← Retour

Cri des colons contre un ouvrage de M. l'évêque et sénateur Grégoire, ayant pour titre 'De la Littérature des nègres'

16px
100%

Oh non! trop de prudence entraîne trop de soin;

Ils ne prévoyoient pas les choses de si loin.

Les colons, ont-il dit, ne doivent-ils pas par reconnoissance nourrir, loger et vêtir ceux qui ont sacrifié leur temps et leurs peines pour leur fortune? Nous le ferions sans doute; mais où seront nos moyens, lorsque les nègres, en état de travailler, voulant jouir de la plénitude de leur liberté, ou quitteront l'habitation de leur maître pour vagabonder, ou s'ils y restent, ne feront pas (comme l'expérience l'a démontré) le quart du revenu nécessaire pour l'exploitation de l'habitation, pour la subsistance du maître, et pour la leur. Forcerez vous les nègres à rester sur les habitations? les attacherez-vous à la glèbe? Leur liberté ne sera plus qu'une dérision.

Nous allons donner aux Européens une idée du peu d'intelligence de la majeure partie des nègres. Lorsque la loi par laquelle ils devoient avoir le quart des revenus a été promulguée, il n'a pas été possible de leur faire concevoir en quoi consistoit le quart d'une chose; et chaque fois que sur une habitation, il s'agissoit de faire les partages du revenu, on étoit obligé d'avoir un piquet de gendarmerie pour empêcher le tumulte, et pour mettre hors de danger la vie du propriétaire, qu'ils accusoient toujours de les tromper. Pourtant les partages étoient faits par le juge de paix et par le commandant du quartier, qui tous les deux étoient nègres. Ce qui les mécontentait le plus, c'est qu'ils voyaient donner une portion plus forte aux uns qu'aux autres; on ne pouvoit leur faire entendre, que les nègres paresseux; les malades, les infirmes, ne dévoient pas être payés au même taux que ceux qui travailloient tout les jours. Beaucoup prétendoient que le quart du revenu devoit être la moitié; d'autres vouloient qu'on partageât d'une autre manière. Sur neuf balots de coton, ils en vouloient sept, et disoient c'est là le quart. Voilà les hommes que l'évêque Grégoire préconise pour leurs facultés intellectuelles, et qu'il place au premier rang dans le genre homme.

Revenons à l'évêque Grégoire. La Littérature des nègres, d'après le titre de son ouvrage, sembloit en être le sujet principal; rien moins que cela. Sur neuf chapitres dont il est composé, deux seulement en disent quelque chose: tous les autres y sont absolument étrangers. Nous suivrons donc l'auteur pas à pas, et nous continuerons de tâcher de réfuter les mille et une inculpations dont il continue de nous gratifier.

«Les esclaves, dit-il, sont presque entièrement livrés à la discrétion des maîtres. Les lois ont fait tout pour ceux-ci, tout contre ceux-là, qui, frappés de l'incapacité légale ne peuvent pas même être admis en témoignage contre les blancs (chap. II, pag. 60).»

Nous ignorons si dans les colonies étrangères, les nègres sont entièrement livrés à la discrétion des maîtres; mais il est notoire, que dans toutes les Antilles, il existe un Code noir très-sage, qui prescrit l'étendue des devoirs des maîtres envers leurs esclaves, et limite celle de leurs pouvoirs relativement aux châtimens qu'ils ont droit de leur infliger. Et quand les esclaves se sont rendus coupables de crimes capitaux, les magistrats seuls ont le droit d'en connoître, et de déterminer le genre de punition; dans ces cas là le gouvernement payoit le nègre au propriétaire. Nous l'avons déjà dit, et nous le répétons, parce que l'auteur nous répète le reproche; il se plaint encore que les esclaves ne soient point admis en témoignage contre les blancs. Mais en France, les domestiques, quoique réputés libres, peuvent-ils témoigner contre leurs maîtres? Si le bon Lafontaine vivoit encore, nous lui demanderions si les rats pouvoient être appelés en témoignage contre les chats, ou les poules contre les renards? Il est pourtant des cas où les nègres esclaves sont appelée à témoigner contre des blancs, même contre leurs maîtres. On ne les condamne pas, à la vérité, d'après leurs uniques dépositions; mais elles servent d'inductions qui peuvent conduire à découvrir la vérité.

«Si un nègre tente de fuir, le Code noir de la Jamaïque, laisse au tribunal, la faculté de le condamner à mort (chap. II, pag. 60).»

Dans les colonies françoises, le tribunal n'a aucun droit sur l'esclave d'un colon, à moins que; coupable d'un crime capital, il ne soit livré par lui-même à sa justice. Il est sans exemple qu'un colon ait consenti à perdre son nègre pour avoir seulement tenté de fuir (car l'évêque Grégoire ne dit pas, pour avoir fui). Quand un nègre fuit, ce que l'on appelle dans le pays aller marron, on tâche de le faire reprendre, souvent il revient de lui-même, on se fait présenter à son maître par un des voisins, qui ordinairement obtient sa grace, surtout si cela est arrivé pour la première fois. Si le nègre, au lieu d'être rentré, s'est fait prendre, on lui fait donner le fouet; s'il récidive plusieurs fois, on lui met un fer au pied qui l'empêche de retourner. Ne punit-on pas en Europe les déserteurs de régimens? Mais jamais nous n'avons entendu parler qu'on eût fait mourir un nègre pour avoir été marron. Les bons Espagnols les punissent plus sévèrement que les François, quand ils ont été plusieurs fois marrons, et qu'on a pu les reprendre, ils leur font couper le jarret. Cette punition est bien forte pour des frères d'une teinte différente. Le preuve que les colons de la Jamaïque ne laissent point au tribunal la faculté de condamner à mort les esclaves qui vont marrons, c'est qu'ils font avertir dans ces cas là les nègres de la Montagne bleue, qui se mettent à leur poursuite, et le ramènent à leur maître moyennant une somme de deux guinées; et leur châtiment est autant de coups de fouet que le Code noir le permet dans pareil cas. Si nous n'étions trop près encore d'un temps de barbarie où l'on condamnoit à mort des citoyens, sur des intentions, que, disoit-on, ils devoient avoir, pourroit-on se permettre d'imputer à un peuple civilisé, et dans des circonstances calmes, où la justice ci la raison exercent leur empire dans toute son étendue, de livrer au tribunal, pour être condamné à mort, un nègre qui n'auroit eu que l'intention de fuir? L'évêque Grégoire convient pourtant que depuis quelques années, des règlemens moins féroces ont été substitués dans le Code de cette île; mais il ne tarde pas à atténuer, pour ne pas dire annuler, ces améliorations, en ajoutant que ces déterminations récentes pourroient bien n'être autre chose qu'une dérision législative, pour fermer la bouche aux réclamations des philantropes; car, dit-il, les blancs font toujours cause commune contre tout ce qui n'est pas de leur couleur. L'évêque Grégoire peut sans doute se placer au premier rang dans l'exception, et on ne lui appliquera pas le proverbe trivial, similis simili gaudet.

«Aux Barbades, comme à Surinam, celui qui volontairement et par cruauté, tue un esclave, s'acquitte en payant quinze livres sterling au trésor public; dans la Caroline du Sud, l'amende est double; mais un journal américain nous apprend que ce crime y est absolument impuni, puisque l'amende n'est jamais payée (chap. II, pag. 61).»

Nous ne sommes allés ni aux Barbades, ni à Surinam, ni dans la Caroline, mais nous ne pouvons concevoir qu'il puisse exister un gouvernement où les législateurs aient déterminé une amende pour un crime que l'on ne pouvoit ni ne devoit prévoir. C'est aux Hollandois et aux Américains à répondre à cette horrible inculpation, qui est absolument dénuée de vraisemblance; car si, dans ces pays là, il est permis de tuer son esclave, pourquoi payer quinze livres sterling au trésor public? n'est-ce pas assez de perdre sa valeur? Et si l'esclave n'appartient pas à celui qui l'a tué, comment le colon à qui il appartient, se contente-t-il d'un prix aussi médiocre?

«Si l'existence des esclaves est à peu près sans garantie, leur pudeur est livrée sans réserve à tous les attentats de la brutale lubricité. John Newton, qui, après avoir été employé neuf ans à la traite, est devenu ministre anglican, fait frissonner les âmes honnêtes, en déplorant les outrages faits aux négresses, quoique souvent, on admire en elles des traits de modestie et de délicatesse, dont une Angloise vertueuse pourroit s'honorer (chap. II, pag. 62).»

La pudeur des négresses! Risum teneatis amici. Pour le coup il y a de quoi rire. L'évêque Grégoire entend-il parler des négresses d'Afrique, ou de celles des Antilles? Ces dernières, qui ne sont encore qu'au premier échelon de la civilisation, peuvent-elles bien connoître ce sentiment délicat, cette perfection morale qui, selon nous ne peut exister que chez les peuples dont la civilisation est au moins très avancée, si elle n'est pas autant achevée qu'elle peut l'être; ce sentiment ne tient-il pas tout-à-fait au préjugé de l'éducation? ne seroit-il pas même peut-être un rafinement de coquetterie de la part des femmes? Pardon, Mesdames, nous ne le regardons pas moins comme une vertu recommandable, mais nous maintenons que ce sentiment n'est point dans la nature. Nous naissons nus, et si nous habitions dans un climat dont la température ne nous força pas de nous vêtir, nous resterions nus, si les préjugés ne nous apprenoient pas qu'il y a plus de mal a montrer certaines parties de notre corps, que d'autres. A quelle époque notre première mère a-t-elle commencée à se vêtir? C'est lorsqu'elle eût acquis des connoissances nouvelles, en mangeant du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal.

Il n'est pas possible de faire un tableau plus expressif de la pudeur, que celui qu'a fait J. J. Rousseau. La pudeur est aux belles, ce que les feuilles sont aux arbres, leur plus belle parure, et leur plus bel apanage. Il n'entendoit certainement pas parler de la pudeur des négresses des Antilles, elle n'est autre chose qu'une imitation et une affaire de luxe; elles sont naturellement un peu singes (non que nous entendions par là les assimiler à ce genre d'animaux); nous voulons dire qu'elles sont imitatrices, comme le sont les enfans et les peuples qui sortent des mains de la nature. A l'exemple des femmes créoles blanches, elles voilent leurs appas avec de superbes mouchoirs de madras, très-artistement arrangés; car, s'il est un art même pour les guimpes des religieuses, comme nous l'apprend Gresset, il en est à plus forte raison, pour arranger ces beaux mouchoirs, qu'on nommoit dans notre vieux temps fichus, et comme ils servoient également à dérober aux yeux indiscrets des appas qui souvent n'en avoient que le nom, et d'autres que la bonne nature avoit modelé sur le type le plus parfait, on avoit donné différens noms à ces prétendus voiles de pudeur; les premiers s'appeloient fichus menteurs; les second, fichus fichus. Nous demandons pardons à l'évêque Grégoire, d'oser lui parler de parures profanes dont il doit même ignorer le nom.

Nous revenons donc à notre sujet; et pour prouver que les négresses des Antilles ne connoissent ni pudeur, ni modestie (ce qu'elles prouvent de mille manières, que la bienséance nous empêche de faire connoître; car nous avons aussi un peu de pudeur), nous dirons que presque toutes les jeunes négresses vont nues jusqu'à l'âge de puberté; elles portent, à la vérité, une chemise, mais par manière d'acquit, et pour peu qu'il fasse chaud, et qu'elles aient quelque travail un peu pénible à faire, elles les quittent, et elles se montrent alors telles qu'elles sont venues au monde; elles n'en sont pas moins innocentes pour cela, parce qu'elles ne pensent pas qu'il y ait plus de mal à faire voir certaines parties de leurs corps que d'autres; elles sont donc sans modestie et sans pudeur. A une certaine époque, elles mettent une jupe par dessus la chemise, mais moins par pudeur que par un autre motif, elles ne quittent jamais la jupe; mais si elles ont à travailler, elles quittent leur chemise, en rabattent la partie supérieure sur leur jupe; elles ont pour lors le haut du corps nu..... Nous n'avons pas vu chez elles, les négresses d'Afrique; mais nous savons, par les capitaines négriers, que presque toutes vont nues, à l'exception d'une ceinture à laquelle tient un petit tablier fait d'écorce d'arbre, qui sert à garantir, plutôt qu'à voiler les parties du corps que la modestie et la pudeur défendent de montrer chez les peuples civilisés. Les petites-maîtresses ou les coquettes (car les négresses ont aussi leur coquetterie) garnissent ce tablier de plumes de perroquets ou d'autres oiseaux. C'est avec cette simple parure qu'on nous les amène dans les Antilles. Et quoi qu'en dise John Newton, nous nous sommes aperçus plus d'une fois que ces pudiques Africaines paroissoient très-flattées d'être ce qu'il appelle outragées par les blancs, ne fût-ce que par les matelots, et qu'elles regardoient cela comme un honneur.

D'après le portrait que nous venons de faire de la modestie et de la pudeur des négresses, que penser de l'assertion de John Newton, qui dit, que les dames angloises vertueuses, pourroient s'honorer des traits de modestie et de délicatesse des négresses? Mais n'avons-nous pas lieu d'être surpris, que le capitaine John Newton, devenu depuis ministre anglican, qui fait frissonner les ames honnêtes en déplorant les outrages faits par les blancs aux négresses, ait continué, pendant neuf ans, d'en aller chercher à la côte de Guinée, pour les amener vendre dans les colonies, et exposer leur pudeur et leur modestie aux outrages des blancs? Ces sortes de contradictions sont faciles à expliquer; on gagne beaucoup d'argent à ce trafic, puis, quand on est riche, comme quand on est vieux, on se convertit. Nous connaissons plusieurs négocians dans ce cas là; après avoir fait fortune à la traite, ils ont voté pour l'affranchissement des mêmes nègres qu'ils avoient vendus l'année précédente. Nous rapporterons à cette occasion une note de M. o'Schiell, dans son ouvrage, ayant pour titre Reflexions sur la liberté des nègres, dans les colonies françoises, pag. 39.

«La frégate l'Astrée, croisant dans la partie du sud de S. Domingue, s'empara d'un bâtiment négrier destiné pour la Jamaïque, et le conduisit aux Cayes. Ces nègres furent vendus publiquement par le commissaire Delpech, dans le mois de juin 1793, partie comptant, partie à termes, et adjugés au plus offrant et dernier enchérisseur. La proclamation de la liberté générale du fait des commissaires, parut en août de la même année, et les acquéreurs, dont les termes se prolongeoient au-delà de cette époque, furent également obligés de payer comme s'il n'existoit aucune liberté.

«S'il y a une justice aux enfers, dit l'auteur, elle doit ressembler fort à celle «qui a été exercée par ces infâmes agens.»

N.B. «Il est de fait, qu'il y avoit dans les prisons du Port-au-Prince, plus de cinquante à soixante esclaves épaves; Sonthonax les fit vendre au comptant, au profit du gouvernement, empocha l'argent, et les déclara libres peu de temps après.»

Revenons à l'évêque Grégoire.

«Tandis que dans les colonies françoises et hollandoises, la loi ou l'opinion repoussoit les mariages mixtes, au point que les blancs qui les contractoient, étoient réputés mésalliés, et comme tels, ne pouvoient plus prétendre aux avantages sociaux dont jouissoient les blancs; les Portugais et les Espagnols formoient une exception honorable, et, dans leurs colonies, le mariage catholique affranchit (chap. II, pag. 62).»

Nous avons déjà parlé, dans notre chapitre premier, page 27, de ces espèces d'affranchissemens, et de ces mariages mixtes, qui étoient ordonnés par une loi religieuse, qui avoit pour but de mettre un frein au libertinage, en forçant celui qui avoit eu quelqu'intimité avec une négresse, à en devenir l'époux.

«Je laisse aux physiologistes, dit l'évêque Grégoire, le soin de développer les avantages du croisement des races, tant pour l'énergie des facultés morales, que pour la constitution physique, comme à l'île Sainte-Hélène, où il a produit une magnifique variété de mulâtres (chap. II, p. 63).»

L'évêque Grégoire veut à toute force, que les blancs, s'il n'est pas possible qu'ils fassent des nègres, fassent au moins des mulâtres; c'est pour lui moitié gagné. Nous ne pouvons disconvenir qu'il y auroit peut-être quelqu'avantage quant à la constitution physique; car (sans comparaison), le mulet est plus fort que le cheval et l'âne; mais le mulet réunit souvent tous les défauts de son père et de sa mère, sans avoir une seule de leurs bonnes qualités. Tout est donc bien compensé: ce que l'on gagne d'une part, on le perd de l'autre.

«Je laisse aux moralistes et aux politiques qui devroient partir des mêmes principes, et qui souvent sont diamétralement opposés, à peser les résultats de l'opinion qui croit déshonorant d'avoir pour épouse légitime une négresse, lorsqu'il ne l'est pas de l'avoir pour concubine. Joël Barlow voudroit, au contraire, que ces mariages mixtes fussent favorisés par des primes d'encouragement».

Il n'existoit point de loi dans les colonies françoises qui défendit les mariages mixtes; mais le préjugé étoit à un tel degré, qu'il avoit force de loi. Et si quelques blancs le franchissoient, ce n'étoit point, comme le dit l'évêque Grégoire, par libertinage, parce qu'il ne peut être impérieux dans un pays où l'on peut se procurer autant de concubines que l'on veut; mais bien par ce motif trop puissant qui porte l'homme à éluder et lois et préjugés, l'intérêt. Il existoit des mulâtresses et des négresses libres très-riches.

