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Dante et Goethe : dialogues

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The Project Gutenberg eBook of Dante et Goethe : dialogues

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Title: Dante et Goethe : dialogues

Author: Daniel Stern

Release date: February 28, 2009 [eBook #28217]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DANTE ET GOETHE : DIALOGUES ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

DANTE ET GOETHE

DIALOGUES
PAR
DANIEL STERN
PARIS
M DCCC LXVI
À COSIMA

Ta naissance et ton nom sont italiens; ton désir ou ta destinée t'ont faite Allemande. Je suis née sur la terre d'Allemagne; mon étoile est au ciel de l'Italie. C'est pourquoi j'ai voulu t'adresser des souvenirs où se mêlent Dante et Goethe: double culte, où nos âmes se rencontrent; patrie idéale, où toujours, quoi qu'il arrive, et quand tout ici-bas nous devrait séparer, nous resterons unies d'un inaltérable amour.

PREMIER DIALOGUE.

DIOTIME, ÉLIE.—Un peu plus tard, VIVIANE, MARCEL.

Ils marchaient sur la grève sans se parler. Ils s'étaient d'abord entretenus de leurs amis et d'eux-mêmes, de leurs opinions sur les choses du jour. Puis, insensiblement, le silence s'était fait. La grandeur de ce lieu désert s'imposait à eux. La marée qui montait lentement, en battant de ses flots le cap Plouha, imprimait à leur esprit son rhythme solennel.—À quoi pensez-vous? dit enfin Élie.

DIOTIME.

La question est brusque. La réponse va vous surprendre… Je pense à
Dante.

ÉLIE.

À Dante!… ici! au poëte florentin, sur les côtes de Bretagne! Voilà qui me surprend, en effet.

DIOTIME.

Ce site est véritablement dantesque. Regardez ces formidables entassements de rochers, précipités les uns sur les autres! Voyez ces blocs de granit aux flancs noirs, tout hérissés d'algues marines, que la vague, en se retirant, laisse couverts d'écume, et que d'ici l'on prendrait pour des monstres accroupis sur le sable! Écoutez les gémissements du flot qui s'engouffre dans ces antres béants! Ne se croirait-on pas aux abords d'un monde infernal? Tout à l'heure, à la lueur blafarde de votre triste soleil, il me semblait lire sur ce pan de roc taillé à pic l'inscription sinistre: Per me si va; et je voyais, là-bas, dans cet enfoncement, l'ombre de Dante, qui s'avançait, pâle et muette, vers les régions obscures.

ÉLIE.

Votre imagination confond mes faibles esprits. Vous franchissez d'un bond l'espace et les siècles…

DIOTIME.

Le génie n'est jamais loin. Il est présent partout, comme Dieu. Combien de fois ne l'ai-je pas éprouvé! Qu'un spectacle inaccoutumé de la nature ou quelque événement soudain ébranle et trouble ma pensée, aussitôt, par je ne sais quelle évocation secrète, qui se fait en moi comme à mon insu, il me semble voir à mes côtés deux figures immortelles, deux génies lumineux, dont la seule présence fait rentrer en moi la paix, et en qui je vois toute chose se réfléchir, s'ordonner, s'éclairer, comme en un miroir magique.

ÉLIE.

Per speculum in enigmate. N'est-ce pas ainsi que parlait saint Paul? Il y a longtemps, Diotime, que je vous soupçonnais d'être tant soit peu visionnaire!… Et ces deux génies sont Dante?…

DIOTIME.

Dante et Goethe.

ÉLIE.

Dante et Goethe!… étrange association de noms!

DIOTIME.

Pourquoi étrange?

ÉLIE.

Pourquoi?… Parce que ce sont bien les deux génies, les deux hommes les plus opposés qui furent jamais.

DIOTIME.

Je ne les vois point opposés; tout au contraire.

ÉLIE.

Point opposés, bon Dieu! L'Italien du XIIIe siècle et le Germain du XIXe! Le poëte catholique, qui chante en sa Divine Comédie l'orthodoxie de saint Thomas et les catégories d'Aristote, et ce païen panthéiste, qui cache sous la robe et le nom du réprouvé docteur Faust les témérités de Spinosa et le système suspect de Geoffroy Saint-Hilaire! Point opposés!

DIOTIME.

Ne vous arrêtez pas en si beau chemin; continuez. Quelle comparaison, n'est-ce pas, entre le belliqueux enfant de la cité de Mars, entre le noble fils du croisé toscan Cacciaguida, et le petit bourgeois d'une ville marchande, dont le bisaïeul ferrait les chevaux, dont l'aïeul tenait une auberge!

ÉLIE.

Ajoutons, puisque vous le souffrez, quel rapport entre le citoyen héroïque que l'ardeur de ses passions jette aux guerres civiles, et qui, proscrit, dépouillé, meurt bien avant l'âge, tout chargé de calamités, tout ému de haine et d'amour pour son ingrate patrie; entre ce grand imprécateur à la face sinistre, «qui allait en enfer et qui en revenait,» et le rayonnant Apollon, qui se faisait appeler monsieur le conseiller de Goethe, anobli, décoré, ministre d'un grand-duc allemand, froidement recueilli dans sa haute indifférence, observant les jeux du prisme quand la Révolution française éclate sur le monde, et qui meurt plein de jours, d'honneurs et de biens, au milieu des jardins qu'il a plantés, au milieu des curiosités, des offrandes, que lui apportent, de tous les points du globe, ses admirateurs à genoux!

DIOTIME.

Comme vous, je me suis étonnée, en ses commencements, de cette passion de mon esprit qui le ramenait en toute occasion dans la compagnie de deux poëtes aussi dissemblables. Je m'expliquais mal ce choix involontaire qui me faisait emporter ensemble, partout où j'allais, les deux petits volumes que vous regardiez hier sur ma table, et qui sont devenus pour moi, à peu de chose près, ce que le bréviaire est pour le prêtre: La Commedia di Dante Allighieri, et Faust, eine Tragoedie von Wolfgang Goethe. Je ne voyais pas trop le sens de cette double prédilection. Mais comme elle était en moi véritable et obstinée, il me fallut bien en trouver la raison; et c'est en cherchant cette raison que j'en suis venue à pénétrer peu à peu jusqu'à ces profondeurs de la vie idéale où nous sentons les harmonies, et non plus les dissonances des choses.

ÉLIE.

Comment cela?

DIOTIME.

Je veux dire… mais ce serait un long discours.

ÉLIE.

Ne sommes-nous pas de loisir?

DIOTIME.

Nous avons beaucoup marché sans nous en apercevoir; je me sens un peu lasse.

ÉLIE.

Arrêtons-nous ici. Le vent se calme, l'Océan s'apaise. La marée ne dépasse jamais ce rocher. Voici mon plaid étendu sur le sable. Asseyez-vous, Diotime. Prenez quelqu'une de ces figues que j'ai apportées pour vous dans ce panier. Je les crois mûres, bien que venues sous un ciel inclément.

DIOTIME.

Depuis les figues que je cueillais sur les bords du lac de Côme, dans les jardins de la villa Melzi, je n'en avais pas goûté d'aussi savoureuses.

ÉLIE.

Vous le voyez, notre soleil du Nord a ses caresses; nos landes, âpres et rudes, ont leur douceur. Ce matin, en venant de Portrieux, vos regards s'arrêtaient avec plaisir sur la pourpre de nos bruyères et sur les tons rosés de nos champs de blés noirs. Ne me disiez-vous pas aussi que la lumière qui descendait à ce moment sur nos campagnes vous rappelait les brumes transparentes qui, à certains jours d'automne, enveloppent le Lido?

DIOTIME.

En effet, la nature, en ses diversités les plus frappantes, a des rappels soudains à la grande unité. Il en est ainsi des hommes de génie: c'est le même Dieu, c'est le Dieu unique, éternel, qui parle par leur voix sur des modes divers. Il ne tiendrait qu'à nous de l'y reconnaître.

ÉLIE.

Je vois où vous voulez en venir; et, si vous restez dans ces généralités, je me garderai de vous contredire. Mais précisons davantage et dites-moi, je vous prie, quels sont ces rappels, ces analogies, que vous avez su découvrir entre deux oeuvres où je n'ai jamais pu voir qu'opposition et contraste?

Élie parlait encore, qu'on vit surgir à l'extrémité de la grève, en pleine lumière, un point noir. Ce point noir se mouvait et venait vers eux rapidement. Presque aussitôt, on put distinguer un cavalier et une amazone, dont la robe flottante semblait poussée par le vent et le défier de vitesse. Un lévrier de grande taille courait devant les chevaux. Il bondissait de rocher en rocher. Tout d'un coup, il s'arrête: il venait d'apercevoir son maître, assis aux pieds de Diotime; et peut-être aussi, qui sait? le panier ouvert entre eux deux, qui promettait à son appétit quelques reliefs. Quoi qu'il eu soit, d'un trait, Grifagno franchit l'espace; il se jette sur Élie avec une impétuosité folle, renverse le panier, les figues, et, de son long museau désappointé, les culbute sur le sable. Tout cela avait été l'affaire d'un clin d'oeil. Dans le même temps, la svelte amazone arrivait à fond de train. Elle sautait lestement à bas de son cheval, détachait de la selle une gerbe de fleurs sauvages, et s'avançait vers Diotime avec un air gracieux.

DIOTIME.

Quelle surprise! Nous ne vous attendions plus.

VIVIANE.

C'est par hasard que nous vous rejoignons. Nous reprenions la route de Portrieux, pensant vous y trouver, quand Marcel s'est avisé de demander au garde-côtes s'il ne vous aurait point vus. C'est ce brave douanier qui nous a dit que vous aviez laissé la voiture à Tréveneuc et que vous deviez être encore par ici quelque part.

ÉLIE.

Le cap Plouha a exercé sur nous sa magie. Diotime a eu des visions, j'ai fait des rêves. Les heures ont glissé sans bruit, comme ces voiles qui disparaissent là-bas à l'horizon. Et quand nous nous en sommes aperçus, au lieu de hâter le retour, nous avons décidé de rester ici jusqu'au soir.

MARCEL.

Et l'on vous dérangerait en y restant avec vous?

Viviane n'attendit pas la réponse. Prenant des mains de son frère un épais manteau qu'elle roula en coussin, elle s'assit auprès de Diotime. Marcel fit signe à des enfants de pêcheurs, qui cherchaient des crabes dans les rochers, de venir tenir les chevaux. Le lévrier haletant s'étendit tout de son long sur le bout du plaid d'Élie. Et, chacun ainsi établi à sa guise, la conversation reprit son cours.

VIVIANE.

De quoi parliez-vous donc quand nous vous avons surpris? Vous m'aviez tout l'air de dire de fort belles choses.

ÉLIE.

Voilà qui s'appelle deviner. Diotime était en verve. Elle entreprenait de me persuader que la Comédie de Dante et le Faust de Goethe sont deux oeuvres tout à fait semblables.

DIOTIME.

Je n'ai pas dit tout à fait, mais très-semblables.

VIVIANE.

À la bonne heure. Vive le paradoxe! Depuis quelques jours, ne vous déplaise, nous échangions avec une satisfaction assez plate des vérités incontestables. J'ai grand besoin de stimuler mes esprits… Eh bien! Diotime, parlez. Persuadez-nous. Par Apollon et les Muses! je jure de vous décerner le prix d'éloquence. Si je n'ai pas pour vous couronner les violettes et les bandelettes d'Alcibiade, je saurai du moins tresser ces verveines avec assez d'art pour qu'elles n'offusquent point votre grand front lumineux.

DIOTIME.

Une couronne, des belles mains de la fée Viviane! voilà de quoi tenter mon ambition. «Les ailes m'en viennent au dos,» auraient dit vos amis d'Athènes.

VIVIANE.

Eh bien! déployez-les. Parlez.

DIOTIME.

Laissez-moi me recueillir un peu.

Viviane mit un doigt sur sa bouche. Chacun se tut. Après quelques instants, Diotime continua d'un ton grave.

DIOTIME.

L'analogie première que je vois entre le poëme de Dante et le poëme de Goethe, c'est que tous deux ils embrassent, ils élèvent à son expression la plus haute l'idée la plus vaste qu'il soit donné à l'homme de concevoir: la notion de sa propre destinée dans le monde terrestre et dans le monde céleste; le mystère, l'intérêt suprême de son existence en deçà de la tombe et au delà; le salut de son âme immortelle. Le sujet de la Comédie et le sujet de Faust, ce n'est plus, comme dans l'épopée antique, une expédition guerrière et nationale, la fondation de la cité ou de l'État; c'est la représentation des rapports de l'homme avec Dieu dans le fini et dans l'infini; c'est le grand problème du bien et du mal, tel qu'il s'est agité de tout temps dans la conscience humaine, avec la réponse qu'y donnent, selon la différence des âges, la religion, la philosophie, la science, la politique.

ÉLIE.

Pardon. Ce que vous dites ne s'appliquerait-il pas également bien au Paradis perdu de Milton, à la Messiade de Klopstock?

DIOTIME.

Pas entièrement. D'ailleurs, ce n'est là qu'un point touché de ma comparaison. Nous allons la serrer de plus près. Remarquez d'abord que les deux poëmes, tout en étant l'expression d'une préoccupation permanente et universelle de l'esprit humain, sont aussi l'expression particulière des préoccupations d'une époque et d'une nation. La Comédie dantesque est un monument historique où se perpétuent à jamais les croyances, les doctrines, les passions, et surtout les terreurs du moyen âge. Dans Faust, la postérité la plus reculée sentira les conflits, les angoisses, les défaillances, mais surtout l'espoir intrépide de la génération qui vit le jour à la limite du XVIIIe et du XIXe siècle, dans ce moyen âge nouveau entre une société qui finit et une société qui commence, entre la dissolution et la renaissance d'un monde.

Mais cette représentation, cette image d'un siècle, elle va prendre, selon le génie qui l'a conçue, un tempérament de race et de nationalité. Par Dante, elle sera latine et toscane; de Goethe, elle recevra le souffle de la vie germanique; car, et notez bien cette similitude, on a pu dire avec une égale justesse, de Goethe, qu'il était le plus allemand des Allemands; de Dante, qu'il était le plus italien des Italiens qui furent jamais.

Ce n'est pas tout. Malgré ce grand air de race et de nationalité qu'ils donnent à leur création, ni Dante ni Goethe n'y disparaissent, comme l'ont fait dans leurs poëmes Homère, Virgile, Lucrèce, et plus tard Camoëns, Milton, Klopstock. Bien au contraire, Dante entre en scène dès les premières lignes de sa Comédie: il en est l'acteur principal; Virgile et Béatrice le conduisent; les réprouvés et les élus s'entretiennent avec lui; il reconnaît, dans l'enfer, dans le purgatoire et dans le paradis, ses amis et ses proches; on lui prédit sa gloire future. Il est enfin le seul lien entre les personnages épisodiques qui passent devant nos yeux; et l'intérêt, la réalité sensible de ce merveilleux voyage à travers l'éternité, ce sont les impressions du voyageur qui le raconte. Quant à Goethe, sans se nommer, il se fait assez connaître dans son héros. Tout ce qu'il a senti, rêvé, pensé, voulu, écrit déjà dans ses ouvrages antérieurs, il le met dans la bouche du docteur Faust. Sous ce masque transparent, il nous livre le secret de sa vie, son idéal. Et c'est ici, Élie, que la ressemblance devient surprenante. À travers un intervalle de cinq siècles, chez des hommes dont vous avez justement signalé l'extrême opposition de race, de nature et de condition, cet idéal où tendent les aspirations de Faust et qui resplendit dans les visions de Dante, est exactement le même: c'est l'amour infini, absolu, tout-puissant de l'éternel Dieu, attirant à soi, du sein des réalités périssables de l'existence finie, l'amour de la créature mortelle. Et, chez tous les deux, c'est l'être excellemment aimant, c'est la femme, vierge et mère, qui sert de médiateur entre l'amour divin et l'amour humain; c'est Marie pleine de grâce, vers qui montent les prières exaucées de Béatrice et de Marguerite; c'est la Mater gloriosa, la reine du ciel, qui accorde à Dante la vision des splendeurs, à Faust la connaissance de la sagesse de Dieu. La Comédie de Dante et la tragédie de Goethe ont un même couronnement. Le dernier vers du poëme dantesque célèbre l'amour qui meut le soleil et les étoiles. «L'amor che muove il sole e l'altre stelle.» Le choeur mystique par qui se termine le poëme goethéen chante «l'Éternel-Féminin,» «Das Ewig-Weibliche,» qui nous élève à Dieu. Seraient-ce là, Viviane, des analogies qu'il m'ait fallu chercher d'un esprit de paradoxe?

VIVIANE.

L'aspect sous lequel vous nous faites entrevoir ces deux poëmes me semble nouveau.

DIOTIME.

En Allemagne, où, dans les représentations scéniques de Faust, la salle entière dit les vers du poëte simultanément avec l'acteur qui les déclame et dans un sentiment à peu près semblable à celui des dévots qui chantent la messe en même temps que l'officiant, où l'on connaît la Divine Comédie tout aussi bien, mieux peut-être qu'en Italie, je risquerais fort de ne rien dire sur ce sujet qui ne parût une banalité. Mais en France, il n'en va pas ainsi. Un écrivain satirique a observé que nous autres Français, nous voulons tout comprendre de prime abord, et que ce que nous ne saurions saisir de cette façon cavalière, nous le déclarons, sans plus, indigne d'être compris. De là vient que, malgré les travaux considérables de Fauriel, d'Ozanam, de Villemain, d'Ampère, malgré les traductions de Rivarol, de Brizeux, de Lamennais, de Ratisbonne, si l'on parle chez nous de la Divine Comédie, c'est toujours exclusivement de l'Enfer, la plus dramatique et la moins obscure des trois Cantiques. Pareillement, lorsqu'on discute avec un Français des mérites de Faust, on s'aperçoit bien vite que ses arguments ne s'appliquent jamais qu'à la première partie, c'est-à-dire à la moitié environ du poëme, à la plus dramatique aussi, sans doute, à la plus émouvante, j'en conviens, mais qui n'en laisse pas moins le sens philosophique de l'oeuvre en suspens, et qui semble même lui donner un dénoûment en complet désaccord avec la pensée de Goethe.

On ne peut s'empêcher de sourire lorsqu'on se rappelle quelques-uns des graves jugements portés par la critique française et par les honnêtes gens sur Dante ou sur Goethe. Depuis Voltaire, qui appelle la Comédie un salmigondis, jusqu'à M. Alexandre Dumas, qui préfère à Faust Polichinelle, on rencontre une grande variété d'opinions grotesques. Mais poursuivons nos rapprochements… à moins toutefois que ma dissertation ne vous semble déjà suffisamment longue.

VIVIANE.

Ma couronne est à peine commencée. Voyez comme ces pavots rouges se détachent parmi ces verveines! Vous savez que la nuit on les voit tout lumineux, entourés d'une auréole comme l'auréole des saints. Cela ne fait pas doute. C'est Linné et votre grand Goethe qui le disent… mais continuez.

DIOTIME.

On a comparé Dante (c'est le philosophe Gioberti, si je ne me trompe) à l'arbre indien açvattha qui, à lui tout seul, par l'infinité de ses rameaux et de ses rejetons, forme une forêt. L'image serait applicable à Goethe, et j'y voudrais ajouter, pour tout dire, que la vaste cime de l'arbre s'étend au loin dans l'espace éthéré, tandis que ses racines plongent au plus avant de la masse solide. La Divine Comédie et Faust, qui s'élèvent aux plus grandes hauteurs de la spéculation métaphysique, prennent leur ferme appui dans le fond même des croyances populaires. Ni Dante ni Goethe n'ont inventé leur sujet; l'un et l'autre l'ont reçu d'un poëte plus puissant qu'eux-mêmes, du peuple. Ils ont écouté la voix de cet Adam toujours jeune, que le Créateur a doué du pouvoir de nommer les choses de leur nom véritable et de figurer, dans ses fictions naïves, les grands aspects de l'âme et de la vie humaine.

Le voyage en enfer, la vision surnaturelle des lieux où s'exerce la justice divine, était, vous le savez, une donnée familière aux imaginations du moyen âge. Depuis le VIe siècle, la tradition s'en était accréditée. Sortie des monastères, elle s'était répandue dans tous les rangs de la société laïque. La plus fameuse de ces légendes, celle du purgatoire de saint Patrice, d'origine celtique, avait été écrite en vers et en prose, dans la langue latine d'abord, puis dans les langues vulgaires. Celle du frère Albéric, moine du Mont-Cassin, qui se rapporte à la première moitié du XIIe siècle, et celle de Nicolas de Guidonis, moine de Modène, qui racontait en 1300, l'année même que Dante voulut prendre pour date de sa vision, les merveilles qu'il avait vues dans l'autre monde, étaient devenues populaires en Italie, de telle sorte que la représentation de l'enfer sur le pont alla Carraia, pendant les fêtes de mai 1304, fut l'un des principaux divertissements des Florentins et l'occasion d'une horrible catastrophe.

Quant à la légende qui forme le cadre du poëme de Goethe, elle remonte, dans sa donnée générale du pacte avec le démon, au commencement du VIe siècle; mais elle ne devient essentiellement germanique, elle ne prend le nom du docteur Faust que vers la fin du XVIe, en se rattachant tout à la fois à l'invention de l'imprimerie, considérée longtemps par le peuple comme une oeuvre diabolique, et à la Réformation, que la catholicité tout entière attribuait aux suggestions de Satan.

Le héros de la légende allemande (je laisse de côté celles qui se produisent dans le même temps en Angleterre, en Hollande, en Pologne) est un certain Jean Faust, qui mène avec lui le diable sous apparence de chien, qui procure par magie à l'empereur d'Allemagne ses victoires en Italie, et qui s'entretient longuement à Wittenberg avec son compatriote Mélanchton. C'est à ce docteur nécromant que se rapportent les peintures et les rimes que l'on voit encore aujourd'hui à Leipzig, dans la fameuse cave d'Auerbach. C'est ce Jean Faust qui se signe «philosophus philosophorum,» qui figure dans les Sermons de table (Sermones convivales) des théologiens protestants; qui devient, en empruntant quelques traits au Kobold du foyer domestique, le héros du théâtre des marionnettes, se répand en mille variantes par toute l'Allemagne, et dont l'histoire authentique paraît enfin imprimée à Francfort-sur-le-Mein, pendant la foire d'automne de l'année 1587. Une préface de l'éditeur l'offre en exemple à toute la chrétienté et lui présente, comme un salutaire avertissement, la fin lamentable du téméraire docteur, abominablement trompé par les ruses du diable.

Le sens de ces deux légendes est exactement le même. Malgré le mélange qui s'y introduit, comme dans presque toutes les créations du moyen âge et de la renaissance, d'éléments empruntés à la mythologie païenne, il est parfaitement chrétien. La vision de l'enfer, du purgatoire et du paradis, a pour objet de ramener par la certitude des récompenses et des châtiments éternels, par une salutaire frayeur et par une espérance vive, les âmes qu'ont entraînées au péché l'orgueil de la science et les concupiscences de la chair. La tentation de Faust, permise par Dieu comme la tentation de Job, et le voyage en enfer ne sont, dans la conscience populaire, autre chose qu'une exhortation à bien vivre.

C'est en prenant ces données, telles que les avait conçues le génie du peuple, que Dante et Goethe ont créé chacun un poëme d'une originalité inimitable, dont on peut prédire, à coup sur, qu'il ne cessera jamais d'intéresser les esprits, à moins que, par impossible, les hommes ne cessent un jour de s'intéresser à ce qu'il y a ici-bas de plus divin tout ensemble et de plus humain: au mystère même de l'art dans ses rapports avec cet insatiable désir de l'infini, qui repose au plus profond de la nature humaine.

Voulez-vous que nous nous arrêtions un moment à considérer ce travail d'appropriation qui s'accomplit de la même manière dans la généreuse intelligence de nos deux poëtes, et que nous nous remettions sous les yeux ce qu'étaient les temps où ils vécurent?

VIVIANE.

Assurément. Je suis tout oreilles.

DIOTIME.

Je m'engage là bien témérairement, et je crains que ma mémoire ne me fasse défaut.

ÉLIE.

De ceci, ne vous mettez point en peine; vous nous avez maintes fois prouvé qu'elle ne se fatigue pas plus que votre imagination.

DIOTIME.

Eh bien, soit! Lorsque Dante ou Durante des Allighieri (la coutume florentine voulait qu'on s'appelât tantôt d'un sobriquet, tantôt d'un diminutif: Dante pour Durante; Bice pour Béatrice) naissait à Florence, au mois de mai de l'année 1265, les peuples italiens, comme vous savez, devançaient en culture tous les autres peuples.

