Dante et Goethe : dialogues
Lo Imperador del doloroso regno.
Dans ses trois gueules énormes il broie éternellement les trois plus grands traîtres qui furent sur la terre: Judas, Brutus et Cassius.
VIVIANE.
Brutus et Cassius avec Judas! voilà ce que je ne saurais comprendre; car enfin, pour bien des historiens, n'est-ce pas, c'est César qui est le grand traître envers le droit et la liberté, et non Brutus qui veut et croit être leur vengeur?
DIOTIME.
La lecture la plus attentive de la Comédie ne saurait, en effet, ma chère Viviane, nous rendre raison d'une assimilation qui blesse toutes nos idées du juste et de l'injuste. Il faut lire, pour comprendre ce Jugement dernier de l'Allighieri, tout l'ensemble de ses oeuvres, la Vita nuova, il Convito, le de Monarchia, les Lettres surtout. Il faut savoir que Dante, dans sa Comédie, a voulu, comme il l'a dit, chanter le droit de la monarchie, c'est-à-dire l'ordre universel, tel qu'il le croyait institué de toute éternité dans les conseils de Dieu. Dante, ma chère Viviane, ne fut pas seulement un grand poëte épique, lyrique ou tragique; sa pensée, comme celle des plus grands philosophes de l'antiquité et des temps modernes, comme celle d'un Pythagore et d'un Spinosa, concevait toutes choses d'une manière synthétique. Toutes, et au-dessus de toutes ici-bas, la personne humaine, la famille, la société naturelle, civile et religieuse, il les considérait à leur place, dans leur relation mutuelle, au sein de l'immensité, dans la grande mer de l'Être.
Per lo gran' mar dell' Essere:
toutes, il les voyait, dans leur évolution sidérale, morale ou politique, surgissant, se développant, s'élevant, par une réciproque influence, des ténèbres à la lumière, de l'inertie à la liberté, à l'amour, c'est-à-dire à la conformité de plus en plus libre et parfaite des esprits et des destinées aux lois de la sagesse éternelle,
Io che era al divino dall' umano.
Ed all' eterno dal tempo venuto,
E di Fiorenza in popol ginsto e sano.
dit-il au trente et unième chant du Paradis.
C'est la grande pensée des temps modernes; c'est la pensée qui pénètre de part en part l'oeuvre de Goethe. Eh bien, Viviane, cette union parfaite de toutes choses, cet ordre éternel au sein de Dieu, Dante les symbolise sous l'image d'une double cité, d'un double empire céleste et terrestre, entrés dans l'immuable paix où le citoyen par excellence, le justicier, le pacier (c'est ainsi qu'on parlait au moyen âge), est, dans le paradis invisible, dans la Rome céleste, Jésus; dans le paradis visible, sur la terre, en Italie, dans la sainte Rome d'ici-bas, César. Le génie de Dante, éminemment sacerdotal comme le génie de Goethe, ramène toutes choses à ce qu'il appelle, dans son Convito, la religion universelle de la nature humaine. Dans sa conception vaste et puissante d'une civilisation philosophique, la trahison à Jésus et la trahison à César, c'est tout autre chose que l'attentat contre une personne, si auguste qu'elle soit; c'est la main portée sur l'édifice de la création divine; c'est une sacrilége atteinte à l'ordre politique et religieux de l'univers. Dans le Purgatoire et dans le Paradis, nous trouverons de cette grande conception de notre poëte les plus belles évidences.
Et, Dieu soit loué! voici que notre voyage parmi la race perdue touche à sa fin; voici que nous touchons au seuil des régions lumineuses. Parvenus au fond du cône infernal qui est le centre de la terre, Virgile et Dante changent de pôle. Ils tournent transversalement sur eux-mêmes et commencent à remonter vers l'autre hémisphère; ils revoient enfin les étoiles.
E quindi uscimmo a riveder le stelle.
C'est ainsi, sur ce mot mélodieux qui nous rend à l'espérance, que Dante a voulu terminer sa première cantique.
Je ne sais si, dans ma sèche analyse, à travers les timides à peu près que me permettait notre français abstrait et morne, vous avez pu entrevoir les splendeurs poétiques de ce chant de l'abîme. Je crains bien de ne vous avoir pas fait sentir, comme je m'en étais flattée, la grâce ineffable, la piété, l'amour que Dante n'a ni pu ni voulu éteindre, tant son âme en était remplie, dans cet affreux séjour des vengeances éternelles. J'aurais voulu insister sur l'art accompli avec lequel, dès les premiers chants, le poëte tempère les horreurs d'un tel séjour, par l'expression répétée de sa tendresse pour Virgile et par l'apparition de Béatrice dans les limbes. J'aurais dû vous peindre cette douce Francesca, avec l'amant «qui jamais d'elle ne sera séparé,» venant vers Dante, à travers les airs, d'une aile ouverte et ferme, ainsi que vers leur nid deux colombes pressées par le désir.
Quali colombe dal disio chiamate,
Con l'ali apert e ferme, al dolce nido.
Il eût fallu, d'une main plus délicate, m'essayer à vous rendre tant d'images fraîches et gracieuses, tirées de la lumière du jour, de l'attitude des plantes, des moeurs des animaux, que Dante avait observées tout ensemble en naturaliste et en poëte. Il eût fallu vous faire voir ces fleurettes inclinées sous la gelée nocturne, qui se redressent et s'entr'ouvrent aux premiers rayons du matin; ces dauphins et leurs jeux, soudain rappelés au milieu des vapeurs de l'étang de poix bouillante; ces cigognes, ces grues qui s'en vont «chantant leur lai;» ces ruisselets limpides qui descendent des vertes collines du Casentin vers l'Arno.—Et cette manière charmante de marquer les heures du jour d'après l'aspect du ciel et le lieu des constellations, ce tendre désir d'être rappelé aux siens et de vivre dans la mémoire de ses semblables, cette profonde humanité du poëte qui le fait pâlir, frissonner, pleurer, s'évanouir au récit des malheurs d'autrui, tout cet art incomparable, quel art il m'eût fallu pour vous le rendre sensible!—Comme Dante a bien tenu la promesse de l'inscription tracée sur le seuil de son enfer, et comme il a pénétré d'amour son royaume des vengeances!
VIVIANE.
Je ne me lasserais jamais de vous entendre; mais je sens que nous abusons de votre bonté; vous devez être fatiguée. Voici près de deux heures que nous vous laissons parler presque seule.
DIOTIME.
Je ne me sens pas lasse, Viviane, mais plutôt comme un peu étonnée. Notre entretien a tourné, sans que je m'en doutasse, en leçon. Et j'ai peur maintenant d'avoir occupé bien mal cette chaire dantesque, à laquelle votre amitié m'élève. Nous autres Françaises, nous ne sommes pas habituées, comme l'étaient les dames italiennes, au professorat. Et si, au lieu d'être à Portrieux, nous étions à Paris, et si, au lieu de quatre, nous étions seulement dix ou douze, je m'intimiderais tout à fait; il me semblerait faire quelque chose de malséant, pis que cela, de ridicule.
ÉLIE.
Voilà une chose que la simplicité bretonne ne saurait comprendre. Pourquoi donc semble-t-il ridicule à nos Français que les femmes enseignent ce qu'elles savent? Pourquoi leur serait-il malséant de dire, dans une salle d'université par exemple, avec un peu plus de soin et d'enchaînement, ce qu'on trouve très-naturel et très-agréable de leur entendre dire dans les salons, où l'on prétend qu'elles règnent et gouvernent les opinions en toutes choses?
VIVIANE.
Où elles régnaient, Élie.
DIOTIME.
À la bonne heure; mais enfin, même au temps où elles régnaient, on eût trouvé extravagant que Mme de Staël, je suppose, ce grand orateur, qui, chaque soir, haranguait dans son salon les hommes d'État, les publicistes, les diplomates des deux mondes, fût montée à la tribune de l'Assemblée pour y exposer, avec sa vive éloquence, ses vues et ses idées politiques. Et, pourtant, elle eût été là véritablement à sa place, belle, de la beauté de Mirabeau, portant comme lui la conviction dans l'éclair de son regard, dans son geste, dans sa voix virile; tandis que (je l'ai ouï dire à ma mère qui l'a beaucoup connue, et c'était aussi l'avis de Goethe), dans les bals, dans les réunions mondaines, les bras nus, son turban aurore sur la tête, à la main sa branche de laurier, déclamant à l'angle d'une cheminée d'interminables tirades sur l'impôt, sur le crédit, elle paraissait quelque peu théâtrale, et déplaisante à voir.
ÉLIE.
Ce qu'il y a de bizarre, c'est que ce préjugé contre l'intervention directe des femmes dans l'enseignement et dans la politique n'existe nulle part ailleurs que chez nous, qui nous croyons de bonne foi le peuple le plus chevaleresque du monde. Les étrangers n'y comprennent rien. Je me rappelle (c'était en 1818, au moment que s'ouvrait à Paris un club de femmes) que le moraliste Émerson, nous voyant rire, et moi tout le premier, de ces dames orateurs, me demandait, avec son sérieux du Massachusetts, ce qu'il y avait donc là de si risible?
DIOTIME.
C'est l'opinion aux États-Unis, en effet, et particulièrement dans le plus cultivé de tous, dans ce Massachusetts où la religion a fait une si heureuse alliance avec la philosophie, que le talent, le don de Dieu, comme ils disent dans leur langage puritain, ne doit jamais demeurer inutile. Faculty demands function, c'est la formule concise du pasteur Henri Ward-Beecher et du grand orateur Wendell-Philipps, lorsqu'ils réclament pour les femmes l'égalité des droits et des devoirs.
VIVIANE.
Vous disiez, Diotime, que les dames italiennes avaient l'habitude du professorat?
DIOTIME.
Elles se sont illustrées dans l'enseignement universitaire. Tout récemment, en Italie, on s'entretenait encore de la docte Mme Tambroni, qui, en 1817, à Bologne, occupait la chaire de lettres grecques. À la même université au siècle précédent, Gaétana Agnesi avait été désignée par le souverain pontife lui-même pour enseigner à la jeunesse les hautes mathématiques. Dans le même temps à peu près, Maria Amoretti était acclamée docteur en droit civil et en droit canon à l'université de Pavie.
MARCEL.
Une femme en robe et en bonnet de docteur! voilà qui ne me plaît guère.
DIOTIME.
J'ignore quel était au juste le costume de ces dames, mais il paraît bien qu'il ne portait aucun préjudice à leur beauté. La tradition garde le souvenir des grâces pleines de noblesse d'Andrea Novella, qui suppléait son père dans la chaire de droit canon. On se rappelle aussi Olympia Morata, enflammant d'enthousiasme la studieuse jeunesse de Ferrare. Relisez, Élie, ce que raconte à ce sujet votre compatriote Renan dans ses Essais de Morale. Il a vu, dans l'église de Saint-Antoine à Padoue, le buste de la philosophe Hélène Piscopia, en robe de bénédictine, et il affirme qu'elle devait être d'une grande beauté. Lorsque Dante met sur les lèvres de Béatrice l'enseignement de la théologie, il ne néglige pas de nous apprendre que ses yeux rayonnent comme des étoiles, et que son sourire le consume d'amour…
Mais où m'avez-vous entraînée, bon Dieu! En quelles digressions je m'égare encore! et que, tout en célébrant les vertus de mon sexe, je donne prise à ses plus ironiques détracteurs! Vous savez comment nous traite Polybe: Sexe bavard et panégyriste… C'est bien cela, n'est-il pas vrai, Marcel? On croirait qu'il m'avait en vue.
VIVIANE.
Rien ne me plaît comme cette manière d'apprendre. Vous nous menez par le sentier qui côtoie le grand chemin et qui, tout en faisant mille circuits, semble moins long dans sa diversité que la voie droite.
DIOTIME.
Vous avez toujours l'interprétation aimable des défauts de vos amis, Viviane pleine de grâce! Mais rentrons-y au plus vite, dans cette voie droite que j'ai perdue; revenons à Dante, et, avec lui, montons les degrés de la montagne sainte où le péché s'expie.
Nous revoyons le ciel. Sa douce couleur de saphir oriental rend la joie aux yeux de Dante.
Dolce color d' oriental zaffiro,
Che s'accoglieva nel sereno aspetto
Dell' aer puro infino al primo giro,
Agli occhi miei ricominciò diletto.
Les astres reparaissent à sa vue; mais ce sont les astres d'un autre hémisphère où brille d'un éclat merveilleux la Croix du Sud, il Crociero. Dante salue avec transport cette constellation inconnue aux hommes du Septentrion.
O settentrional vedovo sito
Poichè privato se' di mirar quelle!
ÉLIE.
Comment Dante a-t-il pu parler de la Croix du Sud, découverte plus de trois cents ans après sa mort?
DIOTIME.
C'est le souci des commentateurs, mon cher Élie. Car, en effet, les quatre étoiles de la Croix du Sud, que Dante décrit avec cet étonnement naïf qui donne aux peintures homériques un si grand charme, n'ont été introduites par les astronomes dans la sphère céleste que vers la fin du XVIIe siècle. Au temps de l'Allighieri, aucun Européen ne les avait encore vues. Mais les Arabes les connaissaient et on suppose que par eux les Italiens pouvaient en avoir eu quelque idée. D'autres croient que Marco Polo, qui avait passé les tropiques, avait parlé du Crociero à ses compatriotes. Beaucoup de commentateurs ne voient dans ces quatre étoiles qu'une allégorie des quatre vertus cardinales, et ils se fondent sur ce vers où le poëte parle des quatre lumières saintes:
Li raggi delle quattro luci sante.
Quoi qu'il en soit, à peine Dante a-t-il poussé son exclamation de joyeuse surprise, qu'il se trouve, avec Virgile, sur des rivages doucement éclairés, en présence d'un vieillard vénérable, Caton d'Utique.
MARCEL.
Caton d'Utique, à l'entrée du purgatoire!
ÉLIE.
L'évêque Synésius met bien, dans un de ses hymnes grecs, le chien
Cerbère aux portes de l'enfer catholique.
DIOTIME.
Cela n'avait rien alors d'offensant, ni pour le goût, ni pour la foi. Dante a dit de Caton dans le Convito que jamais créature terrestre n'avait été plus digne de servir le vrai Dieu. Nous avons vu qu'il était considéré comme type de la vertu profane et que l'Église admettait à cette époque le salut des justes de l'antiquité. Elle avait adopté de cette croyance une très-poétique expression; elle reconnaissait trois baptêmes: le baptême d'eau, le baptême de sang (le martyre), et le baptême de désir.
ÉLIE.
Cela est beau; mais pourtant, mettre Caton dans le purgatoire, c'est y mettre en quelque sorte l'apologie du suicide, ce qui n'est guère catholique.
DIOTIME.
Rappelons-nous ce que nous avons eu occasion déjà de reconnaître au sujet de cette disposition bienveillante du catholicisme primitif. Caton, en quittant volontairement la vie mortelle, croyait à l'immortalité. Pour s'affermir dans sa résolution, il se faisait lire Platon, le divin. On pouvait hardiment le ranger parmi ces hommes que vante saint Paul et qui, «n'ayant pas connu la Loi, ont été à eux-mêmes leur loi;» et puis il était mort pour la liberté, cet idéal des grandes âmes. Dans le de Monarchia, Dante loue Caton d'avoir voulu librement mourir plutôt que de vivre asservi. Et ici je voudrais revenir encore avec vous à ce que nous disions des opinions catholiques et monarchiques de Dante. Avec son droit de la monarchie,
Jura Monarchiæ, superos, Phlegelonta, lacusque
Lustrando, cecini, voluerunt fata quousque.
avec son empire céleste et son empire terrestre, son césar et son pontife, Dante n'en garde pas moins pour idéal suprême la liberté. En ses commencements, c'était aussi l'idéal de l'Église chrétienne qui considérait le péché comme un esclavage de l'âme. C'est librement, du plein consentement de l'âme coupable, c'est avec amour que le péché s'expie dans le Purgatoire de Dante; et c'est pourquoi il fait luire sur le seuil la belle planète qui invite à aimer, lo bel pianeta ch' ad amar conforta, l'étoile de Vénus. C'est avec une liberté joyeuse que l'âme purifiée, maîtresse d'elle-même, s'élève dans le ciel jusqu'à la claire vue de Dieu. Libero, dritto, sano è tuo arbitrio, dira Virgile à Dante en le quittant à l'entrée du paradis terrestre. Lorsqu'il explique à Caton, le vieillard juste et vénérable, comme il l'a fait à cet autre vieillard, le démoniaque Caron, aux abords de l'enfer (il y a dans toute la Comédie de ces parallélismes), par quel ordre et dans quel dessein Dante vient en ces lieux, le chantre de l'Énéide dit ces beaux vers souvent cités:
Libertà va cercando, ch'è si cara,
Come sa chi per lei vita rifiuta.
Il va cherchant la liberté, qui est si chère,
Comme sait celui qui pour elle a quitté la vie.
C'est au nom de l'amour encore, en rappelant les chastes yeux de Murcie,
… gli occhi casti Di Marzia tua,
que Virgile, associant ainsi les deux idées saintes de l'amour et de la liberté, implore de Caton l'accès de la montagne purificatrice. C'est la plus belle doctrine religieuse et morale qui se puisse concevoir, et jamais elle ne sera dépassée.
La montagne du Purgatoire, située au milieu des eaux, est divisée, comme l'enfer, en neuf cercles ou plates-formes, où règne un clair-obscur mélancolique, et présidés chacun par un ange céleste. Là, plus de cris, plus de hurlements, mais les soupirs, les larmes, les chants pieux des humbles et amoureuses espérances:
Luogo è laggiù non tristo da martiri
Ma di tenebre solo, ove i lamenti.
Non suonan com guai, ma son sospiri.
Au premier cercle ou anté-purgatoire sont les âmes négligentes et tardives au repentir. Puis, ainsi que dans l'Enfer, nos poëtes passent en revue les sept péchés capitaux. De degré en degré, avec une fatigue moindre, ils montent jusqu'au sommet où s'offrent à leur vue les ombrages délicieux du paradis terrestre:
Questa montagna è tale
Che sempre al cominciar di sotto è grave.
E quanto nom più va su, e men fa male:
Cette montagne est telle
Que toujours au commencement, en bas, elle est plus pénible;
Et plus l'homme monte, moins il a de peine à monter.
dit Virgile, exprimant ainsi, avec une simplicité naïve, une des plus hautes doctrines de l'éthique chrétienne.
ÉLIE.
C'était une doctrine connue de la plus haute antiquité. Dans les Travaux et les Jours, il est dit que la route de la vertu est escarpée et d'abord hérissée d'obstacles, mais que, en approchant du sommet, on la trouve facile.
DIOTIME.
Dans cette seconde cantique, comme dans la première, l'inspiration poétique et l'idée morale sont à la fois très-personnelles et très-générales. L'expiation du purgatoire comme la réprobation de l'enfer se rapportent symboliquement à Dante, à l'Italie, à la société. La liberté que le poëte retrouve sous les traits de Caton, en quittant les fatalités de l'abîme; les vertus primitives dont la sainte lumière illumine le sentier au sortir des ténèbres sataniques; l'humble jonc baigné de la rosée du matin qui rafraîchit les tempes du voyageur fatigué et qui en enlève toute trace de la fumée infernale; la barque légère qui glisse sur les ondes, conduite par un céleste nocher, et qui retentit du chaut de délivrance In exitu Israël; les différents degrés de la purification par le repentir, par le détachement des convoitises d'ici-bas, par la contemplation et le désir de la sagesse divine; ces eaux salutaires où, en perdant la mémoire des maux passés, on se retrempe pour une vie nouvelle, tout cela n'est que figure, allégorie, images tour à tour bibliques, chrétiennes, pythagoriciennes ou platoniciennes, du progrès de l'homme vers Dieu. Dans cette cantique, dont la diction et le mode s'assouplissent et se rassérènent, se font suaves et pénétrants comme le sujet dont le poëte s'inspire, Dante a prodigué les fraîches images, les apparitions charmantes de femmes et d'artistes.
C'est là qu'il rencontre son ami Casella, qui lui chante une de ses propres canzoni:
Amor che nella mente mi ragiona,
Cominciò egli allor si dolcemente
Che la dolcezza ancor dentro mi suona.
Et les ombres, attirées par ce chant délicieux, s'assemblent autour de
Casella, s'y oublient, ainsi que des colombes autour de l'oiselier.
Come quando, cogliendo biada o loglio,
Gli colombi adunati alla pastura.
Queti, senza mostrar l'usato orgoglio.
Un peu plus loin, Belacqua, le fameux guitariste, Sordello, le troubadour aimé des femmes, Arnaldo Daniello, gran' maestro d'amor; puis aussi ce doux complice de la vie mondaine, que Dante chérit au point de souhaiter mourir pour le rejoindre bientôt, Forese Donati; et cette mystérieuse Pia, à peine entrevue à travers le voile funèbre des vapeurs de la Maremme, qui prie Dante de se souvenir d'elle, et de qui la postérité se souvient à jamais;
Ricorditi di me, che son la Pia.
