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Dans les Entrailles de la Terre

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Le christ des mineurs

Une autre, presqu’une gamine, toute jeunette, toute frêle, emplissait de ses lamentations le quartier de la Taillandière.

Son père avait été tué au puits Jabin comme elle avait quatre ans, et elle était demeurée seule, toute seule, si petite et si faible au seuil de l’immense vie! Puis la destinée semblait s’être adoucie. Elle avait rencontré un bon garçon qui l’avait épousée seize mois auparavant; ils avaient un bébé, l’avenir souriait...

Trois jours, trois nuits, elle ne poussa qu’un cri:

—Mon homme! Mon homme! Mon homme!

On dut enlever le nourrisson du sein tari. A ses tempes de vingt-deux ans, les cheveux blanchirent. Et, quand je visitai la malheureuse, elle se leva, s’en fut chancelante vers la cheminée, y prit un objet qu’elle me tendit:

—Tenez, je vous en prie... C’était lui qui l’avait fait. C’est un souvenir... Moi, je ne pourrai plus le voir.

LA MORT FAUCHE UNE VILLE

La catastrophe de Courrières, qui a fait 1280 victimes, a coûté à la France la population entière d’une petite ville. Ce dessin montre, exactement la foule énorme des disparus...

Et soudain dressée, tragique, tendant ses poings crispés vers le ciel:

— Il n’y a rien, rien! Ou alors mon homme serait là! Mon homme! Mon homme!

Ce qu’elle m’avait donné, c’était ce crucifix étrange que les mineurs sculptent au couteau dans des os de bœuf. Ne mangeant de la viande que rarement, aux jours fériés, ils consacrent les débris de ce luxe à des tentatives d’art. Celles-ci sont naïves comme l’étaient les œuvres des primitifs. Alentour d’un Christ byzantin, les attributs de la Passion, disproportionnés, mais traités méticuleusement, s’agglomèrent: l’échelle, les clous, les tenailles, le calice et la lanterne, le fouet et la lance, et l’éponge imbibée de fiel!

J’ai gardé toujours cette croix en mémoire de ces douleurs. C’est devant la pareille que gémissait dans la maison voisine, la mère Tessier, entre quatre cercueils.

Ses fils étaient partis le matin, bien solides, bien vivants... elle courut les reconnaître le soir—dans le «tas!»

 

J’ai parlé de loyer, tout à l’heure: un détail est bien typique à cet égard. En beaucoup d’endroits du bassin de la Loire, et plus particulièrement à Saint-Etienne, la mine «tire» les bâtisses qui la surmontent, en rompt l’équilibre, en disjoint les murs. Des toits penchent, des crevasses dénoncent l’insécurité de l’immeuble, des marches d’escalier s’échappent, comme la monture d’un éventail brisé. Les locataires s’en vont, les compagnies concessionnaires du dessous, acquièrent le dessus et tirent parti de ces ruines. Elles les louent pour peu de chose à leurs ouvriers, ou en font bénéficier, moyennant une diminution de pension, les veuves des sinistrés. Chaque logement rapporte ainsi de soixante à quatre-vingt-dix francs par an: il n’est pas de petites économies. En cas d’accident, on traite encore à forfait.

LE CONVOI DE QUELQUES UNES DES VICTIMES DE COURRIÈRES...

Sous la neige qui ouatait la ville mélancolique, des centaines de pauvres bières ont défilé, suivies par les familles en larmes, dans un silence écrasant.

Cependant, il arrive que la municipalité s’en mêle, expulse les habitants, interdit l’accès des gîtes trop peu sûrs. D’où quelques doléances des administrations.

A la vérité, l’accoutumance du péril fait aux mineurs des âmes singulièrement stoïques, dédaigneuses, presque amoureuses du danger. Ils s’y ruent avec frénésie, et passent alternativement de la douleur à l’exaltation, de l’exaltation à l’héroïsme, de l’héroïsme à la colère. Il semblerait que d’évoluer tant à l’ombre, leur mentalité ait pris la mobilité brusque des oiseaux de crépuscule. Elle en a les sursauts, les retours imprévus, les brefs coups d’aile.

Qui n’a pas vu ces hommes après l’accident, pendant le sauvetage, ne peut avoir idée de leur zèle et de leur abnégation. Ils se battraient contre quiconque essaierait d’entraver leur élan.

