habit persan. En effet, on ne pouvait s'empêcher d'en rire, tant cet habit leur allait mal et les défigurait. Le roi donna congé ensuite à quantité de gens étrangers et du pays, qui étaient venus à la cour, et reçut divers présents.

Le 14, le roi partit, sur le soir, et alla coucher dans une maison de plaisance, à deux lieues de celle-ci, à l'autre bout de la ville. Il passa par les dehors, les astrologues ayant trouvé dans le mouvement des étoiles qu'il ne fallait pas passer dans la ville; les Arméniens l'attendirent en corps sur le chemin, leur chef en tête, pour lui souhaiter un bon voyage; et parce qu'il ne se faut jamais présenter devant le roi les mains vides, ils lui firent un présent de quatre cent cinquante pistoles.

Le 17, le nazir me mena parler au roi. Il était en robe de chambre, dans un petit jardin, appuyé contre un arbre, sur le bord d'un bassin d'eau. Le roi me dit de lui faire venir les pierreries mentionnées dans un mémoire que le nazir me donnerait, et que je serais content.

Le 18, le roi partit pour continuer son voyage, et alla mettre pied à terre à deux lieues, à un gros bourg nommé Deulet-Abad, c'est-à-dire l'Habitation de la grandeur. Les traites du roi ne sont jamais plus longues que cela, et il trouve à chacune une maison qui lui appartient, dans toutes les provinces de son empire.

IX

Après avoir décrit ainsi la puissance, la magnificence, la richesse territoriale et mobilière du roi de Perse, Chardin nous conduit dans le harem, dépôt des voluptés de ce prince, et dans le fond du harem, au centre de l'incomparable trésor en réserve de ce monarque. Voici en peu de mots la description qu'il en fait:

L'argent qui reste de net est porté au trésor royal, qui est un vrai gouffre; car tout s'y perd, et il en sort très-peu de chose. Je n'en ai jamais vu rien tirer que pour des présents que le roi fait sur-le-champ; mais il est très-rare que l'on en tire pour autre chose, les payements se faisant par assignations, si ce n'est en des cas extraordinaires et en faveur de quelque étranger de pays éloigné. Ainsi, l'an 1666, le roi Abas II me fit payer de cette manière cinquante mille écus de bijoux que je lui avais vendus, sur une requête que je lui présentai, dans laquelle j'exposais qu'étant étranger, une assignation me donnerait bien de la peine; et de plus, que Sa Majesté m'ayant donné des commissions, il était nécessaire que je partisse incessamment pour les exécuter. Le grand maître me donna le conseil de présenter cette requête, à laquelle il fut répondu comme je le désirais.

On paye dix pour cent de droits au trésor, de tout ce qu'on y reçoit, à moins que le roi n'en exempte expressément, chose qui n'arrive guère; mais quelquefois on fait grâce de la moitié, et c'est de cette manière que l'on me traita.

Le trésor est sous la garde d'un eunuque, et tous les officiers que l'on y fait entrer sont des eunuques aussi. La chambre des comptes ni le premier ministre ne prennent point connaissance de ce qui y est renfermé; c'est un bien hors de leur inspection. La chambre tait, à la vérité, ce qu'on y porte par an de la recette des provinces; mais elle n'est point informée de ce qui y entre provenant des présents. Le premier ministre le pourrait bien savoir; mais comme il n'a pas commission de le faire, il ne s'en donne pas le soin. Le nazir, ou grand intendant de la maison du roi, est contrôleur du trésor; il doit savoir tout ce qui y entre et tout ce qui en sort; mais il ne lui est pas permis de mettre le pied dans les diverses salles où il est réservé. J'y ai été une fois avec lui, par ordre du roi (car aucun ne se peut présenter à l'entrée s'il n'est mandé expressément): c'était pour faire des habits d'hommes à l'européenne, avec quoi je m'imaginai que quelques femmes du sérail voulaient faire une mascarade. Je fus bien une heure à la porte, avec le grand maître, à attendre le roi. L'eunuque, chef du trésor, allait et venait pendant tout ce temps-là dans les salles, me montrant des bijoux sans nombre et sans prix, ce qui me fit croire que c'était par ordre du roi; car, quand je fus sorti, le grand maître me dit: «On ne fait point une telle grâce à personne.» Je demandai à voir un rubis que j'avais déjà vu l'an 1666, la cour étant en Hyrcanie: ce que le chef du trésor m'accorda d'autant plus volontiers, qu'il me connaissait dès ce temps-là, et m'avait montré aussi alors les plus beaux bijoux de la couronne, par ordre du roi. Ce rubis est un cabochon, grand comme la moitié d'un œuf, de la plus belle et de la plus haute couleur que j'aie jamais vue. On a gravé vers la pointe le nom de Cheik-Sephy, sans se soucier de gâter la pierre, et l'on ne me put dire si ce fut Cheik-Sephy lui-même ou ses successeurs qui le firent faire. On me montrait les choses si fort à la hâte, que je n'avais pas le loisir de les regarder. Les plus beaux bijoux du roi consistent en perles: il y en a des filets, au trésor, de demi-aune et de trois quartiers de long, pour porter en chaînes, et dont les perles sont de plus de dix à douze carats, parfaitement rondes et vives, mais dont l'eau est dorée comme sont toutes les perles d'Orient. On me fit voir, entre les autres, une quantité infinie de pierres de couleur, et beaucoup de diamants de cinquante à cent carats. Pour l'or et l'argent, je crois qu'on n'en saurait supputer la quantité, et je n'en saurais rien dire de positif; le grand Intendant et d'autres seigneurs me répondaient là-dessus comme sur les revenus du roi. Quand je le mettais adroitement sur ce sujet pour leur donner le moyen d'en parler, ils me répondaient: «Il y a beaucoup de richesses; Dieu seul en sait le compte; personne ne se voudrait donner la peine d'en lire le registre; cela est infini.»

Lorsque j'étais au trésor, on tira un rideau de devant un mur, que je vis tout couvert de sacs, rangés l'un sur l'autre, jusqu'à la voûte; il y pouvait avoir quelque trois mille sacs, que je jugeai à leur forme être des sacs d'argent. Ces sacs d'argent contiennent cinquante tomans chacun, qui font sept cent cinquante écus de notre monnaie. On me disait que les murs partout étaient couverts de cette manière; et il faut observer que de temps en temps on change l'argent en ducats, le seul or qui vienne en Perse.

Le lieu du trésor est tout joignant le sérail, grand d'environ quarante pas en carré, divisé en plusieurs chambres. Celles du dedans étant sans fenêtres, le roi y vient souvent avec les dames du sérail, surtout quand il y a quelque chose de nouveau à voir; mais il en coûte toujours au roi par les présents qu'il leur faut faire. Le garde du trésor s'appelle Aga-Cafour; c'est le plus brutal, le plus rude et le plus laid personnage qu'on puisse voir, toujours grondant, toujours en fureur, excepté en présence du roi. Il y a plusieurs coffres dans le trésor dont il n'a point le maniement, et qui sont scellés du sceau que le roi porte pendu à son cou.

X

Après avoir émerveillé et ébloui l'imagination de ses lecteurs par ce panorama de puissance et de richesse du royaume dont on lui découvre les entrailles, Chardin passe à la religion, à la politique, aux mœurs, et nous introduit dans la vie publique et dans la vie privée de ce peuple. Ni Montesquieu qui ricane, ni Chateaubriand qui déclame n'ont compris l'Orient, parce qu'ils ont voyagé d'imagination seulement, et qu'au lieu de voir et de raconter, ils ont imaginé d'éloquentes caricatures. Ces grands écrivains ont été de mauvais voyageurs; ils ont pensé à faire admirer leur esprit et leur style. Leur glace ne réfléchissait rien, parce qu'elle était pleine d'eux-mêmes. Chacun écrivait en l'honneur de son système, rien par amour de la vérité; cela ressemblait à certains voyageurs modernes, pleins de mérite d'ailleurs, mais plus pleins encore d'illusions, qui, pour honorer la démocratie, nous peignaient les États-Unis de l'Amérique comme des lieux saints, et les bazars cosmopolites de New-York comme des sanctuaires de patriarches de la vertu.

Rien de cela n'était vrai. Chardin seul est admirable parce qu'il est sincère, et intéressant parce qu'il est vrai; c'est le voyageur par excellence, parce qu'il n'a d'autre système que la vérité.

Voyons ce qu'il écrit de la politique et des mœurs de l'Orient.

Lamartine.

(FIN DU CXLIIe ENTRETIEN)
Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.

CXLIIIe ENTRETIEN
LITTÉRATURE COSMOPOLITE
LES VOYAGEURS

VOYAGES EN PERSE ET EN ORIENT
Par le chevalier CHARDIN
(SUITE)
I

Après que ce voyageur parfait a puissamment éveillé et satisfait la curiosité de l'Europe sur ces merveilleuses terres des califes, des contes et des Mille et une Nuits, il passe à la religion, à l'histoire et aux mœurs. La religion, étudiée par lui dans ses détails, est un code complet de l'islamisme persan et du schisme qui le distingue du mahométisme orthodoxe des Turcs. Un volume entier n'y suffit pas. C'est plutôt un livre de théologie à l'usage des mahométans que des chrétiens. Mais, à cette époque, c'était moins connu qu'aujourd'hui des Européens, et on lui pardonne cette longueur sur un schisme qu'on connaissait mal de son temps.

Mais, revenant sur son sujet, il fait une description détaillée d'Ispahan, capitale de la Perse, qu'il habita cinq ans; il donne pour cela la parole à tous les quartiers et à tous les monuments de cette grande ville, racontant leur histoire anecdotique comme s'ils vivaient et parlaient encore. Aucune ville ne fut aussi complétement décrite que celle-là. Son histoire est l'histoire de ses habitants; nous allons en citer les plus remarquables passages. On pourrait après cela se promener dans Ispahan, comme dans Paris ou Londres.

II

La ville d'Ispahan, en y comprenant les faubourgs, est une des plus grandes villes du monde, et n'a pas moins de douze lieues, ou vingt-quatre milles de tour. Les Persans disent, pour exalter sa grandeur: Sefahon nispe gehon[11], c'est-à-dire, Ispahan est la moitié du monde: mot qui fait bien voir qu'ils ne connaissent guère le reste du monde, où il se trouve plus d'une ville de qui cela se pourrait dire avec encore plus de fondement. Plusieurs gens font monter le nombre de ses habitants à onze cent mille âmes. Ceux qui en mettent le moins assurent qu'il y en a six cent mille[12]. Les mémoires qu'on m'avait donnés étaient fort différents sur cela; mais ils étaient assez semblables sur le nombre des édifices, qu'ils faisaient monter à trente-huit mille deux à trois cents; savoir: vingt-neuf mille quatre cent soixante-neuf dans l'enceinte de la ville, et huit mille sept cent quatre-vingts au dehors, tout compris, les palais, les mosquées, les bains, les bazars, les caravansérais et les boutiques; car les boutiques, surtout les grandes et bien fournies, sont au cœur de la ville, séparées des maisons où l'on demeure. Il ne faut pas faire la preuve de ces comptes par nos manières de proportions européennes, en comptant le nombre des maisons par l'étendue du terrain, ni celui du peuple par le nombre des maisons: on s'y méprendrait fort; car les bazars, qui sont des rues couvertes qui traversent la ville d'un bout à l'autre en divers endroits, ne contiennent que des boutiques, lesquelles sont vides durant la nuit, sans que personne y habite, ni y fasse de garde: ce qui change beaucoup les choses. Après tout, je crois Ispahan autant peuplé que Londres, qui est la ville la plus peuplée de l'Europe. On y trouve toujours une telle foule dans les bazars, que les gens qui vont à cheval font marcher devant eux des valets de pied pour fendre la presse et se faire faire passage, parce qu'en cent endroits on y est les uns sur les autres. Il est vrai que ce n'est qu'en ces lieux-là qu'il se trouve une si grande affluence de peuple, et qu'on va fort à l'aise dans les autres endroits de la ville. Cependant, si l'on fait réflexion sur deux choses singulières, l'une que les femmes, en Perse, hors celles des pauvres gens, sont recluses et ne sortent que pour affaires, on trouvera que cette ville doit être effectivement des plus peuplées.

Elle est bâtie le long du fleuve de Zenderoud, sur lequel il y a trois beaux ponts, dont je ferai la description ci-dessous: l'un qui répond au milieu de la ville, et les deux autres aux deux bouts, à droite et à gauche. Ce fleuve de Zenderoud (Zendéh-roùd) prend sa source dans les montagnes de Jayabat, à trois journées de la ville, du côté du nord, et c'est un petit fleuve de soi-même; mais Abas le Grand y a fait entrer un autre fleuve beaucoup plus gros, en perçant, avec une dépense incroyable, des montagnes qui sont à trente lieues d'Ispahan, qu'on prétend être les monts Acrocerontes[13], de manière que le fleuve de Zenderoud est aussi gros à Ispahan, durant le printemps, que la Seine l'est à Paris durant l'hiver; mais c'est au printemps seulement que cela arrive, parce qu'alors ce fleuve grossit par les neiges qui fondent, au lieu que dans les saisons suivantes, on le saigne de toutes parts pour lui faire arroser par des rigoles les jardins et les terres. Ce fleuve se jette sous terre entre Ispahan et la ville de Kirman, où il reparaît, et d'où il va se rendre dans la mer des Indes[14]. L'eau en est fort légère et fort douce partout, et cependant on ne se donne pas la peine à Ispahan d'en aller quérir, quoique tout le monde, généralement parlant, ne boive que de l'eau pure, parce que chacun boit l'eau de son puits, qui est également douce et légère; assurément, on n'en saurait boire nulle part de plus excellente.

Le fleuve qu'on a fait entrer dans celui de Zenderoud s'appelle Mamhoud Kèr[15]. Les montagnes dont il sort sont de roche vive, assez égales et assez unies, entr'ouvertes çà et là par des ventouses ou soupiraux pour donner passage aux vents, comme l'on en voit aux murs des bastions en quelques pays. L'eau, en plusieurs endroits, coule au travers des montagnes, entre autres, l'on voit une ouverture de la grosseur de quatre tonneaux en rond, par où elle sort comme par un tuyau, tombant dans un grand bassin, et très-profond, fait dans le roc, soit par la chute de l'eau même, soit par artifice, d'où elle se répand dans la plaine, et se rend dans le lieu qui la conduit à celui de Zenderoud. En montant au-dessus de la montagne, à l'endroit de cette grande ouverture, on voit, par un soupirail qu'a formé la nature, l'eau dans le sein de la montagne, semblable à un lac dormant, qui n'a point de fond: car en jetant des pierres dedans, on entend le retentissement du son répercuté dans les concavités avec un fort grand bruit. L'eau en fait aussi un fort grand en tombant le long du rocher, pour se rendre dans son canal; et c'est d'où est venu le nom de ce fleuve, qui signifie Mahmoud le Sourd, parce qu'on ne s'entend pas auprès de cette sortie et chute d'eau. On tient que ce n'est pas eau de source, mais eau de neige, qui en fondant distille à travers les rochers dans ce lac enfermé; et on le juge ainsi, parce qu'en mettant de cette eau sur la langue, on y trouve de l'acrimonie et que l'on n'en est pas désaltéré quand on en boit; mais elle perd cette qualité en se mêlant dans le fleuve de Zenderoud.

Avant d'entrer dans ce détail, il faut que je donne un avis que je crois nécessaire, pour empêcher de juger peu équitablement de cette description, sur ce que tout y est particularisé et mis en détail, au-dessus de ce qui semble qu'un voyageur ait pu la faire. Je ne dirai pas pour cet effet que, durant dix ans, j'ai passé la plupart du temps à Ispahan, et qu'il n'y avait guère de maison considérable où je n'eusse quelque habitude, soit parce que je parlais bien la langue, soit par le moyen de mon commerce, qui me donnait l'accès libre chez les grands, de même que je l'avais à la cour, en qualité de marchand du roi. Mais voici la manière dont je suis parvenu à la connaissance de tout ce détail. Je contractai, à Ispahan, l'an 1666, une amitié particulière avec le chef du commerce des Hollandais, qui était un très-savant homme, nommé Herbert de Jager. Il me suffira de dire, pour donner une idée de son mérite, que Golius, ce fameux professeur des langues orientales, le jugeait le plus digne de tous ses disciples de remplir sa chaire et de lui succéder. Une passion commune de connaître la Perse et d'en faire de plus exactes et plus amples relations qu'on n'avait encore faites nous lia d'abord d'amitié, et nous convînmes, l'année suivante, de faire aussi, à frais et à soins communs, une description de la ville capitale, où rien ne fût omis de ce qui serait digne d'être su. Nous commençâmes par faire travailler sur notre projet deux molla (on appelle ainsi les prêtres et docteurs mahométans), et à intéresser tous nos amis dans notre dessein. Ces molla nous écrivaient le nom des quartiers, des rues, des églises, des bâtiments publics, des palais et principaux édifices, avec le nom et les emplois de ceux qui les avaient construits, et qui y demeuraient, les antiquités et les fondations, la police des tribunaux, l'ordre qu'on tient dans les registres et dans les comptes de l'État. Nous mettions, jour par jour, les rôles en latin pour nous les communiquer; et quand nous vîmes nos docteurs épuisés, nous nous mîmes à examiner leurs mémoires sur les lieux, et à en composer une relation, chacun en particulier. Nous allâmes ensuite courir les dehors de la ville, dix lieues à la ronde. La fin de l'automne ayant prévenu celle de notre ouvrage, nous ne pûmes nous le communiquer achevé, parce que nous fûmes obligés de nous séparer; mais nous le fîmes deux ans après. La relation de mon illustre ami était de quatorze mains de papier, et cependant elle était abrégée en tant d'endroits, que c'était une pièce informe. Enfin, l'an 1676, me trouvant de loisir à Ispahan, je réduisis cette longue relation à une juste mesure, après l'avoir revue sur les lieux; et la voici presque au même état où je la mis dès lors.

III

Dès qu'un Persan peut se loger convenablement, il bâtit une maison neuve. Une maison qui n'a pas été construite pour l'usage de son maître ne peut pas plus lui convenir qu'un habit dont on n'aurait pas pris la mesure.

Le premier beau palais que Chardin rencontra est celui de Saroutaki, grand vizir du roi sous le dernier règne.

Saroutaki était fils d'un boulanger de Tauris, capitale de la Médie, qui, n'ayant pas moyen de le pousser, l'envoya à Ispahan chercher fortune. Il y alla, et se fit soldat, pensant ne pouvoir mieux se placer pour faire paraître l'excellence de ses talents naturels. Ses premiers camarades se trouvèrent, pour son malheur, être de jeunes débauchés. Il arriva, au bout de deux ans, qu'un officier du roi, l'ayant reconnu capable de quelque chose de plus que de porter le mousquet, le prit pour son secrétaire; mais il n'eut pas été là trois mois, qu'un enfant du quartier, qui avait été perdu huit jours durant, fut trouvé dans sa chambre dans l'état des gens qu'on enlève violemment. Les parents de l'enfant, outrés du traitement qu'il lui avait fait, s'allèrent jeter aux pieds du roi, comme il était à la promenade, en lui demandant justice de cet horrible excès. Le roi, qui se trouva gai et de bonne humeur, leur dit en souriant: «Allez le punir.» Ces gens, emportés de fureur, n'entendirent point raillerie; ils coururent à son logis, et l'ayant rencontré comme il en sortait à cheval avec un laquais seulement, ils le renversèrent par terre, ils lui déchirèrent ses habits, et ils exécutèrent en un instant l'ordre du roi avec la rage qu'on peut s'imaginer en des gens irrités comme ils l'étaient: car c'est ainsi que souvent, en Perse, chacun venge de ses propres mains les torts qu'on lui a faits dès que la justice l'ordonne ou le permet.