Et cette Sapia, qui ne fut pas sage, dit-elle avec une grâce charmante,
Savia non fui, avvegna che Sapia fossi chiamata.
Car, exaltée par la victoire des siens, elle défia le sort, comme le merle affolé qui, dans les beaux jours d'hiver, croit le printemps venu, et s'en va sifflant par les bois.
Come fe il merlo per poca bonaccia.
Et cet Oderisi, le miniaturiste, l'enlumineur célèbre, l'honneur d'Agubbio, qui proclame la gloire de Giotto au-dessus de Cimabue! Comment choisir entre tant de tableaux enchanteurs! entre ces entretiens rapides, entre ces murmures bienveillants qu'échangent les ombres dans une atmosphère azurée, toute pénétrée déjà du souffle de la grâce divine, dans cette admirable cantique que Balbo appelle si bien un crescendo d'amor!
ÉLIE.
Mais, si mes souvenirs ne me trompent, il y a aussi dans le Purgatoire des passages satiriques, des invectives terribles contre la démocratie florentine et la cour de Rome.
DIOTIME.
Le ton général de la seconde cantique est une sérénité plaintive, mais Dante est trop artiste pour ne pas en sauver la monotonie par de hardis contrastes. Ainsi, par exemple, l'apostrophe de Sordello:
Ahi serva Italia, di dolore ostello.
Nave senza nocchiero in gran tempesta!
Hélas serve Italie, asile de douleur,
Nef sans nocher dans la grande tempête.
et la description du cours de l'Arno par Guido del Duca; ainsi encore, au vingt-troisième chant, la menace aux dévergondées Florentines qui, si elles savaient ce qui les attend dans l'enfer, «ouvriraient déjà la bouche pour hurler.»
Ma se le svergognate fosser certe
Di quel che'l ciel veloce loro ammanna,
Gia per urlare avrian le bocche aperte.
MARCEL.
Les Florentines avaient donc de bien mauvaises moeurs?
DIOTIME.
Dès cette époque elles s'insurgeaient contre la sévérité des moeurs antiques et se jetaient dans le luxe et les plaisirs. Les magistrats faisaient contre elles des lois somptuaires, mais en vain. Villani nous apprend que, dans l'artifice et l'extravagance de leurs parures, il entrait plus de choses étrangères qu'il n'en restait leur appartenant en propre. Pas plus que les femmes dévergondées, les prêtres gourmands ne sont épargnés au Purgatoire; le pape Martin IV y expie dans le jeûne et l'amaigrissement son goût excessif pour les anguilles du lac Bolsena. La maison royale de France aussi y est en butte à l'animosité du poëte, qui met dans la bouche de Hugues Capet toute une généalogie aussi peu historique que peu flatteuse de ses ancêtres et de ses descendants. Il lui fait dire qu'il est fils d'un boucher:
Figliuol fui d'un beccaio di Parigi.
MARCEL.
Voilà qui passe permission!
DIOTIME.
Tout ce passage a fort scandalisé les commentateurs français, d'autant que l'erreur de Dante, volontaire ou involontaire, se retrouve ailleurs, dans les poésies de Villon par exemple, dans un ouvrage d'Agrippa, etc. Bayle raconte que le roi François Ier, se faisant lire la Comédie par «un bel esprit réfugié d'Italie,» quand on en vint à ces vers, commanda «qu'on ôtât le livre, et fut en délibération de l'interdire en son royaume.» Le chanoine Grangier, qui le premier a traduit en vers les Cantiques, excuse son auteur en supposant que le terme de boucher n'est ici qu'une métaphore pour dire un prince «grand justicier de gentilshommes et autres malfaiteurs.» Étienne Pasquier rejette également la faute de Dante sur le ton métaphorique d'un passage «escrit à la traverse, et comme faisant autre chose.»
Dans son Purgatoire comme dans son Enfer, Dante mêle les deux mythologies polythéiste et monothéiste. Le paradis terrestre lui rappelle le Parnasse; la comtesse Mathilde cueillant des fleurs sur les rives du Léthé est semblable à Vénus et à Proserpine. Dante donne à Jésus le nom de Sommo Jove. De longues expositions de dogmes selon saint Thomas, saint Augustin, saint Victor: le libre arbitre, le péché originel, la responsabilité, l'âme triple, la théorie physique et métaphysique de la génération, le développement continu de l'âme humaine avant et après la mort (idée que nous retrouverons dans Faust), l'efficacité de la prière, les suites funestes de la confusion des pouvoirs spirituel et temporel, prennent une large place dans cette seconde cantique. On y rencontre de fréquentes allusions aux hypothèses scientifiques du temps et aux propres expériences du poëte. Il y parle de la circulation de la séve dans les végétaux, de l'action de la lumière sur la maturation des fruits et sur la coloration des feuilles, de la scintillation des étoiles. Quant à l'allégorie, elle y maintient ses droits dans la personne de Lucie, la grâce, gratia proeveniens; dans Mathilde, la piété généreuse; dans Lia et Rachel, la vertu active et la vertu contemplative; dans la vision finale où Dante symbolise obscurément les choses futures. Mais c'est surtout dans la description du char de Béatrice, que Dante, troublé sans doute par le désir passionné de glorifier celle qu'il aime, multiplie sans mesure et presque sans goût, en amant plus qu'en artiste, les images apocalyptiques. Ce char descend du ciel. Une lueur soudaine resplendit dans les airs d'où se dégage une douce mélodie.
Ed una melodia dolce correva
Per l' aer luminoso.
Sept flambeaux, radieux comme les sept étoiles du char de David, vingt-quatre vieillards vêtus de blanc, quatre animaux ailés, tels que les a peints Ézéchiel, nous dit le poëte, ouvrent un céleste cortége.
Ventiquattro seniori, a due a due,
Coronati venian di fiordaliso.
Tutti cantavan: Benedetta tue
Nelle figlie d'Adamo: e benedette
Sieno in eterno le bellezze tue!
Mais il faut que je vous lise ce passage dans la traduction en vers de Louis Ratisbonne. Il l'a faite avec beaucoup de soin, aidé des conseils de Manin, et avec un don très-rare de souplesse dans l'art des rimes. Je ne crois pas qu'il soit possible de mieux faire:
Sous ce beau ciel paré comme pour une fête,
Vingt-quatre beaux vieillards, de lis ceignant leur tête,
S'avançaient deux à deux en ordre régulier.
Ils chantaient tous en choeur: «Ô toi, fille choisie
Entre les filles d'Ève, à jamais sois bénie!
Sois bénie à jamais dans tes belles vertus!»
Puis, quand le gazon frais et la flore irisée,
Qui brillaient devant moi sur la rive opposée,
Ne furent plus foulés par ce troupeau d'élus,
Comme au ciel un éclair après l'autre flamboie,
Vinrent quatre animaux après eux dans la voie.
Tous quatre couronnés de rameaux verdoyants.
Et chacun d'eux avait six ailes admirables
Que parsemaient des yeux aux yeux d'Argus semblables,
Si les mille yeux d'Argus pouvaient être vivants.
Mais je ne perdrai plus de vers à les décrire,
Ô lecteur! il me faut répandre ailleurs ma lyre,
Et force m'est ici de me restreindre un peu.
Mais lis Ézéchiel qui nous dépeint ces bêtes,
Comme il les vit du fond du nord et des tempêtes
Venir avec le vent, la nuée et le feu.
MARCEL.
Voilà, ne vous déplaise, une fort belle traduction et qui me dispense de prendre un professeur italien.
DIOTIME.
Cette traduction a quelque chose de surprenant par sa fidélité et son allure naturelle. Mais pourtant le traducteur fait un sacrifice qui doit lui coûter beaucoup, étant poëte. Il ne reproduit pas (et cela n'était guère possible) la mesure tout italienne du vers de onze syllabes, qui, avec sa rime alternée de trois en trois, son enjambement, son accent variable, tantôt à la dixième et à la sixième syllabes, tantôt à la quatrième et à la huitième, forme l'admirable tercine de la Divine Comédie. Entre les quatre animaux vient un char triomphal traîné par un griffon aux ailes immenses. Jamais, dit le poëte, Rome ne vit, au triomphe d'Auguste ou bien de l'Africain, char plus beau; celui même du soleil eût semblé pauvre auprès.
Non che Roma di carro cosi bello
Rallegrasse Africano, ovvero Augusto:
Ma quel del sol saria pover con ello.
À la droite et à la gauche du char, sept dames forment une danse sacrée. Après le char s'avancent deux vénérables vieillards, dont l'un porte à la main un glaive flamboyant, quatre autres encore, d'une humble contenance, puis, à distance et seul, un vieillard au front lumineux, qui marche les yeux clos.
Et quand fut vis-à-vis de moi le char insigne
Un tonnerre éclata…
Et cortége et flambeaux, soudain tout s'arrêta.
Disons brièvement que ce char symbolique sur lequel descend Béatrice est regardé par les commentateurs comme le char de l'Église et de l'État ensemble, l'antique Carroccio, peut-être, des républiques italiennes où la patrie était présente dans sa double expression civile et religieuse. Les sept candélabres figurent les sept dons du Saint-Esprit, les sacrements; les vieillards sont les patriarches; les sept femmes dansant sont les trois vertus théologales et les quatre vertus cardinales; les quatre animaux sont les quatre évangélistes; enfin le griffon, moitié aigle, moitié lion, est pris pour Jésus-Christ lui-même, en sa double nature divine et humaine. Un choeur d'anges séraphiques fait tomber sur le char une pluie de fleurs, sous laquelle apparaît debout, triomphante, le front ceint d'un voile blanc et d'une couronne des feuilles de l'olivier cher à Minerve, vêtue d'une tunique couleur de flamme et d'un manteau couleur d'émeraude, Béatrice. À son approche, avant même qu'il ose lever les yeux sur elle, Dante, comme au premier jour, sent l'esprit de vie tressaillir au plus secret foyer de son âme. Il reconnaît de l'antique amour la grande puissance:
Per occulta virtù, che da lei mosse
D'antico amor senti la gran potenza.
Et Béatrice abaisse vers lui les yeux. «Regarde-moi bien: je suis, je suis Béatrice.»
Guardami ben: ben son, ben son Beatrice.
Et les paroles qu'elle adresse au poëte sont celles d'une mère superbe à son fils:
Cosi la madre al figlio par superba.
Et le coeur de Dante éclate en sanglots; et Béatrice approuve que «sa douleur soit égale à ses égarements.» Et se tournant vers les anges qui lui forment cortége, elle leur dit les erreurs de son ami; comment celui qui avait été si bien doué dans son jeune âge, après avoir marché dans la droite voie pendant qu'elle était encore sur la terre, entra dans les voies fallacieuses, quand elle eut «changé de vie;» et comment, tout autre moyen de l'en arracher demeurant inutile, elle a voulu lui faire voir le royaume des damnés.
Tanto giù cadde, che tutti argomenti
Alla salute sua eran già corti,
Fuor che mostrargli le perdute genti.
Et Dante place une vision fort compliquée, dans laquelle il annonce, aussi peu intelligiblement qu'il l'a fait en enfer pour le lévrier sauveur, la venue d'un grand capitaine qui affranchira du joug étranger l'Église et l'Italie. Ensuite Béatrice ordonne à Mathilde (nous avons vu comment Virgile a disparu) de plonger Dante dans les eaux du Léthé pour qu'il y perde la mémoire de ses péchés, puis dans l'Eunoé, fleuve divin, où il retrouve le souvenir du bien qu'il a fait. Ainsi renouvelé, Dante sort des eaux «pur et disposé à monter aux étoiles.»
Puro, e disposto a salire alle stelle.
Diotime se tut. Elle attendait qu'on lui fît quelque observation, mais on garda le silence. À mesure que l'on avançait dans le voyage dantesque, on se sentait plus porté au recueillement. Il n'est pas jusqu'à Marcel qui ne parût en humeur sérieuse. Depuis quelques instants déjà, il oubliait de rallumer sa pipe turque et regardait, mais avec distraction, le dessin de sa soeur. Viviane, tout en écoutant les cantiques, avait retracé d'un crayon fidèle la scène qui se passait sur la plage. Par les moyens les plus simples et sans chercher l'effet, elle avait su rendre, dans un tout petit espace, la tristesse infinie du ciel, avec le caractère tragique de cette procession d'animaux et d'enfants qu'elle avait vue défiler triste et morne pendant deux heures, au bruit de l'Océan, sous la pluie de plus en plus obstinée. Diotime loua beaucoup le dessin de sa jeune amie; mais voyant que personne ne semblait disposé à quitter Dante, elle se rassit sur le fauteuil à escabeau qui figurait la chaire professorale, et reprit ainsi l'analyse de la troisième cantique.
DIOTIME.
Le paradis, le ciel, le royaume de Dieu, l'ordre universel et idéal, selon que le génie de Dante l'a conçu, a pour principe l'amour éternel, considéré comme le premier moteur et la fin suprême de la gravitation des âmes et des astres. L'âme du monde, c'est Dieu, un Dieu aimant et aimé,
Il primo amante.
de qui tout procède et vers qui tout aspire. Point d'autre voie pour aller à lui que l'attraction de l'esprit et du coeur, la vertu, la science, la sagesse amoureuse, uno amoroso uso di sapienza; point d'autres progrès, en nous et hors de nous, que l'accroissement du désir.
MARCEL.
Il y a dans les poésies de ce pauvre Musset des vers qui rendent, à sa manière juvénile, ce système planétaire et psychologique de Dante:
J'aime! voilà le mot de la nature entière…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oh! vous le murmurez dans vos sphères sacrées,
Étoiles du matin, ce mot triste et charmant.
La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées,
A voulu traverser les plaines éthérées
Pour chercher le soleil, son immortel amant.
Elle s'est élancée au sein des nuits profondes,
Mais une autre l'aimait elle-même—et les mondes
Se sont mis en voyage autour du firmament.
VIVIANE.
Ils sont charmants, ces vers. Mais continuez, Diotime.
DIOTIME.
Le ciel de Dante s'ordonne selon l'Almageste de Ptolémée, adopté par saint Thomas; il est composé de sept planètes: la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne; puis vient le ciel des étoiles fixes, au-dessus duquel notre poëte met le neuvième ciel, ou le premier mobile, qui donne le mouvement à tous les autres et n'a au-dessus de lui que l'empyrée, siége de l'Éternel.
ÉLIE.
Cet empyrée figure dans la cosmogonie pythagoricienne.
DIOTIME.
En effet; cependant il n'est pas admis par les commentateurs que Dante se soit préoccupé particulièrement des idées attribuées à Pythagore. Mais les idées pythagoriciennes étaient alors comme flottantes dans toute l'Italie; elles y circulaient à travers Platon, Aristote et saint Augustin.
ÉLIE.
Dante devait bien aussi, ce me semble, connaître de très-près Pythagore par son traducteur et son disciple Boëce.
DIOTIME.
Cela est très-vraisemblable; et quant à moi, si vous me demandiez mon sentiment propre, j'ai toujours reconnu dans la Comédie une influence pythagoricienne très-sensible, venue, sans aucun doute, à l'Allighieri par Boëce qu'il lisait sans cesse.
VIVIANE.
Je croyais que Boëce était à demi-chrétien.
DIOTIME.
Cela s'est beaucoup dit dans l'Église, mais je ne vois pas trop sur quel fondement. Tout l'ensemble des idées de Boëce est pythagoricien, nous dirions aujourd'hui panthéiste. Boëce croit à l'éternité de la matière, à la préexistence des âmes, à leur ressouvenir des existences antérieures; il croit à l'identité de nature qui fait de l'homme un être semblable et même égal aux dieux. Lui aussi, il avait été, de son temps, accusé de magie, ce qui prouverait bien qu'on ne le considérait pas comme enclin au christianisme.
—Mais où en étais-je?…
De planète en planète, de vertu en vertu, de science en science, car la théorie morale de Dante est étroitement liée à son système astronomique où les planètes sont à la fois symbole et foyer d'une vertu qui leur est propre, l'ascension vers Dieu se fait à la fois plus rapide, plus libre, plus facile et plus manifeste.
ÉLIE.
Cela revient à dire, ce me semble, que plus l'intelligence s'élève et plus s'accroît en elle le désir des choses divines.
DIOTIME.
En effet.
Bene operando l' uom, di giorno in giorno,
S'accorge che la sua virtute avanza.
Comme Dante a toujours besoin d'exprimer par une image ses idées les plus abstraites, de même qu'il a dit, en décrivant la montagne du Purgatoire, que plus on monte moins on a de peine à monter, il nous peint ici les yeux de Béatrice et son sourire brillant d'un plus radieux éclat à mesure qu'elle s'élève et se rapproche du soleil divin. Nous avons vu que Dante, au paradis terrestre, a été plongé dans les eaux purificatrices; il se sent renouvelé, transfiguré. Les yeux fixés sur Béatrice, qui elle-même lève le regard vers les hauteurs éthérées, il monte avec elle, par la vertu de l'attraction divine, à travers les airs.
Beatrice in suso, ed io in lei guardava.
Admirez encore ici, Viviane, le génie de notre poëte: en un seul vers, en une image, la plus simple du monde, il fait voir en quelque sorte toute la théorie de l'amour platonique; il rend sensible la puissance abstraite de cet Éternel féminin que chante le choeur mystique, à la fin du poëme de Goethe, dans les profondeurs du ciel, aux pieds de la reine des anges.
ÉLIE.
Combien, par ce sentiment de l'attraction vers les choses divines qui fait l'âme de la femme supérieure au génie de l'homme, Dante et Goethe me semblent à la fois plus poétiques et plus vrais que Milton!
DIOTIME.
En effet, dans le Paradis perdu, Adam seul est créé pour Dieu; tout au contraire de Béatrice, Ève reste subordonnée et ne saurait voir Dieu que dans Adam.
ÉLIE.
He for God only
She for God in him.
DIOTIME.
Dans les trois planètes inférieures que Dante visite en premier lieu, sont les âmes les moins parfaites. Dans la lune, Diane, le ciel de la chasteté, notre poëte revoit Piccarda (ou peut-être Riccarda, car je soupçonne ici une erreur des copistes), la soeur de son ami Forese, à qui, au Purgatoire, en un seul vers, il a donné le plus enviable renom que puisse souhaiter une femme ici-bas:
Tra bella e buona
Non so qual fosse più,
et dont le front resplendit au séjour des bienheureux d'un non so chè divino. Là, Béatrice explique à Dante le problème de la liberté, le plus grand don, dit-elle, que Dieu, dans sa largesse, ait fait au monde:
Lo maggior don, che Dio per sua larghezza,
Fesse creando, e alla sua bontate
Più conformato, e quel ch' ei più apprezza.
Fu della volontà la libertate,
Di che le creature intelligenti,
Et tutte e sole furo e son dotate.
Au chant sixième, dans la planète de Mercure, Dante se trouve en présence de l'empereur Justinien. Il entend de sa bouche un récit grandiose, fait à la façon de Bossuet, des vicissitudes de l'empire, d'Énée à César, de César à Charlemagne, et de Charlemagne aux temps du poëte. Dans cette planète, où sont les âmes qui par amour de la gloire ont fait des actions vertueuses, Dante met un épisode charmant. Il rencontre Roméo de Villeneuve, habile et dévoué serviteur de Raymond Bérenger, comte de Provence, mais victime de l'envie et de l'ingratitude des cours et s'exilant pour les fuir. Il m'a toujours semblé que notre poëte avait vu en Roméo sa propre image, lorsque l'appelant «ce juste,» quel giusto, et, après l'avoir loué des grands services rendus à son maître, il ajoute avec émotion:
Mais alors il partit, pauvre et tout chargé d'âge.
Si le monde savait ce qui'il eut de courage
En mendiant son pain, et morceau par morceau,
Son renom déjà grand serait encor plus beau.
Indi partissi povero e vetusto.
E se 'l mondo sapesse il cuor ch' egli ebbe
Mendicando sua vita a frusto a frusto.
Assai lo loda, e più lo loderebbe.
Un des plus beaux chants du Paradis, c'est le huitième. Le poëte décrit la planète de Vénus, où sont les âmes qui surent grandement aimer. Il y retrouve Charles Martel, le fils aîné du roi de Naples, qui, à Florence, s'était lié avec Dante de l'amitié la plus tendre. In costui, dit Boccace, regnò molta bellezza e assai innamoramento. Charles Martel vient vers Dante et l'accoste en lui disant, comme l'a fait Sordello au Purgatoire, le premier vers d'une de ses canzoni:
Voi che intendendo il terzo ciel movete;
il lui rappelle qu'ils se sont beaucoup aimés:
Assai m'amasti ed avesti ben onde,
Il demeure, comme naguère à Florence, à discourir longuement avec l'ami de son coeur. Dans ce discours, une chose me semble plus particulièrement intéressante, c'est la théorie d'une hiérarchie naturelle des intelligences, d'une relation entre les aptitudes et les fonctions qui constituerait, si elle était bien observée par les hommes, la véritable harmonie sociale. Dante met cette théorie dans la bouche de Charles Martel. En l'an 1300, il lui fait exposer en très-beaux vers ce que plusieurs de nos théoriciens socialistes, croyant l'inventer, ont dit de nos jours en assez médiocre prose. Tel naît Solon, tel Xerxès, dit le poëte, ou Melchisédech, ou Dédale; mais la société n'a point égard à ces vocations naturelles.