Ils vivaient d'une vie pleine de trouble, mais forte et passionnée, où leur génie inventif s'essayait, sous les formes les plus variées, aux arts de la guerre et de la paix, aux institutions civiles et politiques. L'Italie était alors le centre et comme la force motrice de la civilisation. Il y avait à Rome un pape et un peuple qui tenaient de leur antique et noble origine le droit de faire des empereurs, et qui avaient restauré ce grand nom d'empire romain, le plus grand, dit Fauriel, qui eût été donné à des choses humaines; dans les Deux-Siciles, un royaume féodal, une dynastie florissante qui cherchait la gloire et la gaieté des lettres; à Venise, une oligarchie opulente, et profonde déjà dans sa politique; à Milan, une seigneurie nouvelle, tyrannique, mais remplie d'habileté; à Florence enfin, une démocratie vive et hardie, exercée aux affaires par un gouvernement électif et de courte durée, et chez qui s'éveillaient ces nobles curiosités dont la satisfaction allait prendre dans l'histoire le nom de Renaissance; partout, sous l'action opposée des ambitions papales et impériales, des soulèvements, des ligues, des conjurations, des guerres civiles où se trempait dans le sang italien le tempérament italien; des chocs violents d'où jaillissait la flamme d'un patriotisme exalté; des haines sauvages, des vertus héroïques, tous les excès, tous les emportements d'une société sans règle et sans frein, où se produisaient aussi, par contraste, chez un grand nombre d'âmes, le dégoût des choses d'ici-bas, l'amour contemplatif, mystique et visionnaire des choses éternelles.

Les dissensions civiles ne faisaient pas de trêves sur les bords de l'Arno. Au dire des chroniqueurs, le sang étrusque de Fiesole et le sang romain de Florence n'avaient jamais pu ni se mêler ni s'accommoder. Fondée sous l'invocation du dieu Mars, qui devait à jamais la rendre inexpugnable, l'antique cité païenne n'avait subi qu'en frémissant la loi tardive de saint Jean-Baptiste, et l'idole offensée du dieu, chassé de son temple, se vengeait en soufflant au coeur des Florentins le feu des discordes. Sur les rives d'un fleuve tranquille, entre des collines charmantes où l'abeille faisait son plus doux miel, sous un ciel d'une incomparable sérénité, Florence, retranchée derrière ses murs épais, toute hérissée de tours, de châteaux crénelés qui se défiaient l'un l'autre et provoquaient l'ennemi du dehors, apparaissait au loin dans la campagne, fière et dominatrice.

Après une longue suite de fortunes diverses, favorable un jour au parti guelfe, un jour au parti gibelin, la cité, vers cette époque, restait aux guelfes. Ils y avaient établi le gouvernement populaire. La commune, organisée en corporations armées, souveraine en ses délibérations, mais ombrageuse à l'excès et pleine de ressentiments, avait exclu les grands de presque toutes les magistratures. Elle infligeait, comme un châtiment, la noblesse aux familles qui encouraient sa disgrâce. On devenait noble ou Magnat, Sopra Grande, comme on disait, pour cause d'empoisonnement, de vol, d'inceste. Toute personne noble, si elle voulait se rendre apte au gouvernement de la chose publique, devait renier son ordre en se faisant inscrire dans les corporations sur les registres des arts.

C'est là, sur un registre des arts majeurs (celui des médecins et des apothicaires), que se lisait, de 1297 à 1300, le nom patricien de Dante d'Aldighiero degli Aldighieri, poeta fiorentino.

MARCEL.

Dante médecin! peut-être apothicaire! Voici qui me gâte furieusement ses lauriers et sa Béatrice!

DIOTIME.

Aux temps dont nous parlons, Molière lui-même n'eût pas trouvé là le plus petit mot pour rire. Les apothicaires étaient lettrés. C'est chez eux que l'on achetait les livres, chose alors si rare et si respectée. La médecine était considérée, avec la théologie et la jurisprudence, comme une science à part, au-dessus de toutes les autres. Elle était venue des Arabes avec l'algèbre; elle en parlait la langue abstraite. Un chirurgien qui remettait un membre, faisait une équation, il s'appelait alors, en Italie, comme encore aujourd'hui en Espagne et en Portugal, un algebrista. Comme les médecins orientaux, les médecins italiens entourés du prestige de l'astrologie qu'ils pratiquaient presque tous, étaient très-influents dans l'État. Ils devenaient ambassadeurs, évêques. Ils portaient un costume d'une grande richesse, on les comblait d'honneurs. On les persécutait aussi; l'Inquisition avait l'oeil sur eux, craignant ce qu'elle appelait les profanations de l'anatomie, sévèrement interdite par le souverain pontife. Le célèbre Pierre d'Abano fut deux fois condamné par les inquisiteurs. Après sa mort, pour sauver ses restes des flammes, il ne fallut rien de moins que les sollicitations du peuple de Padoue et l'intervention directe du pape, à qui Pierre d'Abano avait donné des soins dans une grave maladie.

ÉLIE.

Serait-ce, par hasard, en sa qualité de médecin, que Dante fut menacé et forcé d'écrire son Credo?

DIOTIME.

Non. Ce fut pour avoir mis des papes en enfer et des païens en paradis, que, pendant son exil à Ravenne, il fut mandé et interrogé par l'inquisiteur. J'ajoute que ce Credo est d'origine suspecte, bien qu'il figure dans quelques éditions très-anciennes des oeuvres de Dante.—Mais retournons à Florence. Vous rappelez-vous, Élie, le tableau que fait Dino Compagni de cette période animée qui s'écoule entre la venue de Charles de Valois et la descente en Italie de l'empereur Henri VII? L'historien, plein de colère, nous montre sous un aspect tout à fait dantesque sa ville natale en proie aux factions, à la licence des moeurs. La belle cité où il a vu le jour et qu'il aime d'une tendresse passionnée, devient sous son pinceau la forêt des vices, un enfer…

ÉLIE.

Je croirais qu'il a quelque peu forcé les couleurs. Cet enfer ne paraît pas avoir été trop horrible. On s'y divertissait passablement, si je m'en rapporte à Villani, qui a vu les choses d'aussi près que Dino Compagni. Que dites-vous de ces fêtes dont il nous fait la description avec tant de complaisance? Que vous semble de ces belles dames, de ces galants cavaliers vêtus de blanc et couronnés de fleurs, qui se réunissaient deux mois durant sous la présidence d'un Seigneur d'amour, qui dansaient, chantaient, rimaient, riaient sans fin; s'en allaient cavalcadant par la ville, au son des instruments de musique; tenaient soir et matin table ouverte où venaient, des deux bouts de l'Italie, des baladins, des jongleurs, des gentilshommes, allègres et plaisants à voir?

DIOTIME.

C'était le temps des contrastes. Malgré la fureur des guerres civiles, ou plutôt à cause de ces fureurs, qui faisaient la vie si précaire, on avait hâte de jouir. Chateaubriand a dit sur la Révolution française un mot qui m'a frappée, et qu'on pourrait appliquer à presque tous les moments tragiques de l'histoire: «En ce temps-là, il y avait beaucoup de vie, parce qu'il y avait beaucoup de mort.»

Disons aussi, à l'honneur du peuple florentin, qu'il avait le goût inné des élégances, et que, tout en chassant des conseils de la république une aristocratie oppressive et insolente, tout en fondant une démocratie dont le travail était la loi, il avait su y garder les grâces patriciennes, l'amour du beau parler, des belles manières, l'instinct des plaisirs délicats. Florence, où le commerce amenait la richesse et qui, dès cette époque, surpassait Rome en population, était le lieu privilégié des compagnies agréables. L'amour, la poésie amoureuse, y semblaient, même aux hommes les plus graves, la principale affaire. Selon Dante, qui devait le savoir, la poésie italienne avait pour origine le désir de dire d'amour aux femmes qui n'entendaient pas le latin; Dante ajoute qu'il était malséant d'y parler d'autre chose. La beauté, à qui les chroniqueurs florentins rapportaient la première occasion des guerres civiles, y était, comme dans Athènes, l'objet d'un culte. Les femmes intervenaient partout, même dans les délibérations guerrières. Leurs bonnes grâces étaient le prix suprême ambitionné par la valeur et par le talent. À l'âge de neuf ans, sans étonner personne, Dante tombait éperdument épris d'une enfant de même âge. À dix-huit ans, fidèle et malheureux, il célébrait ses amours dans un énigmatique sonnet qu'il adressait aux poëtes de son temps, en les provoquant à des réponses rimées. Et les artisans de Florence, plus cultivés dans leur petite cité que ne le sont aujourd'hui ceux des plus grandes capitales, charmaient leur travail en récitant ou en chantant ces sonnets, ces canzoni, qui les intéressaient à la vie intime de leurs concitoyens fameux.

On aurait peine à se figurer chez nous, où le sentiment de la beauté est le partage d'un si petit nombre de personnes, l'exquise sensibilité de la population florentine pour les arts, et son enthousiasme pour le talent. Quand je lis les récits contemporains, il me semble le voir, ce peuple aimable, transporté d'admiration devant la madone de Cimabue, courir au palais du roi Charles et l'entraîner avec lui, «à tumulte de joie,» a tumulto di gioja, aux jardins solitaires, à l'atelier du peintre; puis, quelques jours après, porter en triomphe cette Vierge d'invention nouvelle, telle qu'on n'en avait point encore vue, disent les chroniqueurs, et la placer sur l'autel, dans l'église qui porte son nom, avec le plus gracieux et le plus florentin des attributs: Sainte Marie de la fleur, Santa Maria del fiore. C'est pour plaire à cette démocratie magnifique, qui voulait la gloire et savait la donner, qu'Arnolfo Lapi construisait, non loin des nobles maisons des Uberti, renversées par le courroux populaire, un édifice qu'on nommait le Palais du Peuple. C'est pour elle encore qu'il bâtissait Santa-Croce, ce panthéon italien qui devait un jour abriter les monuments funèbres de Machiavel, de Galilée, de Dante, de Michel-Ange, d'Alfieri, de Cavour. C'est sur l'ordre des marchands de laine que le grand architecte avait jeté, pour l'église de Santa Maria del fiore, des fondements solides à ce point que, deux siècles plus tard, Brunelleschi n'hésitait pas à leur faire porter cette coupole fameuse dont Michel-Ange, en ses rêves de gloire, désespérait de surpasser la hardiesse. C'est pour enlever les suffrages de ce peuple épris du beau que la sculpture, l'art des mosaïstes et des enlumineurs, la musique, dans les cloîtres et hors des cloîtres, parmi les disciples d'Épicure et la gaie milice des frati Gaudenti, célébraient à l'envi l'amour divin et l'amour profane, et, dans leur élan juvénile, rivalisaient d'inventions charmantes.

Les études aussi, les études graves et fortes se poursuivaient dans les Universités de Bologne, la Mater Studiorum, de Padoue, de Naples, d'Arezzo, de Crémone. C'était partout, de ville à ville, de contrée à contrée, une émulation passionnée de savoir et de gloire. La science était petite encore et peu expérimentée; mais elle était bien vivante et promettait beaucoup. Elle n'enseignait pas tristement, le front penché sur les livres; elle parlait de bouche à bouche, de coeur à coeur, dans de belles enceintes sonores, en plein air, à une jeunesse ardente, qui, de loin, à travers mille dangers, accourait l'épée au poing comme pour la bataille. La science voyageait, elle s'offrait à tous généreusement. Elle donnait des franchises et des immunités; elle décernait avec magnificence des palmes et des couronnes. Elle aimait. Plutôt que de quitter leurs élèves, des professeurs refusaient la souveraineté. Le premier qui fut docteur à Florence, le jurisconsulte Francesco da Barberino, fut gradué après avoir écrit les Documents d'Amour: I Documenti d'Amore.

Des hommes éloquents, des orateurs, vous imaginez s'il en devait naître là où chaque jour, à toute heure, pour le salut de la république ou pour le triomphe de son parti, il fallait s'efforcer de convaincre ou d'entraîner le peuple!

Les écrivains non plus, en vers et en prose, ne manquaient pas. Ils ne s'étaient pas laissé devancer par les artistes. La poésie chevaleresque, venue de la Provence dans les cours de Sicile où elle avait jeté un vif éclat, la troratoria, comme on disait alors, s'était répandue dans l'Italie entière. Elle y avait rencontré une poésie populaire qui se dégageait du latin et s'essayait en de nombreux dialectes (Dante n'en compte pas moins de quatorze principaux). À ce contact, elle s'était modifiée, italianisée. On rapporte à saint François d'Assise l'honneur d'avoir un des premiers chanté dans l'italien naissant son hymne au soleil, que les «Jongleurs du Christ,» Joculatores Cristi, s'en allaient disant par toute l'Italie. Après lui, on nomme Guido Guinicelli, de Bologne, que Dante, en l'accostant dans le Purgatoire, appelle Padre mio, et qui fut bientôt suivi de Cino da Pistoia et du grand Florentin Guido Cavalcanti. Aussitôt que la poésie a touché le sol toscan, y trouvant à la fois le plus beau des idiomes et ce génie si subtil que le pape Boniface l'appelait le cinquième élément de l'univers, elle s'épanouit et l'on voit rapidement fleurir un groupe nombreux de poëtes dont les oeuvres, écrites dans le vulgaire illustre (c'est l'expression de Dante), assurent à la patrie dans les lettres la prééminence qu'elle avait conquise déjà dans la politique. C'étaient, entre autres, Guittone d'Arezzo, Dino dei Frescobaldi, Dante da Maiano qui correspondait en vers avec une poétesse sicilienne qu'il appelait «sa noble panthère,» et qui s'était éprise de lui ou de sa gloire jusqu'à se faire appeler la Nina di Dante.

VIVIANE.

Eh quoi! cette Nina n'est pas la Nina du grand Dante?

DIOTIME.

Le grand Dante, Viviane, c'était alors Dante da Maiano. Il était très-fameux, tandis que Dante Allighieri n'avait encore qu'une très-humble part dans la gloire. L'illustre Sicilienne, dont le monument se voit à Palerme, entre celui d'Empédocle et celui d'Archimède, ignorait peut-être jusqu'à l'existence du futur auteur de la Vita Nuova.

La renommée fait souvent de ces méprises. J'ai ouï conter à M. de Lamartine que, arrivant à Paris, jeune et plein de respect, il aspirait, sans trop oser y prétendre, à l'honneur d'approcher, mais d'un peu loin, dans quelque salon, le poëte fameux dont s'entretenaient alors la cour et la ville, l'auteur de Ninus II, M. Brifaut. Lamartine se rappelait, non sans sourire, son émotion lorsque l'auteur tragique avait daigné lui faire, de son front couronné, une inclination distraite. Il en allait ainsi à Florence, Viviane. Ni plus ni moins que Dante da Maiano, Cino Sinibaldi et les autres «maîtres du doux style nouveau,» comme parle Dante, se sentaient assurément fort au-dessus de lui dans l'estime publique. Quant à Guido Cavalcanti, on ne lui reconnaissait point d'égaux; on l'appelait «le Prince de la poésie amoureuse.»

VIVIANE.

Est-ce lui de qui Boccace raconte que le peuple de Florence, en le voyant passer rêveur, solitaire et dédaigneux, disait qu'il s'en allait ainsi par les chemins, «fantastiquant,» fantasticando, spéculant, et cherchant si l'on ne pourrait pas prouver que Dieu n'existe pas?

DIOTIME.

C'est lui-même; seulement Boccace, en ceci, fait une confusion. Guido était platonicien; c'est son père, Cavalcante dei Cavalcanti, qui professait certaines opinions peu favorables à l'existence de Dieu, et qu'on désignait alors sous le nom un peu vague d'épicurisme.

ÉLIE.

Parmi tous ces écrivains fameux, amis ou émules de Dante, vous ne nous avez pas nommé Brunetto Latini?

DIOTIME.

J'allais y venir. Celui-ci mérite une place à part; son importance est extrême. C'était un homme de grande race, de grand caractère et de grand esprit. Tout en s'adonnant aux affaires d'État, tout en menant pendant près de vingt années le parti guelfe, envoyé tour à tour en ambassade et en exil, secrétaire ou notaire de la République florentine, Brunetto Latini trouva le temps, néanmoins, d'approfondir toutes les sciences alors connues, de traduire les classiques latins dans une prose italienne originale et pure, d'enseigner la jeunesse, de composer dans la langue française un ouvrage encyclopédique qu'il appela le Trésor, et auparavant dans son idiome natal, réputé indigne encore de matières si hautes, il Tesoretto, recueil de sentences morales, qui mettait à la portée de tous le fruit de l'expérience de son auteur, et qui est encore à cette heure pour le dictionnaire de la Crusca ce que celui-ci appelle un texte de langue. Ajoutons, pour couronner la gloire de Brunetto, qu'il fut très-véritablement le maître de Dante.

VIVIANE.

Est-ce que la prose italienne a précédé la poésie?

DIOTIME.

En Italie, comme ailleurs, elle ne vient qu'après. Pendant quelque temps elle lutte avec désavantage contre le latin qui restait la langue officielle, contre le provençal et le français qui semblaient être plus élégants, et, comme parle Brunetto, plus délitables. Mais à Florence, dans une population de 160,000 âmes, où chaque année dix mille enfants recevaient gratuitement l'instruction, dans une démocratie fière et libre qui savait se gouverner elle-même, l'idiome natal et populaire devait rapidement l'emporter. Les ordres mendiants qui démocratisaient l'Église, parlaient et écrivaient l'italien. Le goût très-vif du peuple toscan pour les récits romanesques suscitait des conteurs et des chroniqueurs en langue vulgaire. On conserve, du temps de Frédéric II, un recueil, il Novellino, ou Fleur du parler gentil, dont le style est déjà plein de grâce. Dans le Journal de Matteo Spinelli, le latin, le provençal, le sicilien, se confondent encore; mais les Histoires florentines des deux Malaspini (tirées en grande partie de ces registres nommés Ricordanze où les chefs de maisons patriciennes se transmettaient de père en fils, selon l'usage du patriciat romain, les événements dont se composait la tradition domestique) et la chronique piquante de Villani sont des oeuvres italiennes. Enfin paraît Dino Compagni, appelé tour à tour le Salluste ou le Thucydide de la Toscane, plein de force et de douceur, d'élégance et de précision, et dont l'oeuvre tout entière est animée des deux grands sentiments qui pénètrent de part en part la Comédie dantesque, l'indignation et la pitié.

C'est du milieu de ce groupe d'hommes éminents, dont les uns le précèdent et les autres lui survivent, que se détache et vient à nous en pleine lumière la figure sculpturale de Dante Allighieri.

Tout annonce à ses contemporains un homme extraordinaire. Un songe symbolique a promis à sa mère enceinte un fils glorieux. Il naît sous la constellation des Gémeaux. Le sang du patriciat romain qui coule dans ses veines donne à son visage un caractère de force et de fierté. Il a, de la race toscane, le front vaste, le nez aquilin, les yeux grands. Son visage est allongé; sa démarche et son geste sont graves; sa parole est rare et réfléchie. Le charme même de l'enfance et de la jeunesse revêt en lui quelque chose de solennel, qui semble comme la muette expression d'un grand destin. C'est ainsi que nous le montre son ami et son condisciple Giotto, dans la fresque du Bargello.

MARCEL.

Pardon, pardon! Il me semble que vous poétisez quelque peu les choses. Il était fort laid, votre Dante. Je ne sais plus dans quel auteur j'ai lu qu'il avait la lèvre inférieure affreusement épaisse et débordant l'autre, et qu'on le trouvait de son temps un philosophe mal gracieux.

VIVIANE.

Le portrait de Giotto est là pour te répondre.

ÉLIE.

La fresque de Giotto ne prouve rien, Viviane. Le portrait comme nous l'entendons, la physionomie, la ligne caractéristique, telle que l'a faite, un des premiers, Masaccio, personne n'y songeait alors, et je crois que Marcel pourrait bien avoir raison.

MARCEL.

Mais j'en suis sûr; le vrai Dante, c'est celui de qui les femmes de Vérone, en regardant son teint jaune, sa barbe, ses cheveux noirs et crépus, disaient qu'il avait été ainsi tout enfumé par le feu d'enfer.

VIVIANE.

Quelle belle érudition!… Ne faites pas attention à ce qu'il dit, chère
Diotime, et continuez. Vous m'intéressez au plus haut point.

DIOTIME.

«Tout conspire, tout concourt, tout consent» au développement de cette organisation exquise: la naissance et les biens qui ouvrent tous les accès; l'influence maternelle (le père de Dante mourut qu'il avait dix ans à peine) qui plane doucement sur la liberté de l'enfant pour la protéger, tandis que, trop souvent, le pouvoir paternel pèse sur elle et l'opprime; le haut enseignement de Brunetto Latini, qui fortifie le caractère en même temps que la pensée de Dante; l'école de Cimabue, les leçons de Casella, qui l'initient aux arts du dessin et à la musique; des émules, des amis, tels que Giotto, Guido Cavalcanti, Oderisi d'Agubbio; avant tout, par-dessus tout, le rayon soudain de l'amour, qui le touche à cet âge de candeur première où rien ne trouble encore l'effet de la grâce divine, et qui le consacre pour l'immortalité.

MARCEL.

Avec la permission de Viviane, je vous dirai que vous abordez là un point de la vie de Dante qui m'a toujours paru incroyable, inexplicable…

DIOTIME.

C'est un cercle très-étroit, Marcel, que le cercle de l'explicable, et ce n'est pas l'orbite des grandes destinées. Faites attention, d'ailleurs, que nous voici en présence d'un fait. Si vous ne pouvez pas l'expliquer, vous pouvez encore moins le supprimer. Concluez donc modestement, avec l'écolier de Wittenberg: «Qu'il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n'en rêvent nos philosophies;» ce sera plus raisonnable que de prétendre déterminer exactement l'action divine dans ces êtres pleins de mystère que nous n'appelons pas sans motif des hommes de génie, c'est-à-dire des hommes possédés d'un démon supérieur, révélé à nos perceptions grossières seulement par l'éclat et la puissance des oeuvres qu'il inspire.

MARCEL.

Nous voici en plein mysticisme.

DIOTIME.

Je vous défie bien d'y échapper en parlant de Dante ou de Goethe. Mais votre maître lui-même, le très-sensé Voltaire, n'a-t-il pas confessé, à sa façon gauloise, l'inexplicable, le mystère, au commencement de toutes choses, aussi bien de la vie physique que de la vie morale?

MARCEL.

«Les hommes ne savent point encore comme ils font des enfants et des idées.» C'est à cette boutade que vous faites allusion?

DIOTIME.

Boutade plus profonde encore qu'humoristique, et qui devrait vous rendre moins prompt à rejeter l'inexplicable; car elle vous montre que les plus grands actes de la création divine dans l'humanité restent absolument incompréhensibles à l'homme qui paraît les vouloir, et qui les accomplit.

ÉLIE.

Y a-t-il quelqu'un de vous qui se rappelle le beau passage d'Arago sur la naissance des idées?

DIOTIME.

Je ne crois pas le connaître.

VIVIANE.

Ni moi.

ÉLIE.

Je ne le connaissais pas hier; mais j'en ai été si frappé, en feuilletant ce matin, par hasard, la notice sur Ampère, que je l'ai aussitôt transcrit sur mon calepin… Écoutez: «Eh! grand Dieu! que savons-nous du travail intérieur qui accompagne la naissance et le développement d'une idée? Ainsi qu'un astre à son lever, une idée commence à poindre aux dernières limites de notre horizon intellectuel. Elle est d'abord très-circonscrite; sa lueur incertaine, vacillante, semble nous arriver à travers un brouillard épais. Ensuite, elle grandit, prend assez d'éclat pour qu'il soit possible d'en entrevoir toutes les nuances, ses contours se distinguent avec précision de ce qui n'est pas elle. À cette dernière période, mais alors seulement, la parole s'en empare avec avantage, la féconde, lui imprime la forme hardie, pittoresque, socratique, qui la gravera dans la mémoire des générations.»

DIOTIME.

Voilà qui est admirable, et cette belle prose, à la fois scientifique et imagée, est d'inspiration tout à fait goethéenne… Mais revenons à notre jeune Dante. Il a neuf ans. On est aux premiers jours du mois de mai. Il accompagne son père dans la maison voisine de Folco Portinari, magnifique patricien, qui célèbre, selon la coutume florentine, par des danses et des festins, le retour du printemps. Dans cette maison, ouverte à la joie et aux bruyants plaisirs, Dante aperçoit, pour la première fois, la fille de Folco, Béatrice. Elle est plus jeune que lui de quelques mois à peine. Elle est, comme lui, grave et noble en son air enfantin. Elle porte un vêtement couleur de pourpre que retient une ceinture, «telle qu'elle convenait à son extrême jeunesse.»

«Elle avait, dit la Vita Nuova, une attitude et une démarche si pleines de dignité, de grâce céleste, qu'on aurait pu dire d'elle ce qu'Homère dit d'Hélène: «qu'elle paraissait fille, non d'un mortel, mais d'un dieu.» À sa vue, l'enfant poëte sent à ces profondeurs qu'il appellera plus tard le foyer le plus secret de l'âme, l'esprit de vie tressaillir. Son coeur a des palpitations terribles. Il subit l'empire du Dieu. Il s'y soumet. «Ecce deus fortior me!»