On devoit s'attendre que ce préjugé avilissant, devoit porter, tôt ou tard, les hommes de couleur, à chercher à s'y soustraire par tous les moyens possibles; ils en ont sans doute employé d'illicites et de barbares, dont ils devoient redouter les suites; mais ils ont prétendu, et ce n'est pas sans raison, que la mort étoit préférable à l'état d'abjection où ils étoient réduits. On ne peut s'empêcher d'avouer qu'il existoit une contradiction bien étrange dans la conduite des colons à l'égard des hommes de couleur, qui étoient leurs enfans. Pourquoi, s'ils vouloient les tenir, par la suite, dans l'état d'humiliation, sacrifioient-ils des sommes considérables pour les envoyer en France, prendre une éducation qui les mettoit à même de sentir plus vivement l'état d'opprobre et d'abjection, qui les attendoit à leur retour dans les colonies? Leurs pères avoient eu souvent pour eux, dans leur enfance, plus d'affection, plus de foibles que pour leurs enfans légitimes, et quand ils étoient grands, ils ne leur étoit pas permis de manger à leur table, pas même de s'asseoir à côté d'eux. Et cela leur devoit être d'autant plus sensible, qu'ils étoient élevés en Europe, comme des blancs, et qu'ils ignoroient absolument le préjugé; aussi plusieurs se sont-ils détruits à leur arrivée à S. Domingue. Leur haine contre les blancs devoit donc tôt ou tard éclater, et produire les funestes effets dont plusieurs ont été victimes. S. Domingue existeroit sans doute encore sans cette aristocratie de couleur portée à l'extrême (est modus in rebus).

La réunion des blancs et des hommes de couleur pouvoit, sinon opposer une digue insurmontable aux projets dangereux des délégués de la république, et aux factions des non propriétaires, au moins maintenir les nègres après leur affranchissement, et les empêcher de céder aux coupables impulsions qu'ils recevoient des blancs révolutionnaires de France, qui leur prêchoient l'insurrection et la vengeance.

L'histoire nous apprend que dans tous les pays où il y avoit des esclaves, les fils d'affranchis jouissoient de toutes les prérogatives de la société, pourquoi n'auroient-ils pas eu cet avantage dans les Antilles? Quel inconvénient pouvoit-il en résulter? aucun; et cette augmentation de population libre, unie par les mêmes intérêts eût fait la sûreté de la colonie. Cela est incontestable; mais nous sommes bien éloignés du sentiment de Joël Barlow, qui veut que les mariages mixtes soient encouragés par des primes; cela ressemble un peu à la récompense qu'un législateur de la république vouloit que l'on eût accordé aux filles publiques qui produiroient un enfant. Qu'on n'attache point d'infamie aux alliances avec les femmes de couleur, la nature fera le reste. Nous croyons donc d'une très-mauvaise politique d'encourager les blancs à faire des enfans jaunes, au lieu de blancs, et nous sommes persuadés d'avance, que la compagnie des jaunisseurs que Joël Barlow veut instituer, ne fera pas fortune, malgré la prime d'encouragement qu'il veut qu'on lui accorde. Si l'on vouloit consulter Knight, il seroit d'avis de ramener la race blanche à sa couleur primitive, qu'il dit être la noire, et il accorderoit la prime d'encouragement à une compagnie de noircisseurs. Comment les accorder? Hélas! laissons le monde comme il est, c'est le plus sage parti. La tentative inutile et malheureuse que l'on a faite en France, de ramener toutes les classes de la société, à une égalité chimérique, n'a-t-elle pas assez démontré la nécessité d'une hiérarchie dans la société? On a été forcé d'y revenir; il est donc impolitique que le maître s'abaisse à épouser son esclave. Que pense-t-on aujourd'hui de ceux qui, pour encenser l'idole du jour, pendant la révolution, ont épousé leurs servantes, qu'ils n'osent produire en société, depuis que le règne de la raison a prévalu? Les préjugés sont donc souvent nécessaires quand ils sont modifiés d'après les pays et les moeurs.

Cependant, nous sommes bien de l'avis de l'évêque Grégoire, qu'il est injuste et impolitique de prolonger jusqu'à plusieurs générations, l'exclusion des affranchis, des prérogatives sociales. Le nègre Toussaint, plus rusé politique que la majeure partie des colons, ne craignoit rien tant que la franche réunion des hommes de couleur et des affranchis avec les blancs, qui n'auroit pas manqué d'être un obstacle insurmontable à ses projets audacieux; aussi ordonna-t-il au nègre Dessalines, son sicaire, d'exterminer la race entière des mulâtres et nègres libres. Ce tigre noir, pour lequel cet ordre sanguinaire étoit une vraie jouissance ne manqua pas de le mettre à exécution, en les faisant fusiller et noyer par centaines. Nous avons été forcés d'être témoins oculaires de ces horribles exécutions, dont le théâtre étoit à l'Arcahaye. Sur l'habitation des sources, près le grand chemin qui conduit à S. Marc, la terre y est encore couverte des ossemens de ces malheureuses victimes de la politique barbare du nègre Toussaint. D'autres ont été noyés dans le canal, qui sépare les terres de l'Arcahaye de celles de Léogane. Si parmi ces hommes de couleur (comme il n'y a pas de doute), il en existoit quelques-uns de coupables envers les blancs, il y en avoit aussi beaucoup auxquels plusieurs colons devoient la vie. Nous nous attendions bien que toutes ces horreurs étoient les préludes de ce qui devoit nous arriver; mais, où fuir? On nous refusoit à cette époque des passeports, et dans la supposition que nous eussions pu nous en procurer, où aller avec rien? Pouvions-nous retourner en France, notre ancienne patrie? Nous étions instruits, qu'à cette époque, l'opinion étoit fortement prononcée contre nous; nous n'ignorions pas que plusieurs de nos frères colons, victimes de l'opinion des négrophiles, avoient porté leur tête sur l'échafaud: telle étoit notre position, qu'en cherchant à éviter un écueil, nous ne pouvions éviter de tomber dans un autre. Le féroce Dessalines, trop borné pour être politique, en passant une revue à Jérémie, entendit quelques blancs qui parloient de la paix entre la République et l'Angleterre; il leur dit, dans son idiome nègre (car il ne savoit pas d'autre langue), blancs, zotes après palé la pe, e ben quand la pe vini pren gar cor à zotes. Blancs, vous parlez de la paix, et bien, quand la paix viendra, prenez garde à vos corps. Sa prédiction ne s'est que trop accomplie.

«L'usage des bourreaux fut toujours de calomnier les victimes (chap. II, p. 67).»

Quo usque tandem abutere patientia nostra?

quandiu etiam furor iste tuus nos eludet?

Vous ne verrez donc toujours dans les colons que des bourreaux, et dans les nègres que des victimes? En vous citant au tribunal de la vérité, nous vous demanderons de quel côté sont aujourd'hui les victimes, et de quel côté sont les bourreaux?

«Les marchands négriers et les planteurs ont dites-vous nié ou atténué le récit des forfaits dont on les accuse.»

Depuis quel temps n'est-il plus permis de repousser des inculpations calomnieuses? Montesquieu, que vous citez pour avoir ridiculisé l'infaillibilité des colons, l'auroit-il transmise aux négrophiles? Hélas! il ne pouvoit transmettre ce qu'il n'avoit pas lui-même, cujus vis hominis errare. Nous appliquerons aux négrophiles la seconde partie de la phrase de Cicéron, sed nullius nisi insipientis perseverare in errore. Ne sommes nous pas fondés à leur faire ce reproche, lorsque la funeste expérience des malheurs incalculables qui ont dérivé de leur système (n'a apporté aucun changement dans leur opinion)?

«Les colons ont même voulu faire parade d'humanité, en soutenant que tous les esclaves, tirés d'Afrique, étoient des prisonniers de guerre, ou des criminels qui, destinés au supplice, devoient se féliciter d'avoir la vie sauve, et d'aller cultiver le sol des Antilles; démentis par une foule de témoins oculaires, ils l'ont été de nouveau, par ce bon John Newton, qui a résidé long-temps en Afrique.»

Nous demanderons à l'évêque Grégoire s'il existoit des guerres entre les nègres d'Afrique avant l'établissement de la traite? Il ne pourra le contester. Que faisoient alors les vainqueurs, de leurs prisonniers? Plusieurs voyageurs nous ont appris qu'ils les tuoient, et souvent les mangeoient. Ont-ils encore des guerres entr'eux? il n'y a pas de doute. M. Grégoire nous dit, même d'après Barlow, que les Européens, pour se procurer des nègres, font naître et perpétuent l'état de guerre en Afrique. Que font aujourd'hui les conquérans de leurs prisonniers? ils les vendent: qu'en feroient-ils, si la traite cessoit? peut-être, un peu moins barbares qu'ils ne l'étoient jadis, ils ne les tueroient, ni ne les mangeroient; mais il n'y a pas de doute qu'ils n'en fissent leurs esclaves: que gagneroient donc les nègres à l'abolition de la traite? Nous avons déjà indiqué le seul moyen de changer la condition vraiment malheureuse de ces peuples; c'est la civilisation, mais comment y parvenir? Hoc opus; hic labor est. Si l'on pouvoit former une compagnie de missionnaires tels que le bon curé Sibire, l'entreprise deviendroit peut-être possible: mais! où en trouver de semblables? Quando ullum invenient parem? L'évêque Grégoire ajoute, qu'une foule de témoins oculaires, affirment le contraire de ce que les planteurs et les marchands négriers avancent sur ce sujet; mais de cette foule de témoins, il ne cite qu'un individu, que nous sommes bien en droit de récuser (John Newton) qui, tout en déclamant contre la traite et l'esclavage des nègres, en a vendu et acheté pendant neuf années consécutives. Nous ne pourrions pas dire de lui, ce que Pline disoit, lorsqu'on lui reprochoit d'écrire avec trop de licence:

Lasciva est nobis pagina, vita proba.

En transposant le premier et le dernier mot de cette phrase, elle pourra s'appliquer à John Newton.

Proba est nobis pagina, vita lasciva.

Rien de plus commun que la contradiction entre la conduite et les écrits; mais si l'on veut persuader, il faut prêcher d'exemple, et ne pas être marchand de nègres, quand on dit et écrit, que ce commerce est abominable. Ce que nous ne nions pas; mais.....

L'extrême sensibilité de l'évêque Grégoire ne s'étend pas seulement sur l'espèce humaine noire, comme quelques méchans ont voulu lui en faire le reproche. Dans son ouvrage sur la Littérature des nègres, il sollicite, de la police de Paris, justement sévère, un règlement qui déterminera une punition contre les féroces charretiers, et les brutaux cochers de fiacre, qui tous les jours excèdent de fatigue et de coups, le plus utile des animaux domestiques, le cheval, que le célèbre Buffon appelle la plus belle conquête de l'homme. La tolérance de la police, à cet égard, dit l'évêque Grégoire, habitue le peuple à être insensible et cruel; aussi ce prélat cite avec plaisir un règlement qu'il a lu à Londres, qui décerne les amendes contre quelqu'un qui maltraiteroit inutilement des animaux. Mais est-il bien facile de constater ce délit? les prévenus, ne soutiendront-t-ils pas toujours que leurs chevaux ne vouloient pas avancer sans cela, et qu'ils sont bien les maîtres de les frapper? Nous rapporterons à cette occasion, qu'un prélat, dont nous avons oublié le nom, qui avoit, comme M. Grégoire, beaucoup de sensibilité pour les animaux utiles, défendit à un postillon qui menoit sa voiture, de frapper les chevaux, et surtout de jurer contre eux. Un mauvais pas se présente, les chevaux s'embourbent, le postillon, d'après les ordres qu'il avoit reçus, leur parle avec douceur, peut-être même avec politesse, ils semblent ne pas l'entendre; il leur montre son fouet en les menaçant seulement; il n'en font aucun cas, et ne bougent pas; le prélat, pressé de se rendre, demande au postillon si cela durera encore long-temps? Autant de temps, répondit-il, à sa grandeur, qu'elle ne me permettra pas de me servir de mon fouet, et de parler à mes chevaux dans les termes que j'ai coutume d'employer en pareil cas. Le prélat, fatigué d'attendre: faites et dites tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me sortiez du bourbier. Pour lors le postillon appliqua à sa manière quelques coups de fouet à ses chevaux, en prononçant quelques gros mots d'un ton très-énergique et les chevaux sortirent la voiture du bourbier. Mais, si le cheval est la plus belle conquête de l'homme, ne pourrions-nous pas avancer que le boeuf est la plus utile? Pourquoi donc l'évêque Grégoire ne solliciteroit-il pas un règlement en leur faveur? N'est-ce pas le comble de l'ingratitude de la part des hommes, de se nourrir d'un pain arrosé de leur sueur. Que disons-nous? du sang de ces quadrupèdes malheureux, que les laboureurs percent impitoyablement à coups d'aiguillons, et dont la vie n'est qu'un supplice prolongé, et de les vendre quand ils sont vieux, et hors d'état de travailler à un barbare boucher qui les assomme impitoyablement, et en vend les lambeaux encore fumans au philosophe Grégoire, qui en fait faire de la soupe, et aux sensibles Anglois, qui en font faire des roast beef. Cependant des maximes touchantes, à cet égard, nous dit, M. Grégoire, sont consignées dans les livres sacrés que révèrent les Juifs et les Chrétiens (Ep. B. Pauli ad Thimoteum, ch. V, v. 18). Non alligabis os bovi trituranti.

Que dirons-nous de ces quadrupèdes si intéressans, dont la douceur est l'apanage, que nous dépouillons, tous les ans, de leur toison, pour en faire des vêtemens qui nous garantissent de la rigueur des saisons? Qu'en fait-on, quand ils sont vieux? Ne trouveront-ils pas aussi une ame sensible qui s'appitoyera sur l'ingratitude des hommes à leur égard? Ne pourrions-nous pas accuser l'évêque Grégoire d'un peu de partialité, lorsque, du cheval, il passe de suite aux oiseaux, qui, certes n'auront pas à se plaindre? L'Aréopage condamna à mort un homme pour avoir tué un oiseau qui, poursuivi par un épervier, s'étoit réfugié dans son sein. Cette peine, dit M. Grégoire, étoit sans doute exagérée; ce mot: sans doute, ne laisse point d'incertitude sur l'opinion de ce prélat, relativement à ce jugement; il trouvoit la punition, à la vérité, un peu forte pour la première fois; mais, il ne la désapprouve pas tout-à-fait. Notre manière de voir est bien différente; car nous pensons que les juges qui ont eu la barbarie de condamner à mort un homme pour avoir tué un oiseau, que tous les autres hommes mangent, après les avoir tués ou fait tuer, méritoient de périr sur le même échafaud, et leurs cadavres auroient dû être exposés sur des arbres, pour servir de pâture aux corbeaux leurs protégés. Pour être conséquent dans ses principes, sans doute que l'évêque Grégoire ne mange ni perdrix, ni cailles, ni alouettes. Votre objection, nous dira-t-on, n'a pas le mérite de l'à-propos; quand Monseigneur mange des perdrix, des cailles ou des alouettes, ce n'est pas lui qui les a tuées, elles ont tombé toutes rôties sur sa table: savez-vous la différence que nous mettons entre l'ornithocide et l'ornithophage? Celle que l'on met entre le voleur et le receleur; ils sont, à peu de chose près, aussi coupables l'un que l'autre. Si les hommes n'achetoient pas le gibier pour le manger, il ne se trouveroit pas de chasseurs ni d'oiseleurs qui passeroient leur temps à tendre des filets pour les prendre et pour les tuer. Sublata causa, tollitur effectus. On nous a assuré que M. Grégoire aimoit les huîtres et qu'il en mangeoit beaucoup: mais ce sensible philosophe songe-t-il bien qu'il dévore impitoyablement des animaux tout vivans? Est-ce parce que la nature leur a refusé la faculté d'exprimer la douleur qu'ils ressentent lorsqu'on les mange? Faut-il donc être dévoré parce que l'on est stupide. Il faut donc vivre de végétaux! nous dira-t-on. Hélas! si l'on en croit Pythagore, nous ne serions pas encore exempts de reproches; ce philosophe ne mangeoit point de fèves, dans la crainte de manger ses cousines.

«Vingt ans d'expérience m'ont appris, dit M. Grégoire, ce qu'opposent les marchands de chair humaine: à les entendre, il faut avoir vécu dans les colonies, pour avoir droit d'opiner sur la légitimité de l'esclavage, comme si les principes immuables de la liberté et de la morale, varioient selon les degrés de latitude.»

Nous n'avons jamais avancé qu'il fallût avoir vécu dans les colonies, pour avoir le droit d'opiner sur la légitimité de l'esclavage, c'est une question à part: nous avons seulement dit, et nous le répétons, que les lois de notre gouvernement l'avoient rendu légitime à notre égard; nous ne l'avions pas institué, et il n'étoit pas en notre pouvoir de l'abolir. Nous maintenons de plus (ce qui vient d'être prouvé par l'expérience), qu'il faut avoir une parfaite connoissance du climat, des colons et des nègres, pour pouvoir entreprendre une opération, que les législateurs les plus consommés, et les hommes doués de la politique la plus judicieuse, ont toujours regardée comme très-difficile, même comme dangereuse, l'affranchissement des esclaves. Constantin, que cite l'évêque Grégoire, en offre lui-même un argument sans réplique; il ébranla par l'affranchissement subit les bases de son empire. Est-il de plus zélé défenseur de la cause des nègres que Raynal? est-il de négrophile qui ait élevé sa voix au même ton que lui, pour solliciter l'abolition de l'esclavage? Au moins du milieu du volcan embrasé de son imagination exaltée, sortent par intervalles des étincelles de raison.