Si le monde observait pour chaque créature
Le premier fondement que pose la nature
Et s'il s'y conformait, il aurait de bon grain:
Mais en religion pour le froc on élève
Tel que le ciel avait fait naître pour le glaive;
L'on fait un roi de tel qui naquit pour prêcher.
De là vient qu'au hasard on vous voit trébucher.
Ma voi torcete alla religione
Tal che fu nato a cingersi la spada;
E fate re di tal ch'è da sermona.
Onde la traccia vostra è fuor di strada.
MARCEL.
Mais c'est du fouriérisme tout pur!
VIVIANE.
Je me rappelle, dans l'Histoire de la Révolution de Michelet, un passage sur Louis XVI entièrement conforme à ce sentiment de Dante.
DIOTIME.
Goethe a dit, en plusieurs endroits, des choses toutes semblables. L'esprit de Dante est au milieu de nous, Viviane; car c'était, dans les entraves du dogme, un esprit de liberté d'un tel essor, qu'aucun esprit moderne ne l'a dépassé en hardiesse. «Chaque jour, dit M. Littré, Dante prend la main de quelqu'un de nous, comme Virgile prit la sienne, et l'introduit en ces demeures où éclatent la justice et la miséricorde divines.»
Au chant suivant, Dante rencontre Cunizza, la soeur du tyran Ezzelino, l'amante de Sordello, de qui on a parlé déjà au Purgatoire, qui vécut amoureusement, dit le commentateur anonyme, dans les parures, les chansons, les jeux; mais qui fut néanmoins pieuse et miséricordieuse. Simul erat pia, benigna, misericors, compatiens miseris quos frater crudeliter affligebat. Non loin d'elle est Folco ou Folchetto de Marseille, le troubadour, bello di corpo, ornato parladore, cortese donatore, e in amore acceso, ma coperto e savio, dit l'Ottimo. Et Dante, soudain, tout au milieu de ces souvenirs d'amour, rappelle et flétrit, pour la troisième fois, l'envie et la superbe de ses concitoyens; il maudit le florin, il maledetto fiore, qui fut semence de mal pour toute l'Italie, et surtout pour l'Église.
VIVIANE.
Qui faut-il entendre par ce florin maudit?
DIOTIME.
Il n'y a point ici d'allusion, mais une réalité, ma chère Viviane. Le florin, il fiorin giallo, appelé plus tard zecchino, était une monnaie de l'or le plus pur, à l'effigie de saint Jean-Baptiste, et qui fut frappée à Florence, pour la première fois, au milieu du XIIIe siècle. Cette monnaie d'un titre supérieur donna un avantage considérable aux Florentins dans les échanges; elle contribua à leur puissance commerciale; mais elle devint bientôt l'objet des convoitises de Rome, l'occasion d'un luxe excessif, et fut à la fois ainsi pour la république une cause de richesse et de calamités.
Parvenus au quatrième ciel, le soleil, nous entrons dans la compagnie insigne des âmes qui vécurent entièrement exemptes de péchés. Selon une cosmologie commune à Platon, aux Pères de l'Église et aux mystiques, le soleil est la demeure des doctes dans la science divine, des philosophes, des théologiens, de ceux qu'on appelait les flambeaux du monde.
ÉLIE.
Qui docti fuerint, fulgebunt quasi splendor firmamenti, dit le prophète Daniel.
DIOTIME.
Là sont Thomas d'Aquin, Albert le Grand, Pierre Lombard, Richard de
Saint-Victor, Boèce le grand consolateur, Orose, Denis l'Aréopagite,
Siger de Brabant…
ÉLIE.
Mais voilà, ce me semble, une compagnie de docteurs assez mêlée; et Dante, entre ces flambeaux du catholicisme, met des hommes dont la science est bien loin d'être pure. Albert le Grand, par exemple, un disciple d'Avicenne, un docteur dans toutes les sciences licites et illicites, comme on écrit alors! Siger, cet obstiné studieux d'Averroës et de Maimonide, qui ne trouvait déjà plus que trente-six arguments contre trente en faveur de l'immortalité de l'âme!
DIOTIME.
Dante reste au Paradis ce que nous l'avons vu dans l'Enfer, mon cher Élie, catholique au plus large sens du mot, mais absolument étranger aux exclusions d'une étroite orthodoxie. Son Église à lui est véritablement universelle, car ses fondements reposent non sur la tradition particulière de tel ou tel sacerdoce, mais sur la tradition naturelle du genre humain. Nous pouvons encore aujourd'hui, on pourra toujours dans les temps futurs, honorer les martyrs, les bienheureux, les saints de l'Allighieri, car ils n'appartiennent pas en propre à cette Église romaine qui commence avec saint Pierre et s'achève au concile de Trente; ils sont à nous, Viviane, ils sont la gloire et la vertu de la grande Église humaine qui n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin.
L'apologie de saint Dominique et celle de saint François d'Assise sont parmi les plus beaux morceaux de la Comédie. Il était impossible que ces deux hommes extraordinaires, fondateurs de deux ordres nouveaux qui remplissaient le monde de leurs rivalités, n'eussent pas une place considérable dans le Ciel de Dante. Les Dominicains et les Franciscains se partageaient alors la catholicité tout entière. Saint Dominique et saint François personnifiaient le double mouvement qu'avait produit dans les âmes l'appréhension du danger dont l'Église était menacée par sa propre corruption et par les progrès de l'hérésie. Ce grand esprit et ce grand coeur voulaient tous deux la sauver, l'un par la science, l'autre par l'amour. Prenant pour idéal la splendeur des chérubins et l'ardeur des séraphins, l'école dominicaine et l'école franciscaine avaient entrepris de réchauffer à ce double foyer la foi languissante du siècle. Saint Dominique visait à l'empire des consciences par un dogmatisme absolu et par une logique implacable. En vrais limiers du Seigneur, Domini canes, ses disciples parcourent le monde pour dépister les hérétiques, les poursuivre, les faire rentrer par la menace au bercail, ou les mordre d'une morsure mortelle. Ils font alliance avec les grands, avec les puissants de ce monde. Ils allument les bûchers; ils y jettent les livres et les hommes. Saint François, au contraire, l'apôtre de la mansuétude, embrasse d'une tendresse sans bornes toutes les créatures; les plus pauvres et les plus humbles, il les chérit au-dessus des autres. Il évangélise les oiseaux du ciel, les poissons des rivières; il se lie de fraternelle amitié avec les loups féroces. Ses disciples, à lui, seront les rêveurs, les visionnaires, les extatiques, les communistes de l'état populaire. Ils annonceront comme très-prochain (pour l'an 1260 si je ne me trompe) l'avènement du troisième Testament, le règne de l'Esprit, l'Évangile éternel. Ils oseront dire que Jésus-Christ n'a pas été parfait dans la vie contemplative, et que l'esprit de vie s'est retiré de l'Église. Tout pénétrés d'une aspiration innommée vers la liberté de conscience, ils diront encore que l'amour pur, par qui l'âme entre en communion avec Dieu, la délie de tous les liens de la discipline. Agitateurs d'une société nouvelle, ils ne dresseront point les bûchers, ils y monteront joyeux et doux.
ÉLIE.
Dante appartenait-il à l'école dominicaine ou à l'école franciscaine?
DIOTIME.
Dante, en théologie, n'est, à proprement parler, ni dominicain ni franciscain, de même qu'en politique il n'est ni gibelin ni guelfe. Il faut toujours en revenir à dire: Dante est Dante. Dans la Comédie, il se tient généralement aux doctrines de saint Thomas. Mais, par sa tendresse d'âme, par son imagination, par sa vive curiosité des choses nouvelles, des vérités importunes, invidiosi veri, comme il dit au dixième chant du Paradis à propos de Siger, par sa grande compréhension de la nature et de l'histoire, qui ne tient aucun compte des censures de l'Église, qui nomme avec honneur ses ennemis, un Averroës, un Frédéric II, qui célèbre les prophètes de sa ruine, un Joachim de Flore,
Il calavrese abate Giovacchino.
Di spirito profetico dotato.
Dante semble tout inspiré du souffle qui plane sur Assise. Comme son ami Giotto, il peint avec prédilection saint François, et je ne doute pas, à son style, qu'il n'ait lu et relu avec amour le livre des Fioretti.
VIVIANE.
Qu'est-ce que les Fioretti?
DIOTIME.
I Fioretti del glorioso poverello di Cristo, messer san Francesco, sont un recueil de récits concernant saint François et ses disciples. On n'en sait pas l'auteur, mais il remonte certainement aux premiers jours de la prose italienne, et il tient aujourd'hui un rang à part entre les classiques trecentisti. J'aurais bien quelque autre sujet de soupçonner notre poëte de n'avoir pas incliné vers les Dominicains. Au XIVe siècle, les principaux chefs de l'ordre furent des Français, et force nous est bien de reconnaître, hélas! que Dante n'aimait pas la France. Dante disamava la Francia, écrit Mazzini, de qui, soit dit en passant, les biographes pourront bien en dire autant quelque jour sans trop d'injustice. En tout cas, selon l'esprit légendaire, Dante réconcilie au ciel les deux rivaux, en mettant l'apologie de saint François d'Assise dans la bouche de saint Thomas et celle de saint Dominique dans la bouche du fervent franciscain saint Bonaventure.
MARCEL.
Ce Joachim de Flore que vous venez de nommer, serait-ce l'abbé calabrais que cite Montaigne, et «qui prédisait, dit-il, tous les papes futurs, leurs noms et formes?»
DIOTIME.
C'est lui-même. Au quatorzième chant, Dante arrive dans le ciel de Mars, où sont les âmes de ceux qui ont glorieusement péri dans les guerres justes. Son bisaïeul Cacciaguida s'empresse vers lui: «O mon sang! õ sanguis meus!» s'écrie-t-il, du plus loin qu'il l'aperçoit. En très-beaux vers et dans un style d'une simplicité épique, le patricien toscan fait à son petit-fils l'histoire de leur maison. La racine parle à la feuille.
O fronda mia in che io compiacemmi
Pure aspettando, io fui la tua radice.
Cacciaguida retrace à Dante les moeurs anciennes. Florence sobre et pudique, le beau vivre des citoyens.
A cosi bello
Viver di cittadini, e cosi fida
Cattadinanza, a cosi dolce ustello.
Maria mi diè…
Il fait un tableau tout hellénique, et d'une grâce surprenante dans la bouche d'un vieux guerrier, de ces mères florentines attentives au berceau, qui consolaient l'enfant dans le doux idiome natal, et, filant la quenouille, discouraient en famille des gestes des Troyens, de Fiesole et de Rome.
L'una vegghiava a studio della culla
E consolando usava l' idioma
Che pria li padri e le madri trastulla.
L'altra, traendo alla rocca la chioma.
Favoleggiava con la sua famigllia
De' Troiani, e di Fiesole, e di Roma.
C'est dans cet entretien, au début du seizième chant, que Dante fait une réflexion sur la noblesse du sang qui révèle de quelle nature était en lui le sentiment aristocratique. La noblesse, à ses yeux, c'est un manteau bien vite usé et raccourci par le temps, si l'on ne travaille chaque jour à le réparer.
Ben se' tu manto che tosto raccorce.
Goethe, dans ses Mémoires, à propos d'une très-belle lettre d'Ulrich de Hutten qu'il cite, développe exactement la même pensée. C'est l'idée moderne, l'idée anglaise, de l'aristocratie qui ne voit dans l'orgueil des ancêtres qu'un engagement d'honneur à l'excellence en toutes choses. Dans le Convito, Dante l'a exprimée déjà en appelant vilissimo tout homme noble par le sang qui ne le devient pas aussi par la vertu, et en déclarant que ce n'est pas la race qui ennoblit la personne, mais la personne qui ennoblit la race.
ÉLIE.
N'est-ce pas un peu dans ce sentiment des aïeux qu'Alfred de Vigny écrit ces beaux vers dans son poëme de L'Esprit pur que la critique a blâmé comme trop peu modeste:
C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre.
Si j'écris leur histoire ils descendront de moi.
DIOTIME.
Sans doute.—C'est Cacciaguida, vous vous le rappelez, Viviane, qui fait à Dante cette prédiction, si souvent citée, de sa gloire future et de l'exil où il mangera le pain amer et montera l'escalier d'autrui:
Tu lascerai ogni cosa diletta
Più caramente: e questu è quello strale
Che l' arco dell' esitio pria saetta.
Tu proverai sì come sa di sale
Lo pane altruì, e com' è duro calle
Lo scendere e 'l salir per l' altrui scale.
C'est par Cacciaguida que Dante se fait approuver d'avoir quitté la compagnie des factieux guelfes ou gibelins, et de s'être fait à lui seul son propre parti:
A te fia bello
Averti fatto parte per le stesso.
C'est à ce noble aïeul que notre poëte demande conseil pour savoir s'il devra taire ou révéler à son retour ici-bas la vision qu'il a eue des choses éternelles. Dante craint, s'il redit ce qu'il a appris «dans le monde des douleurs sans fin, sur la montagne au riant sommet, et dans le ciel, de lumière en lumière,» que ses paroles n'aient une saveur trop âcre à plusieurs:
A molti fia savor di forte agrume.
Mais il craint encore davantage, «s'il est un timide amant du vrai,» de perdre sa vie dans la postérité:
E s'io al vero son timido amico.
Temo di perder vita tra coloro
Che questo tempo chiameranno antico.
Cette question de Dante à Cacciaguida: Les droits de la justice ou les devoirs de la bienveillance doivent-ils l'emporter dans les témoignages que chacun de nous porte au tribunal de la conscience publique? Doit-on confesser la vérité, même cruelle à autrui, ou bien serait-il mieux de l'ensevelir dons un miséricordieux silence? cette question, une des plus délicates de la vie morale, est tranchée dans le sens le plus hardi par «une intelligence et une volonté droites, et qui aiment.»
Che vide e vuol dirittamente, ed ama.
Assurément, dit Cacciaguida à Dante, ta parole portera le trouble dans plus d'une conscience; mais quoi qu'il en soit, écarte tout mensonge et manifeste toute ta vision:
Ma nondimen, ranossa ogni menzogna.
Tutta tua vision fa manifesta.
Et il résume son opinion par une de ces sentences proverbiales, par une de ces images triviales et cyniques qui abondent dans les livres saints:
E lascia pur grattar dov'è la rogna.
Puis, relevant aussitôt et sa diction et sa pensée: «Ce cri de ton coeur, dit Cacciaguida à Dante, fera comme le vent qui assaille avec le plus de fureur les cimes les plus hautes. Et ce ne sera pas pour toi un honneur médiocre.»
Questo tuo grido farà come vento
Che le più alte cime più percuote.
E ciò non fia d' onor poco argomento.
Vous le voyez, mes amis, n'y eût-il dans toute la Comédie que ce seul discours de Cacciaguida qui se rapportât au but du poëte, aucun doute ne pourrait subsister. Dante met dans la bouche de son aïeul ce que que lui dicte sa propre conscience: la résolution de piquer de l'aiguillon d'une vérité acérée «la génération ingrate, insensée et impie» de ses ennemis, qui sont aussi à ses yeux et dans le juste sentiment qu'il nourrit de son sacerdoce, les ennemis du droit et de la liberté, les ennemis de Dieu.
Le sixième ciel, le ciel de Jupiter, où nous montons avec Dante et Béatrice, est le séjour de la justice. Les âmes, les étoiles des princes justes et saints composent ensemble la figure de l'aigle impériale aux ailes éployées. Cette aigle resplendissante, dont les millions de lumières ne forment qu'une lumière et les millions de voix qu'une voix, qui, en parlant, dit, je et moi, quand sa pensée est nous et notre,
Nella voce ed to e Mio
Quand' era nel concetto Noi e' Nostro.
qui n'a qu'un même amour, a paru à quelques interprètes de Dante l'emblème de ce que nous appellerions aujourd'hui la vie collective de l'humanité, de ce qui s'appela longtemps en Europe la république chrétienne, de ce qui prenait alors, dans les esprits synthétiques, le nom de saint empire romain. Dante, on ne saurait trop le redire, n'appartenait pas à ces mystiques moroses qui, dédaigneux des destinées de l'homme sur la terre, ajournaient toute justice, toute paix et toute joie à la vie future. Dante était un chrétien politique qui se préoccupait des destinées sociales de l'homme ici-bas, et qui voulait aussi positivement que nous le voulons aujourd'hui établir la cité et l'État sur les fondements d'une liberté, d'une justice, d'une science et d'une foi tout humaines. À cet égard, le commentateur royal Philaléthès et le commentateur républicain Mazzini sont d'accord. Ils ne diffèrent que dans les mots. Ce que Mazzini appelle «la contemplation prophétique» d'un ordre universel, le roi Jean de Saxe l'appelle «un gibelinisme idéal;» et tous deux déclarent que Dante attribue la réalisation de cet idéal ou de cette prophétie au peuple romain, providentiellement prédestiné au gouvernement du monde.
ÉLIE.
Il me semble que c'est un idéal analogue que poursuit aujourd'hui encore, sous une autre forme, toute une école politique qui revendique pour la nation française l'honneur d'être, depuis la révolution de 89, la nation initiatrice du droit et de la morale politique.
DIOTIME.
Précisément. Le génie de Dante avait clairement pressenti la grande unité, la religion scientifique qui devra régner un jour sur le globe; il avait conçu, dans son vaste génie, tout cet ensemble d'idées que M. Littré appelle l'esprit qui vivifie la société moderne, et dont il donne une définition que Dante assurément n'eût pas désavouée.
VIVIANE.
Laquelle?
DIOTIME.
J'en ai pris note précisément à propos de la Comédie; la voici: «L'esprit qui vivifie, dit M. Littré, c'est la combinaison du savoir humain avec la morale sociale, afin que tout ce que l'humanité acquiert de vrai s'applique à développer tout ce qu'elle a de bon.» Seulement M. Littré considère cette combinaison comme «nouvelle dans le monde,» et en cela je ne saurais être entièrement de son avis, car le désir de la voir se réaliser est le mobile principal qui fait écrire à Dante le poëme sacré dont il dit que le ciel et la terre y ont mis la main, et cette combinaison se trouve, avant la Comédie, dans l'idée génératrice du Tesoretto de Brunetto Latini; elle est au fond de tous les essais d'encyclopédie qui ont été faits en divers temps; seulement elle a acquis de nos jours, en se vulgarisant, une puissance d'expansion toute nouvelle.
Dante voit dans l'aigle lumineuse les âmes de Constantin, d'Ézéchias, de
Guillaume le Bon, roi de Sicile; aux deux côtés du roi David, Trajan et
Riphée.
MARCEL.
Et il oublie de mettre, dans l'astre de Jupiter, son prêtre fervent,
Julien?
DIOTIME.
La légende n'autorisait pas Dante à sauver l'apostat, mon cher Marcel. Elle ne lui était pas favorable, tandis que pour Trajan, elle supposait que, après cinq siècles de séjour en enfer, il en avait été tiré par les prières du pape saint Grégoire; et notre poëte, avec saint Thomas, complète la légende, pour la mieux conformer aux doctrines de l'Église, en supposant à son tour que le grand empereur, revenu sur la terre, y a confessé Jésus-Christ et mérité le ciel.
Quant au Troyen Riphée, de qui Virgile a dit:
Justissimus unus
Qui fuit in Teucris et servantissimus æqui,
Dante le baptise de ce baptême de désir que l'Église accordait aux païens vertueux, parce qu'ils avaient pressenti obscurément, disait-elle, la rédemption chrétienne.
Dans le ciel de Jupiter où Dante exalte les rois justes, il flagelle les mauvais princes. Il entend la royauté comme nous la pourrions entendre aujourd'hui. Sa doctrine à cet égard est sans aucune ambiguïté: les rois sont les ministres et non les maîtres des peuples.
Non enim gens propter regem, sed rex propter gentem.
Nous voici au septième ciel, dans Saturne, l'astre des mélancoliques, des taciturnes, selon Ptolémée, le séjour des solitaires contemplatifs. Là Béatrice devient si radieuse qu'elle n'oserait plus sourire:
Ed ella non ridea: ma: S' io ridessi.
Mi comincio, tu ti faresti quale
Fu Semelè quando di cener fessi.
Saint Damien et saint Benoit parlent à Dante. Le premier, en quelques vers d'une causticité shakespearienne, fait un parallèle satirique entre les anciens pasteurs de l'Église et ceux d'aujourd'hui: les uns, dit-il, saint Pierre et saint Paul, s'en allant par le monde,
Maigres et pieds nus,
Sous n'importe quel toit mangeant au jour le jour:
Magri e sealzi,
Prendendo il cibo di qualunque ostello;
les autres, si engraissés, si lourds, qu'il leur faut des serviteurs en avant et en arrière, qui les hissent et les soutiennent sur leurs palefrois couverts de riches manteaux:
Si che due bestie van sott' una pelle.