En ce moment solennel, qui passe inaperçu au milieu du tumulte de la fête domestique, et dont notre raison ne saurait pénétrer le mystère, la Divine Comédie naît en germe dans l'esprit de Dante. Béatrice est vouée à l'immortalité. Tous deux, sans que jamais aucun lien apparent les unisse dans la vie réelle, ils sont unis d'un lien idéal et que rien ne saurait rompre dans la mémoire des siècles.—Neuf années s'écoulent. Durant cet intervalle, Dante ne voit plus Béatrice que de loin. D'enfant, elle est devenue jeune fille. Un jour, comme elle passait, vêtue de blanc, entre deux nobles dames d'un âge un peu plus avancé que n'était le sien, on se rencontre: Béatrice se tourne vers Dante, le salue, lui adresse la parole avec une ineffable courtoisie, et ce salut le remplit d'une joie si vive, elle le jette en de tels transports, qu'il court se renfermer dans sa chambre pour se recueillir et penser tout à l'aise à son bonheur. Bientôt, comme accablé par l'émotion, il s'endort. Béatrice lui apparaît en songe, portée sur une nuée de feu, et ravie par l'amour jusqu'aux sphères célestes. À cette époque, Dante, c'est lui qui nous l'apprend, s'était déjà exercé dans «l'art de rimer des paroles.» Il met en vers sa vision; il l'adresse aux plus fameux rimeurs de son temps, aux fidèles d'amour, en leur demandant de l'expliquer. La réponse qu'il reçoit de Guido Cavalcanti donne naissance à cette amitié glorieuse à laquelle toute sa vie il demeure aussi fidèle, aussi dévot qu'à l'amour de Béatrice. Une autre réponse de Dante da Maiano le traite de fou, et charitablement lui conseille l'ellébore.

C'est ce que vous auriez fait apparemment, Marcel; c'est ce que font d'ordinaire les personnes sensées, lorsqu'elles sont consultées par les hommes de génie.

MARCEL.

Le trait est sanglant.

VIVIANE.

Il a touché juste.

DIOTIME.

Ces sortes de bons avis, ces opinions du sens commun sur les premiers essais du génie, formeraient un curieux chapitre dans l'histoire des vocations contrariées. Il est bon quelquefois de se rappeler, pour se tenir en garde contre les jugements téméraires, que le contrôleur général Silhouette, par exemple, conseillait à Montesquieu de jeter au feu le manuscrit de l'Esprit des lois; que le petit Michel-Ange fut battu comme plâtre, «stranamente battuto,» par son père et par ses oncles, pour avoir dessiné; qu'un des plus grands musiciens de notre temps s'est vu contraint par ses parents à disséquer des cadavres; que Herder trouvait à redire aux études de Goethe, et demandait, impatienté, «s'il n'y aurait donc pas moyen de lui faire lire autre chose que l'Éthique de Spinosa.»

Le conseil est oeuvre de prudence. La prudence est négative de sa nature, d'où il suit que généralement les faibles font bien de suivre l'avis des conseillers, mais que les forts font mieux de passer outre…

Vous n'avez pas oublié, Viviane, ce passage de la Vita Nuova où notre poëte rappelle, dans une prose digne de Platon, l'effet que produit sur lui le salut gracieux de Béatrice?

VIVIANE.

Je n'en ai pas souvenir.

DIOTIME.

Il me revient si souvent à la pensée que je crois bien l'avoir retenu: «Lorsque je la voyais paraître quelque part, écrit Dante, tout entier à l'espoir de son salut ineffable, je ne me connaissais plus d'ennemi; tout au contraire, je me sentais embrasé d'une flamme de charité telle, que j'avais hâte de pardonner à quiconque m'avait offensé. Et mon unique réponse à qui m'aurait alors demandé quoi que ce fût, c'eût été Amour!»

VIVIANE.

Que cela est singulier d'expression!

DIOTIME.

Et plus singulier encore si l'on songe dans quelles circonstances cette flamme de charité s'allumait au coeur de Dante; combien était insolite et prodigieux le besoin de pardonner dans cette Florence des guelfes et des gibelins, des noirs et des blancs, barricadée, tendue de chaînes, semée d'embûches, où la vengeance criait à tous les angles des rues, où l'honneur commandait le meurtre.

Convenez qu'il faudrait avoir l'esprit bien mal fait pour ne voir là que les jeux d'une imagination oisive, et pour ne pas reconnaître dans ces accents inimitables la simplicité des affections profondes. Mais continuons. Dante, comme la plupart des Florentins de son temps, était possédé tout ensemble d'un grand désir de savoir et d'un grand besoin d'agir. Les conjonctures étaient très-propices à ce complet développement de la personnalité, qui fait l'homme à la fois propre à l'action et capable de contemplation. On a beaucoup trop dit que la paix fait fleurir les arts; que les temps calmes, que les gouvernements réguliers favorisent l'éclosion des talents. Cela est faux comme la plupart des sentences de la sagesse vulgaire. La Grèce, l'Italie, l'Angleterre, la Hollande, toute l'Europe enfin, aux époques révolutionnaires: Eschyle, Sophocle, Socrate, l'exilé Phidias, le condamné Galilée, le régicide Milton, Lavoisier sur l'échafaud, Condorcet qui n'échappe à l'échafaud que par le suicide, sans parler de tant d'autres, montrent assez que le génie se plaît aux orages. Ce qu'il faut à ses créations, comme aux créations de la nature, c'est la chaleur et le mouvement; ce sont ces grands courants de la vie publique, qui, dans les démocraties, plus que dans tous les autres États, mêlent et combinent l'élément populaire, c'est-à-dire l'instinct, le sentiment, l'imagination spontanée, avec l'élément aristocratique par excellence, le goût, la réflexion, la délicatesse.

Jamais, peut-être, plus qu'au temps de l'Allighieri, ces courants de chaleur, de lumière et d'électricité n'avaient pénétré ce que nous appellerions aujourd'hui le corps social, ce que l'on appelait alors en Italie la patrie, la cité: grands mots dont nous avons perdu le sens. Tout le monde se connaissait, se jalousait, s'aimait ou se haïssait fortement dans cette vivante Florence où le peuple enthousiaste et railleur, prenant part à tous les progrès, convié à toutes les études, véritablement souverain même dans les choses de l'esprit, déversait en acclamations, en ostracismes, en attributs, en sobriquets, honorifiques ou ironiques, la gloire ou l'ignominie sur les citoyens, nobles et riches, chevaliers, artistes ou artisans, qui combattaient pour lui ou contre lui sur la place publique. Il y avait assurément dans cette vie florentine bien des périls; il s'y commettait bien des injustices. On y voyait de rapides extinctions de familles. Les maisons, à peine édifiées, étaient rasées de fond en comble; aucune propriété n'était assurée contre la confiscation ou le pillage; d'iniques persécutions abrégeaient l'existence; mais la chaleur et le mouvement étaient partout, réparaient tout, entretenaient la fécondité des coeurs et des esprits. Et toute cette guerre intestine, cette lutte acharnée des instincts et des passions, produisait dans les régions de l'art quelque chose d'analogue à ce qui se voit dans les grandes scènes de la nature: au-dessus du combat, de la destruction, du carnage, au-dessus du struggle for life, dirait Darwin, une majestueuse et calme apparence de douceur, d'harmonie et de sérénité.

ÉLIE.

Je voudrais croire avec vous à ces effets merveilleux de la turbulence démocratique. Athènes et Florence en sont des persuasions assez vives. Mais chez nous, sous nos yeux, quel flagrant démenti à votre opinion! Voyez ce qu'elle inspire aux arts, cette démocratie que vous vantez! Regardez les édifices qu'elle se construit! Quelle pauvreté de l'esprit et quelle ostentation de la matière dans ces masses monotones, symétriques et froides, sans caractère et sans vie, dont on ferait indifféremment, à l'occasion, des églises ou des théâtres, des casernes ou des maisons de ville! Que diraient nos reines florentines, si elles étaient condamnées à voir ce que, d'année en année, deviennent, sous la main de nos embellisseurs, les palais du Luxembourg, du Louvre et des Tuileries? Et notre grand Le Nôtre, le plus vraiment français entre les artistes français, par la clarté, la logique, la mesure, par l'art suprême de la composition, qu'aurait-il à répondre, ce Racine des jardins, à vos démocrates affairés qui se plaignent que les magnificences de son architecture végétale sont une gêne à la circulation? Comment obtiendrait-il grâce pour ces solennels ombrages qui annonçaient la demeure des demi-dieux, des héros, auprès de nos spéculateurs de la Bourse qui voudraient là une rue pavée, afin d'arriver plus vite à la grande bataille des cupidités?—Et ce présomptueux palais de l'Industrie qui s'étale sottement, en nous dérobant la vue de la coupole de Mansard, sur un des rares points de Paris où l'on pouvait encore admirer la belle ordonnance d'un massif d'arbres séculaires, ces galeries où la lumière entre à flots contrariés par des ouvertures banales, et qui servent tantôt à l'exposition de l'art étrusque, tantôt à l'exposition des bêtes à cornes, ces statues qui déploient dans le brouillard leurs grands bras stupides, qu'en dirons-nous, je vous prie?

DIOTIME.

Il ne faut pas rendre la démocratie responsable des circonstances dans
lesquelles elle se produit, et qui font qu'elle ne saurait avoir à
Paris, au XIXe siècle, le goût et la passion du beau qu'elle avait à
Florence au temps de Dante…

Nous l'avons laissé comme accablé sous la puissance de ce Dieu plus fort, de cet amour de nature divine qui s'est emparé de lui dès avant l'éveil des sens et de la raison. Mais il ne s'abandonne pas long-temps lui-même dans ce ravissement de tout son être; bien au contraire. Comme il arrive dans les grandes âmes, la passion exalte en lui le sentiment de la personnalité, avec le besoin de l'excellence en toutes choses et le vertueux désir d'une vie glorieuse. Il souhaite la gloire ardemment; et non pas seulement cette gloire abstraite, telle que nous la concevons dans nos sociétés vieillies, et dont le froid éclat ne resplendit que sur les tombeaux; il en veut sentir à son front le rayon vivant. Avec la naïveté de ces jours de florissante jeunesse où l'esprit se confondait encore avec l'imagination, où toute pensée prenait figure, Dante ambitionnait de ceindre, dans ce beau temple de Saint-Jean où il avait reçu les eaux du baptême, la couronne de lauriers, «l'honneur des empereurs et des poëtes,» comme parle Pétrarque. Pour l'obtenir, il s'efforce de tout apprendre: il veut se mêler à tout, être le premier partout. Dans l'intervalle qui s'écoule entre sa première rencontre avec Béatrice et son exil, on le voit s'attacher à Brunetto Latini qui lui enseigne la science et la philosophie; visiter les universités; fréquenter l'atelier des peintres; rechercher les sociétés élégantes, celle des femmes surtout, la conversation des poëtes et des artistes; combattre «vigoureusement à cheval, nous dit Léonard Arétin, à la bataille de Campaldino, dans les rangs des guelfes, ses amis et ses proches; se signaler au siége de Caprona; participer activement aux affaires de la commune; s'acquitter avec honneur d'importantes ambassades; exercer les fonctions de Prieur de la république: poëte, soldat, citoyen, ami, amant passionné, homme enfin dans le sens le plus élevé et le plus complet du mot, dans le sens qu'y attachait le poëte antique.

Mais s'il nous importe assez peu de connaître avec détail, selon un ordre chronologique, d'ailleurs très-contesté, les faits dont se compose la carrière extérieure de Dante, il convient de nous arrêter à l'événement qui imprime à l'ensemble de sa vie un caractère religieux; à ce profond et douloureux ébranlement de son âme d'où devait sortir un jour la Comédie, que ses contemporains, et après eux la postérité, ont déclaré divine: il nous faut rappeler la mort de Béatrice.

Dante avait alors vingt-cinq ans. Il rentrait dans Florence, après la victoire de Campaldino, où il avait eu tour à tour, et selon les hasards de la journée, c'est lui-même qui l'écrit avec une simplicité antique, «beaucoup de peur et beaucoup d'allégresse.» Il allait déposer ses armes heureuses dans le temple de Saint-Jean, lorsqu'il apprit inopinément la mort de Béatrice Portinari.

ÉLIE.

Mais, si j'ai bonne mémoire, Béatrice ne portait plus alors le nom de Portinari, que vous lui donnez. La Béatrice de Dante, tout comme la Laure de Pétrarque, était mariée; et, si elle n'avait pas onze enfants comme l'angélique marquise de Sades, c'est uniquement parce que le temps avait manqué.

DIOTIME.

Le mariage de Béatrice avec un gentilhomme de la maison de Bardi est un de ces faits sur lesquels les commentateurs ont longuement disputé. Il ne paraît plus douteux aujourd'hui qu'elle fut mariée, vers l'âge de vingt-un ans, au chevalier Simon de Bardi. Quoi qu'il en soit, Béatrice était frappée dans la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, le 9 juin 1290. Ce coup terrible jette notre poëte à la solitude. Il fuit toute compagnie, il s'absorbe dans sa douleur. Chose grave, dans cette ville des élégances attiques, Dante néglige tout soin de sa personne; il demeure inculte de corps et d'esprit. Son ami Guido lui en fait de tendres reproches.

«Que de fois, lui dit-il dans un sonnet charmant, je viens vers toi dans la journée, et toujours je te trouve dans une attitude abattue; et je déplore ces grâces de ton esprit, ces grands talents qui te sont ôtés.» Les exhortations d'un tel ami et aussi cette forte vitalité qui est propre au véritable génie arrachent Dante à son accablement; il ouvre son esprit à la consolation. Comme plus tard Élisabeth d'Angleterre, blessée dans ses royales espérances par l'abjuration du Béarnais, il lit Boëce. Il étudie le traité de Cicéron sur l'Amitié; il cherche à pénétrer le sens difficile des auteurs latins. Il assiste dans les cloîtres à des discussions théologiques. Il trace sur ses tablettes de belles figures d'anges. Sa douleur s'attendrit, son intelligence se ranime. Il commence, dit-il, «à entrevoir beaucoup de choses.» Enfin, une vision extraordinaire achève de le relever. La grande consolatrice lui apparaît sous les traits de celle qu'il a aimée. «La fille très-belle et très-sage de l'empereur de l'univers, nous dit-il dans le langage hyperbolique du temps, celle à qui Pythagore a donné le nom de Philosophie,» vient à lui et l'exhorte. À peu de temps de là, sous son inspiration, il met la main à cet écrit mystique qu'il a intitulé la Vie nouvelle. Il l'écrit tout d'un trait et le termine en annonçant la résolution «de ne plus rien dire de cette bienheureuse (Béatrice), jusqu'à ce qu'il en puisse parler d'une manière plus digne d'elle.» Il confie à ceux qui le liront l'espérance de dire d'elle, un jour, «ce qui n'a jamais été dit d'aucune femme.»

Remarquez, Viviane, ce travail latent, ce progrès de la consolation dans les grandes âmes. Elle commence à naître quand, du sein de l'accablement, de la prostration de toutes les facultés, se produit un vague besoin de laisser couler les larmes, de donner une issue, quelle qu'elle soit, au désespoir. À ce besoin correspond d'ordinaire une circonstance fortuite, une voix du dehors qui nous rappelle à nous-mêmes, un ami, un Guido Cavalcanti qui nous tend la main. L'âme alors se soulève un peu et regarde autour d'elle. Elle cherche dans les douleurs semblables à la sienne un écho sympathique. Elle généralise sa souffrance, et, d'un état personnel, d'une misère en quelque sorte égoïste, elle passe à la considération de la parité des misères humaines. C'est là un grand progrès dans la consolation, parce qu'il élève la tristesse sur les hauteurs de la philosophie. C'est ce progrès que fit Dante en lisant le livre de Boëce. De la méditation des pensées d'autrui, de l'impression reçue, de ce que j'appellerai la consolation passive, qui vient à nous du dehors, par la voix de nos amis, de nos proches dans la vie spirituelle; de ce premier degré d'acceptation philosophique de la douleur, où s'arrêtent la plupart des hommes, les plus doués s'élèvent encore à une région supérieure. Ils se sentent pleins d'un grand désir de confesser leur douleur. Ils veulent que son objet soit connu, aimé, admiré de tous; ils le veulent exalté dans la mémoire des hommes. C'est l'éveil de la faculté créatrice; c'est la consolation suprême du génie. C'est, chez Dante, la Vita Nuova et la Commedia; chez Goethe, Werther et Faust.

MARCEL.

Brava, Diotime! j'admire votre éloquence. Mais ne me sera-t-il pas permis de hasarder une observation?… Ne te fâche pas, Viviane, il me semble que je garde depuis assez longtemps le plus humble silence. Je me mords les lèvres de peur qu'il ne leur échappe quelque sottise.

DIOTIME.

Voyons, quelle est l'observation qui vous étouffe?

MARCEL.

Oh, mon Dieu! c'est au fond toujours la même. Votre très-grand esprit prend son vol vers l'idéal, le tout petit mien s'accroche à la réalité. Là où vous voyez Dante consolé par Boëce et la philosophie, adorant à genoux la pure image de la bienheureuse Béatrice, je le vois, moi, qui se distrait et se divertit dans la galanterie; épris en un clin d'oeil d'une jolie femme qui le regarde de sa fenêtre; amoureux, perpétuellement amoureux à Florence, à Lucques, à Bologne, à Padoue; et, en fin de compte, acceptant de la main de ses parents la plus bourgeoise des consolations, celle d'une femme légitimement possédée, en vertu du sacrement de mariage, et qui lui donne la bénédiction de six à sept enfants, tant mâles que femelles! Je me rappelle bien avoir lu à sa décharge que, à une des filles qu'il eut de Gemma Donati, il donne le nom de Béatrice; te serais-tu contentée, Viviane, de ce singulier mode de fidélité?

DIOTIME.

Béatrice ne s'en contentait pas non plus. Dans le Purgatoire, elle adresse à Dante de sévères reproches. «Pourquoi t'es-tu éloigné de moi après ma mort? lui dit-elle fièrement. Mon souvenir seul aurait dû te maintenir dans la route de la vertu et t'élever toujours vers le ciel.» Et Dante, les yeux baissés, muet, fait assez voir qu'il se sent coupable. Tous les commentateurs, les uns après les autres, se sont affligés de rencontrer dans un divin génie ces faiblesses humaines. Le premier en date, Boccace, après avoir reproché à Dante ses amours mondaines qu'il appelle sans euphémisme «sa luxure,» le tance vertement au sujet de son mariage avec Monna Gemma. Ce n'est pas moi qui me chargerai de le disculper. Voyons seulement, pour rester équitable, ce qu'étaient alors l'amour et le mariage, et ne tombons pas dans l'erreur commune qui nous ferait juger les hommes d'une époque selon la conscience d'une autre.

MARCEL.

Je vous supplie de croire que je ne m'érige point ici en censeur. Bien que j'aie assez mal profité des leçons du catéchisme, je n'ai pas oublié mon Évangile. Je ne me sens ni le droit ni l'envie de jeter à Dante amoureux la première pierre. Je proteste seulement contre l'hypocrisie de cette désolation immense et de cette religion sévère du souvenir qui, selon vous, enfanta la Divine Comédie.

DIOTIME.

L'amour de Dante pour Béatrice fut un amour platonique dans le grand sens que ce mot gardait au moyen âge; dans le sens que lui donne, au banquet de Platon, l'Étrangère de Mantinée, cette Diotime, de qui, un jour, dans vos gaietés ironiques, vous m'avez infligé le nom. C'était l'adoration de la beauté éternelle, dans sa plus exquise représentation ici-bas, la femme; c'était le désir de la béatitude divine, exalté dans les âmes par le désir non satisfait d'une béatitude humaine, dont la femme était considérée comme le plus pur miroir; c'était une initiation, un charme médiateur et purificateur; c'était en même temps une sorte de possession séraphique. Mélange presque incompréhensible pour nous d'ascétisme et de sensualité, pieuse équivoque qui donna au culte de Marie une incroyable puissance, amena à Jésus tant d'épouses passionnées, et dont le dangereux attrait ne s'explique que trop lorsque l'on considère le délaissement où restèrent toujours dans le platonisme christianisé à qui l'on a donné le nom de mysticisme, et le Père éternel que l'on se figurait vieux, et le Saint-Esprit qui n'avait pas revêtu la forme humaine! Ce qu'osaient dire de très-saintes femmes touchant leurs noces spirituelles avec Jésus, cette montagne de contemplation dont il est si souvent parlé, où on languit, où l'on meurt, où l'on vit d'amour, ces délectations du souper mystique d'une sainte Claire avec un saint François, ces délires, ces extases, ces violences de l'imagination, ces métaphores hardies renouvelées du Cantique des Cantiques, aujourd'hui scandaliseraient nos timides esprits; alors, elles édifiaient la communauté chrétienne, elles remplissaient le vide, elles animaient la monotonie des cloîtres. Mais chez les hommes de la vie publique, chez un Dante, homme de parti, poëte célèbre et conséquemment recherché de toutes les femmes, un tel amour ne pouvait ni dompter les instincts ni préserver les sens des séductions du siècle. Lorsque Béatrice dit à son amant que son seul souvenir aurait dû régner sur lui sans partage, elle exprime la théorie, l'idée de l'amour platonique, où la beauté de l'âme a plus de part que la beauté du corps. Elle rappelle un vertueux effort vers la perfection spirituelle, un desideratum beaucoup plus qu'un précepte qui n'aurait pu être scrupuleusement observé par personne dans la vie réelle.

Quant au mariage, il était d'une mince considération parmi les esprits d'élite, chez les fidèles d'amour et les fidèles de science. L'esprit chevaleresque des universités le dédaignait comme un lien trop charnel. Rappelez-vous le refus opiniâtre d'Héloïse qui, tout éprise de la gloire d'Abélard, ne saurait souffrir pour lui les embarras du ménage et les tracas de la vie domestique. L'opinion sur ce point était unanime. L'Apôtre, et avec lui la plupart des théologiens, rangeaient le mariage parmi ces nécessités vulgaires que ne subissent point les grandes âmes. De doctes religieuses enseignaient dans les couvents ce qu'avaient décidé les cours d'amour: à savoir que le véritable amour ne saurait exister entre les époux. On répétait, après Théophraste et Cicéron, qu'il est impossible de donner à la fois ses soins à une épouse et à la philosophie. On estimait glorieux, digne des poëtes et des chevaliers, de célébrer sa maîtresse, sa dame, comme on disait alors; on ne parlait jamais de la mère de ses enfants. Pas une seule fois, dans ses nombreux écrits, Dante ne prononce le nom de Monna Gemma. Il n'a jamais parlé de ses fils, de sa famille, bien qu'il parle constamment de lui-même, de ses amis, de ses proches. Nous ne saurions plus rien comprendre à ces moeurs; mais, dites-moi, les nôtres vaudraient-elles beaucoup mieux? Qu'est-ce donc que l'amour aujourd'hui? Un passager entraînement des sens, une faiblesse. Qu'est devenu chez nous le mariage? Un contrat de vente honteux, qui cherche à s'ennoblir par l'éclat, par l'ostentation des vaines cérémonies dont il s'entoure.

* * * * *

Depuis quelques instants Viviane était entrée en rêverie. Elle prenait comme au hasard, quelque tige dans la gerbe de fleurs, et l'y remettait aussitôt avec distraction… À ce moment, la couronne qu'elle oubliait de tresser échappait à ses doigts. Elle tombait, elle se flétrissait sur le sable, si, d'un mouvement plus prompt que la pensée, Élie ne l'avait retenue.

DIOTIME.

Qu'avez-vous, Viviane? Vous voici toute pâle.

VIVIANE.

Ce n'est rien… Marcel, donne-moi mon châle. Le temps fraîchit un peu.
Si nous marchions?

DIOTIME.

Nous ferons sagement. Je crains que le froid ne vous ait saisie. Vous voici couleur de perle comme Béatrice; couleur d'amour, disait encore l'Allighieri, ajouta Diotime en baissant la voix.

* * * * *

Viviane ne répondit pas. On se mit à marcher sur le sable que la mer, en se retirant, laissait à sec, et qui étincelait comme des paillettes d'or sous les rayons du soleil couchant. Quelque lointain orage, pressenti des mouettes, les poussait vers la rive. Elles arrivaient par bandes, se ralliaient, se pressaient contre le rocher de la Maure. Le sombre et rude granit se couvrait ainsi peu à peu d'un duvet blanc de neige. Il prenait l'apparence d'un oiseau fantastique. On eût dit qu'il allait ouvrir ses ailes gigantesques et s'envoler vers de fabuleuses contrées. D'autres mouettes, plus hardies, se berçaient à la cime des vagues. Elles se confondaient avec l'écume, dont elles semblaient, apparaissant et disparaissant dans le mouvement houleux, comme une fugitive métamorphose.

Viviane s'appuyait au bras d'Élie; elle marchait pensive. On pria
Diotime de reprendre l'entretien.

DIOTIME.

La Vita Nuova, en se répandant, avait fait à Dante une grande renommée. Le parti guelfe en voulut tirer honneur. On lui confia des négociations difficiles où il obtint des succès. On cite plusieurs occasions où les harangues latines, françaises ou italiennes de Dante (il parlait éloquemment ces trois idiomes) persuadèrent, à l'avantage florentin, les princes et les peuples. Vers la fin de l'année 1299, on le nomma prieur de la République.