Le maître de Saroutaki était proche du roi lorsque la plainte fut faite et la punition ordonnée; et, comme il vit que le prince se mit à parler assez gaiement de l'arrêt qu'il venait de donner, et en souriait en le regardant, il prit la liberté de lui dire en riant: «En vérité, sire, c'est dommage que ce malheureux garçon meure; car il a infiniment d'esprit, et il pourrait rendre un jour d'importants services à Votre Majesté.» Le roi répondit: «Eh bien, qu'on le sauve, s'il est encore temps, ou qu'on le fasse panser.» Le pardon du roi arriva trop tard: sa sentence avait déjà été exécutée; mais elle l'avait été si heureusement, que le criminel n'en mourut pas, comme on en court le risque dès qu'on a dix-huit ans passés. Cependant, comme l'opération avait été faite avec un gros couteau et par des gens acharnés qui ne se souciaient pas de la bien faire, il ne fut jamais bien guéri. Le supplice de Saroutaki l'ayant rendu incapable de débauche, il s'attacha aux affaires, et, en dix ans de temps, il se rendit si habile dans les finances, qu'on le fit contrôleur général du vizir ou intendant de Mazenderan, qui est l'Hyreanie, lequel étant venu à mourir, Saroutaki fut mis à sa place. Il fut fait ensuite gouverneur de Guilan (Guylân) qui est une province voisine, et fut employé en qualité de général et de commissaire général en plusieurs emplois très-importants. Il parvint de là à la qualité de nazir (nâzir): on appelle ainsi le surintendant général, ou maître de la maison du roi et de tout son domaine, et enfin à celle de premier ministre d'État.

L'histoire et les gens de son temps assurent qu'il n'y en a jamais eu de si éclairé dans l'exercice de cette charge suprême. Il savait jusqu'à un denier le revenu de l'État et celui du roi: car, en Perse, le revenu du roi et le revenu de l'État sont distingués et séparés, et il savait de même le revenu de tous les grands du royaume, ce qu'ils pillaient sur le peuple, et même ce qu'ils dépensaient et ce qu'ils amassaient. Le zèle de ce ministre était incomparable, tant pour le bien public que pour celui de son maître. Il haïssait tous ces présents dont l'usage est universel en Orient pour obtenir les grâces et les emplois, et il ne manquait point de faire entrer dans les coffres du roi tous ceux qu'il apprenait que les ministres recevaient ou se faisaient donner à cette fin. Sefi Ier (Sséfy), qui régnait alors, laissait faire ce sage et intègre vizir, étant ravi d'avoir un grand vizir de cette probité; mais, comme il ne voulait pas avoir part à la haine que ce ministre s'attirait par sa sévérité, il en raillait souvent lui-même en présence de la cour, disant, entre autres choses: «On parle tant d'Omar» (c'est le second successeur de Mohamed, un homme que les Persans détestent parfaitement, le tenant pour hérésiarque et pour tyran); «on l'appelle chien, cruel et maudit; le voilà ressuscité en la personne de mon vizir.» En effet, il était étrangement haï par les grands de l'État, qui l'immolèrent enfin à leur fureur.

La chose arriva l'an 1643, qui était le troisième du règne d'Abas II, et voici comment: Un gouverneur de Guilan, nommé Daoud-Kan (Dâoùd khân), avait fait plus de deux millions d'extorsions durant la première année du règne de ce prince; lequel étant venu jeune à la couronne, les gouverneurs et les intendants s'imaginaient qu'on pouvait tout faire impunément. Saroutaki fit appeler Daoud-Kan à la cour, et le pressait de rendre compte de sa conduite. Daoud-Kan s'en excusait sur ce qu'on n'a pas accoutumé de faire venir des gouverneurs de province à compte. Janikan, général des courtchis[16], qui est le plus puissant corps de troupes qu'ait la Perse, proche parent de ce Daoud-Kan, le défendait de tout son pouvoir; mais, voyant qu'il ne gagnait rien auprès du premier ministre, et que son parent allait être poussé à bout, il en porta ses plaintes au roi, tant en particulier qu'en public, le suppliant de mettre à couvert le gouverneur de Guilan des recherches du premier ministre. Le roi, qui était jeune, écoutait tout et répondait à tout favorablement; mais sa mère retenait sa facilité, et l'empêchait de rien accorder qui allât contre le bien de l'État. Le crédit des mères des rois de Perse est grand, tandis qu'ils sont en bas âge, et la mère d'Abas II en avait aussi un fort grand, et qui était des plus absolus. Elle était en étroite confidence avec le premier ministre, et ils s'entr'aidaient tous deux mutuellement. Janikan (Djâny-khân) ne voyant, à cause de cela, aucun moyen de sauver son parent, rompit ouvertement avec le premier ministre et se déclara hautement son ennemi; mais le ministre se contentait de pousser sa pointe. Il arriva, au mois d'octobre, que, dans une audience d'ambassadeurs, Janikan trouvant le roi chagrin contre le premier ministre, sur un sujet qu'on raconte diversement, il commença à l'accuser de plusieurs choses, les unes vraies et les autres fausses, que le prince écouta assez aigrement. L'audience finie, le roi voulut monter à cheval, et, par malheur pour le premier ministre, il sortit par le grand portail du palais, par où il passe fort rarement, parce qu'il est le plus éloigné du sérail. Le prince trouva le cheval du premier ministre tout contre le sien. On le lui menait toujours le plus proche qu'il se pouvait du lieu où était le roi, à cause de son grand âge et de ses infirmités, et afin qu'il eût moins de pas à faire. Le roi, voyant ainsi un autre cheval près du sien, demanda à qui il appartenait. Janikan, qui était aux côtés du roi, trouvant cette belle occasion de donner un coup de dent au premier ministre, répondit: «Eh! qui pourrait, sire, avoir l'insolence de faire cela, que ce vieux chien de grand vizir: il ne se contente pas de maltraiter les serviteurs, il perd encore le respect pour le maître.»—«Je le sais bien, Janikan, repartit le roi; il y faut pourvoir.» Il n'est pas certain si c'est là tout ce que le roi lui dit, car on le raconte diversement; mais, quoi qu'il en soit, Janikan prit la réponse du roi pour un ordre de faire mourir le premier ministre, et il résolut de l'exécuter le lendemain matin.

Ce jour-là, il fut de bonne heure au palais, et, tirant à part ce qu'il y trouva de gens qu'il savait être ennemis du grand vizir, entre lesquels le plus considérable était le grand maître de l'artillerie, il leur dit qu'il avait ordre du roi d'aller prendre la tête du premier ministre, et les pria de l'accompagner. Ils prirent encore avec eux d'autres gens de leur cabale qu'ils rencontrèrent sur le chemin, sans leur dire pourtant autre chose, sinon qu'ils allaient porter à ce ministre un ordre du roi de la dernière importance. Ce vieux seigneur était dans le sérail quand ils arrivèrent, et, en ayant été averti, il sortit en robe de chambre; et, entrant par une porte de derrière dans la salle où il les avait fait mener, il leur dit qu'il les priait de s'asseoir jusqu'à ce qu'il fût habillé, et qu'il les allait venir retrouver. Janikan s'approchant là-dessus avec sa troupe, et l'entourant, lui dit: «Chien maudit, nous ne sommes pas venus ici pour nous asseoir, mais pour te couper cette vieille méchante tête qui a rempli la Perse de malheurs, et a fait périr tant de grands seigneurs infiniment plus gens de bien que toi!» Et, en disant cela, il cria au grand maître de l'artillerie: «Vour!»[17], c'est-à-dire Frappe! Celui-ci, en même temps, lui enfonça le poignard dans le corps, et, d'un coup de genou, le jeta à bas sur le bord d'un grand rond d'eau, à bord de jaspe, qui tient le milieu de la salle. Le coup ne l'avait pas tué; il leur dit d'une voix basse: «Que vous ai-je fait, mes princes, et que me faites-vous sur mes vieux jours?» Janikan, entendant sa voix, cria au grand maître: «Achève ce chien,» et, en même temps, il tira l'épée lui-même et s'avança pour se jeter dessus. Le grand maître le prévint et abattit la tête de cet infortuné, qui tomba aux pieds de Janikan, et d'un autre coup lui coupa le corps presque en deux. Janikan prit la tête par la moustache et, s'avançant sur le bord du rond d'eau pour y laver sa main qui était ensanglantée, il la porta ensuite trois ou quatre fois pleine d'eau à la bouche, en disant: «À présent, voilà ma soif apaisée.»

Il mit ensuite une garnison de ses gens dans le palais du vizir, comme s'il eût eu un ordre fort précis de le faire, et remonta à cheval, tenant la tête d'une main et son épée nue de l'autre, prenant le chemin du palais. Sa suite se trouva en un instant grossie de plusieurs grands seigneurs, avec qui il alla se présenter au roi, et lui dit, selon les compliments du pays: «Sire, que votre tête soit toujours glorieuse et saine. Voici celle de ce vieux chien qui perdait le respect pour Votre Majesté, et qui était devenu traître, tant à sa personne qu'à son État, lequel il ruinait par son audace et par sa tyrannie: il tramait une révolte qui eût coûté la vie à Votre Majesté, et c'est ce qui m'a obligé de lui ôter la sienne par l'amour que j'ai pour la vôtre.» Le roi, fort effrayé et consterné du spectacle, ne perdit pourtant pas le jugement, mais lui répondit fort prudemment pour un jeune prince, quoique en tremblant: «Janikan! que ta main soit exaltée, tu as fort bien fait. Que ne m'avertissais-tu de la perfidie de ce méchant: il y a longtemps que j'aurais fait faire ce que tu as fait aujourd'hui. Je te donne sa charge et ce que tu voudras de ses biens.»

Saroutaki était alors dans la treizième année de son ministère et dans la quatre-vingtième de sa vie.

On sera sans doute bien aise d'apprendre la vengeance qui fut faite de la mort de ce vieux ministre, et je la raconterai d'autant plus volontiers, qu'elle n'est pas moins tragique ni moins exemplaire, et qu'on peut bien assurer qu'il n'a été jamais parlé de grande fortune sitôt faite et sitôt détruite. Janikan, applaudi du roi extérieurement, comme je viens de le dire, et de toute la cour, qui l'allait féliciter de son lâche assassinat comme d'un rare exploit de guerre, crut qu'il était monté en haut de la roue; et il y était effectivement monté, mais c'était pour rendre sa chute plus éclatante et plus terrible que la fortune l'avait comme guindé si haut. Tout le monde s'empressa d'abord à le suivre, et le jour même de cette vilaine action, il revint du palais, suivi de trois cents personnes à cheval. Deux jours après, il fut fait généralissime de la Perse, ce qui mettait trente mille hommes sous son commandement, qu'il pouvait assembler dans vingt-quatre heures; et, dans les cinq jours de temps que dura seulement sa faveur, on lui fit la valeur de vingt mille louis d'or de présents pour avoir seulement ses bonnes grâces ou sa recommandation.

J'ai touché un mot du pouvoir que la reine mère avait sur l'esprit du roi, et combien d'ailleurs elle était unie d'amitié et d'intérêt avec le premier ministre; et j'ai dit aussi la consternation du roi, quand les assassins de ce seigneur lui présentèrent sa tête. La reine, le voyant revenu au sérail avec cette consternation sur le visage, appréhenda que le vizir n'en fût en partie cause, et, en approchant tendrement de sa personne, elle lui dit: «Mon cher prince, pourquoi êtes-vous troublé comme je vous vois? Ce vieux ministre, qui vous sert de père, serait-il bien assez malheureux pour avoir mérité votre indignation. Soixante années de bons services rendus à Votre Majesté et à ses prédécesseurs, et son extrême vieillesse, valent bien qu'on lui pardonne quelque faute; toutefois, s'il en a fait de telle nature qu'elle exige punition, ôtez-lui sa charge, et laissez à la mort, qui est si proche de lui, à lui ôter la vie.» Le roi lui répondit: «Anâ kanum[18], duchesse, ma mère, son affaire est faite; il vient de mourir.»

Les femmes, dans tout l'Orient, surtout celles de qualité, ne s'étudient point à réprimer les passions, ce qui fait qu'elles en sont toujours agitées avec fureur. Saroutaki était l'agent et le fidèle de la mère du roi; il lui amassait des biens immenses; elle gouvernait la Perse à son gré par son ministre: on peut penser là-dessus à quel excès elle fut irritée. Elle envoya sur le soir un des principaux eunuques à Janikan, lui demander pour quel sujet il avait été assassiner si cruellement le premier ministre, que ses services si longs et si importants devaient rendre sacré à tous les Persans. Janikan, ébloui de sa fortune et emporté de la haine qu'il avait pour la reine mère, à cause du défunt, répondit fièrement à l'eunuque: «Saroutaki était un chien et un voleur qu'il y a longtemps qu'on devait faire mourir. Dites cela à la grande-duchesse (c'est le titre qu'on donne à la mère du roi), et que c'était un franc larron. Julfa (c'est un faubourg d'Ispahan, peuplé d'Arméniens) ne doit payer que vingt-deux mille cinq cents livres de taille, et je prouverai qu'en cinq mois ce chien maudit en a arraché deux cent mille livres.» Il disait cela pour piquer davantage la reine mère, parce que le revenu de ce faubourg est dans l'apanage des mères du roi, et qu'on n'y peut lever un sou sans leur ordre.

La princesse, poussée à bout par ces nouveaux outrages, anima toute cette nuit-là le roi à la vengeance. Il y était bien résolu, mais il ne savait comment s'y prendre. La princesse, désespérée de ce qu'il ne servait pas sa fureur sur-le-champ, conjura le lendemain avec une personne de qualité, qu'elle savait dans ses intérêts, pour faire assassiner Janikan; mais celui-ci, qui avait déjà semé d'espions la cour et la ville, découvrit la conjuration avant qu'elle fût formée. Il la communiqua à son parti, qui ne crut pas pouvoir se sauver qu'en faisant une conjuration opposée, qui était d'aller arracher la reine mère du milieu du sérail et de la faire mourir. Si ce que je rapporte n'était d'une notoriété publique en Perse, je ne l'aurais jamais pu croire, parce que les sérails sont des lieux si sacrés pour les Persans, particulièrement celui du roi, que c'est une impudence punissable de tourner seulement les yeux vers la porte.

Le chirachi-bachi[19], qui est le chef de la sommellerie du roi, était un des conjurés de Janikan. Il était, à la vérité, un des grands ennemis du mort; mais, faisant réflexion sur le crime et sur le danger de l'entreprise, dont il était moralement impossible d'éviter la punition tôt ou tard, il résolut de la découvrir au roi, ne voyant point d'autre voie de se tirer du mauvais pas où il s'était engagé. Il va sur le soir au palais, s'adresse au capitaine de la porte du sérail, lui conte la conjuration avec les particularités qu'il en savait, et que le jour suivant était destiné à l'exécuter. On avait peine dans le sérail à croire le rapport de ce conjuré; toutefois, comme la chose était trop importante pour en négliger l'avis, et que la reine et les eunuques, que la conjuration regardait, croyaient à tout moment qu'on les venait mettre en pièces, le roi se laissa pousser à faire mourir le lendemain matin tout ce nombre d'assassins, sans autre forme de procès. Ce jour-là donc, qui était le cinquième de l'assassinat du premier ministre, le roi, vêtu tout de rouge, selon la manière du pays, qui fait que le roi s'habille de cette façon lorsqu'il doit faire mourir quelque grand seigneur; le roi, dis-je, se rendit le matin à la salle où tous les grands seigneurs étaient assis à l'ordinaire, et s'adressant à Janikan, Sa Majesté lui dit: «Perfide, rebelle, de quelle autorité avez-vous tué mon vizir?» Il voulut répondre, mais le roi ne lui en donna pas le loisir. Il se leva en disant tout haut: «Frappez!» et se retira dans un cabinet qui n'était séparé de la salle que par des vitres de cristal. Aussitôt, des gardes apostés se jetèrent sur les proscrits, et, à coups de hache, les mirent en pièces sur les beaux tapis d'or et de soie dont la salle était couverte, aux yeux du prince et de toute la cour. Dans le même temps, d'autres gardes, avec deux des principaux eunuques, coururent exécuter de même manière les autres proscrits, qui étaient les uns dans le bain, les autres dans leurs maisons. Le nombre des grands seigneurs qu'on mit en pièces était quatre gouverneurs de province, le grand maître de l'artillerie et trois autres. Au bout de deux heures, on jeta les corps ainsi coupés en pièces au milieu de la place Royale, vis-à-vis du grand portail du palais, où les crocheteurs les dépouillèrent jusqu'à la chemise, leur jetant seulement un peu de terre sur les parties viriles. On les y laissa trois jours en cet état (grand exemple de la justice céleste et des misères humaines), et après on les porta dans un cimetière hors de la ville, où ils furent enterrés pêle-mêle dans une même fosse.

La mère du roi, se voyant défaite de ses principaux ennemis, étendit sa vengeance sur la maison de Daoud-Kan, comme l'auteur de toute cette longue et cruelle tragédie. On ne se contenta pas de confisquer ses biens, comme aux autres, on ne laissa pas un sou à tous ses parents jusqu'au troisième degré. Ses filles furent vendues publiquement; ses fils furent faits eunuques, et donnés en qualité d'esclaves à un seigneur qui avait autrefois servi leur père.

Tirant de là vers la place Royale, on trouve sur la gauche un des beaux caravansérais d'Ispahan. C'est un bâtiment carré à double étage, chacun de quelque vingt pieds de haut et de quelque soixante-dix toises de diamètre. On y entre par un portique assez long, sous lequel il y a des boutiques d'un et d'autre côté. Chaque face a vingt-quatre logements en bas et autant en haut, comme un dortoir de couvent, au milieu desquels il y en a un plus grand que les autres, bâti sous un haut portique semblable à celui où est l'entrée, lequel est fait en demi-dôme, plat sur le devant, orné de mosaïques. Les chambres d'en bas sont le long d'une galerie, ou relais ou parapet, comme on voudra l'appeler, haut de terre d'environ cinq pieds, et profonds de dix-huit à vingt pieds, larges de quinze à seize et élevées de deux doigts sur la galerie. Les Persans appellent ces galeries ou rebords de pierre, qui règnent autour des caravansérais, maatab[20], c'est-à-dire place à la lune, parce que c'est où l'on couche environ huit mois de l'année, pour être plus fraîchement, et où l'on prend le frais à l'ombre durant le jour. Chaque chambre a, de plus, une place sur le devant, de la largeur de la chambre même, profonde de la moitié et couverte d'une arcade. Les chambres d'en haut ont chacune une antichambre et un balcon; et c'est d'ordinaire où les marchands logent avec leurs femmes, lorsqu'ils en mènent, le bas étage leur servant communément de boutique ou de magasin. Sur le derrière du caravansérai, il y a encore de grands magasins. Au milieu de la cour, qui est fort bien pavée, il y a un grand bassin d'eau, avec un jet et des puits au coin. C'est là à peu près la structure et la forme de tous les grands caravansérais d'Ispahan, qui sont bâtis de pierres ou de briques, si ce n'est que les uns ont un grand relais carré, de quatre à cinq pieds de hauteur au milieu de la cour, au lieu de bassin d'eau. Les logements, qui sont séparés l'un de l'autre par un mur de deux à trois pieds d'épaisseur, consistent en une antichambre de quelque huit pieds de profondeur, toute ouverte par devant, avec une cheminée à côté, pratiquée dans le mur de séparation, et en une chambre qui est de moitié, ou d'une fois plus profonde que l'antichambre, dont la cheminée est au fond ou à côté. Les chambres ont toutes leurs portes, quoique assez faibles, mais elles n'ont point de fenêtres, recevant le jour par la porte et non autrement, ce qui rend le logement incommode. Derrière le caravansérai, et tout autour, sont des écuries, et dans quelques-uns il y a un côté des écuries accommodé en arcades, de quatre pieds de hauteur, avec des cheminées d'espace en espace, pour placer commodément les palefreniers et les autres valets, et pour faire la cuisine. Il ne demeure d'ordinaire dans ces grands caravansérais que des marchands en magasin. Celui dont je viens de faire la description rend seize mille livres par an au propriétaire, qui était, de mon temps, une cousine du feu roi. On nomme ce caravansérai: Mac soud assar[21], c'est-à-dire le caravansérai de Mac soud l'huilier, parce qu'il a été bâti, du temps d'Abas le Grand, par un épicier qui avait fait sa boutique vis-à-vis, laquelle subsiste encore. Lorsque ce grand roi vint établir sa cour à Ispahan, et qu'il conçut le dessein de rendre cette ville aussi magnifique qu'elle l'est devenue, il engageait non-seulement tous les grands seigneurs, mais encore tous les particuliers qu'il savait être gens riches, à construire quelque édifice public pour l'ornement et pour la commodité de la ville. Il apprit que cet épicier était des plus à l'aise; il l'alla voir un jour à sa boutique, avec la familiarité qui était naturelle à ce grand prince, et il lui dit: «Il y a longtemps que je vous connais de réputation pour homme de bien et pour homme riche. C'est sans doute à cause de votre probité que Dieu vous a béni si abondamment: je serais bien aise qu'un si vertueux vieillard m'adoptât. Je vous tiens pour mon père; vos fils sont mes frères, faites-moi votre héritier avec eux, je ferai en sorte qu'ils n'y perdent rien; ou bien, si vous l'aimez mieux, faites bâtir de votre vivant quelque édifice pour la commodité et pour l'embellissement de la ville.» Abas le Grand avait des manières engageantes, qui le faisaient venir à bout de tout. L'épicier lui dit qu'il consentait à la demande de Sa Majesté, et qu'il ne manquerait pas à ce qu'il souhaitait de lui. Il fit bâtir ce caravansérai, qui lui coûta trois mille tomans, qui sont quarante-cinq mille écus, et ensuite le donna au roi, qui en fut fort satisfait, et en récompensa bien ses enfants.