Saint Benoit, à son tour, compare la discipline relâchée et les moeurs corrompues des ordres religieux à ce que furent à l'origine la règle austère, la pauvreté, l'humilité, le jeûne et la prière des fondateurs.
Puis nous montons avec Dante au ciel des étoiles fixes par la constellation des Gémeaux, d'où le poëte jette un regard sur les sept planètes qu'il vient de parcourir. En voyant la terre si petite, il sourit:
E vidi questo globo
Tal, ch' io sorrisi del suo vil sembiante.
Vous vous rappelez que Dante est né sous cette constellation, propice aux esprits doctes. Il invoque ces astres glorieux; il leur rend grâces, en très-beaux vers, de l'intelligence, quelle qu'elle soit, qu'il a reçue d'eux tout entière,
Oh gloriose stelle, oh lume pregno
Di gran virtù, dal quale io riconosco
Tutto (qual che si sia) il mio ingegno.
Cependant nous approchons du dénoûment. Dante, qui a senti, d'étoile en étoile, se fortifier sa puissance de vision, peut maintenant soutenir l'éclat du sourire de Béatrice. Il la voit en attente d'un grand spectacle. Dans une image d'une grâce infinie, il la peint semblable à l'oiseau qui, posé sur le bord du nid où repose sa douce couvée, regarde fixement et prévient d'un ardent désir le lever du soleil, guettant les premières lueurs de l'aube sous la nocturne feuillée.
Come l'augello, intra l'amate fronde,
Posatu al nido de' suoi dolie nati,
La notte che le cose ei nascoade.
Previene', tempo in su l'aperta frasca.
E con ardente affetto il Sole aspetta.
Fiso guardando, pur che l'alba nasea.
Soudain, les voici tous deux illuminés d'une lumière «à qui rien ne résiste.» Jésus-Christ apparaît, suivi de la vierge Marie et d'un cortège triomphal d'âmes bienheureuses.
Tout ce chant n'est qu'un hymne à l'éternelle beauté. Arrivé presque au terme de sa longue carrière poétique, où tant d'autres auraient senti leur essor se ralentir, Dante, au contraire, a de plus vigoureux coups d'aile, il s'élève plus libre et plus fier vers les suprêmes sommets.
Examiné comme un bachelier par les saints apôtres, par saint Pierre, saint Jacques et saint Jean, sur les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité, et ayant répondu en bon chrétien, Dante a pénétré jusqu'au neuvième ciel, où Béatrice lui fait connaître la hiérarchie des neuf choeurs angéliques; de là il s'élève avec elle jusqu'au seuil de l'empyrée. À ce moment, Béatrice se transfigure; elle resplendit d'une telle béatitude que l'oeil et l'âme du poëte en sont comme foudroyés. Cette beauté ineffable, dit-il, est au-dessus de toute vision mortelle; il croit même que les anges n'en sauraient supporter toute la splendeur, et que Dieu seul, lui qui l'a créée, en peut jouir entièrement.
La bellezza ch' io vidi si trasmoda
Non par di là da noi, ma certo io credo
Che solo il suo Fattor tutta la goda.
Quant à lui, qui du premier jour où elle lui apparut ici-bas, l'a suivie, et chantée, il sent que désormais la tâche est au-dessus de ses forces et de son art.
Dal primo giorno ch' io vidi il suo viso
In questa vita, insino a questa vista,
Non è 'l seguire al mio cantar preciso;
Ma or convien, che'l mio seguir desista.
Più dietro a sua bellezza, poetando,
Come all' ultimo suo ciascuno artista.
Béatrice montre à Dante les abords de la cité céleste, l'immense amphithéâtre où siégent sur des trônes les bienheureux qui ont là leur demeure fixe et ne font qu'apparaître momentanément au poëte dans les astres dont ils ont subi l'influence. Un trône est resté vide, et semble attendre un grand élu. Là, dit Béatrice, viendra l'âme auguste du souverain qui voulut relever de son abaissement l'Italie, mais avant qu'elle y fût disposée.
In quel gran seggio, a che tu gli occhi tieni,
Per la corona che già v' è su posta.
Prima che tu a queste nozze ceni,
Sederà l' alma, che fia giù agosta,
Dell' alto Arrigo, ch' a drizzare ltalia
Verrà in prima ch' ella sia disposta.
Et pendant que Dante s'absorbe dans le souvenir du grand Henri, pendant qu'il regarde, ébloui, la divine assemblée, Béatrice va se rasseoir sur son trône, entre Rachel et Lia, aux pieds de la reine des anges. Lorsque Dante se tourne vers elle et s'apprête à l'interroger, il ne la voit plus à ses côtés, elle a disparu; saint Bernard a pris sa place. «Où donc est-elle?» s'écrie le poëte,
Ed: Ella ov' è? di subito diss' io.
Et saint Bernard lui ordonne de lever les yeux. Alors Dante voit dans sa gloire la femme qui fut ici-bas son amour, sa passion, son culte, son salut. Et instantanément de son coeur prosterné sort un hymne d'amour et de reconnaissance. Dante adresse à Béatrice des paroles telles que jamais ni amant ni poëte n'en dira de plus belles à aucune femme. Il fait monter vers elle, comme un pur encens, la prière ardente de son âme et de sa vie. À cette prière, Béatrice répond par un sourire; puis elle relève les yeux vers l'éternel foyer de tout amour.
Alors saint Bernard explique à Dante l'ordre et la division de la rose mystique. Il lui fait voir, feuille à feuille, dans cette fleur d'allégresse où plonge, enivré du suc divin, l'essaim des abeilles célestes, les âmes des anges, des pieuses femmes qui consolèrent la croix du Sauveur, les âmes innombrables des tout petits enfants dont le pied ne fit qu'effleurer la terre et dont le berceau fut la tombe; le saint proclame les noms des grands patriciens de l'empire éternel,
I gran patrici
Di questo imperio giustissimo e pio.
Il invoque la Reine du ciel, afin que, par son intercession, Dante puisse soutenir l'éclat formidable de la face de Dieu et que sa raison ne soit pas submergée dans la lumière infinie. En signe d'assentiment, Marie abaisse les yeux vers son fidèle; dans un rapide éclair, Dante pénètre l'essence divine. Il voit en Dieu l'universelle harmonie des âmes et des mondes. Il sent son désir, sa volonté, attirés invinciblement dans l'immense orbite de l'amour éternel «qui meut le soleil et les étoiles.»
Ma già volgeva il mio disiro, e 'l cette,
Si come ruota, che igualmente è mossa,
L'Amor che muove il Sole e l' altre stelle.
Tel est, ma chère Viviane, le dénoûment de cette Comédie divine dont l'humanité est à la fois le sujet, l'acteur principal et l'éternel auditoire. Telle est la fin de cette oeuvre unique à laquelle ont travaillé ensemble le génie d'un grand poëte, le génie d'une grande nation, et ce génie, le plus grand de tous, qui veille, d'âge en âge, sur la conservation, l'accroissement et la transmission de ces vérités essentielles, qui passent de nation en nation, d'art en art, de science en science, pour former, un jour réunies, le commun trésor de la race humaine, la religion qu'elle se sera révélée à elle-même en s'avançant comme Dante, des ténèbres à la lumière, de la servitude à la liberté, du royaume de Satan au royaume de Dieu.
La Divine Comédie, je voudrais vous l'avoir fait mieux sentir et comprendre, c'est dans les conditions de personnification et d'images imposées à l'art et sous le rayon qui éclairait le XIIIe siècle, l'histoire symbolique de l'esprit humain, le tableau de son évolution ascendante, au sein des nécessités divines, de la liberté instinctive, confuse, aisément rebelle et produisant le mal, à la liberté rationnelle, éclairée, de plus en plus soumise à la loi, voulant et aimant avec Dieu le salut du monde.
Pour exprimer d'une manière sensible cette donnée abstraite, qui pour d'autres n'eût été qu'un sujet de dissertation rimée et de froide rhétorique, Dante possédait heureusement l'intelligence profonde de tous les arts: une faculté plastique extraordinaire tout à la fois grecque et latine, avec un sentiment musical que l'on pourrait dire moderne et qui lui fait trouver, dans un idiome encore âpre et contracté, des effets de mélodie et d'harmonie tels que les langues les mieux assouplies et les poésies les plus exquises en offrent peu d'exemples. On a remarqué avec justesse que dans la savante construction des trois cantiques où se développe l'action de la Comédie, dans cette symétrie presque incroyable des trois royaumes où Dante a distribué presque également en trente-trois chants quatorze mille deux cent trente vers, il a donné à l'Enfer un caractère plus particulièrement architectural et sculptural, au Purgatoire un aspect plus pittoresque, et que, au Paradis enfin, il semble avoir voulu nous faire entendre les vibrations éthérées, la musique des sphères.
Pourtant je pense avec Schelling qu'il ne faudrait ici rien séparer. Dans l'idée comme dans l'art de l'Allighieri tout se tient; l'excellence propre à chaque partie n'apparaît entièrement que dans sa relation avec l'ensemble. Depuis le premier jusqu'au dernier vers de cette Divine Comédie, point de brisements, point de défaillances. Un rhythme intérieur qui jamais ne fléchit, le rhythme passionné, d'une âme héroïque, nous entraîne; il nous élève, par ce grand crescendo d'amour dont parle Balbo, par des variétés insensibles de mode, de mesure et de style, du fond des troubles, des déchirements, des douteurs aiguës et confuses de la vie mortelle, jusqu'à cette existence sereine, harmonieuse, ineffable, où rien ne change, ne souffre, ne périt.
Mais que dirais-je encore, Viviane, de ce poëme incomparable que vous ne sentiez mieux que moi! Cet idéal de l'amour pur à qui Dante, dans sa poétique conception des mondes, rapporte toute science, toute sagesse, toute vertu, toute béatitude, cet Éternel féminin que lui révèle Béatrice et qu'il chante cinq siècles avant Goethe, qu'ai-je besoin d'en disserter davantage, quand, chaque jour, à toute heure, il nous apparaît en vous, dans vos joies, dans vos tristesses, dans toutes les piétés, dans toutes les grâces de votre vie si jeune et déjà si haute?
* * * * *
Pendant que Diotime parlait encore, Viviane, comme involontairement, s'était rapprochée d'elle. En silence, elle s'était assise sur l'escabeau et reposait sur les genoux de son amie sa tête charmante. N'entendant plus la voix de la Nina, la jeune fille releva le front, son front pâle et pur; puis, d'un léger mouvement, l'ayant dégagé des longues boucles blondes qui l'offusquaient:
O Béatrice, dolce guida e cara!
dit-elle, en attachant ses beaux yeux sur les yeux de Diotime.
TROISIÈME DIALOGUE.
DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL.
Par une de ces brusques variations des vents qui sont si fréquentes au bord de la mer et qui changent instantanément l'aspect du ciel et des eaux, l'horizon de Portrieux dans la matinée du deux septembre n'était que splendeur. Une sorte de vibration sonore et chaude animait l'atmosphère. Les oiseaux fêtaient le retour du soleil. Tout présageait une de ces belles journées d'automne qui, pareilles à certaines joies du tard de la vie, nous charment et nous émeuvent d'autant plus que nous les sentons plus proches de l'heure où tout va s'assombrir. On partit pour le cap Plouha. Les chemins défoncés par la pluie ne permettaient pas d'y risquer une voiture et des chevaux de ville; nos amis montèrent dans la carriole rustique de leur hôte. Depuis quinze ans qu'elle allait à toutes les foires, cette brave carriole était accoutumée aux ornières, et la jument aveugle qui la traînait, connaissait d'instinct et de mémoire tous les mauvais pas, si bien que, sans attendre d'avis, elle changeait d'allure, ralentissant ou pressant à propos, pour éviter les heurts et les embourbements. La distance fut vite franchie. On traversa au grand trot le village de Saint-Quai; on laissa sur la gauche le château de Trèveneue avec sa longue avenue d'ormes; vers midi, on mettait pied à terre, et l'on descendait par un chemin creux resserré entre deux haies d'ajoncs vers les grèves de Plouha.
Viviane ne put retenir un cri de surprise lorsque, au détour du sentier, elle aperçut tout à coup la mer immense et tranquille qui se déployait dans toute sa solennité. Entre la masse aiguë du cap Plouha, à laquelle on touchait presque, et la ligne argentée, à peine visible, que traçait le cap Fréhel au plus lointain horizon, une vaste étendue d'eau, en pleine lumière, unissait, par des effets merveilleux de coloration et de perspective, ses profondeurs glauques aux profondeurs azurées du ciel. Pas un mouvement, pas un bruit, pas une ombre à la surface des flots transparents, sous le dôme éthéré qu'embrasaient, à ce milieu du jour, tous les feux du soleil. De clartés en clartés, d'étincelles en étincelles, l'oeil ébloui ne savait plus où se prendre. C'était comme un enivrement de lumière, comme un rêve extatique de la nature endormie.
Diotime ayant rejoint Viviane, elles demeurèrent longtemps ensemble à contempler ce spectacle. Sans se parler, elles avaient enlacé leurs bras, et la main dans la main, émues d'une même pensée, elles s'appuyaient l'une à l'autre.
Qui les eût vues ainsi, ces deux nobles figures de femmes, l'une sous ses voiles de deuil, l'autre sous les plis droits de son vêtement blanc, debout, immobiles, se détachant comme un marbre antique, dans la pure atmosphère, à ces derniers confins de la terre et de l'Océan, il eût dit avec le poëte: Numen adest. Il était là, en effet, le dieu; il parlait dans le silence sacré de l'espace infini et dans le silence plus sacré encore des tendresses humaines.
Ce fut la voix de Grifagno qui rompit le charme. Le lévrier avait suivi son maître, qui, avec l'aide de Marcel et de M. Évenous, était allé disposer tout pour un campement sur la plage. Mais s'ennuyant bientôt de ne pas voir Viviane, Grifagno revenait sur ses pas; il bondissait, japait, agitait l'air de sa longue queue fauve; il avertissait enfin à sa façon que l'heure du repas lui semblait venue.
Lorsque les deux amies s'avancèrent dans les rochers, elles y trouvèrent, qui les attendait, une table dressée. Dans une enceinte naturelle, d'aspect druidique, autour d'un quartier de roche aplati, poli par la vague et qu'on aurait pu croire façonné de main d'homme, on avait étendu des nattes épaisses sur lesquelles, au dire d'Élie, on allait, à demi couché, dîner à la romaine. Un pâté énorme, des salaisons, des galettes, du miel et des figues, quelques bouteilles d'un vin vieux de Bordeaux, tel qu'il ne s'en boit qu'en Bretagne, chargeaient la table cyclopéenne. Une voile empruntée à Portrieux au patron de la barque qui conduisait nos amis en mer, et que l'on avait nouée à deux perches solidement fixées dans le sol, projetait son ombre légère sur la salle du festin et l'abriterait du vent s'il venait à s'élever.
Diotime et Viviane louèrent beaucoup les ordonnateurs de la fête; mets et vins furent trouvés exquis. Marcel manifestait gaiement un appétit héroïque; Grifagno sollicitait du regard et happait au vol les morceaux rapides qu'on lui lançait à l'envi pour éprouver son agilité.
—Convenez, dit Marcel, que Mme Évenous a bien fait les choses et que notre banquet en plein air surpasse le banquet de Platon.
—Pourvu, dit la gracieuse Viviane, que l'Étrangère de Paris l'assaisonne et le relève de sa sagesse; pourvu que notre Diotime à nous, de qui l'autre eût été jalouse, veuille nous faire entendre sa parole à ravir Socrate.
Diotime s'inclina en signe de modestie et de consentement.
ÉLIE.
Aujourd'hui, Diotime, c'est à moi, ne vous déplaise, que vous allez avoir affaire. Jusqu'ici vous avez eu beau jeu à nous parler de Dante, mais je n'ai pas oublié, comme dit Montaigne, «notre premier propos» quand nous étions seul à seul, à cette même place, et que je m'étonnais si fort de vous entendre comparer Dante et Goethe. Nous nous sommes beaucoup écartés (je ne m'en plains pas) de notre point de départ. La dispute, s'il vous en souvient, avait commencé au sujet du rapprochement que vous vouliez faire entre la Divine Comédie et le poëme de Faust. Vous nous avez admirablement démontré et fait sentir que la Comédie est un chef-d'oeuvre, je suis porté à croire que Faust en est un autre; mais franchement ce n'est là encore qu'une analogie trop générale pour que je me déclare vaincu, et, malgré votre éloquence, ou plutôt sous le charme de votre éloquence, je dis avec Viviane: Vive le paradoxe!
DIOTIME.
En vous parlant si au long de Dante, je n'ai pas oublié notre dispute, mon cher Élie. Je me suis laissé entraîner par mon sujet, c'est là tout; et pourtant je ne vous ai pas dit la dixième partie de ce que j'aurais dû vous dire. Il est très-malaisé de quitter la Divine Comédie, plus malaisé encore d'en parler dignement. Enthousiastes ou critiques, ignorants ou doctes, nous n'arrivons qu'à une compréhension très-incomplète de ce monument extraordinaire vers qui l'esprit humain, à mesure qu'il s'en éloigne, se retourne de siècle en siècle, pour le contempler mieux, d'un point de vue nouveau, dans une autre perspective, et qui semble toujours grandir à l'horizon comme pour dominer toujours la scène agrandie. Il en sera ainsi du poëme de Faust, tout l'atteste déjà, bien que pour lui la postérité commence à peine; et puisque vous me rappelez, Élie, notre premier propos, j'y reviens, et je vous propose maintenant de me suivre dans le voyage où je voudrais m'aventurer de l'enfer au ciel de Goethe, comme vous m'avez suivie hier de l'enfer au ciel de Dante.
VIVIANE.
Nous voici tout prêts.
DIOTIME.
Disons auparavant quelques mots de la vie de Goethe, sans laquelle sa tragédie ne s'expliquerait guère mieux que la Comédie sans la vie de Dante; et malgré vos préventions, Élie, peut-être en viendrez-vous à convenir que si ces deux génies sont pour moi comme un seul guide et un seul maître, et si, en éclairant l'une par l'autre leur oeuvre et leur vie, je vois s'en dégager l'idéal complet de la conscience et de la destinée humaine, une sorte de poétique du salut, passez-moi l'expression, il pourrait bien y avoir là autre chose qu'un jeu de mon esprit et le goût puéril du paradoxe.
ÉLIE.
Vous êtes sévère pour vos amis, Diotime; mais je l'ai mérité, et j'implore mon pardon.
Diotime tendit la main à Élie en s'excusant à son tour de sa vivacité. Par une question jetée à la traverse, Viviane coupa court à ce petit incident.
VIVIANE.
L'ai-je rêvé, ou ne m'avez-vous pas dit que vous avez connu Goethe?
DIOTIME.
Je l'ai vu une fois, étant tout enfant.
VIVIANE.
Et vous vous en souvenez?
DIOTIME.
Comme si c'était hier.
MARCEL.
Où donc avez-vous vu le grand homme?
DIOTIME.
À Francfort, un 1815. Vous savez que ma mère était Allemande.
MARCEL.
Il y paraît bien un peu, sans reproche.
DIOTIME.
Sa famille était en relation d'amitié et de bon voisinage avec la famille de Goethe. La mère de Wolfgang venait très-fréquemment chez ma grand'mère. C'est là qu'eut lieu la majestueuse entrevue de Frau Rath avec Mme de Staël, si plaisamment racontée par Bettina. C'est dans la maison de campagne tout proche de la ville, où ma grand'mère passait ses étés et où vous êtes allé voir l'Ariane de Dannecker, que j'entendis pour la première fois le nom de Goethe…
MARCEL.
Et que le dieu vous apparu! Vous rappelez-vous en quelles circonstances?
DIOTIME.
Tous les moindres détails me sont restés présents. C'était un après-dîner; je jouais au jardin avec de petites compagnes. Tout à coup nous voyons venir à nous, par une longue allée droite, un vieillard entouré d'une société nombreuse et qui paraissait lui rendre de grands honneurs. Notre premier mouvement fut de fuir, mais trop tard; on nous avait aperçues, on m'appelait. Il fallut s'approcher. Le vieillard me sourit; il me prit par la main, me dit quelques paroles que je n'entendis pas, et s'étant assis sur un banc, il me retint à ses côtés, interdite. Peu à peu, pendant qu'il s'entretenait avec mes parents, je m'enhardis jusqu'à lever sur lui les yeux.
VIVIANE.
Quel âge avait-il alors?
DIOTIME.
