Dante et Goethe : dialogues
QUATRIÈME DIALOGUE.
DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL.
On s'oublia longtemps sur la plage, chacun à ses pensées. Diotime s'était éloignée. Viviane prenait un curieux plaisir à regarder, à examiner de près les milliers d'animalcules et de plantes marines que le reflux avait abandonnés sur le sable. Elle questionnait Élie. Avec sa vivacité féminine, elle aurait voulu, en moins d'une heure, tirer de lui et s'approprier tout ce que de longues années d'études lui avaient appris. Mollusques et madrépores, infusoires, astéries, coquilles, écailles, varechs, débris de toutes sortes, elle voulait aussitôt nommer et classer l'infinité des formes équivoques de cette vie flottante qui, poussée par je ne sais quel vague et universel désir de lumière, vient incessamment vers nous, des crépuscules de l'abîme, à la pleine clarté des cieux.
Quant à Marcel, après avoir suivi d'un oeil de chasseur plusieurs files d'oies sauvages qui traversaient les airs du nord au sud, et, de leurs blanches ailes éployées, laissaient tomber sur ce beau jour d'automne comme un premier frisson des neiges d'hiver, il était parti pour le village, en quête d'un fusil, bon ou mauvais.
Depuis quelques instants une méduse énorme, cachée sous une touffe d'algues, absorbait l'attention de Viviane. Lorsqu'elle releva la tête, grande fut sa surprise de ne plus voir Élie à ses côtés. Après qu'elle l'eut cherché des yeux tout alentour:
—Où êtes-vous donc allé et qu'avez-vous? lui cria-t-elle en le voyant revenir à pas pressés dans la direction que Diotime avait prise; vous êtes pâle à faire peur.
—Ce n'est rien, dit Élie en l'abordant; c'est le démon du cap Plouha qui m'a troublé la cervelle… Pouvez-vous distinguer là-bas, à l'horizon, tout à l'extrémité de ce rocher qui surplombe, Diotime et son grand voile noir qui flotte au vent?
VIVIANE.
Eh bien?
ÉLIE.
Eh bien! figurez-vous que, tout à l'heure, en la voyant qui s'avançait lentement, comme une somnambule, sur cette pointe étroite, j'ai pris peur. J'ai couru; la respiration m'a manqué, mes jambes ont fléchi; si j'étais femme, je dirais que j'ai failli me trouver mal… Que voulez-vous! on n'est pas maître de ces choses-là; il me semblait que le pied lui glissait, qu'elle chancelait, qu'elle disparaissait.
VIVIANE.
Quelle folie! Rappelez-vous donc qu'avant-hier, par une mer très-houleuse, vous m'avez conduite jusque-là. Il y a place pour trois personnes de front; pas le moindre danger, même si l'on tombait.
ÉLIE.
Encore une fois, que voulez-vous que je vous dise? c'est le démon du cap Plouha qui fait des siennes. Diotime était si triste depuis hier!… Ce matin même, elle m'avait très-longuement parlé de notre pauvre George. J'étais hanté par les idées les plus noires… Enfin, je n'avais pas le sens commun, et je m'en suis convaincu quand, au moment de ma plus vive angoisse, j'ai vu Diotime s'asseoir aussi tranquillement que possible et s'entretenir avec un petit chercheur de crabes que, dans mon agitation extrême, je n'avais pas aperçu tout d'abord à ses côtés.
VIVIANE.
Vous étiez très-lié avec George, n'est-il pas vrai?
ÉLIE.
Je m'étais beaucoup attaché à lui dans le peu de temps que nous avons passé ensemble; c'était une nature charmante, la mieux douée que j'aie jamais rencontrée, et aussi la plus à plaindre.
VIVIANE.
J'ai vu son portrait, peint par Lehmann, dans la chambre de Diotime; il devait lui ressembler beaucoup. Quel noble visage, mais quelle mélancolie empreinte sur tous ses traits! Sans rien savoir, je l'aurais dit prédestiné? quelque chose de funeste.
ÉLIE.
Il avait apporté en naissant l'inclination à la mélancolie, à cette grande mélancolie germanique dont Diotime nous parlait tout à l'heure, et dont il est, je crois, bien difficile de guérir. La mort mystérieuse de sa mère avait jeté sur son enfance une ombre froide; très-jeune encore, il s'était, comme elle, essayé plusieurs fois, sans y réussir, au suicide.
VIVIANE.
Et sa famille l'avait su?
ÉLIE.
Sans doute. Mais comme il refusa toujours de s'expliquer, ses proches, oubliant la morne hérédité qui mettait dans son sang le dégoût de la vie, ne prirent point au sérieux ces tentatives vaines. On ne vit là qu'un peu d'ennui qu'il fallait distraire. On décida que George voyagerait.
VIVIANE.
Mais Diotime?
ÉLIE.
Diotime, sur qui la mort tragique d'une soeur très-aimée avait produit une impression ineffaçable, concevait à ce sujet plus d'inquiétude; mais, par des motifs que j'ignore, elle ne pensa pas devoir s'opposer aux volontés qui éloignaient George de la maison paternelle, elle me pria seulement de l'accompagner, et je partis avec lui pour la Grèce. Au bout de quelque temps, rappelé par des affaires, je crus pouvoir le quitter. Je ne le laissais pas seul; nous avions noué amitié avec Evodos. Vous le connaissez; vous savez de quel ascendant naturel, malgré sa jeunesse, il entraîne, il sait gagner à ses belles ambitions tout ce qui l'approche. J'espérais que, par ce lien nouveau, George insensiblement se rattacherait à la vie, et que peut-être même il en viendrait quelque jour à entrer de coeur et d'esprit dans les vues, dans les projets, dans les passions généreuses du jeune Hellène. Hélas! à peine rentré chez moi, je recevais une lettre d'Athènes; elle était scellée de noir; je l'ouvris en tremblant. Evodos m'écrivait qu'au lendemain de mon départ, George avait soudain disparu, et qu'après plusieurs jours de recherches, on avait appris, par des femmes de pêcheurs, venues de grand matin au Pirée pour y vendre leurs filets, que, pendant leur marche nocturne sur le rivage, elles avaient vu, bercé par la vague, un beau corps endormi, d'une blancheur angélique, et qui semblait comme enveloppé de lueurs merveilleuses…
VIVIANE.
J'avais bien deviné quelque chose de tout cela, mais j'ignorais les détails. Croiriez-vous que Diotime n'a jamais prononcé devant moi le nom de George!
ÉLIE.
La dernière fois que nous avions parlé de lui ensemble, c'était à l'occasion d'une lettre d'Evodos qui s'occupait de faire placer, à l'endroit même où l'on a retrouvé le corps, une pierre funéraire. Les larmes que j'avais vues tomber des yeux de Diotime sur ses joues d'une pâleur mortelle m'avaient à tout jamais interdit d'éveiller ce souvenir. D'elle-même, ce matin, après plusieurs années de silence, elle l'avait rappelé, et j'en étais resté troublé plus que je ne saurais dire…
Comme ils en étaient là, Viviane mit un doigt sur sa bouche, et s'avançant vivement à la rencontre de son amie qui déjà se trouvait à portée de la voix: Qu'avez-vous donc vu là-bas de si extraordinaire, lui dit-elle, et comment pouvez-vous si longtemps vous passer de nous?
—J'étais avec un autre ami, dit en souriant Diotime.
VIVIANE.
Un autre ami?
DIOTIME.
Un ami invisible, un ami absent, un ami très-éloigné… mais pas autant peut-être que nous nous le figurons. Vous savez que j'ai parfois des pressentiments étranges; ce n'est pas pour rien que je suis née à minuit et dans la patrie de Goethe. Nous autres Mitternachtskinder, comme on nous appelle en Allemagne, nous découvrons les trésors. À cet égard j'ai fait mes preuves, et j'en ai trouvé un que tout le monde m'envie dans votre Bretaigne grifaigne (n'est-ce pas ainsi, Élie, que dit la chanson?). Mais ce n'est pas tout; nous conversons aussi avec les esprits… Eh bien, là-bas, sur mon rocher solitaire, je pensais à Evodos; je peux dire que je le voyais auprès de moi…
Les yeux de Viviane s'illuminèrent d'un éclair rapide. Au même moment, elle entendit la voix de son frère qui rapportait le meilleur fusil du garde de Tréveneuc et qui descendait en chantonnant sur la plage.
—Trop tard! lui cria-t-elle en montrant du geste l'horizon; les oiseaux sont envolés. La Providence les protége et les enlève à tes coups.
—Oui vraiment, reprit Marcel avec humeur et en contrefaisant l'accent nasillard du curé de Saint-Jacques, admirons la divine Providence, mes frères; quand le gibier vient au chasseur, c'est le fusil qui lui manque; et quand le chasseur tient le fusil, le gibier a disparu!
On rit de cette boutade; puis on revint s'asseoir autour de la table de granit. Alors, à la demande générale, Diotime reprit ainsi:
DIOTIME.
Vous m'avez fait un reproche qu'on adresse rarement aux professeurs, ma chère Viviane, vous m'avez trouvée trop courte. Mon récit de la vie de Goethe et l'idée que j'ai tâché de vous donner de sa personne vous semblent insuffisants. Hélas! oui, j'en conviens, il m'arrive avec Goethe ce qui m'est arrivé avec Dante: à mesure que j'avance, les horizons reculent, et quand je crois toucher au port, ma sonde jetée m'avertit que je suis bien loin encore de tous rivages, en haute mer:
O voi che siete in piccioletta barea. ………………………………
Non vi mettete in petago,
dit l'Allighieri, à ceux qui voudraient, dans leur frêle esquif, suivre son vaisseau superbe; plus je vais, plus je m'effraie de l'entreprise où je me suis hasardée. À ne parler que du temps, savez-vous que, si je voulais tout dire sur Goethe, ce ne serait pas quelques heures, mais quelques semaines qu'il nous faudrait rester à Plouha?
VIVIANE.
Je le voudrais bien…
DIOTIME.
Et je devrai m'estimer heureuse si j'achève aujourd'hui d'esquisser les grands traits généraux qui font de Goethe, à mes yeux, le Dante du XIXe siècle. Vous ne sauriez vous figurer, Viviane, le nombre et l'étendue des ouvrages écrits sur Goethe. La littérature dantesque est déjà dépassée, je crois, par la littérature goethéenne. La controverse au sujet des idées et des sentiments de l'auteur de Faust ne finira pas de longtemps en Allemagne; elle ne fait que commencer en Europe. Comme aussi Goethe, en ce qui le touchait personnellement, gardait volontiers le silence; comme il ne daigna jamais répondre à ses détracteurs; comme il ne lui déplaisait pas de voir son Faust devenir l'objet d'une infinité d'interprétations et de commentaires qui donnaient au vieillard un sentiment vif de sa puissance croissante sur les imaginations; comme il souriait complaisamment à ce Faust poliscusa qui déconcertait la critique, il en a été de lui comme de l'Allighieri: dans les deux camps opposés, guelfes ou gibelins, croyants ou sceptiques, conservateurs ou réformateurs, on s'est disputé l'honneur de son nom. Les nuages se sont amassés tout alentour; l'obscurité s'est accrue, le tonnerre a grondé; et, pareil aux demi-dieux antiques, le poëte a disparu, il a été ravi aux cieux dans l'orage,—Je crois bien, quoique je vous aie dit peu de chose au regard de ce qu'il y aurait eu à dire, vous avoir montré dans Goethe l'homme de sa nation, de son temps, mais aussi l'homme universel, l'homme de l'humanité, en qui s'expriment et luttent, avec une puissance extraordinaire, les passions, les espérances, les tristesses, les joies, tout le réel et tout l'idéal de la destinée humaine. Si je ne m'abuse, je vous ai fait entrevoir les analogies profondes qui, sous les différences de temps, de lieux, de races et de caractères, relient l'un à l'autre l'auteur de Faust et l'auteur de la Comédie: un génie essentiellement religieux, traditionnel autant que novateur, qui reçoit avec respect du passé tout ce qu'il est possible d'en recevoir, et qui transmet à l'avenir un héritage agrandi, fécondé par le travail d'une pensée libre et généreuse. Nous avons admiré chez nos deux poëtes un talent spontané et réfléchi, lyrique et épique tout ensemble; une âme ouverte à la plus haute conception de l'amour. Nous touchons maintenant à ce qui va achever la ressemblance entre Dante et Goethe, à ce désir qui les possède également de mettre tout leur génie, toute leur vertu, la Somme, le Trésor, le Miroir de leur connaissance, aurait-on dit au moyen âge, dans une oeuvre grandiose qu'ils vont porter en eux, méditer, quitter et reprendre, remanier, améliorer sans cesse, jusqu'à la fin. Sans se mettre ouvertement en scène dans son Faust, Goethe y est présent tout aussi bien que Dante dans sa Comédie. Étudier l'oeuvre, c'est ici, plus qu'en aucune autre création de l'art, étudier l'homme. Et c'est pourquoi tantôt, Viviane, je vous disais que vous alliez avoir plus d'une occasion, à mesure que nous entrerions dans l'analyses de Faust, de revenir sur ce que j'ai pu négliger, et de remettre où bon vous semblera vos grands points d'interrogations despotiques.
VIVIANE.
Comptez que je ne m'en ferai pas faute, malgré l'épithète railleuse.
DIOTIME.
Nous avons vu déjà que Goethe, en concevant le plan de sa tragédie, était mû, comme Dante, non-seulement par le désir de la gloire qui leur est commun avec tous les grands artistes, mais encore par le désir généreux qu'ont seuls les grands coeurs de faire servir l'exemple de leurs fautes et de leurs égarements au bien d'autrui. En étudiant l'un et l'autre poëme, nous n'apprenons pas seulement à connaître un chef-d'oeuvre littéraire, mais encore le moyen que, dans la société du XIVe et du XIXe siècle, deux nobles esprits jugeaient le plus propre à gagner la béatitude, à faire son salut; si bien que je serais parfois tentée d'examiner Faust et la Comédie de ce point de vue dévot, et de les considérer comme un livre d'édification qui se pourrait nommer l'Imitation de Dante ou l'Imitation de Goethe. Mais, pour le moment, ne nous engageons pas dans ces considérations morales, et tenons-nous-en à notre Faust poétique et légendaire.
ÉLIE.
Vous nous avez dit, je crois, que la légende de Faust remonte au VIe siècle.
DIOTIME.
En ce qui touche la donnée générale du pacte avec le démon, la légende se produit dès le IIIe siècle. Le païen Cyprien d'Antioche, qui veut séduire par magie Justine, la vierge galiléenne, et qui, pour cela, fait alliance avec le diable, semble, dans la légende grecque, comme une sorte de Faust anticipé.
ÉLIE.
Ce Cyprien d'Antioche est le type du Magico Prodigioso de Calderon, si je ne me trompe?
DIOTIME.
En effet. Mais de même qu'il y a en plusieurs visions et plusieurs voyages en enfer, nous allons voir se produire un grand nombre de Faust. Celui du VIe siècle se nomme Théophilus; c'est un clerc de l'Église d'Adana en Cilicie, qui, par l'entremise d'un juif, signe de son sang le pacte avec le démon, mais qui finit par lui échapper néanmoins, grâce à l'intercession de la Vierge Marie. L'histoire de ce Théophilus figure dans un poëme latin de la nonne Hroswitha; elle a été rimée chez nous par le trouvère Rutebeuf, et on la voit représentée sur les vitraux de plusieurs de nos cathédrales du XIIIe siècle.
ÉLIE.
Je crois me rappeler l'avoir vue sur un vitrail de Notre-Dame de Paris.
DIOTIME.
Après ce Théophilus, une longue succession de personnages illustres, parmi lesquels beaucoup de papes, de savants, de docteurs, sont, du Xe au XVe siècle, en mauvais renom de pratiques diaboliques. L'innombrable famille des écoliers errants, scholastici vagantes ou bacchants, comme on les appelait, qui rapportent des universités de Tolède, de Salamanque et de Cracovie, où on les apprenait des Juifs, des Sarrasins, parfois même du diable en personne, les secrets de la sorcellerie; qui fréquentent les saltimbanques, les escrimeurs, les jongleurs de toutes sortes; qui visitent en Allemagne le Mont de Vénus et qu'excommunie l'Église, perpétuent et répandent au loin la tradition du pacte infernal. Il y a un Faust polonais, un Faust bohême, un Faust hollandais, etc.; mais le Faust véritable, le Faust historique de qui s'empare la légende allemande, appartient en propre à l'Allemagne et au XVIe siècle.
ÉLIE.
Vous admettez donc un Faust historique?
DIOTIME.
La réalité d'un ou même de plusieurs Faust n'est pas contestable. Il y a d'abord Faust ou Fust, l'associé, le trahisseur de Guttenberg, de qui le nom se rattache avec certitude à l'invention de l'imprimerie. On trouve aussi le nom de Faust inscrit dans l'année 1509, sur les registres de l'université de Heidelberg, au grade de bachelier de via moderna (ce qui signifie, paraît-il, qu'il était nominaliste). On ne saurait nier non plus, car il figure dans les lettres du temps sous le nom de Georgius Sabellicus, l'existence d'un aventurier prodigieux qui prenait le titre de prince des nécromants ou de Second Faust, ce qui en suppose un premier. Enfin, hors de doute est le compatriote de Mélanchton, l'ami d'Agrippa, le protégé de Franz von Sickingen, le docteur Johannes Faustus. Celui-ci, en un rien de temps, forme comme le noyau de toutes les nébulosités légendaires. Il s'empare de toutes les attributions des autres Faust. Il leur imprime, en les absorbant, et malgré les transformations qu'il subit dans différents milieux, un caractère typique. Et ce caractère se compose sous la double influence de l'esprit théologique de la Réforme et de l'esprit humaniste de la Renaissance qui travaillaient alors toute l'Allemagne. La crainte du diable qui possède encore Luther et l'audace de la science qui commence à paraître dans Copernic, ont une part égale à la formation de ce Faust définitif, qui devient le héros des chansons populaires et le personnage favori des pièces de marionnettes.
Il s'accrédite rapidement en tous lieux, de telle sorte que bientôt il n'est plus personne dans le peuple, dit un contemporain, qui ne sache raconter un tour de sa façon. Et ces tours, empruntés à tous les Faust précédents, emmêlent, à la manière dantesque, l'antiquité classique, la chronique du moyen âge et les affaires contemporaines. Né en pleine Allemagne, dans une petite ville du Palatinat, notre Faust fait ses études à Wittenberg, le berceau de la théologie protestante. Il est, comme il convient, ensemble nécromant, astrologue et alchimiste. Il récite de mémoire tout Platon et tout Aristote. Il restituerait, pour peu qu'on l'en priât, les comédies perdues de Plaute et de Térence. Se rendant invisible à volonté, il assiste aux combats de Pavie et de la Bicoque. Il est porté à travers les airs, tantôt par les chevaux, tantôt sur le manteau du diable. Il fait ainsi des voyages fabuleux; il va en Thrace, dans les Indes; il visite à Naples le tombeau de Virgile; il monte sur une haute montagne d'où il s'élance jusque dans les astres. Il explique les comètes et les étoiles filantes; il découvre les trésors cachés dans les chapelles en ruine; il joue aux étudiants, aux hôteliers, au pape, mille tours pendables. Partout, sous apparence de chien, son démon Méphistophélès le suit, docile à ses commandements; il lui amène, pour ses plaisirs, les sept plus belles femmes des Pays-Bas, de la Hongrie, de l'Angleterre, de la Souabe et de la France, etc.; il va lui chercher Hélène. Faust l'épouse; il en a un fils. Puis enfin, le temps du pacte expiré, et après qu'il a institué pour son héritier son disciple Wagner, Faust meurt de mort violente; il est emporté dans la nuit par le diable, au milieu des éclats de la foudre et du tonnerre, et la moralité de la légende chrétienne, c'est le danger de la science: Infelix sapientia.
ÉLIE.
C'est une chose bien curieuse et qui m'a souvent fait songer, que ce penchant, cette facilité de l'imagination populaire, à créer des types et à former d'une multitude de traits épars dans la réalité une figure mythique.
DIOTIME.
C'est au fond le besoin d'unifier, de composer; c'est l'instinct des artistes; tout le contraire de l'esprit d'analyse et de critique. Bien que spontané, et en apparence capricieux dans ses effets, ce don naturel de l'enfance de l'homme et de l'enfance des peuples obéit, si l'on y regarde de près, à une loi rigoureuse. Ce travail inconscient a son procédé régulier, et l'on peut y observer une des plus sensibles applications de la grande loi de métamorphose qui préside non-seulement, comme l'a constaté Goethe, à la vie de la plante, mais encore à la vie de l'esprit humain. Il faut lire, pour s'en convaincre, les recherches de la critique allemande sur l'origine des mythes, et, chez nous, les beaux travaux d'Alfred Maury.
MARCEL.
Je parcourais précisément, ces jours passés, le volume de La Villemarqué sur notre enchanteur Merlin et sur sa douce amie, ta marraine, Viviane, qui, par parenthèse, était passablement curieuse et fantasque: et savez-vous quelle réflexion je faisais, moi, sur ces temps légendaires?
DIOTIME.
Laquelle?
MARCEL.
En songeant à ces fictions charmantes qui naissaient au bruit du rouet dans nos veillées de village; en me rappelant ces longues complaintes que rimaient nos Homères celtiques, et qui se chantaient par tout le pays, de grange en grange, de barque en barque, de berceau en berceau, avec mille variantes improvisées selon le goût particulier des gens de la mer, de la plaine ou de la montagne, pour de là se fixer en images dans nos livrets et se dramatiser dans les gestes de nos acteurs de la foire; en me remettant à l'esprit tout cet art naïf d'un temps que l'on appelle barbare, toute cette poésie qui coulait intarissable, à pleins bords, au milieu de nos landes et de nos forêts sauvages, je ne voyais pas bien, je l'avoue, ce que nous avions gagné au progrès, et je me posais cette question: Le suffrage universel, avec ses urnes de cuisine, avec ses carrés de papier qui, par la main du gendarme, du pompier ou du garde champêtre, apportent à nos paysans, qui ne savent pas les lire, les choix tout imprimés d'un préfet qu'ils n'ont jamais vu, ce grand droit de vote dont on ne sait que faire, répand-il dans nos campagnes plus de contentement que cet Espoir breton que nous avait mis au coeur le fils de la terre bretonne? Charme-t-il autant notre vie que ces belles pommes d'or qui tombaient une à une sur l'herbe verte, quand notre blond Merlin chantait dans le Jardin de la Joie, ou les arbres, dit la légende, portaient autant de fleurs que de feuilles et autant de fruits que de fleurs?
DIOTIME.
Il n'y a vraiment que vous au monde, Marcel, pour rapprocher des choses aussi dissemblables, l'urne électorale et les pommes d'or du Jardin de la Joie! Vous me rappelez ce bon bourgeois de Fribourg qui, tout ravi des deux chefs-d'oeuvre dont venait de s'orner sa ville natale, m'adressait un jour, comme je venais de visiter la cathédrale et le pont suspendu, cette question étourdissante: «Que préférez-vous, madame, du pont ou de l'orgue?…»
Assurément c'était un doux rêve que celui des fruits d'or de l'enchanteur Merlin et des guirlandes magiques que tressait sa Viviane pour l'enchaîner toujours à ses côtés sous le buisson d'aubépine; mais, croyez-moi, avant peu, ce sera une puissante réalité, cette urne domestique qui blesse aujourd'hui votre goût; ce sera une irrésistible magie, ce carré de papier blanc où le paysan, de sa main rude, écrira un jour le nom qui lui plaira, et qui, selon ce que lui dictera sa conscience, sa passion ou son intérêt, donnera à la république, pour la gouverner, un Cromwell, un Lincoln, un Médicis ou un Bonaparte!