Ce fut le commencement de ses calamités. À ce moment, Florence était plus que jamais en proie aux factions. L'envie qui couvait depuis longtemps entre deux familles voisines et rivales, les Donati et les Cerchi, avait éclaté. Corso Donati que le peuple, à cause de son antiquité et de sa superbe, appelait le baron, comme s'il n'y en eût eu qu'un seul, n'avait pu souffrir l'insolence des Cerchi, gens de petite origine, récemment établis, venus de la campagne, gens inurbains, comme disaient les raffinés florentins, sauvages (d'où le nom de parte selvaggia donné à leurs adhérents et que nous retrouverons dans la Comédie), qui se crénelaient dans leurs palais agrandis et faisaient ostentation de leurs richesses. Aux fêtes de mai, dans une querelle survenue entre deux femmes de ces deux maisons ennemies, le sang avait coulé. Les superstitions populaires étaient entrées en alarme sur cette observation que la statue de Mars, ôtée de la place qu'elle occupait sur le ponte Vecchio, au lieu de regarder vers l'orient, comme elle le faisait du temps immémorial, avait désormais la face tournée vers l'occident. De cette volte-face du vieux dieu païen, les chrétiens de Florence pronostiquaient les plus grands malheurs; et, dans cette croyance superstitieuse, le peuple souffrait comme une fatalité les rivalités qui ensanglantaient la place publique.

Sous le prétexte de rendre la paix à la fille de Rome (c'était le nom dont Florence se glorifiait), et aussi pour demander réparation d'un grief personnel, le pape Boniface envoyait un légat, un pacier à la République. Vers le même temps, il négociait avec Charles du Valois, l'invitait, selon la tradition pontificale, à descendre en Italie, lui promettait ce qu'il n'avait ni le droit ni le pouvoir de donner, la souveraineté de Florence. C'était alors, comme aujourd'hui, la querelle du spirituel et du temporel. Les Florentins repoussaient énergiquement toute immixtion du pontife romain dans leurs affaires. De son côté, le pontife, pour mieux marquer son droit, excommuniait en masse les Florentins. C'est dans de telles circonstances que Dante paraît pour la première fois sur la scène politique avec le grand prestige qui s'attachait au nom de poëte, avec l'autorité d'un caractère éprouvé déjà dans les guerres civiles.

Rien de plus singulier que cette magistrature des prieurs. Comme toutes les autres charges du gouvernement populaire, elle avait subi de fréquentes altérations. À cette heure, les prieurs, au nombre de dix, étaient élus par leurs prédécesseurs et pour deux mois seulement, pendant lesquels ils demeuraient enfermés dans le palais du peuple, sans aucune communication avec le dehors, hormis pour les affaires de la République. En dépit de la jalousie populaire, on n'élevait au priorat que des grands, c'est-à-dire des riches, nobles ou plébéiens d'origine. Les prieurs, ainsi que le capitaine du peuple ou défenseur des corporations, avaient des attributions assez mal déterminées, politiques ou judiciaires, avec l'initiative de toutes les mesures que réclamait le bien public.

En entrant dans cette magistrature suprême, Dante qui appartenait par ses origines au parti populaire, mais dont le génie et le tempérament étaient patriciens, fit voir aussitôt de quelle hauteur il dominerait l'esprit de faction. On lui attribue un décret qui, en vue de la paix publique, frappait d'ostracisme, comme on l'avait fait aux plus beaux temps de la démocratie athénienne, les chefs des Noirs et des Blancs (c'est le nom qu'avaient pris les guelfes divisés après leur victoire sur les gibelins). Et il n'avait pas hésité à écrire, en tête de la liste des exilés, d'une main impartiale et politique, à côté du nom haï de Corso Donati, le chef des Noirs, le nom de son ami le plus cher, de celui qu'il aimait comme un autre lui-même, le nom de Guido Cavalcanti.

Cependant, l'approche de Charles de Valois que l'on savait d'accord avec le pape pour établir la domination des Noirs, jetait les Blancs en alarme. Dante fut envoyé par eux à Rome pour tâcher d'écarter ce péril. C'est dans la délibération du conseil, au sujet de cette ambassade, que Boccace lui fait dire ce mot fameux, qui montre assez en quel dédain il tenait ceux de son parti, et quelle opinion il était autorisé à concevoir de lui-même au milieu des médiocrités dont il était forcé de prendre l'avis: «Si je vas, qui reste? et si je reste, qui va?»

Je ne garantis pas l'authenticité du mot, mais il n'en est pas moins historique, en ce sens qu'il caractérise la hauteur de fierté propre à l'esprit du patriciat toscan. Cette hauteur s'est transmise de génération en génération, et j'entendais récemment attribuer à celui que les Florentins appellent, comme jadis Corso Donati, le baron, par excellence…

ÉLIE.

Le baron Ricasoli?

DIOTIME.

Précisément; je lui entendais attribuer un mot analogue à celui qu'on met dans la bouche de l'Allighieri: «Resterez-vous longtemps dans les conseils du roi?» lui aurait demandé un député piémontais, en 1862.—«Aussi longtemps qu'il en sera digne!» Vous voyez que le vieux sang florentin, étrusque ou romain, ne s'est pas beaucoup christianisé, du moins en ce qui concerne la vertu par excellence du christianisme, l'humilité. Mais passons… Nous avons laissé Dante partant pour Rome. Il y est reçu avec honneur, choyé, caressé, trompé à la manière traditionnelle de la diplomatie cléricale. Pendant ce temps, Charles de Valois entre à Florence, en compagnie de Corso Donati. Il y rétablit le gouvernement des Noirs; il livre la ville à ses soldats.

Ce ne furent, pendant huit jours entiers, que massacres, incendies, viols et pillages; puis, la soldatesque lassée, on régularisa les choses. Un décret général de bannissement fut prononcé contre les Blancs, et bientôt une sentence particulière, rendue sans jugement, dans un latin barbare, condamne Dante Allighieri, lui onzième, pour cause de baraterie, d'extorsions et de lucre, à être brûlé vif, si jamais il remet les pieds sur le territoire florentin. Dante, qui revenait à Florence, apprend à Sienne que sa maison est rasée, que ses biens sont dévastés, qu'il est ruiné, proscrit. Il va rejoindre ses compagnons d'exil; il commence à trente-huit ans ce long et douloureux pèlerinage qui ne devait finir qu'avec sa vie.

L'exil était alors pour les Florentins, amoureux, idolâtres de la terre natale, ce qu'il avait été dans l'antiquité pour les enfants d'Athènes, une sorte de mort morale. Mais ce qui devait le rendre plus cruel encore pour l'Allighieri, et tout à fait insupportable, c'était, il nous l'apprend lui-même, la compagnie mauvaise et inepte, malvaggia e scempia, avec laquelle il s'y voyait envoyé. Au lieu de son cher Guido, dont il pleurait, non sans remords peut-être, la fin prématurée…

VIVIANE.

Pourquoi, non sans remords?

DIOTIME.

Parce que Guido était mort à la suite des fièvres de la malaria qu'il avait prises à Sarzana, pendant son exil, sous le priorat de Dante, avec les Cerchi, les Tosinghi, les Bonaparte. Au lieu de son noble ami Guido, il ne voyait à ses côtés que des gens sans valeur, des insensés, des impies (c'est ainsi qu'il les qualifie), dont il lui fallait entendre et subir les sottises infinies. Ce que les grands hommes ont à souffrir des partis auxquels ils se rangent, même alors qu'ils paraissent les commander, n'est pas croyable. Ce serait un triste, mais salutaire enseignement, de voir quelle puissance malfaisante peut exercer sur les caractères généreux, sur les hommes de génie, la médiocrité enrégimentée sous le drapeau d'un parti. J'en ai vu de nos jours plus d'un exemple. Peut-être avez-vous entendu raconter comment, accouru du fond de sa Bretagne pour défendre des conspirateurs qu'il ne connaissait pas, l'abbé de Lamennais fut raillé, bafoué dans la prison où il venait offrir, avec une naïveté sublime, à ces hommes grossiers, l'appui de son nom et de sa plume illustre. Vous n'avez pas oublié Manin, accusé de trahison pour avoir dit que la maison de Savoie pouvait avancer l'oeuvre de l'unité italienne. J'ai ouï dire d'Armand Carrel qu'il avait souhaité de mourir, tant lui était à charge le soin de conduire les républicains infatués et indisciplinables. Elle serait longue et tragique l'histoire de ces âmes fières et justes que la révolution jette en pâture à la vulgarité des partis. Ce serait un martyrologe, la liste de ces grands coeurs méconnus, calomniés, étouffés, navrés, succombant enfin, non sous les coups de leurs adversaires, mais dans les dégoûts dont les accablent leurs prétendus amis politiques. Dante, qui était envoyé en exil sous le prétexte qu'il penchait vers le parti gibelin, se voyait en quelque sorte solidaire des passions gibelines. Il dut participer à des entreprises insensées. Avec les chefs des gibelins, il erra de ville en ville. On le voit tour à tour à Vérone qui était la capitale du gibelinisme lombard, à Padoue, à Bologne, à Pistoïa, dans la Lunigiana chez les Malaspini, à Venise, puis enfin à Ravenne chez les Polentani.

VIVIANE.

Est-il venu à Paris comme on le raconte?

DIOTIME.

Une fois tout au moins, peut-être deux fois. Cela ne fait pas doute; on ne varie que sur l'époque. Dégoûté de l'esprit de faction, préoccupé comme il l'était alors de ses Cantiques, il lui fallait approfondir la science de la théologie. L'Université de Paris était fameuse entre toutes, surtout parmi les Italiens. Pierre Lombard, saint Thomas, saint Bonaventure, Remi de Florence, Gilles de Rome, y avaient professé avec éclat. Robert de Bardi en fut chancelier. Le pape Jean XXII y fit ses études. On disait dans le langage du temps que les sept arts y brillaient comme les sept chandeliers de l'Apocalypse, et qu'entre tous y brillait la théologie. On sait avec certitude que Dante y vint lui aussi, comme un peu après Pétrarque et Boccace; qu'il y soutint contre d'habiles et nombreux adversaires un quod libet, réputé prodigieux, ce qui valut à l'amant de Béatrice, avec le renom de poëte, le renom de théologien à jamais consacré par la fresque de Raphaël où il prend place parmi les Docteurs, et fit inscrire sur son tombeau ce vers curieux:

Teologus Dantes nullius dogmatis expers.

À part deux ou trois faits comme celui-ci, il n'y a rien, d'ailleurs, de plus controversé que les traditions qui se rapportent à l'exil de Dante. Ce qui est positif, c'est que cet exil douloureux fut sinon consolé, du moins ennobli et animé par les plus belles études et par des travaux glorieux. C'est alors que Dante refait et achève en italien l'Enfer commencé en langue latine; c'est alors qu'il écrit il Convito, le Banquet. Malgré les préjugés régnants sur l'indignité de l'idiome vulgaire en matière philosophique, malgré la difficulté extrême de rendre des idées abstraites dans une langue populaire à peine formée, Dante écrit il Convito en prose italienne, afin de mettre à la portée des humbles, de ceux qui ne se repaissent que d'une nourriture bestiale, la nourriture spirituelle, le pain des anges, comme il l'appelle, qui fait la joie des âmes d'élite. Il écrit aussi le traité de l'Éloquence vulgaire, de vulgari Eloquentia. Dans le même temps, il avance son oeuvre suprême: il conduit à bien le Purgatoire et le Paradis.

Le sentiment qui soutenait Dante, qui l'animait dans ses travaux, c'était, avec le grand désir d'excellence en toutes choses et d'immortalité, le désir passionné de rentrer dans sa patrie; de se rendre illustre à ce point que Florence, l'ingrate Florence, ne pût souffrir de rester plus longtemps privée d'un citoyen dont elle recevrait tant de gloire.

ÉLIE.

Il ne me faudrait, entre toutes les ingratitudes dont est remplie l'histoire des républiques, que cet exil de Dante pour haïr la démocratie.

DIOTIME.

Je vous demande une seule chose avant de vous abandonner à cette haine, mon cher Élie, c'est de relire dans les annales de la royauté les ingratitudes célèbres des princes, et, à l'occasion, dans le premier livre des Discours de Machiavel, ce que pense à ce sujet le plus sagace des politiques… il suffit. Dante eut un instant d'illusion. Les guelfes, lassés eux-mêmes de leurs rigueurs, voulurent, après seize années, rappeler quelques bannis. Dans le nombre était Dante. Il fut invité par la commune de Florence à se présenter à l'église de Saint-Jean pour y être offert.

VIVIANE.

Offert! Qu'est-ce que cela signifie?

DIOTIME.

C'était une ancienne coutume. À la fête de saint Jean-Baptiste, avocat, protecteur, maître de la République, ce sont les titres que lui donnait encore, deux siècles après, le secrétaire de la République florentine, Machiavel, on graciait d'ordinaire quelques malfaiteurs; on les offrait au saint patron de la ville, devant lequel ils devaient paraître pieds nus, un cierge à la main, dans l'attitude du repentir, et faire amende honorable.

Cette année-là, on eut la pensée d'étendre la grâce à des condamnés politiques, et Dante fut de ceux que l'on désigna pour rentrer dans Florence. Avant de savoir à quel prix, il s'exalta dans la joie. Mais aussitôt que, selon l'usage, un religieux lui eut notifié les conditions de l'amnistie, il entra en grande colère. À ses amis, à ses proches, qui lui conseillaient vivement de subir les conditions imposées, il répond par des accents indignés: «C'est donc là, s'écrie-t-il, la révocation glorieuse par laquelle Dante Allighieri est rappelé dans sa patrie après trois lustres d'exil! C'est là ce qu'a mérité un citoyen dont l'innocence est manifeste! Loin de moi, loin de celui qui s'est élevé au culte de la philosophie, une telle bassesse! S'il n'est pas d'autre chemin pour rentrer dans Florence, je n'y rentrerai jamais. Eh quoi! ne pourrai-je donc, où que je sois, contempler la splendeur du soleil et des étoiles! Ne pourrai-je spéculer sur la très-douce vérité, dolcissima verità, n'importe sous quel ciel, plutôt que de reparaître devant le peuple florentin, dénué de gloire, nudato di gloria, que dis-je? couvert d'ignominie!» Et il rejette, comme une dernière insulte à son malheur, la grâce qu'on lui apporte.

À peu de temps de là, une grande nouvelle, un événement inattendu, rallument dans son coeur, comme une flamme subite, l'espoir de rentrer triomphant dans sa patrie. Henri de Luxembourg est élu roi des Romains; il va passer les Alpes. L'accord des deux puissances impériale et papale promet aux Italiens une ère de paix. La renommée dit merveille de l'empereur d'Allemagne. Guelfes et Gibelins, lassés de combats, attendent sa venue comme celle d'un Messie. L'Italie, toujours trompée, mais toujours facile à tromper, et qui attend toujours du dehors un sauveur, se précipite au-devant de Henri avec des frémissements de joie. Plus que personne, Dante avait droit de se réjouir. Ce qu'annonçait la venue de Henri VII, c'était l'accomplissement de son idéal politique. Dans son traité de Monarchia, une de ses dernières oeuvres, il venait d'exposer avec une précision parfaite sa doctrine sur le meilleur gouvernement des choses humaines.

ÉLIE.

Vous dites qu'il a exposé ses doctrines avec précision: d'où vient donc qu'il a passé tantôt pour guelfe, tantôt pour gibelin?

DIOTIME.

La doctrine de Dante n'était, à bien parler, ni guelfe ni gibeline dans le sens étroit du mot, tel que l'avait fait l'esprit de faction; et c'est pourquoi elle a servi de texte à des assertions opposées. Elle était catholique et particulièrement latine. Dante, en homme qui avait subi les maux auxquels sont exposés, plus que d'autres, les communes, les républiques, les gouvernements populaires, considérait que l'unité et la stabilité des pouvoirs étaient la condition essentielle de l'État.

Un seul empire là-haut, un monarque de l'univers qui réside dans le ciel; un seul empire d'institution divine ici-bas, le saint Empire romain, gouverné par l'empereur, qui représente Dieu dans les choses temporelles, et par le saint pontife, qui représente Dieu dans les choses spirituelles, l'un inattaquable dans sa souveraineté politique, l'autre inviolable dans son Église, tous deux entièrement distincts dans leurs attributions, tel était, selon l'Allighieri, et selon l'opinion la plus répandue de son temps, l'ordre éternel et parfait. Selon ces opinions, le règne d'Auguste, sous lequel voulut naître Jésus-Christ, était le moment idéal de l'histoire. Les usurpations, les querelles des papes et des empereurs, la confusion des pouvoirs spirituel et temporel, avaient tout gâté; mais tout serait un jour rétabli. La paix et la concorde seraient ramenées dans le monde par la réconciliation des deux pouvoirs, à la grande édification de la chrétienté, au plus grand bien des nations, à la plus grande gloire de l'Italie.

Telle était l'utopie de la science politique au moyen âge, où l'on croyait fermement, comme le font encore de nos jours certaines écoles, qu'il appartient aux spéculations des philosophes de régler exactement le cours des choses humaines. Tel était l'avenir rêvé par Dante, et qui tout à coup lui apparut comme réalisé dans la personne de Henri VII, qui, de concert avec le Pontife, venait revendiquer ses droits, imposer aux factions l'obéissance, remettre en Italie l'ordre et la paix, et lui rendre l'unité qu'elle avait perdue.

ÉLIE.

Pardon si je vous interromps. Mais dans cet idéal dantesque de pouvoir absolu, de stabilité, d'ordre et de paix, que devenait la liberté?

DIOTIME.

Lorsque Dante parlait de l'unité du pouvoir, il n'entendait en aucune façon le pouvoir absolu, croyez-le bien. Dante aimait la liberté par-dessus toutes choses: rappelez-vous ce vers d'un accent si tendre:

Libertà va cercando ch' è si cara!

Son système d'une souveraineté unique ne porte aucune atteinte aux droits des communes et des citoyens. «Les nations ne sont pas pour les rois, mais les rois pour les nations,» dit-il dans sa Monarchie. Le héros véritable de son livre, c'est le peuple romain bien plutôt que l'empereur, qui n'est à ses yeux qu'un personnage éloigné, un peu abstrait, et qui n'a pas des attributions plus étendues que celles d'un président de république. Quant au pape, Dante le circonscrit avec rigueur dans ses attributions spirituelles. Ni plus ni moins que le philosophe Gioberti et Camille de Cavour, ce grand homme d'État, Dante voulait l'Église libre dans l'État libre; et, tout gibelin qu'on l'a fait faute de le bien connaître, il maintient dans son système à l'abri de tout empiétement, il croit préserver de toute atteinte la cité, le municipe, cet antique et solide fondement de la civilisation latine.

Il serait difficile, si nous n'en avions des témoignages écrits de sa main, de se figurer l'exaltation de Dante, ses transports à la venue de Henri de Luxembourg. Pour lui, nul doute: ce chevaleresque, ce pacifique Henri, que précède une si haute renommée, c'est le rédempteur attendu. Dans un juste sentiment de son pouvoir intellectuel et de son ascendant sur les esprits, Dante s'adresse aux princes, aux tyrans, aux peuples. Il leur parle d'égal à égal, d'un accent de tribun et de prophète, avec l'autorité du sacerdoce. Il les adjure d'accueillir ce souverain de l'Italie. «Levez-vous, s'écrie-t-il, levez-vous, rois et ducs, seigneuries et républiques, sortez de vos ténèbres! Le fiancé de l'Italie, la joie du siècle, la gloire des peuples, le vrai héritier des Césars, vient au-devant de sa fiancée!» Et il répand à longs flots d'éloquence son espoir, son enthousiasme, ses ardentes illusions. Il se croit si près de leur accomplissement qu'il ne saurait plus tenir en place. Il accourt sur les pas de Henri, se figurant déjà voir s'ouvrir les portes de sa chère Florence. Il s'avance jusqu'à l'extrême frontière; il est à Pise.

C'est là, tout près de son terrestre paradis, presque à portée d'ouïr les cloches de son beau temple de Saint-Jean, qu'un coup violent du sort l'en repousse à jamais et le rejette désespéré dans l'exil.

C'est à Pise que Dante apprend la mort soudaine de l'empereur Henri VII. C'est de Pise que, navré d'une blessure mortelle, et quittant lui aussi toute espérance, il reprend seul et triste le chemin de Ravenne. Un protecteur généreux, Guido da Polenta, l'y attendait. Il y est reçu avec respect, entouré de soins et d'honneurs. De plusieurs points de l'Italie, on s'empresse, pour distraire ses peines, de lui offrir le triomphe poétique. Giovanni da Virgilio l'appelle à Bologne pour y recevoir la couronne de lauriers. Dante refuse. C'était dans sa ville natale, «dans le doux bercail où il avait dormi agneau,» dans ce temple de Saint-Jean, où il avait reçu le baptême de la foi, qu'il souhaitait de recevoir le baptême de la gloire; il ne voulait pas ceindre son front d'un laurier cueilli sur la terre étrangère. D'ailleurs, il en venait peu à peu à retirer ses esprits des choses de la terre. Comme de nos jours, Lamennais, qui lui était si semblable par les ardeurs de son âme superbe et toujours trompée, Dante était «las de ce qui passe et qui nous déchire en passant.»

VIVIANE.

Quel sombre dédain d'expression! Où donc M. de Lamennais a-t-il écrit cela?

DIOTIME.

Dans une lettre à Mme de Senft, si je ne me trompe.—Dante avait accepté une mission à Venise, où il croyait pouvoir servir les intérêts de son hôte; il ne réussit pas. Ce lui fut un avertissement de quitter les soucis de ce monde et de tourner désormais toutes ses pensées vers le ciel.

Que de fois j'ai cherché, j'ai cru suivre sa trace sur ces grèves de Ravenne, dans cette forêt désolée où gémit le vent de l'Adriatique, dans cette pineta qui mêle au bruit des flots le bruit de ses cimes sonores! Que de fois j'ai cru entendre le poëte se parler à haute voix, se réciter dans cette vaste solitude les dernières tercines de sa divine cantique, se préparant, s'initiant ainsi lui-même, par l'exaltation de son propre génie, à cette vie en Dieu dont il était tout proche!

Le 14 du mois de septembre 1321, après cinquante-six années d'une existence en proie à tant de trouble, Dante Allighieri exhala son dernier soupir dans cet asile de Ravenne qu'il avait appelé «amica solitudo» et où l'on peut croire, en effet, qu'une noble amitié, le recueillement, la claire vue de son immortalité, donnèrent quelques heures d'une paix suprême à sa grande âme inquiétée.

Sa destinée, nous l'avons vu, avait été étroitement liée aux destinées de sa patrie. Il avait été, avec toute sa génération, profondément agité par de vives curiosités, par d'extrêmes terreurs, par de fortes passions, de grandes joies et de grands désastres. Il avait reçu de son siècle tout ce qu'il était possible d'en recevoir. Il avait su ce que savaient les plus doctes; il avait rêvé, espéré, agi, pensé, douté, aimé, haï avec les plus vaillants et les plus fiers.

Plus heureux qu'eux tous, il laissait dans une création de son génie, dans une oeuvre qui lui appartient en propre, l'image impérissable de ce qu'avaient été son temps, son peuple et lui-même.

* * * * *

Un moment de silence suivit ces mots. Diotime avait parlé longtemps. Les heures s'étaient écoulées. Déjà le soleil, descendu très-bas à l'horizon, plongeait à demi dans les flots.

Le premier, Marcel en fit la remarque:—La nuit vient, dit-il en s'arrêtant brusquement. Nous n'avons pas moins de trois lieues à faire pour regagner Portrieux.

VIVIANE.

Te voilà bien pressé! Moi, je ne quitte pas la grève qu'on n'ait promis d'y revenir demain. Je ne me sentirais pas ailleurs aussi recueillie, aussi bien disposée à entendre ce que Diotime doit nous dire encore.

DIOTIME.

Vous me voyez couverte de confusion. J'ai disserté sans fin, et je m'aperçois qu'à peine j'ai abordé mon sujet.

VIVIANE.

C'est bien pourquoi il nous faudra revenir. Le silence de cette grève m'attire. Le lointain accompagnement des vagues fait merveille quand vous prononcez ces grands noms, Dante et Goethe.

DIOTIME.

En ceci, comme en toutes choses, qu'il soit fait selon le bon plaisir de la fée Viviane.

* * * * *

Pendant qu'on échangeait encore quelques paroles et qu'on jetait un dernier regard vers les splendeurs du soleil couchant, Marcel était allé chercher les chevaux. De son côté, le cocher, après avoir attendu à Tréveneuc bien au delà de l'heure fixée, venait au-devant des promeneurs. Un moment, Grifagno hésita; il ne savait s'il suivrait la voiture d'où l'appelait Élie, ou bien Viviane qui, du bout de sa cravache, lui montrait le chemin des cavaliers. Mais lorsqu'il vit son ami, le petit cheval breton, partir gaiement au galop en secouant au vent sa crinière, la tentation fut trop forte; Grifagno désobéit à son maître et s'élança de toute sa vitesse vers la rapide Viviane.

À huit heures, les amis s'asseyaient à une table où les attendait un repas frugal de poissons et de coquillages. Un monstrueux homard, que la bonne hôtesse du Talus, Mme Évenous, descendante, à en croire son nom, des anciens rois d'Écosse, avait jeté tout vivant, ni plus ni moins que si c'eût été un hérétique, dans la chaudière d'eau bouillante, en était ressorti couleur d'écarlate, les yeux hors de tête, dans une attitude crispée. Pendant que Marcel, aussi bon gastronome qu'il était mauvais métaphysicien, l'accommodait d'un condiment de son invention, fort goûté dans tous les châteaux des Côtes-du-Nord, Viviane était montée à sa chambre où elle avait noué d'un ruban aux trois couleurs italiennes sa guirlande de verveines. S'avançant, sans être vue, derrière Diotime, elle posa doucement sur le front de son amie cette agreste couronne.