Voyons… Goethe est né en 1749. Ceci se passait pendant les Cent-Jours. Mon père, en partant pour la Vendée, voulant nous savoir en sûreté, nous avait envoyées attendre dans la famille maternelle la chute de l'usurpateur (c'est ainsi que les royalistes appelaient alors Bonaparte). Goethe devait donc avoir alors soixante-six ans. Mais je me rappelle très-bien qu'il ne me fit pas du tout l'effet que produisaient sur moi les autres vieillards. Il se tenait très-droit. Son visage me paraissait plus grand, plus ouvert, et comme mieux éclairé que celui des personnes qui l'entouraient. Ses yeux énormes, qui me regardaient avec une extrême douceur, me donnaient à la fois envie de pleurer et de l'embrasser. Lorsque, prenant congé de mes parents, il mit sa main sur ma tête, et l'y laissa (Goethe aimait passionnément les beaux cheveux blonds, et les miens ressemblaient alors aux vôtres, Viviane), je n'osais plus respirer. Peu s'en fallut que je ne me misse à genoux, comme pour ma prière.—Et tenez, encore aujourd'hui, je ne parle pas avec indifférence de ce moment. J'y attache je ne sais quelle superstition. Je me persuade,—vous souriez, Marcel, vous devinez ce que je vais dire,—eh bien, oui, je me persuade que la main du vieillard sur la tête de l'enfant y a laissé de lui quelque chose, je ne sais quelle vague et triste bénédiction… Avant-hier encore, me promenant ici avec vous sur ces belles grèves de Plouha, tout heureuse de votre tendre amitié, et tout émue de ce doux rayon du soir à mes cheveux blanchis, j'en rendais grâces, à part moi, au bon génie apparu à mon enfance, dans le jardin maternel; à ce génie bienfaisant que j'ai senti là toujours, près de moi, dans mes peines les plus cruelles, que je n'ai jamais invoqué en vain dans mes délaissements, et vers qui, à cette heure, réconciliée avec le sort et récompensée par vous, je m'écrie du fond de l'âme: O mon père Goethe, vous du moins, vous jamais, vous ne m'avez abandonnée!
Diotime se leva et fit quelques pas sur la grève. On feignit de n'y pas prendre garde. Elle avait de ces brusques retours sur elle-même, au réveil de poignantes tristesses que ses amis n'avaient pas connues et qu'ils respectaient on silence.—Lorsqu'elle revint s'asseoir, il n'en est pas moins vrai, dit Viviane en renouant de sa main légère le fil brisé de l'entretien, que ce n'est pas l'analogie, mais le contraste qui frappe tout d'abord entre Dante et Goethe.
ÉLIE.
Vous pourriez dire entre le génie italien et le génie allemand, qui sont aux antipodes.
DIOTIME.
Pas autant que vous croyez, mon cher Élie. La politique a opposé les deux nations, mais leur instinct, dès qu'il se sent libre, les rapproche. L'Allemagne et l'Italie aspirent l'une vers l'autre, sentant peut-être qu'elles devront un jour se compléter l'une par l'autre.
MARCEL.
Il paraîtrait, en effet, que les idées allemandes se propagent rapidement en Italie à mesure que les Allemands s'en vont.
DIOTIME.
Plus d'un de vos amis a pu vous le dire, et les Italiens en conviennent. Ces jours passés, en ouvrant son cours à Milan, Ausonio Franchi signalait à ses jeunes compatriotes le danger de se laisser par trop entédesquer, «intedescare.» Hegel est là déjà, introduit par le successeur de Vica, en plein soleil de Naples. Les psaumes protestants se chantent sur les bords de l'Arno; un lit à haute voix la bible germanique sous le toit féodal des barons toscans. La circulation indéfinie de Moleschott, descendue avec lui des Alpes, pénètre les universités du Piémont. Et voici que, enchanté à son tour par l'art italien, l'enchanteur Fausto captive en ses rimes sonores l'oreille italienne.
ÉLIE.
Est-ce que le Faust de Goethe a été traduit en italien?
DIOTIME.
Il a été traduit au commencement de ce siècle par Giovita Scalvini, et tout récemment encore, avec un rare bonheur, par Anselmo Guerrieri.—Nous voici bien loin, comme vous voyez, du temps où l'opinion italienne considérait la langue allemande comme un «aboyement de chiens,» et reculait devant «l'épouvantail de leur parole.» Les Allemands, cela se comprend mieux, subissent jusqu'à la folie, jusqu'à la Sehnsucht dont on meurt, le charme irrésistible de l'Italie. Le tombeau de Platen à Syracuse en fait foi; Winckelmann, et après lui les plus grands peintres contemporains, quittent le pays natal, le foyer, la religion des ancêtres, toutes choses aimées, par désir de la beauté romaine. Nulle part la dévotion à Dante n'a trouvé d'aussi fervents adeptes que dans la patrie de Klopstock, Schlegel, Schelling, Schlosser, de Witte, le roi Jean de Saxe et tant d'autres célèbrent à l'envi, interprètent avec une érudition passionnée la Comédie divine. Pour sa plus grande et sa meilleure partie, la littérature dantesque est allemande.
Quant à Goethe, lui qui jamais n'exagère, il date de son séjour à Rome une révolution dans tout son être. Lorsqu'il entre dans Rome, il est saisi d'un saint respect; il y voudrait garder «le silence de Pythagore.» C'est à Rome qu'il se recueille véritablement pour la première fois, et que, «se sentant petit,» il entre humblement à cette grande école de la destinée humaine, d'où il sortira changé de part en part, pénétré jusqu'à la moelle des os (c'est toujours lui qui parle) de ce sentiment solennel de l'existence, de cette paix, de cette inaltérable sérénité, qui le feront semblable aux dieux.
VIVIANE.
Comment un voyage en Italie a-t-il pu changer jusqu'à la moelle des os un homme de la trempe de Goethe, fort et froid comme ce granit?
DIOTIME.
Vous tombez dans l'erreur française, ma chère Viviane, en attribuant à la jeunesse de Goethe la force de son âge mûr et le calme de sa vieillesse.
VIVIANE.
Je ne me suis jamais figuré Goethe, il est vrai, autrement qu'avancé en âge, assez indifférent et tout à fait impassible.
DIOTIME.
Goethe a été jeune, et très-jeune, Viviane. Sa jeunesse a été la proie des passions. Son imagination, comme celle de Dante, s'emportait à toutes les ardeurs. Assailli de tentations, pressé de désirs contraires, «la tête ceinte d'erreurs» comme le Florentin, sollicité, lui aussi, par l'inquiet esprit de nouveauté qui commençait à souffler sur le monde, prenant et quittant tous les chemins, «la voie droite et les voies fallacieuses,» fantasque, dissipé, présomptueux, indisciplinable; tour à tour épicurien, stoïcien, mystique, tourmenté et tourmentant, dévastateur de sa propre paix et de la paix d'autrui, entraîné, comme il l'a dit, «sur le char du destin par de fougueux coursiers que fouettent les esprits invisibles,» tel fut longtemps celui de qui l'on pouvait douter en le voyant «s'il était le diable ou Goethe;» tel il s'est peint lui-même dans le récit qu'il nous a laissé de sa jeunesse.
ÉLIE.
Accorderiez-vous aux Mémoires de Goethe une confiance entière? Le titre qu'il leur donne, Vérité et Poésie, ne doit-il pas nous tenir en garde?
DIOTIME.
Ce titre si philosophique m'avertit seulement qu'il ne s'agit pas ici d'une de ces existences médiocres, sans poésie comme sans vérité, où les faits glissent à la surface et ne s'enchaînent dans la mémoire de celui qui les raconte que par leur ordre de date, mais que nous sommes en présence d'une de ces grandes destinées où l'idéal et la réalité, s'entre-croisant perpétuellement, forment dans les profondeurs du l'être une trame et une chaîne serrées, et composent ensemble un harmonieux dessin où rien ne saurait plus être ni distingué ni séparé, fût-ce dans le souvenir d'un Goethe.
MARCEL.
Mais savez-vous que vous nous faites là une mystique apologie du mensonge?
DIOTIME.
Mettre tout son art dans sa vie et toute sa vie dans son art, comme le fait Goethe, c'est un divin mensonge, Marcel, et par qui l'on gagne l'immortalité.
MARCEL.
Mais enfin votre Dante ne l'a pas fait, lui, ce mensonge divin.
DIOTIME.
Ne venons-nous pas de voir que, dans sa Comédie, il a reproduit, en les poétisant jusque dans leurs moindres détails, transformé, symbolisé les réalités de sa vie?
ÉLIE.
En effet, plus qu'aucun poëte, Dante a mis, comme vous le dites si bien, toute sa vie dans son art; mais son art dans sa vie, je ne l'y saurais voir. Ce parfait équilibre qui s'établit, après de courts orages, dans l'intelligence de Goethe, ce raisonnable arrangement des choses, cette accommodation à la circonstance, cette objectivité, pour parler comme les Allemands, qui le met, lui et son génie, hors de l'atteinte des passions, hors des combats, hors des perplexités de son siècle, il n'y en a pas trace dans l'existence révoltée de l'Allighieri, dans cette âme dévorée d'angoisses jusqu'à sa dernière heure.
DIOTIME.
La dernière heure sonna pour l'Allighieri au moment où la révolte achevait de gronder dans son âme et dans sa vie. Il quitta le monde prématurément, sans avoir parcouru comme Goethe toutes les phases de son existence. Il mourut, ne l'oublions pas, à cinquante-six ans, au seuil de l'âge désabusé, retiré des factions dans une «solitude amie,» alors que, venant d'achever sa cantique céleste, il entrait enfin dans la paix que sa jeunesse inquiète demandait vainement à la porte des cloîtres et cherchait éperdue sur le sein des femmes. Dante cessait de vivre quand, guéri de toutes ambitions et de toutes illusions terrestres, il se faisait peu à peu semblable à ces grandes ombres tranquilles dont il avait vu passer dans les limbes le majestueux cortége, et qui s'y étaient entretenues avec lui des choses éternelles. Qui pourrait dire ce qu'eussent été pour le chantre du Paradis ces années, retranchées par la mort, qui mirent au front de Goethe la sérénité? Rappelons-nous que c'est précisément dans ce long cours de temps qui s'écoule pour le poëte germanique entre sa cinquante-sixième et sa quatre-vingt-deuxième année qu'il élève sa pensée, pour ne l'en plus laisser descendre, dans les régions les plus hautes de la science et de la religion. C'est durant cet intervalle que, rompant avec ces grands révoltés, Tantale, Ixion, Sisyphe, le Juif-Errant, Lucifer, les Titans, les Démons, qui furent, comme il l'a dit, les saints de sa jeunesse, il s'attache de tout son génie à l'étude des lois immuables de la nature, qu'il achève de s'initier aux mystères de la beauté grecque, qu'il se tourne, en esprit de sacerdoce, vers l'antique et lumineux Orient. C'est alors qu'ayant poétiquement transformé, lui aussi, ses révoltes et ses désespoirs, tout ce qui restait en lui de son Werther et de son Prométhée, il enseigne dans ses oeuvres cette noble morale d'équité compatissante envers les hommes et d'adoration désintéressée de Dieu, qui désormais sera la règle de sa vie et la joie de son grand coeur pacifié. C'est dans ces vingt-six années refusées à Dante que Goethe, étouffant de sa propre main les explosions d'un tempérament toujours jeune et les flammes menaçantes des tardives amours, développe dans la calme atmosphère de ses romans philosophiques tout l'ensemble de ses idées sur les rapports de l'homme avec la nature, avec son semblable, avec son Dieu. C'est alors que, de sa parole et de son exemple, il atteste le progrès indéfini de l'esprit humain, la sanctification de la vie par le travail, l'amélioration mutuelle des hommes justes par l'amitié, la grandeur des humbles, l'innocence des coupables; et que, pénétrant des tendresses de Jésus le panthéisme géométrique de Spinosa, il chante, dans son second Faust, à la sagesse éternelle, l'hymne de l'éternel amour.
ÉLIE.
Votre explication est très-belle, mais, dans votre désir d'atténuer les contrastes, ne prêtez-vous pas à Dante plus d'inclination à la paix qu'il n'y en eut jamais dans son âme, et ne supposez-vous pas chez Goethe des tempêtes intérieures qui n'ont grondé, peut-être, que dans votre imagination? Goethe aurait-il jamais pu écrire l'Enfer, lui qui ne voulait pas même écrire des chants guerriers, parce qu'il ignorait la haine? Et Dante eût-il pu voir éclater la Révolution sans s'y jeter?
DIOTIME.
Regardez, Élie, cette mer paisible; rappelez-vous ce qu'elle était avant-hier. Que s'est-il donc passé dans le mystère des eaux profondes pour qu'elles aient ainsi changé d'aspect et d'accent? Ligne, couleur, lumière, mouvement, tout est contrasté; et pourtant c'est le même océan; ce sont les mêmes rochers, le même ciel; et nous sentons là je ne sais quelle identité de vie, une sorte d'individualité déterminée à qui nous donnons le même nom, et qui nous attire d'un même attrait. Il en est ainsi pour moi du calme goethéen et de la tourmente dantesque. J'y reconnais le même élément, apaisé ou soulevé, le même génie.
* * * * *
Il se fit un silence. Puis Diotime, ayant tiré d'un étui de voyage qu'elle avait apporté avec elle un petit cahier écrit de sa main, elle en parcourut rapidement quelques feuillets et commença ainsi:
À l'heure où Wolfgang Goethe voyait le jour (c'était le 28 août, en plein midi, à Francfort-sur-le-Mein), les constellations étaient propices. Goethe, pas plus que Dante, ne néglige de nous l'apprendre. Le soleil, nous dit-il. était dans le signe de la Vierge; Jupiter et Vénus…
MARCEL.
Jupiter et Vénus en plein XVIIe siècle! Votre Goethe, l'ami des Humboldt, croyait aux astres propices!
DIOTIME.
Il y croyait poétiquement, à peu près comme Dante, je suppose; comme il croyait aux songes, aux démons. Il en parlait en souriant, mais d'un sourire grave; il n'en aurait pas ri. Bien qu'il eût poussé, comme Dante, aussi loin qu'il était possible l'observation des phénomènes naturels et l'étude de leurs lois, peut-être même à cause de cela, les relations occultes de l'homme avec le monde invisible ne le trouvaient point esprit fort. Les superstitions populaires lui étaient sacrées.
VIVIANE.
Goethe n'appartenait-il pas au peuple par sa naissance?
DIOTIME.
La famille de Goethe était d'humble origine; son bisaïeul ferrait les chevaux dans le comté de Mansfeld, son aïeul taillait le drap. Devenu maître en sa profession et citoyen de la ville de Francfort, où il était venu s'établir et où il se maria deux fois, en possession d'une petite fortune bien acquise, le grand-père de notre poëte avait pu quitter les ciseaux et donner à ses fils l'éducation libérale. L'un d'eux, Jean-Gaspard, celui qui fut le père de Wolfgang, épousa une jeune fille riche de la famille syndicale des Weber, qui, pour se rehausser selon la mode du XVIe siècle, avait latinisé son nom et se faisait appeler Textor. C'était un jurisconsulte distingué; il reçut de l'empereur Charles VII le titre de conseiller impérial, ce qui ne l'empêcha pas de mettre dans son blason trois fers à cheval, en mémoire de ses origines.
MARCEL.
J'ai vu ces trois fers à cheval sculptés sur la maison où l'on dit que votre poëte est né. Au-dessus des fers à cheval, il y a une étoile.
DIOTIME.
C'est l'étoile du matin, pour laquelle l'auteur de Faust avait un culte et qu'il voulut ajouter au blason paternel; emblème de la poésie rayonnant sur l'industrie.
ÉLIE.
Vous dites que Jean-Gaspard était conseiller impérial. Comment y avait-il des conseillers impériaux dans une ville libre? car Francfort était bien alors une république, n'est-ce pas?
DIOTIME.
Francfort était politiquement une ville libre, historiquement une ville impériale. Elle se vantait de tirer son nom du passage des armées de Charlemagne, et gardait avec orgueil la bulle d'or de Charles IV dans son antique Roemer, où se faisaient l'élection et le couronnement des empereurs. Mais elle avait, comme les cités italiennes, son gouvernement municipal où les artisans avaient part. Elle élisait, en des scrutins compliqués à la vénitienne, ses magistrats pour une durée très-courte. Pas plus que la commune de Florence, elle n'entendait qu'on vint du dehors s'immiscer dans ses affaires.
MARCEL.
Vous n'allez pas comparer, je suppose, Francfort à Florence?
DIOTIME.
Il ne faudrait pas m'en défier. Je ne voudrais pas pousser la chose à outrance: mais quelques traits généraux de comparaison, je les trouverais bien dans le site, dans la physionomie, dans l'activité propre aux deux villes.
ÉLIE.
Je n'ai jamais vu Francfort, quoique j'aie fait une partie de mes études à Heidelberg.
DIOTIME.
Francfort est une des villes les plus agréables que je connaisse, et des plus originales par ses contrastes. Elle est assise sur les bords d'une rivière charmante, dans une large vallée, bornée à l'horizon par la chaîne du Taunus, que l'on a comparée aux montagnes de la Sabine. Aujourd'hui les remparts de Francfort sont abattus, mais au temps de Goethe ils se dressaient, rudes et noircis, au milieu des prairies, des vergers, des jardins, où l'air pur qui descend des cimes boisées entretient une fraîcheur délicieuse. Sa vieille cathédrale, les hautes grilles de ses couvents, ses tours, ses ruelles tortueuses, ses escaliers obscurs s'enfonçant sous des voûtes profondes, son immonde Ghetto, ses toits aigus habités des cigognes, rendaient présent et vivant dans Francfort tout le moyen âge. Les fêtes du couronnement avec leurs pompes traditionnelles, les grandes foires privilégiées depuis le XIVe siècle et qui s'ouvraient au pied du Roemer par des cortèges symboliques, le gymnase dont la fondation datait du XVIe siècle, l'esprit indépendant et railleur de la population, son goût vif pour le théâtre, animaient et relevaient dans cette cité marchande la médiocrité de la vie bourgeoise. Comme dans tous les pays protestants, le désir du progrès et la culture y descendaient jusqu'au plus bas des couches populaires; les artisans étaient aisés et instruits. La Bible imagée, le chant des psaumes, les vieilles légendes du Rhin entretenaient au foyer et même au comptoir une certaine flamme poétique. On croyait dans Francfort à la puissance des livres; on leur faisait l'honneur de les brûler.
VIVIANE.
On brûlait les livres dans votre chère ville natale?
DIOTIME.
Eh mon Dieu oui; tout comme à Florence. À deux pas de la maison de Luther, à la veille de la Révolution, le petit Wolfgang vit un jour tout un ballot de livres français jetés sur le bûcher, aux flammes de l'anathème où trois siècles auparavant Savonarole brûlait le divin Platon. L'histoire est ainsi faite: elle souffre des attardements et des invraisemblances que la plus hardie fiction n'oserait admettre.
L'imagination du jeune Goethe fut très-troublée par cette exécution sauvage d'une chose inanimée; plus encore par les vestiges humains qu'il aperçut un jour, dans ses récréations enfantines, pendants, depuis deux siècles, aux fourches patibulaires. L'humiliation des juifs, renfermés chaque soir dans leur quartier boueux et puant, n'étonnait pas moins son âme candide. Bientôt d'autres spectacles, plus terribles et plus grandioses, lui ouvrent, comme à Dante, ce que l'on pourrait appeler les horizons épiques. Le tremblement de terre de Lisbonne, plus retentissant que la catastrophe du pont alla Carraia, la guerre de Sept-Ans et son héros, l'occupation de Francfort par les Français, les passages rapides et calamiteux de troupes amies ou ennemies, le canon des batailles rangées aux portes de la ville, les incendies, les pillages, et, pour parler avec le poëte, «le démon de l'épouvante répandant ses frissons par toute la terre;» puis enfin, comme gage de temps meilleurs, le couronnement du roi des Romains, qui me semble, dans l'existence de Goethe, jouer le même rôle que le jubilé du pape Boniface dans l'existence de Dante: tous ces événements précipités imprimèrent de bonne heure à l'âme de Wolfgang quelque chose de cette solennité que le pinceau de Giotto a mise au front du jeune Dante. Goethe est de bonne heure, comme l'Allighieri, porté par le spectacle des injustices humaines et des rigueurs divines à la méditation, à la rêverie solitaire. Il vit en crainte et en respect des volontés d'en haut, attentif au destin, ahnungsvoll, ehrfurchtsvoll, nous n'avons pas en français de mots pour exprimer ces nuances, ces degrés dans la profondeur de la religiosité germanique; et ce mot même de religiosité dont je me sers, faute de mieux, il est à la fois chez nous hors d'usage et sans valeur.
MARCEL.
Dans cette religiosité de Goethe, auriez-vous, par hasard, découvert une
Béatrice?
DIOTIME.
Pas précisément une Béatrice, du moins en personne; mais, dès les plus jeunes années de Wolfgang, une influence sensible, dominante, de ce que j'appellerai l'idéal féminin dans l'amour et dans l'amitié; et, tout aux premières heures de l'enfance, une passion exaltée pour sa soeur au berceau, qui paraît plus incroyable encore que l'amour du petit Dante pour la fille des Portinari.