… Mais revenons à la légende de Faust. Elle a eu, comme toutes les légendes, son développement naturel. Elle a passé du récit à la complainte, de la complainte au livre imagé, aux pantomimes des tréteaux de la foire. Soudain, elle fait un pas énorme, elle franchit les mers; elle touche le sol anglais travaillé déjà par ces puissants génies dramatiques qui préparent à Shakespeare la première scène du monde; elle s'empare de l'esprit du plus puissant d'entre eux. Elle y prend une signification profonde, un élan qui d'un bond la porte sur les hauteurs; elle devient la Tragédie du docteur Faust. La voici représentée sur le théâtre du comte de Nottingham, telle que l'a composée Christophe Marlowe. D'autant plus et d'autant mieux ce libre génie devait pénétrer et féconder la légende faustienne qu'il paraît avoir été lui-même, bien que né dans l'échoppe d'un cordonnier, une sorte de Faust, accusé en son temps, lui aussi, de curiosités défendues, d'épicurisme et d'athéisme.
VIVIANE.
Je n'ai jamais lu le Faust de Marlowe. Il a donc fait de son héros un athée?
DIOTIME.
Pas le moins du monde. Les bonnes gens s'y sont mépris. Le Faust de Marlowe, comme le Faust allemand, est un bon protestant de la confession d'Augsbourg. Il commande au démon de chasser des Pays-Bas le duc de Parme et de prendre au roi Philippe les lingots de la flotte des Indes. Il s'en va vers Rome. Il s'y déguise en cardinal et s'y égaye très-fort aux dépens du pape et de l'antipape. Mais il est aussi très-bon humaniste, à l'aise, comme en sa maison, dans l'antiquité classique. Il porte à la plume de son chapeau les couleurs de la fille de Jupiter. Pour les beaux yeux de la belle traîtresse il ferait de Wittenberg «une autre Troie.» Son voeu le plus cher, c'est d'aller, après sa mort, converser sous les bosquets de l'Élysée avec les ombres des sages de la Grèce et de Rome. Il sait tout ce que l'on peut savoir. Il a vu de près les planètes, les étoiles et jusqu'au Primum Mobile. Comme l'auteur des Cantiques, il a souri à la petite figure que fait notre globe dans l'univers. Et c'est pour le respect de son prodigieux savoir que, malgré son effroyable fin, les écoliers en deuil lui feront à Wittenberg d'honorables funérailles.
VIVIANE.
Est-ce que Goethe s'est inspiré du Faust de Marlowe?
DIOTIME.
Il est probable que le Faust de Marlowe, qui défraya bientôt avec Punchinello tous les Puppet-Schows de l'Angleterre, ne fut pas sans influence sur les marionnettes allemandes; mais Goethe n'avait pas besoin de chercher au loin l'inspiration ou les motifs de son Faust, ma chère Viviane. Rappelez-vous que Wolfgang vient au monde à Francfort-sur-le-Mein, en pleine atmosphère faustienne. C'est à Francfort qu'a paru la première histoire complète du docteur Faust, extraite en grande partie, comme le dit naïvement le titre du livre, de ses propres manuscrits, et rédigée «pour l'effroi et l'avertissement des orgueilleux, curieux et impies.» Un débit considérable de livres populaires se faisait, deux fois l'an, pendant la foire, dans la vieille ville impériale; à tous les étalages du Roemer, notre petit poëte, moyennant quelques kreutzer, se pourvoyait amplement de bouquins, d'images et de complaintes concernant le merveilleux docteur. Les marionnettes aussi, la première passion de Goethe, et qui, apportées, selon l'usage allemand, dans la nuit de Noël, par l'Enfant Jésus aux enfants de Jean-Gaspard, s'établirent à demeure dans la maison du Hirschgraben, étaient, depuis la fin du siècle précédent, occupées par l'histoire lamentable. Le poëte favori de la jeunesse francfortoise, Hans Sachs, avait rimé la légende; tout le long du Mein et du Rhin elle allait et venait, avec le Juif-Errant, sans fin ni trêve. Lorsque Goethe vient à Strasbourg, il y trouve sur tous les tréteaux le docteur Faust; à Leipzig, il le voit en peinture, à cheval sur un tonneau, dans la cave d'Auerbach. Comment donc aurait-il été chercher en Angleterre le Faust émigré, quand, sans sortir de sa maison, il y vivait en famille avec le Faust national, patriote et populaire? La vision du voyage surnaturel en enfer, le pacte surnaturel avec le diable s'offrait, s'imposait en quelque sorte à Goethe comme à Dante. Une chose achève d'expliquer le choix du poëte: c'est combien l'histoire de Faust (à laquelle croyaient Luther et tout le peuple allemand, comme le pape Grégoire VII et le peuple florentin croyaient à la vision du moine Albéric) s'ajustait exactement à sa nature intime. On peut bien dire que, dès le sein de sa mère, les inquiétudes de Faust sommeillaient en Goethe, et que la perpétuelle préoccupation de ce sujet mystérieux fut, pendant toute sa vie, le développement successif, la métamorphose, aurait-il dit, de son propre génie. Ce génie respire si à l'aise et si fortement dans une oeuvre qui lui était si naturelle; il absorbe, il transforme si bien tout ce qui la précède et tout ce qui s'y rapporte; il se l'approprie si entièrement, il la pénètre si profondément de sa pensée, de sa religion, de sa morale propre, il l'emporte si haut avec lui dans l'immortalité, que désormais les destinées poétiques de Faust sont accomplies. La vertu créatrice de la légende est épuisée, ou du moins elle n'agit plus directement sur les imaginations. C'est le héros de Goethe de qui, à l'avenir, vont s'inspirer les arts. De même que la Comédie, son Faust fournira, de siècle en siècle, des images à la sculpture et à la peinture, des motifs à la musique, des sujets de réflexion au moraliste; mais, de même que, après Dante, un poëte n'aurait pu reprendre heureusement la donnée de la vision, ainsi, après Goethe, le cycle de l'existence faustienne semble complètement parcouru.
VIVIANE.
Vous dites que la tragédie de Faust est l'oeuvre de toute la vie de
Goethe?
DIOTIME.
J'allais vous signaler cette nouvelle analogie entre les deux oeuvres et les deux poëtes.
La première pensée de la Comédie s'entrevoit, je crois vous l'avoir fait remarquer, dans la première canzone de Dante. Cette canzone porte la date de 1289; notre poëte est alors dans sa vingt-cinquième année. Quatre ans plus tard, à la fin de la Vita Nuova, il raconte une vision, une révélation qu'il a eue de Béatrice dans sa gloire; il annonce l'intention d'en perpétuer le souvenir. À Florence, en 1300, il commence sa première cantique. Interrompu par les affaires publiques et par ses propres désastres, par la douleur que lui cause la mort de son ami Guido et parce qu'il appellera lui-même le cose presenti, les choses présentes, il l'achève dans l'exil, chez les Malaspini. Selon une tradition accréditée, à la veille de franchir les Alpes, il en confie le manuscrit à Frate Ilario, prieur du monastère de Santa-Croce, dans la Lunigiana. On s'accorde à croire que la plus grande partie de la seconde cantique est écrite pendant le séjour de Dante à Paris. Enfin, après avoir maintes fois pris, quitté, repris, quitté encore, pendant l'espace de trente années, ce poëme divin, sans jamais cesser d'y penser, il l'achève à Ravenne; il en écrit la dernière tercine une année environ avant sa mort.
La même continuité dans la pensée, avec les mêmes interruptions dans l'exécution, se voit dans la création de Faust. Goethe conçoit le plan de sa tragédie en même temps que celui de son Werther et de son Goetz. En 1771 (il a vingt-cinq ans, lui aussi!), il en lit les premières scènes à Klopstock et à Jacobi; il l'emporte à Weimar. Dans son voyage en Suisse, même en Italie, son manuscrit, déjà tout enfumé, ne le quitte plus. Il écrit la scène de la sorcière dans les jardins de la villa Borghèse. L'explosion de la révolution française l'interrompt; la grande tragédie sociale lui fait oublier sa tragédie philosophique. Mais Schiller en a lu quelques fragments publiés au retour de Rome, et ces fragments ont produit sur son esprit l'effet du «torse d'Hercule.» Dans les épanchements mutuels de cette grande amitié sur laquelle, dira Goethe, veille un bon génie, l'auteur de Don Carlos exhorte l'auteur de Faust à reprendre son oeuvre inachevée. À cette voix qui a sur son coeur une puissance de tendresse irrésistible, Goethe se sent ranimé…
MARCEL.
Pardon si je vous interromps, mais n'a-t-on pas inventé après coup, et pour le besoin de la sentimentalité allemande, cette prétendue tendresse de deux rivaux, et de deux rivaux en art théâtral?
DIOTIME.
Je ne crois pas, mon cher Marcel, qu'il y ait jamais eu en ce monde de sentiment plus profond et plus véritable que l'amitié de Goethe et de Schiller. Les anciens l'auraient divinisée. J'y retrouve des traits frappants de la noble amitié de Dante pour Guido Cavalcanti. Des nuances délicates, des accents variés à l'infini comme le génie même de nos deux poëtes, donnaient à cette intimité un charme toujours nouveau. Schiller y mêlait plus d'admiration et de respect, Goethe plus de tendresse et de sollicitude. Selon le tour de son imagination plus riante, il sentait s'épanouir en lui «comme un printemps» cette amitié naissante; et quand elle subit la dure loi des choses mortelles, lorsqu'elle lui fut ravie, il lui sembla, dit-il, en perdant son ami, qu'il se perdait lui-même.
Ainsi encouragé, Goethe revient avec amour à Faust. Il taille pour lui, dans le marbre de Paros, la figure d'Hélène. Mais bientôt une grave maladie et plus tard la tristesse où le plonge la mort de son Schiller paralysent ses facultés créatrices. Comme l'Allighieri s'est relevé de son abattement dans le commerce de Boëce et de Cicéron, ainsi Goethe cherchera son refuge dans Spinosa et dans Linné. Mais les épreuves de la mort se succèdent, elles se pressent dans sa vie. Il perd sa mère, sa femme, son royal protecteur, son fils unique. Ce dernier coup, le plus terrible, le plus inattendu, surprend sa raison. Il veut refouler la douleur, il lui commande le silence; il croit lui échapper en s'emportant à tous les excès du travail. Une apoplexie violente l'avertit, le ramène à la modération, et triomphe ainsi, mieux que sa volonté, du désespoir. Rentré en possession de lui-même, Goethe reprend son Faust si souvent abandonné. Dans l'extrême désir de ne pas laisser inachevée cette oeuvre où il sent bien qu'il revivra tout entier, il se recueille profondément; il étreint son sujet avec une vigueur nouvelle. Ses amis s'étonnent; ils admirent, ils ne sauraient comprendre une telle verve dans une vieillesse déjà si avancée. «C'est un dieu qui travaille en toi!» s'écrie Zelter. Enfin, dans sa quatre-vingt-deuxième année, Goethe met la dernière main au poëme qu'il a commencé à l'âge de vingt-cinq ans. Il en confie le manuscrit à des mains fidèles. Comme les derniers chants du Paradis, les dernières scènes de Faust demeurent ignorées du vivant de leur auteur. La plus pure flamme de ces deux grands génies s'élèvera sur leur tombe.
Mais que sont devenus mes deux petits volumes, Élie? Je ne les vois plus, et je vais en avoir bien besoin, si vous voulez que nous revoyions ensemble, ainsi que nous avons fait la Comédie; le poëme de Goethe.
ÉLIE.
Les voici, et nous écoutons.
DIOTIME.
L'analyse de Faust ne sera, il faut vous y attendre, ni aussi simple ni aussi brève que celle dont vous avez pu vous contenter pour la Comédie. Bien que Goethe lui-même déclare son sujet barbare (il entend par là créé par la poésie du Nord), et qu'il l'emprunte aux récits populaires, on conçoit que la barbarie, au XIXe siècle, ne saurait plus avoir la simplicité de geste et d'accent qu'elle avait au XIVe. Le génie germanique, d'ailleurs, qui n'a ni la clarté ni la précision du génie latin, nous est, beaucoup plus que lui, étranger. L'imagination du peuple allemand affectionne ce que notre goût français repousse, ce que Goethe appellera quelque part, à propos même de sa tragédie, «les compositions problématiques.» J'ajoute que, dans cette composition problématique de Faust, sous cette forme dramatisée beaucoup moins simple que la narration épique de la Comédie, Goethe va tenter de faire entrer l'infini du panthéisme moderne, auprès duquel l'infini de la théologie catholique semble bien limité et bien facile à étreindre. Dante peut diviser son poëme, comme l'était alors l'éternité, en trois règnes distincts; il peut bâtir avec une rigueur géométrique, sculpter et peindre son enfer conique, son purgatoire en corniche et son paradis en amphithéâtre. Mais l'éternité de Goethe? celle-ci n'a bien véritablement ni commencement ni fin. Son enfer, son purgatoire et son paradis n'existent que dans la conscience humaine; ils appartiennent au royaume des idées pures, et ne sauraient, même sous le pinceau d'un puissant artiste, prendre figure autrement que vague et nébuleuse. Et ce n'est pas seulement l'éternité théologique qui a changé totalement du XIVe au XIXe siècle, c'est la représentation de l'univers; c'est la connaissance de la nature et de l'humanité; c'est la science, c'est la philosophie, c'est le sentiment moral; ce sont toutes les prises de l'esprit et du coeur humain sur l'espace et sur la durée, sur la nature et sur Dieu. L'humanité qui gravit, elle aussi, la Montagne de contemplation, a, dans sa marche ascendante de Dante à Goethe, atteint des sommets d'où l'on voit de plus haut et de plus loin dans le passé et dans l'avenir. Tandis que Dante aperçoit à peine quelques lueurs au delà des temps virgiliens, Goethe embrasse du regard tout l'horizon homérique et découvre, par delà, l'antiquité sacrée de l'Égypte et de l'Inde. Quand les quatre étoiles du Sud et les Mirabilia de l'Irlande laissent encore incrédules les contemporains de l'Allighieri, la génération de Humboldt contemple sans s'étonner, au sein du Cosmos, les astres innombrables qui naissent et meurent. Quelles distances intellectuelles franchies de l'Adam de Moïse au genre humain de Lessing, du déluge de Noé aux théories neptuniennes de Werner, du Romulus de Tite-Live aux origines mythiques de Niebuhr, du Virgile napolitain aux Homères de Wolf, de l'alchimie de Cecco d'Ascoli à la chimie de Lavoisier, de Ptolémée à Herschell, des catégories d'Aristote au devinir de Hegel, du salut selon saint Thomas à la béatitude selon Spinosa, du Christ de saint Mathieu au Christ de Herder, qui sera tout à l'heure le Christ de Strauss!
Combien, dans la différence même de la matière poétique qui lui est offerte, la force créatrice de nos deux poëtes va trouver des nécessités et des difficultés différentes! Le génie de l'Allighieri ne doit agir sur un monde sensible et figuré, au sein d'un merveilleux parfaitement connu, qu'en vertu d'une foi précise et qui reste toujours plastique, jusque dans ses spéculations les plus hautes; tandis que le génie de Goethe, tout au contraire, ne saura en quelque sorte où prendre pied dans l'insaisissable abstraction de la métamorphose éternelle. Sollicité de tous côtés à la fois, en plein rationalisme, en pleine critique, au regard de la matière sans limite et sans repos du panthéisme, s'efforçant de voir l'invisible, de toucher l'impalpable, de retenir ce qui fuit, de donner une forme à ce qui n'existe pas encore, une voix à ce qui ne saurait parler, l'artiste est à toute minute en danger de s'égarer, de se perdre au doute profond où s'évanouissent incessamment tous les fantômes et toutes les chimères qui, jusqu'à lui, ont fait le charme ou l'effroi, l'attrait ou l'horreur de l'âme humaine. Et cette âme elle-même, qui garde encore dans la Divine Comédie les apparences de la forme corporelle, elle n'est plus dans l'imagination de Goethe que la monade problématique qui, dépouillée de toute figure, traverse des régions indescriptibles pour s'élever vers une vague béatitude, vers un Dieu sans forme et presque sans nom.
MARCEL.
Ah! bon Dieu! je prévois que je vais regretter l'enfer, peut-être bien même le paradis du Florentin.
DIOTIME.
Je vais vous mettre à même de choisir.—Dès les premiers vers de nos deux poëmes, la différence d'étendue et d'intensité philosophique se marque, et l'on peut en entrevoir toutes les conséquences. Dante, vous vous en souvenez, entre en scène le plus simplement du monde. C'est lui-même qui parle en son propre nom. En quatre tercines, il expose tout ce qu'il a besoin de faire connaître pour préparer l'action qui commence. Il raconte que, à trente-cinq ans, il s'est égaré hors de la droite voie; et qu'un jour, s'étant endormi, il se trouve au réveil dans une forêt sauvage où il a fait les rencontres qu'il va dire.
Goethe ne pourrait plus procéder d'une manière aussi directe. Il n'a plus pour auditoire une foule croyante qui se presse dans les églises pour entendre le récit véritable d'un voyage qu'elle tient pour réel. Personne, dans l'Allemagne du XIXe siècle, ne prendrait le poëte au sérieux, s'il racontait qu'il a fait un pacte avec le diable. Sur ce point, les bonnes femmes de Francfort ne sont guère moins différentes des bonnes femmes de Vérone que Herder ne l'est de saint François d'Assise. Il faudra donc, pour la vraisemblance poétique, que Wolfgang Goethe revête la robe et le bonnet du docteur Faust. Il faudra qu'il nous montre son héros égaré, non plus métaphoriquement dans la forêt obscure, mais véritablement dans les ombres métaphysiques de son propre esprit; épouvanté non plus par trois bêtes féroces, visibles et tangibles, mais par les ignorances monstrueuses de la science humaine, par les insondables mystères de la nature. Il ne lui suffit pas, comme à Dante, de nous dire qu'il est hors de la droite voie; nos curiosités modernes voudront savoir pourquoi et comment il l'a quittée.
ÉLIE.
Je ne vois pas bien la raison de cette différence.
DIOTIME.
La raison, Élie, elle est tirée encore de la différence des conceptions. Il serait d'un intérêt médiocre, vous en conviendrez, de connaître exactement, avec détail, par quelles distractions mondaines, par quel libertinage de l'esprit ou des sens, par quels doutes particuliers sur tel ou tel point de dogme ou de doctrine, par quelles faiblesses accidentelles, par quels entraînements passagers, Dante s'est éloigné de la voie droite. Le nom, l'âge ou l'état de ses pargolette nous importe très-peu; tout au contraint le désespoir de Faust, qui est le grand doute philosophique de la pensée allemande, cette permanente inquiétude de Dieu qui fait à la fois sa faiblesse et sa grandeur, aura droit, dans tous les temps, au plus profond intérêt de tous les hommes. Et c'est pourquoi, au lieu de quelques tercines, Goethe, pour nous bien faire comprendre le trouble de son héros, et ce qui l'a causé, écrira tout un prologue, plusieurs scènes très-longues, et fera intervenir une foule de personnes dont l'Allighieri n'aurait que faire. Goethe ne pourra non plus qu'à l'aide d'une certaine ironie faire arriver devant des spectateurs sans crédulité le démon Méphistophélès, tandis que le magicien de Naples, le sage de Mantoue, le bon Virgile, est au XIVe siècle sérieusement accepté des lettrés, si familier à l'imagination populaire qu'il n'est besoin à Dante d'aucun artifice pour se mettre en rapport personnel avec lui. Virgile aussi, malgré sa réalité historique, n'a pas à beaucoup près, dans la Comédie, la réalité de Méphistophélès dans la tragédie de Faust. Tous deux sont envoyés d'en haut, et ils apparaissent d'une manière surnaturelle; mais le chantre de l'Énéide n'est qu'une ombre qui va faire voir à Dante des ombres. Méphistophélès, au contraire, est une créature en chair et en os. Il ne se bornera pas, lui, à échanger avec Faust quelques courtoisies; il va lui faire signer de son sang sur parchemin un pacte authentique. Conformément à ce pacte, il servira Faust ici-bas; il vivra avec lui de la vie positive, de la vie «du petit et du grand monde;» il satisfera tous les désirs de son maître, sous la condition d'être à son tour, à l'expiration du temps, maître et seigneur de Faust dans l'autre vie.
ÉLIE.
Mais ce petit et ce grand monde, où Faust va vivre avec Méphistophélès, je ne saisis pas leur analogie avec l'enfer et le purgatoire de Dante.
DIOTIME.
La même différence que nous venons de signaler entre Virgile et Méphistophélès, nous la retrouverons entre les deux règnes de Dante et les deux règnes de Goethe. L'enfer et le purgatoire de Faust ont quelque chose à la fois de moins réel et de moins idéal que l'enfer et le purgatoire de la Comédie. Dante, vous l'avez vu, y va de sa personne, mais ce n'est qu'en songe. Il ne fait que regarder, écouter ce qui s'y passe, il n'y prend part à aucune action; il n'y vient ni pour chercher Alceste ou Eurydice, ni pour ravir Proserpine ou délivrer Thésée, ni pour consulter Tirésias; tandis que Goethe, sous le nom et le masque du docteur Faust, au lieu de regarder en rêve un enfer et un purgatoire matériels qui ne feraient plus ni peur ni compassion à personne, vivra effectivement de la vie véritable, et s'y fera à lui-même, par ses fautes et par le sentiment des malheurs qu'elles entraînent, une damnation intérieure. D'un effort courageux, il se dégagera de cet enfer moral, il se purifiera dans un purgatoire intime, jusqu'à ce que, s'élevant toujours par le bon désir, innocenté par l'amour qu'il ressent et par l'amour qu'il inspire, délivré enfin des épreuves de l'existence terrestre, il entre dans les régions supérieures de la vie divine. Et cette vie divine, ce paradis de Goethe, il ne sera pas, comme le paradis dantesque, réalisé, matérialisé (le génie moderne ne pourrait plus tenter de décrire les demeures de Dieu); Goethe nous arrêtera au seuil. Il n'y aura pour son héros d'autre béatitude que le pressentiment extatique d'un dieu prochain, mais incommunicable aux mortels.
MARCEL.
En d'autres termes, Goethe doutait de tout et Dante ne doutait de rien.
Celui-ci est un parfait croyant, l'autre un parfait sceptique.
DIOTIME.
Relisez le quatrième chant du Paradis, mon cher Marcel, vous y verrez si Dante ignorait le doute! Il le fait naître et pousser comme un surgeon au pied de toute vérité.
Nasce per quello, a guisa di rampollo,
Appie del vero il dubbio: ed è nutura
Ch' al sommo pinge noi di collo in collo.
C'est exactement, comme nous allons le voir, la pensée qui inspire à Goethe son Méphistophélès. N'avons-nous pas déjà constaté, d'ailleurs, dans la vie du poëte allemand, combien le scepticisme était contraire à la nature religieuse de son esprit? Goethe considérait avec Spinosa le scepticisme comme une maladie de l'âme, à laquelle il fallait «non dus raisonnements, mais des remèdes.» Sa foi n'était pas moins fervente que celle de Dante.
ÉLIE.