«Il ne faut pas, dit-il, faire tomber les fers des malheureux qui sont nés dans la servitude, ou qui y ont vieilli. Ces hommes stupides, qui n'auroient pas été préparés à un changement d'état, seroient incapables de se conduire eux-mêmes, leur vie ne seroit qu'une indolence habituelle, ou un tissu de crimes. Le grand bienfait de la liberté doit être réservé pour leur, postérité, et même avec quelques modifications.»

S'il existe dans le monde quelqu'un, dans lequel on ne puisse soupçonner la sincérité d'une semblable assertion, c'est sans contredit Raynal; il n'a pu y avoir que la force de la vérité et de l'évidence qui aient pu lui arracher un pareil aveu.

Revenons à l'évêque Grégoire.

«Quand on oppose aux colons l'accablante autorité d'hommes qui ont habité ces climats, et même fait la traite, ils les démentent ou les calomnient».

Nous ne sommes nullement accablés par l'autorité des hommes que cite l'évêque Grégoire, nous ne nous mettrons même pas en frais de les démentir; quiconque prêche la vertu, et pratique le vice, ne se donne-t-il pas à soi-même le démenti le plus formel? Tel est John Newton, qui, après avoir vendu des nègres pendant neuf ans, déclame contre ce trafic abominable, depuis qu'il s'est fait ministre anglican. Falloit-il donc neuf années pour qu'il s'aperçût qu'il étoit dans la mauvaise voie; et s'il s'en est aperçu plutôt, que devons-nous penser de ce ministre?

«Les planteurs auroient fini, dit l'évêque Grégoire, par dénigrer ce Page, qui après avoir été un des plus forcenés défenseurs de l'esclavage, chante la palinodie dans un ouvrage où il prend pour base de la restauration de S. Domingue, la liberté des nègres.»

M. Page étoit colon, et la funeste prévention qui existoit contr'eux, à l'époque où il s'est rétracté, a pu le déterminer à prendre peut-être le seul moyen de mettre son existence à couvert; au reste, il ne seroit pas impossible qu'il eût pu croire qu'il falloit, pour la restauration de S. Domingue, prendre pour base la liberté des noirs; comme bien d'autres colons, surtout ceux qui habitoient la France, il a cru que ces noirs pouvoient, dans un instant, devenir des hommes civilisés. Quelle erreur funeste! il ne les connoissoit nullement, il falloit, pour acquérir cette connoissance, les avoir observés avant et depuis leur affranchissement. L'homme noir ou blanc ne se montre jamais tel qu'il est dans la servitude; et il n'est donné qu'à un petit nombre d'observateurs de prévoir ce qu'il pourra devenir après son affranchissement. Si M. Page écrivoit sur le même sujet, dans ce moment-ci, il chanteroit de nouveau la palinodie.

«Les planteurs s'obstinent à soutenir que dans les colonies qui sont des pays agricoles, le premier des arts doit être flétri par la servitude, sous prétexte que ce travail excède les forces de l'Européen, quoi qu'on leur allègue le fait irréfragable de la colonie d'Allemands et d'Acadiens établie par M. d'Estaing, en 1764, à Bombarde, près le Môle S. Nicolas, dont les descendans, voient autour de leurs habitations, des cultures prospères, croître sous des mains libres (chap. II, pag. 70).»

L'argument le plus fort contre la possibilité de cultiver les Antilles avec des Européens, est précisément la citation de l'évêque Grégoire, de la petite colonie d'Allemands et d'Acadiens, qui ont été sacrifiés à l'illusion malheureuse du ministère françois. De plusieurs milliers qu'y conduisit M. d'Estaing, en 1764, il en reste à peine quelques centaines, qui ne font autre chose que cultiver quelques légumes, quelques figuiers, quelques ceps de vignes, dont ils vont vendre les fruits aux habitans du Môle S. Nicolas, ou aux capitaines des navires qui partent de ce port. Ce genre de culture n'exige pas plus de deux heures de travail le matin et le soir; l'arrosage est ce qu'il y a de plus essentiel, mais il n'est pas pénible, parce qu'ils ont disposé des rigoles de manière qu'elles conduisent l'eau dans chacune des planches, les unes après les autres. Quelques-uns, mais en petit nombre, cultivent quelques pieds de café, mais seulement pour leur provision; il est très-rare qu'ils en vendent. Voilà ce que l'évêque Grégoire appelle des cultures prospères, qui croissent sous des mains libres.

Si l'absence de l'ambition, quand on est au-dessus des besoins, est une fortune réelle, cette petit colonie est riche sous ce rapport; mais si vous peuplez les Antilles de semblables cultivateurs, semez en Europe des champs de chicorée, rétablissez vos sucreries d'Orléans, plantez des érables, des betteraves; substituez la laine et la soie au coton, que le pastel remplace l'indigo, que vos flottes se réduisent à de petits bateaux qui transporteront sur vos rivières et sur vos superbes canaux vos richesses territoriales. Vous en serez sans doute plus heureux; mais hélas! il est attaché à la condition de l'espèce humaine, de rêver toujours le bonheur, et de n'embrasser au réveil qu'une chimère. La nation françoise peut-elle s'isoler, en rompant un des anneaux de la grande chaîne politique, qui doit unir entr'elles toutes les puissances civilisées, le commerce?

«Ignore-t-on, dit l'évêque Grégoire, que les premiers défrichemens du sol colonial ont été faits par des blancs, surtout par des manouvriers qu'on appeloit des engagés de trente-six mois?»

Cela est vrai, mais on ne dit pas qu'un très-petit nombre a pu résister au climat; nous en avons connu un d'un âge très-avancé, qui nous a dit avoir, pendant plusieurs années, marché pieds nus, n'ayant sur le corps qu'une simple chemise de grosse toile, et un pantalon de matelot, et qu'il n'avoit commencé à sortir de cette misère, qui seroit insupportable à la majorité des Européens, qu'à l'époque où il avoit pu se procurer des nègres; il nous a bien assuré que les neuf dixièmes avoient succombé. La comparaison que fait M. Grégoire, de la chaleur du climat des Antilles, avec celle des verreries et des forges d'Europe, qui, selon lui, est bien plus forte, ce que nous ne contesterons pas, n'a pas le mérite de la justesse; cette dernière chaleur n'est que momentanée, pendant la nuit, et dans les intervalles des travaux, les ouvriers peuvent respirer un air ou frais, ou au moins tempéré, ce qui rend au système animal le ton qu'une chaleur immodérée lui avoit fait perdre. Dans les Antilles, au contraire, pendant neuf mois de l'année, la chaleur est constante, et la température des nuits ne diffère que très-peu de celle des jours, ce qui fait qu'on se lève souvent aussi fatigué que l'on s'étoit couché.

«Fût-il vrai que ces contrées ne puissent fleurir sans le secours des nègres, il faudroit en tirer une conclusion très-différente de celle des colons; mais ils appellent sans cesse le passé à la justification du présent (chap. II, pag. 71).»

L'argument le plus irréfragable que nous puissions opposer, est d'appeler le présent à la justification du passé. Que font les nègres, depuis leur liberté? Mais entreprendre de persuader aux négrophiles, qui ne connoissent en aucune manière le climat des Antilles, qu'il faut des nègres et non des Européens pour en cultiver le sol, et qu'ils ne le feront pas sans y être contraints, c'est vouloir isthmum fodere. Ils vous diront pourtant (ch. I, pag. 18), qu'entre les tropiques, tous les hommes sont noirs. Bonne nature, vous ne saviez donc ce que vous faisiez, il falloit y mettre des blancs. Nous ne pouvons cependant disconvenir qu'on puisse, dans les Antilles, employer des blancs à la culture, mais à celle du café seulement, parce qu'elle ne peut avoir lieu que dans les montagnes où la température, souvent plus que fraîche, donne à l'air que l'on respire, beaucoup d'analogie avec celui d'Europe, dans le printemps ou dans l'automne.

Supposons donc que les blancs, transportés dans les montagnes des Antilles, y peuvent résider et travailler sans compromettre leur existence, pas même leur santé. Voyons actuellement si la chose, possible sous ce rapport, offre les avantages nécessaires pour déterminer les colons à se servir des blancs pour la culture du café.

Pleins de santé, de vigueur et d'espérance, il faut se mettre au travail. La première opération qui se présente et qui est très-urgente, est de se construire une case, pour se mettre à l'abri des pluies qui sont presque continuelles dans les montagnes, et pour se garantir du froid qui est très-poignant pendant les nuits. Comme on ne peut porter de la plaine, des bois de construction, pour bâtir, il faut couper des arbres, les écarrir, les scier, travail très-pénible, pour des Européens qui ne sont pas encore acclimatés; il faut aussi abattre du bois pour défricher, car toutes les terres des montagnes sont couvertes de forêts aussi antiques que le monde, il s'y trouve des arbres si gros, qu'un seul homme ne viendroit pas à bout de le couper seul dans huit ou dix jours; il faut débiter ensuite ces arbres (c'est un terme usité dans les Antilles, pour signifier couper les branches d'un arbre, lorsqu'il est abattu), opération nécessaire pour pouvoir y mettre le feu, car c'est la manière dont on s'en débarrasse pour découvrir la terre. Après que le feu a consumé une grande partie de ces énormes végétaux, on plante des vivres, des pois, des patates, des bananiers surtout, car il faut, pendant quatre ans, exister comme l'on peut, avant que la première récolte du café, que l'on plante après les vivres, ou en même temps, mette dans le cas le planteur de se procurer plus d'aisance, il ne fait donc que de dépenser jusqu'à cette époque; car, outre les bâtimens qu'il a fallu faire pour l'exploitation des cafés, il faut encore faire des escarpemens très-pénibles et très-coûteux pour y faire des glacis ou terrasses, pour étendre le café au soleil, quand on l'apporte des jardins. Il faut aussi un moulin à piler, et des mulets pour le tourner. Nous omettons encore bien d'autres détails et dépenses, parce que ce n'est pas la plus grande difficulté. Il est évident, d'après tout ce que nous venons de dire, qu'il faut un certain nombre d'hommes blancs pour entreprendre la culture du café; il faudra donc que le propriétaire de l'habitation en fasse venir d'Europe, paye leur passage, les salarie pendant quatre ans, sans rien retirer de leur travail; car, comme nous l'avons dit, on ne commence à récolter le café que la quatrième année de sa plantation: voyons actuellement quelle est la quantité de café que pourra ramasser un blanc? Un nègre en ramassoit quinze cents à deux milliers par an; le blanc, moins paresseux et plus raisonnable, pourra en ramasser quatre cents livres de plus; voilà donc deux mille quatre cents livres de café par chaque blanc, qui, évalué à un prix moyen, quinze sols (souvent il se vendoit moins, rarement plus), fera une somme de dix-huit cents francs. Quel sera le salaire de chaque blanc? Il n'est pas probable qu'un Européen consente à s'expatrier pour travailler à la terre dans les Antilles, s'il n'y trouve pas une compensation au sacrifice qu'il fait; nous jugeons donc qu'il est impossible d'avoir un blanc à moins de douze cents francs par an et sa nourriture, ce qui fera pour le moins une somme de dix-huit cents francs; or, nous demanderons où sera le profit du maître de l'habitation. Le projet de faire cultiver même le café, par des Européens, est donc une pure chimère qui ne peut exister que dans le cerveau de ceux qui n'ont pas la moindre connoissance des colonies.

Voudra-t-on faire travailler ces Européens dans les plaines, à la culture du sucre, qui est beaucoup plus lucrative. Nous allons citer un essai qui dépersuadera les négrophiles de la possibilité de le faire, si toutefois un négrophile peut être dépersuadé. Le régiment de Vermandois, étant en garnison à Léogane, en 1767, deux planteurs, MM. Merger et Siber, demandèrent au gouvernement la permission d'employer des soldats à la culture de leurs habitations; ce qui leur fut accordé. Dans l'espace de trois mois, sur deux cents soldats, il en mourut cent quatre-vingts; et pourtant ces hommes étoient contenus par une exacte discipline, et réprimés dans tous leurs excès.

Revenons à M. Grégoire, notre apologie n'est pas encore finie.

«Tant qu'il y aura, dit-il, un être souffrant en Europe, les planteurs nous défendent de plaindre ceux qu'on tourmente en Afrique et en Amérique, ils s'indignent de ce qu'on trouble la puissance des tigres, dévorant leur proie.»

Dans quel temps et dans quel occasion les planteurs ont-ils reproché de plaindre les malheureux nègres, car il n'y a pas de doute qu'il n'y en eût quelques-uns dans cette hypothèse; mais bon et sensible prélat, ne savez-vous pas mieux que nous, que la pitié, vertu que vous devez pratiquer plus particulièrement qu'un autre, est un sentiment susceptible de se diviser, il falloit donc, en plaignant les nègres, que l'on tourmente, dites-vous, en Afrique et en Amérique, songer un peu aux suites funestes pour les malheureux blancs, que pouvoit avoir votre pitié mal dirigée. Hæc opportuit facere, et illa non omittere. Mais quelle pitié peuvent inspirer des tigres dévorant leur proie? M. Grégoire avoit oublié jusqu'à présent ces belles qualifications, nous n'avons rien perdu pour attendre; nous eussions cependant préféré le mot négrophages à celui de tigres, car enfin nous ne marchons pas à quatre pattes. Tout en nous donnant la douce épithète de tigres, l'évêque Grégoire se plaint de ce que nous avons «tenté d'avilir la qualité de philantrope ou ami des hommes, dont s'honore, quiconque n'a pas abjuré l'affection pour ses semblables, ces colons ont créé, dit il, les épithètes de négrophiles et de blancophages, dans l'espérance qu'elles imprimeroient une flétrissure.»

Comme le dit très-bien M. Grégoire, le mot philantrope signifioit anciennement, en Amérique comme en France, ami des hommes; mais depuis que des monstres à figure humaine, que le diable, dans sa colère, vomit sur les côtes de S. Domingue, pour le malheur des blancs et des noirs, se sont qualifiés du nom de philantropes et de républicains, nous avons cru que la révolution s'étoit opérée dans la langue françoise comme en tout autre chose, et que les mots signifioient actuellement tout le contraire d'autrefois.

«Nous avons, dit l'évêque Grégoire, créé les épithètes de négrophiles et de blancophages, dans l'espérance qu'elles imprimeroient une flétrissure.»

À l'égard de quelques négrophiles que nous avons connu, cela seroit impossible; car, où placer une nouvelle flétrissure, sur des individus qui en sont tous couverts?

«Ne demandez pas si vos antagonistes n'ont pas encore employé d'autres armes que le sarcasme et la calomnie (chap. II, pag. 78).»

Pourquoi n'emploierions-nous pas les mêmes armes dont on se sert contre nous? n'est-ce pas dans l'arsenal des négrophiles que nous les avons dérobées? Qu'ils ne craignent pas d'en manquer, les auxiliaires leur en fourniront; plusieurs d'entr'eux ont un talent particulier pour forger et aiguiser ces sortes d'armes que l'évêque Grégoire nomme sarcasmes et calomnies.

«Nous avons, dit-il, supposé que tous les amis des noirs étoient les ennemis des blancs, et de la France.»

La supposition est-elle gratuite? Lorsque les deux tiers des blancs de S. Domingue ont été victimes du système impolitique des amis des noirs, et que cette opinion, au moins irréfléchie, est la cause la plus directe de la ruine du commerce de France; et n'ont-ils pas à se reprocher, sous ce rapport, d'avoir servi l'Angleterre, qu'ils en fussent soudoyés ou non.

«Parle-t-on de justice? les colons répondent, en parlant de sucre, de café, d'indigo, de balance du commerce. Raisonne-t-on? ils disent qu'on déclame.»

Les grands mots, justice, vertu, fraternité, humanité, sortoient sans cesse de la bouche des prétendus philantropes républicains; ils étoient écrits en grosses lettres sur le frontispice de tous leurs édifices publics, et dans le même temps, fratres, fratres, cives, cives trucidabant, tantum opinio potuit suadere malorum. Dans quelles circonstances les négrophiles ont-ils donc pratiqué à notre égard cette justice dont ils se targuent? Quand ont-ils raisonné conséquemment? La justice et la raison ont-elles jamais marché de front avec l'exaltation?

«On reproche aux colons de répondre aux objections qu'on leur fait; en parlant d'indigo, de sucre, et de café.»

Tractant fabrilia fabri. Au moins parlent-ils de ce qu'ils connoissent. Si, à l'exemple des Bossuet, des Fénélon, des Fléchier, l'évêque Grégoire eût employé son érudition, ses talens littéraires; à étayer, pendant là révolution, l'édifice de la religion qui écrouloit de toute part, vraiment digne du caractère dont il est revêtu, nous n'aurions pas le droit de rappeler à ce prélat, relativement à son négrophilisme mal dirigé, la fable de l'Ours et de l'Amateur des jardins.

Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami;

Mieux vaudroit un sage ennemi.

«Fait-on un appel aux coeurs sensibles? les planteurs ricannent.»

Ont-ils bien le droit de faire ce rappel, ceux auxquels le massacre des deux tiers des colons, et la misère affreuse de ceux qui par miracle ont échappé, ne peuvent pas faire faire un pas rétrograde vers la pitié? Jouissez donc, jouissez encore, négrophiles opiniâtres; une nouvelle curée se présente, quinze mille malheureuses victimes de votre erreur, devenue coupable par la persévérance, viennent tout récemment d'être chassés de l'île de Cuba, par les Espagnols; ils ont été déportés à la Nouvelle-Orléans; suivez les vampires insatiables, précipitez-vous de nouveau sur leurs corps décharnés, et sucez le reste de leur sang. Sera-ce le dernier refuge de ces malheureux? Hélas! les pauvres n'ont plus d'asile, et grace aux impostures des négrophiles, les infortunés colons sont en horreur à toute la nature. Où trouveront-ils donc où reposer leur tête, et où terminer une vie dont chaque jour est marqué par de nouvelles calamités? Les négrophiles verront encore, dans le dernier coup qui vient d'accabler les planteurs, une punition méritée de leurs crimes prétendus, tandis que ce n'est qu'une suite funeste de leur système irréfléchi, et de leurs calomnies outrées. Voltaire disoit qu'il ne manquoit au peuple juif que d'être antropophage pour être le peuple le plus abominable de la terre, en nous gratifiant de cette épithète, l'évêque Grégoire nous met encore au-dessous de ce peuple. Les planteurs, dit-il, s'acharnent sur les cadavres des malheureux nègres, dont ils sucent le sang, pour en extraire de l'or.