VIVIANE.
Mais cette passion n'a pas, comme l'autre, laissé de traces. Elle n'a inspiré ni une Vita Nuova ni une Divine Comédie.
DIOTIME.
Si Cornélie Goethe n'a pas reçu de Wolfgang la couronne poétique que Dante a mise au front de Béatrice; si l'auteur de Faust n'a pas réalisé ce qu'il appelle «le beau et pieux dessein» d'immortaliser son amie; si, au lieu de la faire revivre tout entière, comme il l'avait projeté et comme il s'y essaya, dans une oeuvre de longue haleine, il n'a fait qu'évoquer un moment son ombre pour en saisir à la hâte les vagues contours, Goethe en accuse ses heures trop rapides et le tourbillon qui les emporte. Mais dans ces vagues contours où l'émotion tremble encore, quel charme, et que cette morte adorée nous apparaît touchante en son linceul!
VIVIANE.
Je n'ai pas souvenir de cette soeur Cornélie.
DIOTIME.
Les biographes l'ont trop négligée. Silencieuse, à l'écart, elle passe voilée dans le cortège triomphant des femmes aimées du poëte. Elle demeure, elle semble arrêtée par une invisible main, au seuil du temple, loin des chants et des parfums, et comme en crainte de l'apothéose. Lui-même, le grand artiste, il renonce à rendre toute la dignité pudique, toute la puissance douloureuse qui réside en cette personne «indéfinissable et impénétrable,» absorbée dans l'amour pur qu'elle avait voué à son frère, et qui n'entrevit des joies d'ici-bas que celle qu'il lui était interdit de souhaiter, même en rêve.
Dès le berceau, je vous le disais tout à l'heure, Cornélie fut pour son frère l'objet d'une passion jalouse. Il lui prodiguait les présents, les caresses; mais il la voulait à lui seul; il entrait en fureur quand d'autres que lui rapprochaient. À mesure qu'ils grandirent ensemble, et quand la mort de leurs autres frères et soeurs les eut laissés seuls en butte aux sévérités paternelles, les deux enfants s'unirent d'une tendresse plus étroite et se devinrent l'un à l'autre plus indispensables. Les moralistes n'ont point assez observé ces grandes amours fraternelles. Dans les temps et dans les circonstances les plus diverses, elles gardent toutes néanmoins un caractère particulier et en quelque sorte typique. Plus craintives et plus fidèles que les autres amours, elles sont à la fois plus tristes et plus charmantes, parce que le désintéressement est leur loi et que, toujours menacées par le cours régulier des choses, elles ne sauraient jamais être entièrement satisfaites. J'entrevois dans la résignée Cornélie quelque chose des Lucile, des Eugénie, des Henriette: le tourment d'une âme fière et délicate qui sent qu'elle aime «comme on n'aime plus, a dit l'une d'elles, comme on ne doit peut-être pas aimer.» Dans le pâle nuage où s'enveloppent la vie et la mort de ces soeurs de poëtes, que la Muse n'a fait qu'effleurer de son aile, je sens gronder sourdement la même orageuse électricité.
VIVIANE.
Est-ce que Cornélie Goethe ressemblait à son frère?
DIOTIME.
Plus jeune que lui d'une année, elle avait assurément quelque chose de son génie; mais la nature ne lui donna point en partage la force et l'éclat. Elle ne naquit point belle et en pâtit. Son sexe ne lui permettant pas, comme à Wolfgang, de s'échapper au dehors, elle fut beaucoup plus que lui opprimée par le despotisme d'un père qui semble avoir été, dans la maison bourgeoise de Francfort, aussi redouté que le seigneur de Châteaubriant au féodal manoir de Combourg. La jeune fille couva longtemps au foyer des ressentiments taciturnes et d'exaspérés désirs de liberté. La noblesse de son être moral, qui lui donnait sur ses compagnes une supériorité marquée, ne suffisait pas, dans les jeux où venaient se joindre de jeunes garçons, à la faire rechercher. Elle demeurait isolée, et son frère était seul à lui rendre des soins.
MARCEL.
Comment Goethe, l'adorateur idolâtre de la beauté, le païen, pouvait-il se plaire auprès d'un laideron?
DIOTIME.
Ce païen, comme vous l'appelez et comme on l'appela longtemps en Allemagne, était, plus que personne, sensible à la beauté souffrante de l'âme chrétienne. On voit, même alors qu'il décrit avec une exactitude cruelle les disgrâces physiques de Cornélie, qu'elle exerçait sur lui un grand charme. «Elle avait, nous dit-il, si ce n'est les plus beaux yeux, du moins les plus profonds» qu'il eût jamais vus. Son regard généreux, c'est ainsi qu'il le caractérise, parce que «il donnait tout et ne demandait rien en retour,» était semblable au regard des saintes extatiques. C'était «un pur rayon de l'âme la plus chaste qui fut jamais.» La taille de Cornélie était svelte et bien proportionnée; elle avait dans son port et dans son air quelque chose à la fois d'imposant et de languissant. Sa voix prenait tour à tour des accents brusques et les intonations les plus suaves. Mais, entre le regard lent de ses grands yeux à fleur de tête, son front haut, modelé avec délicatesse, où se marquaient durement de noirs sourcils, et les autres traits du visage, il y avait désaccord. Parfois aussi un mouvement précipité du sang laissait à sa joue des traces fâcheuses, et cela le plus souvent aux jours où Cornélie devait paraître dans quelque fête, si bien qu'elle semblait alors, écrit Goethe, le jouet d'un démon railleur qui trahissait à tous les yeux les troubles contenus de son âme ardente. Cette étrange jeune fille était quelque peu hallucinée. Elle touchait au surnaturel; elle sentait la mort à distance; elle pleurait les maux à venir. En relisant, ces jours passés, les Mémoires de Goethe, j'ai été frappée d'une scène bizarre à laquelle je n'avais pas d'abord pris garde, et qui jette un jour singulier sur les relations du frère et de la soeur. C'est une véritable explosion de tempérament qui peut faire soupçonner les violences que souffrait en son coeur Cornélie.
La voici cette scène, telle que je l'ai notée. Elle est à la fois tragique et comique, comme il arrive quand de grandes figures se trouvent resserrées dans un cadre étroit.
C'était par une soirée d'hiver, un samedi, à l'heure où, selon sa coutume, le vieux conseiller Goethe faisait venir en sa maison le barbier afin d'être rasé de frais et de pouvoir, au lendemain dimanche, s'accommoder tout à son loisir pour le service divin. Les deux enfants, blottis derrière le poêle immense qui domine de sa masse noire tous les intérieurs germaniques, se récitaient l'un à l'autre par récréation un chant de la Messiade. Wolfgang avait pris le rôle de Satan; Cornélie, au nom d'Adramalech, lui adressait des reproches.
Tous deux, en commençant, ne faisaient que murmurer les vers à voix basse, pour ne pas attirer l'attention (le père de Goethe n'aimait pas cette poésie nouvelle et sans rimes que Klopstock venait d'introduire, et la Messiade n'entrait qu'en contrebande dans sa maison); mais tout à coup, au moment qu'Adramalech s'emporte aux invectives, Cornélie, oubliant la fiction, s'identifiant avec son personnage, saisit le bras de Wolfgang; elle se prend à déclamer, d'une voix de plus en plus stridente et comme hors d'elle-même, cette pathétique apostrophe:
Sauve-moi! je t'en supplie. Si tu l'exiges,
Je t'adorerai, ô monstre, réprouvé, noir malfaiteur!
Sauve-moi! je souffre l'éternel tourment de la mort vengeresse!
Autrefois j'ai pu le haïr d'une haine ardente et farouche,
Aujourd'hui je ne le saurais plus; et cela aussi m'est une terrible angoisse.
Oh! que je suis broyée!…
Et le cri de détresse d'Adramalech éclate; et le barbier épouvanté laisse choir le plat à barbe, et l'eau savonneuse inonde la vénérable poitrine quasi nue du conseiller Jean-Gaspard; et le père redouté entre en courroux; et les enfants balbutient de timides excuses…
MARCEL.
Quelle scène grotesque!
DIOTIME.
Je ne sais, mais il m'a toujours semblé que, à ce moment où l'Adramalech de Klopstock pousse par la bouche de Cornélie le cri d'angoisse, la puissance fascinatrice de Goethe, à son insu, agissait sur sa soeur, et qu'elle subissait, en s'en défendant, cette irrésistible magie du poëte qu'il devait exercer plus tard sur ses amis, et dont ils ne savaient, disaient-ils, si elle était du ciel ou de l'enfer.
ÉLIE.
Qu'est devenue cette étrange personne?
DIOTIME.
Pendant un certain temps, calmée en apparence, Cornélie continue de vivre avec son frère, au foyer, dans une intimité profonde; seule aimée de lui seul; associée à toutes ses études, pressentant son génie, l'excitant au travail: se faisant gaie pour lui plaire aux heures des loisirs; enchantée à sa voix par le vieil Homère dont il lui disait les vers dans la langue maternelle. Aux premières absences, elle le sent proche encore par les lettres sans fin, par les confidences qui raniment, en la blessant, l'amitié fraternelle. Puis, peu à peu, elle est négligée dans les égarements que l'on ne veut plus dire; puis oubliée, hélas! quand la passion s'empare de la vie. Qui saura jamais ce que souffrit alors la fière Cornélie? Goethe lui-même ne fait que le deviner plus tard, à son propre désespoir, lorsqu'il apprend de la bouche de son ami Schlosser, qu'entre celui-ci et sa soeur l'anneau des fiançailles vient d'être échangé. Goethe n'ignorait pas combien la seule pensée d'appartenir à un homme causait naguère de répugnance et d'effroi à sa Cornélie. Il n'avait jamais pu se la figurer, n'étant plus à ses côtés, ailleurs qu'au fond d'un cloître; il se sent jaloux, éperdument jaloux, de cette soeur délaissée, comme au temps où il la veillait en son berceau. Il est près de tout rompre. Pour apaiser du moins l'offense de son orgueil, il se dit bien bas à lui-même que, le frère présent, jamais l'ami n'eût été ni amant ni époux.
Cet ami était un honnête homme. Il avait été choisi sans doute par la triste Cornélie pour l'aider à sortir moins brusquement d'elle-même et de son passé. Mais ces sagesses de la passion sont toujours trompées. Cornélie ne trouva point le repos dans les bras de cet honnête homme. Goethe le dit, il en juge à la contrainte du foyer conjugal lorsqu'il y vient s'asseoir; il en juge surtout à la véhémence avec laquelle sa soeur le détourne d'un mariage qu'il projetait, lui aussi, pour fuir l'isolement du coeur.
Quatre ans après le jour où Cornélie quittait le nom de Goethe, elle quittait sans regret la vie. La nouvelle de sa mort fut pour notre poëte une commotion terrible. «Une des plus fortes racines de son existence était tranchée.» C'est lui qui parle ainsi. À la page de ses souvenirs où il inscrit la date funèbre, 8 juin 1777 (il avait alors vingt-huit ans), on lit ces mots: «Jour sombre et déchiré; douleur et rêves.»
MARCEL.
Vous n'aviez pas tort de nous dire que cette amitié de Goethe pour sa soeur au berceau est plus incompréhensible encore que l'amour du petit Dante pour Béatrice. Un sentiment aussi mal défini, aussi exalté, est assurément une des plus curieuses, une des plus maladives variétés de l'amour platonique, et je l'aurais cru tout à fait incompatible avec le bon sens et la saine raison de Goethe.
DIOTIME.
Détrompez-vous, Marcel. L'idéal platonique, un peu germanisé, est au fond de tous les attachements de Goethe. Et si c'est là une maladie, il l'apporte en naissant pour n'en guérir jamais. La plupart des amours de sa jeunesse sont malheureuses; il aime souvent sans espoir. De ses deux grandes passions, Charlotte et Mme de Stein, la première ne fut qu'un renoncement enthousiaste qui put avoir le fiancé pour témoin; pour confident, l'époux; dont la femme aimée put paraître émue; dont la jeune mère n'hésitait pas à perpétuer le souvenir en donnant à son fils le nom de son amant; que le poëte enfin put rendre public dans un récit qui agita toute l'Allemagne, sans qu'aucune des trois personnes intéressées en reçût, au plus délicat de l'honneur, la moindre atteinte. Beaucoup plus tard, pendant les dix années que Mme de Stein occupe le coeur de Goethe, leur intimité est de telle nature que les plus proches amis, Schiller par exemple, la croient entièrement platonique, et que lui-même un jour, quand il en rappellera le souvenir, ne craindra pas de profaner la piété des tombeaux en la comparant au lien sacré qui l'unissait à sa soeur Cornélie.—Que cela étonne votre bon sens français, Marcel, je le trouve très-simple; mais ne perdons pas de vue que nous sommes en Allemagne, où la rêverie, la Schwaermerei, se mêle et se confond avec les sentiments les plus réels. Et Goethe, sur ce point comme sur tant d'autres, était bien véritablement «le plus allemand des Allemands.»
ÉLIE.
Mais ces deux figures d'exception à part, il me semble que la galerie des femmes de Goethe, pour me servir de l'expression consacrée, n'a que des portraits vulgaires, à tout le moins bourgeois, et qui ne supporteraient pas le voisinage de la noble Portinari.
DIOTIME.
Rien de moins bourgeois, selon l'acception française du mot, c'est-à-dire rien de moins prosaïque, que les amours de Goethe pour les plus petites bourgeoises. Ces fillettes, ces purgolette que Béatrice reproche si fièrement à Dante, sont, dans leur atmosphère germanique, exemptes de toute vulgarité. La pure imagination du poëte, le très-jeune âge de ses Gretchen, de ses Frédérique, de ses Catherine, les revêt de candeur; et c'est presque sans altération qu'il les fera passer un jour de la réalité dans ses créations les plus idéales. Selon Goethe, la femme est plus vraie que l'homme dans l'amour comme dans la haine, et c'est pourquoi il la trouve aussi plus poétique. Auprès d'elle, il se sent devenir meilleur; il est plus aisément, plus doucement transporté dans le monde des rêves. Même alors qu'il la rencontre dans un milieu vicié, il l'en abstrait sans effort; la plus suspecte, Gretchen, il l'aime naïvement. Jamais Goethe ne séduit, au sens bourgeois du mot, jamais il ne raille, même la femme facile. Ignorante, frivole, trompeuse, elle demeure encore pour lui un être sacré. Jamais il n'a parlé des femmes autrement qu'avec tendresse et respect. Vous ne trouverez pas dans toute l'oeuvre de Goethe une seule parole (j'en excepte ce que dit Méphistophélès, le blasphémateur de toutes choses saintes) que Dante eût désavouée; pas la moindre arrière-pensée qui offense le sentiment religieux de l'amour dont nous avons vu toutes pénétrées les divines cantiques.
ÉLIE.
Vous oubliez, ce me semble, les Élégies romaines, les Épigrammes de Venise, d'autres poésies encore en assez grand nombre, et plusieurs pages de prose où l'expression de l'amour est extrêmement vive.
MARCEL.
Sans compter que votre poëte platonique finit par épouser sa servante.
DIOTIME.
Christiane Vulpius ne fut jamais la servante de Goethe, mon cher Marcel, mais sa compagne fidèle et dévouée pendant vingt-huit ans. Elle ne fut point pour lui la Thérèse de qui l'on rougit. Le fils qu'il eut d'elle, il l'aima tendrement et l'éleva à ses côtés avec le plus grand soin. S'il donna tardivement à son union avec Christiane la sanction légale, c'est qu'il n'y attachait pas d'importance; c'est que Christiane aussi, dans un sentiment à la fois humble et fier, dissuadait son amant de ce mariage officiel, comme d'une condescendance à l'opinion qui n'ajouterait rien ni à son bonheur ni à sa sécurité. Du reste, le mariage, pas plus dans la vie de Goethe que dans celle de Dante, n'exerce d'influence appréciable; ni l'un ni l'autre n'unit son sort à la femme qui eût été, selon l'esprit même de l'union conjugale, sa moitié véritable. La société ne paraît pas jusqu'ici disposée à suivre le conseil de Platon, qui voulait aux meilleurs les meilleures; elle n'obéit pas à la loi de sélection que Darwin croit être la loi de nature. Elle ne prend pas souci, tout au contraire, d'unir aux grands hommes les grandes femmes.
MARCEL.
Mais cette Christiane, si j'en crois Bettina, qui l'appelle quelque part «une saucisse enragée,» loin d'être une grande femme, n'était pas même une femme médiocre. Elle n'avait aucun esprit, pas la moindre culture.
DIOTIME.
Christiane a eu le sort de Monna Gemma, de qui les biographes de Dante font une Xantippe, elle a été jusqu'ici fort maltraitée des admirateurs de Goethe. Mais quelques critiques plus équitables commencent à la réhabiliter. Il paraît certain qu'elle avait l'intelligence vive et le désir d'apprendre. Goethe prenait plaisir à l'instruire, à causer avec elle de choses élevées; je n'en voudrais pour témoignage que cette belle poésie scientifique sur la métamorphose des plantes, ce chef-d'oeuvre du genre, qu'il lui dédie, et qu'il a composée évidemment pour répondre aux curiosités intellectuelles de sa maîtresse. Cependant, je n'en disconviendrai pas, c'est bien moins l'esprit que la beauté de Christiane qui captive Wolfgang. Lorsqu'elle lui apparaît dans la fleur de son printemps, elle est, dit-il, «riante et rayonnante comme un jeune Bacchus;» et jamais, depuis les temps helléniques, l'ascendant, la magie de la beauté, n'avaient été sentis et subis comme par notre poëte.
MARCEL.
Autrement dit, votre platonique Goethe était le plus sensuel des hommes.
DIOTIME.
Que voilà bien une traduction française! mais je ne saurais l'accepter. Rien de moins sensuel que les ardeurs de Goethe. Il faut bien que j'y insiste, puisque votre incrédulité s'obstine; les Manon, les Lisette, tous les types libertins des amours françaises lui sont absolument inconnus; jamais les aveux éhontés d'un Jean-Jacques ne souilleront les lèvres de Goethe. Relisez, pour mieux sentir le contraste, dans ses lettres écrites de Suisse, cette page incomparable de ses confessions à lui, où il rappelle son émotion profonde, quand, pour la première fois, il lui est donné de voir la forme humaine dans toute sa vivante beauté. Comme il reste saisi d'admiration, quel enthousiasme d'artiste! et comme l'antiquité présente à son esprit le préserve de toute pensée licencieuse! Cette belle femme qui laisse tomber ses voiles, ce n'est pas à ses yeux la Suzanne, la Bethsabé biblique, dont les charnels attraits éveillent la convoitise, c'est «Minerve devant Pâris.» Ce bel adolescent, c'est «Narcisse au bord des eaux;» c'est Adonis poursuivant dans les forêts le sanglier farouche. Et aussitôt le poëte rend grâces au ciel de la faveur qui lui est accordée de pouvoir contempler, dans sa plus pure image ici-bas, la perfection de la beauté divine. On dirait Michel-Ange en extase devant sa Léda, Ingres peignant la Source. Nous avons quelque peine à comprendre de tels sentiments. Nos idées, toujours un peu gauloises, cette verve moqueuse qui s'épanche au Roman de la Rose et qui n'est pas encore épuisée, quelques restes aussi des préventions de l'Église en ses premiers temps, quand elle faillit décréter un dieu chétif et laid, nous mettent en défiance de nos meilleurs instincts et nous disposent mal à ce culte désintéressé des grâces physiques qui s'alliait chez Goethe au sentiment le plus exquis des grâces morales.—Mais, bon Dieu, que me voici encore divaguant! vous devriez m'avertir… J'en étais restée, ce me semble, aux premiers temps de l'enfance. Revenons-y, et voyons ce qu'a fait pendant ma longue digression notre petit Goethe.
Il a ouvert ses grands yeux profonds au spectacle de la nature. Il s'est pénétré par tous ses sens de l'atmosphère sociale où il est né. Il a nourri confusément, mais abondamment, son esprit avide. Sous les yeux d'un père plein de gravité, qui veut le préparer, à son exemple, au savoir et aux devoirs du jurisconsulte, aux côtés d'une jeune mère de dix-huit ans, qui toujours rit, chante et conte, accoutumée qu'elle est, dit Wieland, à «avaler le diable sans le regarder,» notre poëte adolescent voyait tour à tour dans l'ombre et dans la lumière les contrastes de la vie. Dès sa première enfance, comme le petit Dante, il veut trouver en Dieu la raison de toutes choses. Il y rêve sans fin dans ses promenades solitaires. À sept ans, tout possédé qu'il est du besoin d'adorer, il invente une religion, il s'institue pontife.
VIVIANE.
Comment!
DIOTIME.