On raconte une chose admirable d'une mule que cet épicier avait (car les gens de cette condition, en Perse, montent la plupart des mules, comme les docteurs de la loi montent des ânes). Cette mule était si fidèle à son maître, qu'il la laissait toujours seule dans la place Royale, au coin qui donnait vers sa boutique. Elle ne bougeait du lieu où il mettait pied à terre, et si quelqu'un pensait d'en approcher, elle lui lançait de si rudes coups de pied, qu'il était contraint de se retirer bien vite. Il arriva la dernière fois que l'épicier fut alité, que sa pauvre bête devint aussi malade, et elle se démena et se tourmenta si furieusement jusqu'au jour de sa mort, qu'elle mourut aussi au même instant.

V

On arrive ensuite en face du palais royal.

Le roi entretient là trente-deux maisons ou ateliers de tous les ouvrages qu'on fait pour son usage.

J'oubliais de dire que le tour de la place, entre le canal et les maisons, est garni de platanes: c'est un arbre qui jette ses branches fort haut; ce qui fait que les maisons en sont couvertes comme d'un parasol, sans en être cachées. Cela augmente considérablement la beauté de la place, laquelle, en été, et surtout quand il n'y a rien d'étalé, qu'elle est arrosée et que l'eau court dans le canal jusqu'aux bords, est, à ce que je crois, la plus belle place du monde, et où la promenade est le plus agréable, car il y a toujours quelque endroit où l'on se peut retirer à l'ombre. Cette grande place se vide dans les fêtes et dans les solennités, comme aux audiences des ambassadeurs; mais, en d'autres temps, elle est pleine de quincailliers, de fripiers, de revendeurs, de petits artisans; en un mot, d'une infinité de petites boutiques, où l'on trouve les denrées les plus communes et les plus nécessaires. Ces marchands étalent à terre, sur une natte ou sur un tapis, se couvrant d'un parasol de natte, ou de laine, qui pirouette à leur gré sur un haut pivot. Ils n'emportent jamais leurs marchandises de la place, mais ils l'enferment la nuit dans des coffres qu'ils attachent l'un à l'autre, ou bien ils en font des ballots légèrement attachés ensemble par une grosse corde, qui passe tout autour, et ils laissent tomber dessus leur petit pavillon, et s'en vont sans laisser personne à la garde. Cependant, il n'en arrive jamais d'accident, par la sévère justice qu'on fait des voleurs en ce pays-là. Les gardes du chevalier du guet y passent de temps en temps durant la nuit: c'est proprement à eux d'en répondre, parce que c'est à eux qu'il s'en prend. Le soir, on voit dans cette place des charlatans, des marionnettes, des joueurs de gobelets, des conteurs de romances, en vers et en prose, des prédicateurs même; et enfin des tentes pleines de femmes débauchées, où l'on va en choisir à son gré. Abas II avait défendu toutes ces boutiques quatre ans avant sa mort, sur ce que l'envie lui ayant pris un jour de passer au travers de la place, sans en avoir averti la veille, il y trouva une telle foule et un tel embarras, causé par tout cet étalage, que ses gardes et son train ne lui pouvaient faire faire place; mais, étant parti peu après pour l'Hyrcanie, il donna permission d'en faire un marché comme auparavant, à cause du profit qu'on en tire: car cette place rend par jour environ cent francs, qu'on lève sur tous ceux qui y étalent, quoiqu'il y ait des boutiques qui ne donnent qu'un sou par jour. Cette rente appartient à l'Église. On la lève journellement, ou tout au plus par semaine, parce qu'on ne se fie pas à tout ce menu peuple qui y fait son trafic. Chaque sorte d'art et chaque sorte de denrée y a son quartier à part, et les gens du pays savent y trouver chaque chose, comme dans les autres lieux de la ville. On dit que du temps d'Abas le Grand, et de son successeur, la place donnait de rente cinquante écus par jour.

Je crois qu'il ne sera pas mal à propos d'entrer un peu plus dans le détail de ce grand marché, qui est le plus universel que j'aie vu, et une vraie foire. Abas le Grand marqua l'endroit où se vendait chaque denrée. D'abord, on trouve près de la mosquée royale le marché aux ânes et au gros bétail, et à côté, celui aux chevaux, aux chameaux et aux mules. Ce marché ne se tient que le matin; l'après-midi, ce sont les menuisiers et les charpentiers qui étalent à la même place. Ils vendent, entre autres choses, tout ce qu'il faut de charpenterie et de menuiserie pour une maison, des portes, des fenêtres, des gouttières, des serrures de bois, avec des clefs de bois ou de fer. Après, on trouve une poulaillerie; ensuite, des vendeurs de fruits secs, dont il y a de beaucoup de sortes en Perse; puis, les vendeurs de coton filé; après, des quincailliers et des cordiers qui débitent des licous et des harnais de revente; après, se trouvent les vendeurs de bonnets fourrés, les vendeurs de gros feutres, pour couvrir les chevaux et les autres montures; les vendeurs de harnais neufs, les fourreurs, qui sont séparés en deux quartiers, celui des mahométans et celui des chrétiens: c'est parce que les Persans tiennent, dans leur religion, que la laine, entre toutes les autres choses, contracte de l'impureté en passant par la main des infidèles, parce qu'elle s'imbibe à la manière d'une éponge de ce qui transpire continuellement du corps; ainsi il ne faut pas que les mahométans puissent se méprendre, en achetant de ces marchandises-là de la main des chrétiens, sans le savoir. Ensuite, on trouve les marchés de gros cuir, et ceux de cuir fin; les fripiers de grosses hardes, les vendeurs de grosses toiles, les batteurs de coton, pour la doublure des habits; les chaudronniers, les changeurs, lesquels sont sur de petits établis de trois à quatre pieds en carré, ayant de petits coffres de fer à côté d'eux, et un cuir au devant pour compter; les médecins, qui ont leur étalage sur de petits échafauds semblables. Le bout de la place est occupé par des vendeurs de fruits et de légumes, par des bouchers et par des cuisiniers à juste prix. Il y en a qui portent vendre le manger, et des fruitiers aussi qui portent vendre le melon en pièces, et en donnent pour ce qu'on veut, jusqu'à un denier. Enfin, il y a parmi tout cela des revendeurs de toutes sortes de nippes, qu'ils offrent à tous les passants. Il faut observer encore qu'entre le canal et les galeries, il y a des artisans étalés, qui font et qui raccommodent les mêmes ouvrages qui se vendent dans la place, à l'opposite de leurs boutiques[22].

Voilà l'aspect du dedans de la place. Il faut présentement décrire les grands édifices qui sont bâtis dessus, comme je l'ai dit, et qui en font le plus bel ornement, savoir: la mosquée royale et la mosquée du grand pontife, le pavillon de l'horloge et le marché impérial; car pour le pavillon qui est sur le grand portail du palais royal, il entrera dans la description de ce palais.

La mosquée royale est située au midi, ayant au devant un parvis en polygone, avec un bassin au milieu, aussi en polygone. La face de l'édifice est pentagone, et l'on y voit des deux côtés un balustre de pierre polie, à hauteur d'appui, qui s'étend jusque vis-à-vis de l'entrée. Les deux premières faces sont ouvertes en arcades, qui donnent sous les bazars, et sont traversées d'une chaîne pour empêcher les chevaux d'y passer. Les deux autres, au-dessus, sont de grandes boutiques d'apothicaires et de médecins: car à présent, en Orient, comme autrefois en Grèce, la plupart des médecins sont aussi apothicaires et droguistes, et vendent les drogues, comme je l'ai dit. Les étages supérieurs, qui sont à quelque vingt pieds du bas, ont des galeries qui ressemblent à des balcons. La face intérieure, qui forme le portail, est en demi-lune, enfoncée de treize pieds environ, fort élevée et toute revêtue de jaspe du rez-de-chaussée à dix pieds en haut, avec des perrons du même ouvrage. L'ornement en est merveilleux et inconnu dans notre architecture européenne. Ce sont des niches de mille figures, où l'or et l'azur se trouvent en abondance, avec de la parqueterie faite de carreaux d'émail, et une frise plate autour, de même matière, qui porte des passages du Coran, en lettres proportionnées à la hauteur de l'édifice. Ce portail est orné d'une galerie comme celle des côtés. Les linteaux sont de jaspe. La porte est de quelque douze pieds de large, fermée de deux valves ou battants revêtus de lames d'argent massif couvertes de larges pièces de rapport à jour, ciselé et doré, fort massives. Joignant le portail, en dedans, il y a deux hautes aiguilles ou tourelles, avec des loges ou galeries couvertes au-dessus des chapiteaux, le tout de même ouvrage que le contour du portail.

En entrant par ce beau portail, on détourne tant soit peu vers l'occident, et ayant fait quinze pas, on trouve au milieu un beau bassin de jaspe, à godrons, de six pieds de diamètre, soutenu sur un piédestal de même matière, de huit pieds de haut, avec des marches. C'est pour donner à boire aux passants: car, dans les pays où l'on est souvent altéré et où l'on ne boit que de l'eau, c'est une des charités les plus ordinaires, et qu'on croit l'une des plus méritantes, que de donner à boire aux passants; et c'est pour cela que, dans toutes les bonnes villes, on trouve non-seulement de grandes urnes de terre pleines d'eau, à divers coins de rue, mais qu'aussi il y a des hommes gagés, qu'ils appellent sacab (sâqâb) ou porteurs d'eau, qui vont dans les rues, surtout en été, une grosse outre pleine d'eau sur le dos et une tasse à la main, présentant à boire à tous les passants.

Je vais faire ici tout de suite la description du palais royal. C'est sans doute un des plus grands palais qui se voient dans une ville capitale, car il n'a guère moins d'une lieue et demie de tour. Le grand portail donne, comme je l'ai dit, sur la place Royale. On l'appelle Aly capi (A'âly qâpi), c'est-à-dire la porte Haute, ou la porte Sacrée, et non pas la porte d'Aly, comme quelques-uns pensent, trompés par la conformité du mot. Elle est toute de porphyre, et fort exhaussée. Le seuil est aussi de porphyre de couleur verte, haut de cinq à six pouces, fait en demi-rond. Les Persans le révèrent comme sacré, et qui marcherait dessus serait puni. Toute la porte même est sacrée. Les gens qui ont reçu quelque grâce du roi vont la baiser en pompe et en cérémonie, en mettant pied à terre, et se tenant debout contre, ils prient Dieu à haute voix pour la prospérité du prince. Le roi, par respect, ne la passe jamais à cheval. Au devant, à cinq ou six pas du portail, sont deux grandes salles, en l'une desquelles le président du Divan administre la justice, et expédie les requêtes présentées au roi; et dans l'autre, le grand maître d'hôtel, qu'on appelle, en Perse, chef des maîtres de la porte, tient son bureau public. À côté, il y a deux autres salles plus petites, qu'on appelle salles des gardes, parce qu'elles ont été faites pour un corps de garde; mais la personne du souverain est si sacrée en Perse, qu'on néglige cette garde; de sorte qu'il n'y a jamais là personne durant le jour, et ceux qu'on y met en faction la nuit y dorment dans leurs lits comme dans leur propre maison, sans fermer non plus le grand portail, par où chacun entre et sort comme il veut, sans qu'on crie: Qui va là? ni qu'âme vivante y soit au guet. Ce portail est un asile sacré et inviolable, et dont il n'y a que le souverain en personne qui puisse tirer un homme. Tous les banqueroutiers et les malfaiteurs s'y retirent pendant qu'on accommode leurs affaires, les hommes et les femmes à part, dans deux grands jardins séparés, qui ont chacun un pavillon contenant une salle et plusieurs petites chambres et cabinets autour. Les mosquées ne sont point des asiles en Perse, ni les autres lieux sacrés. On n'y connaît d'autre asile que les tombeaux des grands saints, cette porte impériale, les cuisines et les écuries du roi; et ces derniers lieux sont des asiles partout, soit à la ville, soit à la campagne. Le roi seul en peut tirer, comme je le viens de dire, ou son ordre spécial; or, quand le roi donne cet ordre, ce n'est pas directement, mais en défendant de porter à manger au fugitif dans le lieu où il est, ce qui le réduit enfin à en sortir. Les sofis, qui ont la garde de la porte impériale, ont l'intendance de l'asile, et ils savent bien en tirer du profit. Les sofis[23] sont les gardes du corps du roi, lorsqu'il sort du palais, à moins qu'il ne sorte avec ses femmes; car, alors, ce sont les eunuques seulement qui gardent sa personne, de même qu'ils font dans tout le palais, soit aux lieux où les homme entrent, soit dans ceux où ils n'entrent pas. C'est par une ancienne constitution que les sofis sont les gardes de la personne du roi et du dehors de son palais, sans qu'il puisse entrer aucun dans leur corps, que de leur sang ou de leur race. Ces sofis ont leurs logements dans la grande allée où conduit le portail. Ils y ont aussi une petite mosquée dans laquelle ils s'assemblent tous les vendredis, qu'on appelle taous cané[24], comme qui dirait, maison de culte, ou d'obéissance. Vis-à-vis de ces jardins, à main gauche, est le pavillon qu'on appelle Talaar tavileh[25], c'est-à-dire le salon de l'écurie, qui est bâti au milieu d'un jardin dont les allées sont couvertes de platanes des plus hauts et des plus gros qu'on puisse voir. Il y a dans celle du milieu, qui fait face au salon, il y a, dis-je, de chaque côté neuf mangeoires de chevaux, auxquelles les jours de solennités, comme à des audiences d'ambassadeur, on attache avec des chaînes d'or autant de chevaux des plus beaux de l'écurie du roi, couverts et harnachés de pierreries, et l'on met auprès tous les ustensiles d'écurie, qui sont aussi d'or fin, jusqu'aux clous et aux marteaux. C'est par cette allée qu'on fait passer les ambassadeurs pour aller à l'audience, et les autres étrangers de qualité aussi, afin qu'ils voient cette pompe merveilleuse. Ce salon de l'écurie a cent quatre pas de face, vingt-six de profondeur et vingt-cinq pieds de hauteur: il est couvert d'un plafond de mosaïque, assis sur des colonnes de bois peint et doré; et il est séparé en trois salles, dont celle du milieu est élevée de neuf pieds du rez-de-chaussée et celles des côtés de trois pieds seulement; les séparations sont faites de châssis de cristal de Venise, de toutes couleurs, et le salon entier est garni de courtines tout alentour, doublées des plus fines indiennes, qu'on étend du côté du soleil, jusqu'à huit pieds de terre seulement, sans que cela empêche la vue. Un grand bassin de marbre, avec des jets d'eau autour et au centre, occupe le milieu de la grande salle. C'est celle où le successeur d'Abas II a été couronné.

Celui qui est à droite renferme la bibliothèque et les relieurs de livres. Un nommé Mirza Mughim était alors bibliothécaire, qui est celui qu'Abas II envoya en qualité d'ambassadeur au roi de Golconde l'an 1657. La salle de la bibliothèque est bien petite pour un tel usage, car elle n'a que vingt-deux pas de long sur douze de large. Les murs, de bas en haut, sont percés de niches de quinze à seize pouces de profondeur, qui servent d'ais. Les livres y sont couchés à plat, les uns sur les autres, en pile, selon leur grandeur ou leur volume, sans aucun distinction des matières qu'ils traitent, comme on l'observe si bien dans nos bibliothèques. Les noms des auteurs sont écrits pour la plupart sur la tranche du livre. Des grands rideaux doubles, attachés au plafond, couvrent toutes ces niches, en sorte qu'on ne voit pas un livre en entrant dans la salle, mais seulement ces rideaux, et un double rang de coffres, hauts de quatre pieds, le long des murs, qui sont aussi pleins de livres. Ceux de cette bibliothèque royale sont persans, arabes, turquesques et cophtes[26].

Je suppliai le bibliothécaire de me faire voir les livres en langue occidentale. Il me fit réponse qu'il y en avait deux coffres, contenant chacun cinquante à soixante volumes, et il m'en fit voir les plus grands. C'étaient des Rituels romains, et des livres d'histoire et de mathématiques; les premiers pris apparemment au sac d'Ormus, et les autres ramassés du pillage de la maison de l'ambassadeur de Holstein, il y a soixante et dix à quatre-vingts ans, où Olearius, qui en était le secrétaire, avait une bibliothèque d'excellents livres[27].

À côté de ces magasins de livres et des relieurs, est le magasin qu'on appelle la grande garde-robe, parce qu'on y renferme ces habits, ou calaat (khil'at), comme on les appelle, que le roi donne pour faire honneur. Elle consiste en plusieurs grandes salles, les unes où l'on fait les habits, les autres où on les garde; et en celles-ci, de chaque espèce de vêtement et celle de chaque prix a sa chambre à part. Le roi donne tous les ans plus de huit mille calates, et on assure que la dépense en va à plus d'un million d'écus. Tout proche est le magasin des coffres, et celui qu'on appelle la petite garde-robe, où l'on ne travaille que pour la personne du roi. Ensuite, on trouve le magasin du café, le magasin des pipes, celui des flambeaux, qu'on appelle la maison du suif, parce que la plus commune lumière dont les Persans se servent dans leurs maisons est faite avec des lampes nourries de suif raffiné, lequel est blanc et ferme comme la cire vierge; et puis suit le magasin du vin. Comme les magasins sont presque tous faits d'une même symétrie, je ferai la description de celui-ci, pour donner une idée de tous les autres. C'est une manière de salon, haut de six à sept toises, élevé de deux pieds sur le rez-de-chaussée, construit au milieu d'un jardin, dont l'entrée est étroite et cachée par un petit mur bâti au devant, à deux pas de distance, afin qu'on ne puisse pas voir ce qui se fait au dedans. Quand on y est entré, on trouve, à la gauche du salon, des offices ou magasins; et à droite, une grande salle. Le salon, qui est couvert en voûte, a la forme d'un carré long ou d'une croix grecque, au moyen de deux portiques, ou arcades, profondes de seize pieds, qui sont aux côtés. Le milieu de la salle est orné d'un grand bassin d'eau à bords de porphyre.