«Vengeons-nous, dit ce bon prélat, d'une manière qui est la seule avouée par la religion, saisissons toutes les occasions de faire du bien aux persécuteurs, comme aux persécutés.»

Sublime morale de la religion chrétienne, pourquoi n'êtes-vous que dans les livres et sur les lèvres des hommes?... Négrophiles de mauvaise foi, si vous voulez avoir des droits à la reconnoissance des blancs que vous qualifiez de l'épithète de persécuteurs, faites leur donc connoître le bien que vous leur avez fait, ou celui que vous avez l'intention de leur faire. Seroit-ce un autre ouvrage sur la liberté des nègres, que l'évêque Grégoire annonce avoir encore l'intention de publier? Oh! pour le coup, notre reconnoissance sera sans bornes, ainsi que celle des persécutés noirs, si toutefois il en survit aux suites funestes du premier essai des négrophiles dont il a causé la destruction des deux tiers, et le malheur du reste.

A Dieu ne plaise cependant que nous ne rendions pas justice à la pureté des intentions de l'évêque Grégoire; mais en politique, la plus petite erreur peut avoir les suites les plus fâcheuses.

Ludere qui nescit, campestribus abstinet armis.

«Les défenseurs de l'esclavage sont presque tous irréligieux, et les défenseurs des esclaves, presque tous religieux (chap. II, pag. 77).»

Si nous n'avions pas plus de charité que l'évêque Grégoire, nous donnerions ici une petite liste des noms de plusieurs défenseurs d'esclaves, et nous laisserions le public maître de prononcer sur leur moralité et leur religion. Mais, qu'entendent les négrophiles, par défenseurs de l'esclavage? Ce sont sans doute ceux qui prétendent qu'une certaine civilisation devoit précéder l'affranchissement des esclaves, pour ne pas le rendre dangereux, et pour les maîtres, et pour eux-mêmes; ce qui s'est passé à S. Domingue, à cette occasion, n'est-il pas la preuve la plus convainquante qu'on en puisse donner. Que les défenseurs de l'esclavage soient religieux ou irréligieux, la charité chrétienne demandoit qu'on se tût à cet égard; car cela importe fort peu quand il s'agit de la solution d'un problème politique.

«On a calomnié les nègres, d'abord pour avoir le droit de les asservir, ensuite pour se justifier de les avoir asservis; et parce qu'on étoit coupable envers eux (chap. II, pag. 74).»

Encore une fois, Monseigneur, ce ne sont pas les colons qui ont asservi les nègres, et les potentats africains n'ont pas besoin d'avoir recours à la calomnie, pour motiver le droit qu'ils s'arrogent de faire des esclaves; la loi du plus fort chercha-t-elle jamais à se justifier?

Nous avons, dites-vous, tenté de dénaturer les livres saints, pour y trouver l'apologie de l'esclavage colonial. Nous n'avons jamais trouvé dans les livres saints d'apologie de l'esclavage; mais ils ne l'improuvent pas, puisque S. Paul, dans son épître sixième, à Thimothée, s'exprime ainsi à l'égard des esclaves: Quicumque sunt sub jugo servi, dominos suos omni honore dignos arbitrentur. Et quelques négrophiles, qui pourtant se disent chrétiens, leur ont mis le poignard à la main contre nous.

«L'évêque Grégoire se plaint, que dans les temples des colonies, on voit les noirs et sang mêlés, dans des places distinctes de celles des blancs; les pasteurs, dit-il, sont criminels d'avoir toléré un usage si opposé à l'esprit de la religion. C'est à l'église, dit Paley, que le pauvre relève son front humilié, et que le riche le regarde avec respect; c'est là qu'au nom du ciel le ministre des autels rappelle tous ses auditeurs à l'égalité primitive, devant un Dieu qui déclare ne faire acception de personne.»

Pour avoir le droit de citer, comme criminels, les pasteurs des temples des colonies, qui tolèrent des distinctions dans les places, pour les blancs et pour les noirs, il faudroit que les pasteurs des temples de France, n'eussent aucun reproche à se faire sous ce même rapport. Or, nous avons vu dans leurs temples, les riches séparés du peuple, par des balustrades dorées, fléchissant à peine les genoux sur de superbes carreaux de velours ornés de glands d'or; et depuis combien de temps ne leur offre-t-on plus un encens qui ne dut jamais brûler que pour la divinité. D'autres citoyens, moins riches sans doute, ou moins élevés en dignité, étoient munis de deux chaises, l'une pour s'asseoir, et l'autre pour se mettre à genoux, tandis que plusieurs, et en plus grand nombre que ces premiers, se tenoient debout, et tellement pressés les uns par les autres, qu'ils n'avoient pas même la faculté de se mettre à genoux. Cette inégalité n'existe-t-elle pas jusque dans le sa sanctuaire? le prélat n'y est-il pas distingué par son siège épiscopal? les chanoines n'y sont-ils pas dans des stalles si commodes, qu'ils pourroient y dormir, tandis que les prêtres du second ordre et les chantres sont sur de simples tabourets, d'où ils pourroient culbuter très-aisément, s'ils s'oublioient un instant. N'ayons-nous pas vu le riche, même après sa mort, étendu sur un superbe lit de parade, insulter encore à la misère du pauvre? Est-ce donc là l'esprit de la religion? est-ce là cette égalité primitive, devant un Dieu qui a déclaré ne faire acception de personne? Qu'on ne se persuade pas, qu'en parlant de la sorte, notre intention soit de blâmer une hiérarchie que nous croyons au contraire nécessaire dans l'ordre social, même dans les églises; mais doit il exister une parfaite égalité dans les temples d'Amérique, entre les maîtres et les esclaves, lorsqu'elle n'existe pas même dans les temples de France, entre des hommes libres?

L'évêque Grégoire, encouragé sans doute par les éloges pompeux que plusieurs journaux ont fait de son livre de la Littérature des nègres, promet de donner un second ouvrage, où «l'on ne lira pas, dit ce prélat, sans attendrissement, les décisions rendues contre l'esclavage des nègres, par le Collége des cardinaux, et par la Sorbonne.»

Ces décisions, bien conformes aux principes de la religion chrétienne, sont sans doute très-louables. Nous sommes bien éloignés (quoiqu'on puisse en penser) de les désapprouver; mais nous maintenons, qu'avant de rendre des décisions contre l'esclavage des nègres, il falloit préalable avoir trouvé un moyen certain de les mettre à exécution, sans danger pour les blancs, comme pour les nègres. Nous l'avons déjà dit et nous ne pouvons trop répéter une vérité que les négrophiles ne veulent pas entendre, ou qu'ils éludent toujours.

L'auteur de la Littérature des nègres, pour mettre le comble à la perfection de sa race chérie, ne se borne pas à chercher à démontrer sa supériorité sur les blancs, sous le rapport des sciences et des arts, dans lesquels, dit ce prélat, elle nous a devancés; il nous annonce de plus, qu'en fait de religion, elle ne nous cède en rien. Plusieurs nègres, nous dit-il, ont été insérés comme saints dans le calendrier de l'église catholique, et il en cite jusqu'à un 11, qui se nomme S. Elesbaan, et que les nègres des dominations espagnoles ont adopté pour patron; ce que nous croyons sans peine, bien persuadés que les nègres, dans leur calendrier, n'ont point inséré de saints blancs, puisqu'ils représentent le diable le plus blanc possible; nous, nous le peignons noir, lesquels ont raison? Diù sub judice lis erit. Cela n'est pas facile à décider, car dans un corps noir, comme le dit fort bien l'évêque Grégoire, en parlant de Benoît de Palerme, il peut se rencontrer une ame très-blanche, nigro quidem corpore, sed candere animi praeclarissimus. Nous avons donc tort de peindre notre diable en noir, surtout depuis que l'évêque Grégoire, d'après l'autorité de Knight, nous a appris que la couleur noire étoit l'attribut de la race primitive dans l'homme, comme dans tous les animaux. C'est sans doute d'après cette assertion que le gouvernement Portugais a toujours insisté pour que le clergé séculier et régulier, de ses possessions en Asie, fût composé de noirs.

Note 11: (retour) Mais il en existera sous peu un second, si toutefois, comme l'annonçoient les gazettes de 1807, il est vrai que l'on s'occupe de sa canonisation; il se nomme Benoît de Palerme.


CHAPITRE IV.

Qualités morales des Nègres. Amour du travail.
Courage. Bravoure. Tendresse paternelle
et filiale. Générosité, etc.

L'évêque Grégoire auroit pu, nous dit-il, aborder brusquement la Littérature des nègres, qui semble être l'objet de son ouvrage; mais ce prélat a cru nécessaire, pour le complément de la perfection de la race noire, de mettre sous les yeux des lecteurs l'énumération de ses qualités morales et de ses vertus. Il nous semble que ce chapitre auroit dû précéder celui où il nous dit que l'église catholique avoit inséré dans son calendrier plusieurs saints nègres, car il faut être honnête homme et vertueux avant que d'être saint; n'importe, s'ils acquièrent ces vertus après leur canonisation, ils n'en seront pas moins recommandables.

Commençons par la première vertu dont les gratifie l'évêque Grégoire, l'amour du travail. Nous nous permettrons de dire, à l'occasion de cette qualité morale, que si toute les autres vertus des nègres, sont chez eux au même degré que celle-ci, nous craignons beaucoup que l'église catholique n'ait introduit, dans son calendrier, des saints un peu suspects, car l'oisiveté qui, comme tout le monde le sait, est la mère de tous les vices, est le bonheur suprême, selon les neuf dixièmes des nègres, et c'est dans la seule faculté de ne rien faire, qu'ils font consister la liberté. L'évêque Grégoire convient cependant que cette accusation peut avoir quelque chose de vrai; mais il en trouve de suite la cause. Les nègres, dit-il, ne sont point stimulés par l'esprit de propriété, par l'utilité ou par le plaisir; c'est toujours de principes faux que les négrophiles tirent des conséquences; ils feignent d'ignorer, que chaque nègre esclave, possède en jouissance, pour toute sa vie, un morceau de terre, où il sème du tabac, du riz, des légumes de toute espèce, qu'il y plante des arbres fruitiers, et qu'il va tous les dimanches, et même tous les soirs, s'il est près d'une ville, vendre le produit de ce jardin; et que les vivres qu'il peut y recueillir ne lui sont point nécessaires pour la subsistance alimentaire, que doit lui fournir l'habitation. Les nègres ont donc une propriété, ils peuvent donc travailler pour leur utilité particulière, et pour leur plaisir; et ceux qui sont laborieux (car dans le grand nombre il s'en trouve quelques-uns), retirent de leurs jardins des profits considérables pour tous autres que des nègres, qui dépensent ordinairement l'argent avec autant de facilité qu'ils le gagnent; c'est un peu le caractère de tous ceux qui sont nés au-delà des tropiques.

Revenons à la paresse du plus grand nombre des nègres; elle est telle, que si les maîtres, ou les régisseurs ne les forçoient pas par la crainte des punitions, à travailler dans leurs jardins particuliers, et à nourrir le cochon qu'on leur a donné, ils le laisseroient mourir de faim, et leur jardin seroit en friche; ceux qui ne veulent pas laisser mourir leurs cochons, les laissent sortir pendant la nuit pour aller à la picorée, au risque qu'ils attrapent un coup de fusil, ou du gérant, ou des voisins; car ils font beaucoup de tort dans les patates, ou même dans les pièces de cannes, qu'ils mangent avec avidité. Que les lecteurs impartiaux et sans exaltation jugent, d'après ce que nous venons de dire, de l'effet qu'a dû produire sur ces êtres indolens, un affranchissement subit et général. Ils ont cessé tout-à-coup et généralement de travailler; qu'en est-il résulté? Cela n'est pas difficile à deviner: peu s'en est fallu qu'ils ne soient tous morts de faim; et cela seroit arrivé s'il n'y eût pas eu des cannes à sucre qui ayant résisté à l'abandon des cultures, leur ont servi de nourriture, jusqu'à ce que Toussaint les eût forcés de rentrer sur les habitations, pour y planter des vivres. Voilà la mesure de l'amour du travail chez les nègres. La preuve irréfragable que l'esprit de propriété n'est pas un stimulant suffisant pour eux et leur conduite actuelle. Depuis qu'ils ont S. Domingue en propriété, que font-ils? Ils ramassent quelques milliers de café, sur des arbres qu'ils n'ont pas pu détruire, et dont ils n'entretiennent qu'une très-petite quantité. S'ils ne les avoient pas trouvés tous plantés, ils ne feroient rien..... Quant au sucre et à l'indigo! oh! il n'en faut pas parler, cela coûte trop de peine, il faudroit planter les cannes à sucre, semer et sarcler l'indigo. Ce n'est donc plus l'esprit de propriété qui leur manque; mais les besoins naturels pour l'homme incivilisé, se réduisent à peu de chose dans les zones torrides, et les besoins factices sont nuls, inde mali labes.

Toussaint qui savoit bien que les nègres, une fois libres, ne travailleroient plus, rendit une ordonnance par laquelle il étoit enjoint à tous les nègres de rentrer dans les habitations dont ils avoient été esclaves; c'étoit le seul moyen de les contenir, et de les forcer au travail; quelques uns obéirent, mais beaucoup continuèrent à vagabonder. Il chargea Dessalines de l'inspection des cultures qu'il vouloit absolument rétablir au moins en partie, ce qui étoit absolument nécessaire pour l'exécution du projet qu'il avoit déjà conçu de se rendre chef de S. Domingue. Dessalines, nègre féroce, ne pouvant par les menaces venir à bout de faire exécuter les ordres de Toussaint, fit dire aux nègres les plus rebelles, qui habitoient une montagne que l'on appelle les Chaos, de venir le dimanche à la petite rivière (c'est un bourg qui est le chef-lieu de l'endroit), pour y passer une revue, et que personne ne pouvoit s'en exempter; comme tous les nègres étoient censés former la milice du pays, et qu'ils étoient fiers de cet emploi, ils se rendirent en très-grand nombre, les uns armés, les autres sans armes, dans l'intention d'en demander. Dessalines les fit ranger sur deux rangs sur la place d'armes, et après avoir fait mettre leurs fusils en faisceaux, il les fit entourer par son régiment de Sans-Culottes, et leur dit: je vous ai ordonné trois fois de rentrer dans les habitations dont vous étiez sortis; vous n'avez tenu aucun compte de mes ordres et de mes menaces, vous allez en être punis. Pour lors, à un signal qu'il fit, toute la place d'armes fut investie par une armée qu'il avoit disposée à l'effet qu'aucun nègre ne pût échapper. Ensuite, avec une douzaine de sicaires, il suivoit les rangs des malheureux nègres cultivateurs, et sans distinction de ceux qui avoient obéi ou non à l'ordonnance de Toussaint, il les comptoit, un, deux et trois, et le quatrième étoit sabré; il en fit exécuter de cette manière vingt-cinq ou trente. Le commissaire du pouvoir exécutif, qui étoit un blanc, témoin de cette scène affreuse, crut de son devoir de chercher à la faire cesser, en implorant la grace des autres; mais le tigre noir, qui n'étoit pas encore gorgé de sang, tira son sabre et fit le signe de vouloir l'en frapper: le malheureux blanc s'esquiva heureusement dans la foule, et la multiplicité des victimes le fit oublier. Mais il n'en fut pas plus avancé, la peur avoit fait un tel effet sur lui, que la fièvre le prit, et il mourut dans la journée.