Le sentiment religieux de Goethe, si précoce et si spontané, a paru à quelques critiques rationalistes tout à fait invraisemblable, et ils auraient nié l'anecdote qui s'y rapporte et que je vais vous dire, si Goethe ne l'avait racontée dans ses Mémoires avec un accent de vérité le plus convaincant du monde. Cette passion pour Dieu, qui pousse le petit Wolfgang à se faire prêtre d'un culte qu'il imagine, n'est ni plus précoce d'ailleurs ni plus improbable que sa passion pour sa soeur Cornélie, dont nous venons de voir les effets étranges; loin de là. La lecture des histoires saintes dans la Bible du foyer avait familiarisé l'enfant avec l'idée d'un Créateur de qui les hommes s'approchent par l'offrande et l'adoration. Trois Églises, la juive, la catholique, la réformée, l'infinité des sectes qui divisaient, dans Francfort comme dans toute l'Allemagne, le protestantisme, et dont on discutait librement les pratiques diverses, ouvraient au sentiment religieux toutes sortes de voies, et suscitaient dans chacun la pensée d'un commerce personnel et direct avec Dieu. Wolfgang, après y avoir songé longtemps, en vint un jour à l'idée de représenter en abrégé le mystère de la création et d'adorer en son nom le Créateur. Il rassemble sur un pupitre à musique de forme pyramidale des exemplaires choisis d'une collection d'histoire naturelle que possédait son père, en prenant soin de les ranger dans un ordre agréable aux yeux, selon le rang qu'ils occupent dans la hiérarchie des êtres. Au sommet de la pyramide, une pastille à brûler, sa douce lueur, son parfum, vont figurer les prières de l'âme humaine qui montent vers le ciel. Le pupitre en laque rouge à fleurs d'or est orienté selon les rites. Aux premiers rayons du soleil levant qui vient frapper, sous son miroir ardent, la pastille symbolique, le jeune prêtre, avec recueillement, offre son sacrifice.
VIVIANE.
Quelle idée poétique!
DIOTIME.
Le mystère ne manquait pas non plus à cette initiation sacerdotale que Wolfgang s'était préparée à lui-même. La famille et les amis ne voyaient dans ce riche pupitre, décoré de cristaux et de végétaux rares, qu'un ornement du salon; l'enfant seul connaissait et taisait, nous dit-il, son caractère sacré.
MARCEL.
Voilà qui est bizarre, en effet; et votre Goethe ne ressemble guère à celui que je me figurais.
DIOTIME.
Ce qui, pour moi, donne à cette anecdote un intérêt très-grand, c'est qu'elle montre dans Goethe enfant ce puissant instinct religieux, cette ardeur à chercher le lien entre le visible et l'invisible, entre le fini et l'infini, qui va dominer toute la vie de l'homme. À toutes les époques de sa carrière, en effet, au plus fort de la dissipation ou d'une activité qui semble uniquement occupée aux choses terrestres, nous verrons Goethe revenir à la contemplation des choses divines. À deux ou trois reprises, il reprendra l'étude des livres saints. Dans son extrême besoin de croyance, il fera d'inouïs efforts pour concilier le Dieu de Moïse avec le Dieu de Platon, puis avec le Dieu de Spinosa. Au sortir d'une phase déréglée de sa vie universitaire, après une grave maladie, sous l'influence d'une noble demoiselle amie de sa mère, Suzanne de Klettenberg, la «belle âme» du roman de Wilhelm Meister, il se laisse égarer à la recherche de l'infini dans les sentiers perdus de l'illuminisme. Magie, kabbale, astrologie, alchimie, chiromancie, Paracelse, Van Helmont, Peuschel, le comte de Zinzendorf, plus tard Cagliostro, Goethe interroge avec anxiété toutes ces voix confuses, pour tâcher d'y surprendre quelque lointain écho des demeures célestes. Pressé, comme l'Allighieri, d'un fiévreux désir de paix, il est tenté de se faire initier aux sociétés secrètes, Francs-Maçons, Illuminés, Rose-croix, qui enveloppaient alors de leurs réseaux, comme on l'avait vu en Italie au temps de la Divine Comédie, la société allemande tout entière. Il est tout près de s'affilier aux congrégations quiétistes des saints du protestantisme. Dans un âge très-avancé, en rappelant d'un coeur ému le souvenir de son angélique amie, c'est ainsi qu'il nomme Mlle de Klettenberg, il se demandera encore s'il n'était pas avec ces élus de la grâce dans sa voie véritable, et s'il n'eût pas mieux fait d'y rester.
ÉLIE.
Vous venez de faire allusion à la vie universitaire de Goethe; je croyais avoir lu que son éducation s'était faite dans la maison paternelle.
DIOTIME.
Le père de Goethe fut, en effet, son premier éducateur. Il avait pour son fils de l'ambition et se flattait de le voir quelque jour se placer, dans les lettres, au rang des Gellert et des Hagedorn. Comme il était d'ailleurs fort instruit et que Wolfgang était fort studieux, il put le conduire assez loin. Mais dans l'Allemagne du XVIIIe siècle, comme dans l'Italie du XIIIe, les universités en plein éclat, en grande émulation et en grande liberté, attiraient irrésistiblement la jeunesse. Leipzig, la Mater studiorum germanique, Iéna, Goettingue, Wittenberg, Halle, Berlin, Koenigsberg, comme Bologne, Salerne, Padoue, Naples, Crémone, se disputaient la palme des sciences et des lettres. En 1765, à l'âge de seize ans, Goethe commençait à Leipzig le cours de ses études académiques, et se faisait inscrire dans la nation bavaroise (les étudiants se divisaient alors en nations), à la faculté de droit. Le moment était critique. L'autorité professorale, honorée encore en apparence, avait perdu crédit sur la jeunesse. Entre les curiosités vives qui s'éveillaient dans la génération nouvelle et les règles arides de l'enseignement établi, il n'y avait plus aucune concordance. Les méthodes préconisées dans la chaire, les formules, les catégories surannées, qui ne valaient guère mieux que le Trivium et le Quadrivium des écoles italiennes, rebutaient les intelligences où fermentait déjà, comme chez les condisciples de l'Allighieri, la sève des temps nouveaux. Goethe déplore dans ses Mémoires le «désarroi» où il trouve les esprits, le trouble de sa «pauvre cervelle» incapable de concilier le respect des professeurs à longues perruques, la soumission aux lourdes disciplines d'un Gottschedt, d'un Gellert, avec l'enthousiasme qu'inspirent les mâles accents d'un Klopstock, les hardiesses généreuses d'un Lessing, d'un Winckelmann, qui retentissent au loin. Mais ce que Goethe ne sentait pas alors, ce dont il est pourtant avec Dante un éclatant témoignage, c'est combien, plus que l'ordre accoutumé, sont favorables à la spontanéité créatrice du génie ce «désarroi,» cet «état chaotique» du monde moral (j'emprunte ces expressions aux Mémoires), à ces confins de deux siècles, où les idées qui finissent et les idées qui commencent se mêlent et se pénètrent dans une vague lumière, dont on ne saurait dire si elle est du crépuscule ou de l'aurore.
VIVIANE.
Voudriez-vous nous dire les causes de cet état chaotique au temps de
Goethe? J'avoue à cet égard mon ignorance.
DIOTIME.
Il y en avait plusieurs qu'il me serait difficile de vous exposer ici tout au long, mais que je puis réduire à une seule: les Allemands, avec tous les instincts des grandes races, ne se sentaient pas une grande nation.
VIVIANE.
Qu'entendez-vous par là?
DIOTIME.
Rien que de très-simple. Au temps dont je parle, les Allemands n'avaient, à bien dire, ni patrie ni art qui leur fussent propres. Divisée, comme l'Italie, en une infinité d'États, de provinces, de dialectes et de sectes, exposée comme elle à la fréquence des invasions étrangères, l'Allemagne, où tout à l'heure nous allons voir apparaître une glorieuse pléiade de génies nationaux, souffrait dans son orgueil, dans sa conscience intime, et n'avait pas même pour se plaindre de langue nationale.
ÉLIE.
Et la langue du Luther?
DIOTIME.
La langue de Luther, si populaire, si forte et si poétique tout ensemble, était tombée en désuétude. Un la chantait encore dans les églises, mais on ne la savait plus ni écrire ni parler.
ÉLIE.
Comment cela?
DIOTIME.
Après la guerre de Trente-Ans, où la littérature naissante et les arts avaient été ensemble submergés dans le désastre public, les souverains rendus aux loisirs de la paix, les cours où l'on voulait rappeler les plaisirs de l'esprit, ne trouvèrent point digne d'eux l'idiome que parlait le peuple. On prétendait se modeler sur les grands airs de Versailles, et, suivant l'exemple que donnait la diplomatie, on se mit à parler français, du moins mal qu'il fut possible, Bientôt, à l'imitation de la noblesse et sous l'influence des savants, théologiens, médecins, jurisconsultes, parmi lesquels le latin demeurait seul en usage, la bourgeoisie négligea la langue maternelle. Elle s'accoutuma peu à peu à un parler bâtard, où se mêlaient des constructions, des tours, des images empruntés à trois idiomes, et qui méritait trop bien les railleries du grand Frédéric, par qui fut achevé le discrédit des lettres allemandes.
ÉLIE.
Et ce discrédit durait encore au temps de Goethe?
DIOTIME.
À la cour de Berlin, on fermait obstinément l'oreille au beau langage de Wieland, de Klopstock et de Lessing; Gellert lui-même n'avait pu trouver grâce; et quand Goethe publiait son Goetz von Berlichingen, le roi faisait pleuvoir le sarcasme sur ce qu'il appelait «une imitation détestable des abominables pièces de Shakespeare.» Mais la jeunesse avait pris autrement les choses. Elle acclamait Shakespeare, introduit par Wieland, comme un génie vraiment germanique. Elle exaltait ses beautés plus qu'on ne le faisait alors en Angleterre. La Messiade de Klopstock avait été pour elle une révélation. L'hexamètre, si naturel aux idiomes germaniques, bien mieux que l'alexandrin emprunté, entraînait dans son rhythme les imaginations; les coeurs s'ouvraient sans effort à l'émotion chrétienne qui, dans ce poëme solennel, se substituait, grave et profonde, à la froideur d'un faux classicisme dont on était lassé. L'enthousiasme de Klopstock pour la belle langue natale se communiquait. Et ce premier ébranlement du sentiment national préparait, sans qu'on pût encore la pressentir, une révolution complète des idées allemandes.
ÉLIE.
Klopstock est contemporain de Kant, n'est-il pas vrai?
DIOTIME.
À quelques années près. Les derniers chants de la Messiade paraissent en 1773; Kant publiait, en 1781, la Critique de la raison pure. Dans le seul rapprochement de ces deux noms, les premiers d'une longue série qui, pendant plus d'un demi-siècle, par Lessing, Winckelmann, Herder, Heyne, Jacobi, Fichte, Schelling, Jean-Paul, Schiller, les Humboldt, les Schlegel, les Grimm, Niebuhr, Creuzer, Wolf, Jean de Müller, Boeckh, etc., atteindra son point culminant dans Hegel et Goethe, nous pouvons saisir le caractère et mesurer l'étendue du mouvement allemand. Nous sommes aux sources vives de ce double courant de religiosité poétique et de critique rationaliste qui rappelle les complexités de la renaissance dantesque où nous avons vu ensemble saint Thomas et Cavalcanti, Aristote et Joachim de Flore, et qui va donner au grand siècle du peuple allemand une part d'influence incalculable dans l'accroissement de l'esprit moderne.
La muse de Klopstock réveillait d'un long sommeil la conscience allemande. Presque aussitôt, dans un surprenant instinct de sa force, elle s'insurge contre toutes les oppressions qu'elle a subies depuis deux siècles. Par la bouche du «Vieux de Koenigsberg,» c'est ainsi que Goethe appellera Kant, elle se proclame libre et souveraine; elle revendique, au-dessus de tous les droits, le droit de la raison pure; et, à peine ce principe libérateur proclamé, elle en poursuivra, dans tous les ordres de la pensée, les conséquences extrêmes. Soudainement, sur tous les points à la fois, l'Allemagne va vouloir la liberté. Elle la veut dans la religion, dans l'art, dans la science, dans la philosophie, dans la morale, et si elle ne la peut vouloir encore, elle va du moins la rêver dans la politique.
Comme par enchantement, l'idée du progrès s'empare de tous les esprits. D'une voix grave et touchante, Lessing enseigne l'Éducation du genre humain par des révélations successives. En dépit des préjugés, il fait applaudir au théâtre l'égalité des religions devant Dieu et devant le sage. Avec les rêveurs du XIIIe siècle, il en appelle de la lettre des Écritures à l'esprit de l'Évangile éternel. Dédaigneux des Genèses, des miracles puérils et du vain appareil des cultes établis, il se sent, il ose se dire pénétré du grand souffle de Spinosa. Non loin de lui, du haut de la chaire évangélique, le pieux Herder ne craint pas d'interroger les mythes et l'esprit caché des races. Par delà les variations d'idiomes, de moeurs et d'instincts, il découvre, il salue à son berceau l'humanité. Le premier, il prononce avec vénération ce nom auguste. Il proclame l'essence, l'origine unique et le salut universel du genre humain, au nom d'un Dieu d'amour, au nom d'un Christ idéal, qui, sans privilége de race ou de vocation, embrasse dans sa tendresse infinie l'homme de tous les temps et de tous les peuples. À la même heure, Winckelmann, écartant, lui aussi, dans les régions de l'art, les superstitions, les idoles, y ramène le culte de la nature immortelle et le respect de la noble antiquité. Et ces esprits sévères, ces philosophes, ces savants, ces critiques à qui rien n'impose de ce qui asservit le vulgaire, sont ensemble des enthousiastes, des inspirés, des apôtres bienveillants, qui entraînent à leur suite une foule d'adeptes. Encyclopédique et religieuse, comme la science de Brunetto et de l'Allighieri, la science du XIXe siècle allemand se propose pour fin le bonheur et la sagesse des hommes. Elle cherche, dans l'enthousiasme de son hellénisme renaissant, ce qu'elle appelle l'éducation humaine des belles individualités, et la religion universelle des peuples. Elle contracte avec la poésie une alliance intime. Elle se rapproche des femmes, qui mettront la douceur et la grâce dans une révolution dont on a pu dire qu'elle fut un 93 philosophique plus radical que notre 93 politique. Les Méta, les Caroline, les Betty, les Sophie, les Johanna, s'unissent aux efforts de leurs époux, de leurs frères, de leurs amis. Elles encouragent, elles récompensent, elles consolent, elles enseignent à leur manière. Auprès d'elles, les plus hauts esprits apprennent la simplicité. On appelle à soi les petits enfants, les humbles. La sympathie préside aux rapports; les nobles amitiés se nouent; tout va s'épurer, s'attendrir. Un désintéressement que j'appellerai féminin, tant il me semble naturel à notre sexe, Viviane, élèvera la morale. On dédaignera, on ira jusqu'à nier la vertu pratiquée en vue des récompenses ou des châtiments éternels. On la voudra supérieure à toute sanction, et trouvant son bonheur dans la seule conformité aux lois de la conscience intime.
MARCEL.
Nous voici loin de la morale de Dante, qui tire toute sa force des tisons de l'enfer et des chansons du paradis.
DIOTIME.
Il y aurait à dire sur ce point, Marcel. Les magnanimes de Florence que nous avons vus en enfer, les païens au paradis, le fleuve d'oubli au purgatoire, sont des signes assez notables, pour le temps où vivait Dante, d'une morale indépendante du dogme.—Mais revenons à nos Allemands. En ce beau moyen âge, qui s'ouvre avec la seconde moitié du XVIIIe siècle, le cri d'Ulrich de Hutten: «Par la liberté à la vérité, par la vérité à la liberté,» semble le mot d'ordre de toute une génération sincère et généreuse de coeur et d'esprit. Une confiance enthousiaste dans la nature la pousse à la recherche de ses plus secrets mystères. Religions, idiomes, esprit des races et des temps, formations et révolutions des peuples, on veut tout pénétrer, tout comparer, tout analyser, mais aussi tout ramener à l'unité d'un idéal plus haut dans le sein d'un Dieu plus grand et plus parfait. On voudrait soulager tous les maux, redresser toutes les erreurs, reculer toutes les limites, élargir tous les horizons. Le désir du progrès anime aux aventures de la pensée. Comme au siècle de Dante, d'intrépides voyageurs s'élancent vers les contrées inconnues; ils en rapportent des Mirabilia véridiques, qui préparent aux Humboldt la gloire du Cosmos. Les sciences qui se rattachent le plus directement à l'amélioration de la vie humaine, la médecine, la chirurgie, l'art des accouchements, la physiologie, la chimie, la pédagogie, sont en honneur. La célébrité des Hufeland, des Zimmermann, des Lobstein, des Ehrmann, des Soemmerring, des Gall, rappelle les Saliceto, les Taddeo, les Pierre d'Abano. Je ne sais quel souffle sibyllin porte partout avec lui la chaleur et le mouvement. Et, comme pour prêter des accents plus beaux à ce renouvellement mystérieux des âmes, le plus religieux de tous les arts et le plus allemand, la musique, invente des accords sublimes et tels qu'on n'en avait point encore entendu. Haydn, Gluck, Mozart, Weber, Beethoven qui s'inspirera de Faust, comme Michel-Ange s'est inspiré de la Divine Comédie, achèveront la perfection d'un cycle incomparable, à qui je voudrais donner pour épitaphe les trois mots inscrits d'une main pieuse sur le tombeau de Herder: Lumière, Amour, Vie; Licht, Liebe, Leben.
VIVIANE.
Je vous avoue que je comprends de moins en moins. Comment tant de lumière, d'amour et de vie produisent-ils dans l'âme de Goethe l'état chaotique?
DIOTIME.
Ce que nous voyons aujourd'hui clairement dans la révolution accomplie n'était en ses commencements, et pour ceux-là mêmes qui contribuaient à la faire, que fermentation obscure. Les peuples, comme les individus, ma chère Viviane, ne passent d'un âge à un autre qu'en des crises où tout l'organisme se trouble, et qui ne s'expliquent point à celui qui les subit. Les premiers symptômes de la crise allemande, avant qu'elle fût entrée dans la période active dont je viens de vous parler, c'avait été une langueur extrême, un dégoût, une lassitude, qui demeurèrent longtemps, par contraste, dans un grand nombre d'âmes, après que la lumière et l'amour eurent fait explosion dans les autres. J'ai anticipé sur les dates afin de vous donner l'ensemble d'une métamorphose dont le génie de Goethe sera, dans son âge viril, l'éclosion splendide; mais nous en sommes encore avec lui à sa première jeunesse, à la phase inquiète, au «désarroi» de sa nature ardente et de son esprit incertain qui se passionne à la fois pour Rousseau et Rabelais, pour Klopstock et Diderot, pour Shakespeare et Voltaire. L'Allemagne en est alors, avec Wolfgang, aux vagues mélancolies.
MARCEL.
Ces mélancolies, n'était-ce pas une mode, une affectation plutôt qu'une réalité?
DIOTIME.
Rien de plus réel et rien qui s'explique mieux. En passant brusquement de la guerre à la paix, des aventures de la vie des camps à la monotonie de la vie bourgeoise, la jeunesse allemande s'était sentie prise d'ennui. La réaction contre la France, lorsqu'elle commença, ne fit qu'aggraver le mal. En quittant les Français, on quittait l'esprit de gaieté. En s'arrachant au déisme aimable de Voltaire, au matérialisme insouciant des d'Holbach, des d'Argens, des La Mettrie, on ne retrouvait plus les consolations du Christ de Luther. Plus d'une atteinte avait été portée au Sauveur des hommes; son existence historique était mise en doute; on avait nié, non plus seulement l'authenticité, mais la possibilité de ses miracles. C'était là pour beaucoup d'esprits un sujet de grand malaise. Perdre une certitude, quelle qu'elle soit (fût-ce la certitude de la damnation éternelle), sans pouvoir lui en substituer aussitôt une autre, paraît au plus grand nombre un état insupportable; et cet état était général aussi bien dans les lettres que dans la philosophie. Les oracles français désertés, la Grèce à peine encore entrevue (d'Homère ou de Sophocle on ne savait avant Herder pas beaucoup plus que le nom; Winckelmann lui-même connut très-mal Phidias), on s'égarait dans les brouillards d'Ossian, sur les landes désertes, aux pâles clairs de lune. L'Angleterre et son spleen assombrissaient les imaginations allemandes. Le spectre de Hamlet apparaissait au seuil des universités. La folie et le suicide faisaient d'affreux ravages.
VIVIANE.
Tout cela semble un peu contradictoire.
DIOTIME.
Nous avons vu des contradictions analogues au temps de Dante, où la fatigue des choses d'ici-bas inclinait les uns à la contemplation mystique du ciel, les autres à l'incrédulité, à l'athéisme. Ne nous étonnons donc pas trop du trouble de notre jeune Wolfgang. Pendant le temps qui s'écoule pour lui à Leipzig, à Strasbourg, à Darmstadt, à Wetzlar, il est en proie, comme la plupart de ses contemporains, mais avec une puissance de lutte plus intense, aux suggestions opposées de la foi et du doute, du sentiment et de la raison, qui, du dehors et du dedans, se disputent sa «pauvre cervelle,» ou, pour parler plus juste, son grand génie. N'oublions pas que ce génie est le plus vaste et le plus complexe qui ait paru depuis Dante, le plus incapable par conséquent de se satisfaire, hormis dans l'entière possession de la vérité, de cette vérité divine et humaine à laquelle, lui aussi, il élèvera un jour un temple immortel.