J'ai bien vu que Goethe avait un grand besoin d'adorer et que sa pensée montait naturellement vers Dieu, mais il ne faudrait pas, ce me semble, donner à cette religiosité vague le nom de foi; car enfin, sans la croyance positive à un Dieu personnel, sans la croyance à l'immortalité de l'âme, il n'y a pas de foi, il ne saurait y avoir de religion véritable.
DIOTIME.
Goethe croyait très-positivement en Dieu, mon cher Élie, non pas, à la vérité, à ce Dieu jaloux de la Genèse que l'on dirait inspiré de la Némésis antique et qui ne saurait souffrir la puissance et la noblesse de l'homme; il croyait à un Dieu unique, tout-puissant et conscient, je ne dirai pas beaucoup plus mais beaucoup mieux que Dante, car il ne laissait pas subsister à ses côtés, pendant toute l'éternité, cet anti-Dieu, ce Satan horrible qui demeure à jamais souverain de l'empire infernal. Goethe croyait aussi très-certainement à l'immortalité de l'âme.
ÉLIE.
À l'immortalité, peut-être; mais à la personnalité?
DIOTIME.
Goethe croyait à une âme qui avait, comme Dieu, conscience d'elle-même. Il croyait à une intelligence pure, à une monade humaine (il empruntait volontiers ce mot à la philosophie de Leibnitz), qui, tombée du sein de l'éternité dans l'existence terrestre, n'y épuisait pas toute sa puissance d'intention, et aspirait à remonter vers la monade suprême, vers Dieu, l'objet de son amour «toujours renaissant et toujours satisfait.» Il pensait, comme Épictète, que l'univers se compose d'une immense hiérarchie d'âmes ou de monades; qu'il y a des âmes de rosiers, de fourmis, d'étoiles. Il admettait que les âmes humaines étaient également hiérarchiques et douées d'une vertu d'immortalité variable. Il supposait (et cette supposition lui a fait écrire, dans une des plus belles scènes du second Faust, le choeur des suivantes d'Hélène) que les âmes ou monades inférieures, quand le corps se dissolvait à la mort, retournaient chacune où l'entraînait sa pente naturelle, à la terre, à l'eau, au feu, à l'air; et que, seules, les âmes purifiées de tout élément terrestre, les monades parfaites, essentielles, entéléchiques, comme il les appelait, celles que la raison pure, l'amour désintéressé, avaient gouvernées, entraient dans des régions supérieures, dans une vie plus éthérée, où, douées d'une faculté de développement indéfinie, elles devenaient, selon son heureuse expression: «de joyeuses coopératrices de Dieu dans l'univers.» Soit ressouvenir, soit imagination. Goethe se croyait certain d'avoir passé déjà par des états antérieurs et d'emporter avec lui dans la tombe des forces qui ne trouveraient à se satisfaire que par delà, dans une existence nouvelle. Il nourrissait à cet égard une espérance invincible, s'en remettant volontiers à Dieu, comme Herder, du soin de décider ce qui, de son existence terrestre, aurait mérité de survivre. Mais avec son imperturbable justesse, ne confondant jamais les deux ordres de la connaissance, notre poëte avouait que ces objets de son espoir étaient des vérités de sentiment pour lesquelles, quoi qu'en disent les théologiens, il n'est point de démonstration, autrement qu'insuffisante. Sur ces problèmes éternels, avait-il coutume de dire, les philosophes ne nous apprendront jamais rien de plus que ce que nous dit l'instinct.
ÉLIE.
Si je vous ai bien comprise, Goethe investissait les âmes d'un droit à l'immortalité conditionnel et en quelque sorte facultatif?
DIOTIME.
Il le dit explicitement: «Nous sommes tous immortels, mais nous ne le sommes pas de la même façon;» et ailleurs: «À mesure que nous nous rendons plus raisonnables, nous augmentons nos droits à l'immortalité.» C'était, vous le savez, la doctrine de Spinosa, qui est à Goethe ce que saint Thomas est à l'Allighieri. C'était, avant Spinosa, l'idée de Pythagore, de Platon, d'Épictète.
MARCEL.
Ce que je vois de plus clair dans tout ce que vous venez de dire, c'est que votre Goethe est complètement spinosiste, autrement dit athée.
DIOTIME.
Spinosa est un athée, Marcel, absolument comme Socrate est un corrupteur de la jeunesse, Épicure un débauché, Mahomet un imposteur, Machiavel un scélérat, Voltaire un impie, le docteur Strauss un négateur du Christ. Laissons ces qualifications aux histoires édifiantes. Les impies et les athées, ce sont les bonnes gens qui répètent, sans y regarder, de pareilles choses; car, en vérité, ce serait grande confusion pour Dieu que des intelligences telles que Voltaire, Machiavel ou Spinosa n'eussent aucun rapport avec l'éternel foyer de toute lumière. Goethe était disciple de Spinosa, disciple fervent, il s'en fait gloire; non pas de ce Spinosa qu'un zèle détestable a marqué du signum reprobationis, mais du Spinosa véritable, de notre Spinosa à nous, de celui que j'appelle un saint, tant sa vie a été pure et désintéressée, tant il croyait profondément et passionnément en Dieu.
VIVIANE.
Mais Goethe, pas plus que Spinosa, ne croyait en Jésus-Christ?
DIOTIME.
Goethe, comme les plus éminents entre ses contemporains, comme les premiers initiateurs de ce grand mouvement religieux qui commence à Lessing, à Herder, et qui se continue sous nos yeux, au sein du protestantisme allemand, américain, hollandais et français, par Parker et par ses disciples, croyait à un Christ de plus en plus dégagé des étroites formules de l'orthodoxie, renouvelé et grandi, lui aussi, avec tout l'ensemble des conceptions humaine.
MARCEL.
Vous voulez dire à un Christ de fantaisie, qui n'a aucun rapport avec le
Christ de l'Évangile, n'est-ce pas?
DIOTIME.
Goethe croyait de toute son âme au Christ de l'Évangile, mon cher Marcel; à ce Christ en qui, selon Spinosa, «l'éternelle sagesse de Dieu s'est manifestée plus qu'en aucun autre…»
MARCEL.
Plus qu'en aucun autre homme, apparemment; mais aux miracles qui le font
Dieu? Goethe n'y croyait pas plus que Voltaire.
DIOTIME.
Assurément, Goethe ne croyait pas à ces miracles puérils par qui Dieu, à un certain jour, suspendrait, pour l'ébahissement des esprits grossiers, les lois que, dans son infaillible conseil, il a données de toute éternité à la nature. Il ne croyait pas à ce merveilleux charnel, insupportable aux intelligences élevées, qui change l'eau en vin dans un repas de noces, dessèche le figuier parce qu'il ne porte point de fruits, et pousse les démons dans le corps des pourceaux; cependant, il ne l'expliquait pas à la façon de l'école voltairienne, par la fourbe et la supercherie. Il considérait les miracles comme une création spontanée de l'imagination du peuple; à ce titre, il les respectait.
MARCEL.
Vous voulez dire que Goethe avait pour Jésus-Christ les sentiments qu'il pouvait avoir pour Moïse, je suppose, pour Mahomet, pour Bouddha…
DIOTIME.
Goethe mettait la révélation chrétienne au-dessus de toutes les autres.
MARCEL.
Par quelle raison, s'il ne croyait pas que le révélateur était Dieu?
DIOTIME.
Par la raison, c'est lui-même qui le dit, que le christianisme a apporté aux hommes un sentiment qui n'existait pas auparavant, ou qui, du moins, n'existait que d'une manière voilée: la sanctification de la souffrance (on a trop oublié les stoïciens et, bien avant eux, les héros d'Homère qui disent que les étrangers et les pauvres viennent de Dieu). C'est encore là une de ces grandes pensées qui viennent du coeur et qui abondent, quoi qu'on en ait dit, chez notre poëte. Goethe était chrétien, sincèrement chrétien, au sens le plus vrai et le plus spiritualiste, par cette grande reconnaissance historique et philosophique des mérites divins du christianisme. Il avait coutume de dire que la religion chrétienne était sublime et n'avait nul besoin des preuves de la théologie. Mais il était entré trop avant dans l'idée d'une éducation perpétuelle du genre humain, il admirait trop la grandeur du panthéisme oriental et la beauté du polythéisme hellénique, pour consentir à voir dans l'orthodoxie chrétienne, qui n'occupe qu'un moment dans le temps et dans l'espace, le salut exclusif et définitif du monde.
MARCEL.
Voilà un singulier chrétien; qu'en dis-tu, Viviane?
DIOTIME.
Je ne sais pas trop de quel droit nous serions ici plus exigeants que les saints du quiétisme et que cette «belle âme» chrétienne, Suzanne de Klettenberg, qui ne concevait pas le moindre doute, nous dit Goethe, touchant son salut.
MARCEL.
C'est-à-dire que cette demoiselle voulait faire de Goethe un saint à sa mode, et qu'elle avait probablement un grand faible pour les beaux yeux du jeune néophyte.
DIOTIME.
Mais la Faculté de théologie de l'université d'Iéna, direz-vous qu'elle était sensible aux beaux yeux de Goethe, quand, pour honorer le cinquantième anniversaire de sa naissance, elle lui offrait le diplôme de théologien (encore une ressemblance avec l'Allighieri), lui rendant grâces d'avoir «honoré, encouragé, protégé et avancé les vrais intérêts de l'Église chrétienne?»
VIVIANE.
Je voudrais me faire une idée plus nette de ce que Goethe entendait par l'Église.
DIOTIME.
Goethe qui, malgré sa puissante personnalité, ne croyait à rien de grand que par l'association des coeurs et des volontés, aimait les Églises. Il haïssait, au moins autant que Dante, l'esprit d'inquisition et de domination qu'engendre dans les sacerdoces la prétention à la possession de la vérité absolue; il croyait que vouloir l'immobilité d'une religion, c'est vouloir sa mort; mais il voyait dans la communauté des fidèles un moyen d'édification et de sanctification incomparable.
MARCEL.
Les fidèles à qui et à quoi?
DIOTIME.
Les fidèles à un Dieu grand et bon; les fidèles à une humanité souffrante et méritante; les enfants d'un même père s'aimant les uns les autres, et persévérant ensemble, non dans la minutieuse observance de préceptes et de rites puérils ou ostentatoires, mais dans le culte désintéressé de l'idéal, dans la virile pratique de la justice et de la charité. Et nulle part Goethe ne voyait une telle assemblée de fidèles plus près de se réaliser que parmi les vrais chrétiens.
ÉLIE.
Réalisée, ce me semble, et non pas près de se réaliser.
DIOTIME.
Goethe, tout en faisant sa part, sa grande part à l'Église chrétienne dans l'éducation du genre humain, la trouvait encore trop étroite et trop incomplète. Pour devenir véritablement universelle et conquérir un légitime empire sur les âmes dans le monde tout entier, elle avait, selon lui, quelque chose de très-considérable à accomplir. Il lui restait, en laissant tomber de sa doctrine tout ce qui offense la raison, à se réconcilier pleinement avec la science et avec la philosophie. Il fallait que, au lieu d'exclure, comme elle l'a fait jusqu'ici, les religions antérieures, les schismes et les hérésies, elle leur ouvrit son sein. Il fallait que, à côté des révélateurs et des saints qui lui sont propres, elle fit place, dans un panthéon élargi, aux prophètes, aux saints, aux martyrs de l'humanité, dans tous les temps et chez tous les peuples. Il fallait enfin que, cessant de s'acharner à la possession exclusive et en quelque sorte matérielle d'un Christ dogmatique et surhumain, elle réalisât le type du Christ idéal, type humain d'une perfection toujours croissante, et que, dans une conciliation suprême, conforme au génie de Jésus, mais écartée par l'âpreté violente de ses successeurs, elle osât proclamer à la face du monde, avec la sanctification de la souffrance, la sanctification de la joie.
ÉLIE.
Mais permettez, c'est là une erreur renouvelée des Grecs et des Romains. Les philosophes païens n'ont-ils pas cru longtemps, même après la tentative avortée de Julien, à un Olympe rajeuni, renouvelé par l'admission de toutes les divinités de l'Orient? Platon, dans sa belle interprétation des mythes du paganisme et des fables populaires, ne s'efforçait-il pas d'en dégager le sens religieux? Les habiles et les sages du polythéisme n'ont-ils pas poursuivi très-longtemps la pensée d'une réforme, d'une épuration, d'une idéalisation des croyances païennes dégénérées? Qu'est-il advenu de tout cela? Quand les dogmes et les mythes périssent, force est bien que les cultes périssent avec eux… Oserai-je vous demander où vous trouvez exprimées ces opinions de Goethe touchant le christianisme de l'avenir?
DIOTIME.
Partout, dans ses romans, dans ses poésies, dans ses lettres, dans ses entretiens, dans le cycle entier de son oeuvre, des premières pages de Werther à la dernière scène de Faust, mais nulle part aussi explicitement, d'une manière aussi didactique, que dans son Wilhelm Meister, particulièrement à la fin des Wanderjahre, dans cette mystérieuse initiation des sanctuaires, des tabernacles d'une religion nouvelle, où Goethe s'est fait, comme il l'a dit, le prophète de ses propres songes.
ÉLIE.
Mais, en admettant cette religion progressive, à part la tolérance (et la tolérance, c'est au fond l'indifférence), je ne vois pas du tout ce que gagnerait la morale à perdre la sanction des dogmes. Car je suppose que, en rejetant le dogme chrétien, Goethe rejetait du même coup l'idée de récompense et de châtiment dans une autre vie, cette antique et utile croyance sur laquelle repose, avec la religion, la morale de tous les temps.
DIOTIME.
Les croyances qui inspirent l'Éthique de Spinosa, celles qui ont dicté le Manuel d'Épictète, et les pensées de Marc-Aurèle, ne me laissent, à parler vrai, aucune inquiétude touchant la morale qui en découle, mon cher Élie, bien que cette morale, d'une pureté parfaite, ne cherche d'autre sanction que celle de la conscience intime. Quand les stoïciens déclarent qu'il n'y a de vertu véritable que celle qu'on embrasse avec désintéressement, quand Spinosa écrit que la béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même, je me sens pénétrée pour la nature humaine d'un respect profond qui s'ébranle quoique peu, je l'avoue, au spectacle de ces châtiments et de ces béatitudes, de ces enfers et de ces paradis, que les législateurs des religions dogmatiques ont jugés indispensables pour porter les hommes au bien. Je ne vois pas du tout, par exemple, ce que perdrait la douce morale de Jésus à ne plus s'appuyer sur l'idée juive du Dieu jaloux et vengeur, et sur cette abominable loi du talion imposée par la barbarie des temps à la miséricorde éternelle et infinie.
VIVIANE.
Mettriez-vous au-dessus de la morale chrétienne la morale païenne?
DIOTIME.
La morale des païens, aussi bien celle de Zénon, de Marc-Aurèle et d'Épictète que celle de Pythagore et de Socrate, n'était pas plus pure assurément que la morale évangélique, mais elle avait cet avantage, qu'elle formait l'homme tout entier, pour la vie active, politique et même esthétique. La recherche du beau s'y confondait avec la recherche du juste. Les récits de l'Évangile, au contraire, et après eux les plus beaux livres de la sagesse chrétienne, ne font que reprendre la morale de l'Ecclésiaste pour qui toute chose terrestre est vanité, toute nature corruption. La beauté leur est suspecte et tient de près au péché. Ils n'enseignent que le renoncement; ils ne sont propres qu'à former des ascètes. Ils ont mis dans le monde moderne le marasme, le spleen, le dégoût de la vie. Dans le Nouveau Testament comme dans l'Ancien, le principe même de la société est condamné; le désir de savoir a nom Satan. La civilisation a pour origine le péché de l'homme: les premières villes sont bâties, les premiers arts sont inventés par les méchants, par les fils de Caïn le fratricide, pour écarter de lui jusqu'à l'idée de famille, Jésus, d'ordinaire si doux, n'a que des paroles acerbes. L'image de la vie parfaite, il la tire du lis des champs et des oiseaux du ciel, ce qui devient de jour en jour moins conciliable avec l'opinion et l'état modernes, où tout se fonde sur la science, l'industrie, le travail et l'association; qui récompensent des plus grands honneurs les grandes poursuites de l'esprit, les découvertes, les entreprises; où la vie contemplative ne s'appellerait plus que la vie oisive.
MARCEL.
Mais il me semble que la vertu stoïcienne, qui menait à la résignation conjugale de Marc-Aurèle et un suicide de Caton, reposait bien aussi sur l'idée du renoncement, et qu'elle n'était pas exemple d'exagération.
DIOTIME.
La résignation débonnaire de Marc-Aurèle aux déportements de Faustine, c'est encore là une histoire édifiante, inventée pour ridiculiser la sagesse païenne. Quant au suicide de Caton, c'était l'acte d'une volonté libre qui savait préférer, à une certaine heure, dans certaines circonstances fatales, la mort à la vie; tandis que l'idéal même de la perfection chrétienne ferait de toute la vie un long suicide. La morale stoïcienne avait pour fondement, il est vrai, la parfaite soumission à la nécessité des choses. Pour procurer à l'homme la liberté intérieure, elle mettait le frein aux sens, à l'emportement des passions, mais elle ne commandait rien qui ne fût selon la nature. Avec un sentiment profond de la mesure, de cette mesure souveraine qui fait la perfection de l'art grec, elle visait à faire des sages non des saints, des hommes, non des anges, des actions excellentes, non des miracles. Elle ignorait ces excès, ces tensions de l'imagination chrétienne qui touchent à l'insanité ou à l'insincérité, tant elles semblent contraires à la raison. Elle ne conseillait pas l'abstinence et l'humilité, mais la frugalité et la modestie. Elle ne souhaitait pas la maladie, comme Pascal, parce qu'elle est «l'état naturel du chrétien,» elle se contentait de dire avec Épictète: «Si tu supportes la fièvre comme il convient, tu as tout ce qu'il y a de meilleur dans la fièvre.» Elle ne contristait pas la nature enfin, elle n'amoindrissait pas la vie; elle ne fuyait pas le monde, comme le voudraient nos moralistes chrétiens; elle enseignait à y vivre courageusement, modérément, justement, en y pratiquant, non pas cette vertu servile et superstitieuse qui ploie sous la tyrannie céleste ou terrestre, mais cette vertu noble et libératrice qui s'appuie sur le droit et résiste énergiquement à toute usurpation, à toute tyrannie d'où qu'elle vienne, de César ou de Jupiter. De cette grande vertu sociale et politique des âmes républicaines, on ne trouve aucune trace dans l'Évangile. Elle n'y pouvait pas même être soupçonnée, tant elle était étrangère à la nation juive, à la personne contemplative de Jésus et aux circonstances du petit troupeau galiléen qui le suivait. Mais, après le long intervalle du moyen âge où le mysticisme chrétien l'avait obscurcie, elle a reparu lumineuse; elle a parlé avec force et gravité par la bouche du juif Spinosa; elle a retrempé le christianisme de Herder; elle a revêtu enfin, dans l'oeuvre de Goethe, sa forme idéale…
Mais si nous continuons à disserter de la sorte sur Dieu, sur l'immortalité, sur l'Évangile, sur le stoïcisme, sur tout au monde, vous me ferez perdre entièrement de vue mon sujet, et je m'en irai à l'aventure, au plus loin de Faust…
VIVIANE.
Vous avez raison; pour ma part, je tâcherai de ne plus interrompre.
DIOTIME.
Vous avez vu que la tragédie de Goethe repose, comme la Comédie de Dante, sur la donnée première des communications surnaturelles entre le monde terrestre et le monde céleste. Dès le prologue de Faust, le poëte germanique frappe l'accord qui nous ouvre les régions merveilleuses de la mythologie chrétienne. Nous sommes en pleine légende. La scène se passe dans le ciel. Les personnages sont Dieu le Père, les trois archanges, un suppôt de Satan, le démon Méphistophélès. Celui-ci, qui paraît en assez bons termes avec le Seigneur, vient de temps en temps causer avec lui et l'entretenir de ce qui se passe sur la terre. Cette fois le bon Dieu lui demande des nouvelles du docteur Faust, qu'il appelle son serviteur et qu'il qualifie d'homme juste. Méphistophélès, impatienté de ces louanges données à une espèce de fou, à un métaphysicien tout absorbé à la recherche de l'infini et qui ne sait rien de la vie réelle, veut gager avec le Seigneur qu'il ne lui sera pas difficile de tenter cet esprit malade et de l'entraîner hors de la droite voie. Le Seigneur, en souriant, accepte la gageure, bien certain qu'il est de ne pas la perdre, l'homme dans ses obscurs instincts ayant toujours, dit-il, conscience du droit chemin.
MARCEL.
À la bonne heure! Voici un bon Dieu qui parle fort bien. Il est de l'avis de la demoiselle de Gournay, cette aimable fille de notre grand Montaigne, laquelle écrit quelque part: «L'homme naît à la suffisance et à la bonté tout ainsi que le cerf naît à la course.»
DIOTIME.
Après quelques paroles courtoises, échangées entre le bon Dieu et le démon, Méphistophélès quitte le ciel, et l'action terrestre commence.
MARCEL.
C'est la vieille histoire de Job. Mais qu'est-ce au juste que ce démon qui n'est pas Satan en personne, et d'où vient ce nom de Méphistophélès?
DIOTIME.
Le nom de Méphistophélès, donné par Goethe à son démon, n'est qu'une variante du Méphistophel, Méphostophiles ou Méphistophilus qui figurent dans la légende, du Méphistophlès des marionnettes et du Méphostophilis de Marlowe. Les commentateurs ne s'accordent pas entièrement sur sa signification. On le suppose provenant d'une mauvaise étymologie grecque, et voulant dire ou bien celui qui n'aime pas la lumière ou bien celui qui aime Méphitis, la divinité qui préside aux miasmes. Quant au caractère moral de Méphistophélès, il est tout simplement, dans les livres populaires, le tentateur des Écritures, qui promet à nos premiers parents de les rendre semblables à Dieu, et qui offre à Jésus la domination sur tous les royaumes de la terre. Goethe, en transformant la légende du XVIe siècle selon le génie du XIXe, fait de son démon une incarnation du doute et de l'ironie inhérents à l'esprit humain. Son Méphistophélès est le Satan moderne, le Satan de bonne compagnie, comme l'a si bien dit Lamartine, le galant cavalier qui porte l'épée au côté, la plume au chapeau, le manteau court sur l'épaule, qui se fait appeler M. le baron et sait par coeur son Voltaire. C'est à peine si, au sabbat, les sorcières le reconnaîtront, tant il sent peu son enfer, si lestement il a dépouillé les attributs du vieux diable. Un des interprètes les plus profonds de Faust, le biographe de Hegel, Karl Rosenkranz, incline à croire que Goethe, en créant ce diable contemporain, a voulu en quelque sorte dédoubler son héros, et que Méphistophélès, à la façon des sorcières dans Macbeth, personnifie la lutte intime des passions ambitieuses dans l'âme de Faust. Ce qui est certain, ce qui est clairement énoncé dans le prologue, c'est que, aux yeux du poëte, le mal personnifié dans Méphistophélès n'est pas le mal absolu, infernal, de la théologie chrétienne, mais le mal relatif, inséparable de la condition humaine et qui, dans l'ordre universel, est subordonné au bien.
ÉLIE.
C'est là encore, si je ne me trompe, une idée toute spinosiste. Spinosa ne dit-il pas quelque part que rien n'arrive dans l'univers qu'on puisse attribuer à un vice de la nature?
DIOTIME.