Ce qui venoit de se passer à la petite rivière, fit à peu près l'effet qu'en attendoient Toussaint et Dessalines, presque tous les nègres vagabonds rentrèrent dans les habitations, à l'exception de ceux qui avoient changé de quartier, et que l'on ne pouvoit facilement atteindre. Toussaint et Dessalines voulurent encore remédier à un abus dont ils s'étoient aperçus; toutes les négresses, mulâtresses et quarteronnes, qui, avant l'affranchissement, étoient domestiques sur les habitations, les avoient quittés; voulant jouir de la plénitude de leur liberté, elles étoient venues s'établir dans les villes, où elles vivoient, les unes, des fruits de leurs débauches; les autres, mais en plus petit nombre, de leur industrie. Toutes affichoient le luxe le plus effréné; ce qui déplaisoit fort à Toussaint, qui leur en avoit plusieurs fois fait le reproche. Enfin, sa patience se lassa, il donna ordre à Dessalines de mettre un frein à ce luxe qui le choquoit, en faisant rentrer sur leurs habitations respectives toutes les mulâtresses et négresses qui ne seroient pas de la ville. Toussaint répétoit sans cesse aux nègres, vous êtes libres; mais l'homme libre doit travailler, s'il ne le fait pas de bon gré, il doit y être forcé; sans cela la société ne peut se maintenir. Voici le moyen qu'employa Dessalines pour faire exécuter les ordres de Toussaint:

Ne vous effrayez pas, lecteur sensible. Si la scène tragique de la petite rivière a excité dans votre ame des sentimens d'horreur et de pitié, le tableau tragico-comique que nous allons exposer sous vos yeux, y fera naître des sentimens bien différens. Dans une grande ville, que nous croyons ne devoir pas nommer, par ménagement pour certains individus qui se trouvent en France, et qui ont été acteurs dans la scène que nous allons faire connoître. Dessalines ordonna une revue générale le lendemain; et ce qui parut extraordinaire, c'est qu'il fit dire à toutes les femmes, de quelque couleur qu'elles fussent, qu'elles eussent à s'y trouver. Cet ordre inquiéta un peu; enfin, ne se doutant de rien, nos belles se mettent dans leurs plus beaux atours. La mode régnante d'alors, étoit de porter des robes de mousseline brodée, avec des queues traînantes d'une longueur extraordinaire; d'ailleurs, les négresses et mulâtresses, devenues libres, croyoient qu'il étoit du bon ton d'outrer encore la mode. Rendues sur la place, Dessalines ordonna à un aide-de-camp de les faire ranger sur une ligne, en observant de placer alternativement une mulâtresse et une négresse; les hommes furent également placés en ligne à peu de distance derrière les femmes. Tout étant ainsi disposé, Dessalines, suivi de plusieurs conducteurs d'habitations, et de plusieurs nègres munis de très-grands ciseaux, s'approcha du rang des femmes, et en le parcourant, leur demanda de quelle habitation elles étoient sorties, et pourquoi elles n'avoient pas obéi aux ordres du général Toussaint, qui leur avoit enjoint d'y rentrer? Comme elles ne purent donner que de très-mauvaises raisons, à un signal que fit Dessalines, les nègres, munis de grands ciseaux s'approchèrent, et coupèrent non-seulement les grandes queues traînantes des robes, mais encore les chemises au-dessus de l'anagrame de luc. La perspective singulière et plaisante d'un long damier noir et jaune étoit bien faite pour prêter à rire aux blancs qui étoient derrière; mais l'incertitude et la crainte de ce qui pouvoit leur arriver à eux-mêmes, comprimoit en eux tous autres sentimens. Il ne leur arriva cependant rien à cette époque.

Revenons à la revue qui n'est pas encore terminée. Après que toutes les queues de robe et les chemises furent coupées, Dessalines allant successivement d'une femme à l'autre, leur donnoit des petits coups sur les fesses avec une cravache qu'il tenoit à la main, en leur disant, retournez sur vos habitations travailler; et adressant la parole aux conducteurs qui étoient présens, conduisez ces femmes sur les habitations, je vous les recommande. Voilà comme ses bons et vertueux nègres se traitent entr'eux. Une seule négresse montra, dans cette occasion, un caractère qui déconcerta le général Toussaint; elle refusa ouvertement de quitter la ville, et d'obéir à ses ordres. Etant traduite devant lui: pourquoi, lui dit Toussaint, n'obéissez-vous pas à mes ordres, en rentrant sur l'habitation dont vous étiez esclave?--Parce que je ne le suis plus, et que vous-même m'avez dit, ainsi qu'à tous les autres nègres, que nous étions libres.--L'homme libre doit travailler, dit Toussaint.--Oui, s'il y est forcé par ses besoins; mais j'ai de quoi vivre par mon industrie sans être à charge à personne, et nul n'a le droit de me forcer au travail--Je vais vous faire fusiller, lui dit le général.--Vous le pouvez, mais je mourrai libre, Toussaint ferma les yeux sur la désobéissance de cette négresse, et ordonna qu'on la laissa dans la ville. Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de trouver ici une notice sur Dessalines.

Dessalines après Toussaint, est sans contredit le nègre qui a joué le rôle le plus important dans les scènes tragiques qui ont ensanglanté S. Domingue. Esclave d'un nègre libre du même nom, qu'un de nous a connu concierge du gouvernement au Cap, il fut, dès sa plus tendre jeunesse, un complément de tous les vices, il avoit les fesses toutes couturées de coups de fouet qu'on lui avoit donnés bien inutilement, car il ne se corrigea jamais. Il disoit une fois en parlant de ses coutures, qu'il ne pardonneroit, aux nègres comme aux blancs, que lorsqu'elles seroient disparues. Nous entendons les négrophiles applaudir à cette résolution, ou au moins excuser les forfaits de ce monstre, en disant ce sont des représailles. A la vérité, il ne devoit pas avoir ces coutures, puisqu'un blanc, pour le moindre des crimes qu'il avoit commis, auroit été pendu; mais il appartenoit à un nègre libre, qui préféroit le faire fouetter et en tirer profit. Son caractère froidement féroce le fit distinguer par Toussaint, auquel il falloit en même temps un sicaire, et un bouc émissaire, sur le compte duquel il put mettre toutes ses iniquités; il le fit donc général, et ce titre fut confirmé par le gouvernement françois de ce temps là. On pouvoit, à juste titre, comparer, Dessalines à une bête féroce, à laquelle toute espèce de curée est bonne; sa férocité meurtrière avoit également pour objet les nègres comme les blancs, il n'épargnoit pas plus les uns que les autres. Le général Toussaint l'avoit fait commandant d'un régiment de nègres qu'il nomma les Sans-Culottes: ils l'étoient de nom et d'effet, car ils alloient tout nus; vraiment dignes de leur chef, il n'y a point d'horreurs et de crimes dont ils ne se soient rendus coupables.

Par une bizarrerie dont on voit quelques exemples, Dessalines avoit pour épouse une négresse dont le caractère étoit absolument l'opposé de celui de son mari. Pleine de sensibilité et de moralité, elle ne suivoit ce monstre que dans l'intention de lui dérober quelques victimes; elle a, non-seulement sauvé la vie à plusieurs blancs, mais elle leur a donné de l'argent pour sortir de la colonie, l'usage du pays, parmi les nègres esclaves, n'étoit point de se marier à l'église; ils s'adoptoient seulement, et il étoit très-rare qu'ils se quittassent; mais après leur affranchissement, le général Toussaint, qui affectoit d'avoir de la religion, exigea de tous ses généraux qu'ils eussent à se marier sacramentellement, Dessalines se trouva un peu embarrassé dans cette occasion, il falloit produire au curé, un extrait de baptême; il n'en avoit point: il fut trouver son ancien maître Dessalines, et lui proposa, d'une manière à ne pouvoir être refusé, de lui vendre son extrait de baptême; le maître répugnoit beaucoup à cela, mais quelqu'un lui fit entendre qu'il n'en seroit pas moins chrétien. L'un de nous tient cette anecdote de ce nègre libre Dessalines.

Revenons à notre tigre noir. Quand ses Sans-Culottes lui amenoient quelques victimes blanches ou noires, il levoit sur eux la tête, qu'il tenoit presque toujours baissée, leur faisant quelques questions en jargon nègre (car il ne savoit pas parler françois); pendant qu'il faisoit ses questions, il rouloit entre ses doigts sa tabatière, et certaine manière de la rouler et de l'ouvrir étoit pour ses bourreaux le signal de mort, ou de la délivrance des victimes, ce qui n'arrivoit que très-rarement.

Revenons à l'évêque Grégoire.

«De l'amour du travail (vertu que ce prélat accorde bien gratuitement aux nègres), il passe à leur bravoure, à leur courage, à leur intrépidité, au milieu des supplices.»

Comme les nègres ne calculent point le danger, on prendroit aisément pour bravoure, ce qui n'est chez eux que témérité; cependant on ne peut disconvenir qu'ils ne puissent faire d'excellens soldats, s'ils ont des chefs qui sachent diriger ce genre de bravoure. Souvent la témérité eut des succès, lorsque la prudence aurait échoué. Quant au sang-froid que quelques-uns paroissent avoir au milieu des supplices, nous croyons qu'il tient plus à la stupidité qu'à tout autre sentiment; le physique souffre beaucoup moins quand le moral est moins affecté; c'est ce qui fait que les brutes mangent jusqu'au moment de mourir. A moins que l'évêque Grégoire ne prétende que les nègres ajoutent encore à toutes leurs qualités éminentes, la philosophie de Zénon, et qu'ils comptent la douleur pour rien.

Comme nous n'avons jamais contesté à M. Grégoire, que les nègres fussent susceptibles par la civilisation et par l'éducation, de devenir des hommes comme les autres, supposés dans les mêmes circonstances, nous lui accorderons avec plaisir, que plusieurs nègres ou mulâtres, qu'il nomme dans son chapitre troisième, et que nous ne connoissons pas, se soient distingués, soit à la guerre, soit dans quelqu'autre carrière; ce n'est pas là la question qu'il s'agit de traiter. Quant aux nègres et aux mulâtres, que nous avons mieux connus que l'évêque Grégoire, parce que nous avons été à même de les observer pendant la révolution de S. Domingue, nous nous permettrons de n'être pas du même avis, surtout quant à la haute opinion que ce prélat veut donner du plus fameux, qui est Toussaint Louverture, qui fut en même temps auteur et acteur, de la sanglante tragédie dont S. Domingue a été le théâtre. Ce nègre, extraordinaire dans sa caste, avoit, comme le dit très-bien l'évêque Grégoire, porté les chaînes de l'esclavage; et ce qui prouve réellement la supériorité de son génie sur les autres nègres, c'est qu'il ne crut pas impossible de franchir l'espace immense qui se trouve entre l'esclavage et le pouvoir suprême, il y étoit en quelque sorte parvenu; mais,

Celui qui met un frein à la fureur des flots,

Sait aussi des méchans arrêter les complots.

Du faite de la grandeur, où il étoit monté par tous les crimes qu'enfantèrent jamais l'ambition la plus démesurée, le fanatisme le plus barbare, et la politique la plus machiavélique, Toussaint retomba dans la fange dont il n'eût jamais dû sortir. Le seul jour peut-être, où il ne fût pas défiant, fut pour lui le dernier de son règne, et il tomba entre les mains du général Brunet qui avoit été instruit à temps par le général Leclerc, du dessein perfide de ce traître, de venir attaquer le Cap, où sur la foi du traité fait avec lui, tout le monde étoit tranquille; un heureux hasard fit découvrir sa trahison.

Avant d'entrer dans les détails curieux et étonnans de la vie, et des actions de ce nègre fameux, nous allons analyser les qualités que lui accorde bien gratuitement l'évêque Grégoire.

«Tant de preuves (dit ce prélat) ont mis en évidence la bravoure de Toussaint, que personne ne la conteste.»

Excepté ceux qui, comme nous, ont fait la guerre contre lui, à l'époque où, traître à son parti, il étoit au service du roi d'Espagne, contre la république françoise; ou à celle, où traître à l'Espagne, il combattoit en apparence pour la république françoise contre les Anglois. Jamais on ne le voyoit à la tête de ses armées, que lorsqu'il n'y avoit nul danger, et ce qui prouve que les autres généraux nègres n'étoient pas beaucoup plus braves que lui, c'est que des colons de S. Domingue, qui commandoient des troupes nègres, auxquelles ils donnoient l'exemple de la bravoure, en combattant toujours à leur tête, pouvoient, avec mille à douze cents hommes, et souvent beaucoup moins, attaquer et défaire huit à dix mille nègres, commandés par d'autres nègres. Ce qui porte cette assertion jusqu'à l'évidence, c'est qu'au commencement de la révolution il existoit à S. Domingue au moins cent cinquante mille nègres en état de porter les armes, et qu'il n'y en a pas actuellement trente mille. Aussi les colons ne doivent jamais oublier les noms des Dessources, des Depestre et autres colonels et braves officiers qui auroient conservé à la France une partie de la colonie intacte, sans la trahison de Toussaint.

Nous ne contesterons pas, par exemple, à l'évêque Grégoire, la qualité qu'il donne à Toussaint, d'avoir été actif et infatigable au-delà de toute expression, nul homme peut-être d'aucune couleur et d'aucun pays, ne posséda ces deux qualités au même degré. Il mettoit si peu de temps pour se rendre d'un lieu à un autre très-éloigné, qu'il sembloit être partout. Ce qui a lieu de nous surprendre beaucoup, c'est l'éloge pompeux que fait de ce nègre extraordinaire, l'évêque Grégoire, d'après M. de Vincent, officier du génie, qui certes devoit avoir une forte récrimination contre lui. Si cet officier lit notre ouvrage, il saura bien ce que nous voulons dire. Ce qui paroîtroit vraisemblable, c'est que ce panégyrique, vrai sous quelques rapports, exagéré ou faux, sous d'autres, a du être fait par M. de Vincent, à une époque postérieure à l'évènement qui, dans son dernier voyage à S. Domingue, lui eût certainement fait chanter la palinodie; à moins, qu'à l'imitation de Notre Seigneur, il ne dise, pardonnez-lui, il ne sait ce qu'il fait. A l'occasion de ce qui arriva par l'ordre de Toussaint, à cet officier du génie, un malentendu, fut sur le point d'occasionner le massacre de tous les habitans de l'Arcahaye. Toussaint avoit donné ordre à un colonel noir, qui étoit à l'Arcahaye, de faire arrêter M. de Vincent à son passage sur la route du Port-au-Prince, allant à S. Marc; en donnant cet ordre; il dit à ce colonel qu'il ne vouloit plus dans la colonie des blancs venant de France; le colonel entendit mal l'ordre, et crut que Toussaint lui disoit qu'il ne vouloit plus de blancs: en conséquence, pendant la nuit qui précédoit le passage de M. de Vincent, ce colonel noir envoya sur toutes les habitations de l'Arcahaye, ordonner de s'armer pour l'extermination de tous les blancs. Vers minuit, une négresse domestique vint frapper à la porte de la grande case où nous étions plusieurs couchés: Blancs! blancs! levez-vous promptement; sauvez-vous. Nous nous levâmes à la hâte, et en ouvrant notre porte, qui donnoit sur la savane, nous aperçûmes et nous entendîmes les préludes de la scène sanglante dont nous allions être les victimes, mais sans doute notre heure n'étoit pas encore venue, un hasard nous sauva; ce fut l'arrivée inattendue du général Toussaint, qui, s'apercevant d'un tumulte extraordinaire dans les habitations, en demanda la cause au colonel noir, qui lui répondit que les nègres se préparoient à exécuter l'ordre qu'il lui avoit donné d'exterminer tous les blancs. Malheureux! lui dit-il, qu'alliez-vous faire, si je n'étois pas arrivé? Je ne vous ai point donné un pareil ordre, je vous ai dit d'arrêter à son passage l'ingénieur Vincent, parce que je ne voulois plus de blancs de France. Le ciel m'a fait la grace d'arriver à temps pour vous empêcher de commettre un crime affreux, les blancs de l'Arcahaye sont mes meilleurs amis. Le monstre réservoit cet ordre pour une autre époque. Et il parloit encore du ciel!

Revenons au caractère de Toussaint, toujours d'après M. de Vincent.

«La grande sobriété du général Toussaint, et la faculté donnée à lui seul de ne jamais se reposer; et l'avantage qu'il a de reprendre le travail du cabinet après de pénibles voyages, de répondre à cent lettres par jour, et de lasser habituellement cinq secrétaires, en font un homme tellement supérieur à tout ce qui l'entoure; que le respect, la soumission pour lui, vont jusqu'au fanatisme dans le plus grand nombre des têtes. L'on peut même assurer, qu'aucun individu aujourd'hui n'a eu sur une masse d'hommes ignorans le pouvoir qu'a pris le général Toussaint, sur ses frères.»

Nous n'avons rien à objecter à cet article, qui est vrai dans toute son étendue. Il n'en sera pas ainsi de l'assertion qui suit: «Toussaint est bon père et bon époux.»

Peut-on bien gratifier de la qualité honorable de bon père, celui qui, pour couvrir les desseins perfides qu'il avoit conçus depuis long-temps d'enlever la colonie à la France, et de s'en rendre le chef, avoit fait le sacrifice de ses deux enfans, en les envoyant en otage au gouvernement françois; sa révolte contre la France, avant le retour de ses enfans, n'est-elle pas la preuve la plus forte de ce que nous avançons? Ajoutez encore la manière dont il les reçut lorsque le général Leclerc les lui envoya par leur instituteur. Ce monstre leur fit un si mauvais accueil, qu'ils demandèrent à revenir auprès du général Leclerc, qui ne crut pas devoir le leur permettre. Ils retournèrent donc près de Toussaint, et l'un d'eux ayant voulu lui faire quelque représentation sur sa conduite à l'égard de la France, ce bon père lui tira un coup de pistolet, mais le manqua. Etoit-il meilleur époux? C'est ce que nous ignorons; mais nous présumons que non. Un bon époux peut-il être mauvais père? et vice versa.

M. de Vincent ajoute que Toussaint avoit une mémoire prodigieuse; (ce que nous lui accordons); et que ses qualités civiques étoient aussi sûres que sa vie politique étoit astucieuse et coupable. Nous sommes bien éloignés de convenir que Toussaint eut des qualités civiques, lesquelles peut-on lui supposer, lorsqu'il comprit dans le massacre général des blancs, qu'il ordonna à l'arrivée du général Leclerc à S. Domingue, ceux même d'entre eux qui lui étoient les plus dévoués et qui lui avoient rendu les plus grands services. Ainsi, il ordonna froidement l'assassinat de M. Vollée, son confident, son homme d'affaire et son trésorier au Port-au-Prince; ainsi, il fit massacrer les blancs qui s'étoient réfugiés autour de lui; et même chez lui, croyant éviter le couteau des autres nègres, et viola les droits sacrés de l'hospitalité qu'il avoit eu l'air d'accorder à ces malheureuses victimes de leur confiance. Ainsi, il fit fusiller, sur l'habitation Déricour, soixante à quatre-vingts nègres, dont les uns charretiers avoient charroyé l'argent des douanes et autres recettes du Cap (somme qui se montoit à plusieurs millions), et les autres l'avoient transporté sur leurs têtes dans les montagnes, ou peut-être il est enfoui pour toujours puisqu'il ne reste pas un seul individu qui puisse en donner le moindre indice. Les cadavres de ces malheureux nègres couvroient encore la savane de l'habitation Déricour, lors du débarquement de l'armée françoise au Cap. Ainsi, il fit fusiller et noyer plusieurs milliers d'hommes de couleur et nègres libres. Mais n'en n'avons-nous pas assez dit, pour caractériser cet homme féroce, dans lequel on veut reconnoître des qualités civiques.