Près de ces magasins est le plus grand et le plus somptueux corps de logis de tout le palais royal. On l'appelle Tchehel-seton[28], c'est-à-dire le Quarante Piliers, quoiqu'il ne soit supporté que sur dix-huit; mais c'est la phrase persane de mettre le nombre de quarante pour un grand nombre: ainsi ils appellent nos lustres: quarante lampes, parce qu'ils ont beaucoup de branches; et le vieux temple de Persépolis: quarante colonnes, quoiqu'il n'y en ait à présent que la moitié. Ce corps de logis, qui est bâti au milieu d'un jardin, comme les autres, est un pavillon qui consiste en une salle élevée de cinq pieds sur le jardin, large de cinquante-deux pas de face et de huit de profondeur, à trois étages hauts de deux pieds l'un sur l'autre, dont le plafond, fait d'ouvrage mosaïque, est porté sur dix-huit piliers ou colonnes, comme je l'ai dit, de trente pieds de haut, tournées et dorées. Il consiste de plus en deux chambres qui sont à côté, et grandes à proportion, et en une autre salle, au dos de la grande, de trente pas de face et de quinze pas de profondeur, lambrissée de même que la grande, avec des petits cabinets aux coins. Les murs sont revêtus de marbre blanc, peint et doré, jusqu'à moitié de la hauteur, et le reste est fait de châssis de cristal de toutes couleurs. Au milieu du salon, il y a trois bassins de marbre blanc l'un sur l'autre, qui vont en apetissant, le premier étant fait en carré de dix pieds de diamètre et les autres étant de figure octogone. Le trône du roi est sur une quatrième estrade, longue de douze pas et large de huit. Il y a quatre cheminées dans le salon: deux à droite et deux à gauche, au-dessus desquelles il y a de grandes peintures qui tiennent tous les côtés, dont l'une représente une bataille d'Abas le Grand, contre les Yusbecs, et les trois autres des fêtes royales. Les autres endroits sont peints ou de figures dont la plupart sont lascives, ou de moresques d'or et d'azur appliquées fort épais. On n'y voit nul vide; tout est couvert de cette manière-là. Au haut du salon, tout alentour, sont attachés des rideaux de fin coutil, doublés de brocart d'or à fleurs, qu'on tire du côté du soleil en les étendant jusqu'à huit pieds de terre, comme une tente, ce qui rend le salon très-frais. On ne saurait voir de plus pompeuse audience que celle que le roi de Perse donne dans ce salon. Le trône du roi, qui est comme un petit lit de repos, est garni de quatre gros coussins brodés de perles et de pierreries. De petits eunuques blancs, merveilleusement beaux, font un demi-cercle autour de lui, et quatre ou cinq autres plus grands eunuques sont derrière, tenant ses armes, tout à fait riches et brillantes. Les plus grands seigneurs de l'État sont sur les côtés de l'estrade où est le trône. Les seigneurs inférieurs sont sur la seconde estrade. La jeune noblesse et tous ceux qui n'ont pas droit de séance sont debout au bas du placitre avec la musique; et les officiers servants sont debout dans le jardin, à quelques pas du placitre, sous les yeux du roi.

Dans le même enclos où est ce superbe salon, il y en a deux autres: l'un composé de cinq étages octogones, ouverts l'un sur l'autre en perspective ou en étrécissant, chacun soutenu sur quatre piliers tournés et dorés, et orné d'un bassin au milieu. L'autre salon est fait en carré avec plusieurs chambres et cabinets à côté.

Il y a encore deux autres grands appartements pareils dans le palais du roi, qui sont chacun dans un jardin séparé: l'un est presque fait comme les précédents; l'autre est à deux étages, dont le premier est divisé en salles, et le second en chambres, en galeries, en cabinets, en balcons, avec des bassins et des jets d'eau dans toutes les chambres. Ce sont les appartements du palais où le roi tient ses assemblées. Chacun est, comme je l'ai dit, ou au milieu d'un jardin, ou ouvert sur un jardin. Les murs dont les jardins sont enfermés sont faits de terre, la plupart de la hauteur accoutumée de dix à douze pieds, couverts de haut en bas de petites lampes incrustées pour les illuminations, et surmontés d'un corridor dont le roi seul a l'usage, et par lequel il va partout sans être aperçu.

Le reste du palais royal contient des magasins, des galeries d'ouvrage, et le quartier des femmes, que nous appelons le sérail, et que les Persans appellent haram ou lieu sacré[29]. Ce sérail contient plus d'une lieue de tour. Je n'en saurais faire une description bien exacte, ne l'ayant pas tout vu; mais j'en ai vu assez pour faire comprendre ce que c'est. On n'entre dans ces sortes de lieux que par une très-grande faveur, et encore faut-il que ce soit en se déguisant en homme de métier, et par occasion, comme lorsqu'il y faut faire quelque réparation; car alors on fait passer tout le monde d'une partie du sérail dans l'autre, et les ouvriers entrent dans celle qui est vide et y travaillent, étant conduits et gardés par des eunuques, qui ne permettent pas qu'on regarde autre part que devant soi. Outre ce que j'ai vu du sérail d'Ispahan, j'en ai appris plusieurs fois des nouvelles par des eunuques du palais et par des femmes; car les femmes y entrent pour vendre des nippes et pour d'autres occasions.

Tout le sérail est enfermé de murs si hauts qu'il n'y a aucun monastère en Europe qui en ait de semblables. Il a trois grandes avenues, une dans la place Royale, comme je l'ai dit, une autre vis-à-vis du petit arsenal; la troisième, qui est la principale, qu'on appelle la porte des Cuisines, et il y en a une autre, à demi-lieue de là, par laquelle il n'y a que le roi seul qui puisse passer. La première avenue est fermée d'un haut portail, contre lequel il y a trois grandes salles, chacune avec deux cabinets, qui sont des manières de corps de garde. Les officiers de l'État, et ceux qui ont affaire au roi, peuvent entrer dans les deux premières salles, mais les seuls eunuques entrent dans la troisième. Le portail est caché dans un détour, à côté d'une grande et haute tour; de manière qu'on ne le saurait voir qu'en mettant le pied dessus. Il est large et haut, fait en voûte, revêtu à dix pieds de terre de tables de marbre peint et doré, avec un perron tout autour, sur lequel les eunuques de garde se tiennent assis pour recevoir les messages des eunuques du dehors et les porter au dedans; car les eunuques ne vont pas tous indifféremment dans l'intérieur du sérail. Les jeunes y vont rarement; et s'ils sont blancs, ils n'y vont point du tout, à moins que d'être mandés expressément pour le roi. Ces eunuques, qui servent dans le sérail, ont leurs logements sur les dehors, et loin des femmes, et il n'y a que les eunuques vieux et noirs qui les fréquentent et qui les servent à faire leurs messages. Quand on a passé le portail, on découvre des jardins à perte de vue, couverts d'arbres de haute futaie, et quand on a fait environ six vingt pas de chemin, on trouve quatre grands corps de logis, qui ne sont point entourés de murs, parce qu'ils sont à cent cinquante pas de distance l'un de l'autre. L'un s'appelle Méheemancané (Méhmân-khâunéh), c'est-à-dire le palais des hôtes, parce que c'est où on reçoit et où on loge les hôtesses, comme les femmes de qualité qui rendent visite, les princesses du sang royal qui sont mariées, et les femmes et les filles qu'on fait voir au roi pour leur beauté. Un autre s'appelle Amarath ferdous, comme qui dirait le paradis, le troisième Divan hainé[30], la salle des miroirs, parce que le salon de ce troisième corps de logis est tout revêtu de miroirs, et même la voûte. Le quatrième se nomme Amarath deria cha, la mer royale, parce qu'il est bâti au devant d'un étang de vingt pieds de diamètre. Les Persans appellent mer royale les étangs et les bassins d'eau, qui sont d'une grandeur extraordinaire, comme est celui-ci, qu'on voit couvert de toutes sortes d'oiseaux de rivière, et au milieu duquel est un parterre vert d'environ trente pieds de diamètre, à six pouces seulement au-dessus de l'eau, entouré d'un balustre doré. Les bords de l'étang, à la largeur de quatre toises tout autour, sont couverts de grands carreaux de marbre. On y voit un petit bateau attaché, qui est garni d'écarlate en dedans, pour se promener sur l'étang et pour aller du parterre. Les quatre rois qui ont régné avant le dernier ont fait bâtir chacun de ces palais ou corps de logis. Ils sont à deux étages, le bas consistant en salons avec des chambres et des cabinets autour, et le haut en chambres, qui sont plus petites, en cabinets, en galeries, en niches de cent sortes de figures et de grandeurs, avec de petits degrés çà et là dans les murs. Ce sont de vrais labyrinthes que ces sortes d'édifices. J'en ai vu un tout garni; les meubles en paraissaient les plus voluptueux qu'on puisse imaginer. Les lits étaient à terre sur de riches tapis, étendus sur de gros feutres qu'on met par-dessus le plancher pour les conserver; et ces lits occupaient toute la largeur de l'endroit où ils étaient étendus. Les matelas étaient faits d'ouates et les couvertures aussi. Ces palais sont peints, dorés et azurés partout, excepté où les plafonds sont de rapport et où la boiserie est de senteur. Les vers et les sentences qu'on remarque de çà et de là, dans des cartouches d'or et d'azur, sont aussi sur différents sujets, les uns parlant d'amour, les autres traitant de morale. On voit dans l'un de ces palais un salon à trois étages, soutenu sur des colonnes de bois doré, qu'on pourrait appeler une grotte, car l'eau y est partout, coulant autour des étages dans un canal étroit qui la fait tomber en forme de nappe ou cascade, de manière qu'en quelque endroit du salon que l'on se trouve, on voit et on sent l'eau tout autour de soi. On fait aller l'eau là par une machine qui en est proche et y communique par un tuyau. Au delà de ces grands corps de logis, on trouve en face un long édifice qui contient un grand appartement, au milieu de trente autres plus petits, tous sur une ligne et à double étage, consistant chacun en deux chambres et un cabinet, avec un perron sur le devant, de dix pieds de profondeur et de quatre pieds de hauteur. Ces logis sont doubles, ouverts derrière et devant sur des jardins, l'un exposé au nord, l'autre au midi, pour les différentes saisons de l'année. C'est là que loge le roi, avec la femme favorite et vingt autres des plus considérées. Les logements du commun sont le long du mur de cet enclos. Ce sont de longues galeries comme les dortoirs des couvents. Le bas étage est pour les femmes, le haut pour les eunuques. Il y a bien cent cinquante à cent quatre-vingts appartements où habitent huit à neuf cents personnes. À cent pas de là sont les offices, les cuisines, les bains, divers magasins, et tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie. C'est en quoi consiste le premier enclos. Il y en a encore trois, l'un plus grand que l'autre, dont le plus proche est un lieu enchanté et fait pour la volupté seulement. Ce ne sont que jardins embellis de ruisseaux, de bassins d'eau et de volières, avec des pavillons çà et là, ornés et meublés le plus somptueusement du monde. Le second enclos est pour les enfants du roi, ou régnant, ou décédé, qui sont trop grands pour converser sans danger avec les femmes. Le troisième, qui est le plus vaste, est pour le séjour des vieilles femmes, des femmes disgraciées et des femmes des rois défunts.

Il ne me reste plus qu'à parler des entrées du palais royal. Il y en a cinq principales: la première et la plus éminente est celle qu'on appelle la porte haute ou glorieuse, qui est ce grand portail au-dessus duquel est un pavillon qui est si haut élevé, qu'en regardant de là dans la place, on ne reconnaît pas les gens qui passent et ils ne paraissent pas grands de deux pieds. Ce beau pavillon est soutenu sur trois rangs de hautes colonnes, et est orné au milieu d'un bassin de jaspe à trois jets d'eau. Des bœufs y font monter l'eau par trois machines, qui sont élevées l'une sur l'autre par étages. On n'est pas peu surpris de voir des jets d'eau dans un lieu si élevé. Je ne dis rien du riche plafond, ni du beau balustre, ni de la carrelure de ce merveilleux salon, parce que le plan en donne l'idée; la seconde entrée du palais royal est celle qui mène à la porte du sérail; la troisième est au nord, appelée la porte des Quatre-Bassins; la quatrième est à l'occident, vers la porte de la ville, qu'on appelle Impériale; la cinquième est vis-à-vis du petit arsenal, qu'on appelle la porte de la Cuisine, parce que les cuisines du roi en sont proches; la boulangerie en est proche aussi, qui est divisée en quatre magasins différents pour les diverses sortes de pain; le pain en feuilles, qui est mince comme du parchemin; le pain cuit sur les cailloux, qui est grand comme un grand bassin d'argent, et est très-blanc et très-bon; le petit pain, qui est au lait et aux œufs, et le pain ordinaire, qui, comme les autres, n'est pas si épais que le petit doigt. Il y a encore, du côté de cette porte de la Cuisine, divers magasins du roi: celui des nappes où l'on garde tout le service de table, celui des provisions de bouche, celui de la porcelaine, où l'on comprend toute la vaisselle qui n'est pas d'or, parce que la vaisselle d'or a son office particulier, et celui qu'on appelle le magasin des Valets de pied, parce qu'on y distribue la ration aux petits officiers du palais.

VI

Voici une bizarre anecdote que Chardin raconte ici sur une femme publique d'Ispahan, de laquelle il habitait alors la maison.

On y verra comment une femme pénitente mourut, par son repentir, avec le courage de la vertu.

Sur la main gauche de ce palais, il y a un autre grand chemin en ligne collatérale, par des rues assez belles, qui sont entrecoupées de bazars. On y passe le caravansérai surnommé: du général des courtches, qui est le plus ancien corps de milices de Perse; celui qui est nommé Aberganiè (Abergânyéh), et le palais de Siahouch kan (Tchâoùch khân), autrefois Koullar agasi (Qouller âghâcy) ou général des esclaves, qui est un corps de troupes estimé en Perse, comme celui des janissaires en Turquie.

Ces deux chemins se rencontrent à la place Royale, et en continuant sa route, on entre dans une belle rue, qu'on appelle la rue de Gueda Alybec (Guèdah A'ly-beyg), qui était prévôt de la chambre des comptes. Son palais est au milieu, et tout joignant est celui d'un gouverneur de province, nommé Rustan-Kan, avec un bain et une mosquée qui en dépendent.

Cette mosquée est près d'un carrefour, d'où, tournant à l'orient, on rencontre d'abord une maison fameuse, qu'on appelle la maison de la Douze-Tomans, comme qui dirait la Cinquante louis d'or, toman étant une évaluation de monnaie de quinze écus. La Douze-Tomans était une courtisane, à qui on avait donné ce nom, parce qu'elle prenait cette somme la première fois qu'on venait chez elle. À mon premier voyage, l'an 1666, c'était une très-fameuse courtisane, tant par sa beauté que par ses richesses. Son logis, qui n'est pas grand, mais qui est un vrai bijou, consiste en une grande chambre, deux salles et trois petits pavillons, chacun avec deux degrés, en cabinets et en niches: tout cela de différentes figures, un endroit étant carré, l'autre triangulaire, un autre fait en croix, l'autre hexagone. Tous les plafonds sont aussi d'ouvrage différent. Il n'y a point d'endroit qui ne soit peint d'or et d'azur, et orné d'une manière à exciter aux plaisirs de l'amour. Je parle de ce logis comme bien instruit, l'ayant tenu l'an 1675 et 1676, par permission du roi; car les chrétiens ne sauraient loger dans la ville d'Ispahan sans cette permission. On les a relégués dans un faubourg au delà de la rivière, à cause du continuel désordre que causait leur mélange avec les mahométans. On les surprenait avec des mahométanes, ce qui attire la mort après soi, ou le changement de religion: les mahométans allaient boire et s'enivrer chez eux, ce qui est encore défendu et faisait répandre du sang. Tous les chrétiens furent donc mis hors de la ville, à la réserve des missionnaires et des gens des Compagnies d'Europe, qui étant, en quelque façon, personnes publiques, sont sous la protection immédiate du roi.

L'envie que j'avais d'étudier la langue et les sciences m'avait toujours porté à demeurer à la ville, parmi le monde persan. J'avais logé deux fois chez les Capucins, et deux fois chez les Carmes; mais, comme j'avais peur de les incommoder, à cause que je voyais trop de monde, je fus contraint de prendre une maison. J'en demandai permission à la cour, l'an 1675; il fut ordonné au gouverneur d'Ispahan de m'en faire donner une, en tel endroit que je voudrais, en qualité de marchand du roi. Le gouverneur et les magistrats d'Ispahan, avec qui j'étais tous les jours, le firent volontiers, et je choisis ce logis-là, n'en trouvant point de plus commode, à cause de sa situation qui est proche du palais royal et de la place Royale, proche des Anglais et des Hollandais, des Capucins et des Carmes. C'était la première fois qu'un Européen particulier avait logé en maison à lui dans Ispahan: celle-ci était, comme je l'ai fait observer, un fort agréable séjour. Des seigneurs qui me venaient voir me disaient souvent: «Ah! si vous aviez vu comme nous ce logis-ci dans le temps qu'il était meublé si voluptueusement, et qu'il y avait cinq ou six jeunes filles admirablement belles, et leur maîtresse encore plus belle, vous l'auriez trouvé bien plus charmant qu'il ne vous paraît.» La porte du logis était couverte de grosses lames de fer, parce qu'une nuit, de jeunes seigneurs y ayant voulu entrer malgré la dame, et n'en pouvant venir à bout, ils firent apporter un tas de bois devant la porte et y mirent le feu, ce qui obligea la maîtresse de faire faire une porte de fer. On disait que c'était aussi pour servir d'enseigne. Cette femme eut un sort digne de son métier. Après avoir gagné beaucoup d'argent, elle fit taubé (taùbèh), comme on parle en Perse, c'est-à-dire elle fit pénitence et changement de vie, et ne s'abandonna plus: elle alla en pèlerinage à la Mecque, d'où étant de retour, elle prit des filles qu'elle prostituait chez elle; car la fornication n'est pas un péché dans la religion mahométane, quoiqu'elle ne laisse pas d'être tenue pour déshonnête, et même infâme, aussi bien que le sont les lieux publics; mais comme cette femme était toujours belle, quoique âgée, il arriva qu'on en voulut jouir à toute force. C'étaient des petits-maîtres passionnée que rien ne pouvait retenir. Elle prit un poignard et en porta un coup au premier qui la voulut toucher; eux tirèrent les leurs, et la tuèrent sur la place.

Tout joignant cette maison, il y en a une autre presque semblable qui avait été bâtie pour le même usage. Je me souviens que du temps que je demeurais là, la maîtresse du logis étant venue à mourir, les filles qu'elle tenait, qui étaient des esclaves géorgiennes, fort belles et fort bien faites, en menèrent le deuil le plus lamentable qui se puisse imaginer. C'étaient des cris et des gémissements, jour et nuit, qui fendaient l'air. Elles se battaient, se déchiraient et faisaient un bruit furieux, en criant: «Ana, ana, mère, mère, où es-tu allée? Pourquoi nous abandonner? Qu'avons-nous fait? Nous serons plus sages et plus obéissantes que ci-devant!» et cent sots discours semblables. Au bout de deux jours, le corps ayant été emporté, je crus que les cris cesseraient, ou qu'ils diminueraient du moins; mais point du tout, cela dura huit jours, et ne fit alors que se ralentir, car de temps en temps ce deuil épouvantable recommençait avec la même fureur. Je voulus voir qui étaient ces crieuses, et si c'était tout de bon qu'elles étaient affligées. Ma terrasse donnait sur le logis. Je me guindai un soir sur le mur de séparation, et je vis trois jeunes filles, qui me parurent très-belles, toutes découvertes par devant jusqu'à la ceinture, échevelées, assises à terre, qui versaient des larmes et se démenaient comme des possédées. Le deuil dura de cette force vingt et un jours, et puis chacune tira pays; car la défunte leur avait donné la liberté en mourant.

VII

Le beau faubourg arménien de Youlfa est décrit avec la même splendeur.