En effet.—Méphistophélès, c'est lui-même qui le dit, voudrait le mal, mais quoi qu'il fasse, finalement, il se trouve avoir coopéré au bien. Il est railleur des ambitions spéculatives de l'homme et de sa prétention à la vie angélique; il est sensuel et libertin, convoiteux des plaisirs charnels; mais il n'est ni athée ni même méchant à outrance. Il a compassion des pauvres humains; il se fait quelque scrupule de les tourmenter; il se plaît dans la société du bon Dieu, qui, à son tour, le souffre et lui permet d'en agir à sa guise, afin d'exciter par la tentation et la contradiction la paresse naturelle de l'homme. Aussi Méphistophélès, tout en se flattant d'entraîner Faust à la perdition, va-t-il lui servir d'aiguillon et le pousser, de curiosité en curiosité, d'erreur en erreur, vers une vie plus haute. Nous en sommes avertis dès le prologue. Le sourire du Seigneur nous rassure, non-seulement quant au salut de Faust, mais encore quant au châtiment du démon, le Père Éternel voulant la confusion de Méphistophélès, non sa réprobation, et n'ayant d'autre but, en acceptant la gageure, que d'amener la créature démoniaque à reconnaître la bonté native de la créature humaine. Il paraît même que, à l'origine, Goethe avait formé le plan plus hardi de réhabiliter entièrement, de sauver Méphistophélès. Il avait pour lui un faible; il ne lui déplaisait pas du tout qu'on le reconnût lui-même dans son cher démon. Il avouait à son ami Merck, qui ne s'en offensait pas, lui avoir emprunté, pour en douer Méphistophélès, les traits les plus piquants de son esprit railleur et cette verve satirique qui tant de fois avait contenu et ramené à la raison les élans désordonnés, les enthousiasmes excessifs de notre jeune Werther. Méphistophélès, dans la conception de Goethe, n'est donc pas un obstacle au salut, mais un agent du salut, agent dont le concours est nécessaire, quoique subalterne. C'est en ce sens qu'il n'est pas très-différent du Virgile de la Comédie.
VIVIANE.
Comment cela?
DIOTIME.
Le Virgile de la légende, vous vous le rappelez, s'il n'est pas précisément un démon, est du moins un sorcier, un magicien. Il n'a pas connu le vrai Dieu; Dante le met au premier cercle de l'enfer,
Nel primo cerchio del carcere cieco.
Il fait de lui le représentant de la raison naturelle, de la sagesse antique, comme Méphistophélès est le représentant du doute, de la critique, qui sont les éléments essentiels de la sagesse moderne. Virgile, pas plus que Méphistophélès, ne saurait entrer au paradis. Il quitte Dante au seuil, non pas, il est vrai, moqué, bafoué comme le sera Méphistophélès par les anges qui lui enlèveront l'âme de Faust, mais négligé, oublié, nous l'avons vu, se reconnaissant lui-même un guide indigne, inutile du moment que l'âme du poëte s'est ouverte à la sagesse divine qui lui apparaît sous les traits de Béatrice.
ÉLIE.
Je trouve votre interprétation ingénieuse; mais j'ai besoin d'y réfléchir avant de l'adopter, car, je l'avoue, elle me surprend un peu.
DIOTIME.
Pas plus que pour tout le reste, Élie, je ne vous demande ici d'entrer dans mon sentiment sans le contrôler. Mon désir, c'est que, en nous quittant, vous emportiez de nos entretiens l'envie de relire les deux poëmes, et que, de la comparaison que je vous aurai suggérée, il naisse dans votre esprit quelques clartés nouvelles. Mais où en étais-je restée?
VIVIANE.
Vous ne nous avez parlé encore que du prologue de Faust.
DIOTIME.
La scène s'ouvre, comme dans la Comédie; aux premiers jours du printemps. C'est le moment où, selon la légende, le monde a pris naissance; c'est, pour l'Église chrétienne, le temps sacré de l'incarnation et de la résurrection du Sauveur. C'est, en astrologie, l'heure où brillent les constellations propices. En Allemagne comme en Italie, la douce saison, «la dolce stagione,» se célébrait en des fêtes charmantes.
ÉLIE.
Il n'y a pas longtemps que je lisais dans une lettre de Pétrarque le récit d'une fête du printemps à laquelle il assistait à Cologne. On ne peut rien imaginer de plus poétique. Ce devait être un reste de quelque solennité païenne. De longues processions de femmes, vêtues de blanc et ceintes de guirlandes, descendaient en chantant des cantiques sur les bords du fleuve. Elles lui portaient en offrande des touffes d'herbes symboliques qui, jetées au courant des flots rapides, entraînaient avec elles tous les malheurs de l'année.
MARCEL.
Il existe encore à cette heure une coutume toute semblable au royaume de Siam. Un marin de mes amis, qui a fait partie de l'expédition en Cochinchine, m'a décrit ce que les bouddhistes appellent le Jour du pardon. Pour apaiser l'ange du fleuve, que l'on suppose irrité de la souillure de ses eaux, les talapoins et généralement tous les bons bouddhistes viennent sur le rivage réciter à haute vois de longues oraisons fluviales. Jusque très-avant dans la nuit, au son des instruments de musique, à la lueur des torches et des lanternes, on lance incessamment au flot des dons de toute sorte, ex-voto, amulettes, images peintes ou sculptées, monnaies d'or et d'argent, barques et radeaux chargés de fleurs et de fruits. Il paraîtrait que c'est le spectacle le plus curieux, le plus bariolé, le plus pittoresque du monde.
DIOTIME.
Pour nos deux poëtes, le printemps était la saison sacrée. Ce fut dans les fêtes de mai qu'apparut pour la première fois à Dante Béatrice Portinari, en compagnie de sa jeune amie Vanna, qui fut plus tard l'amante de Guido Cavalcanti et qui avait pour surnom de beauté, per sopranome di bellezza, Primavera. Quant à Goethe, il appelait le printemps la saison lyrique, et se plaisait à y voir éclore ses créations les plus chères. Mais, non contents de commencer leur poëme à l'aube de l'année, Dante et Goethe veulent encore qu'il s'ouvre à l'aube du jour.
Temp' era del principio del mattino,
dira l'Allighieri, en gravissant, au sortir du sommeil, la colline éclairée des premiers feux du matin. Ce sont les matines de Pâques, chantées aux lueurs crépusculaires du jour de la résurrection, qui vont arracher Faust aux appréhensions de la nuit, aux ténèbres de son propre coeur.
Il est là, le vieux docteur, seul et pensif sous les sombres voûtes du laboratoire; il est là, tel que l'a vu Rembrandt, assis sur son fauteuil vermoulu, dans une atmosphère épaisse, entouré de livres poudreux, de parchemins enfumés, de crânes, de squelettes, d'appareils et d'instruments de toute sorte, gisant pêle-mêle et dans un désordre affreux. Il a passé depuis longtemps, lui, «la moitié du chemin de notre vie;» il a perdu la droite voie, mais ce n'est pas dans la poursuite des plaisirs et des cupidités mondaines, dans les sentiers fleuris des vanités, c'est dans l'âpre recherche de cette science terrible du bien et du mal que notre premier père a payée de l'exil et de la mort. Au moment où le démon obtient la permission de le tenter, Faust n'est pas, comme Dante, endormi dans l'oubli de Dieu: il veille en proie aux tourments d'une âme ardente qui voudrait posséder Dieu à tout prix. Richesses, honneurs, plaisirs, amours, amitiés, toutes les joies périssables, Faust a tout négligé, tout dédaigné pour se vouer sans réserve à l'étude des lois éternelles, à la pénétration des causes. S'il a vieilli prématurément, s'il a pâli dans la solitude, c'est par amour pour la science, et par désir du bien de ses semblables; parce qu'il aurait voulu découvrir une vérité «capable de convertir les hommes et de les rendre meilleurs.» Philosophie, médecine, jurisprudence, théologie, magie même, toutes les sciences humaines, divines ou infernales, Faust a tout étudié, tout approfondi. Il sait tout ce qu'on peut savoir; il sait de plus «qu'on ne peut rien savoir.» Il est las de l'aridité des spéculations métaphysiques, las des formules de l'école. Il compare sa vie au vent d'automne qui souffle sur les feuilles sèches. Il sourit amèrement à la puérilité des satisfactions humaines, à l'éclat de la vaine gloire, au bruit de son nom, à la reconnaissance des hommes simples qui se croient guéris par son art, tandis qu'ils ne le sont que par la nature. Le mensonge des choses d'ici-bas répugne à sa conscience austère. Les élans de sa grande âme se heurtent et se blessent incessamment aux limites de son existence terrestre. Sa patrie est ailleurs. Son esprit, fait à l'image de Dieu, voudrait entrer en commerce avec ses pareils, les esprits divins qui président à l'harmonie des mondes, et plonger avec eux au sein toujours vivant de la nature infinie. À l'aide des formules de la magie qui lui sont familières, Faust évoque les esprits invisibles; il les interroge. Leur apparition fugitive, leurs réponses énigmatiques le consternent, car il voit que, s'il a eu la puissance de les appeler, il ne saurait ni les retenir ni les comprendre. C'est alors que le désespoir s'empare de lui, et que, n'attendant plus rien de la vie, il s'adresse à la mort. D'une main hardie il saisit la coupe des aïeux; il y verse le breuvage libérateur.
L'invocation de Faust, ce chant sacerdotal d'un sacrifice dont il est à la fois le prêtre et la victime, atteint aux plus sublimes hauteurs où puissent s'élever l'âme et la poésie. Pour Faust, la mort n'a rien de lugubre. Il n'y voit ni une fin, ni un néant, ni même un sommeil dans la tombe. Les images sous lesquelles elle s'offre à lui sont toutes de mouvement. C'est la vague qui l'emportera comme Dante «dans la grande mer de l'Être;» c'est le char de feu qui le ravira jusqu'aux sphères célestes:
Zu neuen Ufera lockt ein neuer Tag,
Ein Feuerwagen schwebt, auf leichten Schwingen,
An mich heran!
Le suicide de Faust a plus de grandeur encore que le suicide de Caton; car, en rejetant la vie, Faust ne proteste pas seulement, comme le vertueux Latin, contre l'esclavage politique dans la prison romaine: il proteste, vaincu dans le combat avec Dieu, contre l'esclavage de l'humanité dans sa prison terrestre.
Et pourtant, combien il faut peu de chose pour que Faust renaisse à l'espérance et pour que la coupe fatale échappe à sa main!
Un souvenir, le son lointain d'une cloche, un chant d'église, lui rappellent la fête de Pâques, où jadis son enfance heureuse célébrait, avec le retour du printemps, la résurrection du Sauveur des hommes. Il s'attendrit en songeant aux consolations apportées à la terre par le miséricordieux crucifié. Toute l'austérité de sa pensée s'amollit. Un souffle de tendresse dissipe les noires vapeurs amassées dans son cerveau par la science solitaire. Tout à l'heure, il va se faire simple avec les simples, enfant avec les enfants. Suivi de son disciple Wagner, il va se mêler à la foule des promeneurs, dont les gais propos, les rires, les chansons célèbrent à leur manière la fête chrétienne. Mais le spectacle de la vie extérieure ne saurait longtemps captiver l'âme de Faust. Lassé bientôt de ces joies bruyantes, il s'assied à l'écart; il contemple les magnificences du soleil couchant; son inquiétude renaît, sa soif de la lumière éternelle. Il voudrait suivre les rayons de l'astre qui va quitter notre hémisphère. Il envie à l'aigle son aile, à l'alouette son chant, à la grue qui traverse les airs la puissance de l'instinct qui la guide. Il appelle à son aide les génies qui planent invisibles entre la terre et le ciel, il les adjure de remporter avec eux dans l'espace. C'est alors qu'apparaît Méphistophélès. Sous la figure d'un chien, il s'attache aux pas de Faust; il le suit à son retour dans la ville; il entre avec lui dans le laboratoire. La nuit est venue.—Cette longue exposition terminée, qui dans la Comédie n'occupe que la moitié d'un chant, l'action proprement dite, la tentation va commencer.
Je suppose, ma chère Viviane, que vous n'avez pas eu de peine jusqu'ici à reconnaître, sous les traits de Faust, Wolfgang Goethe, à cette première période de sa jeunesse où nous l'avons vu, profondément troublé par l'incertitude et la discordance des choses de la vie, se jeter tout éperdu à l'enthousiasme de la mort.
VIVIANE.
La fiction est transparente, et Dante n'est pas plus Dante, ce me semble, que Faust n'est Goethe.
DIOTIME.
Un coup d'oeil sur la relation qui se noue entre Faust et Méphistophélès nous rendra plus sensible encore cette identité. Bien loin que le suicide de Faust et sa tentation nous soient donnés par Goethe comme un signe de déchéance, il les entoure d'une solennité religieuse. C'est au moment où l'âme de Faust vient de s'exalter dans la contemplation d'un grand spectacle de la nature, c'est lorsque, absorbé dans une profonde méditation, ému, attendri, il cherche d'un coeur droit «mit redlichem Gefuhl,» pour le mettre à la portée de tous, le sens véritable des Évangiles, c'est à l'heure du recueillement et d'un pieux travail que Méphistophélès, quittant son apparence de chien, se présent au grave docteur. De même, lorsque Faust consent à se laisser arracher par le démon à ses rêveries solitaires, pour se jeter avec lui au train du monde, lorsqu'il va signer le pacte et qu'il en dicte fièrement les conditions, il se montre de tout point supérieur à celui qu'il appelle avec dédain «un pauvre diable,» et la pensée intime du poëte devient manifeste. Faust n'admet pas un instant que l'esprit de l'homme puisse être compris de Méphistophélès et de ses pareils. «Si tu peux m'abuser par les flatteries, lui dit-il, de telle sorte que je me plaise à moi-même, si tu peux me séduire par la jouissance, si jamais je goûte le repos dans le plaisir, que ce soit là mon heure dernière et que mon âme soit ta proie!»
Mais que veut-il donc, qu'attend-t-il du démon, ce dédaigneux Faust? Lui-même il va nous le dire; il y va insister de peur qu'on ne s'y méprenne. «Tu m'entends bien, dit-il à Méphistophélès, il n'est pas question de plaisir. Mon esprit, guéri du désir de savoir, veut vivre désormais de la vie active, et telle qu'elle est faite à l'humanité tout entière. Je veux étreindre tout ce que la destinée humaine enferme de bien et de mal; toutes ses douleurs, toutes ses joies, je les veux ressentir; je veux éperdument me plonger dans l'immense tourbillon de son activité sans relâche; puis, comme elle et avec elle, à la fin, être brisé!»
Vous le voyez, à peine l'âme de Faust a-t-elle perdu l'espoir de pénétrer par la science et par la philosophie jusqu'à l'essence de Dieu, que, intrépide, elle se jette à l'espoir de pénétrer par le sentiment, par l'action, jusqu'à l'essence de l'humanité. Serait-ce là une défaillance, une dépravation de sa noble nature? Aucunement. C'est une ambition moindre à laquelle il se résigne, après qu'il a reconnu vaine son ambition première. De vulgaires appétits, de lassitude, nulle trace dans les conditions altières de son pacte démoniaque. Nous y sentons toujours le même Faust dont l'âme est «habitée de Dieu.» Nous y sentons notre insatiable Goethe dans la fougue généreuse, et que l'on disait endiablée, de son ardente jeunesse.
MARCEL.
Pardon si je vous interromps. Vous venez de nous dire que Méphistophélès quittait son apparence de chien; pourquoi ce chien? aurait-il, comme les bêtes de la Comédie, un sens allégorique?
DIOTIME.
Dès l'antiquité, le chien est un animal démoniaque. La déesse protectrice des sorcières, Hécate, Luciféra, se plaît à ses aboiements. Elle-même, elle prend souvent la forme d'une chienne. De la sorcellerie païenne, le chien magique passe dans la sorcellerie chrétienne; de la légende d'Apollonius de Tyane, le chien noir passe dans celle d'Agrippa, le nécromancien allemand. Celle-ci nomme le chien du plus ancien Faust, qui n'est autre que le diable en personne, Proestigiar. Goethe, que nous avons vu très-superstitieux, n'était pas exempt d'une certaine antipathie fort peu rationnelle pour la race canine.
Mais continuons. La supériorité morale de Faust sur Méphistophélès se marque de plus en plus à mesure qu'on avance dans le drame. Quand Méphistophélès, qui a promis à Faust de lui faire faire un cours complet du petit et du grand monde, le mène à la taverne d'Auerbach, rendez-vous de gais compagnons et d'étudiants en goguette, quand il le conduit à la cuisine de la sorcière pour y boire le philtre qui lui rend la jeunesse, Faust n'exprime que répugnance et dégoût. Dans la taverne, il assiste, impassible, aux expansions bruyantes de l'insipide orgie, et n'exprime qu'un désir, celui de quitter de tels lieux. Chez la sorcière, son dégoût est au comble. Mais là, tout à coup, dans un miroir magique, il aperçoit une figure de femme qui attire et captive son regard. Cette femme qui ne ressemble à aucune autre, cette apparition céleste, cette beauté pure dont la seule image, au milieu des laideurs d'une basse sorcellerie, le fait tressaillir d'amour, c'est Marguerite.
MARCEL.
Je vous admire, Diotime. Vous avez le talent de l'Église catholique en son premier génie; vous transformez les démons en saints ou en quasi-saints. Vous venez de nous habiller très-joliment Méphistophélès en Virgile; je suis curieux de voir comment vous allez vous y prendre pour vêtir la petite Gretchen des rayons de Béatrice.
DIOTIME.
Si vous voulez, nous dirons auparavant deux mots de l'idée générale que nos deux poëtes se faisaient de la femme, de son caractère, de sa vocation, de sa puissance morale; vous comprendrez plus aisément l'analogie que je crois voir entre Marguerite et Béatrice.
MARCEL.
Je suis on ne peut plus curieux, sérieusement curieux, quoi que vous en puissiez croire, de connaître, à cet égard, vos idées.
DIOTIME.
Pour Goethe comme pour Dante, mon cher Marcel, la femme dans ce qu'on pourrait appeler sa double nature, doublement mystérieuse et sacrée, la femme vierge et mère est un être supérieur à l'homme.
MARCEL.
Mais pourquoi? Elle est visiblement inférieure en force physique; elle est inférieure en génie, car elle n'a jamais rien inventé; et quant à son être moral, il me semble que les récits bibliques ne laissent aucun doute sur son infériorité.
DIOTIME.
À mes yeux, il n'y a ni supériorité ni infériorité d'un sexe sur l'autre. Les deux sexes ont des dons qui leur sont communs, et chaque sexe a une supériorité qui lui est propre. Mais si je devais traiter à fond ce sujet, il me faudrait vous dicter tout un livre; cela ne vous amuserait guère, et ce n'est pas ici le lieu. Nous n'avons besoin de savoir en ce moment qu'une seule chose: l'opinion de nos deux poëtes. C'est poétiquement que Dante et Goethe mettent la femme au-dessus de l'homme. Dante, tout pénétré de l'idéal catholique, tel qu'il s'est dégagé peu à peu des rudesses bibliques et des sévérités qui restent encore dans l'Évangile, a mis dans la prière de saint Bernard, au dernier chant du Paradis, toute la sublimité de son sentiment, tout son idéal de l'amour féminin. Béatrice, dans ses cantiques, semblablement à Marie, est toute beauté, toute grâce, toute miséricorde, toute compassion. Même au sein de la béatitude, elle se trouble à la vue des périls de Dante; elle est remplie d'angoisses pour son ami; pour «son ami qui n'est point l'ami de la fortune,»
L'amico mio e non della ventura.
dit-elle avec une subtilité charmante et toute féminine. Elle a une hâte, une impatience toute féminine aussi, de le voir délivré des ténèbres et des bêtes féroces. Elle presse Virgile de voler à son secours: au secours de son fidèle, de «celui qui l'aima tant et qui sortit pour elle de la foule du vulgaire.» Ses beaux yeux, «plus brillants que les étoiles,» se voilent de pleurs. Elle veut être consolée,
L'aiuta si ch' io ne sia consolata.
ÉLIE.
Est-ce que cette compassion, ces larmes, ce besoin de consolation dans le ciel, sont bien orthodoxes?
DIOTIME.
J'en doute; comme aussi du plaisir qui s'accroît dans les âmes bienheureuses quand elles peuvent satisfaire aux questions de Dante,
Per allegrezza nuova che s'accrebbe,
Quand' io parlai, all' allegrezze sue.
C'est le sentiment que nous verrons exprimé aussi dans le ciel de Faust quand le Père Séraphique et les jeunes anges s'exaltent dans la joie de voir arriver l'âme pardonnée du pécheur. En plusieurs rencontres déjà nous avons vu que nos poëtes, tout en traitant un sujet tiré de la légende chrétienne, en usaient librement avec l'orthodoxie, et qu'ils avaient, l'un et l'autre, de ces belles inconséquences sans lesquelles la plupart des dogmes seraient inacceptables. La compassion de Béatrice descendue en enfer pour secourir Dante, la joie qu'éprouve son royal ami, Charles Martel, à le revoir au ciel de Vénus, c'est la protestation éternelle du coeur humain qui repousse l'indifférence dogmatique des béatitudes du paradis, aussi bien que la justice implacable des châtiments de l'enfer.—Mais je reprends. Dante ne conçoit son propre salut, comme le salut de l'humanité, que par la médiation de cet amour miséricordieux, désintéressé, de cette grâce par excellence et véritablement divine qui réside au sein de la femme. C'est le rayon des yeux de Béatrice qui l'attire à sa suite dans la droite voie, tant qu'elle demeure ici-bas; c'est après qu'il l'a perdue qu'il se perd lui-même. C'est elle qui l'avertit, par des songes et des révélations, des dangers qui le menacent; c'est dans l'espoir de la retrouver, sur l'assurance que lui en donne Virgile, qu'il prend courage et s'avance au travers des flammes d'enfer. C'est par «l'occulte vertu qui d'elle émane,» qu'il peut gravir la montagne purificatrice. Parvenu au seuil de la béatitude, Dante reconnaît humblement «la grâce et la vertu, la puissance et la bonté, la magnificence de la femme aimée, qui l'a conduit de la servitude à la liberté, des choses mortelles aux choses divines, de la perdition au salut.»
Dal tuo podere e dalla tua bontate
Riconosco la grazia e la virtute.
Tu m'hai di servo tratto a libertate
Per tutte quelle vie, per tutt' i modi
Che di eio fare avean la potestate.
C'est le même idéal de la grâce féminine qui inspire à Goethe, au quatrième acte de Faust, les vers admirables où il décrit l'apparition céleste de Marguerite, ce mystérieux regard, cette forme pure qui s'élève dans l'éther et qui attire à elle «le meilleur de son âme.»
Wie Seelenschönheit steigert sich die holde Form.
Lös't sich nicht auf, erhebt sich in den Aether hin,
Und zieht das Beste meines Innern mit sich fort.
Et cette conception platonicienne de la beauté, de l'amour, Goethe la met à la fin de son poëme dans la bouche de la Reine du ciel:
Komm! hebe dich zu höhern Sphären!
Wenn er dich ahnet, folgl er nach.
«Viens, élève-toi vers des sphères supérieures; s'il te pressent, il te suivra,» dit la Mater Gloriosa à Marguerite déjà transfigurée.
MARCEL.