«Toussaint, continue l'évêque Grégoire, rétablit le culte à S. Domingue, et son zèle lui avoit mérité l'épithète de capucin, de la part des gens à qui on pourroit en donner une autre. Avec moi, dit ce prélat, il entretint une correspondance dont le but étoit d'obtenir douze ecclésiastiques vertueux. Plusieurs partirent sous la direction de l'estimable évêque Mauviel, sacré pour S. Domingue, qui se dévouoit généreusement à cette mission pénible.»

Ce sera précisément à cet estimable prélat Mauviel que nous en appellerons. Quel genre de culte Toussaint avoit-il rétabli? Et si, comme le suppose l'évêque Grégoire, il eût eu même l'intention de le faire, auroit-il mal accueilli l'évêque Mauviel, dont le zèle, les vertus, les lumières eussent été le plus grand moyen, soit pour rétablir, soit pour maintenir le culte. La correspondance de Toussaint, avec l'évêque Grégoire, n'eut jamais la religion pour but, c'étoit un moyen de plus qu'employoit cet hypocrite politique, pour mieux tromper le gouvernement françois. Et comme à l'époque de l'arrivée de l'évêque Mauviel, Toussaint croyoit, à peu de choses près, être parvenu au but qu'il se proposoit, il avoit levé le masque, au point qu'on disoit hautement qu'il ne se confessoit plus, ce qu'il faisoit plusieurs fois par an, précédemment à cette époque. On prétend même (ce que nous n'osons pas affirmer) qu'il communioit sans s'être confessé. Cet homme étoit parvenu à un degré d'élévation si étonnant, en calculant son point de départ, qu'il croyoit sans doute traiter de pair à pair avec la Divinité. Au demeurant, l'évêque Grégoire ne nie pas que Toussaint ait été cruel, hypocrite et traître, ainsi que les mulâtres et nègres associés à ces opérations. Mais les blancs, ajoute-t-il..... N'est-ce donc pas nier formellement les crimes de Toussaint, que de dire après, cet aveu:

«Un jour peut-être les nègres écriront, imprimeront à leur tour, ou l'impartialité guidera la plume de quelque blanc: les faits récens sont le domaine de l'adulation et de la satyre. Tandis que des gens peignent Toussaint, sans restriction, sous des couleurs odieuses, par un autre excès, Whitchurch dans son poëme d'Hispaniola, en fait un héros. Quoique Toussaint soit mort, la postérité qui rectifie, casse ou confirme les jugemens des contemporains, n'est peut-être pas encore arrivée pour lui.»

En attendant qu'elle arrive, témoins oculaires, et victimes déplorables des forfaits du héros d'Hispaniola, nous nous croyons en droit de prononcer et de dire, que si les François lui eussent rendu la justice qu'il méritoit, il devoit être enchaîné vivant à un poteau, exposé dans une voierie pour que les corbeaux et les vautours, chargés de la vengeance des colons, vinssent dévorer chaque jour, non pas le coeur, car il n'en eut jamais, mais le foie renaissant de ce nouveau Prométhée.

Plusieurs François sont dans la fausse persuasion que Toussaint étoit conduit, et agissoit par les conseils des blancs; cette erreur est d'autant plus difficile à détruire, qu'on ne se figure pas aisément, qu'un nègre, qui n'avoit reçu qu'une très-mince éducation (car à peine il savoit lire et écrire), et qui devoit tout à la nature; fût assez versé dans la politique, et eût une connoissance suffisante du caractère des blancs, des mulâtres et des nègres, pour s'être servi avantageusement de tous pour les tromper et les détruire successivement les uns par les autres, pour avoir paru servir plusieurs gouvernemens, et les avoir tous joués. Cet homme extraordinaire dans cette caste, commença par trahir son parti, et prit du service chez les Espagnols pour combattre la république françoise, et s'opposer à la liberté des nègres, ses frères. Dans la suite il a bien prouvé qu'il n'avoit jamais eu pour but leur bonheur, mais seulement sa propre élévation.

Les Espagnols le firent général, ainsi que deux autres nègres nommés Jean-François, et Biassou. Ce furent ces trois généraux, avec une armée d'environ trois à quatre mille nègres, qui vinrent attaquer les Gonaives, la Petite Rivière, et les Vérettes; ils se firent précéder d'une proclamation, par laquelle ils disoient venir avec la torche et le poignard, pour forcer les colons à se ranger sous les drapeaux de Sa Majesté catholique le roi d'Espagne, que si l'on se rendoit volontairement, on pouvoit compter sur une protection puissante, sans cela tout seroit mis à feu et à sang. Cette proclamation étoit signée, Toussaint Louverture, généralissime des armées de Sa Majesté catholique.

Le peu de forces qui se trouvoient alors dans ces trois paroisses, obligea de recevoir la loi de ces brigands; et l'armée de Biassou, composée d'environ quinze-cents nègres, fit son entrée triomphale à la Petite Rivière. Ce spectacle, dont plusieurs de nous furent témoins, étoit aussi ridicule qu'affligeant; presque tous ces nègres étoient couverts de haillons, aux lambeaux desquels étoient attachées des croix de S. Louis, déplorables dépouilles des blancs qui avoient été les victimes de leur férocité dans la partie du nord; ils avoient jusqu'à des cordons bleus, et affichoient l'aristocratie la plus prononcée, faisant tout au nom du roi d'Espagne, et dévouant à la mort tous ceux, blancs ou noirs, qui auroient osé même prononcer le nom de république. Cet état de choses ne fut pas de longue durée, Toussaint ayant entendu parler du rapprochement de la république françoise avec l'Espagne; ayant sans doute déjà prémédité le projet audacieux de s'emparer de S. Domingue, et d'en devenir le chef, sut fasciner les yeux de la république, en faisant égorger toutes les garnisons blanches espagnoles qui se trouvoient sur le territoire conquis, et s'empara de tous les postes au nom de la France à laquelle il paroissoit vouloir les offrir, en expiation des hostilités qu'il avoit commises contre elle. Ce trait, d'une politique raffinée, ne manqua pas son effet; la république investit Toussaint du titre pompeux de général en chef de l'armée de S. Domingue, et ne vit plus en lui qu'un moyen puissant d'avoir dans les nègres, qui étoient à sa dévotion, une force redoutable à opposer aux Anglois qui, s'étant déjà emparés d'une partie de l'île, menaçoient d'envahir le reste. Toussaint, revêtu de ce caractère, qui favorisoit singulièrement ses projets, ne s'occupa plus que de chasser les Anglois des cantons qu'ils avoient conquis. Après avoir fait pendant près de trois ans des tentatives infructueuses contre eux, dans lesquelles il perdoit considérablement de nègres; désespérant d'en venir à ses fins, par la voie de la force, il se décida à employer la ruse. Il proposa aux Anglois d'évacuer l'île, aux conditions qu'il feroit un traité de commerce exclusif avec eux, qu'il déclareroit alors l'indépendance de la colonie, qu'il leur laisseroit la possession du Môle S. Nicolas, la plus forte place de S. Domingue. Les Anglois, qui n'avoient eu d'autre but, en venant à S. Domingue, que la perte de cette trop belle colonie, ou en la faisant détruire par la guerre, ou en la portant à se détacher de la métropole, acceptèrent avec d'autant plus de plaisir les propositions de Toussaint, que la conservation des cantons qu'ils avoient conquis, leur coûtoit des sommes énormes, et que leur but principal étoit rempli, si l'indépendance étoit déclarée. Ils traitèrent donc avec Toussaint, et c'est la raison pour laquelle les Anglois ne voulurent pas remettre ce qu'ils possédoient de la colonie, au général Hédouville, qui étoit alors au Cap. Il paroît que le général anglois, qui conclut le traité avec Toussaint, avoit carte blanche de la part de son gouvernement, et qu'il prit sur lui de faire l'évacuation; la preuve en est, qu'il est arrivé des troupes de l'Angleterre, au Môle S. Nicolas, peu après cette évacuation, et pendant qu'on la faisoit. Cette opération n'a donc point été ordonnée par la métropole, ni forcée par les armes des nègres, puisque Toussaint qui, peu de temps avant, avoit fait attaquer les Anglois, presque dans tous leurs postes, en même temps, avoit été repoussé partout avec grande perte des siens. Toussaint ne fut pas plus de bonne foi avec les Anglois, qu'il ne l'avoit été avec les Espagnols, et qu'il ne le sera par la suite avec les François; les Anglois voulurent, d'après un article du traité, s'emparer de la ville du Môle, et Toussaint les reçut à coups de canons. Il ne resta plus à Toussaint qu'à s'occuper de tromper la république françoise; et certes, il étoit trop fin politique pour en faire part aux blancs de S. Domingue; il répétoit souvent, que si son bras gauche pouvoit se douter de ce que peut faire son bras droit, il le feroit couper. Ce n'est pas qu'il ne consultât certains blancs quelquefois, non pour suivre leurs avis, dont il devoit naturellement se défier, mais pour connoître l'opinion publique, et la faire tourner à son profit. Il parloit presque toujours par proverbes, comme Sancho Pancha, avec lequel il avoit d'ailleurs beaucoup de rapport. Il prétendoit qu'un nègre, qui confioit son secret à un blanc, donnoit du beurre à garder à un chat. Il lui arrivoit quelquefois de parler de lui-même, comme d'un homme extraordinaire; il se comparoit modestement au premier consul Bonaparte, et il n'hésitoit pas à se placer au-dessus de ce grand homme, par la raison, disoit-il, des avantages que la naissance et l'éducation avoient donnés sur lui, au premier consul.

Beaucoup de François sont encore dans la fausse persuasion que l'on eût sauvé S. Domingue, en en laissant le commandement à Toussaint. C'est une grande erreur, la perte de cette colonie pour la France étoit évidente depuis plusieurs années; et si la métropole ne s'est pas aperçu que Toussaint s'étoit emparé de ce bel empire, c'est qu'elle a été constamment trompée par les délégués dans lesquels elle avoit placé sa confiance, dont les uns de bonne foi, mais n'ayant point les connoissances locales, ont été dupes de leur zèle patriotique; et les autres, bien instruits, ont sacrifié à leur intérêt particulier, ou à leur opinion, l'intérêt de la France. Nous avons connu tous les blancs qui ont approché Toussaint; pas un n'étoit capable de lui donner des leçons; en fait de politique, il les laissoit bien loin derrière lui. Depuis notre retour en France, nous entendons continuellement raisonner, ou plutôt déraisonner sur S. Domingue; et ceux qui tranchent, avec le ton le plus décisif, ou n'y sont jamais allés, ou n'y ont resté que quelques mois, et dans un temps de guerre où l'on ne pouvoit plus juger de rien, ils ne peuvent donc avoir aucune idée, ni de ce qu'étoit S. Domingue, ni de ce qu'il peut être. Il est constant que Toussaint ne vouloit de blancs que dans les villes, et tous les massacres des infortunés colons, qui se sont faits en différens quartiers, n'étoient exécutés que par ses ordres, et ce monstre, par une politique raffinée, les mettoit sur le compte de ceux des généraux nègres qui l'offusquoient, afin d'avoir un prétexte pour s'en défaire; ainsi, après le massacre des blancs du Limbé, que l'on sait avoir été fait par ses ordres, il fit mitrailler le général Moyse, son neveu, qui paroissoit tenir pour la république françoise, et qui prenoit trop d'ascendant sur les nègres de la partie du Nord. Par ce moyen, Toussaint se défaisoit d'un concurrent qu'il craignoit, et trompoit le reste des blancs; dont il paroissoit, par cette mesure, vouloir la conservation. Quel raffinement de politique et de scélératesse! Quelques François ont porté la calomnie contre les colons de S. Domingue, jusqu'à dire qu'ils étoient de connivence avec Toussaint, pour ne pas recevoir les François de la métropole. L'atrocité et la fausseté de cette calomnie ne sont-elles pas démontrées par l'ordre que donna Toussaint, lors de l'arrivée de l'armée françoise; de massacrer tous les blancs sans exception; ordre qui n'a été que trop bien exécuté dans plusieurs quartiers. Christophe, qui commandoit au Cap, fut le seul des généraux nègres, rebelles à la France, qui n'exécuta pas cet ordre. Le général Laplume en fit autant dans le sud de l'île, avec la différence que ce dernier resta toujours fidèle à la métropole. La couleur blanche n'étoit pas la seule dévouée à l'extermination par Toussaint; il craignoit les hommes de couleur, qui, dans le fait, étoient pour les nègres des ennemis plus redoutables que les blancs, par la plus grande connoissance qu'ils avoient de leur caractère, de leurs habitudes, de leurs retraites; sobres comme eux, capables de supporter les fatigues les plus fortes, de les suivre dans les montagnes les moins accessibles, en général plus braves et plus instruits qu'eux Toussaint, qui connoissoit tout cela parfaitement, leur avoit déclaré une guerre à mort; il en fit fusiller ou noyer plus de six mille dans la partie du sud et de l'ouest; et par une suite de raffinement de sa politique, il prenoit pour prétexte, que ces hommes de couleur avoient formé une conjuration contre les blancs; par cette fausse inculpation, il se défaisoit de ses ennemis, et rassuroit les blancs qu'il avoit intérêt de tromper, et de garder encore pendant quelque temps, et en même temps les aliénoit contre les hommes de couleur dont il redoutoit toujours la réunion sincère avec eux. En cela, je crois qu'il voyoit très-bien, car il n'y a pas de doute que si les blancs et les hommes de couleur eussent été réunis de bonne foi, au commencement de la révolution, on eût maintenu les nègres dans l'ordre, malgré la manière brusque et impolitique avec laquelle le commissaire Sonthonax leur donna une liberté dont ils étoient incapables de jouir, à laquelle même la majeure partie des nègres ne crut pas, puisqu'ils se refusèrent à acheter des billets de liberté, que ce commissaire avoit fait imprimer, et qu'il ne leur vendoit que deux gourdains, qui ne font de notre monnoie de France, que cinquante-deux sols. Ce prix, quoique très-modique, si chaque nègre eût acheté un billet, eût rapporté à Sonthonax au moins deux millions: la spéculation étoit bonne; mais il ne vendit pas pour cinquante louis de ces billets. Tous les vieux nègres ne virent dans cette liberté, donnée par l'esprit de parti, qu'un avenir affreux. Il y a du train en France, disoient-ils, quand ce train sera passé, on viendra nous ôter cette liberté à coups de fusil. Et supposé qu'elle existe long-temps, que deviendrons-nous, quand nous serons hors d'état de travailler? qui aura pitié de nous, qui nous secourra dans notre vieillesse, dans nos infirmités? de qui pourrons-nous exciter la commisération? Hélas! ils n'ont que trop bien prévu; on a vu, pour la première fois des nègres mendier sur les grands chemins de S. Domingue; Sonthonax et Toussaint peuvent donc, avec raison être réputés les deux auteurs principaux des malheurs de S. Domingue; parmi les causes secondaires qui se sont réunies, la plus étrange sans doute, a été l'opinion du commerce dont les intérêts paroissoient devoir s'identifier avec ceux des colons. Il s'est montré en faveur du décret impolitique et dangereux de la liberté des nègres. Seroit-il que dupe de sa fausse pitié, il n'auroit pas connu suffisamment le caractère du nègre, et qu'il se seroit persuadé, qu'étant libres, et ayant une portion dans les revenus, les nouveaux affranchis en feroient davantage? Je veux bien croire que quelques négocians aient pensé ainsi. Mais quelques-uns ont vu, dans cet ordre nouveau, un moyen plus rapide de parvenir à la fortune, en achetant les denrées coloniales des mains des nouveaux colons noirs qui n'en connoîtroient pas la valeur. Que nous importe, ont-ils dit, d'acheter les denrées des noirs ou des blancs (cela n'étoit pas indifférent pour eux sous tous les rapports)? Hélas! ils sont réduits, ces mêmes négocians, à mêler leurs larmes avec celles des colons blancs, et à gémir sur une erreur, qui leur a porté un coup mortel. Nos maux sont-ils donc sans remède? Non. L'être bienfaisant qui a mis fin aux horreurs de la révolution, en France, daignera jeter un regard de pitié sur les restes infortunés des colons de S. Domingue, il leur rendra des propriétés dont on les a dépouillés par un système erroné, sans qu'il en soit, ni qu'il puisse en résulter aucun avantage pour l'humanité. Il mettra par là le comble à sa gloire, et nous nous écrierons tous, le coeur plein d'amour et de reconnoissance: Deus nobis hæc otia fecit (Napoléon Bonaparte).