C'était le signal. Les verres s'emplirent.

—Vive à jamais Diotime! s'écrièrent Élie et Marcel.

—Vive la Nina du vrai Dante! reprit l'aimable Viviane.

DEUXIÈME DIALOGUE.

DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL.

Le lendemain, en se réunissant dans la matinée pour l'excursion projetée au cap Plouha, on s'aperçut que le temps n'y était pas favorable. Le vent soufflait de l'ouest; les nuages s'amoncelaient, bas et lourds; par intervalles, une pluie fine tombait. Les mouettes volaient au ras des flots et poussaient leur cri aigu. On délibéra s'il serait prudent de se mettre en route; et, comme la fatigue du jour précédent se faisait encore sentir, on s'accorda vite sur les motifs de rester à Portrieux, et l'on s'établit dans le pavillon.

Ce pavillon, bâti sur une légère élévation de terrain isolé, abrité d'un bouquet d'arbres, était très en renom dans le pays. On y venait de fort loin, dans les longs jours d'été, respirer la brise de mer et s'égayer au concert des oiseaux qui nichaient en multitude sous l'épaisse feuillée. La bonne Mme Évenous, qui tirait quelque vanité de ce lieu de plaisance où se donnaient les plus beaux repas de la saison, l'avait fait décorer avec beaucoup de soin; mais pour nos amis son agrément était tout entier dans ses deux fenêtres d'où la vue s'étendait, d'une part, jusqu'à la jetée, de l'autre, jusqu'à un promontoire de roches granitiques que le flot, à la marée haute, recouvre et qu'il laisse en se retirant tout enveloppées de goëmons, ce qui leur donne un air échevelé et pleureur singulièrement pittoresque.

À ce moment, le bateau qui, chaque semaine, vient faire à Portrieux les approvisionnements de l'île de Jersey, était dans le port, prêt à remettre à la voile. De longues files de boeufs s'avançaient sur la plage, lentement, tristement, avertis de je ne sais quel mauvais destin par les mugissements qui partaient de l'extrémité de la jetée, où l'on procédait à l'embarquement des animaux. Quelques-uns s'arrêtaient comme frappés de stupeur, et demeuraient dans un état d'immobilité presque incroyable. Des enfants de pêcheurs suivaient cette procession morne, les plus grands portant les plus petits, tous déguenillés, infirmes, chétifs et hâves, plus hébétés d'aspect que le bétail, et consternants à voir pour qui veut croire à la providence divine et à la bonté humaine. Grifagno, à qui ces enfants et ces boeufs ne plaisaient pas, avait essayé de les poursuivre et de mettre, par ses aboiements, quelque désordre dans cette monotonie; mais les enfants de la campagne ne s'émeuvent de rien, et le premier d'entre les boeufs à qui s'attaqua le gai lévrier lui ayant fait sentir d'une atteinte de ses cornes qu'il n'entendait pas la plaisanterie, Grifagno s'était résigné. Il regardait à distance et en bâillant ces lenteurs champêtres, que le bruit du fléau aux mains de quatre vieilles femmes qui battaient le blé dans une aire voisine accompagnait de son rhythme pesant et sourd.

Viviane avait pris ses crayons. Assise à la fenêtre, elle essayait de rendre l'effet étrange de ces profils d'animaux qui se découpaient en noire silhouette sur l'immense pâleur de la mer et du ciel. À la prière de sa jeune amie, Diotime était allée chercher son portefeuille et les deux petits volumes dont il avait été question la veille. Après qu'Élie en eut curieusement examiné la reliure romaine en blanc parchemin, quand Marcel, avec l'agrément des deux dames, eut allumé sa longue pipe de cerisier, on fit silence. Puis, selon sa promesse, la Nina di Dante reprit ainsi:

DIOTIME.

Si j'ai tenu, avant de vous parler du poëme de Dante, à vous remettre sous les yeux sa vie, c'est que, selon moi, après les innombrables commentaires qui, depuis plus de cinq siècles, s'efforcent d'expliquer la Divine Comédie, le plus sûr est encore de s'en tenir à Dante lui-même. La connaissance de sa personne et de sa destinée, voilà le commentaire véritable de son oeuvre. C'est la condition première d'une interprétation discrète, à laquelle rien ne supplée, mais qui peut suppléer à tout.

MARCEL.

À la bonne heure! on ne saurait mieux dire, et me voici délivré d'un grand souci. Il faut bien que je vous le confesse, la vue de ce gros portefeuille, tout bourré de notes, à ce que je suppose, ne me présageait rien de bon; car je ne connais pas, pour ma part, de peste plus noire que ces cuistres, ces triples pédants qu'on baptise du nom de commentateurs, et qui s'abattent sur les oeuvres du génie comme les sauterelles sur les moissons d'Égypte.

DIOTIME.

Vous me louez trop vite, Marcel, de ce que je n'ai point dit. Il s'en faut que j'aie cette haine vigoureuse que vous portez aux commentateurs. À mon sens, ceux de la Comédie ont rendu de vrais services. Sans eux, je parle des anciens surtout, nous aurions aujourd'hui perdu toute trace d'une multitude de particularités de la vie florentine, auxquelles Dante fait allusion dans son poëme et qui rompent très-heureusement, par un accent de vérité familière, la solennité de l'ensemble. Selon l'opinion de Fauriel, qui compare les commentateurs de Dante à ceux d'Homère, ils auraient eu un mérite plus grand encore: ils auraient contribué, pour leur bonne part, au maintien de la nationalité littéraire de l'Italie.

ÉLIE.

Comment cela?

DIOTIME.

Quand le classicisme grec ou latin menaçait d'étouffer l'idiome national, quand une littérature académique, sans tempérament de race ou de peuple, s'imposait au goût perverti, ces querelles d'érudits ont, à diverses reprises, ramené les esprits égarés à la source vive de poésie que Dante a fait jaillir du sol toscan.

MARCEL.

C'est possible; mais enfin vous l'avez à peu près dit tout à l'heure: s'il fallait, pour comprendre Dante, lire tout ce fatras de dissertations, une vie d'homme n'y suffirait pas.

VIVIANE.

Et puis, tous ces commentateurs ne se contredisent-ils pas l'un l'autre? Il me semble que, bien loin d'éclaircir les textes, ils doivent embrouiller très-fort la cervelle du pauvre lecteur.

DIOTIME.

Il y a du vrai dans ce que vous dites là, Viviane. Durant cette longue controverse qui n'a pas encore pris fin et qui remplirait à elle seule toute une bibliothèque, on a subtilisé, sophistiqué à l'envi sur un hémistiche ou sur un mot, sans parvenir à s'entendre, et les opinions les plus modernes ne sont pas, peut-être, les moins opposées.

VIVIANE.

Et vous avez eu le courage de lire tout cela?

DIOTIME.

Presque tout, et je ne le regrette pas; car c'est précisément parce que ma passion pour Dante m'a fait entreprendre ce dur labeur qu'aujourd'hui, comme je vous le disais quand Marcel m'a interrompue, il me sera facile, je l'espère, de vous faire comprendre de prime abord tout ce qu'il y a d'essentiel et de vraiment beau dans la Comédie. Après cela, si vous y prenez goût et que vous souhaitiez d'en apprendre davantage, vous n'aurez plus qu'à consulter les meilleurs entre les commentaires.

VIVIANE.

Malgré toute la clarté de votre esprit, j'ai quelque peine à croire qu'il vous soit facile de dégager la pensée de Dante de ses nuages. À différentes reprises, j'ai essayé, à moi toute seule, de lire la Divine Comédie, je n'ai jamais pu aller jusqu'au bout. Dès les premiers chants, les aspérités du sens et du style se dressaient devant moi; les froideurs de l'allégorie, ces interminables expositions de dogmes et de doctrines, ces arguties scolastiques, toute cette longue suite de visions que ne vient jamais animer une action quelconque, produisaient sur moi un effet de monotonie insupportable. J'étais déconcertée par l'impossibilité du suivre à la fois le sens triple ou quadruple de ces tercines apocalyptiques. Je ne voyais pas comment je pourrais m'intéresser à des personnages énigmatiques à ce point qu'on ne sait jamais, par exemple, si c'est Virgile ou la raison, Béatrice ou la théologie, qui parlent. Je vous assure que j'y ai mis une grande persévérance, mais c'était plus fort que moi; et, chaque fois que je m'y reprenais, le livre me tombait des mains.

DIOTIME.

Nous le relèverons respectueusement, Viviane, et, si vous m'en croyez, nous suivrons l'exemple de ce sage prélat qui un jour, à Oxford, sommé par des théologiens qui disputaient sur la Bible, d'entrer dans leurs querelles, prit de leurs mains les saintes Écritures et y déposa un pieux baiser.

VIVIANE.

Mais la Comédie n'est pas la Bible.

DIOTIME.

Elle a été longtemps appelée le poëme sacro-saint, il sacratissimo poema, et, assurément, elle est, elle restera toujours le Livre par excellence de ce peuple florentin qui, lui aussi, se nommait le Peuple de Dieu.

MARCEL.

Comment! ces Florentins du diable ont eu le front de s'appeler le Peuple de Dieu?

DIOTIME.

Tout comme les Hébreux, mon cher Marcel, qui ne les valaient certes pas. Savonarole, en leur donnant pour roi Jésus-Christ, ne les appelle pas autrement; et, cent ans auparavant, le cardeur de laine Michel Lando, quand triomphait à Florence le tumulte des Ciompi, se faisait proclamer, dans la grande salle du Palais de la Seigneurie, Gonfalonier de la République du Peuple de Dieu… Mais je reviens à vos objections, Viviane. Avec votre justesse habituelle, vous faites de la Comédie une critique qui allége singulièrement ma tache. D'un trait vous avez marqué les défauts, les grands défauts de la trilogie dantesque; je n'y veux pas contredire. Je ne suis pas de ces idolâtres qui transforment en beautés les défauts du maître. Je ne confonds pas l'obscurité avec la profondeur; je ne pense pas que la monotonie soit un effet de la perfection. Pas plus que vous je ne parviens à ranimer dans mon esprit cette triple orthodoxie théologique, métaphysique et scientifique que saint Thomas, Aristote et Ptolémée imposaient au moyen âge, et dont le génie de Dante lui-même était si bien pénétré, que, à part certaines opinions particulières et quelques idées empruntées aux Arabes et à Platon (au Platon d'Alexandrie s'entend), il ne pouvait rien imaginer en dehors d'elle. J'admire Dante non pas à cause des doctrines et des symboles qui lui sont suggérés par son siècle, mais en dépit de tout cela. Je l'admire pour la merveilleuse puissance de son génie qui, dans ce monde d'abstractions, dans ces régions d'un surnaturel qui n'a plus aucune prise sur notre imagination, fait palpiter la douleur, la haine, la vengeance, la joie, l'amour, toutes les passions de la vie réelle, et l'éternelle jeunesse d'un coeur héroïque. Songez donc, Viviane, à tout ce que la Comédie a inspiré aux arts de chefs-d'oeuvre qui nous charment encore! Rappelez-vous ces églises, ces palais de Florence, que nous visitions ensemble l'an passé! ces fresques du Dôme, de Santa Maria Novella, du Bargello, les peintures de Saint-François d'Assise, celles d'Orvieto, de Padoue, du Campo-Santo, les stances du Vatican, la chapelle Sixtine, où la personne et l'oeuvre de l'Allighieri ont reçu de la main des Giotto, des Gaddi, des Angelico, des Orgagna, des Masaccio, des Michel-Ange et des Raphaël, une réalité pittoresque et sculpturale qui suffirait à elle seule, à supposer que la Comédie eût péri, pour la rendre immortelle! et de nos jours, tout à l'heure, les plus grands artistes, Flaxman, Cornelius, Ingres, Scheffer, Delacroix, y trouvant le sujet de compositions qui deviennent aussitôt populaires! et le culte passionné d'un Alfieri, d'un Goberti, d'un Giusti pour le gran' Padre Allighieri! et l'enthousiasme de la Jeune Italie qui fait de la Divine Comédie son Évangile! et la piété d'un Manin qui consacre les veilles de l'exil à l'étude et à l'enseignement du poëme dantesque! et les supplications répétées de Florence pour obtenir de Ravenne, qui les veut garder comme un glorieux dépôt, les ossements sacrés de l'Allighieri! et la fête solennelle qui se prépare en ce moment même, à Florence, par les soins de toutes les municipalités italiennes, pour célébrer l'anniversaire du Grand Italien! Tout cela, que serait-ce donc, Viviane, si ce n'était le signe manifeste de cette puissance de vie que cinq siècles de durée n'ont point affaiblie, qui nous attire, nous aussi, quoi que nous en ayons, et que vous allez bientôt sentir, soyez-en sûre, se communiquer à vous, si vous ne craignez pas de tenter une fois encore avec moi le voyage dantesque?

VIVIANE.

À vos côtés je ne craindrai jamais ni fatigue ni ennui. Me voici prête à vous suivre de l'enfer au ciel.

DIOTIME.

Mais vous, Marcel, qu'en dites-vous? N'allez-vous pas faire comme ce bon monsieur Gervais dont parle votre ami Voltaire, à qui l'on proposait le même voyage, mais qui recula de deux pas, trouvant le chemin un peu long?

MARCEL.

Non vraiment. Par le temps qu'il fait, cette excursion métaphysique me semble fort à propos. Vous me permettrez bien, d'ailleurs, de loin à loin, pour me rafraîchir l'esprit de tant de sublimités, quelque légère critique, et vous ne me laisserez pas dans les flammes de l'enfer pour cause d'incrédulité, n'est-ce pas, Diotime?… Et tenez, avant de nous mettre en route, expliquez-moi donc ce titre de Comédie, qui, tout d'abord, me choque; car enfin, à part quelques diableries assez drôles, je ne vois pas le plus petit mot pour rire dans cette fameuse Comédie.

DIOTIME.

L'intention de Dante ne fut pas un moment de vous faire rire, mon cher Marcel; il ne prétendait aucunement amuser, il voulait non pas divertir, mais avertir, et, s'il se pouvait, convertir ceux qui le liraient. À la façon des prophètes hébraïques dont il a le génie visionnaire et imprécateur, il veut émouvoir d'une terreur salutaire les âmes endurcies; il cherche à ranimer la foi des croyants en mettant sous leurs yeux les récompenses et les châtiments réservé dans l'autre vie aux fidèles et aux pécheurs, en rendant visible et palpable la vérité des jugements de Dieu. Dans ce poëme extraordinaire, Dante raconte sa propre conversion, de quelle manière son âme, égarée dans les dissipations de la vie mondaine, fut ramenée au bien par l'étude et la contemplation des choses divines. Il veut, à son exemple, retirer ses contemporains du vice et de l'erreur, leur offrir, pour nourrir leur âme, tout l'ensemble des vérités qu'il a acquises, la somme, comme on eût dit alors, de son savoir, ce qu'il appelle lui-même, dans son langage métaphorique, le pain spirituel. Il veut aussi, avec toute l'ardeur de son ambition poétique, faire de son oeuvre une apothéose de la femme qu'il a aimée, et s'éterniser avec elle. Il veut enfin, comme de nos jours l'auteur de Faust, à qui je le compare, unir à jamais couronner, dans la gloire céleste, les trois aspirations suprêmes de l'homme vers Dieu, la foi, la science et l'amour.

VIVIANE.

Mais alors, je dis comme Marcel: pourquoi ce titre de Comédie qui trompe?

ÉLIE.

Il faut savoir, Viviane, que le mot comédie n'avait pas au moyen âge le sens qu'il a pris plus tard. Les comédies ou plutôt les spectacles de marionnettes qui se donnaient dans les foires, sous les porches des églises, et dont le sujet était presque toujours emprunté à la Bible ou à la légende, étaient généralement des pantomimes. Placé sur le devant de la scène, un coryphée récitait ou chantait, en prose ou en vers, l'action que les personnages de bois exprimaient par leurs gestes. On appelait ces explications narratives des cantiques.

DIOTIME.

Votre observation est juste, Élie; et, quant à moi, je ne doute pas que la division du poëme de Dante en cantiques et son titre de comédie ne vienne de ces représentations scéniques que les Florentins avaient héritées des Romains, leurs ancêtres, et qu'ils aimaient passionnément.

ÉLIE.

Mais j'y songe…, vous rappelez-vous les vers que chantait Trimalcion à ses convives, pendant que passait à la ronde, sur la table du festin, le fameux squelette d'argent décrit par Pétrone? Ce squelette, qui faisait des gestes et prenait des attitudes expressives, c'était une marionnette funèbre, un personnage de comédie; ces vers étaient un canticum:

Heu! heu! nos miseros, quam totus homuncio nil est.

Cela n'avait rien de fort gai ni de précisément comique, comme vous voyez, Viviane.

DIOTIME.

Il y a, d'ailleurs, une autre raison encore de ce titre de Comédie qui a dérouté même la critique allemande, que Schelling et Gervinus déclarent inexplicable, et dont Schopenhauer s'égaye comme d'une ironie; selon l'opinion du temps, ce titre convenait aux compositions d'un genre mixte et tempéré, écrites dans un style simple. C'est pourquoi, au vingtième chant de l'Enfer, Dante fait dire à Virgile parlant de l'Énéide l'alta mia tragedia, et que, de son propre poëme, il dit, au chant suivant, la mia commedia.

ÉLIE.

En cherchant bien, je crois que nous trouverions plus d'un exemple de ce titre de Comédie appliqué à des sujets fort graves; à l'instant, il me revient d'avoir vu, je ne sais plus où, sur un catalogue de livres portugais du XVe siècle, la Comedieta di Ponza, par le marquis de Santillane, et la préface que j'ai feuilletée appelait ce poëme une allégorie tragique.

MARCEL.

Voilà qui est plaisant! Mais, si modeste que fût, à l'en croire, l'idée que se faisait Dante du genre et du style de sa Comédie, il ne lui en attribue pas moins une qualification fort peu modeste en l'appelant divine.

DIOTIME.

Ce n'est pas Dante, mon cher Marcel, qui a donné à sa Comédie l'épithète de divine. Elle ne l'a reçue qu'après sa mort, de la foule qui se pressait dans les églises pour l'entendre lire. Et encore, ce n'a pas été tout de suite. Le décret de la commune de Florence qui institue la première chaire pour l'exposition des Cantiques (c'était, si je ne me trompe, en 1373), ne les appelle encore que le Livre de Dante.

MARCEL.

Et on les lisait en guise de prêche! Oh! mais cela change la question. En tant que comédie, je ne les trouve point divertissantes vos cantiques, mais en tant que sermon… Si M. le curé de Saint-Jacques voulait bien nous lire en chaire quelques chants de l'Enfer de Dante, je serais plus assidu à l'office, car enfin, si les démons de l'Allighieri ne sont pas toujours amusants, il leur arrive du moins, par-ci par-là, de dire de fort beaux vers, tandis que son diable à lui parle une bien méchante prose.

DIOTIME.

Par-ci par-là! quelle indulgence pour ce barbare Allighieri!

MARCEL.

Voltaire comptait dans la Comédie une trentaine de bonnes tercines.

ÉLIE.

Je crois me rappeler que Bettinelli en accorde cent cinquante environ; M. de Lamartine, qui doit s'y connaître, assure que Dante a écrit soixante très-beaux vers. Mais, dites-moi, cette exposition de la Comédie, qui se faisait dans les églises, elle s'accorde mal, ce me semble, avec ce que vous nous disiez hier, que Dante avait été de son vivant suspecté d'hérésie.

DIOTIME.

La Comédie a été tour à tour considérée comme un sujet d'édification ou de scandale, selon le sentiment plus particulièrement chrétien ou papiste dans lequel on la lisait. Elle a été recommandée ou prohibée à Rome, selon qu'y soufflait un esprit plus zélé pour les intérêts spirituels de l'Église ou plus jaloux des prérogatives du Saint-Siége. Les prieurs de Florence, en conférant au vieux Boccace le soin d'exposer publiquement dans l'église de San-Stefano la Comédie, pensaient que, pour le peuple florentin, elle serait une école de vertu; et c'était aussi la persuasion du gouvernement national qui restaura en Toscane la liberté, quand, aux premières heures d'un pouvoir en proie aux plus pressants soucis de la politique, il rouvrait avec éclat la chaire dantesque supprimée par les princes étrangers qui auraient voulu imposer à l'Italie jusqu'à l'oubli de son nom et de son histoire. Quant au peuple, qui allait entendre dans les églises le récit de la vision dantesque, il la tenait, non pour fiction, mais pour réalité. Il révérait Dante comme un autre saint Paul. Les Dominicains, non plus, lorsqu'ils expliquaient les cantiques à Santa Maria del fiore et à San-Lorenzo, ne doutaient certes pas de leur orthodoxie. De très-saints personnages les recommandaient comme lecture de carême. Ce fut à la prière du concile qui condamnait Jean Huss, qu'un évêque italien, Giovanni da Serravalle, entreprit une version latine de la Comédie. D'autre part, à la vérité, on en jugeait différemment. Nous avons vu Dante mandé devant l'inquisiteur. Après sa mort, on ne saurait laisser en paix ses os. La cour de Rome en voulait à Dante, non-seulement pour avoir jeté en enfer des cardinaux, des papes et jusqu'à un pontife canonisé, mais encore, chose plus grave, pour avoir soutenu, dans son traité de la Monarchie, que le pouvoir de l'empereur égale celui des souverains pontifes, et que l'autorité de la tradition est moindre que celle des saintes Écritures (propositions condamnées plus tard par le concile de Trente). Ajoutons que l'Allighieri, lorsqu'il faisait partie du Conseil des Anciens, s'était toujours opposé aux subsides demandés par le pape à sa chère ville de Florence.

ÉLIE.

Atto Vannucci m'a fait voir un jour à la bibliothèque Magliabechiana, sur les registres du Conseil des Anciens, ce vote laconique signé Dante Allighieri: Niente per il papa.

DIOTIME.

C'était aussi de très-mauvais oeil que l'on voyait à Rome la langue populaire mise par Dante en honneur, au détriment du latin, qui était la langue du parti guelfe et qui gardait inaccessible aux profanes le trésor dangereux de la science et de la philosophie.

ÉLIE.

On aurait voulu à Rome arrêter l'essor de la langue italienne! Et pourquoi?

DIOTIME.

L'essor de cette belle langue, que l'on appelait alors nouvelle, c'était l'essor de l'esprit nouveau d'indépendance et de libre examen. On le sentait instinctivement à Rome. Nouveauté, liberté, deux termes synonymes, également suspects au clergé romain. Sur ce point, jamais il n'a varié. Le souverain pontife condamne l'astronomie nouvelle de Copernic, parce qu'elle est contraire à l'astronomie ancienne de Josué, comme il a blâmé la musique nouvelle, le chant en parties, parce qu'elle est contraire à la musique ancienne, à l'unisson du chant grégorien. Le cardinal-légat Bertrand du Poyet ou del Poggetto, envoyé par Jean XXII à Ravenne pour faire exhumer les os de Dante et jeter aux vents ses cendres, pensait exactement comme de nos jours le cardinal Pacca, chargé par Léon XII d'annoncer à l'abbé de Lamennais la condamnation du journal l'Avenir, et qui lui écrivait à cette occasion une phrase dont je me souviens mot pour mot, tant elle exprime clairement la doctrine pontificale touchant les libertés de la société civile et politique. «Si, dans certaines circonstances, dit le cardinal Pacca, la prudence exige de les tolérer comme un moindre mal, elles ne peuvent jamais être présentées par un catholique comme un bien, ou comme un état de choses désirable.» Je cite fidèlement, bien que de mémoire.

ÉLIE.

Mais, permettez…

VIVIANE.

Ne permettez pas qu'il discute; vous savez qu'un Breton ne cède jamais. Pour peu que Marcel s'en mêle, nous ne commencerons pas aujourd'hui le voyage dantesque.

DIOTIME.

Pour expliquer, sinon pour excuser la mission du cardinal del Poggetto, il faut dire que l'orthodoxie de Dante a toujours et partout été contestée. Un des plus convaincus entre les réformés du XVIe siècle, Duplessis-Mornay, salue Dante comme un précurseur; un autre l'inscrit au catalogue des illustres Témoins de la vérité; le concile de Trente se range à cet avis et condamne la Comédie. C'est encore aujourd'hui l'opinion de la critique protestante en Allemagne, que le poëme dantesque est tout pénétré de ce qu'elle appelle l'élément réformateur. Lorsque l'inquisition d'Espagne, au XVIIe siècle, prend pied en Italie, elle expurge rigoureusement les Cantiques, puis, au siècle suivant, la Société de Jésus les explique à la jeunesse, en fait une édition qu'elle dédie au souverain pontife, et à laquelle elle ajoute cette version italienne du Magnificat, du Credo et des Psaumes qui mettrait hors de doute, si elle était authentique, la parfaite orthodoxie du poëte. La dispute à ce sujet n'a pas encore cessé de nos jours. Ozanam et Balbo pensent, avec le cardinal Bellarmin, que Dante était bon catholique. Renouvelant les excentricités du Père Hardouin, qui attribuait la Comédie à un adepte de Wiclef, un écrivain contemporain voit dans les Cantiques le mystérieux langage d'un sectaire. Ugo Foscolo et Rossetti ont fait de Dante un libre penseur, un révolutionnaire du XIXe siècle. Mazzini, qui l'a étudié avec amour, ne consent à voir en lui qu'un chrétien et non un catholique. Enfin, tout à l'heure, la congrégation de l'Index met sur la liste des ouvrages dont la lecture est interdite aux fidèles, avec les Mémoires du Diable, par Frédéric Soulié, et les Bourgeois de Molinchart, par Champfleury, une édition nouvelle de la Divine Comédie; et le Calendrier évangélique qui se publie à Berlin porte le nom de Dante, avec les noms de Joachim de Flore, de Calvin, de Luther, de Coligni. Vous le voyez, Élie, selon les temps, je me trompe, dans le même temps, le poëme de Dante a été revendiqué tout ensemble par les partisans et par les adversaires de Rome.