Béatrice est semblable par un de ses aspects à Marguerite, elle symbolise comme elle l'amour pur, je le veux bien; mais Béatrice est aussi, dans les cantiques, la sagesse. Elle n'a jamais failli, que je sache; elle expose à Dante les vraies doctrines; elle parle pour le moins aussi bien que saint Thomas. Elle ressemble à la Dame Philosophie, à la superbe stoïcienne qui consolait Boëce, beaucoup plus qu'à cette ignorante Gretchen qui n'a jamais rien appris qu'un peu de catéchisme, qui se laisse abuser comme une pauvre villageoise qu'elle est, qui tue ou fait tuer, sans trop s'en douter, sa mère, son frère, son enfant, et qui perd à la fin de la tragédie le peu de bon sens, le peu d'esprit qu'elle avait au commencement.
DIOTIME.
À la fin de la première partie, Marcel; mais dans la seconde, où nous la verrons reparaître transfigurée, elle sera aussi puissante dans son humilité que l'altière Béatrice. Je ne veux pas nier cependant que votre remarque ne soit juste en une certaine manière. Marguerite, même dans la gloire céleste, reste toujours la candide et simple jeune fille qui a péché, qui a souffert. Una Poenitentium est son nom. Elle n'est ni une stoïcienne ni une héroïne, la pauvre enfant, mais une douce chrétienne. Elle n'a jamais rien su, rien voulu ici-bas qu'aimer, aimer de ce profond amour du coeur où les sens n'ont qu'une part inconsciente; et c'est pourquoi elle est demeurée pure, innocente jusque dans le crime, et c'est pourquoi, lorsque l'âme de Faust est tout éblouie encore des splendeurs célestes, elle est appelée à l'initier aux clartés du jour nouveau.
Vergönne mir ihn zu belehren.
Noch blendet ihn der neue Tag.
MARCEL.
Je vous avoue que je trouve cet idéal tout chrétien assez étrange et fort peu d'accord avec ce qu'il y avait de si païen dans le génie de Goethe.
DIOTIME.
Rassurez-vous, Marcel. L'idéal païen ne perdra pas ses droits dans le poëme germanique. Pour l'y introduire, Goethe va dédoubler son type de femme. De même qu'il a représenté la nature virile sous deux faces dans la figure de Faust et de Méphistophélès, ainsi il montrera son Éternel-Féminin, sous son double aspect antique et moderne, dans la personne d'Hélène et de Marguerite. La légende l'autorisait comme Dante à cette introduction de l'élément païen dans son action chrétienne.
Mais n'anticipons pas trop sur la marche du drame. Nous n'en sommes encore pour le moment qu'à l'apparition de l'image de Marguerite dans le miroir de la sorcière. L'amour qui s'allume à sa vue dans l'âme de Faust et qui va former le noeud de la tragédie, a été célébré chez nous par tous les arts; il a obtenu grâce en France pour la philosophie du poëme. Rappelons brièvement son caractère et son développement. Lorsque Faust est conduit par Méphistophélès dans le modeste réduit de la jeune fille absente, à la vue de cet asile où s'écoulent ignorés des jours d'innocence, dans ce «sanctuaire,» c'est l'expression que Goethe ne trouve pas trop haute, Faust est saisi de respect. La présence de Méphistophélès, dans un tel lieu, l'importune; il le congédie; resté seul, il ouvre son âme à l'ineffable suavité de cette atmosphère de paix. Il contemple le fauteuil vénérable de l'aïeule; d'une main tremblante, il soulève les rideaux du lit virginal; il frémit à la pensée qu'il pourrait vouloir séduire tant de candeur. À Méphistophélès survenu brusquement pour l'avertir que Marguerite est là qui va rentrer: «Partons, partons, dit-il en s'éloignant avec précipitation, jamais, non jamais je ne reviendrai!»
Dans la promenade au jardin, ménagée par Méphistophélès qui poursuit son plan de séduction, les paroles de Faust à Marguerite sont empreintes encore d'un respect profond. Il admire du meilleur de son coeur, comme le plus beau don de la nature, la simplicité de la jeune fille; l'amour qu'elle lui inspire, il le sent «inexprimable, divin, éternel.» La fin d'un tel amour, s'écrie-t-il exalté, ce serait le désespoir! Non; point de fin! point de fin!
Qu'en dites-vous, Élie? Est-ce bien là le sceptique, le libertin, le poëte indifférent que la critique française a découvert en Goethe, et qu'il n'est pas permis de comparer à Dante?
ÉLIE.
J'ai bien peur que vous n'arrangiez un peu tout cela à votre belle façon imaginative.
DIOTIME.
Aucunement, je vous jure. Et ce que j'essaye de vous rendre dans ma prose sans génie, il n'est besoin de vous le dire, n'approche ni de près ni de loin des élans passionnés de la poésie de Goethe.
Le monologue de Faust sur les cimes alpestres où il a fui le tentateur, est d'une poésie plus profonde encore que le monologue si célèbre du commencement. Arraché par un effort de sa volonté à l'entraînement des sens, l'âme de Faust a repris l'empire d'elle-même. Au souffle pur des hautes solitudes, elle se rouvre au sentiment de la vie universelle. Mais le démon ne le laisse pas longtemps à ses contemplations. Il accourt vers lui; il raille sa vie d'anachorète. Par des images licencieuses, il essaye de réveiller en lui les appétits charnels. Puis, voyant que les suggestions des sens ne troublent plus la sérénité de Faust, il s'adresse à son coeur; il lui peint les tristesses de Marguerite, l'amour qui la consume, le regret qui la ronge dans le cruel abandon de celui qu'elle ne saurait plus oublier. Faust s'émeut. Ce coeur si fort ne saurait supporter la pensée des douleurs qu'il a causées. Il se défend encore contre Méphistophélès, mais sa défense faiblit. Il commande au tentateur de s'éloigner, mais sa voix tremble. Avec la pitié, la passion est rentrée dans son coeur. Toutes les péripéties, toutes les émotions de cette passion terrible qui entraînent l'innocence de Marguerite à la faute, au crime, à la plus épouvantable catastrophe, vous sont trop présentes pour que nous nous y arrêtions, malgré leur beauté. Je voudrais seulement vous rendre attentifs à l'idée morale qui en ressort.
MARCEL.
Mais il me semble que c'est une morale très-simple et que notre curé n'a que trop fréquemment occasion de faire aux innocentes de sa paroisse.
DIOTIME.
J'en doute. Relisez toute la suite de ces amours de Faust et de Marguerite: vous verrez avec quel art infini Goethe nous fait sentir (c'était la pensée fondamentale de sa morale à lui) combien dans l'âme humaine sont voisines et promptes à se confondre les sources du bien et du mal. C'est par le plus désintéressé des sentiments, par la compassion, que Faust est arraché à la sérénité de la vie contemplative. Tout à l'heure, entre les deux amants réunis, dans un entretien où Dieu lui-même est présent, entre la candeur de Marguerite qui veut savoir si son amant croit en Dieu et l'idéalisme de Faust qui lui fait la plus belle réponse qui soit jamais venue à des lèvres humaines, se glisse, à peine entendue d'abord, mais bientôt impérieuse, la voix de la sensualité. L'invincible désir de l'entière possession que le Créateur a mis au coeur de l'homme et de la femme, lorsqu'il a voulu faire naître d'eux la perpétuité de la famille humaine, est aussi pour eux la plus funeste occasion de chute. Une telle contradiction étonne notre esprit, mais c'est l'ordre, c'est la logique d'en haut. «Il n'y a rien contre Dieu, si ce n'est Dieu lui-même. Nihil contra Deum nisi Deus ipse.» C'est la parole que Goethe aimait à se redire en ses heures de doute; c'est l'idée de suprême conciliation qu'il nous rappelle jusque dans les chocs les plus violents de la tragédie.
MARCEL.
Ainsi Faust et Marguerite ne seraient ni tout à fait coupables ni tout à fait innocents?
DIOTIME.
Tout ce que Faust fait de mal, Goethe l'impute à l'influence extérieure, au souffle du démon. On ne l'a pas assez remarqué, c'est le philtre de la sorcière qui allume dans les veines de Faust le feu des désirs impurs; ce n'est pas Faust, c'est Méphistophélès qui place dans l'armoire de Marguerite la cassette de bijoux pour tenter sa vanité enfantine; c'est le démon qui prépare le breuvage mortel que, sur la foi de son amant, Marguerite, abusée comme il l'est lui-même, fait boire à sa vieille mère, croyant l'endormir. C'est Méphistophélès qui, sur sa guitare satanique, joue à l'heure du rendez-vous la sérénade, et provoque ainsi la colère de Valentin et le duel fatal. Sur le Brocken, au sabbat des sorcières, où Faust se laisse entraîner, Goethe ne néglige pas de nous faire connaître qu'à dessein Méphistophélès l'a laissé dans l'ignorance des suites du duel pour la pauvre Marguerite, accusée par la voix publique de la mort de sa mère, de son frère et de son enfant. Et lorsque Faust apprend tout à coup l'événement funeste, lorsqu'il voit dans les ténèbres de la nuit sabbatique glisser, pâle et sanglant, le fantôme de celle qu'il a perdue, quelle explosion terrible de désespoir! Quel soulèvement de tout son être contre lui-même! Quelle malédiction au misérable démon qui lui a tout caché et qui l'étourdit dans l'immonde orgie!
ÉLIE.
Voudriez-vous m'expliquer cet intermède du sabbat qui vient interrompre l'action au moment le plus pathétique, quand Marguerite, poursuivie jusqu'au pied des autels par les voix de sa conscience, par l'angoisse de la maternité qui s'éveille dans son sein et par les accents funèbres du Dies iræ, tombe évanouie?
DIOTIME.
Le sabbat des sorcières, mon cher Élie, à cette place et dans ce moment, c'est la parodie sanglante de l'action de Faust, c'est l'ironie plantée en plein coeur de l'action pour nous rappeler la misère de la condition humaine. C'est le vulgaire, mais profond axiome «du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas,» mis en scène avec la hardiesse du génie et cette forte conscience du philosophe qui ne craint pas d'offenser par le rire la grandeur de la morale. C'était le sentiment de l'Église catholique lorsqu'elle permettait la caricature dans les détails décoratifs de ses cathédrales, quand elle y souffrait ces fêtes burlesques où l'on célébrait l'âne et le fou. C'était le sentiment des inventeurs de la parodie, de ces Grecs si pleins de goût et de mesure, qui, dans leurs représentations théâtrales, exigeaient, après la trilogie du destin tragique, la comédie, la satire des héros et des dieux.
La nuit du premier mai ou de la Walpurgis, qui figure fréquemment aux procès de sorcellerie, et qui protège de ses ombres le sabbat des sorcières, cet espèce de mardi gras de l'enfer, parodie dans le poëme de Goethe la fête du printemps, la Pâque angélique, et ce religieux enthousiasme qu'inspire au coeur de l'homme le renouvellement, la floraison de la vie au sein de la nature. Suivant une superstition populaire de l'Allemagne, qui remonte, selon toute apparence, à la conversion des Saxons par le glaive de Charlemagne et à la persécution des divinités païennes, forcées de fuir aux déserts, le rendez-vous général des démons a lieu sur les hauteurs du Brocken dans les montagnes du Harz. Emporté par les tourbillons du vent qui siffle et hurle sur les cimes désolées, en proie au vertige des brutales convoitises, tout le peuple de Béelzébulh se presse et se pousse vers les hauteurs infernales. La vieille Baubo, montée sur sa truie, ouvre la marche.
MARCEL.
Qui est cette Baubo?
DIOTIME.
C'est la Baubo mythologique, la nourrice de Démêter qui, par un geste obscène, surprit un jour à la grave déesse un rire malséant. À la suite de Baubo viennent grands et petits animaux, esprits mauvais, hiboux, crapauds, limaces, feux des marécages, manches à balai, fourches et boues immondes, toute l'engeance satanique.
Cela se presse et se pousse, glisse et clapote,
Siffle et grouille, live et jacasse,
Cela reluit, écume et pue et flambe.
Un vrai train de sorcellerie!
Das drängt und stösst, das rutscht und klappert,
Das zischt und quirlt, das zieht und plappert!
Das teuchtet, sprüht und stinkt und brennt!
Ein wahres Hexenelement!
dit Méphistophélès avec un incroyable accent de réalité imitative. Et ces paroles sont tout l'abrégé du vertige sabbatique où le poëte a voulu nous montrer la contrepartie et comme l'envers, passez-moi l'expression, de l'exaltation séraphique.
Le fantôme de Marguerite, soudain entrevu, ramène Faust au sentiment de l'horrible réalité. Il éclate en fureurs. Il commande à Méphistophélès de le conduire vers l'infortunée jeune fille, de l'arracher au cachot, au supplice qui l'attend. Il s'élance sur les coursiers infernaux, il fend les airs; le voici dans la prison, il brise les chaînes de la pauvre Marguerite. Hélas! elle a perdu la raison. Elle chante comme Ophélie la chanson obscène; elle ne reconnaît plus son amant. Il se jette à ses pieds, il l'implore; le temps presse, l'aube du jour paraît, les noirs coursiers hennissent. Tout à coup Marguerite retrouve comme une lueur de souvenir. Elle reconnaît la voix de Faust.—Est-ce toi? s'écrie-t-elle. Et elle se jette dans ses bras, et toute sa misère a disparu, et elle se croit sauvée. Dans l'ivresse de son bonheur, elle s'oublie. Elle repose avec amour sur le sein de son amant, de celui qu'elle a aimé plus que la vie, plus que l'honneur, mais non plus que Dieu. Soudain, comme il veut l'entraîner hors du cachot, elle aperçoit Mephistophélès qui paraît sur le seuil. Elle frémit, elle se détourne, elle s'arrache aux bras de Faust. Elle se jette en arrière; elle s'abandonne à la justice de Dieu.
Gericht Gottes, dir hab' ich mich übergeben!
Elle appelle à son secours le choeur des anges. Sa voix est entendue au ciel.
—Elle est jugée, dit froidement Méphistophélès.
—Elle est sauvée, disent les voix d'en haut.
—À moi! crie le démon, et il disparaît avec Faust.
—Henri! Henri! Sur ce cri de Marguerite, tout vibrant à la fois de désespoir et de je ne sais quelle indicible espérance, tombe le rideau du premier Faust.
Le démon, le principe du mal, semble vainqueur, mais ce n'est qu'en apparence et dans les faits. Il est vaincu dans la vérité idéale des sentiments, doublement vaincu dans l'âme altière et puissante de Faust, dans l'âme tendre et simple de Marguerite. Le sens moral du drame reste encore voilé, suspendu; tout à l'heure l'action va le reprendre et le mettre en pleine lumière. Nous allons voir dans le second Faust la morale, la philosophie, la religion de Goethe se développer, s'élever et resplendir d'un éclat épique.
VIVIANE.
Ne voudriez-vous pas vous reposer un moment? Vous semblez fatiguée?
ÉLIE.
Prenez mon bras, Diotime, et faisons quelques pas sur la plage.
CINQUIÈME DIALOGUE.
DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL.
Plus tard ÉVODOS.
Lorsqu'on revint s'asseoir, Diotime reprit ainsi:
Les tableaux qui vont se dérouler dans la seconde partie de Faust répéteront, sous un voile symbolique d'un plus riche tissu et dans des proportions agrandies, les scènes de la première partie. Le parallélisme qui s'établit entre les deux moitiés de la tragédie, n'est guère moins apparent que le parallélisme des trois cantiques. Il produit dans l'un et l'autre poëme un grand effet de solennité, de cette solennité primitive dont nos deux poëtes avaient en eux l'instinct, et qui, chez Goethe, s'était singulièrement accrue dans la méditation et l'étude de la tragédie grecque.
Dès les premiers vers du second Faust, on sent que le style s'élève. Les voiles se gonflent; les horizons s'ouvrent. Comme Dante, au sortir de l'enfer, Goethe semble ici se placer sous l'invocation de la muse épique:
… alza le vele Omai la navicella del mio ingegno.
L'affreux cachot où Faust a «laissé toute espérance» est derrière nous. Nous voici au seuil des régions purificatrices où notre héros, lui aussi, va se rendre digne de monter au ciel, e di salire al ciel diventa degno. Sous la voûte immense du firmament, dans une vaste campagne, aux approches de l'heure où le soleil ramène à notre hémisphère la lumière, le mouvement, la vie, Faust, couché sur des gazons en fleur, est doucement bercé par la voix des sylphes, aux sons de la harpe éolienne.
MARCEL.
Mais comment, du cachot de Marguerite et de la compagnie du diable, Faust se trouve-t-il tout à coup transporté sur des gazons fleuris, dans la compagnie des sylphes?
DIOTIME.
Goethe ne prend pas grand souci des transitions dans un poëme dont l'action repose tout entière sur un fond merveilleux. Pour transporter son héros d'un lieu à un autre, il lui suffit, comme à l'auteur des Cantiques, de le supposer endormi, endormi de ce sommeil sacré des temples où les dieux parlaient en songe aux mortels et les guérissaient de tous les maux. Dante procède ainsi quand, au neuvième chant du Purgatoire, il se suppose vaincu par le sommeil, «à l'heure où l'hirondelle salue l'aube du jour,» et se fait raconter par Virgile qu'une dame céleste est venue qui l'a emporté, tout endormi, au lieu où il s'éveille.
Venne una donna, e disse: l' son Lucia:
Lasciatemi pigliar costui che dorme.
Si l' aggevolerò per la sua via.
…………………………..
Poi ella e'l sonno ad una se n'andaro.
Pendant le cours des heures nocturnes, le choeur des bons génies, sensible au malheur de l'amant de Marguerite, a calmé les agitations de son âme; il a détourné de lui «la flèche acérée du remords:» il a rafraîchi son front brûlant dans la rosée du Léthé.
ÉLIE.
Ce Léthé m'étonne dans les deux poëmes. Quelle peut être sa signification morale? Nos auteurs entendraient-ils dire qu'il faut n'avoir ni remords ni souvenir du mal qu'on a fait? La morale serait aisée, mais fort peu chrétienne.
DIOTIME.
J'ignore quel est l'enseignement théologique sur ce point délicat; peut-être, dans l'aspersion de notre eau bénite, faudrait-il voir quelque secrète réminiscence de cette vertu du Léthé: mais très-probablement ici Dante et Goethe suivent leur sentiment propre, sans se préoccuper de la doctrine de l'Église. Aux yeux de Goethe, la première condition du salut, c'est la résolution énergique de «tendre incessamment à la vie la plus haute,»
Ein kræftiges Beschliessen
Zum hoechsten Daseyn immerfort zu streben.
en apprenant toujours et en communiquant incessamment à ses semblables, dans une généreuse et bienfaisante activité, tout ce qu'on a en soi de meilleur. Selon cette conception, qui était celle des stoïciens à peu de chose près, le remords ne serait qu'une entrave à l'essor de l'âme, une dépression, une diminution de force, et l'oubli devrait être considéré comme une grâce, une paix divine, qui allège à l'homme de bonne volonté le poids du jour.
VIVIANE.
Est-ce qu'Emerson ne dit pas quelque chose d'analogue dans ses Essais? Je me rappelle vaguement un passage où il conseille à l'homme de bien de ne pas traîner après lui le cadavre de la mémoire, this corpse of memory.
DIOTIME.
C'est le sentiment de quiconque est animé du génie de la vie active et mû par la conscience du mal à réparer plutôt que du mal à pleurer. Goethe, d'ailleurs, constamment occupé, comme il l'était, du problème de la responsabilité humaine, n'avait jamais pu arriver à une certitude autre qu'à celle de l'inextricable complication de nécessité et de liberté dont se composent la vie et les malheurs de l'homme. Il en concluait que la vraie morale, la vraie justice ici-bas, c'était une inépuisable compassion. Qu'il soit saint, qu'il soit méchant, nous plaignons l'infortuné;
Ob er heilig, ob er büse,
Jammert sie der Unglücksmann.
chante le choeur des sylphes avec une mélancolie pleine de tendresse. Il y a là un sentiment de doute miséricordieux qui n'existe pas au même degré, tant s'en faut, dans les Cantiques où Béatrice, tout en accourant au secours de celui qu'elle aime, ne lui épargne ni les humiliations ni les dures réprimandes.
On sent dans cette appréciation différente de la culpabilité (péché et remords pour Dante, erreur et réparation pour Goethe) l'intervalle de cinq siècles durant lesquels les sciences naturelles et historiques, affranchies de tous les dogmes, et s'éclairant l'une l'autre, ont éclairé aussi la morale d'un jour nouveau. Au temps de l'Allighieri, on croit à la vengeance de Dieu, parce que l'on honore la vengeance humaine. Au temps de Goethe, la torture est abolie, la peine de mort combattue dans son principe; l'enfer n'est plus pour Faust qu'une «légende bizarre.» Aussi, dans les plus terribles catastrophes de la tragédie, n'exprime-t-il pas une seule fois le sentiment de la peur, tandis que Dante, épouvanté, tremble et s'évanouit à tout instant dans sa marche à travers les supplices de l'enfer. Aussi Faust est-il sauvé sans condition, sans s'humilier, sans se confesser autrement qu'à lui-même et à sa propre conscience, sans aucun acte de foi explicite. Il est sauvé par le seul effet d'une loi générale et divine qui élève à Dieu tout ce qui a puissamment aspiré vers lui et tenté, fût-ce en se trompant de voie, de faire le bien ici-bas.
Le choeur des sylphes qui, d'une main légère, en quelques vagues arpèges à peine entendus au sein du crépuscule, nous rappelle ces graves problèmes, est soudain interrompu par une explosion de lumière. C'est le char du soleil qui s'avance avec une majesté homérique.
Horchet! horcht! dem Sturm der Horen!
……………………………….
Phoebus' Ræder rollen prasselnd;
Welch Getoese bringt das Licht!
L'imagination de Dante, vous vous le rappelez, conçoit ainsi la lumière retentissante de l'astre du jour, et dit hardiment au début de l'Enfer qu'il est repoussé par la panthère vers la vallée «où le soleil se tait, là dov'l sol tace.»
Faust s'éveille. Son monologue, écrit dans la forme dantesque des tercines (Goethe ne l'emploie que cette seule fois dans toute son oeuvre), ne reste pas au-dessous des plus beaux élans lyriques de la Comédie. Faust salue le roi des cieux; il écoute, il bénit, dans un transport de joie, les pulsations de la vie qui renaît dans son sein et dans le sein de la terre. Il se sent renouvelé comme les feuilles et les fleurs que baigne la rosée du matin.
Come piante novelle
Rinnovellate di novella fronda.
a dit l'Allighieri. Faust chante avec amour l'hymne à la lumière. Son regard est attiré vers les hantes cimes où resplendissent les premiers feux du jour. Hinaufgeschaut! C'est le Guardai in alto de Dante; c'est l'image perpétuellement rajeunie de la poésie primitive qui figure la sainteté, la béatitude, par l'altitude des montagnes et le rayonnement du soleil.
Cependant Faust, qui parle ici plus manifestement encore que dans la première partie du poëme, au nom de l'homme et de l'humanité, ne saurait, non plus que Dante, soutenir les splendeurs de l'astre divin. Une douleur vive à sa paupière l'avertit que l'oeil mortel n'est pas fait pour les clartés éternelles. Il détourne sa vue et la ramène vers la terre, où l'iris qui se balance dans l'écume des eaux jaillissantes l'attire et le captive. Faust y voit l'emblème de la vie humaine. L'homme ne peut ici-bas ni posséder ni même contempler face à face la vérité pure à laquelle son âme aspire. Il ne peut que l'entrevoir dans ses reflets; il ne saurait voir Dieu que dans le miroir indistinct de la nature. C'est la pensée maîtresse qui domine toute l'oeuvre de Goethe; c'est la même pensée, la même image que nous retrouvons dans les Cantiques, quand, au dernier chant du Paradis, saint Bernard ordonnant à Dante de lever les yeux vers la gloire céleste, le poëte sent son oeil ébloui, blessé par les rayons perçants, incapable d'en supporter l'éclat.