Ayons confiance dans sa sagesse pour les moyens qu'il emploiera pour la restauration de la plus belle colonie du monde; qu'il daigne ne pas rejeter des colons, quoique vieux, dont les connoissances locales sont encore précieuses. De notre côté, ne manquons pas d'adopter, dans les nouvelles plantations, quelques espèces de cannes à sucre de Bourbon et d'Otahiti, dont l'avantage ne peut plus être révoqué en doute. Servons-nous de la charrue dans les terres qui la comporteront, car elle ne convient pas partout. Employons des boeufs au lieu de mulets, dans toutes les sucreries où il y aura des moulins à eau; et qu'il n'y ait, dans les habitations où il n'y en a point, que le nombre nécessaire de mulets pour tourner le moulin à bêtes. Un de nous, fermier de l'habitation Pois-la-Générat, à l'Arcahaye, a prouvé, par l'expérience, que l'on pouvoit faire six cent milliers de sucre avec cinquante boeufs, qui coûtent les deux tiers de moins, que cent cinquante mulets qu'il faut et plus, pour exploiter cette même quantité de sucre. Il est encore d'une grande considération, que c'est une mise dehors à faire une fois seulement; car, quand les boeufs sont vieux, on les échanger à la boucherie pour de jeunes taureaux, qui, trois mois après, peuvent être mis au cabrouet. Les boeufs ne sont pas non plus sujets comme les mulets, aux maladies épizootiques; telle que la morve, qui enlève quelquefois, en peu de temps, la moitié du troupeau. Il seroit peut-être très-avantageux d'introduire dans nos colonies le bison de l'Afrique, il n'y a pas de doute qu'il ne remplaçât avec beaucoup davantage le boeuf d'Europe dont nous nous servons, il supportera plus facilement les ardeurs du soleil.

Pourquoi n'aurions-nous pas aussi des chameaux, dont un seul, avec un appareil convenable, transporteroit plus de cannes au moulin, que quatre cabrouets attelés de quatre boeufs. Nous savons que cet animal intéressant peut se reproduire à S. Domingue, en ayant vu au Port-au-Prince un jeune qui étoit né sur une habitation du Cul-de-Sac. Le bufle pourroit aussi réussir dans notre climat, dont la température n'est pas éloignée de celle de son pays.

Que le Code noir, perfectionné s'il en est besoin, soit mis rigoureusement à exécution; que le nègre soit maintenu dans le devoir et le respect qu'il doit au blanc; que le blanc n'oublie jamais ce que doit l'homme à l'homme malheureux, que sa condition a mis sous son autorité; qu'il se garde d'en abuser, son coeur y gagnera, et ses intérêts n'en souffriront pas. Et s'il se trouve un colon, qui, étouffant les cris de la nature, et sourd à la voix de sa conscience, outre-passe par caprice le droit de châtiment que lui donne les lois du Code noir, sur ses esclaves, qu'il soit déclaré incapable de régir son habitation; qu'on lui nomme un substitut dont la moralité sera bien connue, et qu'il soit embarqué pour la France. Qu'il disparoisse d'un pays, où lui et quelques-uns de ses semblables, heureusement en plus petit nombre que l'on ne pense, ont attiré, par leur conduite infâme, les calomnies qui ont rejailli sur la généralité des colons, et qui ont contribué à la perte de ce beau pays. Qu'il y ait dans chaque paroisse un inspecteur des cultures, qui tous les trois mois fera sa visite sur les habitations, et s'assurera par lui-même s'il y a la quantité nécessaire de vivres plantés, relativement au nombre des nègres qui la cultivent. Qu'en outre de ces inspecteurs particuliers, il y ait un inspecteur général dans chaque arrondissement, qui fera sa visite tous les ans. Qu'il y ait dans chaque quartier un médecin chargé de visiter les hôpitaux des habitations, pour voir si les pharmacies sont pourvues des remèdes nécessaires, et si les drogues sont de bonne qualité. Ce sera par tous les moyens que nous venons d'indiquer, et beaucoup d'autres, qui doivent émaner de la sagesse du gouvernement, que nous pouvons espérer de voir cicatriser les plaies meurtrières que les François ingrats ont faites au sein de leur mère nourricière, l'Amérique.

La conquête de S. Domingue ne sera point aussi difficile qu'on se le persuade en France; le nombre des nègres guerriers, déjà considérablement diminué, s'affoiblit encore tous les jours dans la lutte continuelle qui existe entre les mulâtres du Sud, et les nègres du Nord. Les cultivateurs n'ont jamais réellement cessé d'être esclaves, les femmes, les enfans, et tous les nègres hors d'état de porter les armes, ou qui ne le veulent pas, car nous savons qu'il en existe quelques-uns, sont obligés de sacrifier à l'ambition de leurs chefs, le produit, à la vérité, très-médiocre, du travail auquel on les force, sur les habitations même dont ils étoient esclaves. Cette contrainte que les frais de la guerre nécessite, est heureuse sous deux rapports; en empêchant la désorganisation totale des habitations, elle en facilitera beaucoup la restauration; sous un autre rapport, en forçant les nègres au travail, elle les garantit de mourir de faim, ce qui ne manqueroit pas d'arriver, s'ils jouissoient d'une liberté absolue. Les François sont dans la fausse persuasion que tous les nègres sont dispersés et errans dans les bois et dans les montagnes; si cela étoit ainsi, S. Domingue seroit perdu sans ressource, toutes les habitations étant affermées, et le produit devant en revenir au gouvernement, ou aux chefs quelconque. Pour mettre le fermier à même de payer, il étoit nécessaire de contraindre les nègres à rester sur la ferme; il a fallu, pour cela, employer des voies de rigueur, dont nous avons déjà parlé à l'article du nègre Dessalines, inspecteur des cultures à l'Artibonite, et de Lefranc, mulâtre, inspecteur à S. Louis; l'un et l'autre ont fait fusiller ou mourir, sous les verges, plusieurs conducteurs et cultivateurs, tout en leur disant vous êtes libres, mais il faut travailler pour nous. Une autre erreur encore très-accréditée en France, c'est qu'il ne faudra pas laisser à S. Domingue un seul ancien nègre, de peur, dit-on, qu'il ne donne de mauvais conseils aux nègres nouveaux dont il faudra repeupler la colonie. Mais avant la révolution, n'y a-t-il pas eu des négrophiles qui ont donné aux nègres le conseil de se soustraire au joug de leurs maîtres? Tous les esclaves n'ont-ils pas naturellement, et sans qu'on leur conseille, le désir de s'affranchir? Qui donc les empêchoit de l'exécuter? Il falloit des armes, et il y avoit peine de mort contre un blanc qui leur en auroit fourni; il falloit un point de ralliement presque impossible par la surveillance des blancs. D'après cela, une insurrection générale, telle que l'avoit prédite l'abbé Raynal, étoit moralement impossible. Sonthonax n'auroit jamais réussi à désorganiser la colonie, même en prononçant l'affranchissement général des nègres, et en leur disant que l'insurrection étoit le plus saint des devoirs, si la république françoise n'eût fait la faute irréparable, d'avoir envoyé à S. Domingue cent mille fusils pour armer les noirs de Toussaint; et si chaque parti, c'est-à-dire, les blancs contre les mulâtres, les mulâtres contre les blancs, les royalistes contre les républicains, et les républicains contre les royalistes n'eussent tous armés des nègres. Il étoit aisé de prévoir ce que feroient tous ces nègres armés, après avoir servi pendant quelque temps les partis différens.

Nous nous flattons que le lecteur nous pardonnera la digression que nous venons de faire relativement à la restauration de S. Domingue; ne fut-ce qu'une illusion, elle est chère à nos coeurs, le bonheur que l'on rêve n'est pas tout-à-fait une chimère. Au reste, cette digression est bien moins étrangère au sujet que nous traitons, que ne le sont les crimes prétendus des colons, pour prouver la littérature des nègres.

Nous nous sommes oubliés un instant, déjà nous entendons l'évêque Grégoire nous faire le reproche de passer trop légèrement sur le chapitre des qualités morales des héros de son roman. Enfin nous y voilà.

Après Toussaint, celui qui a joué le second rôle, sur le théâtre révolutionnaire de S. Domingue, est le mulâtre Rigaud: comme nous étions dans un quartier très-éloigné de celui où il avoit établi la petite souveraineté que lui enleva Toussaint, nous ne parlerons de ce mulâtre que d'après M. o'Schiell. 12

Note 12: (retour) Réflexions sur la liberté des nègres, dans les colonies françoises; par B. o'Schiell, pag. 70.

«Dans la province du Sud, dit cet auteur, les mulâtres dominent en souverains, ils sont intéressés à faire travailler les nègres, puisqu'eux seuls, à peu d'exception près, y prélèvent tous les revenus et les partagent entr'eux; ils n'ont pu encore assujétir les nègres à un travail suivi, malgré toutes les mesures de rigueur et de barbarie qu'ils ont employées. Il est de notoriété publique qu'un nommé Lefranc, mulâtre de S. Louis, établi inspecteur des travaux, faisant sa tournée sur les habitations situées dans la plaine du Fond, accompagné de ses alguasils s'est trouvé forcé de mener lui-même, aidé de ses records, les nègres au travail, à grands coups de bâton et de plat de sabre, et que plusieurs ont péri sur la place, par la violence de ses traitemens. Ces inspections, accompagnées d'exécutions, ayant indisposé et irrité les nègres, Rigaud, l'homme tigre, et le bourreau de toute cette dépendance, s'est vu forcé de les supprimer, et d'aller cajoler lui-même les nègres, dans la crainte qu'ils ne se révoltassent contre l'autorité sanguinaire que tous les siens exerçoient dans ces contrées dévastées et malheureuses. Les derniers désastres qui y ont eu lieu, à l'arrivée des délégués des commissaires, le Borgne et Rey, et de Desfourneaux, dans lesquels quatre cents blancs françois ont été massacrés, les uns chez eux, les autres dans les rues et dans les places publiques, avec cette joie et cette férocité brutale, que des animaux carnassiers mettent à déchiqueter leur proie, à s'abreuver de leur sang. Ces affreux désastres provinrent uniquement, de ce que le délégués avoient voulu établir les lois de la république, et contraindre les nègres au travail, et de ce que les mulâtres, surtout leur chef Rigaud, ont été choqués et irrités de voir une autorité supérieure à la leur.»

Il nous est tombé dans les mains une lettre adressée aux citoyens Rigaud et Bauvais, qui peut donner une idée de la souveraineté que s'étoient arrogés les mulâtres dans la partie du sud. Cette lettre, écrite par les commissaires délégués par la Convention nationale, aux îles du Vent, est conçue en ces termes:

Basse-Terre, Guadeloupe, le 7 prairial, an 3
de la république.

Aux citoyens Rigaud et Bauvais, commandans militaires dans les provinces de l'ouest et du sud de S. Domingue.

C'est avec une surprise extrême que nous avons appris que vous avez mis en réquisition la corvette le Scipion, c'est un droit que nous ne connoissions pas encore au militaire, dans le gouvernement républicain.

Vous voudrez bien, sitôt la présente reçue, la renvoyer avec sa cargaison aux îles du Vent, où l'égalité règne et la république triomphe, où la mulâtricomanie est éteinte, où la véritable liberté règne, où les seules vertus et le travail sont récompensés, et le crime et la paresse punis.

Ce n'est pas assez de battre l'ennemi, il faut encore rétablir l'ordre et faire aimer le travail, c'est ce que nous n'avons pas vu par les dépêches que nous avons reçues par la Cornélie. Il faut avoir des vertus pour pouvoir en inspirer, il faut avoir la confiance des hommes que l'on commande, et être irréprochables. Les rapport du citoyen Kenel nous ont sensiblement affligés, et votre système ne peut que rendre les maux de S. Domingue irréparables. C'est l'amour des vertus et du travail qu'il faut prêcher aux nègres. Quant aux hommes de couleur, ci-devant libres, ils ne seront jamais susceptibles ni de l'un ni de l'autre; leur despotisme à S. Domingue s'est acquis par des crimes, ne redoutez-vous pas qu'il soit détruit par des crimes? pouvez-vous leur inspirer de la confiance, vous, leurs chefs, qui en 1792, avez livré ceux qui vous avoient soutenu vos droits pour être jetés sur une côte abandonnée, après vous avoir soustraits au fer assassin de vos ennemis. Ce crime encore ignoré en France, recevra un jour une juste punition: un jour viendra où la France ouvrira les yeux sur tant d'atrocités, où elle vengera tant de crimes et d'innocentes victimes.

Signé, Lebas et Victor Hugues.

Il paroît que, malgré toutes les dépositions qui ont été faites en différens temps, contre Rigaud, la république françoise étoit aussi aveugle sur son compte que sur celui de Toussaint; ce qui viendroit à l'appui de cette assertion, c'est que le général Hédouville, agent particulier du directoire exécutif, dans lequel nous n'avons connu que des intentions bien pures de faire le bien à S. Domingue, mais qui par les menées de Toussaint, n'en a eu ni le temps ni les moyens, avoit envoyé à ce mulâtre le brevet de commandant général de la partie du Sud 13, qu'il s'étoit arrogé d'avance, et où il régnoit en despote; de cinq malheureux jeunes gens qui furent chargés de lui porter les intentions du général Hédouville, quatre furent assassinés par les ordres de Toussaint, à la ravine sèche, à une lieue de S. Marc: le lendemain on vit leurs bourreaux vêtus de leurs habits, et cherchant à vendre leurs armes et leurs bijoux. Un seul de ces jeunes gens, échappé par miracle à cent nègres qui les attaquèrent dans un chemin creux, nous a rapporté avec quel sang-froid un de ses camarades, nommé Cyprès, avoit mangé un papier dont il étoit porteur, pour qu'il ne tombât pas entre les mains des nègres, et avoit ensuite vendu sa vie, très-chèrement; ses compagnons ne montrèrent pas moins de bravoure, mais ils succombèrent au nombre des assassins.

Note 13: (retour) Ce brevet ne pouvoit pas manquer d'être une pomme de discorde entre Toussaint et Rigaud; aussi il en résulta une guerre sanglante dans laquelle ont péri au moins quatre-vingt mille nègres ou mulâtres, ce qui facilitera beaucoup la conquête de S. Domingue.

Rigaud pouvoit être (sous un rapport seulement) comparé à Domitien; son visage devenoit riant dans l'instant où sa haine contre les blancs se concentroit autour de son coeur, ce moment étoit celui où il ordonnoit leur meurtre; il avoit pour lors l'air serein et satisfait d'un homme vertueux qui vient de trouver l'occasion de faire une bonne action. Tel étoit, nous a-t-on dit, le caractère de sa figure, lorsqu'il fit fusiller plusieurs blancs négocians ou colons, qu'il trouva dans la ville de Léogane, lorsqu'il s'en empara; du nombre de ceux qu'il fit sacrifier à sa haine, étoit le curé de Léogane, qui reçut le coup funeste en chantant les louanges de l'Eternel, et en le priant de pardonner à ses bourreaux.

Rigaud avoit pris en France l'état d'orfèvre, il avoit, dit-on, de l'esprit, et avoit profité de l'éducation soignée que son père lui avoit fait donner; mais les hommes, pour être éclairés, en sont-ils meilleurs? Cette question souvent agitée vient enfin d'être résolue dans la révolution. Rigaud est d'une figure agréable et douce (ah! Lawater, te voilà en défaut); il portoit la dissimulation au point de donner un déjeûner ou un dîner splendide, à de malheureuses victimes qu'il avoit l'intention de faire sacrifier après, et pour cet effet, il proposoit une promenade dans son jardin ou ailleurs, et là se trouvoient les sicaires exécuteurs de sa férocité; et il faisoit succéder en un instant toute l'horreur d'un supplice inattendu, à l'espoir qu'il avoit fait naître d'y échapper. Quel raffinement de barbarie!

Rigaud avoit déclaré une guerre à mort à tous les colons qui se trouvoient dans les dépendances occupées par les Anglois. Il avoit armé des barges dont les capitaines avoient l'ordre, lorsqu'ils prendroient des bâtimens où il se trouveroient des blancs, de massacrer tous les mâles, jusqu'aux enfans, et d'abandonner les femmes sur des barques, à la merci des flots.

C'est un fait que nous tenons de sept Américaines de S. Domingue, qui ont elles-mêmes été victimes de cette ordre barbare. Après avoir été témoins du massacre de leurs maris, de leurs enfans et de leurs gérans, on les a dépouillées et on les a exposées dans cet état à la merci des flots, dans une barque si frêle, que la moindre vague pouvoit les engloutir; mais leur heure n'étoit pas sans doute venue, un vaisseau anglo-américain passa par hasard dans les parages où elles se trouvoient, et les recueillit à son bord; après les avoir vêtues comme il le put, il les conduisit à l'île de Cuba, à Baracou, où deux de ces malheureuses moururent en peu de jours des suites de cet événement. Cinq existent encore et peuvent attester le fait.

S'il arrivoit à Rigaud de ne pas faire de suite massacrer les blancs, que ses troupes avoient faits prisonniers, ce n'étoit que par un raffinement de barbarie, et pour les condamner à un supplice mille fois pire que la mort. Il les faisoit enchaîner deux à deux, les envoyoit aux travaux publics, et les obligeoit de porter des pierres dont le poids excédoit leurs forces, et quand ils paroissoient fléchir sous ce fardeau, il les faisoit fouetter par des nègres. C'est ainsi qu'il traita un capitaine blanc, nommé Sébire, qui trouva le moyen d'en instruire son régiment. Nous tenons ce fait de ses camarades, et malheureusement il y avoit avec lui beaucoup d'autres blancs, même des femmes traitées de la même manière.

Ce qui prouve bien que les François étoient absolument dans l'erreur sur la conduite de Rigaud, c'est que l'armée françoise, qui est venue à S. Domingue, en 1802, le ramena dans cette île, au grand étonnement de tous les blancs. Mais on ne fut pas long-temps à être détrompé à son égard. Il fut envoyé dans la partie du Sud, où bientôt ses vues ambitieuses se manifestèrent; une lettre maladroite, qu'il écrivit au général noir Laphime, ne laissoit point de doute qu'il ne cherchât à reprendre l'ascendant qu'il avoit eu sur les nègres de cette partie là, et à y établir son empire; mais il fut pris et renvoyé en France.