ÉLIE.

Mais vous, qu'en pensez-vous?

DIOTIME.

Je pense que la Comédie est catholique, et par le milieu où elle a été conçue, et par sa donnée générale, et par l'occasion qui en hâte l'exécution même par le sentiment moral qui l'inspire, mais que, à l'insu peut-être de Dante, elle est mêlée, comme la société dans laquelle il vivait et comme son propre génie, d'un grand nombre d'éléments étrangers ou contraires à l'orthodoxie, en sorte que l'Église romaine et la critique protestante ou rationaliste n'ont eu ni tout à fait raison ni tout à fait tort quand elles l'ont déclarée non catholique.

VIVIANE.

Expliquez-vous, je vous prie.

DIOTIME.

Par exemple, si nous considérons le lieu et le moment où la Comédie se produit, hésiterons-nous à donner au XIVe siècle italien l'épithète de catholique? Et pourtant, quelle licence effrénée de moeurs et d'opinions dans Florence: quelle incrédulité railleuse dans le peuple, quel dédain de la cour de Rome dans le gouvernement de la République, quelle rébellion incessante aux décrets pontificaux! Au sein des universités, en plein enseignement, quelles infiltrations des idées arabes, quel excès d'enthousiasme pour l'antiquité païenne, quelles témérités de l'astrologie et de l'alchimie, quel matérialisme de la médecine et de l'anatomie qui commence! Parmi les grands et les riches, que d'épicuriens et de libertins, que d'esprits forts, et qu'on était voisin du temps où Boccace, devançant de trois siècles un Lessing et un Voltaire, allait comparer, en les égalant, les trois religions juive, chrétienne et musulmane! Et cet horoscope hardi que Pierre d'Abano tirait de leurs destinées futures, et cet Évangile Éternel qui annonçait une troisième révélation supérieure à celle du Christ et qui, du fond de la Calabre, agitait toute l'Italie, ne cachaient-ils pas en germes cette question que nous croyons née dans notre siècle: Comment les dogmes finissent! Et ce Millenium annoncé qui n'était pas venu! Quel ébranlement de la foi, quel trouble dans les consciences! Et ces vertus héroïques dont Florence était si fière, ces vertus fatalistes, superbes et vindicatives des Farinata, des Cavalcanti qui ne s'humilient pas même dans l'enfer, n'étaient-elles pas formées sur le modèle stoïcien bien plus que sur l'idéal de la sainteté chrétienne? et les grands hommes ne pratiquaient-ils pas l'imitation de Caton, bien plutôt que l'imitation de Jésus-Christ? Il s'en faut, Viviane, que ces temps de foi que pleurent les dévots et qu'ils voudraient ramener, aient été exempts d'incrédulités et de doutes. Dans un vaste horizon catholique, ces siècles, tout comme le nôtre, renfermaient une infinité de choses, d'idées et de personnes qui n'étaient point du tout catholiques. Ne soyons donc pas surpris de retrouver dans le génie de Dante et dans son oeuvre les contradictions de son siècle.

ÉLIE.

Vous venez de nous dire que l'occasion de la Divine Comédie avait été catholique, Comment l'entendez-vous?

DIOTIME.

Cette occasion fut le grand Jubilé célébré à Rome dans la première année du XIVe siècle. C'est la date que Dante assigne à sa vision. On ne sait pas avec certitude s'il assista à cette solennité extraordinaire qui vit pendant quelque temps arriver au siége de la catholicité deux cent mille pèlerins par jour, mais cela paraît bien probable; en tous cas, Villani, qui se trouvait à Rome, dut lui en faire une vive peinture, et plusieurs comparaisons des cantiques qui s'y rapportent montrent que l'imagination du poëte avait reçu du moins le contrecoup de l'exaltation universelle produite par la pompe et la nouveauté d'un tel spectacle. Je ne voudrais pas omettre non plus cette autre occasion, quoique secondaire, dont je vous parlais hier, cette représentation de l'enfer sur le pont alla Carraia, qui eut pour dénoûment, le pont s'étant rompu, l'engloutissement d'une foule immense accourue, comme elle y était conviée, «pour apprendre des nouvelles de l'autre monde.» Quant au sentiment moral qui inspire la Comédie, il est presque toujours catholique; c'est la foi dans la purification du péché par la vertu de la confession et de l'expiation volontaire, c'est un humble et amoureux espoir du salut par l'intercession de la Vierge et des saints…

ÉLIE.

Sans doute, j'ai bien entrevu tout cela dans la Comédie; mais j'y ai vu d'autres sentiments aussi qui ne me paraissent pas du tout catholiques, l'orgueil qui éclate partout, la passion de la gloire, la colère, la vengeance… une opinion de soi la plus éloignée qui se puisse de l'humilité chrétienne.

DIOTIME.

Je vous disais à l'instant, mon cher Élie, que Dante avait été, avec toute sa génération, en proie à des influences diverses où le paganisme grec et latin avait autant de part que la révélation chrétienne. Bien des éléments opposés entraient comme en fusion dans son tempérament ardent, bien des passions contraires étaient entraînées ensemble dans le généreux essor de son génie. Nous allons voir tout à l'heure comment il introduit, sans scrupule, dans cette donnée légendaire de la vision et dans cette trilogie catholique que lui impose la foi du moyen âge, une foule de personnages, dieux, démons, héros de l'antiquité polythéiste, absolument étrangers à la mythologie chrétienne.

VIVIANE.

Vous disiez que cette donnée de la vision est imposée à Dante?

DIOTIME.

Imposée serait trop dire. Elle était familière aux imaginations, elle s'offrait d'elle-même au poëte.

VIVIANE.

Mais c'était une raison, ce me semble, pour un homme de génie, d'écarter, puisqu'elle était si banale, une forme si ennuyeuse.

DIOTIME.

Vous êtes trop artiste, Viviane, pour ne pas sentir quel avantage c'est pour le poëte de trouver un cadre tout fait, accepté par l'imagination populaire. De tous les poëtes modernes, celui qui a le plus réfléchi sur les lois de l'art, Goethe, en jugeait ainsi lorsqu'il choisissait pour cadre à une invention entièrement originale quant aux sentiments et aux idées, une vieille pièce de marionnettes qui traînait depuis deux cents ans sur tous les théâtres de la foire. Avant lui Lessing avait eu la même pensée et voulait également faire un drame du docteur Faust. Dante qui sentait s'agiter en lui un esprit tout nouveau, Dante qui avait tout à créer, jusqu'à cette langue hardie, personnelle à ce point qu'on en a pu dire qu'elle était dantesque avant d'être italienne et que certains mots créés par lui n'ont servi qu'à lui seul, Dante était trop heureux de prendre en quelque sorte des mains du peuple cette donnée de la vision, devenue pour nous une convention inanimée comme le songe de la tragédie classique, mais qui alors, dans la vivacité des croyances populaires, avait une réalité sensible.

Faire accepter des formes nouvelles, c'est, pour les poëtes, une tension de l'esprit où s'use beaucoup de la force créatrice qu'ils appliqueraient plus heureusement à la composition intime du sujet. Quel privilége pour les artistes grecs et italiens de sculpter ou peindre des sujets connus de tous! L'émotion était instantanée; l'intérêt pour les personnages, l'adoration pour les divinités représentées, se confondaient avec l'enthousiasme pour le talent qui les figurait aux yeux. Il n'y avait pas d'hésitation; il n'était besoin d'aucune recherche de l'esprit pour admirer la Minerve de Phidias ou le Jugement dernier de Michel-Ange. Mais voyez ce qui arrive aujourd'hui! Les lettrés seuls comprennent la plupart des sujets traités par les arts. Que sait la foule touchant l'Orphée de Delacroix, l'OEdipe de M. Ingres, ou la Mignon de Scheffer? Et lorsqu'il lui faut lire dans le livret de nos expositions un long argument qui lui explique un sujet d'histoire ou de sainteté qu'elle ignore, comment éprouverait-elle ces frémissements, ces transports, ce «tumulte de joie,» dont je vous rapportais hier un effet si charmant, à propos de la Madone de Cimabuë!

VIVIANE.

Je le crois comme vous. L'indifférence du peuple pour la plupart des sujets traités par nos artistes doit être pour beaucoup dans la froideur publique dont ils se plaignent… Ces visions si populaires, ne nous avez-vous pas dit qu'elles étaient originaires des cloîtres?

DIOTIME.

Elles étaient naturelles à des hommes qui renonçaient à tous les attachements de la vie présente, pour s'absorber dans la contemplation des choses de la vie future, et c'est là, en effet, dans les cloîtres, qu'elles ont pris commencement. Mais, à son tour, le peuple, quand il crut que le monde allait finir, s'inquiéta fort de ce qui l'attendait par delà. Les traditions autorisées par l'Église admettaient des communications surnaturelles entre le ciel et la terre. Quelques textes de saint Pierre, commentés par les Pères des premiers siècles, l'Apocalypse, l'Évangile de Nicodème, la Vision de saint Paul, celle d'Hermas que l'on croyait écrite sous l'inspiration divine, celle que le pape Grégoire VII avait eue et qu'il se plaisait à raconter en chaire, ne laissaient à cet égard aucun doute. Les descriptions de l'autre vie abondaient dans une multitude d'ouvrages qu'on lisait avidement. Les chansons populaires étaient remplies de peintures de l'enfer; la fiction d'un trou, d'un puits par lequel on y descendait, était généralement répandue. Pour satisfaire les curiosités de Clément V, un nécromant y transportait son chapelain. Ces sortes de visions ou de voyages dans l'autre monde n'étonnaient guère plus d'ailleurs que les voyages entrepris par de hardis navigateurs et par des missionnaires dans les contrées inconnues de notre globe, d'où l'on rapportait alors tant de prodiges. C'était le temps des Mirabilia.

VIVIANE.

Les Mirabilia? Qu'est-ce que cela?

DIOTIME.

C'était le nom de toute une classe de livres consacrés à la description des choses émerveillables qui se voyaient aux pays lointains. Il y avait les Mirabilia de l'Orient, les Mirabilia de l'Irlande, les Mirabilia du monde. En ces temps d'ignorance, les récits véridiques ne semblaient pas moins prodigieux que les fictions. L'océan Atlantique et les mers polaires excitaient presque autant de curiosité et d'effroi que les régions infernales. Quand Marco Polo, revenant à Venise après vingt ans d'absence, raconta à ses compatriotes les choses qu'il avait vues sur l'océan Indien, lorsqu'il publia son Livre des choses merveilleuses, ce ne fut qu'un cri d'étonnement. La première carte géographique, où un autre Vénitien, Marco Sanuto, avait situé, d'après les cartes arabes, le continent africain au milieu des eaux, causa une indicible surprise. Beaucoup plus tard, dans la légende de Faust, on trouve encore de vives traces de la passion populaire pour ces voyages merveilleux à travers les mers et les airs, dans l'ancien et le nouveau monde. La vie elle-même était alors considérée comme un voyage. Selon le tour métaphorique que l'on prenait dans la lecture habituelle des Livres saints, l'homme, ici-bas, était un pèlerin, un fils égaré dans la vallée des larmes, qui cherchait son chemin pour rentrer dans la maison du Père céleste… Et vous auriez voulu, Viviane, que Dante ne tînt pas compte d'une préoccupation, d'une passion universelle des esprits? qu'il écartât cette forme de la vision et du voyage qui rencontrait dans le peuple une croyance naïve, que l'Église autorisait, et que les esprits les plus cultivés acceptaient sans hésitation? Il eût fallu pour cela qu'il ne fût pas ce qu'il était dans toutes les fibres de son être, un grand, un véritable artiste.

VIVIANE.

J'ai parlé sans réflexion; ce que vous dites est de toute évidence.

DIOTIME.

Nous allons voir de quelle manière notre poëte prend possession de cette donnée banale, comment il la transforme, la fait servir à l'expression de ses sentiments, de ses idées propres, et lui imprime le sceau de son génie.

VIVIANE.

J'écoute de toute mon attention.

DIOTIME.

La composition de la trilogie de Dante, c'est-à-dire la représentation qu'il s'est faite des trois royaumes où s'exerce la justice finale de Dieu, est d'une précision parfaite. L'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, avec leurs divisions et leurs subdivisions, sont construits selon la rigueur des lois mathématiques et se suivent dans un ordre savamment combiné, en formant un parallélisme exact, de telle sorte que l'on a pu tracer au compas des cartes topographiques de ces lieux imaginaires, et planter de jalons la route que le voyageur y a parcourue en rêve. J'ai ici la copie de l'une de ces cartes. C'est celle que Philaléthès, le roi Jean de Saxe, a jointe à son excellent commentaire. Jetons-y un coup d'oeil. Ma mémoire y trouvera un peu d'aide, et mes explications vous paraîtront moins obscures.

MARCEL.

Quelle invention bizarre, et véritablement de l'autre monde!

DIOTIME.

L'Enfer de Dante a pour origine la chute des anges rebelles. Leur chef, le beau et resplendissant Lucifer, précipité du ciel, tombe la tête la première sur notre planète, qui est, selon l'astronomie du moyen âge, le centre du monde. Il s'y abîme, en creusant un vide qui prend la forme de cône renversé, jusqu'au milieu de l'hémisphère de terre ferme, c'est-à-dire, d'après les géographes du temps, jusqu'aux antipodes de Jérusalem.

ÉLIE.

Ista est Jerusalem; in medio gentium posui eam et in circuitu ejus terram.

DIOTIME.

C'est cela. Mais comment savez-vous si couramment votre Ézéchiel?

ÉLIE.

Parce que la passion que vous avez pour l'Allighieri, je l'ai, moi, pour les prophètes.

DIOTIME.

Cela n'est pas si différent qu'il semblerait. Le génie de Dante est tout à fait biblique. À chaque pas, dans sa Comédie, nous rencontrerons des réminiscences des prophètes, en particulier d'Ézéchiel et de Jérémie.—Lucifer, dont la rayonnante beauté devient laideur horrible, et qui va désormais se nommer Satan ou Dité, demeure éternellement fixé dans un lac de glace qui fait le fond du séjour de la damnation. La terre qui occupait l'espace où s'est creusé l'abîme, est poussée au dehors, vers l'hémisphère austral, que l'on se figurait alors couvert d'eau; elle y forme, au sein de la mer du Sud, une montagne isolée. Cette montagne, qui correspond exactement, dans son élévation conique, au puits conique de l'enfer, est le séjour de l'expiation et de la purification, le purgatoire. À son sommet est le paradis terrestre, qu'entoure le fleuve Léthé, et au centre duquel s'élève l'arbre de la science du bien et du mal. Au-dessus de ce paradis, dans la lumière éthérée, est le paradis céleste. Il se compose de neuf sphères ou ciels qui ont pour centre la terre, et qui tournent, d'un mouvement épicyclique, de plus en plus rapides et lumineuses, à mesure qu'elles s'éloignent de leur axe. Par delà ces neuf sphères, et les enveloppant toutes, est l'empyrée, qui est la demeure suprême de Dieu. Là il siége, entouré de sa cour séraphique. Là sont assis, sur des milliers de trônes qui figurent les pétales d'une immense rose mystique, les esprits bienheureux, tout rayonnants d'une candeur éblouissante. Tel est l'ordre, telle est la forme générale de la trilogie dantesque.

Suivons maintenant le poëte dans le chemin qu'il se fraye, de cantique en cantique, à travers les épouvantements de l'enfer et les mélancolies du purgatoire, jusqu'à la béatitude céleste.

Un jour, au sortir du sommeil, Dante se trouve égaré, sans qu'il sache comment, au fond d'une vallée déserte, dans une forêt obscure. En en cherchant l'issue, il arrive au pied d'un colline éclairée à son sommet des premiers rayons du soleil levant. Comme il s'apprête à gravir cette riante colline, trois bêtes féroces, une panthère, une louve, un lion, lui barrent le passage. Effrayé, il recule, il va retomber aux ténèbres de la forêt, quand soudain une ombre lui apparaît qui le rassure et l'invite à le suivre. Cette ombre est Virgile. Le chantre de l'Énéide annonce à Dante qu'il lui est expressément envoyé pour le tirer de la forêt périlleuse et pour le guider dans les commencements d'un grand voyage aux mondes invisibles. Et comme Dante s'étonne, il s'explique davantage. Trois dames célestes, lui dit-il, ont eu de lui compassion. L'une, il ne la nomme pas; l'autre, il l'appelle Lucie; la troisième est Béatrice. C'est cette dernière qui, avertie par les deux autres du péril où est Dante, descend des hauteurs suprêmes pour venir trouver Virgile dans les limbes de l'enfer où il demeure banni avec Homère et les autres grands poëtes antiques qui n'ont point connu le vrai Dieu. C'est Béatrice qui prie Virgile de voler au secours de Dante et de le conduire aux royaumes douloureux que, par grâce spéciale, il lui sera permis de visiter. À l'entrée du royaume de la béatitude où Virgile n'a point d'accès Béatrice réapparaîtra; et, à sa suite, Dante montera jusqu'au pied du trône de l'Éternel. En entendant le nom de Béatrice, Dante, qui s'était effrayé, qui doutait, «n'étant ni Énée ni Paul,» qu'une faveur extraordinaire lui permît la vue des choses éternelles, s'incline. Et le coeur enhardi, il entre avec Virgile dans un chemin sauvage et profond qui va les conduire jusqu'aux portes de l'enfer.

MARCEL.

Vous expliquez tout cela avec une clarté parfaite; mais dans ce qui vous semble si bien ordonné je ne vois, moi, que confusion. Quel baroque amalgame que ce puits, cette montagne et cette rose blanche! Qu'ont affaire ensemble, je vous prie, Virgile et Béatrice, le Léthé et le paradis terrestre? D'honneur, je ne saurais m'étonner beaucoup que Voltaire ait qualifié toutes ces belles choses de salmigondis!

DIOTIME.

En effet, mon cher Marcel, tout ce mélange de paganisme et de christianisme, de personnages de la Bible et de héros latins, semble bizarre, si nous le considérons avec notre savoir et notre goût modernes. Ces inventions se ressentent de la barbarie du moyen âge et de l'incohérence qu'un ensemble de notions superstitieuses et de connaissances fragmentaires jetaient dans les meilleurs esprits. Fausse astronomie imposée par Ptolémée, confirmée par saint Thomas, et dont l'autorité ne devait rencontrer un premier doute qu'à deux siècles et à trois cents lieues de là, dans le cerveau d'un Copernic, lequel, notez-le bien, a été excommunié par l'Église et frappé d'une sentence de réprobation qui n'a été levée formellement que de nos jours!—Fausse classification des sciences et des arts, dans le trivium et le quadrivium des écoles.—Fausse cosmogonie, sur la foi d'un Aristote latin altéré par les Arabes, christianisé par Albert le Grand et saint Thomas.—Fausse histoire envahie par la légende, écrite en vue de l'édification bien plus que de la vérité, et qui tourne les événements à la démonstration perpétuelle des justes jugements de Dieu.—Fausse histoire naturelle tirée des Bestiaires.—Fausse mathématique qui cherche la quadrature du cercle.—Fausse antiquité où l'on entrevoit à peine Homère, où l'on ne sait de Virgile que ce qu'en donnent des manuscrits et des traductions pleines d'erreurs.—Fausse morale, enfin, à la fois astrologique et théologique, qui croit à l'influence des planètes sur les passions de l'homme, et qui ne repose que sur la crainte servile d'un maître jaloux. Il n'était pas possible que de toutes ces notions fausses sortît spontanément un art pur. Et nous devrions nous étonner, Marcel, non pas de ce que le poëme de Dante renferme beaucoup de ces choses qui blessent le goût de Voltaire, mais de ce qu'on y rencontre en si grand nombre des traits d'une simplicité homérique, des sentiments, des images d'une vérité si vivante, d'une grâce si naturelle, que rien n'a pu, ne pourra jamais en altérer la force et l'inimitable beauté. Et voyez, tout d'abord, dès le début de la Comédie, dans cette première scène par qui s'ouvrent les deux chants les plus obscurs peut-être, les plus allégoriques de tout le poëme:

     Nel mezzo del cammin di nostra vita
     Mi ritrovai per una selva oscura
     Che la diritta via era smarrita…

MARCEL.

Ah! de grâce! pitié pour les ignorants. Un peu de bon français, pour l'amour de Dieu; car, mon italien appris, s'il vous en souvient, de notre vetturino sur la route de Sienne à Pérouse, ne saurait me servir beaucoup à l'intelligence des Cantiques.

DIOTIME.

Avec quelque attention, votre latin y pourrait suffire; mais je ne veux pas vous imposer un tel effort, et je vais risquer de traduire.

ÉLIE.

De quelle traduction vous servez-vous?

DIOTIME.

De toutes et d'aucune; souvent de la mienne. C'est présomptueux, peut-être; mais que voulez-vous? En cette circonstance, je dis avec Goethe: «La passion supplée le génie.» D'ailleurs, je ne saurais quelle version préférer, n'ayant de choix que dans l'insuffisance. Notre vieux français, dans sa vive allure, le français que parle Grangier, se prêtait à la tâche du traducteur qui consiste, comme le dit si bien Rivarol, à «marcher fidèlement et avec grâce sur les pas d'un autre,» mais le français moderne est absolument impropre, il faut bien le dire, à cette pénétration du génie d'une autre langue, sans laquelle toute traduction d'une grande oeuvre poétique n'est qu'impertinence et mensonge. Quand un traducteur français vise à l'exactitude, il devient aussitôt tendu, inintelligible; lorsqu'il cherche l'élégance, il ne garde de l'original ni sève, ni saveur, ni essor, ni vibration, il tombe dans la platitude. Il serait temps que l'on renonçât à la prétention de faire passer dans notre langue sans hardiesse, sans naïveté, sans mystère, ces créations primitives des grandes poésies nationales qui ne sont que hardiesses, naïvetés, mystères.

MARCEL.

Mais à ce compte, vous condamneriez la plupart d'entre nous à ignorer ces cinq ou six grandes oeuvres dont tout le monde parle et qu'il semble honteux de ne pas connaître.

DIOTIME.

Je me fais mal comprendre, Marcel. Je voudrais, au contraire, qu'on les connût beaucoup mieux en les lisant dans l'original. À la rigueur, je puis vous accorder que les langues orientales, le sanscrit ou l'hébreu, restent l'objet d'un luxe ou d'une vocation particulière de l'esprit; mais je n'admets guère, je l'avoue, que l'on ne prenne pas la peine, chez nous, d'apprendre l'idiome vivant des quatre nations modernes qui ont exprimé leur génie dans une grande littérature.

MARCEL.

Cela vous plaît à dire; mais, apparemment, cela ne serait pas si aisé.

DIOTIME.

Ce devrait être un jeu pour un Français, qui a étudié pendant tout le cours de son éducation universitaire le grec et le latin, que d'apprendre par surcroît les deux langues soeurs de la sienne, comme elle filles de Rome. Resterait donc l'étude des langues germaniques, l'allemand et l'anglais. Je reconnais qu'il y a là quelque difficulté. Mais, pour peu que l'on réfléchisse sur les conditions nouvelles de la vie européenne, on verra que, indépendamment des joies intellectuelles qui nous attendent dans l'intimité d'un Shakespeare, d'un Milton, d'un Goethe, les études philosophiques, scientifiques et politiques, les affaires industrielles et commerciales elles-mêmes qui jouent un si grand rôle dans l'existence moderne, ont déjà beaucoup à souffrir et souffriront de plus en plus, chez nous, de notre infériorité dans la connaissance des langues.

ÉLIE.

J'ai eu dans les mains un livre curieux du XIVe siècle, un traité sur le commerce, dont l'auteur, un certain Baldinucci, abonde dans votre sens. Il recommande aux négociants italiens la connaissance d'une langue orientale, qu'il appelle le Coman, et dont il ne reste plus d'autre trace. Il y a cependant un inconvénient réel à cette culture des idiomes étrangers: c'est que, à force de parler et d'écrire en d'autres langues, on parlera et on écrira beaucoup moins bien dans la sienne.

DIOTIME.

Il y aura certainement, lorsqu'on parlera un grand nombre de langues diverses, un effort à faire pour rester fidèle au génie de la sienne propre, et pour éviter la banalité cosmopolite qui déjà envahit le journalisme européen. À mesure que notre domaine intellectuel s'étend, il nous devient moins facile de le posséder et de le fertiliser. Voyez de nos jours l'histoire! Elle embrasse un champ si vaste et si encombré de matériaux, elle exige dans l'écrivain une telle force de contrôle et d'appropriation, la composition, la proportion, l'ordre et la suite y paraissent si impossibles, que les plus excellents artistes, les maîtres en l'art d'écrire, un Thucydide, un Salluste, un Machiavel, un Bossuet, s'y pourraient sentir troublés. Mais un tel état n'est pas pour durer, et l'ordre renaîtra bientôt en toutes choses: un ordre supérieur dans une société qui saura mieux user de ses richesses et au sein de laquelle se produiront de nouveaux génies créateurs. Ceux-là, d'une science plus vaste, feront jaillir une poésie plus vraie et qui des profondeurs mieux pénétrées de la nature et de l'humanité s'élèvera plus haut vers Dieu.