C'est là tout l'enclos d'Ispahan; il faut passer à la description des faubourgs, qui occupent encore plus de terrain que la ville. Je commencerai par la Grande Allée, qu'on peut appeler le cours d'Ispahan, et qui est la plus belle que j'ai vue et dont j'aie jamais ouï parler; sa longueur est de trois mille deux cents pas, et sa largeur de cent dix[31]. Les rebords du canal qui coule au milieu, d'un bout à l'autre, et qui sont faits de pierres de taille, sont élevés de neuf pouces, et sont si larges, que deux hommes à cheval peuvent se promener dessus de chaque côté. Les rebords des bassins sont de même largeur, et pour ceux des côtés de l'allée, entre les arbres et les murailles, ils ne sont pas plus hauts, mais ils sont plus larges. Les ailes de cette charmante allée sont de beaux et spacieux jardins, dont chacun a deux pavillons, l'un fort grand, situé au milieu du jardin, consistant en une salle ouverte de tous côtés, et en des chambres et des cabinets aux angles; l'autre élevé sur le portail du jardin, ouvert au devant et aux côtés, afin de voir plus aisément tous ceux qui vont et viennent dans l'allée. Ces pavillons sont de différente construction et figure; mais ils sont presque tous d'égale grandeur et tous peints et dorés fort matériellement, ce qui offre aux yeux l'aspect le plus éclatant et le plus agréable. Les murailles de ces jardins sont, pour la plupart, percées à jour, ressemblant à des rangées de mottes qu'on fait sécher; en sorte que, sans entrer dans les jardins, on voit de dehors toutes les personnes qui y sont, et ce qui s'y passe. Les bassins d'eau sont différents aussi, et en grandeur et en figure. Au contraire, on dirait qu'elle est en terrasses de quelque deux cents pas de longueur, plus basses l'une que l'autre d'environ trois pieds, en la partie de l'allée qui est en deçà de la rivière, et qui sont au contraire plus hautes l'une que l'autre par même proportion, en la partie qui est au delà; ce qui fait que, soit en allant, soit en venant, on a toujours devant les yeux une perspective, que ces jets d'eau, avec les bassins et les chutes d'eau qui sont aux bords des terrasses, embellissent merveilleusement. Ce n'est pas tout: à la moitié que la rivière traverse cette charmante allée, elle est plus longue au delà de l'eau qu'en deçà. Les rues, qui la traversent aussi en plusieurs endroits, sont de larges canaux d'eau, plantés de hauts platanes à double rang, l'un près des maisons, l'autre sur le bord du canal. L'allée finit à une maison de plaisance du roi, qui en occupe la largeur, et qui est si grande, qu'on la nomme Mille-Arpents.

On voit d'abord en entrant dans cette admirable allée un pavillon[32] carré, haut et grand, qui fait face à cette maison de mille arpents, que j'ai dit qui est à l'autre bout. Il est à trois étages, sans ouverture sur le derrière, ni au côté gauche, parce que ce sont les côtés qui donnent sur le sérail du roi, et aux deux autres faces, il n'y a que des jalousies au lieu de vitres. Elles sont faites de plâtre, peintes et dorées d'une manière fort agréable. Ce pavillon a été construit de cette sorte par Abas le Grand, afin que les dames du sérail y pussent voir les spectacles, comme les entrées d'ambassadeurs, et les promenades de la cour; mais depuis ce temps-là, l'humeur jalouse s'est accrue de plus de moitié, car non-seulement on ne s'est pas contenté, comme auparavant, que les femmes ne fussent plus vues des hommes, mais on a voulu qu'elles n'en pussent voir aucun. Ce fut Abas le Grand lui-même qui retrancha jusqu'à cette liberté aux femmes de son palais, par l'aventure étrange qui lui arriva comme il était en Hyrcanie. Les femmes du sérail ne vont guère que la nuit. On les mène d'ordinaire dans des espèces de cunes ou de berceaux qu'on appelle cajavé (kadjâbah, ou Kadjâvah), qui est une machine large de deux pieds et profonde de trois, avec une haute impériale en arc, couverte de drap. Un chameau porte deux de ces grands berceaux, un de chaque côté. Les eunuques aident aux dames à monter dedans, et puis ils abattent les rideaux tout autour, et donnent les chameaux aux conducteurs, qui les attachent fi la queue l'un de l'autre par files de sept, et tirent le premier par le licou. Il arriva, durant une nuit obscure qu'Abas, qui allait avec le sérail, voulut prendre les devants. Il trouva une file de chameaux arrêtés un peu hors du chemin, et un berceau qui penchait tout d'un côté. Il s'en approcha pour le redresser, et il trouva le chamelier dedans avec la dame: de quoi étant également surpris et outré, il les fit enterrer tous deux tout vifs sur-le-champ.

Au devant de ce pavillon de jalousies, il y a un bassin d'eau carré, de quinze pieds de face, et au coin est la porte Impériale, qui est une des portes de la ville, et une des entrées principales de cette merveilleuse allée. À l'autre coin, il y a une autre entrée, mais qui ne sert qu'aux femmes et aux eunuques du palais et au roi, parce qu'elle donne dans le sérail. Les bassins d'eau qui embellissent la partie de l'allée, entre la rivière et la ville, sont sept en nombre, dont quatre sont grands et à fond de cuve, et les trois autres sont plus petits. Le premier de ces bassins est carré, de quinze pieds de face. Le second, qui est carré aussi, est de cent vingt pas de tour, ayant au milieu un échafaud octogone, élevé d'un pied sur l'eau, avec un beau balustre autour où dix personnes peuvent être assises à l'aise pour prendre le frais. Les jardins qui sont à côté s'appellent le jardin Octogone et le Jardin de l'Âne; et en ce dernier, il y a une grande place pour les tournois. Le troisième bassin est à huit faces, et de cent vingt-huit pas de tour, ayant à ses côtés le jardin du Trône et le jardin du Rossignol, dans lequel il y a un salon charmant. Le quatrième bassin, qui est à la chute de l'eau, n'a que vingt pas de tour. À sa gauche, on voit un grand portail, fort peint et fort doré, qui mène au faubourg; et l'on en voit un de même à droite, qui mène vers le palais royal. Le cinquième bassin, qui est sur le bord d'une semblable chute d'eau, est aussi petit que l'autre. Les jardins, qui sont aux côtés, s'appellent le jardin des Vignes et le jardin des Mûriers.

On dit que le mari étant parvenu à l'âge de soixante-dix ans, on le faisait entrer dans le sérail, à l'occasion de quelques maladies difficiles et dangereuses, comme n'y ayant plus rien à craindre d'un vieillard de cet âge; mais sa femme, remarquant qu'on ne voulait plus recevoir que les ordonnances qu'il faisait, et qu'elle allait perdre son crédit, dit un jour au roi que son mari venait d'engrosser une jeune esclave de dix-huit ans, sur quoi il ne lui fut plus permis de voir les femmes du sérail. Le pont est au delà de ce septième bassin, et les jardins, qui terminent là l'allée, sont la volière du roi, dont le fil est doré, et la maison des lions, à l'autre coin; et là il y a des chaussées pour descendre à la rivière quand l'eau est basse. On trouve à droite et à gauche un long quai, qui s'étend jusqu'au bout des faubourgs. Le quai à droite est le plus beau. Il est bordé de palais de grands seigneurs, avec de spacieux jardins, de grandes entrées et de grands pavillons le long du quai. Il y a, entre autres, le palais du général des mousquetaires, et la vénerie[33], où sont les oiseaux de proie. L'été, que la rivière est basse, la jeune noblesse se rend là tous les soirs, pour faire les exercices, et tout le monde y vient monter des chevaux et des mules pour leur apprendre l'amble. L'autre partie de l'allée est presque semblable à celle-ci. Je ne m'arrêterai pas à nommer les maisons et les jardins des côtés, qui sont au nombre de quatorze, sept de chaque côté; chacun porte le nom du seigneur qui l'a fait construire. Il fait admirablement beau s'y promener le soir, durant neuf mois de l'année, parce que, durant ce temps, on arrose les parterres et les chaussées, et l'on couvre de fleurs les bassins d'eau. On y voit aussi alors, sur des échafaudages bas et tapissés, au devant de l'entrée des jardins, beaucoup de gens qui prennent du tabac, et beaucoup de beau monde qui va et qui vient à cheval. Cette allée s'appelle Tchar-bag (ou Tchéhâr bâgh), c'est-à-dire Quatre jardins, parce qu'autrefois c'étaient quatre vignobles. Elle a été faite par Abas le Grand; et, comme le fonds est un bien d'Église, le prince en prit un bail perpétuel à deux cents tomans de rente annuelle, qui font neuf mille francs. Ce prince prenait tant de plaisir à faire faire cette belle allée, qu'il ne voulait pas qu'on y plantât un arbre qu'en sa présence. On assure qu'il mit sous chacun une pièce d'or de huit francs de valeur et une pièce d'argent de dix-huit sols marquées à son coin. Les principaux seigneurs de sa cour firent bâtir à leurs dépens la plupart des jardins qui sont sur les côtés, avec les édifices dont j'ai fait mention.

Allaverdy-Kan[34], qui était le généralissime des armées de ce grand conquérant, son grand ami et favori, prit pour sa tâche le bâtiment du pont, qui est une très-belle pièce d'architecture. Ce beau pont se joint à l'allée par une chaussée de quatre-vingts pas à l'un et à l'autre bout, faite en pente insensible. Il a trois cent soixante pas de long, sur treize de large, étant bâti de pierres de taille, hormis les murs, qui servent de parapets ou rebords, lesquels sont de briques et étant flanqué de quatre tours rondes de pierre de taille de la hauteur des murs. Ces murs sont épais de six pieds, et hauts de quatorze à quinze, percés d'un bout à l'autre dans toute leur longueur, et munis au-dessus d'un rebord ou garde-fou à jour, haut de trois pieds, fait de briques disposées comme les mottes des tanneurs: ce qui fait comme des galeries ou plates-formes, où l'on monte par les tours qui sont aux coins. Ces murs, de plus, sont ouverts de neuf en neuf pas en fenêtres ou saillies, de toute la hauteur du mur, ressemblant à des arcades, par lesquelles on a vue sur la rivière, et où l'on prend le frais. Il y a quarante de ces ouvertures à chaque côté, vingt grandes et vingt petites. Tout au milieu du pont, il y a deux petits cabinets bâtis en dehors du côté de l'eau, où l'on descend par quatre marches, et d'où l'on peut puiser l'eau avec la main, quand elle est bien haute. On leur a donné un nom sale, qui marque l'effet que produisent communément sur ceux qui y entrent les peintures impudiques dont ils sont remplis. Abas II fut si honteux d'y avoir mis le pied, qu'il en fit condamner l'entrée.

Ce que je viens de représenter n'est proprement que le dessus de cet admirable pont, lequel est porté par trente-quatre arches[35] de belle pierre grisâtre, plus dure que le marbre, mais pas si polie, bâties sur un fondement de même pierre, lequel est plus large que le pont, et l'excède de dix pieds d'un et d'autre côté, avec des soupiraux aux bouts et au milieu, en sorte que, quand l'eau est basse, on peut se promener à sec sur ce fondement-là, l'eau passant toute par ces soupiraux ou ouvertures. Les arches sont percées dans l'épaisseur d'un bout à l'autre, et il y a, de deux en deux pas, de grosses pierres carrées, hautes de demi-toise, sur lesquelles on peut traverser la rivière en sautant de l'une à l'autre. Il y a par-dessus tout cela une petite galerie, pratiquée dans le sommet des arches sur le bord, de manière que huit personnes peuvent à la fois passer ce merveilleux pont par différentes routes. On l'appelle communément le pont de Julfa[36], parce qu'il joint la ville au bourg de Julfa, qui est la demeure de tous les chrétiens; et aussi le pont d'Allaverdy-Kan, lequel en est le fondateur. J'oubliais de dire qu'on descend du dessus du pont au-dessous, à fleur d'eau, par des degrés pratiqués dans les arches.

Le jardin, qui est au bout, est appelé Mille-Arpents, non pas qu'il contienne en effet mille arpents, mais pour faire entendre que sa grandeur est extraordinaire. Il est long d'un mille et large presque autant[37], fait en terrasses soutenues de murs de pierres: on y compte douze terrasses, élevées de six à sept pieds l'une sur l'autre, et qui vont de l'une à l'autre par des talus fort aisés à monter, et aussi par des degrés de pierre, qui joignent le canal. Il y a quinze allées dans ce jardin, autant que de terrasses, dont douze sont des allées de traverse; et de quatre en quatre de ces allées, on trouve un large canal d'eau à fond de cuve, qui traverse le jardin parallèlement, passant sous des voûtes de briques à l'endroit des trois allées longues, afin de ne les pas interrompre. Ces allées longues, qui sont tirées au niveau, mènent d'un bout à l'autre du jardin; celle du milieu est ornée d'un canal de pierre, profond de huit pouces et large de trois pieds, avec des tuyaux de dix en dix pieds, qui jettent l'eau fort haut. Au bas de chaque terrasse, à l'endroit de la chute du canal, laquelle est en talus et fait une nappe d'eau, il y a un bassin de dix pieds de diamètre, et au haut, il y en a un autre sans comparaison plus grand, profond de plus d'une toise, avec des jets d'eau au milieu et autour. Ces bassins sont tous de différentes figures, ronds, carrés et à plusieurs angles; celui de la troisième terrasse est dodécagone, de trois cents pas de tour. On voit proche de chaque bassin, sur les ailes, deux grands pavillons fort hauts, peints, dorés et azurés. Au milieu de la sixième terrasse, il y a un pavillon qui coupe l'allée, lequel est à trois étages, et si grand et si spacieux, qu'il peut contenir deux cents personnes assises en rond. Il y a un autre pavillon à l'entrée du jardin, et un autre au bout, qui sont semblables, à la figure et à l'ordonnance près. Quand les eaux jouent dans ce beau jardin, ce qui arrive fort souvent, on ne saurait rien voir de plus grand et de plus merveilleux, surtout au printemps, dans la saison des premières fleurs, parce que ce jardin en est couvert, particulièrement le long du canal et autour des bassins. On est surpris de tant de jets d'eau qu'on voit de toutes parts à perte de vue; et l'on est charmé, tant de la beauté des objets que de la senteur des fleurs et du ramage des oiseaux, qui sont dans les volières et parmi les arbres.

VIII

Chardin vous promène ainsi dans toute la ville et dans les environs, jusqu'aux montagnes qui servaient de lieu de plaisance et de divertissement au roi et à ses favorites.

Il revient ensuite aux ruines de Persépolis, qu'il visite et décrit en philosophe et en historien, mais sans en découvrir le mystère.

Il quitte cinq fois Ispahan pour traverser, par Chiraz, jusqu'au golfe Persique (Ormus) la Perse du Midi. Partout son voyage a le même intérêt, sans phrases.

Pendant le dernier de ses voyages, le roi meurt à la campagne, et voici la manière curieuse dont il raconte l'élévation et le couronnement de Solyman, son successeur. La cour s'y dévoile avec un magique intérêt; lisez:

Les eunuques s'étant présentés au logis des ministres, comme venant de la part de Sa Majesté, les obligèrent de sortir de l'appartement de leurs femmes, et alors ils les informèrent également tous deux de la mort d'Abas II (A'bbâs), et leur en firent un rapport assez exact, qui était que le jour précédent, vers le soir, après que ces ministres se furent retirés, ce monarque avait mangé de bon appétit des confitures que ses femmes lui avaient apprêtées; ensuite de quoi il avait paru se porter mieux qu'à l'ordinaire, jusque sur les neuf heures du soir, qu'il était tout à coup tombé en pâmoison; qu'eux y étaient accourus, et l'avaient mis sur son lit; qu'il était revenu à soi sur les onze heures, mais avec quelque altération de sa raison; que sa douleur après cela s'était augmentée, et que deux remèdes réitérés qu'il avait pris par l'ordonnance des médecins ne l'avaient point soulagé; que, vers les deux heures après minuit, la violence de son mal sembla s'être un peu apaisée, mais qu'elle l'avait ressaisi sur les trois heures et lui avait causé une frénésie demi-heure durant; qu'une autre demi-heure il avait joui de quelque repos; mais que, enfin, vers les quatre heures, ses yeux, par de tristes roulements, avaient fait connaître les approches de sa mort; qu'en même temps, il avait rendu l'esprit sans autre agitation, et l'on peut dire sans s'être senti mourir. Aussi n'avait-il témoigné, pendant tout le cours de sa maladie, qu'il s'y attendît ni qu'il en eût la moindre pensée; et cette dernière nuit, il n'avait même rien ordonné touchant sa personne, sa maison ni son successeur: seulement, dans la force de son dernier accès, un peu avant d'expirer, se tournant du côté de l'appartement public, il avait prononcé avec quelque fureur ces paroles: «Je sais bien que vous m'avez empoisonné; mais vous boirez votre bonne part du poison, puisque je laisse un fils qui, après ma mort, vous mangera à tous le cœur!»

Les médecins allèrent donc rendre visite au premier ministre; et, sous prétexte de lui donner avis de la mort du roi et de lui déclarer la qualité des deux derniers médicaments qu'ils lui avaient fait prendre, ils entrèrent dans des matières plus importantes: ils parlèrent de l'élection, et lui remontrèrent que lui et tous les grands du conseil avaient bien sujet de prendre garde à eux; que le prince, quelques moments avant sa mort, s'était plaint à haute voix que ses ministres lui avaient fait donner du poison; mais qu'il laissait un fils qui leur mangerait le cœur; que ces paroles ni ces plaintes ne pouvaient demeurer cachées au successeur; que si l'on donnait la couronne à l'aîné, qui était déjà dans un âge assez avancé pour se rendre indépendant, et qui d'ailleurs avait l'esprit fort fier, il ne manquerait jamais de se servir de ce prétexte pour se défaire de tous les grands et de tous les ministres, dans la pensée de se rendre absolu par ce moyen et se mettre en état de faire de nouvelles créatures, vu principalement qu'il devait se ressentir du mauvais traitement que son père lui avait fait depuis deux ans, qu'il attribuerait toujours au conseil de ses ministres. Leur conclusion fut que, comme ils voyaient que le prince aîné ne pouvait pas vouloir du bien aux grands, que c'était à eux une imprudence de lai en faire, particulièrement un bien de cette nature, qui le mettait en pouvoir de leur faire tout le mal qu'il lui plairait; et dans cette conjoncture, le parti le plus assuré était de faire tomber leur élection sur le puîné, Hamzeh-Mirza; que ce jeune prince promettait beaucoup et donnait pour l'avenir de grandes espérances pour la grandeur de l'empire des Perses, et pour le présent il leur donnait sujet à tous de s'attendre à un doux repos, puisque, étant incapable des affaires, il leur en laisserait le maniement un fort long temps, qui ne pouvait être moindre que de douze ou quinze ans.

Ces paroles, portées par ces deux seigneurs au premier ministre, et ensuite au second, auquel, sous ce même prétexte, ils tinrent un semblable discours, firent tout l'effet qu'ils en osaient désirer.

L'un et l'autre s'y rendirent, et ils résolurent d'élever sur le trône le plus jeune des enfants du feu roi au préjudice de l'aîné. Ils se figurèrent que si cet aîné venait à régner, leur perte était infaillible; qu'il y avait tout à craindre d'un esprit hautain comme le sien, qui, à l'âge de vingt ans, se verrait, de captif, tout à coup devenu souverain; que, quand il ne se croirait pas avoir été offensé par eux, le plaisir qu'il prendrait à faire le maître le porterait à d'étranges résolutions, dont la moindre serait de changer la face de la cour. «Et qui sait, disaient-ils en eux-mêmes, s'il n'attentera point à nos vies?» Surtout le reproche d'empoisonnement les mettait à la gêne; car, bien que peut-être ils en fussent innocents, le soupçon en était si plausible, que cette accusation, toute fausse qu'elle était à leur égard, ne leur présentait pas une image de mort moins horrible que si elle eût été véritable, lorsque le prince qui succéderait à l'empire voudrait l'appuyer; qu'au contraire, si l'on élisait le puîné, ils se maintiendraient sans peine dans le poste glorieux que leurs charges leur donnaient; qu'ils auraient le loisir d'élever leurs familles et de faire des créatures; qu'ils gouverneraient avec un pouvoir presque absolu, sous un enfant, un des plus grands empires de l'univers.

Au reste, je n'ai point entendu dire que d'autres seigneurs que ceux-ci se soient trouvés en cette assemblée.