Io credo per l' acume ch' io soffersi
Del vivo raggio, ch' io sarei smarrito
Se gli occhi mici da lui fossero aversi.
Cette première scène de la seconde partie du poëme de Goethe, ce chant des esprits aériens, ce monologue à la fois si solennel et si doux, célèbrent dans le plus beau langage la réconciliation de l'âme de Faust avec la vie. Elle consent désormais, cette âme ambitieuse, à tempérer ses désirs, à limiter ses poursuites, à resserrer dans le cadre étroit assigné à l'homme par la nature son activité passionnée. Faust se résigne, il renonce, mais sans abandon de soi-même. Son renoncement est viril, héroïque. Il ne va plus vouloir, il est vrai, que le possible, mais il voudra, sans illusion ni dédain, tout le possible. À partir de cette heure, qui commence pour Faust la vie nouvelle, Méphistophélès est plus d'à demi vaincu; sans qu'il s'en aperçoive encore, le démon est subalternisé, rejeté à l'arrière-plan. Le doute et l'ironie s'effacent insensiblement aux clartés grandissantes de l'amour. C'est l'ascendant de la femme, médiateur et sauveur, que l'on pressent dès l'entrée de ce purgatoire où déjà Faust est, comme les ombres à qui parle Dante, assuré de voir la lumière suprême.
O gente sicura.
Incominciai, di veder l' alto lume.
Du moment que Faust est maître de lui, il est maître aussi du démon. Il va lui commander plus impérieusement des choses plus difficiles. Il va se faire conduire à la cour de l'empereur germanique, prendre part aux affaires de l'État. De la vie individuelle, il va entrer dans la vie sociale; il va s'élever à la dignité, à la puissance du sacerdoce.
ÉLIE.
Qu'entendez-vous par là?
DIOTIME.
L'idée qui possède visiblement l'esprit et l'oeuvre de nos deux poëtes, Élie, c'est que la vie humaine doit être un culte, une offrande, un sacrifice perpétuel à Dieu, où l'homme est à la fois prêtre et victime.
ÉLIE.
C'était le sentiment de Proclus, de Porphyre, quand ils disaient que l'homme est le pontife de l'univers. C'était aussi le sentiment de l'apôtre saint Paul.
DIOTIME.
Ce sera éternellement, dans la triste vanité des choses périssables, le sentiment, exprimé ou non, des âmes capables d'adoration et d'amour. Nous avons vu que c'était l'instinct du petit Wolfgang quand, tout au haut de son autel enfantin, il allumait l'encens.
Au sortir du purgatoire, Virgile couronne, en vers majestueux, de la mitre sacerdotale le front de l'Allighieri. Durant tout le cours de la tragédie de Goethe, cette idée de sacerdoce, plus ou moins voilée, apparaît. Dès le premier monologue de la première partie, Faust veut être confesseur de la vérité; il souhaite l'apostolat; il voudrait enseigner, améliorer, convertir les hommes. À ses yeux, la demeure de la femme aimée est un temple, un sanctuaire, je cite les propres expressions de Faust. Au second acte, investi de la clef magique, qui est également symbole du pouvoir sacerdotal, et qui rappelle les clefs d'or et d'argent avec lesquelles l'ange divin ouvre à Dante la porte du purgatoire, il va chercher dans les profondeurs ténébreuses, chez les Mères, le trépied sacré des oracles. Il en revient vêtu des ornements pontificaux. Il a puissance d'évocation sur le royaume des ombres.
Im Priesterkleid, bekrænzt, ein Wundermann,
Der nun vollbringt was er getrost begann.
Ein Dreifuss steigt mit ihm aus hohler Gruft.
Faust ne comprend la vie, il n'en conçoit la beauté que depuis sa vocation.
Wie war die Welt mir nichtig, unerschlossen!
Was ist sie nun seit meiner Priesterschaft?
Erst wünschenswerth, gegründet, dauerhaft!
ÉLIE.
Vous venez de dire que Faust descend chez les Mères; voilà pour moi l'obscurité des obscurités, l'abstraction des abstractions, auprès desquelles les allégories de Dante ne sont que jeux d'enfants.
DIOTIME.
C'est en effet la conception la plus obscure de tout le poëme; et, bien qu'elle soit essentiellement germanique, on n'est pas encore parvenu à s'entendre, même en Allemagne, sur ces Mères mystérieuses; comment donc nos cerveaux français s'accommoderaient-ils de ces ténébreux fantômes? Essayons cependant de pénétrer dans la pensée du poëte. Voyons d'abord pourquoi et comment Faust va trouver les Mères.
Après des scènes très-gaies à la cour de l'empereur, après que Méphistophélès a tiré de la ruine, par la richesse trompeuse des assignats, le monarque et ses courtisans, après une brillante mascarade, on souhaite, pour couronner les divertissements, quelque chose de tout à fait extraordinaire. L'empereur, selon qu'il est dit dans la légende, demande à voir la plus belle femme du monde, l'Hélène antique. Faust promet de la faire apparaître. Il exige de Méphistophélès les moyens du réaliser sa promesse. Le démon se récrie. Le diable de la Bible n'a nul pouvoir sur l'enfer du paganisme; d'ailleurs l'entreprise est téméraire, inouïe, pleine de périls. Faust insiste; il ignore la peur. Il a donné sa parole; il faut qu'il la tienne.
—Tu oserais descendre chez les Mères? dit Méphisto.
Faust, en frissonnant d'horreur à ce mot inconnu, mais sans hésiter:
—Par quel chemin?
—Aucun chemin.
Les Mères habitent le vide, le silence impénétrable. Autour d'elles, point de lieu, point de temps; elles trônent par delà, inaccessibles à la prière, à la pensée même. Environnées de ce qui n'est plus, de ce qui n'est pas encore, elles président à la métamorphose infinie des types, des idées divines.
ÉLIE.
Les Mères seraient alors quelque chose comme les Idées de Platon?
Goethe ne s'explique-t-il nulle part à ce sujet?
DIOTIME.
Goethe dit à Eckermann que la première pensée de ses Mères lui a été suggérée par la lecture d'un passage de Plutarque, qui parle d'une ville très-ancienne de la Sicile (Engyum, si j'ai bonne mémoire) et d'un temple bâti par les Crétois, où l'on adorait, sous le nom de Mères, les divinités conservatrices qui protègent la fécondité. Un autre ouvrage de Plutarque, dont notre poëte ne fait pas mention, mais qu'il n'ignorait certes pas, la Chute des Oracles, décrit le centre, le foyer de l'univers, le Champ de la Vérité éternelle, où résident les causes, les types, les formes primordiales de tout ce qui a existé et de tout ce qui existera. Dans Plutarque, les mondes (il en compte cent quatre-vingt-trois) s'ordonnent selon la figure du triangle, et c'est l'espace situé entre les trois angles qu'occupe ce champ mystérieux de la vérité. Rien ne ressemble davantage au séjour que Goethe assigne à ses Mères, et aux fonctions qu'il leur attribue. D'après le peu qu'on entrevoit dans les mythologies scandinave, celtique ou germanique du rôle de ces divinités, filles de la nuit obscure, elles auraient partout figuré la fécondation, la reproduction, la multiplication de l'être; mais Goethe ne s'étend point sur ce sujet, et se contente de dire que, hormis le nom, il a tout inventé dans ses Mères.
MARCEL.
Je me souviens d'avoir lu dans un commentateur, Henri Blaze, je crois, que les Mères figurent les principes des métaux, ces matrices de Paracelse, Matrices rerum omnium, où se combinent les éléments, où s'élabore la semence de vie. Il me semble que cette explication ne manque pas de vraisemblance, puisque nous sommes, avec la légende de Faust, en pleine alchimie.
DIOTIME.
Plusieurs commentateurs pensent comme vous, Marcel, et ils se fondent sur la poursuite des secrets de l'alchimie où, pendant assez longtemps, s'obstina notre poëte. La clef magique que le démon donne à Faust pour lui ouvrir l'accès des profondeurs ténébreuses, appartient à cet ordre d'idées et semblerait vous donner raison. Pour ma part, je considère les Mères de Goethe, qui assignent à l'identité de la substance infinie son existence, sa forme, sa beauté, finies et phénoménales, comme beaucoup plus semblables à la Nature naturante et naturée de Spinosa qu'aux Matrices de Paracelse, comme beaucoup plus apparentées avec le Devenir de Hegel qu'avec les types de Platon. Et s'il me fallait absolument expliquer une obscurité par une autre obscurité, un nom par un nom, je les appellerais les Parques du panthéisme.
MARCEL.
Mon ami, le hegélien Moritz a pris la peine de m'expliquer, huit jours durant qu'il pleuvait à Ostende, comme quoi le trépied des Mères, ce sont les trois catégories du maître: thèse, antithèse, synthèse! Vous imaginez si j'avais appétit de cette métaphysique à triple dose!
DIOTIME.
Je lisais ce matin même, dans la traduction de M. Littré, un passage d'Hippocrate: Rien ne naît, rien ne meurt, qui ferait, selon moi, comprendre les Mères beaucoup mieux que tous les commentaires modernes. Vous le rappelez-vous, Élie?
ÉLIE.
Pas précisément.
DIOTIME.
Hippocrate y déclare que rien dans l'univers ne s'anéantit, que rien ne naît non plus, qui ne fût auparavant; mais que, se mêlant et se séparant, les choses changent, et que c'est là proprement, aux yeux du vulgaire, naître et mourir.—Que vous en semble? Mêler et séparer, faire naître et mourir, n'est-ce pas exactement l'office des Mères?… Du reste, sans aller chercher si loin une explication que nous avons tout proche, les Mères, qui unissent l'idéal à la réalité, l'infini au fini dans une fécondité généreuse, n'auraient-elles pas, dans la pensée de Goethe, exactement le même sens que l'Eternel féminin par qui Faust, à la fin du poëme, s'élève de la vie terrestre au ciel?
MARCEL.
Je n'y ai, quant à moi, aucune objection.—Mais que nous voilà loin de la cour de l'empereur! Ces divertissements, ces belles mascarades qui l'égayent, ne nous en direz-vous pas un petit mot?
DIOTIME.
Elles en valent, bien la peine. Goethe a prodigué, dans la description qu'il en donne, l'imagination, la grâce, la verve humoristique. Il y réalise, sans doute, l'idéal qu'il s'était fait des fêtes publiques, au temps où on le chargeait du soin de divertir la cour de Weimar. Il compose sa merveilleuse mascarade de ses plus riants souvenirs, d'allusions piquantes et charmantes aux circonstances et aux personnages contemporains. Le système de Law, le romantisme, le carnaval romain, les bouquetières de Florence; le choeur des bûcherons qui chante, en vrai démocrate, l'utilité de son rude labeur, sans lequel, pour les riches, point d'élégances, et qui tance vertement Pulcinello le désoeuvré, l'oisif opulent, dédaigneux du peuple; le parasite, le gourmand, l'envieux, l'ivrogne, le poëte vaniteux et servile, la femme bavarde, raillés à la façon de l'Allighieri; le char de Phoebus, le triomphe, de Pan, préparent avec beaucoup d'art, tout en distrayant les yeux, les conclusions philosophiques du poëme.—Mais il faudrait lire ou plutôt il faudrait voir ce spectacle fantastique dont mon pâle résumé ne saurait vous donner la moindre idée. Faust reparaît. Il a accompli le voyage mystérieux; il rapporte le trépied symbolique. L'encens fume; du sein des vapeurs embaumées, aux sons d'une suave harmonie, se dégage peu à peu la figure d'Hélène. La voici, calme et grave dans sa candeur épique, la fille de Jupiter, la soeur des Dioscures. La voici, telle qu'elle apparut au berger phrygien, quand, vêtue de la pourpre dorée au soleil, entourée de ses jeunes compagnes, elle cueillait, de sa main d'une blancheur de cygne, pour les autels de Vénus, les roses nouvelles. Telle on l'admirait à la fois, illusion, enchantement magique, sur les bords du Scamandre où retentit le choc des armes, pour elle ensanglantées, et sur les bords paisibles du Nil où la protège, dans Memphis, l'hospitalité des rois. Telle elle posait son pied délicat sur la galère sidonienne qui la ramène, triomphante, à son peuple et à son époux, «par la volonté des dieux.» Telle encore la peignait Polygnote dans les parvis sacrés du temple de Delphes.
On voit que, en créant son Hélène, le génie de Goethe s'anime d'une émulation généreuse. Homère, Hérodote, Euripide, Phidias, Polygnote, sont présents à la pensée du poëte germanique. Pour mieux douer cette fille chérie de la Muse, il s'inspire de ce que les innombrables légendes antiques et modernes ont inventé de plus gracieux.
VIVIENE
Mais Hélène, ce me semble, n'est pas trop bien traitée des poètes. Elle est infidèle, perfide, elle est un objet de haine, de mépris…
DIOTIME
Assurément. Mais l'admiration pour sa beauté l'emporte à la fin sur le ressentiment de ses fautes; on pardonne, on oublie le mal qu'elle a causé. L'imagination populaire, aussi bien dans l'antiquité que dans le moyen âge, ne saurait consentir au châtiment d'une personne aussi belle. Tantôt, pour la mieux innocenter, on la fait naître de Némésis et jouet de l'implacable Destin; tantôt on la suppose calomniée, on inflige à son calomniateur la cécité, on le contraint à chanter la Palinodie. On soumet à ses charmes, encore enfantins, le plus noble entre les héros, Thésée, semblable à Hercule. Plus tard, sans se troubler d'aucune contradiction, la légende la donne en mariage au plus vaillant des Grecs; Hélène met au monde, dans l'île de Leuké, le bel Euphorion, l'enfant ailé d'Achille. Puis on réconcilie l'épouse infidèle avec l'époux outragé. Admise, après la mort, au rang des déesses, Hélène, dans l'Olympe, paraît aussi bonne que belle. Elle obtient du partager avec Ménélas les honneurs divins; elle fait donner à ses frères, les Dioscures, une place glorieuse parmi les astres. Dans des temps postérieurs, on lui passe au doigt l'anneau magique. De ses dernières larmes enfin naît la fleur Hélénion, qui, attachée sur le sein des femmes, y répand, avec ses parfums, la beauté.
Au moment où Goethe fait apparaître Hélène sur le seuil du temple antique, Faust entre en extase. Troublé, éperdu, hors de lui à l'aspect d'une beauté si parfaite, il oublie que ce n'est là qu'un fantôme qu'il a lui-même évoqué; il s'élance, il va l'étreindre; une explosion terrible le repousse. Il tombe inanimé. Le fantôme s'évanouit dans les ténèbres. Un tumulte épouvantable clôt cette scène d'incantation et le premier acte de la tragédie.
MARCEL.
Quel symbolisme à outrance! Vous aviez raison de dite, Élie, que les allégories de Dante ne sont rien auprès.
DIOTIME.
Le symbolisme d'Hélène ne me paraît pas plus obscur que celui de Béatrice, de Lucie, de Mathilde, en qui Dante a voulu figurer toutes les nuances de la grâce divine. Il faut bien en prendre votre parti, Marcel, ni Dante ni Goethe, les plus vrais des poëtes, n'ont songé un seul instant à toucher au moyen des procédés de l'art réaliste.
MARCEL.
Mais enfin, un critique a dit, et je suis de son opinion, qu'il préférait à tout le symbolisme d'Hélène un baiser de Marguerite.
DIOTIME.
Vous parlez ici, sans doute, avec tous les lecteurs français, de la Marguerite du premier Faust, oubliant qu'elle reparaît dans le second, qu'elle n'y est pas moins symbolique qu'Hélène, et qu'elle finit par se confondre avec la fille de Léda dans le même nuage poétique.
MARCEL.
Des nuages! toujours des nuages!
DIOTIME.
Celui-ci est assez transparent, ce me semble. Faust est une fois encore seul et rêveur dans les hautes solitudes. Il contemple le ciel. Il voit passer dans les nuées le fantôme d'Hélène; le nuage se dissipe, et lorsqu'il se reforme un peu plus haut, c'est l'image de Marguerite qui apparaît. «Une image, enchanteresse m'abuse-t-elle?» s'écrie Faust. La félicité de mes plus jeunes années renaît dans mon coeur,
D'antico amor senti la gran potenza.
a dit l'Allighieri. C'est l'aube de l'amour, le regard à peine compris, la beauté pure qui attire à elle le meilleur de l'âme de Faust.
MARCEL.
Mais cet enlèvement, tenté et manqué, d'Hélène par Faust, comment doit-on l'entendre?
DIOTIME.
Les commentateurs allemands prétendent que Goethe a voulu nous dire que la passion aveugle, véhémente, ne saurait atteindre dans l'art à la beauté idéale; qu'on ne s'impose pas à elle par violence; qu'elle se donne librement à l'adoration désintéressée. Ils ajoutent que c'était là pour Goethe un fait d'expérience, le souvenir de ses passionnés mais vains efforts pour devenir un grand peintre. Quoi qu'il en soit, la transition du premier au second acte se fait encore, à la manière dantesque, par le sommeil. Le poëte nous ramène dans le laboratoire de Faust (la chimie, cette science toute moderne, a, dans le poëme de Goethe, l'importance que Dante donne à la métaphysique dans sa Comédie). Méphistophélès, pendant son évanouissement, l'y a transporté; il l'a jeté tout endormi sur le lit gothique. Dans quelques scènes de haute comédie et remplies d'allusions, Goethe nous montre le disciple Wagner, devenu à son tour docteur des sciences, occupé à fabriquer dans ses appareils, selon la recette de Paracelse et selon la théorie toute récente que professait un disciple de Schelling, un homuncule. La création de l'homme sera le dernier mot de la science, comme elle est le dernier effort de la nature. Un souffle de Méphistophélès fait éclore dans la fiole la petite créature phosphorescente qui demeure, comme toute création artificielle, isolée, dans son enveloppe de cristal, de la grande vie universelle. Bientôt, à sa lueur vacillante, Faust et Méphistophélès, portés par le manteau magique, se remettent en route à travers les airs; ils s'en vont en Thessalie; le sabbat de la mythologie antique va s'y célébrer. Méphistophélès est curieux de nouer connaissance avec les sorcières païennes. L'homuncule (cette ironie de la science impuissante à suppléer la nature) a des pressentiments qui l'entraînent vers ces régions mystérieuses où il espère prendre vie. Faust s'est éveillé tout en proie au désir de retrouver Hélène; il brûle de mettre le pied sur le sol sacré de la Grèce où elle a vu le jour.
Le sabbat classique auquel Faust se joindra, dans l'espoir d'y apprendre où réside la femme qui possède sa pensée, est assurément de toutes les fantaisies de Goethe la plus étrange. Il y a représenté aux yeux, il y a caractérisé avec une fierté de dessin et une puissance d'images, dont la Divine Comédie offre seule l'exemple, toutes les figures de la mythologie antique, telles que venait à peine de les reconstituer la symbolique allemande dans les récents travaux des Creuzer, des Heyne, des Jacobi. Il y a mêlé poétiquement la personnification des idées scientifiques les plus modernes.
Dans les champs de Pharsale, sur les rives du Pénéios, au bord des golfes de la mer Égée, sous l'invocation d'Érychto, la plus fameuse entre ces sorcières thessaliennes, si puissantes qu'elles faisaient à leur gré descendre la lune du firmament, le poëte déroule un prestigieux cortége où se succèdent, depuis les monstruosités ténébreuses de l'Égypte, de l'Inde, de la Perse, jusqu'aux délicats symboles des écoles d'Alexandrie et d'Athènes, toutes les créations du génie mythique des peuples anciens; où passent, et se définissent en passant, les systèmes et les idées qui préoccupaient alors Goethe et son siècle.
Sphinx, Griffons, Lamies, Kabyres, Marses et Psylles, Telchines, Pygmées, Daklyles, Imses et Arimaspes, Phorkyades, Tritons, Dorides et Néréides, Séismos, la personnification du soulèvement des montagnes, Protée, le dieu de la divination, de la science subtile, Anaxagore et Thalès exposent tour à tour en beaux vers la lutte primitive des éléments et la métamorphose ascendante de toutes choses dans l'univers par la lumière et l'amour. Ils défilent sous nos yeux comme dans un rêve dantesque. Nous assistons à la grande fête de la mer. L'apparition de Galathée-Aphrodite sur sa conque triomphale qui n'est pas sans analogie avec le char de Béatrice, l'homuncule qui brise sa fiole de cristal et se répand sur les vagues en lueurs phosphorescentes, célèbrent symboliquement l'union éternelle de l'amour et de la beauté. Le choeur chante le règne d'Éros par qui tout a commencé:
So herrsche denn Eros, der alles begonnen!
Cependant Méphistophélès, bien qu'étonné, se plaît à ce romantisme de l'antiquité légendaire. Il se sent là presque autant chez lui que sur les cimes du Brocken. Mais Faust ne se laisse pas plus distraire à ce sabbat païen qu'il ne l'a fait au sabbat chrétien. De même que Dante, au milieu des visions de l'enfer et du purgatoire, n'a qu'une seule pensée: rejoindre Béatrice, Faust ne songe ici qu'à retrouver Hélène. Wo ist sie? Où est-elle (il ne la nomme même pas, tant il la suppose présente à tous les esprits)? s'écrie-t-il en mettant le pied sur le sol de la Grèce. Où est-elle? c'est le cri de Dante à saint Bernard: Ella ov', è? quand Béatrice disparaît soudain dans la gloire céleste.
C'est là un de ces mots comme en ont seuls trouvé les plus grands poëtes, et dont la simplicité familière fait éclater sans bruit toute l'intensité, toute la flamme du désir humain.
Dans un paysage délicieux où, d'un pinceau digne ensemble de Léonard et du Corrége, Goethe abrite les amours de ce beau nid de Léda, del bel nido di Leda, que Dante n'a pas craint de rappeler au Paradis, Faust écoute avec ravissement le zéphyr qui courbe les roseaux sur le bain des nymphes amoureuses, et, glissant sur les eaux limpides, le frissonnement des ailes du cygne divin. Songe-t-il? est-il éveillé? Faust ne le saurait dire; et ce tableau voluptueux nous laisse, comme à lui, une sensation indécise, qui tient du souvenir et du rêve. Mais tout à coup le sol retentit sous le pas d'un coursier rapide. C'est le centaure Chiron qui fend la plaine; c'est l'éducateur des héros, habile dans l'art de guérir. À la demande de Faust, et le sentant atteint d'un mal sacré, il le prend sur sa croupe et le porte à la rive opposée. Ensemble ils vont consulter Manto, la fille d'Asclépias, l'aspera Virgo de Virgile, la fondatrice de l'étrusque Mantoue, que Dante a rencontrée en enfer dans le cercle des devins. C'est elle qui conduira Faust au royaume de Perséphone, où jadis elle conduisit Orphée, et où il retrouvera Hélène. L'en ramènera-t-il? L'acte suivant va nous l'apprendre.