ÉLIE.

Vous croyez qu'un jour un poëte viendra qui pourrait surpasser Homère ou
Virgile?

DIOTIME.

Je pense, avec le philosophe allemand, que les destinées de l'art dépendent des destinées générales de l'esprit humain. Comment donc, ayant une persuasion si vive des progrès de la civilisation, douterais-je que d'une société renouvelée doive sortir un jour un art nouveau?

MARCEL.

«Ô grand poëte qui naîtrez!» vous voilà parlant comme Amaury!

DIOTIME.

On pourrait parler plus mal.—Mais où en étions-nous donc de mon grand poëte et de mon petit commentaire?

MARCEL.

À la première tercine de l'enfer, que je vous priais de me traduire.

DIOTIME.

     Au milieu du chemin de notre vie,
     Je me trouvai dans une forêt obscure.
     Avant perdu la droite voie.

Quelle simplicité dans ce début, Viviane, quel mouvement rhythmique! Et comme aussitôt l'artiste se déclare dans la manière tout imagée dont il expose l'action! Rien d'abstrait, un chemin, une forêt, un voyageur. Avec quelle franchise Dante entre tout d'abord en scène! Comme cela est personnel et vivant, familier et solennel tout ensemble! C'est le grand secret d'Homère.

VIVIANE.

Assurément, si l'on voulait bien me laisser prendre les choses comme elles semblent dites. Mais voici les commentateurs qui m'étourdissent, dès ces premiers pas, de leurs sens quadruple et de leurs allégories.

DIOTIME.

L'allégorie est ici presque aussi simple que le sens littéral. La voie droite, le vrai chemin, sont les images familières de la vie chrétienne. «Celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres,» dit le Sauveur. Les litanies comparent la Vierge à l'étoile qui guide le voyageur dans ce chemin, dont la moitié est l'âge de trente-cinq ans qu'avait Dante dans l'année 1300 où il suppose avoir commencé son voyage.

MARCEL.

Mais voilà qui est fort arbitraire. Pourquoi prendre trente-cinq ans, plutôt que trente ou quarante, pour le milieu de la vie?

DIOTIME.

Au temps de l'Allighieri, mon cher Marcel, on avait sur toutes choses des idées dogmatiques. Nourri, comme il l'était, des saintes Écritures, Dante n'ignorait pas les années comptées à l'homme par David et Jérémie: Dies annorum nostrorum septuaginta anni. Et déjà, dans son Convito, il avait dit que l'âge de trente-cinq ans est le point culminant de la vie pour les hommes bien nés, ai perfettamente naturati.

ÉLIE.

Nos paysans de l'Ouest disent encore vivre son droit âge, et ils entendent par là ne pas mourir avant soixante-dix ans.

DIOTIME.

Quant à la forêt sauvage, c'est la forêt des vices et de la barbarie, cela ne peut pas faire question. La société du moyen âge, à peine policée dans les villes et dans les cours, charmée et comme surprise de cette civilisation urbaine, figurait sous l'image de la forêt, du désert, toutes les passions brutales et anarchiques. La cité, au contraire, était prise comme emblème des vertus et des grâces. Urbanité, courtoisie, étaient les attributs par excellence des nobles esprits; les moeurs rustiques étaient en grand dédain à Florence; on y appelait la noblesse nouvelle, que l'on détestait, le parti sauvage. Dans le Purgatoire, la France est qualifiée de trista selva; dans le livre de l'Éloquence, c'est l'Italie tout entière aux mains des guelfes qui prend ce nom de réprobation.

VIVIANE.

Et cette colline, éclairée des rayons du soleil levant, que Dante veut gravir pour s'arracher aux ténèbres de la forêt, comment la faudra-t-il entendre dans votre interprétation?

DIOTIME.

N'y reconnaissez-vous pas la montagne sainte dont s'approche le prêtre au sacrifice de la messe, la montagne de vie et de délectation qui apparaît si souvent dans les livres mystiques? Ne vous rappelez-vous pas cette belle mosaïque du dôme de Sienne où Socrate et Cratès sont représentés gravissant avec effort la montagne escarpée de la vertu?

ÉLIE.

Il faut croire que c'est une image bien naturelle à l'esprit humain, car on la trouve partout. Je l'ai vue dans Hésiode, et on l'emploie jusque dans le style le moins mystique des temps les plus modernes. Souvenez-vous de cette ellipse de Mirabeau qui parle de gravir au bien public. Évidemment il y sous-entend la montagne de Dante.

DIOTIME.

Pour Mirabeau, cette montagne est celle de la vertu civique. Pour tout le moyen âge, elle est l'emblème de la vertu contemplative, et le soleil qui l'éclaire n'est autre que Dieu lui-même, le soleil des intelligences, comme dit l'Ecclésiaste, l'astre de vérité qui éclaire tout homme venant en ce monde.

MARCEL.

Cet astre-là ressemble furieusement au roi soleil de mon cher empereur
Julien; ne trouvez-vous pas?

DIOTIME.

Je ne dis pas non.

L'alto sol che tu disiri.

Le suprême soleil que tu désires,

dira Virgile parlant à Sordello dans le Purgatoire. Selon Ptolémée, le soleil, qu'il tient pour une planète, est le foyer ardent d'où émanent les clartés prophétiques et l'inspiration des poëtes.

VIVIANE.

Et ces animaux furieux, qui m'ont fait autant de peur qu'à Dante lui-même, cette panthère, ce lion, cette louve, qui le menacent et le font redescendre vers la forêt, trouvez-vous que l'explication en soit si facile?

DIOTIME.

Ces bêtes féroces, qui ont tant tourmenté les commentateurs, Dante les a prises tout simplement dans Jérémie. Il n'a fait que transcrire. Tenez, voici le passage: Percussit eos LEO de silva; LUPUS ad resperam castavit; PARDUS vigilans super civitates eorum.

VIVIANE.

Mais cela ne me dit pas du tout la signification allégorique de ces animaux.

DIOTIME.

N'en déplaise aux commentateurs, je la trouve très-simple. Dans la Bible, qu'il ne faut pas ici perdre de vue, car elle forme avec les Pères de l'Église et Aristote le fond même du savoir à cette époque, la panthère est légère et dissolue. Le lion est un roi terrible, dévorateur des peuples.

ÉLIE.

Saint Paul, qui emprunte à Ézéchiel cette métaphore, rend grâces à Dieu de l'avoir délivré du lion Néron.

DIOTIME.

Un autre auteur que Dante lisait beaucoup, Boëce, prend le lion comme emblème de l'orgueil et de l'ambition. Quant à la louve, partout la Bible lui donne l'épithète d'avide, de rapace. Ainsi donc, la panthère, le lion et la louve figurent trois péchés capitaux: la luxure, l'orgueil, l'avarice, qui s'opposent à ce que l'homme en général, ou Dante plus particulièrement ici, s'avance dans la voie du salut. Mais notre poëte nous avertit lui-même que, selon l'usage, son allégorie est susceptible de plusieurs interprétations, et que sa Comédie est polisensa.

VIVIANE.

Et c'est bien ce qui me décourage. Comment se décider à chercher quatre ou cinq sens différents à un seul vers?

ÉLIE.

Vous manquez de l'esprit rabbinique, ma chère Viviane. Selon les rabbins, il n'y avait pas moins de soixante et dix sens légitimes pour un seul verset de la Bible.

DIOTIME.

Et les docteurs chrétiens étaient entrés à l'envi dans cette voie, ouverte par les Juifs, de l'interprétation mystique, anagogique, tropologique, que sais-je encore? Et les commentateurs de Dante ne font rien que de conforme à l'esprit du temps en voyant dans la forêt l'emblème des calamités politiques de l'Italie; dans la panthère, cruelle et pleine de grâce, au pelage tacheté, à laquelle les rimeurs comparaient souvent les belles femmes, la démocratie des Noirs et des Blancs, ces Florentins inquiets et injustes qui semblaient nés, comme Thucydide le dit du peuple d'Athènes, «pour ne jamais connaître le repos et pour le ravir aux autres.»

Le lion, selon cette interprétation historique, c'est l'emblème des rois de France, et en particulier celui de l'ambitieux Charles de Valois qui entre à Florence, dans cette première année du siècle, furieux et dévastateur, et qui en chasse tous les amis de Dante.

VIVIANE.

Et la louve?

DIOTIME.

La louve, qui «paraît, dans sa maigreur, toute chargée de convoitises,» qui, «s'étant repue, a plus faim qu'auparavant,» c'est l'Église romaine, insatiable de richesses, de qui le Méphistophélès de Goethe dira un jour que «elle a l'estomac assez vaste pour dévorer des provinces et pour se repaître du bien mal acquis sans qu'il lui cause jamais d'indigestion.» La louve, chez les Latins, synonyme de prostituée, s'applique également à cette épouse adultère de Jésus-Christ, accusée par notre poëte et par tant d'autres de s'unir à tous les princes étrangers. Partout dans la Comédie, les guelfes, qui servaient les intérêts temporels de l'Église, sont appelés loups et louveteaux, lupi, lupicini. Vous voyez donc bien, Viviane, que le sens historique n'est pas ici plus difficile à saisir que le sens moral.

VIVIANE.

Me voilà presque réconciliée avec ces terribles animaux. Mais le lévrier, je vous prie, ce Veltro qui doit, à ce que dit Virgile, chasser la louve en enfer, et qui sera le salut de l'Italie, qui est-il?

DIOTIME.

Les ennemis de la louve, les chiens, c'étaient au temps de Dante les gibelins, les Mastini, les Cane della Scala, etc. À mon avis, ce lévrier, ce grand chien libérateur, n'est autre que Can Francesco, seigneur de Vérone, le puissant gibelin sous l'invocation de qui notre poëte a mis sa troisième cantique; d'autres voient dans le lévrier Uguccione della Faggiola; d'autres encore l'empereur Henri VII. Au commencement de ce siècle, Troia a publié tout un gros volume sur le Veltro allegorico. De nos jours, de naïfs adorateurs de Dante, voulant à toute force faire de lui un prophète au sens le plus strict du mot, ont appliqué l'allégorie du lévrier sauveur, les uns à l'empereur des Français, Napoléon III, pendant la campagne de 1859 (avant Villafranca, comme bien vous pensez), les autres, à Victor-Emmanuel roi d'Italie. Cette prédiction du lévrier, j'en conviens, est, comme toutes les prédictions, extrêmement vague; mais bien qu'elle intéresse vivement les imaginations italiennes, elle n'est pour nous qu'un accessoire, un détail, une curiosité qui se peut négliger dans une exposition générale du poëme.

MARCEL.

En admettant et en expliquant, comme vous le faites si bien, toutes ces allégories chrétiennes de la voie droite, de la forêt des vices, de la montagne de contemplation, du soleil spirituel, de la panthère, du lion et de la louve, que ferons-nous, je vous prie, dans cet ensemble mystique, de ce grand païen Virgile?

DIOTIME.

Le Virgile du XIIIe siècle, ne l'oublions pas, ne ressemble guère à notre Virgile du XIXe. Une auréole de sagesse, presque de sainteté, entoure son front. On lui attribue la chasteté parfaite, et l'on tire son nom de sa virginité. On fait de lui une sorte de médiateur entre le monde païen et le monde chrétien, entre la raison et la foi. En ce siècle, l'Énéide compte tout autant de lecteurs et d'aussi pieux que l'Ancien Testament. On lui fait l'honneur de l'interprétation allégorique et mystique, tout comme à la Bible.

VIVIANE.

Mais cela ne se comprend pas.

DIOTIME.

L'enthousiasme qu'inspirait le beau et lumineux génie de l'antiquité à une génération encore tout enténébrée (passez-moi cette expression dantesque), élève à l'égal, au-dessus des plus grandes gloires du christianisme, Aristote, Platon, Virgile. L'Église, qui avait vu d'abord d'un oeil jaloux une telle exaltation du paganisme, avait fini, ne l'osant trop combattre, par s'en accommoder. Elle qui devait, plus tard, en haine de l'antiquité, proscrire jusqu'au mot Académie, elle admettait avec saint Jérôme, saint Augustin, saint Ambroise, saint Justin, saint Clément d'Alexandrie, qu'un souffle précurseur de la révélation dans le monde ancien avait ému les âmes vertueuses. Un cardinal osait dire qu'il eût manqué quelque chose à la perfection du dogme si Aristote n'avait point écrit. L'Église adoptait l'application des vers de la quatrième églogue à la venue du Messie et la supposition que le poëte Stace avait été converti à la loi chrétienne par ces vers mystérieux. Elle laissait s'accréditer une légende selon laquelle saint Paul aurait visité, à Naples, le tombeau de Virgile; elle souffrait qu'à Mantoue, le jour de la fête du saint, on chantât, pendant la messe, une hymne où l'apôtre du Christ pleurait de regret de n'avoir pas connu le chantre d'Auguste. Ce que je vous dis là est de toute exactitude. Un de mes amis qui était à Mantoue, il n'y a pas très-longtemps, m'a dit avoir encore entendu cet hymne à l'office de saint Paul. Quant au populaire, il n'avait pas manqué, non plus, de se faire un Virgile à sa mode. Par le même procédé qui lui fait changer les divinités de la mythologie païenne en fées et en démons, il habille Virgile en magicien; il en fait un nécromant, un miraculier, comme on disait alors. L'auteur de l'Énéide fait ses études à Tolède, ce foyer de magie; il bâtit pour l'empereur Auguste un vaste édifice qu'il nomme Salvatio Romæ. Il plante des jardins enchantés où règne un printemps éternel. Il s'en va vers Babylone où il épouse la fille du Sultan; il revient avec elle à Naples sur un pont qu'il jette à travers les airs. Il fabrique une mouche d'airain et une sangsue d'or qui délivrent la ville de grands fléaux; il creuse, à la requête de l'empereur, dans les flancs du Pausilippe, une grotte immense. On le voit paraître à la cour du roi Artus. Et ces légendes populaires n'étaient pas absolument rejetées des esprits sérieux. Villani semble croire que Virgile exerçait la magie; Boccace ne doute pas qu'il n'ait été un grand astrologue; un peu plus tard, Pétrarque se plaindra que le pape le tient pour sorcier, «parce qu'il lit Virgile!» Cependant, au récit de ses prodiges et de ses bienfaits se mêlent des anecdotes moins favorables, inventées peut-être dans les cloîtres, pour discréditer la sagesse antique. On suppose Virgile, comme on a imaginé Aristote, oubliant la sagesse aux pieds d'une courtisane, et celle-ci, en grande malice et dérision, le suspendant tout au haut d'une tour, dans un panier, où, un jour de procession publique, toute la ville de Rome le voit et le raille.

ÉLIE.

     Que dirons-nous du bonhomme Virgile
     Que tu pendis, si vray que l'Évangile,
     Dans la corbeille jadis en ta fenestre
     Dont tant marry fut qu'estoit possible estre.

C'est le motif d'une des plus jolies gravures de Lucas de Leyde.

VIVIANE.

Est-ce que vous l'avez dans votre collection?

ÉLIE.

Non. Je l'ai vue dans l'Histoire des Peintres, de Charles Blanc.

DIOTIME.

Lucas de Leyde paraît s'être préoccupé beaucoup de nos deux poëtes, car il a fait une autre composition qui représentait Dante au moment fatal où il apprend la mort de Henri VII.

VIVIANE.

Cette composition est-elle aussi dans l'Histoire des Peintres?

DIOTIME.

Je ne l'ai vue nulle part, et je ne sais si elle existe encore. En dépit de ces récits malveillants et sarcastiques, le peuple, qui aime assez que les grands hommes soient amoureux et qui ne se laisse pas troubler par le ridicule, continuait, avec les érudits, d'adorer Virgile. Vous voyez, Viviane, par quelle heureuse concordance notre poëte trouve dans toutes les imaginations un Virgile en quelque sorte national, transformé à la fois par les docteurs de l'Église et par le génie populaire, et qui entrait sans difficulté dans une fiction catholique. J'ajoute que, dans la Comédie, Virgile subit une autre transformation encore, et qu'il y devient, non pas tant un prophète, un précurseur de Jésus-Christ, qu'un précurseur de Dante lui-même.

VIVIANE.

En quelle manière?

DIOTIME.

Je vous disais que la Comédie, si vaste en son dessein, est une oeuvre très-personnelle, une sorte d'histoire intime de la conversion de Dante, le voyage, le progrès, nous dirions aujourd'hui l'évolution de son âme, des ténèbres à la lumière, de la vie mondaine à la vie en Dieu. Eh bien, dans ce voyage dont le dernier terme est la céleste Rome où Béatrice promet à Dante, que, avec elle, il sera citoyen dans l'éternité.

     E sarai meco senza fine cive
     Di quella Roma onde Cristo è Romano

Virgile ne joue qu'un rôle secondaire. Malgré la déférence avec laquelle Dante lui adresse la parole, ne l'appelant jamais que son maître et son seigneur, bien qu'il le consulte et lui obéisse en toutes choses, Virgile n'a d'autre mission néanmoins que de le conduire à travers les régions inférieures où Béatrice ne saurait descendre. Du moment que l'on touche aux régions de la pure lumière, à l'entrée du paradis terrestre, Virgile s'en retourne aux limbes d'où il est venu. Une autre plus digne, c'est lui-même qui parle, va mener Dante là où le plus grand des païens ne saurait être admis, au pied du trône de l'Éternel. Et, ce qui semble bien étrange, dès que Béatrice se montre, Virgile disparaît soudain, sans que Dante s'en aperçoive, sans qu'il lui dise une parole d'adieu; et Béatrice ne souffre même pas qu'il donne un regret, une larme, à ce guide si cher.

     Dante, perché Virgilio se ne vada
     Non piangere anco; non piangere ancora,
     Che pianger ti convien per altra spada.

Et, sur cette parole presque dédaigneuse, sur cette défense de le pleurer, nous quittons le chantre de l'Énéide. Dante ne fait pas plus de façons pour congédier le poëte magicien qui vient de traverser avec lui les flammes de l'enfer, que n'en fera Goethe pour congédier le démon Méphistophélès, lorsque l'âme de Faust, après avoir traversé toutes les misères de la vie humaine, entre dans l'immortalité. Cette analogie m'a beaucoup fait songer. Mais nous y reviendrons. J'ai encore à vous rendre attentifs à la remarque d'un grand critique, qui concorde avec ce que je vous disais de la subordination de Virgile à Dante. Fauriel observe que, sans avoir égard aux champs Élysées ni à l'enfer, tels que Virgile les a décrits dans son Énéide, Dante place celui-ci dans les limbes, et, par deux fois, le fait descendre dans l'enfer catholique: une première fois, pour y assister à la venue triomphale de Jésus-Christ, une seconde fois sans aucun autre but que celui d'y conduire notre poëte. Si vous voulez bien tenir compte aussi de l'opinion de Rossetti, qui attribue le choix que fait Dante de Virgile à l'importance qu'avait au point de vue personnel de l'auteur du de Monarchia le chantre de l'empire romain, et si vous considérez que Dante fait parler et penser ce grand Latin en Italien du XIIIe siècle, qu'il lui prête ses propres pensées avec la connaissance des choses de son temps, vous ne mettrez plus guère en doute ce qui vous a tant surpris d'abord, ce que Fauriel appelle la négation audacieuse de Virgile, c'est-à-dire cette transformation dantesque que subit, dans la Comédie, le Virgile déjà transformé à trois reprises différentes par les érudits, par l'Église, et par le peuple du moyen âge.

MARCEL.

Et transformé en ce moment, pour la cinquième fois, par le poëte
Diotime!…

VIVIANE.

Mais, avec tout cela, je ne me vois pas dispensée de tenir ce Virgile pour une allégorie. Je n'y aurais, quant à lui, qu'une demi-répugnance, et je consentirais encore à le prendre pour la raison naturelle ou pour la sagesse profane, comme le veulent les commentateurs; mais, si je leur fais cette concession, ils ne me tiendront pas quitte; me voici condamnée à ne plus voir dans cette belle et touchante Béatrice, que la froide, l'insensible, l'ennuyeuse théologie.

DIOTIME.

Ne vous tourmentez pas, Viviane; et, comme nous le disions en commençant, prenez-en tout à votre aise avec les allégories. Il n'y a d'indispensables et aussi d'évidentes que les premières: celles de la voie droite, de la forêt, de la colline et des animaux sauvages. Le sens allégorique dans la figure de Virgile est déjà moins nécessaire et aussi moins certain; arrivés à Béatrice, nous pourrons le négliger presque entièrement. Rien que la description de son apparition, et ce que disent d'elle les bienheureux, ne puisse pas s'entendre au sens réel et ne s'applique qu'à la science des choses divines, la femme que le poëte a aimée garde dans son poëme une vie, une grâce, un charme ineffables, et qui permettent heureusement d'oublier qu'elle figure la théologie. Le vieux Fauriel, tout épris de Béatrice, s'emporte, en cette occasion, contre les commentateurs, et les traite de stupides. Sans entrer en colère, comme il le fait au sujet de cette Béatrice abstraite, nous l'oublierons souvent pour nous attacher de préférence à cette douce enfant dont la vue causait à Dante des «palpitations terribles,» à cette Florentine sitôt ravie par la mort, à cette Béatrice Portinari, dont la vie ne fut en quelque sorte qu'un éclair de beauté, mais tel qu'il alluma au plus profond d'un coeur de poëte et de héros un foyer inextinguible d'amour. Lorsque nous en serons à sa venue au paradis terrestre, vous verrez que la peinture du char sur lequel elle descend du ciel, ne peut s'appliquer qu'à une idée symbolisée. Mais nous n'en sommes pas là. Pour le moment, nous arrivons, avec Virgile et Dante, aux portes de l'enfer, où nous lisons l'inscription tragique:

Per me si va nella città dolente,

     Par moi l'on va dans la cité dolente,
     Par moi l'on va dans l'éternelle douleur,
     Par moi l'on va chez la race perdue.
     La justice fut le mobile de mon grand Facteur;
     Me firent la divine puissance,
     La suprême sagesse et le premier amour.
     Avant moi il n'y eut point de choses créées,
     Sinon éternelles; et éternellement je dure:
     Laissez toute espérance, vous qui entrez.

VIVIANE.

Cette inscription est vraiment sinistre.

MARCEL.

Mais quelle idée bizarre a eue Dante d'inscrire le mot amour sur les portes de l'enfer! Que la puissance divine ait créé des tortures sans fin pour la pauvre créature d'un jour, admettons-le; la sagesse et la justice…, passe encore, quoique cela devienne assez peu compréhensible; mais l'amour!… convenez que c'est là une licence poétique par trop forte.

DIOTIME.

Dante fait comme vous, Marcel; trouvant difficulté au sens de ces paroles, il s'adresse à Virgile pour qu'on les lui explique. Mais Virgile n'éprouve pas à cet égard l'embarras que j'aurais aujourd'hui. Le chantre d'Énée répond selon saint Thomas. L'enfer créé, comme nous l'avons vu, à la chute des anges, est l'oeuvre du Dieu en trois personnes, de ce Dieu qui est amour autant que sagesse et puissance. Le Saint-Esprit, l'amour du père pour le fils, qui gouverne et vivifie la création tout entière, l'enfer y compris, ne pouvait être écarté ni par la théologie, ni conséquemment par le poëte théologien Allighieri, au seuil de son poëme sacré. Quoi qu'il en soit, Virgile et Dante franchissent la porte fatale. Ils arrivent sur les bords de l'Achéron, où le vieux nocher Caron passe dans sa barque les âmes damnées. L'Achéron traversé, ils entrent au premier cercle de l'enfer, où sont les limbes. C'est de là que Virgile est venu vers Dante. C'est là qu'ils rencontrent la belle compagnie des poëtes de l'antiquité, Horace, Ovide, Lucain, à la tête desquels s'avance, l'épée à la main, le chantre de l'Iliade.

MARCEL.

Ne nous disiez-vous pas tout à l'heure, et je le croyais aussi, qu'au temps de Dante on connaissait à peine Homère?

DIOTIME.

Dans le midi de l'Italie, l'étude des lettres grecques n'avait jamais été abandonnée. Mais, dans le nord, en Lombardie, et même en Toscane, on ne s'en occupait guère. Avant Pétrarque il n'est jamais question de textes grecs, et Dante ne cite rien que sur les versions latines; je doute fort qu'Homère ait été pour lui plus qu'un grand nom, un nom presque symbolique, le nom d'un clerc merveilleux, tel à peu près qu'il figure dans notre Roman de Troie.

ÉLIE.

L'Homère grec, en effet, ne fut révélé à l'Italie qu'après la mort de Dante. Ce fut un moine de Saint-Basile, envoyé par l'empereur Andronic, en 1339, si je ne me trompe, qui l'apporta et le fit connaître à Pétrarque. La première édition de l'Iliade, publiée à Florence par le Grec Chalcondyle, est de l'année 1488, par conséquent près de deux siècles après que l'Allighieri avait cessé d'exister.