Le premier ministre y prit le premier la parole, et leur exposa ce que le grand chambellan lui avait rapporté de la mort du roi, qui lui avait été confirmée par les deux premiers médecins. Il leur dit «qu'il ne doutait pas qu'ils ne l'eussent tous appris d'eux de la même sorte, et qu'ainsi ils auraient connu comment leur défunt monarque avait rendu l'esprit, sans avoir déclaré par écrit ni de vive voix auquel de ses deux fils il laissait le sceptre, et que, par cela, il était de leur devoir de procéder à cette élection au plus tôt, tant pour ne laisser davantage dans une condition privée celui des princes à qui la Providence avait destiné la couronne, que pour mettre l'État en sûreté, qui courait toujours fortune tandis qu'il n'aurait point de maître, vu qu'il en était des monarchies comme des corps animés, qu'un corps cesse de vivre au moment qu'il demeure sans tête, un royaume tombait dans le désordre au moment qu'il n'avait plus de roi; que, pour éviter ce malheur, il fallait, avant de se séparer, élire de la sacrée race imamique un rejeton glorieux qui s'assît au trône qu'Abas II venait de quitter pour aller prendre place dans le ciel; que ce monarque, de triomphante mémoire, avait laissé deux fils, comme il s'assurait que personne de ceux devant qui il parlait ne le révoquait en doute, l'un, Sefie-Mirza, qui était venu au monde il y avait environ vingt ans, et avait été laissé dans le palais de la Grandeur en la garde d'Aga-Nazir; l'autre, Hamzeh-Mirza, âgé de quelque sept ans, qui se trouvait ici près d'eux à la cour, sous la garde d'Aga-Mubarik, présent en leur assemblée; que, de ces deux, après avoir invoqué le nom très-haut, ils choisissent celui que le vrai roi avait préparé pour le lieutenant du successeur à attendre.»

Par ce successeur à attendre, les Perses veulent dire le dernier des imaans (îmâm), qui est dans leur opinion comme leur Messie, dont ils attendent à tout moment le retour. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer ceci plus au long, non plus que quelques façons de parler persiennes, que nous avons exprimées en leur naturel, dans la croyance que nous avons eue que les savants y prendraient plaisir.

Ce premier ministre ayant prononcé ces paroles avec une grande démonstration de douleur, et avec un air plein de majesté, qu'à l'âge de soixante ans il a merveilleuse et insinuante, se tut, comme attendant que quelqu'un parlât et donnât son avis. Mais, lorsqu'il vit que tous ceux de l'assemblée lui déféraient (car en effet cet honneur, à cause de sa dignité, lui appartenait), et qu'applaudissant à son discours, et levant les yeux au ciel, ils ne faisaient que répéter le Bism allah' (Bismîllah), Ainsi soit-il! Au nom de Dieu! il reprit ainsi modestement la parole, en regardant tous les grands l'un après l'autre: «Que, dans le besoin où ils se trouvaient, et dans la résolution qu'ils avaient prise d'élire pour monarque un de ces deux princes, son sentiment était qu'ils devaient céder à une fâcheuse mais pressante nécessité, qui les obligeait de préférer Hamzeh-Mirza, quoique le plus jeune, et l'élever au trône au préjudice de son aîné; que la raison de cela était que tout le monde ne savait que trop la rigueur qu'Abas avait toujours tenue à celui-ci; qu'il y avait à craindre que ce jeune prince ne fût du moins privé de la vue; que le bruit en avait couru dès lors que le défunt monarque, au sortir d'Ispahan, fit paraître sur son visage une consternation qui ne marquait rien que de funeste; qu'on avait eu encore plus de sujet de le croire depuis que le roi, au commencement de sa maladie, avait envoyé en poste, sans aucune participation de pas un des grands, un eunuque en cette même ville avec quelques ordres secrets; que ces ordres ne pouvaient aller qu'à faire trancher la tête au prince son fils, ou lui arracher les yeux pour le rendre incapable de succéder à la couronne après lui, s'il venait à mourir; car, pour toute autre chose, ce monarque n'eût pas manqué d'en faire part à quelques-uns de son conseil, et particulièrement à lui, premier ministre, qui avait accoutumé, dans la conduite ordinaire, de sceller de son sceau tous les commandements et les ordres où Sa Majesté mettait le sien; que si cela était ainsi, ils ne pouvaient l'élire qu'ils n'en reçussent une grande confusion, non-seulement s'il était mort, mais encore s'il était privé de la vue. Car vous savez, dit-il, que les sacrées lois de l'élu de Dieu ne permettent pas qu'une personne à qui cette sorte de disgrâce est arrivée obtienne le souverain commandement sur nous; après cela, nous serons contraints de recourir à Hamzeh-Mirza; et de quelle grâce, je vous prie, recevra-t-il notre élection? N'aura-t-il pas sujet de se plaindre du peu d'affection que nous aurions témoigné à devenir ses esclaves, et que nous ne l'avons reconnu pour notre roi qu'après que son frère n'a pu le devenir? Prendra-t-il plaisir à recevoir de nos mains une couronne que nous aurions offerte à un autre? Il se persuadera de ne devoir rien à nos suffrages, qui ne lui auront pas été donnés pour une inclination pleine d'amour, mais qu'une invincible nécessité aura exigés de nous. Et Dieu veuille qu'il en demeure là et qu'il se contente de ne nous en pas savoir gré! Qui sait s'il ne se vengera pas, et si les froideurs que nous avons eues pour lui n'allumeront pas en son âme un feu de colère contre nous, qui ne s'éteindra que par notre ruine et la désolation de nos familles? Mais ce n'est pas ce que nous devons considérer. Quand il s'agit du salut de l'État, celui des particuliers est peu de chose. Songez, seigneurs, à ce que j'ai marqué au commencement de ce discours: il faut éviter un interrègne dangereux, qui durerait longtemps dans les allées et venues d'ici à la ville capitale. La Providence nous a mis entre les mains Hamzeh-Mirza; que nous reste-t-il plus, que suivre ses ordres, et d'aller dès ce moment élever ce favori du ciel au trône sacré du prince du monde.»

Après que le premier ministre eut prononcé ces paroles, il ne laissa pas peu à penser aux autres seigneurs d'où lui pouvait être venu ce sentiment; néanmoins, comme c'était une personne qui avait toujours vécu dans une haute estime de probité, et que son âge déjà avancé et sa longue expérience dans les affaires le rendaient très-considérable, on ne soupçonna point que l'avis qu'il donnait fût intéressé, ni qu'il y fût porté par d'autres motifs que ceux qui regardaient le bien de l'État, vu principalement qu'il n'avait rien avancé que toute la compagnie n'estimât très-véritable.

Cet enfant royal allait être de cette sorte élevé sur le trône, à l'exclusion de son aîné. Tous les grands donnaient les mains à cette élection, et pas un de ceux qui avaient droit de parler ne lui avait refusé son suffrage. Il ne restait plus que deux eunuques qui n'avaient rien dit; mais qui eût pensé qu'ils eussent jamais osé rien dire, et encore le moins considéré de ces deux? Vu que l'un ni l'autre n'ayant ni droit, ni titre, ni autorité pour ce faire, aurait-on pu s'imaginer qu'ils auraient été capables de concevoir des sentiments contraires à ceux que cette illustre assemblée faisait paraître? Et quand ils en auraient été capables, y avait-il apparence qu'ils eussent eu l'audace de le déclarer, et, en le déclarant, de l'emporter contre tant de voix?

Cela arriva néanmoins d'une façon que l'on peut appeler miraculeuse, tant pour les circonstances que nous avons déjà observées, que pour celles que nous allons marquer, et qui font dire qu'il y a une puissance supérieure qui se mêle souverainement dans les affaires humaines, qui se rend maîtresse des événements, et qui fait réussir les choses bien souvent contre notre attente, comme il arriva ici, où Sefie fut élu malgré le complot des personnes intéressées, et les dispositions favorables qu'ils avaient données à leur entreprise.

Cet eunuque, qui rompit toutes les mesures qu'avaient prises ces seigneurs, fut Aga-Mubarek, fort considéré en cette cour-là, comme nous l'avons marqué, auquel l'éducation du second fils du monarque avait été commise. Il était, dis-je, le gouverneur de Hamzeh-Mirza, celui que les grands voulaient élever sur le trône; et, par conséquent, il devait plus qu'aucun autre appuyer leurs suffrages, puisque, apparemment, la grandeur de son illustre nourrisson allait augmenter infiniment son crédit, et lui présentait une fortune la plus éclatante qu'un homme de sa condition pouvait espérer.

Cependant l'amour de la justice prévalut dans son âme, et ce fut avec horreur qu'il entendit la proposition qu'avait faite le premier ministre de préférer le cadet à l'aîné, qui s'augmenta à mesure que les autres du conseil y prêtaient leur consentement. Sur quoi il prit une résolution digne de cette ancienne et constante fidélité dont on a toujours vanté les eunuques. Il crut qu'il y allait de son devoir d'empêcher ce désordre autant qu'il pourrait; et qu'encore qu'il n'eût pas de droit de parler en cette assemblée, il lui était permis de violer ce droit, qui n'était que de pure cérémonie, pour remettre dans le bon chemin ceux qui violaient une loi que la nature semblait avoir établie et que la religion favorisait.

Il attendit néanmoins que tout le monde eût parlé, tant parce qu'il devait cette déférence aux seigneurs qui tenaient un rang au-dessus de lui, que parce qu'il espérait toujours que quelqu'un d'eux, plus éclairé ou mieux intentionné que les autres, proposerait des sentiments plus légitimes, et le délivrerait de l'embarras où une rencontre si fâcheuse l'allait engager; mais, lorsqu'il vit que, tout d'une voix, ils avaient conclu à l'élection du cadet, au préjudice de l'aîné, sur des prétextes qui, quelque spécieux qu'ils fussent, paraissaient affectés, et sur des conjectures trop faibles au fond pour être assez considérables dans une si grande affaire; d'un ton de voix qui, sans perdre le respect, avait beaucoup de vigueur, il leur parla en ces termes:

«Cette proposition que vous venez de faire, princes, seigneurs des seigneurs, d'exclure de la couronne Sefie, fils aîné d'Abas II, à qui elle appartient légitimement, et de mettre en sa place le cadet Hamzeh-Mirza, choque trop visiblement la justice et les lois de l'envoyé élu, pour croire que vous vous y soyez portés par quelque éblouissement qui vous ait surpris. J'oserais bien vous assurer que nul des motifs qui ont été allégués n'est estimé assez puissant de pas un de vous. Non: le prétexte que vous avez emprunté pour élire Hamzeh-Mirza n'est pas raisonnable. Le véritable sujet qui vous y porte, si vous voulez que je vous le dise, encore que vous le sachiez aussi bien que moi, c'est le désir que vous avez de gouverner la Perse, et longtemps et à votre gré; c'est pour cela que vous voulez élire un enfant, sous la minorité duquel tout vous sera permis, et vous pourrez exercer une puissance absolue: car ce que l'on allègue du prince aîné, que sans doute il est privé de la vie ou de la vue, ne peut passer pour autre chose que pour une pure illusion. Si cela était, n'en aurais-je rien appris, moi qui, depuis le départ du roi de la capitale, ai toujours su précisément tout ce qui s'est passé dans le palais des femmes, qui l'ai toujours suivi partout, et qui ai, outre cela, la conduite du jeune prince? Si cet eunuque qui fut envoyé en poste, il n'y a pas longtemps, à Ispahan, eût eu des ordres secrets contre Sefie-Mirza, dans le dessein de le rendre incapable de succéder à l'empire, n'en aurais-je rien découvert; et le feu roi n'eût-il pas changé quelque chose à la condition de son second fils, qu'il eût désigné en ce cas-là pour monter sur le trône après lui? N'eût-il pas augmenté son apanage et son éclat? Me l'eût-il celé à moi et à la lumière des femmes, à la duchesse, dis-je, mère du jeune prince? Et quand il me l'aurait voulu celer, ne m'aurait-il pas été plus aisé qu'à vous d'en découvrir quelque chose, puisque je demeure dans le palais intérieur, et que je sais tout ce qui s'y passe de plus secret; que vous n'y entrez jamais, et que vous ne le pouvez regarder que par dehors? Il n'est rien, en un mot, de tout ce que vous feignez de craindre. Sefie-Mirza est vivant et voyant, Dieu en est ma caution; et, s'il n'en est pas ainsi, voilà ma tête. Vous ne pouvez donc pas sans injustice ou, pour mieux dire, sans une noire trahison, oublier l'aîné et le sacrifier et à vos passions et aux intérêts de son cadet. Que plutôt le cadet soit sacrifié à lui et aux intérêts de l'État! Ne voyez-vous pas que vous allez jeter le royaume dans une confusion épouvantable et le remplir de divisions? Pensez-vous que les autres grands veuillent passer pour des gens sans loi et approuvent vos suffrages? Croyez-vous que les peuples veuillent se charger de votre crime, et souffrir sur le trône des fidèles le plus jeune frère, que vous ne pourrez y avoir mis qu'en foulant aux pieds les plus saints devoirs que la religion nous inspire? Au contraire, tout le monde s'élèvera contre vous pour soutenir le parti de l'héritier légitime; et quand il ne le ferait pas, vous serez chargés de malédictions et toujours regardés comme les auteurs d'un attentat exécrable; vous en rougirez de honte toute votre vie et en aurez un regret perpétuel dans l'âme. Hamzeh-Mirza lui-même, pour qui vous avez prostitué vos consciences, ne vous en saura pas de gré un jour; il vous regardera comme des chiens, qui ne lui auront procuré cet honneur que dans le désir de faire curée, et qui, dans l'espérance de s'engraisser pendant son bas âge, auront laissé Dieu et la loi, le Prophète et le livre, l'explication, la droite raison et la justice. Je m'assure qu'il vous punira, et que le moindre châtiment que vous en devez attendre est d'être envoyés nus en quelque désert, prier Dieu pour lui de ce qu'il vous aura laissé la vie.» Là-dessus, il s'arrêta tout court, le visage un peu ému; puis reprenant la parole au même instant avec une exclamation subite: «Hamzeh-Mirza, s'écria-t-il, Hamzeh-Mirza! à quelle extrémité vois-je que vous le réduisez? Voulez-vous, seigneurs, que je l'aille étrangler de mes mains et que je vous le vienne apporter mort en votre présence? J'en ai le pouvoir, il est sous ma charge. C'est par là que je saurai vous ôter le moyen de ne pouvoir plus faire de mauvais choix; vous serez bien alors contraints de porter la couronne à l'aîné, et je vous laisse à penser de quelle manière il la recevra de vous, quand il verra que vous ne vous serez rendus à votre devoir qu'après une extrémité si fâcheuse.»

Il finit son discours avec cette menace, et laissa les seigneurs de l'assemblée tellement surpris, que si une montagne fût tombée à leurs pieds, comme on parle en Perse, ils n'eussent pas témoigné tant d'étonnement. Ils ne devinaient point le motif qui avait porté cet eunuque à une résolution si déterminée: il n'y était poussé ni par la haine, ni par la crainte, ni par l'espérance. Il n'était point ému par la haine, puisqu'il chérissait tendrement son aimable nourrisson; moins encore par la crainte, puisqu'il ne pouvait attendre qu'une douce complaisance à son égard de celui qui avait été élevé entre ses bras. Il ne pouvait non plus rien espérer d'aussi avantageux du côté de l'aîné dont il ignorait l'inclination; car, quand il en aurait eu pour lui, elle aurait toujours été moindre que celle du plus jeune, qui l'avait sucée avec le lait. Ils voyaient tous qu'il parlait contre ses propres intérêts, et que ce ne pouvait être que le zèle pour la justice et pour le bien de l'État, le désir de contenter les peuples et la fidélité qu'il devait à son défunt maître qui le faisaient agir. C'est ce qui leur donna du respect pour lui, et qui les obligea d'admirer des sentiments si généreux, quoiqu'ils fussent contraires à leurs intentions et qu'ils accusassent leur conduite.

Un demi-quart d'heure se passa sans que pas un d'eux ouvrît la bouche: ils se regardaient l'un l'autre, sans dire mot, dans l'embarras que leur donnait ou la honte de se dédire, ou la crainte du péril qu'ils couraient s'ils osaient s'obstiner à maintenir le sentiment qu'ils avaient témoigné d'abord. Enfin, le premier ministre, soit qu'il fût plus ami de l'équité que les autres, comme cette manière d'agir noble et désintéressée qu'il avait toujours fait paraître auparavant le donnait à conjecturer, soit qu'il craignît qu'à son défaut quelque autre prît la parole, ce qui l'eût rendu criminel, puisqu'il lui appartenait de parler le premier, et qu'il le venait de faire lorsqu'il avait opiné si fort au désavantage de Sefie-Mirza; ce premier ministre, dis-je, rompit le silence et commença à dire: «que véritablement, sur l'assurance infaillible que l'on aurait que le fils aîné d'Abas II ne serait plus en état de recevoir la couronne, l'assemblée pourrait, sans injustice, passer à l'élection du second fils; mais, puisque maintenant Aga-Mubarik les assurait fortement que Sefie-Mirza n'avait perdu ni la vie, ni la vue, sans délibérer davantage, il le fallait élire: c'est pourquoi il lui donnait de tout son cœur sa voix et ses vœux, et protestait qu'il fallait tout de ce pas lui aller présenter le diadème et l'empire.»

Les autres seigneurs, à ces paroles, perdirent courage, et n'eurent plus la force de soutenir bien ce qu'ils avaient commencé mal. La condition de ces seigneurs les rend naturellement timides; tout illustres et tout princes qu'ils paraissent, ils ne sont en effet que des esclaves: leur vie, leur liberté, leur honneur et leurs biens dépendent absolument du souverain. Ainsi, bien loin qu'aucun d'eux voulût tenir ferme sur son premier sentiment, ils se hâtèrent à l'envi l'un de l'autre de se rétracter; et dissimulant leur mécontentement, ils arrêtèrent, tout d'une voix, «qu'attendu que l'aîné se trouvait en état de recevoir la couronne qui lui appartenait par la loi, il fallait sans délai l'aller tirer du palais de la Grandeur pour le porter sur le trône.» Voilà comme Sefie-Mirza (Sséfy-Myrzâ) fut élu monarque des Perses, contre la volonté de ceux mêmes qui lui donnaient leurs suffrages.

IX

Ainsi, celui qui avait été nommé pour assurer l'élection du cadet fit prévaloir l'aîné. La conscience de l'eunuque, ou sa profonde habileté, l'emporta contre le conseil tout entier.

Le fils aîné fut nommé, et l'ombre du harem couvrit le sort du second fils.

Lamartine.

FIN DE L'ENTRETIEN CXLIII.
Paris.-Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.

CXLIVe ENTRETIEN
MÉLANGES

M. DE GENOUDE ET SES FILS
I

C'est vers 1820 que je connus très-intimement un assez grand nombre d'hommes et de femmes, ou illustres, ou célèbres, qui eurent par la suite une certaine influence sur ma vie. J'aime à me les rappeler et à revivre avec eux, comme si toutes les années qui se sont écoulées entre ces moments et ceux où j'écris ressuscitaient tout à coup pour eux et pour moi, et nous replaçaient dans les mêmes rapports. C'est vivre deux fois; admirable effet des dons de la mémoire, qui nous permet de revivre les temps que nous avons déjà vécus!

Il faut dire d'abord, pour expliquer l'empressement que tant de personnages, si au-dessus de moi par l'âge, le rang, la naissance, l'illustration, mettaient à me connaître, que, grâce au comte de Virieu, mon camarade des gardes du corps, et à quelques pièces de vers rapportées de Milly et récitées par mes amis dans les sociétés de Paris, je jouissais déjà d'une sorte de renommée à demi-voix dans le monde. Mon extérieur distingué et ma figure agréable, quoique mélancolique, n'y gâtaient rien; on parlait de moi comme d'un jeune homme bien né et bien pensant, venu à Paris avec les jeunes gentilshommes de sa province pour servir le roi, mais que les dons de Dieu, dont il paraissait comblé, ne tarderaient pas, malgré sa modestie, à tirer de l'obscurité et à faire éclater au grand jour. Cette fleur de renommée dont on ne voit pas l'éclat, mais dont on devine le parfum comme un mystère, semble être la possession secrète de tous ceux qui la respirent; on se passionne pour elle comme pour un trésor secret qui mettra bientôt dans l'ombre tous les talents alors en lumière. Telle était au juste ma demi-célébrité dans un monde où elle m'avait pour ainsi dire devancée; cela me valait un accueil peu répandu, mais charmant.