Dans ce troisième acte, le plus beau de tous peut-être, Goethe s'est inspiré, comme pour son Iphigénie, du profond sentiment de la tragédie grecque. Son début rappelle celui des Euménides. Nous sommes au seuil du palais de Ménélas. Le choeur des vierges troyennes, conduites par Panthalis, escorte l'épouse du roi. On craint pour ses jours. Un sacrifice s'apprête. On ignore la victime. Sous le masque de Phorkyas qu'il a emprunté au sabbat classique, et qui personnifie la laideur; Méphistophélès remplit d'épouvante l'âme d'Hélène; il lui persuade de fuir la vengeance d'un époux courroucé. Il l'enlève et la transporte dans les murailles d'un château gothique, où elle est reçue avec de grands honneurs par un noble chevalier germanique, venu avec les siens à la conquête du Péloponèse, et qui fait d'elle aussitôt la souveraine dispensatrice des grâces, l'inspiratrice des actions généreuses. Ce chevalier, vous le devinez, n'est autre que Faust.
MARCEL.
Quelle invention bizarre! et que signifie cette Hélène ravie dans un château gothique?
DIOTIME.
Elle a fort exercé les commentateurs. Selon la critique allemande, Hélène, la beauté pure de l'art antique, échappe à la décadence de la Grèce qui va retomber dans la barbarie, pour venir résider au milieu des nations modernes. De l'union de la beauté païenne avec le sentiment chrétien naîtra dans le monde renouvelé un nouveau génie, le bel Euphorion, l'aspiration inquiète de la pensée moderne vers un idéal plus haut qu'elle n'atteindra pas.
ÉLIE.
N'a-t-on pas dit que cet Euphorion, fils de Faust et d'Hélène, c'était lord Byron?
DIOTIME.
Euphorion, dans la pensée de Goethe, est le fruit de la réconciliation du monde antique et du monde moderne, du classicisme et du romantisme. Rien n'était plus insupportable à Goethe que cette lutte des classiques et des romantiques qui passionnait ses contemporains; il les appelait les guelfes et les gibelins du XIXe siècle. Chacun de nous, avait-il coutume de dire, au lieu de tant disputer, devrait s'efforcer d'être ensemble, comme l'a été dans son art le peintre d'Urbino, païen et chrétien. Et c'est pourquoi, à Venise, lorsqu'il écrivait son Iphigénie, il allait méditer devant la sainte Agathe de Raphaël, afin, dit-il, que sa vierge païenne ne prononçât pas une parole qui ne pût être entendue de la vierge chrétienne.
ÉLIE.
Il y a bien quelque chose de ce sentiment dans notre Chateaubriand lorsqu'il compare le passé et le présent à deux statues incomplètes, dont l'une a été retirée toute mutilée du débris des âges, et dont l'autre n'a pas encore reçu sa perfection de l'avenir.
DIOTIME.
Assurément.—En donnant à son Euphorion quelques traits de lord Byron, Goethe voulait aussi laisser à la postérité le témoignage de son admiration vive pour celui qu'il proclamait «un poëte grandiose, tout à fait inimitable en ses prodigieuses audaces.»
Un détail plein de grâce des noces de Faust et d'Hélène qui remplissent ce troisième acte, c'est le dialogue du couple amoureux, où chacun, en alternant, achève le vers commencé par l'autre et lui donne la rime. Goethe s'est rappelé là une légende persane qu'il avait racontée dans son West-östlicker-Divan, et selon laquelle deux amants, Behramgur et Dilaram, dans un transport de joie, inventent la rime pour «dire d'amour,» aurait dit le Florentin. Si j'en croyais mon goût, nous nous arrêterions longtemps à cette idylle épique des noces de Faust et d'Hélène dans une délicieuse Arcadie où notre poëte a répandu les fleurs les plus suaves de son génie. Mais l'heure avance, il faut me hâter.
Au quatrième acte, Hélène et Euphorion ont disparu. Ils sont rentrés ensemble dans le royaume des ombres, dans le Hadès auquel ils appartiennent. Le bonheur et la beauté ne sauraient rester longtemps unis sur la terre. Une fois encore, Faust reste seul, inassouvi après la possession de la beauté comme il l'était après la possession de la science. Pas plus que l'enfant de Marguerite, l'enfant d'Hélène ne doit vivre à ses côtés. Pour les révélateurs, pour les prophètes, pour un Faust comme pour un Dante, il n'est point de famille, point de postérité particulière; leur famille, c'est le genre humain; leur postérité, c'est l'esprit des siècles.
Le caractère sacerdotal de Faust, son humanité profonde, ont besoin, pour se manifester entièrement, d'une épreuve, d'une initiation nouvelle. De la vie de contemplation et de spéculation, de la vie amoureuse et poétique, il faut que Faust s'élève à la vie d'action, à la vie bienfaisante et héroïque.
Im anfang war die That.
Au commencement était l'action.
C'est ainsi qu'il comprenait, qu'il traduisait, au début de la tragédie, le sens véritable de l'Évangile de saint Jean. Son désir, lorsqu'il voulait hâter par le suicide la fin de sa carrière terrestre, c'était d'entrer plus vite dans une existence supérieure, où il pourrait témoigner, par de nobles actes, que la dignité de l'homme ne le cède pas à la grandeur des dieux.
Hier ist es Zeit durch Thaten zu beweisen
Dass Manneswürde nicht der Goelterhoehe weicht.
Faust n'ignore donc pas que la vocation de l'homme, que son devoir, c'est d'agir. Il sait, comme le noble empereur à qui parlait Minerve, «qu'il n'y a pas dans le ciel un être aussi grand que l'homme qui agit et qui lutte sur la terre.» Mais il sait aussi, il en a fait l'expérience, que l'homme seul ne peut que rêver le bien; pour le réaliser, pour effectuer de grandes choses, il est nécessaire que l'homme s'unisse à l'homme; il faut que, ensemble associés, ils concertent, ils combinent toutes les forces de leur intelligence et de leur volonté pour lutter contre le destin.
Gesellig nur læsst sich Gefahr erproben
Wenn einer wirkt, die andern loben.
C'est la parole de Chiron à Faust en lui vantant l'expédition des Argonautes. C'est le sentiment de l'excellence de l'association qui pénètre de part en part le roman de Wilhelm-Meister, et qui dominait toute la conception morale que Goethe s'était formée du devoir de l'homme ici-bas.
Quand, après la disparition d'Hélène, Faust se retrouve seul, au désert, méditant sur lui-même et sur son passé; quand Méphistophélès vient encore une fois le tenter en lui offrant toutes les richesses, toutes les voluptés d'un Sardanapale, avec la gloire que donnent les poëtes, Faust lui répond: La gloire n'est rien; l'action est tout.
Die That ist alles, nichts der Ruhm.
Il sent en lui les deux grandes forces de l'âme, selon Spinosa: l'intrépidité et la générosité. Il brûle de l'ambition d'une noble entreprise. Il demande au démon la possession de vastes territoires, non pour en jouir, «la jouissance, dit-il, rend médiocre,» mais pour y exercer au profit des hommes un pouvoir créateur.
Le territoire que Faust décrit à Méphistophélès est en proie à la fureur des flots. Ce sont des rivages infertiles, des sables mouvants toujours menacés, d'insalubres marécages. Comme les demi-dieux de la fable, comme les saints héroïques du christianisme primitif, Faust voudrait exercer ces puissantes vertus civilisatrices qui domptent la force aveugle des éléments. Il voudrait repousser, contenir les vagues, dissiper les vapeurs empestées de l'atmosphère, coloniser, établir «sur un sol libre un peuple libre,» pour y vivre avec lui, non dans la sécurité (même à la fin de sa carrière, Faust ne voit jamais le bonheur sous l'image du repos), mais dans une activité héroïque. Faust a abjuré la magie; il ne poursuit plus qu'un but humain par des moyens humains.
MARCEL.
Dieu me pardonne! voilà ce fantastique Faust qui tourne au positif, à l'utile; le voilà qui se fait Hollandais!
DIOTIME.
Je croirais plutôt que notre poëte avait en pensée Venise. On voit dans son voyage d'Italie quelle vive impression avait faite sur son esprit cette cité enchantée, sortie du sein des eaux, si longtemps reine des mers par la hardiesse de ses navigateurs, par l'étendue de son commerce et par la profonde habileté de sa politique. Ce qu'il aimait, ce qu'il admirait surtout dans la républicaine Venise, c'est qu'elle était un monument glorieux de la volonté puissante, «non d'un monarque, mais de tout un peuple.» Il l'honorait, cette république déchue, parce que, disait-il, elle n'avait succombé que sous l'effort des siècles. Il la trouvait majestueuse encore sous son voile de vapeurs, dans le deuil de ses grandeurs évanouies. Il s'attendrissait, il pleurait au chant du gondolier…
ÉLIE.
Je me souviens d'avoir rendu Manin tout heureux un jour que je lui lisais ce passage de Goethe.
VIVIANE.
Vous avez connu Manin?
ÉLIE.
Sans doute.
VIVIANE.
Et où donc?
ÉLIE.
Je l'ai vu très-souvent chez Diotime.
VIVIANE.
Je ne l'y ai jamais rencontré.
ÉLIE.
Vous étiez alors en Allemagne.
VIVIANE.
Vous aviez connu Manin en Italie, Diotime?
DIOTIME.
J'avais été en rapport avec plusieurs de ses amis pendant mon séjour à Venise; mais c'est à Paris seulement, quand il y vint exilé, que je nouai avec lui des relations personnelles.
VIVIANE.
Que j'aurais voulu le voir!
DIOTIME.
Je ne pourrais même plus vous faire voir, à cette heure, la place qu'il occupait à mon foyer, la place où tant de fois, dans de longues veilles, nous l'écoutions parler de Dante et de sa pauvre Italie… Cette maison qui m'était si chère et qui concentrait des bonheurs dispersés aujourd'hui à tous les vents de la fortune et de la mort, j'en chercherais en vain la trace. Elle n'existe plus que dans mon souvenir. Elle a été rasée par le zèle des embellisseurs de Paris; ils ont fait passer sur le coin de terre où elle s'isolait dans l'ombre et la fraîcheur d'un bouquet d'arbres, la ligne droite et implacable d'un bruyant et poussiéreux boulevard.
ÉLIE
Combien vous devez la regretter, votre charmante maison rose, avec sa vigne vierge et son bel acacia pleureur, avec ses médaillons, ses grandes tapisseries flamandes, avec son jardin d'hiver qu'égayait la fleur d'or des mimosas du Nil!
MARCEL.
La maison rose, dites-vous? quel nom singulier!
ÉLIE.
On l'appelait ainsi, cette maison qui ne ressemblait à aucune autre, à cause du ton de brique pale d'une partie de sa façade; à cause aussi, je crois, des floraisons de rosiers qui, à chaque saison, lui faisaient une riante ceinture.
DIOTIME.
Je me rappellerai toujours la première visite que m'y fit Manin. Il s'était fait annoncer. Je l'attendais avec une sorte d'inquiétude, me demandant si j'oserais ou non lui dire jusqu'à quel point sa patrie m'était chère et combien je ressentais pour lui de respect et d'admiration. Avertie qu'il était là, je descendis au salon où on l'avait introduit. Comme la portière en tapisserie ne fit, en s'entr'ouvrant, aucun bruit, Manin ne me vit pas entrer; je restai quelque temps sans rien dire; il était là, debout, absorbé, visiblement ému, lui aussi, les yeux fixés sur un buste en marbre, ouvrage du statuaire florentin Bartolini.
Après que nous eûmes échangé un long serrement de main:
—«Quelle beauté! s'écria-t-il, en interrompant l'entretien avant presque qu'il eût commencé; et quelle autre qu'une main italienne aurait fait vivre ainsi ce marbre italien!» Et moi, étonnée, muette, je regardais tour à tour, croyant rêver, le front calme et pensif de la figure de marbre et l'oeil sombre du proscrit d'où jaillissait l'étincelle!… Quand il eut quitté ma maison, il me sembla qu'elle était à jamais consacrée. J'aurais voulu, comme le noble castillan visité par son roi, entourer d'une chaîne d'or mon humble demeure.
Mais revenons à Faust.—La bataille que livre l'empereur d'Allemagne à son compétiteur, la victoire qu'il remporte à l'aide des artifices de Méphistophélès, procure à Faust la souveraineté qu'il a souhaitée. Dans les scènes où le monarque victorieux partage les terres conquises, l'archevêque, qui veut accaparer la meilleure part du butin, domaines, dîmes, corvées, fait de la donation aux églises une condition hypocrite de la rémission des péchés. Il reproche à l'empereur d'avoir fait alliance avec le diable, et jette l'effroi dans son âme. Ici Goethe a égalé Dante dans la peinture satirique des cupidités de l'Église, et de ces loups rapaces qui revêtent l'habit du pasteur,
In veste di pastor lupi rapaci.
Il s'égaye, d'une ironie toute florentine, à peindre l'avarice insidieuse et insatiable de la sacristie rusée.
Mais voici que nous approchons du dénoûment. Faust est à l'oeuvre. Le cinquième acte nous le montre sur la terrasse du son palais, tout occupé à l'exécution de ses desseins. Il contemple d'un oeil charmé les merveilles qu'il a créées déjà: les digues, les canaux, le port immense où, des extrémités du monde, entrent les navires superbes, chargés de riches cargaisons; les sillons, les pâturages où paissent de nombreux troupeaux, tout ce mouvement de l'agriculture, du commerce et de l'industrie, dont il est l'initiateur, et qui donne à tout un peuple l'abondance et la joie. Cependant l'excès de son ardeur à la poursuite du bien lui devient, ici encore, occasion de chute. Quelques paroles impatientes donnent prise à Méphistophélès qui s'est fait pirate (la piraterie est pour notre poëte la parodie du commerce). Une cabane habitée par deux vieillards, une petite chapelle bâtie sur la dune, gênent l'oeil du maître (le bruit des cloches importune Faust comme il importunait Goethe lui-même); le démon y souffle l'incendie.
MARCEL.
Mais voilà qui est fort vilain!
DIOTIME.
Faust pense comme vous, Marcel. En voyant s'élever les flammes, en entendant l'écroulement où périssent les pauvres vieillards, il maudit l'action brutale. Bien qu'elle ait été commise à son insu, car il voulait «l'échange et non la spoliation,» il en subit la peine. Le Souci entre dans sa demeure. Son oeil se ferme à la clarté du jour.—Chose admirable, et qui montre dans toute sa grandeur la beauté morale du héros de Goethe, Faust frappé de cécité n'a pas une plainte; il n'accuse ni la Providence ni le Destin. Soudain enveloppé de ténèbres, «la nuit du dehors semble vouloir pénétrer en moi, dit-il avec calme; mais c'est en vain, une pleine lumière éclaire mon âme;» et il ne se détourne pas un moment de son oeuvre.
ÉLIE.
Ce moment où Faust, en perdant la vue des sens, sent se fortifier en lui le regard de l'âme, m'a singulièrement ému quand j'ai lu pour la première fois la tragédie de Goethe. Ne trouvez-vous pas qu'il rappelle le passage des Confessions où saint Augustin, méditant sur les plaisirs de la vue, s'écrie tout d'un coup, dans un élan lyrique admirable: «O lumière que voyait Tobie, lorsqu'étant aveugle des yeux du corps, il enseignait à son fils le véritable chemin de la vie! O lumière que voyait Jacob…»
DIOTIME.
Vous avez raison. Le sentiment qui inspire nos deux auteurs, nos deux poëtes, car saint Augustin est un grand poëte, est le même. Faust aveugle exhorte les travailleurs; il promet des récompenses; il est plus heureux qu'il ne l'a jamais été, dans le pressentiment de ce qui s'accomplira un jour après lui; il tressaille à l'image de ce paradis terrestre qu'il aura tiré du chaos. C'est le beau sentiment moderne du progrès, c'est l'expression d'un amour désintéressé des générations à venir, qui fait dès ici-bas, au juste, une béatitude que l'homme de l'antiquité n'a pas connue et que l'Église chrétienne n'a fait qu'entrevoir. Faust n'a jamais joui d'aucune réalité présente. Il est incapable d'une satisfaction limitée à sa personne. Il conçoit pour l'humanité un avenir idéal; il s'efforce d'en hâter la venue; il la sent proche; c'est là toute sa félicité et c'est aussi la fin de son épreuve. Au moment où il se déclare satisfait, au moment où il a conscience que pour avoir seulement conçu, souhaité, cherché le bien, fût-ce même en de fausses voies, préparé un état meilleur pour des hommes qui naîtront plus libres et plus heureux qu'il ne l'a été lui-même, le droit à l'immortalité lui est acquis, le but de sa destinée en ce monde est atteint. Faust a parcouru toutes les phases de l'activité humaine. Il a touché les deux pôles de l'existence terrestre.
«Tout est consommé.» Alles ist vollbracht. Faust tombe dans un évanouissement profond dont il ne se relèvera plus. Il expire. La lutte entre le bien et le mal cesse avec les battements de son coeur.
La partie qui se jouait entre Dieu et le diable est terminée. Qui demeure victorieux? À qui va-t-elle appartenir, cette âme superbe qui a voulu connaître et aimer tout ce qu'il est possible à l'homme de connaître et d'aimer ici-bas? C'est le sujet d'un combat entre les démons et les anges.
Ce combat sur les bords de la fosse, autour du corps étendu de Faust, est assurément l'invention la plus surprenante de tout le poëme et aussi la plus personnelle à Goethe. Notre poëte se surpasse lui-même dans le monologue inouï où Méphistophélès, en vertu de son titre juridique, guette, à la sortie du corps, cette grande âme de Faust dont il se croit désormais le possesseur légitime. Par la bouche du démon, Goethe décrit, avec une clarté d'expression que la prose la plus parfaite atteint rarement, avec une précision scientifique extraordinaire, et comme il a fait du beau phénomène de la métamorphose des plantes, le phénomène répulsif à nos organes de la dissolution du corps humain. S'inspirant des plus récentes découvertes de la physiologie, de la chimie organique (des recherches de Soemmerring sur le siége de l'âme, je suppose, et des observations de Hensing qui attribuait au phosphore une part principale dans la production de la pensée), Goethe raille les représentations grossières que l'ignorance du moyen âge se faisait de la manière dont l'âme quittait le corps. C'était chose très-simple, dit Méphistophélès; elle n'avait qu'une issue pour s'échapper; elle sortait par la bouche avec le dernier soupir. Papillon, oiseau, figure ailée, je la guettais comme le chat guette la souris et je l'emportais dans mes griffes. Aujourd'hui c'est bien différent; l'âme hésite à quitter sa morne demeure; on ne sait plus ni quand, ni comment, ni par où elle s'en va. On ne sait plus même si elle s'en va.
À ces considérations de l'ordre physique, Méphistophélès ajoute des réflexions morales d'un sens profond. Autrefois, dit-il, l'âme pouvait difficilement échapper aux flammes; mais à cette heure que de moyens pour elle de tromper le diable! Et, dans ses perplexités, Méphistophélès appelle à son aide toute l'engeance des diables inférieurs qui obéissent à son commandement. On voit apparaître, dans le fond de la scène, la gueule d'enfer.
MARCEL.
La gueule d'enfer!
DIOTIME.
La vraie gueule d'enfer de la légende. Goethe la décrit d'un pinceau dantesque. Il nous fait voir tout au fond la cité infernale.
Dem Gewoelb des Schlundes
Entquillt der Feuerstrom in Wuth;
Und in dem Siedequalm des Hintergrundes
Seh' ich die Flammenstadt in ew'ger Gluth.
Des profondeurs du gouffre
Se précipite, en fureur, le fleuve de feu;
Et plus loin, par delà le bouillonnement,
J'aperçois, dans son éternelle ardeur, la cité des flammes.
On a dit qu'en faisant cette peinture Goethe avait certainement pensé à la cité de Dité dans l'Enfer de Dante.
MARCEL.
Est-ce que votre poëte germanique faisait cas du poëte toscan?
DIOTIME.
Il le nomme avec les plus grands, avec Homère, Eschyle, Shakespeare. Il admirait la tête puissante de Dante et l'oeuvre puissante qu'elle avait conçue; mais, bien que, à chaque pas, dans son Faust, on trouve des pensées, des images et jusqu'à des mots qui semblent accuser la préoccupation des Cantiques, je ne vois nulle part un jugement complet de Goethe sur Dante, et je dois même avouer qu'il qualifie en un endroit, avec une délicatesse de goût par trop raffinée, le grandiose de la Comédie, de grandiose barbare, monstrueux et répulsif. Mais je reviens à nos démons. Dans le même temps qu'ils accourent à la voix de Méphistophélès, un choeur d'anges est descendu des nuées, la bataille commence. Ce combat des bons et des mauvais esprits, ce sujet si souvent représenté par les artistes du moyen âge, est traité aussi par l'Allighieri avec une naïveté adorable. L'ange de Dieu et celui de l'enfer se disputent l'âme du comte de Montefeltro, sauvé pour une «toute petite larme» de repentir qu'il a versée en mourant.
L'angel di Dio mi prese; e quel d'inferno
Gridava: tu dal ciel, perchè mi privi?
Tu te ne porti di costui l'eterno
Per una lagrimetta ch' I mi toglie.
Dans le combat selon Goethe, les anges dispersent les démons en répandant sur eux des roses célestes; la grâce écarte avec douceur la malfaisance. Ils remontent vers le ciel, emportant l'âme de Faust. Les démons rentrent dans la gueule d'enfer. Méphistophélès abandonné ne prend pas la chose au tragique. Il se raille lui-même; il se traite de maître sot. Quoi! des jouvenceaux, des innocents, des simples, lui ont joué un si bon tour, à lui le vieux renard rusé et madré! Mais aussi qu'avait-il affaire de s'embarquer dans une telle aventure! il n'a que ce qu'il mérite, après tout! Le poëte n'en dit pas plus pour congédier Méphistophélès. La punition est légère, comme vous voyez. L'enfer et le diable disparaissent de la tragédie de Goethe, comme ils ont disparu de l'imagination et de la conscience modernes.
MARCEL.
À la bonne heure, et voici qui me réconcilierait presque avec ce terrible second Faust! Il me plaît que votre Méphistophélès se dégermanise ainsi, et qu'il s'en retourne de belle humeur en enfer, comme le ferait un diable de Voltaire.
DIOTIME.
O buono Apollo! O bon Apollon! s'écrie l'Allighieri au début de sa troisième Cantique; et il demande au dieu des poëtes de l'assister en ce dernier labeur, all' ultimo lavoro, afin que, en ses chants, il se rende digne du laurier divin. Goethe, lorsqu'il eut mis la dernière main à l'épilogue de sa tragédie, à ce paradis où il chante, lui aussi, sur un mode sacré, le triomphe de l'amour divin, rendait grâces au ciel. Il avait touché le but, il considérait sa carrière comme remplie. «Peu importe, disait-il, que désormais mes heures soient longues ou brèves; peu importe que je les occupe d'une ou d'autre façon; ma tâche est achevée.» Nos deux poëtes avaient tous deux conscience, et bien justement, d'une oeuvre suprême accomplie «par la volonté des dieux.»
MARCEL.
Pardon si j'interromps toujours et fort mal à propos; mais d'où vient que Dante qualifie ses personnages les plus graves de l'épithète vulgaire de bon? Le bon Apollon, le bon Virgile, le bon Auguste?
DIOTIME.
Il emploie le mot bon au sens italien où il est l'équivalent de puissant, de vaillant.