Aussi, on le sait, on les laisse faire: c’est le meilleur parti. Ils usent, de cette façon, leur énervement physique et leur angoisse morale.

Et puis, quels spectacles de beauté ils donnent!

Je me rappelle la remontée, aux torches, du cadavre d’un grand cheval blanc. Il avait été asphyxié par le grisou, au puits de la Manu. Son corps barrait le passage.

—Dépecez-le! avait ordonné l’ingénieur.

Mais l’ouvrier, dont l’animal avait été le compagnon de travail, se refusait à la besogne, obtenait le concours de ses camarades.

—Mon pauvre vieux!... Il remontera tel quel, et on le mettra dans la chaux. Je ne veux pas qu’on le découpe. Oh! hisse!

Et, peu après, la bête surgissait de l’obscurité, fantastique, fantomatique, parmi les brumes et les brutalités de l’éclairage incertain.

Sa crinière flottait comme une chevelure de femme, son œil gardait un reflet d’effroi. Il évoquait, debout, les chevaux de Marly et plus encore les coursiers de songe que chevauchent les Walkyries parmi les nuées.

Comme je le contemplais, un ouvrier près de moi, dit presque sur un ton d’envie:

—Il se repose!

C’est vrai. Le chien Pirogue était plus à plaindre, qui avait perdu successivement ses deux maîtres, le père et le fils, à un an de distance, le jeune à Verpilleux, le vieux à Villebœuf, les avait reconnus à la mine, escortés au cimetière «comme une personne» disaient les assistants, et errait depuis sur les routes, inconsolable, sorte de loup très doux aboyant à la lune—et à la mort!

Ce sentiment de presque indifférence envers qui ne souffre plus, je l’ai ressenti sur le lieu même de la catastrophe, au fond du puits Pélissier, le «Mangeur d’hommes» où j’étais descendue, à six cents mètres sous terre, entre deux explosions. La première, quatre jours auparavant, avait fait cent cinquante victimes, la seconde, le lendemain de ma visite, en fit dix-sept encore.

Quand la cage avait déclenché, les femmes de mineurs amassées alentour s’étaient signées comme au départ d’un convoi. Et trois heures durant j’avais rôdé, rampé, au long des galeries, dans l’atmosphère viciée par la corruption des cadavres, traversant les températures les plus contradictoires, brûlant les genoux de ma cotte, usant la paume de mes gants, frôlant parfois d’innombrables débris...

Ce n’était point la curiosité qui m’avait incitée à l’aventure, certes non, mais le besoin de tout voir afin de tout décrire et d’obtenir du secours pour tant de survivants, autrement à plaindre que les disparus.

J’y réussis: le public envoya quarante-huit mille francs.

L’OS SCULPTÉ

Les mineurs qui ne mangent de la viande que rarement consacrent le souvenir de ces festins en sculptant parfois très curieusement les os. Un de ces naïfs ouvrages représente les attributs de la Passion.

Et ma pire épreuve fut sûrement la visite à l’hôpital. Car, là, c’était de la souffrance, de la chair qui palpitait, qui saignait, et des cœurs déchirés qui se débattaient contre le destin!

Ah! l’effroyable vision! Ces apparitions de cauchemar, ces spectres masqués d’une croûte purulente, cette odeur de gangrène et de charnier ces débris en qui subsistaient toute l’intelligence, toute la volonté, et l’instinct effréné de la conservation! Des moignons gantés de ouate s’agitaient, des doigts lents mais tenaces s’agrippaient aux plis de ma robe.

—Je ne veux pas mourir! Je ne veux pas mourir!

C’est le premier cri que poussèrent la plupart des blessés, quand leurs lèvres furent décollées; c’était le cri que poussait Crouzet que nous avions fait mettre, pour l’agonie, dans un bain d’eau tiède, car il avait été, par le grisou, dépouillé de sa peau comme une anguille!

Vous qui savez maintenant, comme moi, quelle est la condition des mineurs ne pensez-vous pas qu’en bonne justice elle vaut d’être améliorée; que nulle considération ne saurait prévaloir contre le souci de la vie humaine; et que l’opinion, enfin, par sa rare unanimité, par la largesse de son aide, a prononcé là-dessus?

Séverine

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