M. de Genoude fut un des premiers à se faire présenter à moi par un beau et excellent jeune homme de son pays, qui faisait avant moi des vers très-agréables: c'était M. Rocher, de la Côte-Saint-André, que j'avais connu dans mes courses en Dauphiné; il débutait à Paris dans la magistrature et dans les lettres; il devint plus tard sous-secrétaire d'État du ministère de la justice, sous la République. Je le retrouvai à Bourges, président du jury national chargé de juger l'insurrection étourdie à laquelle on a donné le nom de M. Ledru-Rollin. J'y fus appelé comme témoin.

M. Rocher m'amena donc un matin son compatriote, qui traduisait alors les magnifiques Psaumes de David de l'hébreu en français; il savait par cœur quelques vers de moi, qu'il avait entendu réciter par hasard; il en était ou en paraissait enthousiaste. Il me témoigna une bienveillance et un dévouement extrêmes. Il était d'une figure prévenante et empressée, comme ces hommes heureux de rendre service. Né à Grenoble, d'une honorable famille qui tenait une petite auberge où l'on vendait de la bière aux jeunes gens du pays, sa mère, femme pieuse et intelligente, lui avait fait donner par les ecclésiastiques de Grenoble une éducation lettrée, dont elle espérait un jour tirer parti pour son avancement dans le monde. Elle ne s'était point trompée. Il ne rougissait point de sa médiocrité en entrant dans la vie. Un de mes anciens amis, M. de Mareste, homme d'esprit, très-au-dessus des préjugés vulgaires, le rencontrait quelquefois chez moi. Il lui témoignait estime et bienveillance. Il me racontait que, quelques années auparavant, cet enfant, faisant ses études à Grenoble, d'une figure agréable et spirituelle, en aidant sa mère dans les soins de sa petite hôtellerie, servait souvent la chopine de bière mousseuse et le petit verre de ratafia de Grenoble à lui et à ses amis, sans que cette modeste apparence de servilité banale nuisît en rien à l'estime que la jeunesse de Grenoble témoignait à ce jeune homme dévoué à sa famille. Après avoir terminé ses études en Dauphiné, il fut recueilli à Paris, je ne sais sous quelle dénomination, dans la maison de M. Lenoir-Laroche, sénateur de l'Empire, qui lui donna asile et protection. M. de Genoude y fit connaissance de M. de Chateaubriand, de M. de Lamennais et de la plupart des hommes de lettres de l'époque appartenant alors au parti religieux et royaliste, auquel sa mère lui avait recommandé d'être fidèle; il semblait se destiner à la prêtrise. La décence de sa conduite, ses traductions de la Bible, ses liaisons particulières avec les hommes pieux, la modestie de sa physionomie, les habitudes régulières de sa vie avaient quelque chose des jeunes lévites. Il ne se cachait pas du penchant qu'il avait pour cette profession, même parmi nous, jeunes gens très-profanes, et cela le faisait accepter par les hautes notabilités de Paris comme un futur ministre de l'Église. Mais, soit nature, soit habileté politique, il ne se prononçait pas nettement encore avec le parti des saints de ses amis. Il se bornait à leur donner de l'espérance. On vit bientôt pourquoi.

II

Quelques jours après cette connaissance sommaire, il vint un matin me revoir en sortant de chez l'abbé de Lamennais. Je ne connaissais l'abbé de Lamennais que par l'enthousiasme que m'avait inspiré, pour son style véritablement supérieur, son premier volume de l'Essai sur l'Indifférence en matière de religion. Je l'avais reçu à Milly pendant l'été précédent. J'y étais seul, pendant un séjour que mon père, ma mère et mes sœurs étaient allés faire en Bourgogne, chez l'abbé de Lamartine, dans sa terre auprès de Dijon. Ma solitude me prédisposait à l'admiration. Le volume m'était arrivé, sans nom d'auteur, par la poste. Les premières pages me transportèrent à d'autres temps, et, bien que je ne fusse pas dévot à la manière de l'auteur, ses doctrines exaltées et passionnées, la nouveauté et la perfection de son style me firent croire pendant quelques jours que l'auteur anonyme de ce livre, encore inconnu pour tout le monde, ne l'était pas pour moi. Je me figurai que ce volume était le coup d'essai du baron Louis de Vignet, neveu du comte de Maistre. Louis de Vignet était mon camarade de collége chez les jésuites de Belley. Plus je lisais, plus je me confirmais dans cette supposition. Il aura voulu, me disais-je, essayer sur moi la portée de son génie. Il en avait; c'étaient les mêmes idées violentes et hardies, les idées inflexibles, me disais-je, exprimées avec cette hauteur de parole et cette insolence de conviction du prophète de Chambéry, qui n'admettait le doute que comme une impiété. Supposer que Dieu lui-même eût pu avoir une autre idée que celle d'un montagnard de Savoie lui eût paru un blasphème impardonnable de notre risible orgueil. Je lus avec admiration les phrases, avec douleur les principes; le radicalisme insultant à la bonne foi ne m'allait pas, mais la forme de ce style m'enchantait.

Quand j'eus fini, j'écrivis à Louis de Vignet que je l'avais reconnu et que je le priais de m'avouer son subterfuge; on m'écrivit de Paris quelques jours après, pour me nommer l'auteur de cette belle diatribe. C'était un jeune ecclésiastique récemment converti, né à Saint-Malo, pays de M. de Chateaubriand, et qui était égal à son compatriote, non en sensibilité, mais en éloquence. M. de Genoude, lui ayant parlé à Paris de mon admiration pour son talent, lui inspira le désir de me connaître; un matin, la conversation étant tombée entre eux sur la poésie, à propos des Psaumes, Genoude se prit à lui réciter une Méditation, de moi, sur le même sujet, que je venais de lui adresser à lui-même à propos de sa traduction. J'y prenais tour à tour le ton de tous les prophètes, et je finissais par Job, le plus poëte de tous. L'abbé de Lamennais, qui était encore dans son lit, fut tellement ravi de cet essai de mon talent, qu'il jeta à terre sa couverture et ses draps, et s'écria que ce jeune garde du corps était le barde sacré de ce temps-ci, et qu'il voulait que Genoude, sans perdre un moment, le conduisît immédiatement chez lui. Je les vis entrer, peu d'instants après, l'un et l'autre dans ma chambre, et de ce jour l'abbé et moi nous fûmes liés. Cette liaison, toutefois, qui fut assez constante, ne fut jamais tendre: le goût de la haute littérature nous unissait, la différence de nos caractères tendait sans cesse à nous désunir.

III

L'abbé de Lamennais, devenu depuis si célèbre, n'avait rien à mes yeux d'attachant. Son extérieur était celui d'un séminariste enragé de théologie, plutôt que d'un saint nourri de piété tolérante. Il paraissait plus haineux que sensible. Son costume de prêtre étriqué ne relevait pas son extérieur. Ses gros souliers, ses bas de laine noire mal étirés sur ses jambes grêles, sa redingote étroite et râpée suivait et dessinait la charpente de ses côtes. Sa tête, constamment penchée en avant et un peu de côté, s'harmoniait bien avec son regard mobile et indirect. Il était de la taille d'un enfant de chœur, petit, maigre, chancelant sur ses pieds, une ébauche d'homme. Mais le feu de ses yeux et l'ardeur de son soliloque quand il parlait, et il parlait presque toujours sans écouter les réponses, fixaient sur lui tous les regards. Alors il se levait tout à coup et se mettait à marcher en zigzag dans son appartement avec une volubilité passionnée, mais monotone, qui interdisait la possibilité et même l'idée de le contredire. Ses paroles, entrecoupées d'un rire nerveux et hostile, étaient presque toujours des plaisanteries sarcastiques très-amères contre les absents, auxquels il ne pardonnait pas le moindre dissentiment avec lui ou avec le parti dont il était alors; puis il lançait, en regardant ses auditeurs, un éclat de rire saccadé et bruyant qui ressemblait à l'écho de son âme. Rien de tout cela ne me plaisait, mais je le regardais comme un homme d'une autre chair et d'une autre âme, destiné à jouer un grand rôle dans un monde à part; ce monde de la haine et de la colère, le jacobin noir de la révolution posthume du dix-neuvième siècle. Car, quand on a lu comme moi avec attention les diatribes des premiers jacobins et les incroyables absurdités qu'ils vociféraient dans les séances de 1791, contre la cour et l'aristocratie, on les retrouve toutes dans les conversations de l'abbé de Lamennais contre les démocrates de 1818 et de 1820. C'était sur eux alors que tombaient ses sarcasmes.

Il ne tarda pas, moitié par la passion de la propagande religieuse, moitié par l'autorité de son talent royaliste, à se former, dans un petit appartement d'un faubourg de Paris, une espèce de cour de jeunes gens fanatiquement dévoués à ses opinions changeantes, mais toujours extrêmes, qui lui faisait un cénacle. Il les menait l'été à la Chesnaye, maison de campagne solitaire où il composait ses ouvrages en tenant ses jeunes acolytes dans une espèce de couvent rural et religieux; il revenait à Paris l'hiver. Il n'était rien moins que partisan de l'Église gallicane à cette date de sa vie; car, en 1820, quelques jours avant mon départ pour Naples, il me fit prier par M. de Genoude de me rendre à une conférence secrète qui devait avoir lieu chez M. de Bonald pour fonder une Revue littéraire. Le but était de m'offrir des articles purement politiques à rédiger; mais le sens principal de cette Revue était de combattre les principes de l'Église gallicane comme attentatoires à la liberté du souverain pontife et à la spontanéité de la foi catholique en France. Je m'y rendis, car bien qu'éloigné des sentiments de Lamennais en matière religieuse, j'étais et je suis toujours très-ennemi du concordat de Bonaparte assujettissant le prince aux volontés du pape, et le pape aux ordres du prince. L'abbé de Lamennais parla dans le sens contraire, ainsi que M. de Bonald et M. de Genoude. Je fus chargé, en dehors de toute controverse religieuse, de faire un article sur Voltaire dans un des premiers numéros de la Revue. Je le commençai très-modéré; blâmant les excès de plume de ce grand artiste et louant son merveilleux talent. Mais, forcé de partir inopinément, je laissai à Genoude cet article à peine commencé. Il le finit, ou il le fit finir par une main inconnue, et je fus très-étonné, en arrivant de Naples, de le lire tout autrement conçu et autrement rédigé qu'il n'était dans mon esprit et signé de moi. Je ne réclamai pas contre une erreur qui ne venait que d'une complaisance, et ayant fait paraître moi-même alors les premières pages de mes poésies, attaquées et défendues avec acharnement, j'abandonnai la Revue à elle-même avant de l'avoir commencée. J'écrivis seulement à Genoude de ne plus compromettre mon nom dans des causes qui n'étaient pas selon mes opinions, et tout fut dit.

IV

Mais il m'avait rendu un grand service quelques semaines avant l'apparition de mes premières poésies. Je lui devais de l'amitié et de la reconnaissance. Je ne l'oubliai jamais. Enthousiaste passionné de mes vers, il se chargea, par pur dévouement pour moi, de la recherche d'un éditeur et de toutes les fastidieuses démarches qui précèdent l'apparition d'un livre de vers; il s'adressa à M. Charles Gosselin, éditeur des traductions françaises de Walter Scott qui commencèrent sa brillante fortune. M. Gosselin lui remit pour moi la modique somme de six cents francs, prix de ma première édition. Elle fut écoulée en deux ou trois jours, et M. Gosselin continua à des prix tout différents à éditer pendant plusieurs années l'auteur qu'il avait créé. Je contribuai à sa fortune et on voit qu'il l'avait mérité. Le deuxième volume des Méditations confirma le succès du premier. Quelques semaines avant 1830, je lui vendis à un prix considérable les deux volumes des Harmonies religieuses et poétiques. L'ouvrage parut au tocsin de la révolution de Juillet. Je n'étais pas à Paris. Rentré en France quelques jours après, je me hâtai, en passant à Paris pour me rendre en Angleterre, de remettre à M. Gosselin une partie du prix considérable des Harmonies qu'il m'avait payé. Je lui demandai seulement sur sa seule parole de me rendre ce qu'il voudrait de cette somme importante, quand le mauvais effet de la révolution de Juillet aurait laissé mon ouvrage reprendre son cours naturel; deux ans après, il me rapporta de lui-même les 25,000 francs dont j'avais cru devoir l'indemniser. Nous n'avons jamais eu ensemble que des rapports pleins de loyauté et de délicatesse. Nous en avons été récompensés l'un et l'autre par une honorable fortune et une honorable amitié. Sa femme très-distinguée, et ses enfants, étaient dignes de lui. Mais revenons à M. de Lamennais.

V

Il resta quelque temps le coryphée du parti légitimiste et ultra-religieux; puis, après la révolution de 1830, il alla à Rome avec M. de Montalembert et quelques autres jeunes gens de ce parti, offrir au souverain pontife on ne sait quelle alliance équivoque. Le pape déclina tout pacte avec ces hommes de talent, qui pouvaient compromettre l'Église dans des factions humaines. Ils reculèrent tous, avec M. de Montalembert, devant la résistance du sacré-collége. L'abbé de Lamennais espérait, dit-on, rapporter de Rome la dignité de cardinal; il n'en rapporta que le mécontentement du peu de considération qu'on lui avait montré. Aigri et humilié, il écrivit, à son retour à Paris, une brochure irritée et irritante contre le catholicisme. C'était le signal de sa rupture avec l'Église. Ses amis lui firent des représentations, s'affligèrent et le quittèrent, mais sans éclat et sans reproche; la prudence et la décence furent de leur côté, il faut en convenir. Quant à lui, une fois lancé, il ne s'arrêta plus. Pour moi, membre alors de la Chambre des députés, je ne lui témoignai ni affection, ni plaisir; ses tergiversations ne m'étonnaient plus. Je le voyais très-rarement.

Un jour, cependant, on me l'annonça de bonne heure, et, avant d'ouvrir la bouche pour m'entretenir du motif de sa visite extraordinaire, il me dit qu'il mourait de faim et qu'il me priait de lui faire servir un morceau de pain et un verre de vin pour reprendre des forces.

Quand nous fûmes assis; il tira de sa poche un petit rouleau de papier écrit en très-mince caractère et me dit: «J'ai confiance en vous, voici un ouvrage manuscrit de moi qui, dans l'état actuel des affaires, pourrait produire une émotion dangereuse dans le peuple, et renverser peut-être ce misérable gouvernement. Je vous prie de le lire et de me dire votre avis d'ici à trois jours; je pars le quatrième jour et je me conduirai d'après ce que vous m'aurez dit. Vous ne tenez pas plus que moi à l'ordre de choses sous lequel nous avons le bonheur de vivre; mais vous ne voudriez pas, je le sais, jeter le pays dans une révolution mal préparée et dangereuse, qui retomberait sur votre responsabilité. Ni moi non plus, ajouta-t-il. Ainsi lisez-moi. Si le livre vous semble dangereux, vous ne me dénoncerez pas. S'il vous semble utile, nous le corrigerons ensemble. Adieu donc; je vous reverrai le jour indiqué.»

Il dit, et me laissa le manuscrit du Livre du peuple.

VI

Il ne fut pas plutôt sorti que je m'empressai de lire. C'était aisé, son écriture était très-belle et très-lisible; elle ressemblait à celle de Voltaire, quoiqu'un peu plus fine. Dans ce manuscrit, chaque pensée principale formait un chapitre, chaque phrase un alinéa. On voyait du premier coup d'œil que c'était écrit à la manière hébraïque, où chaque verset porte avec lui son idée ou son image. Cela pouvait être très-beau, mais la forme indiquait une imitation. C'était, en effet, le défaut du livre. Nous n'étions pas dans le temps des prophètes; l'abbé de Lamennais en avait le style, mais le temps n'en avait pas l'esprit. Je compris tout de suite que c'était un peu biblique et que la parodie dans la forme lui ôtait du sérieux dans le fond.

Je lus et je me confirmai dans ma pensée; c'était superbe, mais cela ne portait que sur l'imagination.

Ce jacobinisme par versets bibliques, c'était Babeuf en Ephod hébraïque, Proudhon socialiste faisant un tremblement de terre pour égaliser tout le monde par la ruine de tout ce qu'on appelait société, un chaos de débris pour un monde réformé par le radicalisme. Rien n'est plus facile au radicalisme, avec l'ombre du talent, que la réforme imaginaire de l'univers. Tout le monde sent les vices de la société, il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour les voir et les montrer, et un cœur pour les sentir. Mais trouver le moyen de les corriger sans détruire du même coup, par l'impraticable utopie, toutes les réalités nécessaires à la vie sociale, l'abbé de Lamennais n'y avait jamais pensé, et le Livre du peuple en était la preuve.

Je remis le livre dans mon tiroir et j'attendis son retour. Il revint le matin du quatrième jour. «Voilà votre roman, lui dis-je. Je n'ai pas besoin de vous dire avec quelle admiration je l'ai lu, mais aussi avec quelle sévérité de jugement je vous le rends. C'est un baril de poudre qui ferait sauter en l'air tout l'établissement social. Je ne doute pas que vous ne le sentiez vous-même et que vous n'ayez jamais songé à l'imprimer sans lui avoir enlevé tout le venin d'une publication pareille.

«—Oh! certainement, me répondit-il, jamais une pareille idée ne s'est présentée à mon esprit. Je me regarderais comme aussi insensé que coupable s'il en était autrement. Ceci n'est que l'ébauche d'une critique générale de l'œuvre sociale écrite au courant de la plume, et destinée à être revue et corrigée à loisir avant de permettre qu'on l'imprime. C'est pour cela même que j'ai voulu vous la soumettre. Soyez bien persuadé que pas une ligne n'en paraîtra avant d'avoir subi les retouches que ma conscience et vos conseils jugeront propres à enlever à ce livre les dangers qui vous ont frappé.

«—Rien n'est plus facile, lui dis-je alors, sans rien sacrifier des magnificences de détail dont votre livre est plein. Vous n'ayez qu'à changer l'adresse du livre, et tout le venin dont il est rempli deviendra à l'instant vertu. Au lieu de l'appeler le Livre du peuple et de le lancer à cette partie déshéritée, souffrante et irritée de la société, adressez-le, sous un autre titre, à la partie aisée, privilégiée, heureuse et jouissante de l'humanité, et montrez-lui les moyens pratiques d'améliorer sans le renverser l'état social. Au lieu d'appeler le peuple à la colère et la vengeance contre une partie de lui-même, qui sont les riches et les heureux du siècle, vous le porterez à respecter dans les uns ce qui sera un jour leur propre sort; vous montrerez à ces riches et à ces heureux du siècle la nécessité de pourvoir par bonne volonté au bien-être physique et moral de toutes les classes. En un mot, au lieu de faire une révolution par la haine et par l'envie, vous ferez la révolution sociale par la charité. Ce sera la seule révolution durable, la révolution de la vertu!»

L'abbé de Lamennais parut convaincu, me promit de suivre ces conseils et me laissa parfaitement persuadé qu'il était résolu à les suivre à son retour de la campagne. Nous nous séparâmes en paix.

VII

Je partis pour l'Italie quelques jours après, et, à mon retour à Paris, au mois de novembre, j'entendis beaucoup parler d'un nouvel écrit de lui qui devait paraître incessamment et dont on craignait l'effet incendiaire sur la population déjà agitée. «Tranquillisez-vous, dis-je aux conservateurs qui m'en parlaient, je connais l'ouvrage, je l'ai eu dans mon secrétaire. J'ai fait à l'auteur les observations que vous faites vous-mêmes, il les a consenties et vous pouvez être rassurés. Les beaux morceaux de style prophétique dont il est plein ne sont que des allusions éloquentes à la longanimité du peuple et à la bienfaisance du riche. C'est un livre de concorde et nullement de guerre civile.

