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Dans les Entrailles de la Terre

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LES MINEURS, PAR CONSTANTIN MEUNIER

Ce bas-relief, d’une rude et sauvage beauté, montre les mineurs à la besogne. On voit par l’attitude de l’un d’eux à quelles poses douloureuses et harassantes le travail les condamne.

La vie tragique des mineurs, qui travaillent dans une lutte perpétuelle et stoïque contre les éléments, a été mise à l’ordre du jour par l’effroyable catastrophe de Courrières, dont l’humanité est encore tout en deuil. Notre collaboratrice Séverine, qui a visité le «pays noir», nous initie aux misères et aux héroïsmes de cet enfer du travail.

IIL a fallu ce coup de foudre, la catastrophe de Courrières, et que le chiffre des victimes dépassât de beaucoup le total coutumier de ces sortes d’accidents, pour que l’attention publique se fixât définitivement sur le sort des mineurs.

Non qu’à maintes reprises, elle ne se fût émue, très sincèrement, très vivement. Mais la spontanéité de son émotion n’avait d’égale que la fugacité de l’élan. Quelques heures d’effarement, quelques jours de tristesse... Après, n’est-ce pas, il fallait bien s’occuper d’autre chose? Et la sollicitude, comme c’eût été le devoir, ne survivait pas à l’attendrissement, au sursaut de ce qu’on dénomme l’actualité.

Cette fois le désastre a pris de telles proportions, le destin a eu la main si lourde, que la commotion semble devoir être plus prolongée, le retentissement plus durable. Quinze cents existences éteintes d’un souffle, quinze cents créatures humaines fauchées d’un seul geste, hors l’hécatombe traditionnelle et consentie des champs de bataille, cela vaut que l’on s’y arrête, que l’on en médite...

Et puis, c’est près, tout près, à trois heures du boulevard. Il ne s’agit plus, ici, de Pensylvanie, non plus que du pays de Galles. Nulle mer n’interrompt la vibration dont le sol a tressailli. Une dépêche laconique n’apporte pas, en dix lignes, la nouvelle dont on ne reparlera plus demain.

Un ministre s’est dérangé; les souverains et les pouvoirs constitués de toutes nations, ont envoyé leurs condoléances; une clameur persiste, inquiétante, pour exiger l’enquête et réclamer justice; les 4-8, amusante publicité commerciale, deviennent la devise obstinée des revendications minières: 8 francs de salaire, 8 heures de sommeil, 8 heures de travail, 8 heures pour penser, manger, se détendre les membres, lire un peu, se décrasser le cerveau.

Et la phrase qu’en 1891 prononça Colombet, le conseiller général de Saint-Etienne, à l’hôpital du Soleil, devant la lignée de cercueils qu’avait rempli le grisou au puits de la Manu, la phrase grondée en réponse aux discours des autorités, me revient en mémoire, prend, du temps écoulé et des circonstances présentes, une ampleur farouche:

—«Après chaque catastrophe, les mineurs ont vu se réaliser enfin quelqu’une des réformes souhaitées et si longtemps attendues. Cette fois-ci, nous vous apportons cinquante-six cadavres!... Qu’est-ce que vous allez nous donner en échange? Qu’est-ce que vous comptez faire pour nous?»

Quinze années ont passé; l’holocauste, aujourd’hui, est près de trois fois décuplé; par quelles mesures permanentes, par quelles concessions stables, va-t-on compenser le risque mortel dont la preuve n’est plus à faire, va-t-on alléger un peu de leur deuil les survivants décimés?

Car il ne faut pas que l’émoi général s’y méprenne; accepte, pour l’exception, ce qui est la règle, dans les annales du peuple minier. L’addition est moins forte, mais plus fréquente: la mort procède par «petits paquets», périodiquement, à intervalles presque réguliers. Et l’horreur du renouvellement—dû presque toujours aux mêmes causes—dépasse de beaucoup, pour moi, l’éclat d’une hécatombe, dont l’étendue comporte au moins le bénéfice de l’universelle pitié.

Or, ces «coupes sombres» qui, à part les intéressés, les enregistre dans sa mémoire; en garde le souvenir fidèle, le détail précis; en déduit l’enseignement qu’elles comportent, et qui devrait aider à sauvegarder l’avenir? Il faut que des Westphaliens, dans un mouvement d’admirable générosité dont se renforce le dogme de la fraternité humaine, viennent démontrer, non par la théorie, mais par la pratique non par des mots, mais par des faits, la supériorité de leur manœuvre et de leur outillage pour que l’on daigne s’apercevoir, chez nous, qu’il est quelques progrès à réaliser!

Cependant, quelles leçons déjà reçues! Et combien cruelles! Rien qu’à Saint-Etienne, elles sont inscrites, par files funèbres, dans tous les cimetières de la ville, au front de toutes les collines où le taillis des croix de bois met comme un hérissement d’épouvante!

On y trouve, rien que pour ces vingt dernières années, le «quartier» du puits Châtelus—90 tombes—le «quartier» du puits Verpilleux—200 tombes—le «quartier» du puits Pélissier—120 tombes—le «quartier» du puits de la Manu—56 tombes—sans parler des 72 tombes du puits Jabin, et de la continuelle provende que verse la mine au charnier! Et tout ce massacre est pauvre à côté de celui de Courrières!

Aussi, tandis que les mères stéphanoises, selon la mode antique, mettent sur la sépulture de l’enfant, dans une sorte de châsse vitrée, les menus jouets dont il se servit, et une petite poupée au berceau qui est son image, des orphelins ont imaginé d’accrocher au chevet du père une réduction ingénieusement, laborieusement œuvrée par eux, dans les longs soirs d’hiver, du «carreau» et du «fond» de la mine. Rien n’y manque! La minutie s’allie à l’exactitude... et l’impression est singulière à rencontrer, sur le tombeau de l’assassiné, l’évocation de l’assassin!

Pauvres mineurs! l’on s’apitoie sur leur trépas—mais si l’on connaissait leur vie!

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