Le paradis de Goethe, très-différent par son étendue et par son aspect de celui de Dante, est cependant tout à fait semblable, non-seulement parce qu'il appartient également à la symbolique catholique, mais surtout par sa conception idéale et par le caractère musical, symphonique, comme on l'a dit, de la représentation des joies célestes. Dans les régions mystiques où nous transporte l'épilogue de Faust, nous entendons les chants de l'extase. La sainteté, la pureté, la beauté, la joie ineffable, y rendent de plus parfaites harmonies à mesure qu'on s'élève dans la lumière. C'est un véritable crescendo d'amour, comme Balbo l'a dit de la seconde Cantique. Au-dessus des saints anachorètes, au-dessus des intelligences séraphiques, qui rappellent la hiérarchie des saints contemplatifs du ciel de Saturne dans la Comédie, l'idéal de tout amour, la Vierge mère, plane sur les nuages éthérés. À ses pieds les douces pécheresses de l'Évangile et de la légende, Magna Peccatrix, Mulier Samaritana, Maria Egyptiaca, l'implorent pour celle qui fut coupable seulement d'avoir trop aimé. La Mater Gloriosa sourit à Marguerite qui s'avance. Pas plus que Béatrice, et c'est encore là un trait de génie commun à nos deux poëtes, Marguerite ne saurait jouir de la béatitude si elle ne la partageait avec celui qu'elle a aimé. Dans un autre langage que la noble Florentine, mais dans un sentiment tout semblable, elle demande que le soin de guider l'âme de son amant lui soit confié. Sa prière est exaucée. Elle s'élève, en attirant à sa suite l'âme de Faust, vers les régions suprêmes, où l'on aime, où l'on connaît davantage la sagesse éternelle.
Al cerchio che più ama, r che più sape.
Ils entrent ensemble au ciel de la pure lumière, dans l'allégresse amoureuse de la vérité.
Al ciel ch'è pura luce;
Luce intellettual piena d'amore,
Amor di vero ben pien' di letizia.
L'amour de la créature pour son Dieu et l'amour de Dieu, il primo amante, pour sa créature se rencontrent. Le salut de l'homme est accompli. Et de même que l'Allighieri déclare ce qu'il a vu au-dessus de toute parole humaine,
Il mio veder lu maggio
Che il parlar nostro…
… e vidi cose che ridire
Nè sa, nè può qual di lassù discende.
ainsi le choeur mystique par qui se termine le poëme de Faust, exalte l'inexprimable, l'indescriptible béatitude du royaume céleste, et le mystère insondable qui relie à la vérité permanente de la vie divine les apparences fugitives de notre vie mortelle.
Tout ce qui passe
N'est que symbole;
L'impénétrable
Ici s'accomplit:
L'indescriptible
Ici se manifeste;
L'Éternel féminin
Nous attire en haut.
Alles vergængliche
Ist nur ein Gleichniss;
Das Unzugængliche
Hier wird's Ereigniss:
Das Unbeschreibliche.
Hier ist es gethan;
Das Ewig-Weibliche
Zicht uns hinan!
Diotime cessa de parler. Mais après quelques instants, voyant que tout le monde se taisait, et ne voulant pas laisser ses jeunes amis sous l'impression trop grave de ses dernières réflexions, elle se tourna gaiement vers Élie.—Eh bien, lui dit-elle, voici que le bon Dieu a gagné son pari contre le diable! Que vous en semble? N'ai-je pas aussi gagné le mien? Confesserez-vous pas à la fin que j'avais raison, et que l'on peut bien aimer ensemble Dante et Goethe, sans avoir pour cela l'esprit mal fait, bizarre et fantasque?
ÉLIE.
Je rentre, comme Méphistophélès, dans ma poussière. Mais pourtant, vous ne me ferez pas dire que je regrette de vous avoir porté un défi, car ce défi nous a valu à tous des heures que nous n'oublierons plus.
VIVIANE.
Et bien des motifs de vous admirer davantage.
DIOTIME.
Si j'avais le droit de parler comme Faust, je vous dirais, Viviane, l'admiration n'est rien, l'amour est tout.
VIVIANE.
Admiration, respect, amour et quelque chose encore par delà à quoi je ne trouve pas de nom, qu'est-ce que nous ne vous donnons pas, Diotime, et du plus profond de nos coeurs!
ÉLIE.
Combien vous seriez bonne si, avant de quitter nos deux poëtes, vous rappeliez en quelques mots, afin de nous les graver mieux dans la mémoire, les principaux traits par qui vous nous les avez montrés semblables!
DIOTIME.
Je vais essayer.—Nous avons reconnu d'abord, ce me semble, que la Divine Comédie et Faust sont deux oeuvres profondément religieuses. Dans chacun de ces poëmes, qui ont été pour Dante comme pour Goethe l'oeuvre de toute la vie, l'un et l'autre ils ont voulu enseigner aux hommes la vérité divine dont chaque science humaine est un rayon, la doctrine du salut. Sous le voile du symbole et dans une action légendaire, ils ont intéressé l'esprit humain au mystère de sa propre destinée, temporelle et éternelle. Ils se sont faits apôtres et confesseurs d'une foi religieuse, morale et politique, où nous avons admiré l'expression la plus haute du problème de la vie en Dieu. Tous deux, par l'union intime de la science et de la poésie, de la raison et de la foi, ils ont essayé de rétablir l'harmonie primitive de l'âme humaine dans ses rapports avec l'âme du monde; ils ont cherché, dans les régions de l'infini, la conciliation des discordances et des contradictions de l'existence finie. Tous deux enfin ils ont tenté d'édifier une république, une cité idéale, où régneraient ensemble la liberté et la loi, la nature et l'esprit; où la contemplation et l'action, la science et l'amour, se prêtant une force mutuelle, donneraient dès ici-bas à l'homme le pressentiment joyeux et l'image de la cité céleste. Dante et Goethe ont suivi une marche inverse en ceci, que le premier, partant de la vie active, s'élève peu à peu à la vie contemplative, tandis que le second, au contraire, s'arrachant à la contemplation, entre de plus en plus dans la vie d'action. Mais pour tous deux le terme suprême est cette cité céleste où la vie recommencera plus puissante, où l'homme, actif et contemplatif, renaîtra plus parfait, plus semblable à Dieu.
Nous sommes tombés d'accord aussi, n'est-il pas vrai? que Dante et Goethe sont restés, dans l'exécution d'un plan grandiose qui n'allait à rien de moins qu'à l'exposition d'une philosophie générale de l'univers et de la destinée humaine, singulièrement personnels, originaux, subjectifs, comme on dirait aujourd'hui; tirant, à la façon d'Homère et des prophètes bibliques, de la réalité la plus familière et de leur expérience propre, les motifs, les figures, les réflexions, toute la matière et tout le tissu de leur ouvrage; et cela de telle façon qu'ils ont fait tous deux une oeuvre incomparable, d'un genre impossible à classer, et qui demeure unique.
ÉLIE.
Lequel de ces deux poëtes vous semble avoir le plus approché d'Homère?
DIOTIME.
Ils possèdent tous deux, à un degré égal, la puissance homérique par excellence, la faculté de penser par image, de voir, en quelque sorte, ce qu'ils pensent: Dante, qui n'a connu Homère que de nom, est de sa filiation très-directe; il est son petit-fils par Virgile.
ÉLIE.
Et Goethe?
DIOTIME.
Peut-être y a-t-il pour Goethe alliance plutôt que filiation. Je me persuade que la légende germanique, si elle gardait sa force créatrice, pourrait bien, un jour à venir, dans quelque île du Rhin (Nonnenwerth ou Grafenwerth, je suppose), célébrer les noces épiques de celui que l'Allemagne appelait l'Olympien, avec la fille de Léda, la blonde et divine Hélène!…
Mais reprenons notre parallèle. En regardant dans le miroir magique où Goethe et Dante ont reflété leur propre image, nous avons été étonnés de voir jusqu'à quel point cette image se trouvait être la reproduction héroïque et satirique tout à la fois du caractère et de la physionomie de leur race, de leur peuple et de leur siècle. Ce n'est pas tout. Jusque dans les détails, nous avons fait des rencontres surprenantes. Nous avons entendu de ces grands cris d'entrailles, de ces soupirs, de ces accents brisés et profonds, de ces mots d'une candeur sublime que l'art ne saurait feindre, où se révèlent, sans qu'il soit possible de s'y tromper, des âmes de même trempe et de même timbre.
Dans le langage qu'ils ont parlé avec tant d'amour, et en maîtres tous deux; dans cette italien de Florence, si personnel ensemble et si national, où Dante fondait tous les dialectes de l'Italie dont il rêvait et sentait instinctivement déjà l'unité future; dans ce haut allemand, de vraie souche populaire, auquel Goethe a su imprimer à la fois le sceau de son génie propre et la perfection classique, nous avons senti une puissance, une liberté de création égale, avec l'autorité suprême qui fixe à jamais la règle et la beauté.
Chose étrange, et qui les rapproche encore! Dante et Goethe, dans cette admirable formation d'une langue et d'une oeuvre nationales, ont suivi exactement même fortune. Il leur a fallu à tous deux s'arracher à l'habitude des idiomes étrangers. Avec tous ses contemporains, Dante, vous vous le rappelez, écrit d'abord en latin; il subit très-longtemps le charme de la poésie provençale et l'autorité établie de la langue française. Goethe, contrarié aussi dans l'essor de sa verve, empêché dans les provincialismes bourgeois d'un allemand corrompu, façonné avec sa génération au joug des littératures étrangères, subissant l'ascendant de nos grands écrivains du XVIe et du XVIIIe siècles, commence de rimer en français et en anglais; il ne revient pas sans quelque effort à la pente naturelle, à la saveur germanique de sa pensée et de sa parole.
Ainsi donc, pour tout résumer: caractère religieux, pensée philosophique, sentiment de l'idéal, largeur du plan, merveilleux du sujet tiré également de la légende chrétienne, savoir encyclopédique, spontanéité, beauté du langage, inspiration personnelle et populaire tout ensemble, la Divine Comédie et Faust offrent à nos admirations les mêmes grandeurs. Dans une métamorphose poétique d'une incroyable puissance, Dante élève les conceptions variées du polythéisme latin à l'unité d'un catholicisme grandiose. À son tour, plus hardi encore et doué d'une vertu poétique qui s'est nourrie du savoir accru de cinq siècles, Goethe accorde, en les transformant, dans la vaste harmonie du panthéisme moderne, les dieux de la Rome antique avec le Dieu supérieur, de la Rome chrétienne.
Sans m'arrêter aux ressemblances dans les détails, dans les images, dans les expressions même de nos deux poëtes (à cette rencontre singulière, par exemple, des noms de Béatrice et de Faust, qui tous deux signifient heureux), sans insister sur des inspirations très-semblables qu'ils puisent, l'un dans le sentiment pythagoricien, l'autre dans le sentiment spinosiste de la vie, j'ajoute que les vicissitudes subies et les influences exercées par le génie de Dante et de Goethe présentent des analogies non moins remarquables. Aucun poëte, je crois, n'a passé, comme ils l'ont fait, par des alternatives aussi contrastées d'éclat et d'oubli, de méconnaissance et d'adoration.
MARCEL.
Je croyais que Goethe n'avait jamais été ni contesté ni méconnu. Encore tout dernièrement, je lisais, dans un Entretien de Lamartine, que la vie de Goethe avait été un règne.
DIOTIME.
Un règne fort traversé de rébellions, Marcel, et auquel certaines humiliations même ne furent point épargnées. À son retour d'Italie, Goethe nous dit que l'Allemagne l'avait oublié, «ne voulait plus entendre parler de lui:» il se plaint que la critique traite ses oeuvres «avec la dernière barbarie.» On tente, à force d'ironie et de dédain, de déconcerter à la fois son génie et sa bonté. On s'attaque, avec un acharnement presque sans exemple, à ses livres et à sa personne. Objet du haine à la fois pour les partis les plus contraires, pour les violents de toutes les opinions, piétistes ou jacobins, romantiques ou pédants; insupportable au faux goût et à la fausse morale, Goethe est calomnié dans son caractère, dans son talent, et jusque dans les plus nobles affections de son grand coeur. En le représentant comme un indifférent, un égoïste, un rimeur bourgeois, matérialiste et réaliste, on parvient à éloigner de lui la jeunesse et à obscurcir son nom. On annonce que, avant dix années, il sera rentré dans le néant. On exalte au-dessus de lui non-seulement Schiller, mais la tourbe des auteurs infimes; on le déclare frappé d'impuissance. Les éditeurs refusent d'imprimer ses manuscrits; ses envieux le harcèlent de telle sorte et ses amis le défendent si faiblement, qu'il se sent comme exilé, seul, absolument seul dans son pays, et qu'il est tout près de renoncer à l'art et à la poésie!
VIVIANE.
Mais cela ne paraît pas croyable.
DIOTIME.
Ce qui est presque incroyable aussi, c'est la diversité, l'opposition des jugements qui ont été portés sur Faust comme sur la Comédie.
Ces deux oeuvres grandioses et profondes ayant eu besoin dès leur apparition de commentateurs et d'interprètes, elles sont devenues aussitôt le sujet de querelles passionnées. L'une comme l'autre elles attirent et repoussent, captivent et irritent les imaginations. Dante, nous l'avons vu, est déjà pour ses contemporains, et de plus en plus dans la suite des générations, tour à tour orthodoxe et hérétique, guelfe et gibelin, voué à l'anathème et à l'apothéose. En butte aux fureurs ou aux dédains des inquisitions ou des académies, traité d'impie par les uns, de barbare par les autres, Dante traverse de longues éclipses de gloire. Lui qui passionnera des esprits tels que Buonarroti, Galilée, lui qu'on a proclamé égal, supérieur à Virgile et à Homère, il sera rejeté dans l'ombre de Pétrarque, de Tasse, et, ce n'est pas assez, de Marini, de Métastase. Comme il a été, de son vivant, exilé par un aveugle esprit de faction, trois siècles après sa mort il sera banni de la compagnie et de la gloire des grands hommes. Au commencement de ce siècle, selon Alfieri qui avait appris de mémoire toute la Comédie, on n'aurait pas trouvé dans toute l'Italie trente personnes ayant lu Dante.—Goethe, de son vivant et encore à cette heure, pour les esprits étonnés, est tantôt le plus religieux des poëtes, et, dans les matières d'État, le plus républicain des utopistes, tantôt le plus endurci des païens, des athées; un «mauvais génie» (Lacordaire l'écrivait hier encore); un courtisan, un esprit rétrograde, timide et servile. Aujourd'hui cependant l'opinion semble s'établir définitivement selon la justice. Les éditeurs, les traducteurs, les commentateurs intelligents et aimants se multiplient en même temps pour Dante et pour Goethe. Tous deux ensemble ils s'emparent, sans violence et par la seule force des choses, de nos imaginations. Ils sont présents à l'esprit de quiconque est capable de sérieuses pensées. Pour tout Italien comme pour tout Allemand, la Comédie et Faust sont devenus le Livre par excellence, une sorte de Bible à la fois familière et mystérieuse, d'où l'on tire pour toutes les occasions de la vie, pour toutes les dispositions de l'âme, des sentences, des axiomes et des similitudes. Bien plus, voici que presque à la même heure une réparation glorieuse se fait. Un moment distraite, trompée, ingrate, l'âme de la patrie allemande se retrouve, se reconnaît enfin, elle salue sa propre grandeur, elle sent sa puissante, son indestructible personnalité dans l'oeuvre et dans le nom de Wolfgang Goethe.
Et toi, noble Allighieri, maître, guide, «plus que père!» toi qui bénissais le pain amer de l'exilé, toi qui montais avec lui, en soutenant ses pas chancelants, le dur escalier d'autrui, toi qui recevais dans tes bras, pour l'emporter dans ton ciel, le martyr sanglant de la liberté, maintenant ramené sur les bords de ton beau fleuve Arno, au doux bercail d'où sont à jamais chassés les loups rapaces, que de repentirs à tes pieds, que de lauriers à ton front, et combien inséparables désormais dans l'âme italienne ta gloire et la gloire de la patrie!…
Les derniers accents de Diotime se perdirent dans le silence. La nuit était venue. Un grand recueillement descendait sur la campagne. Tout à coup l'on entendit résonner au loin de longues notes vibrantes et douces qui semblaient s'appeler et se répondre à travers l'espace. C'étaient deux cors de chasse qui se renvoyaient l'un à l'autre le refrain mélancolique aimé de la Bretagne:
Ma soeur, qu'ils étaient beaux ces jours
De France!
O mon pays, sois mes amours
Toujours.
Ce fut le signal du départ. On avait oublié les heures rapides et la distance. La lune était déjà très-haut à l'horizon. Pendant qu'Élie et Marcel s'occupaient aux préparatifs du retour, Diotime et Viviane allaient et venaient sur la plage qui se rétrécissait à vue d'oeil, et se repliait dans les ombres du granit, au murmure montant des flots. Des nuées de goëlands, de pétrels et d'autres oiseaux aquatiques volaient vers la terre, cherchant pour les heures nocturnes leur abri dans les grottes de stalactites qui s'ouvrent aux flancs du rocher. Ramenée par la marée en vue des côtes, la flottille de pêche se rassemblait et courbait sa noire voiture sur la surface argentée de l'Océan.
Depuis quelques instants, Diotime suivait avec une attention inquiète le mouvement d'une barque qui gouvernait presque en droite ligne vers la langue de sable où elle se trouvait avec son amie.
—C'est l'heure des contrebandiers, dit Viviane, répondant ainsi à la question que se faisait tout bas Diotime.
L'embarcation avançait toujours. Bientôt on put distinguer qu'elle était montée par trois hommes. Un quatrième, de grande taille et qui paraissait armé, se tenait debout près du foc.
—Je ne me trompe pas, c'est la barque de Floury, s'écria Diotime.
—Que viendrait-elle faire ici, à cette heure? dit Viviane.
Sans répondre, Diotime se dirigeait vivement vers la pointe où le pilote allait atterrir. Je ne sais quel pressentiment hâtait son pas. Quelqu'un venait, en effet, à sa rencontre.
Avant que la barque eût touché terre, l'inconnu qu'on y voyait debout, à l'avant, et qui ne ramait point, s'élançait.
—Évodos!…
À ce nom qu'elle entendit avant d'avoir rien vu, Viviane, comme frappée d'immobilité, s'arrêta soudain. Le jeune homme vola vers elle. Il la reçut dans ses bras, tremblante et muette.
Après les premiers étonnements du revoir:
—Mais enfin, reprit Diotime, comment donc, quand on vous croit dans les mers d'Ionie, abordez vous au cap Plouha?
—C'est bien simple. Vous savez que je ne m'appartiens pas. Ceux qui me commandent m'envoient à Paris; m'y voici d'un trait. La personne à qui l'on m'adresse n'y est point encore; on ne l'attend que dans vingt-quatre heures. Ces vingt-quatre heures sont miennes. J'arrive à Portrieux; vous en êtes partie le matin. La barque du pilote va prendre la mer; je demande à Floury de se louer à moi pour la soirée; il y consent. Nous mettons le cap sur Plouha. En voyant cette belle mer tranquille refléter, comme un miroir d'acier, le doux visage de Phoebé qui lui sourit, je m'enchante. Je me persuade que vous vous laisserez charmer comme moi par la magie des cieux et des eaux et que nous reviendrons ensemble, guidés par mon étoile… Le voyez-vous là-haut, mon beau Sirius, justement sur la pointe du cap Fréhel!… Il faut que vous donniez raison à ma joie, Diotime, vous qui êtes aussi l'astre propice; il faut que, par cette nuit lumineuse comme les nuits de ma patrie, tous trois nous naviguions en plein espoir et en plein contentement sur votre océan breton!
À cette proposition inattendue, Viviane consentait d'un joyeux silence; mais Diotime avait des objections. Le vent était contraire…
ÉVODOS.
Le voici qui tombe. Et d'ailleurs, en venant, Floury qui se connaît à vos nuages y a vu qu'entre huit et neuf heures la brise soufflerait nord-ouest. En moins d'une heure et demie, il en donne sa parole, nous serons rentrés au port.
DIOTIME.
Mais la pointe de Saint-Quai?… les courants?
ÉVODOS.
Fiez-vous à moi. Nous autres Hellènes, ne sommes-nous pas toujours les compagnons d'Ulysse? Fiez-vous surtout à Floury. Lui et ses hommes, ils rameront, s'il le faut, vigoureusement.
Comme on en était là, Élie et Marcel venaient avertir que tout était prêt. Ce fut à leur tour de s'étonner. Les premières effusions passées, la compagnie convint de se partager: Élie et Marcel retourneraient par terre à Portrieux; le bateau du pilote y ramènerait Viviane et Diotime, à la garde d'Évodos.
L'entretien, comme on peut croire, ne languit pas, au doux rhythme de la barque, pendant la traversée. Toute une année d'absence où tant de choses avaient agité, inquiété, passionné les esprits! Que de souvenirs, que d'espérances, que de projets à échanger entre deux jeunes coeurs épris d'un même amour et confiants tous deux dans une grande et maternelle amitié!
Quoi qu'en eût dit Floury, le vent du nord-ouest ne se levait pas. On nageait avec lenteur. Peu à peu le bruissement monotone des flots et le magnétisme des clartés lunaires assoupirent Diotime. Elle fit de beaux rêves. Elle vit passer dans les nuées, les ombres heureuses de ceux qu'elle avait perdus; elle entendit au loin des chants de liberté. Elle vit s'élever, dans les vapeurs du crépuscule, un beau temple en marbre; et quand, aux premiers rayons du jour, les portes s'ouvrirent d'elles-mêmes, elle aperçut au fond la statue d'ivoire et d'or de la divine Béatrice.
Cependant, peu à peu, le souffle du matin se faisait sentir; il agitait en se jouant, il soulevait à demi sur les paupières de Diotime le voile des songes. Alors se dessinèrent à ses yeux, sur le fond transparent des clartés de l'aube, deux figures d'une jeunesse et d'une beauté parfaites, assises à ses côtés, vis-à-vis l'une de l'autre, dans un maintien plein de grâce et de noblesse. Diotime distingua deux mains qui se cherchaient, deux anneaux échangés. Elle entendit deux voix mélodieuses que la brise emportait en se jouant sur les flots et qui semblaient accompagnées de la cithare antique. Diotime prêta l'oreille. Les deux voix dialoguaient ainsi:
—Les hasards de ma vie ne t'effrayent point?
—Moi-même je ceindrai ton bras du glaive, en priant les dieux pour ta patrie.
—Ma patrie est pour toi la terre étrangère.
—Quelle femme, quelle barbare se sentirait étrangère dans la cité de la vierge Athéné, sur la terre où l'on adore la douce Panagia?
—Ma destinée est obscure. Je ne connaîtrai de longtemps ni repos ni foyer.
—Que serait le foyer sans l'honneur! que serait le repos sans la liberté!
—Tu n'entends pas les mots de la langue que parlent les miens.
—La langue flexible et sonore que parlent les fils d'Homère, j'ai voulu l'apprendre; écoute:
[Grec: O misenmos eigchi chachi to eche gia psarmachi
Kai to chalon aon gobisma olo psilia a agapa.]
À ce moment la barque entrait dans le port; elle amarrait au pied de la jetée. Le bruit que fit la chaîne en retombant sur la pierre tira de son rêve Diotime.
À demi sommeillant, appuyée au bras d'Évodos, elle montait encore l'escalier de granit, quand Viviane, déjà loin, suivie du lévrier, comme la Diane chasseresse au pied virginal, s'avançait vers le seuil où les attendait Élie, seul et pensif dans sa tristesse bretonne.
FIN.
End of Project Gutenberg's Dante et Goethe : dialogues, by Daniel Stern