DIOTIME.

Dante reçoit d'Homère et de ses illustres compagnons, dans les limbes, un accueil plein d'honneur. On le salue poëte. Il est admis, lui sixième, nous dit-il avec cette simplicité fière qui est un attribut de son génie, à ces nobles entretiens, et Virgile sourit à son triomphe. On entre dans un lieu ouvert, lumineux et haut, où Dante voit passer des personnages à l'air majestueux. Ce sont les ombres des grands guerriers et des sages hellènes, troyens et latins, les ombres de ces Arabes fameux de qui l'on apprenait les sciences dangereuses: Hector, Énée, l'ancien Brutus, César «armé de ses yeux de proie,» Aristote «le maître de ceux qui savent,» Socrate, Platon, Euclide, Ptolémée, Hippocrate, Avicenne, Averroës: avec eux des femmes héroïques dans la cité, dans la famille, dans l'État, amazones, reines, filles, épouses, amantes illustres: Penthésilée, Lucrèce, Cornélie; puis, seul, à l'écart, Saladin, le loyal et généreux sultan de Babylone: toute une école de vertus guerrières, civiles et politiques, réunies par le grand sens moral de Dante et par la tolérance naturelle à l'Église romaine avant qu'elle eût ouï gronder le rigorisme farouche des Savonarole et des Calvin. La peinture de ces limbes au quatrième chant de la première cantique est, selon moi, un des morceaux les plus captivants de la Comédie. Cette lumière éthérée qui éclaire de vertes prairies tout émaillées de fleurs et qu'arrose une rivière limpide; ces nobles ombres au regard lent et grave, de grande autorité dans leur aspect, qui ne paraissent ni joyeuses ni tristes, dont la parole est rare et la voix mélodieuse; la suavité, la fraîcheur de cette atmosphère de paix que l'on respire un moment avant d'entrer au tumulte ténébreux des cris de l'abîme, tout cet ensemble d'une harmonie sereine et tempérée produit un effet de contraste que je n'ai vu surpassé ni peut-être même égalé dans aucun art. Écoutez la musique enchanteresse de quelques-unes de ces tercines:

       Genti v' eran con occhi tardi e gravi,
     Di grande autorità ne' lor sembianti:
     Parlavan rado con voci soavi.
       Traemmoci così dall' un de' canti
     In luogo aperto, luminoso, e alto.
     Si che veder si potean tutti quanti
       Colà diritto supra 'l verde smalto.
     Mi fur mostrati gli spiriti magni,
     Che di vederli in me stesso m' esalto.

VIVIANE.

C'est un bien grand charme que d'entendre les modulations si douces de votre voix virile, et je ne sais quelle vibration qui semble venir de votre âme à vos lèvres, quand vous dites ces beaux vers dans cette belle langue toscane.

DIOTIME.

Sortis des limbes, Dante et Virgile descendent au second cercle où ils se trouvent en présence de Minos, juge des crimes et distributeur des châtiments. Mais regardez encore une fois la disposition de ces cercles infernaux, Viviane; voyez, ils vont toujours se rétrécissant. Des supplices de plus en plus horribles, selon une loi du talion assez rigoureusement observée et selon des catégories conformes en général à la doctrine de l'Église, mais avec des particularités propres à Dante, et bien des ressouvenirs de l'Ethique d'Aristote, y punissent des âmes de plus en plus réprouvées. À chaque cercle préside un démon. Les sept péchés capitaux, la luxure, la gourmandise, l'avarice, la colère, l'orgueil, l'envie, la paresse, et tous leurs dérivés et tous leurs contraires vont nous faire descendre de spirale en spirale jusqu'au neuvième et dernier cercle où Dante a châtié le crime le plus exécrable à ses yeux, le plus opposé à sa nature magnanime, la trahison. À mesure que l'on descend, la fumée, les brouillards, les vapeurs des lacs fétides et des fleuves de sang obscurcissent davantage l'air plus épais. Le tourbillon du premier cercle, où sont emportées les âmes qui ont failli par amour, celles que l'Église appelle luxurieuses, et parmi lesquelles Dante voit passer rapides, éperdues, Sémiramis, Cléopâtre, Hélène, et cette Francesca, soeur de Juliette, qui l'émeut d'une compassion si vive qu'à l'entendre gémir il tombe évanoui, ce tourbillon où notre poëte met ensemble le grand Achille et Pâris avec Tristan, le preux des chansons de geste, est trop connu pour nous y arrêter. Lorsqu'il sort de sa défaillance, Dante est entouré de nouveaux tourments et de nouveaux tourmentés.

     Nuovi tormenti e nuovi tormentati
     Mi veggio intorno.

Nous sommes avec lui au troisième cercle où tombe sur les pécheurs par gourmandise une pluie froide et lourde, mêlée de grêle et de neige. Notre poëte y est reconnu par un Florentin que ses compatriotes avaient surnommé Ciacco, pourceau, à cause de sa gloutonnerie. C'était un parasite de la maison Donati, uomo ghiotissimo quanto aleun fosse giammai, mais agréable, picao di belli e piacevoli motti, dit Boccace, et de qui il raconte, dans une de ses plus gaies nouvelles, un tour fort plaisant. C'est dans la bouche de ce Ciacco que notre poëte met une première satire de ses concitoyens à laquelle il reviendra. C'est là qu'il est question pour la première fois aussi de ce parti sauvage, dont nous parlions tout à l'heure, et qui a pour chef Vieri de' Cereta, venu avec les siens des forêts du val de Sieve. C'est ce Ciacco qui, répondant aux questions de Dante sur sa patrie, lui dit que la superbe, l'envie, l'avarice (nos trois bêtes féroces du commencement), y régnent, et que Florence ne compte que deux hommes justes.

MARCEL.

Deux justes! moins qu'à Sodome! Oh! quel peuple de Dieu!

DIOTIME.

Et ils n'y sont pas compris, ajoute le satirique Ciacco,

Giusti son due, ma non vi sono intesi.

Plusieurs croient que, parlant de ces deux justes, Dante entend Guido Cavalcanti et s'entend lui-même. Cela semble vraisemblable, car, plus loin, Dante va faire encore une allusion à sa propre gloire, à propos de Cavalcanti, lorsqu'il dira que celui-ci a ravi l'honneur des lettres à un autre Guido (Guido Guinicelli), mais qu'un troisième est né qui, peut-être, les éclipsera tous deux.

MARCEL.

Décidément, il n'est pas modeste, votre Dante.

DIOTIME.

Il n'est pas modeste, Marcel, selon qu'il nous est recommandé de l'être dans les rapports extérieurs de cette vie tout artificielle que nous nous sommes faite aujourd'hui; il l'est selon l'instinct naturel des hommes bien nés. Il est surtout équitable, hiérarchique, comme le sont généralement les grands esprits. Il s'incline devant Virgile qu'il reconnaît son maître; il lui parle «d'un front rougissant;» il confesse qu'il tient de lui «ce beau style qui lui a fait honneur, avec l'art de chanter les hommes et les dieux.» Malgré le grand privilége qui lui permet de visiter les royaumes inconnus aux mortels, il n'y marche qu'avec révérence, à la suite de Virgile et des autres ombres. Dante est humble envers Béatrice, par qui il se laisse reprendre et tancer comme un enfant. Il s'assigne à lui-même, sans présomption, mais sans fausse pudeur, la place qui lui revient dans l'ordre spirituel, absolument comme Goethe lorsque, parlant de je ne sais plus quels écrivains en vogue de son temps, il disait: «Je suis au-dessus d'eux de toute la distance qui met au-dessus de moi Shakespeare.»

ÉLIE.

Si Dante a pris ce beau sentiment de la hiérarchie morale à la démocratie florentine, il faut croire qu'elle ne ressemblait guère à la démocratie française, qui ne sait ce que c'est que respect et tradition; qui souffre de toute supériorité; qui ne veut rien recevoir et ne sait rien transmettre; où chacun enfin n'est occupé qu'à rabaisser autrui et à se hisser soi-même, de telle sorte que le niveau égalitaire repose bien d'aplomb sur la tête du plus triste sot et sur le front d'un homme de génie! Car c'est là, vous n'en disconviendrez pas, l'idéal démocratique de vos républicains prétendus et parvenus!

VIVIANE.

Que voilà bien le gentilhomme breton!

ÉLIE.

Le gentilhomme breton, étant de sa nature indépendant, désintéressé, prêt à donner sa vie pour ce qu'il croit juste, pourrait bien, ma chère Viviane, être de trempe plus républicaine que tel de vos républicains envieux, qui trouvent plus commode de tirer en bas la grandeur que de gravir (je parle comme votre cher Mirabeau) à la vertu et au bien public.

DIOTIME.

La démocratie florentine ne valait peut-être pas beaucoup mieux que la nôtre, Élie. Elle était entachée, elle aussi, de ces deux vices funestes, l'ingratitude et l'envie. Mais elle avait beaucoup d'esprit avec beaucoup d'enthousiasme.—Je reprends. Dans le quatrième cercle où règne Plutus, le démon de l'avarice que Virgile apostrophe en l'appelant «loup maudit,» les prodigues et les avares, chargés de poids énormes, courent l'un sur l'autre et se frappent mutuellement. Là sont en très-grand nombre des papes, des cardinaux, des clercs, des tonsurés de tous grades, qui, selon la dédaigneuse expression de Dante, se sont laissé tromper par «la courte moquerie des biens de la fortune.»

                 La corta buffa
     De' ben, che son commessi alla Fortuna.

Un peu plus bas, le Styx forme un marais stagnant que Dante traverse dans la barque de Phlégias, et où l'on voit, plongées sous les eaux fangeuses, les âmes des hommes colères et violents. Là, notre poëte est accosté par ce Florentin bizarre,

Lo fiorentino spirito bizzarro.

par ce dédaigneux et irascible Filippo, «di molto spese et di poca virtute,» que ses concitoyens surnommaient argentieri, pares qu'il passait, comme un peu plus tard chez nous Jacques Coeur, cet autre argentier, pour faire mettre, par grande bravade, à tous les chevaux de son écurie des fers d'argent. Filippo, de ses bras fangeux, embrasse Dante et s'écrie: «Bénie soit celle qui t'a porté dans ses flancs! Benedetta colei che in te s'incinse

MARCEL.

Toujours la même modestie!

DIOTIME.

Le sixième cercle et les trois inférieurs où sont punis les superbes, c'est-à-dire les mécréants, les hérésiarques, les impies, est appelé par le poëte la cité de Dité.

VIVIANE.

Qu'est-ce que ce nom de Dité?

DIOTIME.

Il vient probablement du Dis des Latins qui était le Jupiter infernal. Dans cette cité qu'entourent les eaux du Styx, s'aggravent les tourments et commencent les flammes. Les trois furies, voulant en interdire l'entrée à Dante et à son guide, les menacent de la tête de la Gorgone, mais un envoyé du ciel vient à leur secours. La porte de Dité leur est ouverte. Une vaste et lugubre plaine s'offre alors aux veux de Dante. Elle est parsemée de sépulcres entourés de flammes ardentes. Dans ces sépulcres sont couchés les hérésiarques, les partisans d'Épicure, «qui font mourir l'âme avec le corps.» dit Virgile à Dante:

Che l'anima col corpo morta fanno.

Là est l'empereur Frédéric II, ce grand lettré, excommunié par l'Église, de qui un écrivain presque contemporain disait naïvement: Seppe latino, greco, saracinesco; fu largo, savio, lussurioso, soddomita, epicureo. C'est là que nous allons entendre ce dialogue sublime entre Dante et le grand gibelin Farinata degl'Uberti, interrompu par Cavalcante Cavaleanti, et, selon mon opinion, un des plus beaux morceaux et des plus vraiment dantesques de toute la Comédie. Voulez-vous que je vous le dise?

VIVIANE.

Assurément.

DIOTIME.

Pour voir ce phénomène étrange, un homme vivant dans l'enfer, Farinata s'est dressé dans son sépulcre:

     Ô Toscan qui, par la cité du feu,
     Vivant, t'en vas, ainsi parlant discrètement,
     Qu'il te plaise t'arrêter dans ce lieu.
     Ton langage te déclare manifestement
     Citoyen de cette noble patrie
     À laquelle, peut-être, je fus trop rigoureux.

(Il faut savoir qu'après une bataille gagnée sur les guelfes, Farinata exerça dans Florence des représailles cruelles.) Ainsi parle le gibelin à Dante qui s'effraye et se serre contre son guide. Mais Virgile le pousse des deux mains vers la tombe où Farinata se tient, le front et la poitrine haute, «comme s'il avait l'enfer en grand dédain.»

Com' avesse lo inferno in gran dispitto.

Après qu'il a jeté sur notre poëte un regard hautain: «Qui furent tes ancêtres?» lui dit-il. À peine quelques paroles sont échangées entre les deux Toscans que, d'une tombe voisine, une ombre qui semble s'être levée sur ses genoux, surgit. Elle regarde tout autour d'elle, comme pour s'assurer si personne n'est avec Dante, et le voyant seul: «Si, dans ce sombre cachot, tu viens par la puissance de ton génie, dit-elle en pleurant, mon fils où est-il? et pourquoi n'est-il pas avec toi?» Cette ombre inquiète, qui garde dans l'enfer la sollicitude et les illusions de l'amour paternel, et qui ne connaît pas à son fils de supérieur en génie, c'est Cavalcante Cavalcanti, le père de Guido. Je ne viens pas ici de moi-même, lui répond l'Allighieri, qui le reconnaît aussitôt à son langage et à la nature de son supplice. J'y suis conduit par celui qui attend là (montrant Virgile), et que votre Guido eut peut-être à dédain. (Dante ici semble faire un reproche à son ami Guido d'avoir négligé l'étude des poëtes classiques.) «Comment dis-tu, s'écrie Cavalcanti en se dressant tout droit dans sa tombe: il eut?… Aurait-il donc cessé de vivre? Ses yeux ne verraient-ils plus la douce lumière?»—Et comme Dante tarde à répondre,

Il retombe en arrière et ne reparaît plus.

Supin ricadde, e più non parve fuora.

ÉLIE.

Il me semble que Dante a, plus qu'aucun autre poëte, de ces ellipses hardies de la pensée. Quand Francesca, par exemple, dit ce mot si simple:

Et ce jour-là nous ne lûmes pas davantage,

on se sent frissonner de la tête aux pieds. La passion terrible, le meurtre, la colère divine, le châtiment éternel, tout est là, dans ce livre qui tombe à terre, et dont on ne lit pas davantage.

DIOTIME.

Après cette interruption tragique, le dialogue avec Farinata reprend. Cet autre magnanime, «quell' altro magnanimo,» c'est ainsi que le désigne Dante (ailleurs il appellera Florence, mère des magnanimes), sans changer de visage, sans se mouvoir, s'informe de sa ville natale et du doux monde des vivants. Il voudrait savoir pourquoi le peuple florentin se montre si cruel envers les siens dans toutes ses lois. Il explique à Dante qui, à son tour, l'interroge, comment il se fait que les damnés qu'il a rencontrés lui ont prophétisé les temps futurs, mais paraissent, comme Cavalcanti, ignorer le temps présent. Dante charge Farinata de dire au père de Guido que celui-ci existe encore. Puis, rappelé par Virgile, ils descendent ensemble au septième cercle, où sont punis d'autres catégories de pécheurs par violence d'âme.

Je me suis arrêtée à cet épisode, parce que rien dans la Comédie ne me paraît plus caractéristique du génie de Dante, à la fois si tendre et si fier. Cet orgueil paternel du vieux Cavalcanti, sa désolation à la pensée que son fils ne jouit plus de la douce lumière du jour, aussi chère aux Florentins qu'aux héros d'Homère, l'amour que gardent pour leurs proches, leurs amis, leur patrie, ces héros désintéressés d'eux-mêmes, insensibles à leurs propres tourments, et cette admirable mise en scène, comme nous dirions aujourd'hui, ces tombes ardentes d'où sortent des gémissements, que cela est tragique et grand! Enfin la facilité avec laquelle notre poëte admet que ces magnanimes, ces héros de la vie civile, sont en enfer, est un trait qui marque le temps et ce singulier état des esprits, soumis aux décisions de l'Église touchant le dogme, mais d'une manière extérieure, en quelque sorte, et qui n'atteignait point, au fond, le sentiment moral. L'enfer de Dante est tout rempli de ces contradictions; le rigorisme du théologien s'y allie à l'humanité, à la tendresse, au respect, à l'admiration de l'homme pour ces grands réprouvés qu'il est contraint de damner avec l'Église. Et ce n'est pas là un des moindres attraits de cette mystérieuse Comédie, où nous voyons en conflit la loi acceptée et le sentiment révolté contre la loi. Nous allons trouver un exemple frappant de cette opposition dans la catégorie de ceux qui, selon les paroles de l'Allighieri, «font violence à la nature,» dans ce cercle des sodomites où il rencontre son maître vénéré, Brunetto Latini.

MARCEL.

Mais voilà une ingratitude abominable!

DIOTIME.

Pas le moins du monde, mon cher Marcel. En mettant Brunetto dans le cercle des «violents contre nature,» Dante ne croyait assurément faire aucun tort à son honneur. La compagnie qu'il lui donne est celle des hommes les plus lettrés, les plus en renom de son temps.

          Tutti fur cherci,
     E letterati grandi e di gran fama.

Dans le vingt-sixième chant du Purgatoire, il fait expier ce même vice à Guido Guinicelli qu'il appelle il padre mio e degli altri miei miglior. On avait alors à ce sujet des euphémismes étranges. Villani, qui donne à Brunetto les louanges les plus grandes, lui attribuant l'honneur d'avoir, le premier, enseigné aux Florentins l'art de bien parler et les règles de la politique, l'accuse seulement d'avoir été mondain, un poco mondanetto. C'est aussi ce que Brunetto dit de lui-même dans son Tesoretto.

ÉLIE.

Et puis, l'enfer de Dante n'est-il pas assez semblable à cet enfer de Florence dont nous avons parlé hier, tout mêlé de choses atroces et charmantes, de saccages, de meurtres, de festins, d'amours et de musique?

DIOTIME.

En effet. Le peuple, en ses chansons, parle très-gaiement de l'enfer, où il suppose très-nombreuse et très-bonne compagnie.

     Son' andato all' inferno, e son' tornato,
     Misericordia, la gente che c'era!

Les amoureux s'y donnaient de tendres baisers:

     Ora caro mio ben, bacciami in bocca
     Bacciami tanto ch' io contenta sia!

Le Callimaque de Machiavel, lorsqu'il s'exhorte à n'avoir ni peur ni vergogne d'aller en enfer, se dit qu'il y rencontrera tant de gens de bien!

Sono là tanti uomini da bene!

Et certainement, en mettant dans l'enfer, avec les plus grands caractères et les plus grands génies de l'antiquité, avec des trouvères illustres et avec les plus touchants personnages des romans de chevalerie, Cavalcanti, Farinata, Brunetto, Il Tegghiaio, «qui furent si dignes,» et qui mirent à faire le bien tout leur esprit, che a ben far poser l'ingegni, Dante ne croyait porter la moindre atteinte ni à la haute estime où les tenait Florence, ni à leur part de gloire dans la postérité. Cela semble incompréhensible à notre logique rationaliste. En ce temps de jeunesse d'âme, c'était une manière poétique de tourner le dogme de la damnation éternelle, inacceptable pour tous les grands coeurs.

MARCEL.

Mais aujourd'hui personne ne prend plus cette peine. Personne ne croit à l'enfer.

DIOTIME.

C'est absolument comme si vous disiez que personne n'est plus catholique. Sur ce point, il n'y pas de composition possible. La grande raison de Bossuet n'hésite pas à punir des châtiments éternels un Socrate, un Scipion, un Marc-Aurèle. Le grand coeur de Pascal est moins surpris de la sévérité de Dieu envers les damnés que de sa miséricorde envers les élus. Il se plaît à conjecturer que les tourments des hérésiarques s'aggravent de siècle en siècle, à mesure que leurs doctrines séduisent des âmes nouvelles.

MARCEL.

Vous ne répondez pas tout à fait à ma proposition. J'ai dit que, aujourd'hui, personne ne croyait plus aux flammes éternelles.

DIOTIME.

Rappelez-vous donc, c'est d'hier, le concile de Périgueux décrétant que l'enfer doit être l'objet d'une foi très-ferme, tout à fait immuable, et que, si quelqu'un en doute, il a encouru ces mêmes peines dont il nie l'existence! Plus récemment encore, dans une instruction synodale, un évêque, très-grand docteur, ne dénonce-t-il pas à toute la catholicité la conspiration qui se produit partout à cette heure contre le dogme de la damnation éternelle? L'Église reste en cela invariable, Marcel. Le catholicisme théologique ayant rejeté de son sein l'interprétation progressive de l'Évangile, ne peut pas céder aux exigences de la conscience moderne, excitée par l'esprit de la réformation et par les découvertes de la science.

Quoi qu'il en soit, la rencontre de Dante avec Brunetto est extrêmement touchante. Brunetto s'exclame: Qual mariaviglia! en reconnaissant son cher disciple. Il tend vers lui les bras; il le prie de permettre qu'il fasse quelques pas à ses côtés, et Dante baisse la tête en signe de révérence.

     Il capo chino
     Tenea, com' uom che riverente vada.

Et alors Brunetto l'interroge avec un accent de tendresse paternelle, sur lui-même, sur Virgile; puis il lui prédit sa gloire future: «Si tu suis ton étoile (vous vous rappelez que Dante est né sous le signe des Gémeaux, tenu en astrologie pour favorable aux lettrés et aux savants), tu ne saurais manquer le port glorieux. (Toujours, vous le voyez, la figure de voyage, l'étoile, le port, appliquée à la vie.) Et si ma mort n'avait été si hâtive, te voyant le ciel si favorable, à l'oeuvre je t'aurais encouragé.» Mais, ajoute Brunetto, cet ingrat et méchant peuple qui descendit de Fiesole aux temps anciens, et qui tient de la montagne et de la pierre, se fera, à cause de ta vertu, ton ennemi.

Ti si fara, per tuo ben far, nimico.

Remarquez, Viviane, cette façon pittoresque de parler: pour exprimer que les Florentins sont durs et hautains, ils tiennent de la montagne et de la pierre, dit Brunetto. «Race avare, envieuse, superbe! fais en sorte de te nettoyer de leurs moeurs!»

Da' lor rostumi fa che tu ti forbi.

C'est la même censure amère des moeurs florentines qui se retrouve dans le titre primitif que Dante avait écrit de sa main sur son manuscrit, et qui a été retranché de toutes les éditions, hormis de l'édition faite par Mazzini sur le manuscrit d'Ugo Foscolo:

LIBRI TITULUS EST: INCIPIT COMOEDIA DANTIS ALLAGHERII FLORENTINI NATIONE NON MORIBUS.

Sans s'étonner à l'annonce de sa gloire future, Dante exprime à Brunetto la gratitude qu'il lui garde en son coeur pour lui avoir enseigné comment l'homme s'éternise, come l' uom s'eterna. Avec une touchante simplicité, Brunetto recommande à son disciple, son Trésor, il mio Tesoro, dans lequel, il vit encore, dit-il. La croyance à l'immortalité dans les oeuvres est dominante dans tout le poëme de Dante; elle y prévaut très-manifestement sur le sentiment de l'éternité des peines ou des récompenses célestes; elle y est plus vivement exprimée et de manière à nous émouvoir davantage.

Descendons, avec Virgile, sur les épaules de Géryon, monstre ailé qui figure la fraude, au huitième cercle nommé Malebolge. Dante y voit châtiés tous ceux qui ont trompé leurs semblables: les séducteurs, les adulateurs, les simoniaques, parmi lesquels il met le pape Nicolas III; les faux monnayeurs, les faux alchimistes (car il y avait alors la vraie et la fausse alchimie); les calomniateurs, les devins, la face tournée vers les talons; les hypocrites, le front chargé de chapes de plomb, écrasantes sous l'éclat menteur de leur revêtement doré.

MARCEL.

Des chapes de plomb, au milieu des flammes! Elles ne devaient pas durer longtemps.

DIOTIME.

Dante n'a pas inventé ce supplice. Plusieurs souverains, Frédéric II entre autres, punissaient de la sorte le crime de lèse-majesté.

Enfin, de crime en crime, d'épouvante en épouvante, de tourment en tourment, nous arrivons au neuvième et dernier cercle de l'abîme infernal. Ce cercle est divisé en quatre zones; Caïna, Anténora, Toloméa, Guidecca, où sont châtiées quatre manières de trahir dans l'humanité: la trahison envers la famille, celle envers les amis, celle envers la patrie, (c'est dans cette catégorie qu'est le terrible épisode du comte Ugolin), et enfin la haute trahison divine et humaine, le plus grand de tous les attentats selon la conscience de Dante, la trahison à l'empereur de la terre et à l'empereur du ciel, à César et à Dieu. Là, dans une sorte d'enfer de l'enfer, du milieu d'un lac de glace où les cris mêmes ont cessé, où règne l'épouvante suprême pour l'imagination italienne: le froid et le silence, sortent les épaules gigantesques aux ailes de chauves-souris et la tête monstrueuse de celui qui fut le premier des traîtres: de Lucifer, le plus beau des anges devenu l'empereur du royaume douloureux,

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