Lors de l'arrivée de ce monstre à S. Domingue, il passa au Port-au-Prince pour se rendre dans le sud de l'île; on lui donna un billet de logement, avec lequel il se présenta chez un blanc, qui à son aspect recula d'effroi. Que me voulez-vous? lui dit ce blanc.--Je viens loger chez vous, et voilà mon billet.--Vous n'y logerez pas, dit le propriétaire de la maison.--J'y logerai malgré vous, lui répartit Rigaud.--Eh bien, puisque vous pouvez m'y forcer, donnez-moi le temps de trouver un logement pour moi, je craindrois, en logeant sous le même toit que vous, d'être assassiné pendant la nuit.

S'il falloit ajouter un dernier coup de pinceau, au tableau de Rigaud, nous pourrions indiquer un homme respectable qui est en France, auquel on peut s'adresser; outré de la barbarie de ce petit despote, ce courageux citoyen tenta de purger la terre de ce monstre, il lui tira un coup de pistolet et le manqua; il eut heureusement le temps de se soustraire à sa vengeance.



CHAPITRE V

Continuation du même sujet

COMME l'évêque Grégoire pouvoit faire des volumes sur les qualités morales des nègres et des mulâtres, après avoir déjà parlé très au long, dans son chapitre quatrième, de leur amour pour le travail, de leur courage, de leur bravoure, de leur tendresse paternelle et filiale, de leur générosité, etc., il passe au cinquième chapitre, et lui donne pour titre Continuation du même sujet. Comme nous ne sommes pas toujours en contradiction avec ce prélat, pour lui donner une preuve de notre impartialité et de notre justice, en reconnoissant le mérite partout où il se trouve, sans égard à la couleur des individus, nous allons augmenter son chapitre d'une anecdote qui prouvera aux négrophiles que les esclaves ne haïssent pas toujours leurs maîtres; c'est à un de nous que le fait est arrivé, lui-même en sera l'historien.

Le général noir Christophe, qui commandoit au Cap, lors de l'arrivée de l'armée françoise, en 1802, avoit reçu du général Toussaint, ainsi que tous les autres chefs noirs, l'ordre exprès de faire tuer tous les blancs, et de mettre le feu à la ville; ce général promit aux blancs qu'il ne mettroit point cet ordre à exécution 14, et qu'il ne leur arriveroit rien tant qu'il commanderoit au Cap. Mais il les avertit qu'il feroit mettre le feu à la ville, aussitôt que l'escadre françoise paroîtroit vouloir entrer dans le port; qu'alors il ne pouvoit plus répondre de ce qui pourroit leur arriver, qu'ils eussent à sortir de la ville et à se cacher pendant la crise. Peu d'heures après, un vaisseau de l'escadre, s'étant approché du Fort Picolet, mille voix semblèrent partir ensemble: le feu! le feu! Ce ne fut que dans ce moment plein d'horreur, que j'aperçus toute la profondeur du précipice, sur les bords duquel se trouvoient tous les malheureux blancs, et dans lequel ils pouvoient être précipités dans un instant. Pouvions-nous conter sur la foi du général Christophe, qui avoit promis qu'il ne mettroit point à exécution l'ordre qu'il avoit reçu du général Toussaint, de faire tuer tous les blancs? Je ne sais qu'elle a été la conduite de ce général, depuis l'évacuation, envers les colons qui ont eu l'imprudence de rester dans ce pays infortuné; mais tous ceux qui étoient au Cap, à l'époque de l'arrivée de l'armée françoise, lui doivent la vie.

Note 14: (retour) Il fit tuer un seul blanc, le frère du général Pajot. Nous en ignorons la cause.

Je reviens à cet instant de crise dont le danger devenoit plus pressant, de minute en minute; le tocsin de la mort sonnoit de toutes parts. Quel parti prendre, où se cacher? Si les nègres qui étoient sous les ordre de Christophe devoient nous épargner, que n'avions-nous pas à craindre de la part des nègres étrangers, qui, après avoir assouvi leur rage sur les blancs de leurs cantons, ne manqueroient pas de venir aux environs du Cap, chercher de nouvelles victimes dans cette cruelle conjoncture, voyant la mort presque certaine, je me décidai à monter sur ma petite habitation du morne du Cap, me livrer à mes nègres qui m'avoient toujours témoigné de l'attachement, dans l'alternative de me sauver par eux, ou d'être leur victime, s'ils n'étoient pas de bonne foi. Un négociant du Port-au-Prince, M. Morin, me demanda de me suivre, et de courir la même chance. Nous prîmes donc ensemble la route de mon habitation; en arrivant on nous cria: qui vive! ce qui nous étonna un peu; mais comme notre parti étoit pris, nous avançâmes, je reconnus pour lors deux de mes nègres, armés chacun d'un fusil: je leur demandai pourquoi ils étoient en armes, ils me répondirent que c'étoit pour se garder, et empêcher qu'on ne mit le feu à leurs cases; ces paroles nous donnèrent un peu d'assurance; je dis à l'un d'eux, que je désirerois parler au conducteur, qui étant arrivé de suite, me dit qu'il m'attendoit, pour savoir quel parti prendre; que l'intention de l'atelier étoit de me rester fidèle; mais qu'ils avoient des risques à courir de la part des autres nègres qui ne pensoient pas comme eux. Il y avoit sur l'habitation une caverne assez profonde, formée par des rochers considérables entassés les uns sur les autres; l'entrée en étoit cachée par un bosquet épais de bambous. Je proposai au conducteur de faire transporter, pendant qu'il faisoit nuit, tous les bagages de l'atelier, dans cette vaste caverne, et de nous y réfugier tous ensemble, pour y passer le moment de crise pendant le débarquement de l'armée françoise, et jusqu'à ce que les nègres révoltés se fussent éloignés. La majeure partie des nègres qui s'étoit rassemblée pendant que nous délibérions, parut accepter avec plaisir cette proposition, et dans moins de deux heures, nous fûmes tous rendus dans notre caverne. Malgré les marques d'attachement que nous donnèrent les nègres, mon camarade et moi nous étions obsédés par une foule d'idées plus sinistres les unes que les autres, en voyant au-dessous de nous ce superbe et horrible spectacle, de la plus belle et de la plus riche ville des Antilles, dévorée par des tourbillons de flammes qui s'élevoient en forme de trombes, et faisoient entendre un sifflement affreux; capable de déchirer l'ame la plus insensible. Nos réflexions étoient d'autant plus poignantes; qu'elles étoient concentrées, et que nous n'osions pas, au milieu des nègres, nos ennemis naturels, rien énoncer qui pût les choquer; mais, que dis-je, nos ennemis naturels! Cette dénomination ne convient-elle pas plutôt à ceux qui, poussés par le démon de l'envie, ont mis dans leurs mains les poignards et les torches? Tirons le rideau sur cette scène d'horreurs. Nous sortîmes sains et saufs, mon camarade et moi, de notre caverne (que j'ai nommée depuis l'antre de salut), où les nègres ne nous avoient laissé manquer d'aucunes provisions, et nous descendîmes au Cap pour y embrasser nos frères d'Europe, qui nous promirent un avenir plus heureux; nous en acceptâmes l'augure, sans y croire beaucoup. Mes bons nègres portèrent, au général qui commandoit au Cap, des présens de légumes et de fruits; entr'autre un régime de bananes qui pesoit près de cent livres (devois-je penser que cette grappe seroit comme celle des Israélites). Le lendemain ils portèrent des légumes et des fruits au marchés du Cap, et enhardirent par cette démarche les autres nègres des mornes à suivre leur exemple, et le marché se rétablit.

Je ne puis m'empêcher de citer ici un trait de bienfaisance de mon atelier à mon égard: je crois devoir le faire, tant par reconnoissance, que pour convaincre le public, que s'il a existé parmi les nègres des scélérats qui se sont portés aux excès les plus condamnables, la vertu n'est cependant point étrangère à cette race d'hommes, que tour-à-tour on a, ou calomnié, ou exalté à l'excès. On doit diviser les nègres en trois classes: les uns on fait le mal par instinct, par une férocité naturelle, j'allois dire à l'homme sauvage; hélas! la triste expérience nous a appris qu'il ne manquoit à quelques hommes civilisés que l'occasion pour surpasser le sauvage en cruauté; les autres, sans caractère, ont suivi par crainte ou par foiblesse l'impulsion qu'ils recevoient des premiers, et ont fait le mal avec eux. Dans la troisième classe, malheureusement la moins nombreuse, on peut citer des traits de vertu et d'humanité qui feroient honneur aux hommes blancs les plus civilisés. Plusieurs ont sauvé leurs maîtres en les cachant et les dérobant aux recherches des assassins, au risque de perdre eux-mêmes la vie si on les eût soupçonnés de favoriser un blanc; plusieurs leur ont envoyé de l'argent hors de l'île de S. Domingue, pour subvenir aux besoins les plus pressans. Ils ont fait évader des familles entières, en les conduisant par des sentiers inconnus, jusqu'au bord de la mer, pour y trouver des navires.

Mais revenons au trait que je veux et dois citer. Deux jours après l'arrivée de l'escadre françoise au Cap, le général Leclerc envoya une frégate à la Jamaïque, pour y complimenter le général anglois; ayant perdu, dans l'incendie du Cap et de l'Arcahaye, tous mes moyens pécuniaires, je sollicitai un passage sur cette frégate (la Cornélie), commandée par M. de Lavillemadrin; j'obtins cette faveur et m'embarquai dans l'espoir de trouver à la Jamaïque des ressources auprès de quelqu'un qui m'étoit redevable d'une petit somme; nous ne fûmes pas à une demi-lieue en mer que le calme nous surprit; nous vîmes arriver vers la frégate une pirogue, que nous prîmes d'abord pour des pêcheurs; mais quand elle fut plus près, je distinguai trois des nègres de mon habitation, dont un nommé Gabou étoit le conducteur, quoiqu'il fût âgé de plus de quatre-vingts ans; je demandai au capitaine la permission de laisser monter à bord ce respectable vieillard, qui, aussitôt qu'il fut sur le pont, demanda à me parler en particulier; quelle fut ma surprise, lorsque ce bon patriarche me fit, au nom de tout l'atelier, des reproches d'être parti sans leur rien dire; nous ne méritons pas, me dit-il, cette indifférence de votre part. En même temps il tira d'un petit papier un sac d'argent, et me le présenta au nom de tous les nègres, qui s'étoient privés de la part d'argent qui leur revenoit sur les produits de l'habitation, pour me l'envoyer, parce qu'ils savoient que j'étois parti sans argent. Peut-être, me dit-il, ne reviendrez-vous plus parmi nous; acceptez donc ce petit présent, qui vous fera rappeler que nous vous sommes restés fidèles. Les larmes me gagnèrent, et j'appelai le capitaine pour le rendre témoin d'une action qui feroit honneur aux hommes de toutes les classes et de toutes les couleurs. Aussi je frémis d'horreur et d'indignation, quand j'entends dire à quelques François, qui par leur faux système, et leurs opinions exaltées, ont démoralisé cette caste malheureuse, plus à plaindre qu'à blâmer, qu'il faut exterminer jusqu'à l'enfant de six ans pour rétablir la colonie. Ce système me paroît aussi absurde, aussi inhumain, qu'impraticable dans son exécution.

A la fin du chapitre quatrième, de l'ouvrage de M. Grégoire, qui, comme on l'a vu, est la continuation du troisième, sur les qualités morales des nègres et des mulâtres, ce prélat commence à craindre que l'exagération ne nuise un peu à la cause qu'il plaide, et il dit (pag. 127): «Gardons-nous cependant d'une exagération insensée, qui, chez les noirs et les mulâtres, voudroit ne trouver que des qualités estimables; mais, nous autres blancs, avons-nous le droit d'être leurs dénonciateurs?»

Ici, la force de la vérité arrache à l'évêque Grégoire l'aveu que les nègres et les mulâtres pourroient bien ne pas valoir autant qu'il l'a dit; mais pour ne pas paroître tout-à-fait chanter la palinodie, les blancs, dit-il, ne valent pas mieux; et d'après cela, ils n'ont pas le droit d'être leurs dénonciateurs. Cette vérité affligeante pour l'humanité entière, n'avoit malheureusement pas besoin de sortir de la bouche d'un prélat pour acquérir la force d'une démonstration. La révolution nous a appris que tous les hommes, noirs, jaunes, blancs, cuivrés, olivâtres, civilisés ou non, savans ou ignorans, agités par les mêmes passions, sont partout aussi méchans les uns que les autres; mais en convenant de leur égale propension au vice, dans tous les climats, nous ne conviendrons pas de leur aptitude égale pour les sciences et pour les arts, que nous maintenons être les enfans naturels de l'industrie, laquelle a pour mère la nécessité; et cette mère malheureuse ne dépassa jamais les tropiques.



CHAPITRE VI.

Notice biographique du nègre
Angelo-Solimann.

Nous voici au chapitre sixième de l'ouvrage de l'évêque Grégoire, et tout ce que nous avons lu jusqu'ici est absolument étranger à la Littérature des nègres; ce prélat auroit-il oublié le sujet de son livre? Nous serions tenté de le croire, si nous ne lisions en tête de chaque page, en très-gros caractères, de la Littérature des nègres. Au reste, ce chapitre qui devoit être intitulé comme le précédent, Continuation du même sujet, apprendra au lecteur l'histoire très-intéressante du nègre Angelo, qui, s'il n'a pas publié de chefs-d'oeuvres de littérature, pouvoit cependant en faire, puisqu'il parloit sept langues, sans compter celle de son pays qui devoit être très-riche. D'après cela, il n'en mérite pas moins, dit l'évêque Grégoire, une des premières places «entre les nègres qui se sont distingués par un haut degré de culture, par des connoissances étendues, et plus encore par la moralité et l'excellence de son caractère.»

Il faut donc que vous sachiez, lecteur impatient, avant d'arriver à la Littérature des nègres, qu'Angelo Solimann étoit fils d'un prince africain, nommé Magni Famori; qu'on l'appeloit, quand il étoit petit, Mmadi-Make; qu'il avoit une petit soeur dont on ignore le nom; que le papa, Magni Famori, régnoit sur une peuplade qui avoit déjà un commencement de civilisation, puisqu'elle adoroit les astres; qu'il y avoit deux familles de blancs qui demeuroient dans le pays (sans doute elles n'y étoient pas depuis assez de temps pour être devenues noires), qu'une guerre éclata inopinément, que la maison du papa fut investie, que le petit Mmadi-Make, âgé de sept ans, eut peur, et prit la fuite avec la vitesse d'une flèche, que sa chère mère l'appela à grands cris, en lui disant: où vas-tu, Mmadi-Make? qu'il répondit, où Dieu veut (n'auroit-il pas dû répondre, où me conduira mon étoile, puisque leurs divinités étoient les astres). Qu'après un combat sanglant où l'on entendoit le cliquetis des armes et les hurlemens des blessés, le petit Mmadi-Make fut pris, malgré qu'il se fût caché les yeux avec ses mains; qu'il fut vendu, que son premier maître l'échangea pour un cheval, que le second maître le vendit à un troisième; que le troisième, après l'avoir mis dans une maison flottante qui l'étonna beaucoup, et où il essuya une tempête, le conduisit chez lui, que son épouse le reçut avec bonté, lui fit beaucoup de caresses; que le mari lui donna le nom d'André, et lui ordonna de conduire les chameaux aux pâturages et de les garder. Qu'on ignore de quelle nation étoit cet homme là, ni combien de temps resta chez lui Angelo, qui est mort depuis douze ans, ce qui fait que cette Notice a été rédigée par ses amis, lesquels nous ont appris que ce troisième maître le mit encore dans une maison flottante qui le conduisit à Messine, où il fut vendu à une marquise dont on ne dit pas le nom, mais qui eut pour lui les soins d'une mère; qu'il tomba dangereusement malade; que pendant sa maladie il ne voulut pas être baptisé; qu'il demanda lui-même à l'être dans sa convalescence; qu'il voulut avoir le nom d'Angelo, à cause d'une négresse qu'il avoit distingué parmi les domestiques de la marquise, qui se nommoit Angélina. Que la marquise, malgré la grande affection qu'elle avoit pour lui, le céda au prince Lobkowitz; qu'étant au service de ce prince, il devint sauvage et colère; que le vieux maître-d'hôtel du prince, connoissant son bon coeur et ses excellentes dispositions, malgré son étourderie, lui donna un instituteur sous lequel il apprit, dans l'espace de dix-sept jours, à écrire l'allemand (race future, vous ne pourrez le croire)! qu'ensuite il devint guerrier et combattoit auprès de son maître, qu'il l'emporta blessé sur ses épaules hors du champ de bataille; que malgré les grandes obligations que lui avoit ce maître, lorsqu'il mourut, il ne lui donna point la liberté, mais qu'il le légua par son testament au prince Winceslas de Lichtenstein. Qu'il suivit ce dernier maître dans ses voyages à Francfort, lors du couronnement de l'empereur Joseph, comme roi des Romains; qu'il se maria clandestinement à la veuve de Christiani, née Kellermann, Belge d'origine; que le prince ayant appris son mariage, le bannit de sa maison; qu'il raya son nom de son testament. Qu'ensuite il se retira avec son épouse, dans une petite maison; que peu de temps après, le prince François le fit inspecteur de l'éducation de son fils, place dont il remplissoit ponctuellement les devoirs; qu'enfin, attaqué d'un coup d'apoplexie, il mourut dans la rue, à l'âge de soixante-quinze ans.

Multis ille bonis flebilis occidit
Nulli flebilior quam tibi.

Chargement de la publicité...