VIII

Je le croyais sincèrement ainsi. L'idée ne me venait pas qu'un l'homme qui portait encore l'habit sacerdotal eût pu donner l'autorité de son génie, de ses principes et de son habit à des pages qui ne pouvaient produire que du sang.

Quelle ne fut pas ma surprise, quand l'abbé de Lamennais étant venu me voir le lendemain: «Eh bien, lui dis-je, votre livre paraît donc?—Oui, me répondit-il avec un air d'embarras et en détournant les yeux.—Mais vous m'aviez promis qu'il ne paraîtrait qu'après que vous me l'auriez fait relire à moi-même, et sans doute vous l'avez rendu aussi inoffensif que nous en étions convenus et vous en avez changé l'adresse et le titre?—Hélas! non, reprit-il; vous connaissez les exigences des libraires et combien il est difficile d'y échapper. Le livre était resté dans les mains d'un éditeur qui n'a pas attendu mon retour, et j'ai été obligé de consentir à sa publication telle quelle.—Ainsi, lui répliquai-je avec un peu d'amertume, des convenances de librairie vont être la cause que la société aura reçu par votre génie un des coups les plus mortels que vous puissiez lui porter! Je comprends votre prétendue nécessité, mais je ne puis vous dire que je l'excuse.»

Il s'éloigna sans me répondre, et je le laissai partir sans le rappeler et sans croire à ces prétendues nécessités de librairie. Je ne crus qu'à des nécessités d'amour-propre et de respect humain qui lui faisaient augurer de la publication telle quelle du Livre du peuple un effet plus entier et plus bruyant sous sa première forme que sous une forme innocente. Je le revis très-rarement avant les événements de 1848. Il s'était plongé de plus en plus dans le radicalisme révolutionnaire. Ma répugnance à la coalition qui avait réuni tous ces tronçons pour attaquer le gouvernement qu'elle avait elle-même constitué, m'en éloignait de plus en plus. Je ne m'en rapprochai, par la nécessité de diriger et de modérer la révolution triomphante, qu'après qu'elle fut consommée, et que le départ de la famille royale lui eut livré en quelques minutes le terrain des affaires.

IX

Mais alors je cherchai de l'œil avec anxiété tous les hommes de popularité honnête et de confiance libérale, capables d'influencer le peuple par leurs exemples et par leurs écrits dans le sens de la modération et de l'ordre. L'abbé de Lamennais se présenta le premier. Il rédigeait alors, sous le nom du Peuple constituant, un journal auquel son nom et son talent devaient donner une influence décisive sur l'opinion républicaine. Les doctrines du socialisme y étaient combattues avec une ironie puissante. Je ne comprenais pas pourquoi. L'abbé de Lamennais me paraissait un homme versatile et ambitieux de bruit, tout prêt à profiter de la circonstance pour lancer le peuple dans le désordre à tout risque, pourvu qu'il eût son nom dans les bouches. Je fus prodigieusement étonné en lisant quelques-uns de ses numéros de le trouver au contraire aussi ferme que raisonnable dans ses principes, tout à fait dans mes idées, et persuadant de toute son éloquence au peuple agité que pousser la révolution à la guerre à l'extérieur et à la terreur au dedans, c'était la perdre par une réaction prompte et inévitable, et que les hommes d'ordre étaient les vrais révolutionnaires. Je rendis grâces à Dieu du secours inespéré qu'il m'envoyait dans le péril. Je désirai voir M. de Lamennais pour le féliciter et pour m'entendre avec lui. Je le vis, je fis quelques sacrifices d'argent pour soutenir son journal, et je lui donnai rendez-vous secret à dîner une fois par semaine chez une femme de beaucoup d'esprit et de beauté, déjà célèbre, madame d'***, avec laquelle j'avais été lié plusieurs années avant la révolution et qu'il voyait assidûment lui-même. J'allai de nouveau chez cette intermédiaire, si heureusement trouvée, pour lui faire part du désir que j'avais de dîner confidentiellement avec M. de Lamennais chez elle un soir de la semaine. Elle y consentit avec bonté, bien aise, sans doute, de fortifier, par cette rencontre, les chances de la république acceptable et sage qui était à elle-même sa pensée.

X

L'Assemblée nationale que nous étions parvenus à atteindre, étant heureusement réunie, s'occupait de choisir parmi ses membres les hommes les plus réfléchis pour lui préparer un plan de Constitution. Ce n'était pas mon avis, je sentais le danger de discuter indéfiniment un plan de Constitution dans un mouvement démocratique et de donner à des passions qu'on ne pouvait pas satisfaire des solutions qu'on ne pouvait pas accepter. Mon idée, que j'avais communiquée à l'Assemblée à la fin de mon discours en lui remettant la dictature, était que je pensais et je pense encore qu'il fallait voter cinq ou six articles d'un régime provisoire, comme nous nous étions si bien trouvés d'être nous-mêmes un gouvernement exécutif provisoire, avec l'espérance de plus et les discussions de moins, et remettre à un temps plus éloigné la Constitution définitive à voter de sang-froid. Chaque article de cette Constitution serait, selon moi, un texte de division dans un moment où l'essentiel était d'agir d'accord. Les dispositions de l'Assemblée étaient excellentes, il fallait en profiter pour fonder une république forte et raisonnable. Mais les corps collectifs sont toujours poussés à prendre dans leurs antécédents les règles de leur avenir, M. de Lamennais fut nommé membre de la commission de Constitution: il se mit à l'ouvrage et chercha par la logique brutale du nombre à fonder sa société comme une troupe de sauvages sortis des bois; il fonda les communes, puis il réunit toutes ces communes, et de leur réunion il fonda l'État, en sorte que l'État social matérialiste et se comptant par chiffre, et non par capacité ni par droits héréditaires et acquis, était l'expression seule du nombre et de l'impôt, abstraction faite de tout le reste, c'est-à-dire de la société tout entière.

En entendant chez madame d'*** la lecture de ce rêve de démagogie, je ne doutai pas qu'il ne fût rejeté à l'unanimité par des hommes sortis d'un autre œuf que de celui de ce rêve; je ne voulais pas en décourager trop vite l'auteur, et je me bornai à lui faire quelques critiques sommaires sur son système, en lui présentant le nombre innombrable d'exceptions que la société bien constituée pouvait opposer à cette comptabilité absurde des droits numériques de tous les hommes; mais je n'insistai pas trop pour lui laisser l'illusion de son système. Je n'en avais pas besoin, ce système fut écarté par tous; à la première lecture, on reconnut que ce législateur en phrases était le dernier en sens commun. Il sortit furieux et disposé à la plus radicale opposition à toute autre organisation. Cela ne rompit pas cependant nos entrevues politiques. Je me flattai encore quelques jours de le ramener à la raison, aidé par le discrédit qui commençait à atteindre son nom. Mais, soit qu'il voulût trouver dans un parti contraire l'appui qu'il cherchait vainement dans le mien et qu'il désirât se lier avec M. Ledru-Rollin, soit que madame d'*** désirât elle-même réunir chez elle les deux membres du gouvernement provisoire qui lui paraissaient les plus capables de fonder un système mixte de république, j'appris, le dimanche suivant, qu'elle avait invité M. Ledru-Rollin à notre dîner hebdomadaire; il n'y était pas venu par délicatesse, je lui en sus gré, mais comme M. Ledru-Rollin avait, de son côté, chez lui un conciliabule de républicains extrêmes qui tâchaient de l'engager dans un parti opposé au mien, je sentis l'inconvenance de faire partie d'un cénacle confidentiel dans lequel le feu et l'eau délibéreraient ensemble l'un contre l'autre. Je ne dis pas à madame d'*** les vrais motifs de mon mécontentement, pour ne pas lui confier mes sentiments de réserve envers mon collègue, et je cessai de me rendre chez elle. Elle dut comprendre de même mes motifs. Le silence et l'abstention m'étaient d'autant plus commandés, que je passais alors (ce qui était faux) pour avoir conclu avec Ledru-Rollin un traité secret d'action commune pour nous partager le gouvernement de la république sous le titre de deux consuls, l'un de l'extérieur, l'autre de l'intérieur, s'entendant ensemble pour administrer les ressorts de l'État. Je ne voulais pas donner de la vraisemblance à cette supposition par des rapports intimes avec lui.

Ce qu'il y a avait de vrai était qu'ayant été depuis le 27 février en position et en mesure de connaître M. Ledru-Rollin, chef des journalistes radicaux, et ayant, malgré ses amis, reconnu en lui des facultés de parole et des puissances de conception très-grandes avec des intentions non déguisées contre le socialisme subversif, notre ennemi commun, j'avais conçu pour lui une secrète estime, et je n'étais pas loin d'espérer que le concours d'un homme aussi bien doué ne pût être, sous une forme ou sous une autre, très-utile à la république; depuis, il suivit légèrement une émeute sans portée qu'il devait répudier courageusement ou conduire; il se réfugia en Angleterre par une fausse porte, mais il parut de ce jour-là se retirer de la politique, et il vécut en mort de ses souvenirs, de ses regrets et peut-être de son mépris pour les vivants. Nous n'eûmes plus un seul rapport ensemble, soit en Angleterre, soit en France. Je ne m'occupai, après le coup d'État, que de payer mes dettes, que je puis appeler honorables.

XI

M. de Lamennais, mécontent sans doute du refus de la commission parlementaire d'accepter son plan inacceptable de Constitution, changea subitement de conduite et de politique. Une nuit, quelques vociférateurs allèrent crier sous ses fenêtres, dans la rue de l'Université: Vive Ledru-Rollin! Il prit ces vociférations pour une menace personnelle; et sortit en sursaut de sa demeure. Quand il y rentra, le ton de sa polémique était changé: les doctrines conservatrices qui l'avaient signalé avaient fait place aux doctrines radicales et socialistes. Il disparut bientôt après. Il voulut s'essayer devant l'Assemblée, son éloquence ne put supporter le tumulte d'une mêlée. Il quitta la Chambre et il suivit dans tous ses excès les différentes phases de l'opinion qu'il avait adoptée. On sait comment il mourut, luttant contre les opinions religieuses pour lesquelles il avait écrit plus jeune, martyr du doute pour avoir trop affirmé dans tous les sens; on ne put l'accuser, du moins, d'une mort intéressée, car il mourut avec constance dans son incrédulité. Il avait fait le tour des idées sans s'arrêter jamais dans la modération. Juif errant de la foi et de la politique, il ne restera rien de lui qu'un nom illustré par des versatilités illustres et des essais démentis par des essais contraires. Homme de recherches qui avait marché toujours sans rien trouver que le doute.

Parlons maintenant de M. de Genoude.

XII

Le bruit se répandit tout à coup dans Paris qu'il avait renoncé au sacerdoce et qu'il allait épouser la fille d'une princesse de l'ancien régime; dotée par elle, et élevée par une honorable famille de la Touraine, cette jeune personne était accomplie. Ses parents putatifs étaient liés avec la maison de la Roche-Jaquelein, qui lui montrait une grande amitié. Je n'en ai jamais su plus long sur sa naissance. La duchesse de B*** passait pour sa mère. Elle l'avait eue d'un mariage secret dans le temps où elle était exilée, comme membre de la famille royale, en Espagne. La famille qui lui avait donné ou prêté son nom était digne de ce patronage. Le mariage se fit à Paris. Dès ce jour, M. de Genoude fut considéré comme un transfuge qui passait des bras de la Piété dans les bras de l'Amour. Ses premiers amis, tels que le duc de Rohan et ses fidèles, le répudièrent et se plaignirent d'avoir été trompés dans leurs espérances. Genoude, pourtant, n'avait trompé personne; mais, cherchant fortune sur la route du monde, il avait d'abord été lié avec des groupes d'ecclésiastiques; puis, ayant rencontré des groupes de royalistes qui lui offraient la naissance, la fortune et l'amour dans l'union d'une jeune personne inespérée, il s'était laissé séduire et avait abandonné ses premiers patrons, mais il avait gardé l'estime de ceux qui étaient plus sensibles à l'amitié qu'à l'esprit de parti. Il me présenta à sa femme, que je trouvai charmante. Celle-ci me fit faire connaissance avec la marquise de L..., qui était la fille aînée de la duchesse de D..., amie de M. de Chateaubriand. Elle avait épousé le prince de T..., dont elle fut veuve de très-bonne heure. Le général marquis de L..., ancien sous-officier de l'armée de Bonaparte, puis colonel des gendarmes de la garde, fut choisi par elle pour son second mari. Un coup de sabre qu'il avait reçu en Russie l'avait balafré à la façon d'un héros; cette éclatante blessure relevait sa mâle beauté. J'avais connu son frère en 1805; il était mort en 1815 dans le premier combat de la Vendée essayant de renaître; il commandait l'armée royaliste. Son sang éteignit la guerre.

Madame la marquise de L... me présenta à la vieille princesse de T..., sa première belle-mère, pour laquelle elle avait conservé les sentiments d'une fille. J'y connus les hommes principaux du parti royaliste. Je restai jusqu'en 1830 respectueusement lié avec la marquise de L..., une des plus belles et des plus aimables femmes du siècle. À l'époque de la malheureuse expédition de madame la duchesse de Berri en Vendée, elle alla combattre avec la princesse. Elle avait emmené une jeune personne, mademoiselle de Fauveau, célèbre pour son rare talent de sculpteur, qu'elle continua de perfectionner à Florence. J'étais alors en Orient, où je passai deux ans séparé de la France. Je lus un jour, en Syrie, dans les journaux français, que nos troupes s'étaient emparées de deux femmes errantes qui paraissaient être du parti de la duchesse de Berri, mais dont on n'avait pu encore découvrir le nom, qu'elles cachaient avec soin à leurs persécuteurs; que l'une de ces femmes inconnues portait un poignard attaché à sa jarretière, avec lequel elle s'était défendue. «Oh! dis-je à mes amis, M. de Parseval, M. de Capmas et M. de Laroyère, qui m'accompagnaient, quoique nous soyons si loin des nouvelles de Nantes et de Paris, je puis par hasard vous dire le nom de ces deux héroïnes: l'une est la marquise de L..., et celle qui portait un poignard passé dans sa jarretière est mademoiselle de Fauveau.—Et comment le savez-vous, me répondirent mes trois amis, puisque nous n'avons depuis trois mois d'autres nouvelles de France que ces feuilles de journaux dont les auteurs ignorent eux-mêmes les noms de ces héroïques aventurières?—Voici pourquoi je le suppose, repris-je avec assurance: quelque temps après la révolution de Juillet, j'allai, à mon retour d'Angleterre, visiter l'atelier de mademoiselle de Fauveau, déjà célèbre, et que j'avais quelque temps auparavant présentée à la marquise de L... sur la demande de M. de Beauregard, son cousin, un des amis de M. de Genoude. Ces dames se lièrent intimement. En repassant à Paris, il y a deux ans, mademoiselle de Fauveau, ardente royaliste, me dit en plaisantant, en présence de son oncle, qu'elle ne craignait rien des orléanistes, et qu'elle ne marchait jamais sans précaution contre leur police et leurs gendarmes. En parlant ainsi, elle releva légèrement le bord de son tablier de sculpteur et me laissa entrevoir la pointe d'un poignard dont le manche était passé sous sa jarretière et qui pendait jusqu'à son cou-de-pied. Nous rîmes de la précaution. Ne trouvez donc pas étrange que je la reconnaisse à son armure, et qu'en voyant sa belle compagne anonyme, j'y devine madame la marquise de L... Notre reconnaissance dans ce désert ne peut leur faire aucun tort en France.» Les journaux suivants que nous trouvâmes à notre retour de Balbek, nous apprirent que j'avais eu raison. Voilà comment une plaisanterie devenait un indice.

XIII

Un long emprisonnement et un procès mémorable, où l'illustre avocat et député M. Janvier plaida en chevalier plus qu'en avocat pour ces dames, rendit leur cause retentissante. Madame de L... revint à Paris. J'y étais alors et je l'appris par Janvier, à la Chambre. Je n'eus rien de plus pressé que d'aller avec lui la féliciter de sa libération; nous allâmes à un hôtel garni des Champs-Élysées, nous donnâmes nos noms et nous demandâmes à voir madame de L... Après avoir attendu longtemps dans l'antichambre, une femme vint prier M. Janvier d'entrer seul, et quant à moi elle m'annonça que sa maîtresse ne pouvait pas me recevoir. Je me retirai et je me promis de ne jamais revenir dans une maison où l'homme qui avait protesté le plus énergiquement contre l'usurpation de Juillet, et qui venait de passer deux ans en Orient pour n'avoir aucun rapport avec le gouvernement, était apparemment regardé comme un transfuge, pour avoir été nommé député par la nation, et pour avoir refusé au roi la moindre concession à son nouveau titre. C'est la seule blessure que j'aie jamais reçue dans ma vie, et par une femme à qui je venais offrir mes services. Depuis ce jour, je ne me présentai plus chez madame de L...

J'avais continué à voir M. de Genoude à chacun de mes retours en France. Il avait eu quatre fils de son mariage; l'aîné mourut en bas âge pendant que j'étais à Paris. C'est la sensibilité plus qu'humaine d'une chienne danoise qui a fixé cette date dans ma mémoire. J'entrai chez madame de Genoude peu de jours après la perte qu'elle avait faite. Elle pleurait au coin de sa cheminée. Cette belle chienne, assise devant elle, les yeux sur ses yeux, la regardait avec un air d'attendrissement et de pitié qui n'est jamais sorti de mon âme. Elle ne vint point quand j'entrai me flairer et me caresser gaiement, comme d'ordinaire, mais en regardant pleurer sa maîtresse à côté du berceau vide de son enfant, elle posa la tête sur les genoux de la pauvre mère, et en contemplant le berceau, elle se mit elle-même à verser de grosses larmes qui mouillèrent mes mains étonnées. La pauvre bête semblait dire: Ce berceau, vide pour vous, l'est aussi pour moi!

XIV

J'avais indirectement contribué à faciliter le mariage de M. de Genoude. La famille chez laquelle la prétendue fille de la duchesse de B... avait été élevée répudiait à l'accorder à un homme d'une naissance inconnue. On voulait des preuves de noblesse, M. de Genoude ne pouvait pas en fournir. Il vint un matin chez moi et m'avoua l'embarras où il se trouvait. «N'êtes-vous pas lié, me dit-il, avec Pastoret, qui est poëte distingué aussi et directeur du sceau des titres au ministère de la justice?—Oui, lui dis-je, et si vous me chargez de lui demander quelque chose qui puisse favoriser votre mariage, je suis certain qu'il se fera un plaisir de vous l'obtenir, si cela lui est possible.—Eh bien, reprit-il, je regarderais mon mariage comme assuré, s'il pouvait me faire obtenir du roi des lettres de noblesse.—À cela ne tienne,» lui répliquai-je; et j'écrivis à l'instant à Pastoret le désir de Genoude et les circonstances qui le rendaient intéressant. Avant que la journée fût achevée, Pastoret me répondit que c'était fait et que le roi Charles X ajoutait à cette grâce la dispense de payer au sceau des titres les douze ou quinze mille francs qu'on payait ordinairement pour la noblesse. Genoude reçut le soir même la lettre qui le faisait noble, et le mariage n'éprouva plus d'obstacle de ce côté.

Mais, quelque temps après, il voulut encore confirmer dans le passé féodal la possession de son nom par la possession d'une terre d'un nom à peu près pareil; il me demanda si je ne connaissais point quelque terre de ce genre qu'il pût acheter dans un pays voisin du Dauphiné, sa patrie. Je lui répondis que je connaissais, en effet, auprès de Mâcon et de Pont-de-Veyle, en Bresse, la terre de Genou possédée par un gentilhomme de bonne maison et de médiocre fortune qui serait peut-être heureux de la vendre à l'amiable pour cet usage. J'écrivis, en effet, à ce gentilhomme; mais il me répondit qu'il ne se déferait jamais de sa terre paternelle pour donner à une autre famille l'illustration qui appartenait à la sienne. Tout en resta là, et Genoude fut obligé de renoncer à la noblesse héréditaire pour se contenter de la noblesse de convention.

XV

Après la naissance de ses quatre fils, il perdit sa jeune femme. Cette mort prématurée m'inspira les vers suivants:

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