À ce moment, tout l'attire à la fois, tout le sollicite. Pendant que, selon l'ordre paternel, il apprend la jurisprudence, pendant qu'il se prépare à la pratique des affaires telles qu'elles se règlent au saint empire romain, sa fantaisie s'en va errant et rêvant dans le monde idéal. Il passe de longues heures méditatives dans les églises, dans les musées. Il contemple, il étudie les chefs-d'oeuvre nouvellement rassemblés dans la galerie royale de Dresde, où Winckelmann s'initiait à l'esprit de l'antiquité. Il recherche, comme le jeune Dante, la compagnie des poëtes, des artistes; comme lui, il a ses Guido, ses Giotto, ses Casella, ses Oderisi. Il s'essaye à peindre, à graver; il joue de plusieurs instruments de musique, du piano, du violoncelle; comme un berger de Virgile, il souffle de sa belle lèvre adolescente dans ce qu'on appelait alors la «flûte douce.» Il rime ses premiers Lieder et se les entend chanter avec délices. Là aussi, dans ces sociétés d'artistes, comme dans le cénacle des saints où le conduit Suzanne de Klettenberg, il entre si avant, avec une si parfaite bonne foi, qu'il se demande s'il ne ferait pas bien d'y rester toujours, et qu'il consulte le sort pour savoir s'il est écrit là-haut que, toutes choses quittées, il doit se consacrer à l'art de la peinture.
VIVIANE.
Qu'entendez-vous par consulter le sort?
DIOTIME.
Je l'entends au sens le plus naïf. Un jour que Wolfgang s'en allait de Wetzlar à Coblentz vers une femme aimable qui préoccupait alors sa pensée, cheminant par un beau soir d'été sur les bords de la Lahn, il songe à son destin. Il s'inquiète de savoir quelle est sa vocation véritable. Sera-t-il, comme le voudrait son père, avocat, docteur en droit? Sera-t-il docteur en médecine? Ne serait-il pas né, comme le dira Gall, orateur populaire? Serait-il poëte? Il en doute très-fort; il a déjà bravement jeté au feu tout un amas de rimes raillées par ses amis (car les Dante de Majano ne manquent jamais aux Dante Allighieri). Ne ferait-il pas mieux, suivant l'avis de plusieurs, de tâcher de devenir un bon peintre paysagiste, de s'appliquer à rendre quelques traits de cette belle et grande nature qu'il chérit, qu'il adore au-dessus de toutes choses?—Et voici qu'une voix intérieure lui commande d'interroger le mystère des eaux. De la main gauche, il saisit, non sans émotion, un couteau de poche qu'il porte sur lui; il le lance dans l'espace. Si, en retombant, le couteau s'abîme aux flots de la Lahn, Goethe sera peintre de paysage; si la lame fatidique reste suspendue au branchage des saules qui bordent la rive, il quittera la palette et les pinceaux.
MARCEL.
Et le couteau s'accroche aux branches?
DIOTIME.
Comme tous les oracles, celui-ci reste ambigu. Le couteau disparaît dans l'épaisseur de la feuillée, et notre jeune superstitieux ne peut savoir si les rameaux des saules l'ont retenu, ou s'il est emporté au courant du fleuve.
VIVIANE.
Vous nous disiez que Goethe avait eu ses Giotto, ses Casella; qui sont-ils?
DIOTIME.
Ils n'ont pas les beaux noms sonores des amis de Dante, ma chère Viviane, ils n'ont pas non plus l'éclat de célébrité qui rayonne au loin. Goethe ne devait rencontrer que plus tard ses égaux, un Schiller, un Beethoven. Il ne connut de Winckelmann que sa fin tragique. En ce moment, les hommes distingués qui l'initient aux arts du dessin et à la musique et qui les lui l'ont comprendre dans leur mutuel rapport, se nomment OEser, Seekatz, Kayser, Mengs, Breitkopf…
MARCEL.
C'est pour le coup que nous voilà bel et bien entédesqués! Oh! que Voltaire avait donc raison de souhaiter aux Allemands plus d'esprit et moins de consonnes!
VIVIANE.
Et que je te souhaiterais, moi, plus d'à-propos et moins de badinage!
Vous disiez, Diotime?…
DIOTIME.
Je vous parlais du plaisir que prenait Goethe à ces compagnies d'artistes où se mêlent des femmes charmantes, qui l'élèvent, dit-il, en faisant mine de le gâter, le corrigent de ses rudesses francfortoises, de ses provincialismes d'accent et d'ajustement. Néanmoins, pas plus que Dante, les plaisirs du bel esprit ne le détournent des études austères. Poussé par le désir de se rendre secourable à ceux qui souffrent (c'est un des grands traits dominants dans la vie de Goethe), il veut devenir, comme l'Allighieri, savant en médecine. Il surmonte les répugnances de son organisation délicate pour suivre les leçons de l'amphithéâtre et la clinique d'un savant professeur dont il vante la belle méthode hippocratique. Il parvient, dit-il, et ceci est une expression caractéristique de son génie, à «transformer en notions utiles ses sensations désagréables.»
ÉLIE.
Voilà une admirable parole!
DIOTIME.
C'est la parole que je crois entendre quand je regarde une des plus belles oeuvres de cet autre grand génie germanique: la Leçon d'anatomie de Rembrandt. Vous rappelez-vous, Élie, cette composition où tout l'art du maître hollandais s'applique précisément à la noble transformation dont parle le poëte allemand? Quelle merveille que cette réalité repoussante, un cadavre en dissection, et qui, pourtant, grâce à la magie du pinceau, n'excite en nous d'autre mouvement que celui d'une vive curiosité scientifique! Comme elle est habilement graduée et ménagée, la lumière qui conduit notre oeil à ces raccourcis horribles, à ces chairs blêmes et verdâtres, à ces pieds qui s'appuient, rigides, contre l'in-folio grand ouvert où l'esprit vit immortel! Quelle imposante sérénité dans le regard du professeur! comme il tient le scalpel d'une main maîtresse! Quelles attitudes, quels airs de tête, quels beaux ajustements se contrastent et s'harmonisent dans le groupe qui l'entoure et l'écoute avec une intelligence avide! Que tout cela est animé, attrayant, et comme l'artiste a vaincu les terreurs de la mort en la forçant à servir aux démonstrations de la vie!
MARCEL.
Voilà qui est fort ingénieux; mais franchement, je doute un peu que
Rembrandt ait eu ces hautes visées.
DIOTIME.
Qu'importe? Il ne s'agit pas dans les arts de ce que l'artiste a pensé; il s'agit de ce qu'il fait penser et sentir.—Mais où en étions-nous?
VIVIANE.
Aux études de Goethe.
DIOTIME.
En diversion de son application scientifique et du travail sédentaire, Wolfgang, aux heures de loisir, se livrait avec ardeur à tous les exercices que voulait, dans la Grèce antique, l'éducation du gymnase. Il aimait passionnément l'équitation, l'escrime, la natation, la danse, tout ce qui donne aux muscles la souplesse, tout ce qui fait couler plus vif et plus chaud dans les veines un sang généreux. Le patinage hardi des Frisons, introduit en Allemagne par Klopstock, jetait Wolfgang en de véritables transports. Je ne sais rien, dans toute son oeuvre, de plus poétiquement pittoresque que la page où il décrit ces allégresses du Nord dans leur cadre de frimas. Il nous fait voir, il déploie sous nos yeux ces vastes surfaces planes, étincelantes et retentissantes, où, de leurs pieds ailés, pareils aux dieux d'Homère, passent et repassent les agiles patineurs. On les suit dans leurs évolutions rhythmées, on les entend qui se renvoient l'un à l'autre en se croisant, rapides, dans l'atmosphère sonore, les strophes du grand lyrique à qui l'on doit ce joyeux «accroissement de vie.» Et cet accroissement de vie, Goethe ne l'entendait pas seulement au sens physiologique; il attribue quelque part à l'excitation du patinage le réveil de sa fantaisie créatrice, assoupie sur les bancs de l'école.
Notre Wolfgang avait bien aussi, peut-être, quelque autre cause de faiblesse à l'endroit du patinage. Rien n'y égalait, dit-on, sa bonne grâce. Quand Frau Rath en écrit à Bettina, elle ne peut se contenir. Elle a battu des mains, dit-elle, en voyant son Wolfgang paraître et disparaître sous les arches du pont de Francfort, la chevelure au vent, l'oeil en feu, la joue empourprée par la bise aiguë, sa pelisse cramoisie aux glands d'or flottant comme un manteau royal sur l'épaule du jeune triomphateur à qui sourit la beauté. «Il est beau comme un fils des dieux, s'écrie l'orgueilleuse mère, et jamais on ne verra rien de semblable!»
MARCEL.
Vous allez me trouver bien obstiné; mais dans cette beauté, dans cette joie, dans cette activité incessante du corps et de l'esprit, du code aux patins, de l'amphithéâtre à la flûte douce, je ne découvre toujours ni place ni prétexte à la mélancolie.
DIOTIME.
La faute en est à moi, Marcel, et à cette sérénité finale de la vie de Goethe contre laquelle je vous mettais en garde tout à l'heure et qui vient de m'éblouir. Je me suis arrêtée complaisamment à ce qui pouvait vous faire mieux comprendre le poëte olympien, le chantre d'Iphigénie, le peintre d'Hélène, j'ai oublié l'auteur de Werther.
MARCEL.
Et c'est bien là, pour moi, le Goethe inexplicable, ce Werther, fils de
Saint-Preux, frère d'Obermann, de René…
DIOTIME.
J'espère vous l'expliquer sans peine. Comme tous les êtres bien doués de force et de jeunesse, Goethe veut le bonheur. Il le veut impérieusement, impétueusement, pour lui-même et pour autrui. Il a besoin «d'être bon, de trouver les autres bons.» Vous savez l'allemand, Viviane: Ich hatte grosse Lust gut zu sein und die andern gut zu finden, dira-t-il dans ses Mémoires, avec une candeur charmante. Mais il ne saurait être ni bon ni heureux à la façon du vulgaire. Il ne saurait s'attacher aux apparences; il lui faut en toutes choses la vérité, la durée; et dans le temps, dans le monde où il vit, tout semble à Goethe incertitude et mensonge. L'enfant qui, à sept ans, s'instituait prêtre, le jeune homme qui voudrait faire de son existence un monument, une pyramide à la gloire de Dieu, le chrétien qui voit dans l'Évangile la plus pure révélation de la vérité divine, et qui célébrera un jour, en des pages dignes de Dante ou de Poussin, la consécration de la vie humaine par les sacrements de l'Église, ne trouve dans le Dieu du catéchisme et de la théologie qu'un créateur tyrannique et capricieux qui se repent de son oeuvre et se venge sur ses enfants. Wolfgang, le pieux Wolfgang, se voit contraint à quitter l'assemblée des fidèles et la table sainte parce qu'il ne saurait réciter d'une lèvre sincère la confession de foi orthodoxe. Et ce qu'il cherche en vain dans l'Église, l'esprit de charité, de simplicité, de paix, la béatitude ici-bas, Goethe ne le trouve pas davantage dans la société laïque. Sous l'hypocrisie des bonnes moeurs, il surprend dans l'intimité des familles d'affreux désordres, des conflits tragiques, dont sa jeune âme est épouvantée. Interroge-t-il la science et l'histoire, aussi bien celle qui se lit aux vieux auteurs que celle qui se fait sous ses yeux, des iniquités effroyables lui montrent partout, non la douce Providence qu'il voudrait bénir, mais l'inexorable Destin. Cherche-t-il un refuge dans la nature, s'enfonce-t-il aux solitudes alpestres, il s'y sent enveloppé d'une muette terreur. Demande-t-il au coeur d'une femme le dernier mot de la vie, ce sont des larmes encore qui lui répondent. Et quand, lui aussi, il voudrait pleurer, pleurer ses espérances évanouies, ses erreurs, ses égarements, le rire de ses amis sceptiques, le sarcasme des athées, le consternent et tarissent en lui la source des bienfaisants repentirs. Alors le génie de Goethe s'obscurcit, son âme cède à la tristesse, il devient comme Dante sombre, taciturne, hypocondre, c'était le mot du XVIIIe siècle pour caractériser le dégoût de l'existence. Sa robuste constitution s'altère, son coeur entre en angoisse; il ne comprend plus rien à la vie. Il passe et repasse en esprit par tous les sentiers du labyrinthe. Il n'y voit qu'une issue, la mort. Il s'abandonne à l'attrait funèbre du suicide.
VIVIANE.
N'est-ce pas à la suite d'un désespoir d'amour que Goethe a tenté de se tuer?
DIOTIME.
On a beaucoup trop dit que le mariage de Charlotte Buff avec Kestner avait jeté Goethe, passionnément épris de la jeune fille, au désespoir et à l'impiété du suicide. Les souffrances de notre poëte provenaient de causes multiples et qui agissaient non sur lui seul, mais sur sa génération tout entière.
La mort volontaire était à cette époque très en honneur dans la jeunesse allemande. On la considérait, ainsi qu'au temps de Dante (vous vous rappelez Caton devenu presque un saint), comme un acte de vertu, de liberté suprême; et ce serait se tromper étrangement que d'attribuer à l'influence de Goethe et de son Werther l'épidémie de suicide qui sévissait alors sur toute l'Allemagne.
ÉLIE.
Mais lui-même, que pensait-il du suicide?
DIOTIME.
Il en parle avec tristesse et réserve. Il ne saurait qu'en dire, écrit-il. Il le compare à un naufrage, à une maladie mystérieuse. Il y voudrait la compassion, non la condamnation des moralistes. Il proteste contre l'imitation de son héros, et lui met dans la bouche des vers pleins de sagesse où, s'adressant au lecteur, il lui défend de le suivre:
Sey ein Mann, und folge mir nicht nach.
Quoi qu'il en soit, pendant quelque temps, Wolfgang repaît son esprit de projets de suicide. Chaque soir il place sous son chevet un poignard; dans les ténèbres de la nuit, il en essaye à son coeur la pointe acérée. Cependant, sa nature sérieuse ne saurait se laisser distraire longtemps à ce jeu avec les noirs fantômes. Wolfgang s'indigne, il se prend en pitié, lorsqu'il croit s'apercevoir qu'il a peur de franchir le seuil du monde inconnu. Un matin il va remettre le poignard dans la collection d'armes où il l'a pris, et c'en est fait pour lui désormais de ces «lugubres simagrées.» Mais, dès qu'il est rentré en lui-même, et guéri de son extravagance, Goethe veut aussitôt (c'est l'invincible penchant de son esprit actif et généreux) essayer d'en guérir les autres. Il lui faut pour cela étudier les causes du mal. Pour s'y mieux appliquer, il s'isole, se renferme, s'analyse; il se confesse enfin; il écrit les Souffrances du jeune Werther.
ÉLIE.
Vous nous avez dit que le Werther de Goethe était à son Faust ce que la Vita Nuova est à la Divine Comédie?
DIOTIME.
Werther, comme la Vita Nuova, est une sorte de confession fragmentaire qui précède et prépare la confession générale de nos deux poëtes. Werther ou Goethe, ce qui est tout un, en voyant la femme qu'il aime se donner à un autre, Dante, en apprenant la mort de Béatrice, sont frappés d'un étonnement douloureux. Ils se sentent tout à coup seuls et comme perdus dans la vie. Ils tombent dans l'accablement. Mais bientôt, pressés qu'ils sont tous deux par le secret aiguillon du génie, ils se relèvent. Dans ce que Dante appelle «le combat des pensées diverses, la battaglia delli diversi pensieri,» qui se livre au plus profond de leur âme, ils sont illuminés soudain d'un éclair de la grâce poétique. Ils entendent en eus la voix inspirée qui veut célébrer le «Dieu plus fort.» Comme ces excellents dont parle Goethe, ils sont sollicités du désir de l'immortalité. En même temps que la Vita Nuova et Werther, Dante et Goethe conçoivent la première pensée de la Divine Comédie et de Faust. Tous deux, retirés dans la solitude, d'une âme trop émue, d'une main encore mal assurée, ils préludent par de mélancoliques arpèges, par les accords brisés d'un lyrisme juvénile, à l'héroïque symphonie où s'exprimera un jour, dans toute son imposante grandeur, pacifiée et transfigurée, la douleur qui les a fait poëtes.
Les suites de cette première confession publique sont pour Goethe comme pour Dante, tout à la fois le soulagement du coeur qui s'est épanché et l'exaltation du talent qui s'est fait connaître. Comme à Dante, la faveur des princes vient à Goethe avec la renommée. L'auteur de Werther trouve à Weimar ses Scaligeri, ses Polentani. Le prince héréditaire de Saxe-Weimar, Charles-Auguste, s'éprend pour lui d'une affection vive; il l'attache à sa personne et bientôt à son gouvernement par les charges, par les honneurs dont il le comble, plus encore par le pouvoir qu'il lui donne de faire le bien.
ÉLIE.
J'ai lu dans plusieurs ouvrages allemands d'amères censures de ce séjour de Goethe à Weimar. On reproche à l'auteur de Werther d'y avoir perdu tout son temps; de s'être abaissé, pour divertir les princes et les princesses, aux fonctions subalternes d'un poëte de cour; pis que cela, de s'être jeté avec son grand-duc dans toutes sortes d'excentricités, de désordres, de scandales… Voilà qui ne ressemble guère à Dante.
DIOTIME.
Les courtisans de Cane della Scala trouvaient aussi fort à redire à Dante, mon cher Élie. On lui reprochait ses caprices, son humeur hautaine, l'ambition des ambassades et du triomphe poétique. Le vulgaire, et surtout le vulgaire désoeuvré des cours, est tout à fait intraitable à l'endroit du génie; il prétend qu'il soit parfait, et parfait à sa mode; il le veut docile comme un enfant, modeste comme une jeune fille, régulier comme une horloge, prévenant et amusant à toute heure. Soyons moins exigeants; faisons pour Goethe ce qu'il a si bien fait toujours pour autrui; tâchons de le bien comprendre et n'essayons pas de le mesurer à la mesure commune.
À l'heure où j'en suis de mon récit, lorsque Goethe paraît à Weimar, immédiatement après la publication de Werther et de Goetz von Berlichingen, c'est-à-dire dans tout l'éclat d'un succès inouï et du plus brillant début qu'on eût jamais vu dans les lettres (c'était au commencement de l'année 1775), il n'a pas encore vingt-six ans. La fièvre intense qui l'a exaspéré jusqu'au suicide est calmée; mais le trouble où l'ont mis les doutes religieux, les amours brisées, le mysticisme, la pratique des sciences «licites et illicites,» dure encore. Comme Dante, le jeune Wolfgang a vu de près «bien des choses incertaines et bien des choses terribles, molte cose dubitose e molte cose paventose.» La fin de son Werther, de ce Faust ébauché et non sauvé, est un dénoûment provisoire, emprunté à la réalité extérieure et accidentelle; il lui faut maintenant en tirer un autre pour lui-même de la vérité intime des choses et de sa propre nature. Quand notre poëte arrive à Weimar, il vient de s'arracher à l'ivresse de la mort, mais il ne sait où porter ses pas chancelants. «Philosophie, jurisprudence et médecine, théologie aussi, hélas!» il a tout interrogé. Comme Faust, il a consulté les astres, évoqué les esprits; il a tenté de consoler, de soulager les maux de ses semblables, mais en vain. La solitude, la contemplation, le travail, la bienfaisance même, ne lui ont rien appris. «Il sait qu'il ne peut rien savoir;» il désespère de lui-même et de Dieu. Alors, comme son héros, Goethe va se jeter au tumulte des sensations; il va boire à la coupe du plaisir l'ivresse de la vie. L'amitié d'un jeune souverain, le plus libre esprit du monde et le plus charmant, offre à Wolfgang de royales occasions de s'étourdir, il les saisit. Tous deux inséparables désormais, le prince et le poëte, ils s'excitent mutuellement, ils rivalisent d'inventions bruyantes et surprenantes. Cavalcades et mascarades, comédies et féeries, ballets, festins, musique, fillettes et dames galantes, nuit et jour on mène à Weimar «un train du diable,» qui m'a bien quelque faux air de cet enfer épicurien de Florence où Dante, avec son ami Forèse, prenait de si joyeux ébats. Cependant la noblesse de cour murmure en voyant un homme de peu, un artiste, donner le ton des plaisirs. Les amis rigides, un Herder, un Klopstock, s'indignent…
ÉLIE.
Mais ne trouvez-vous pas qu'il y a bien de quoi? Je ne comprends guère, je l'avoue, ce que j'ai lu à ce sujet; je ne saurais me figurer Goethe ordonnateur des fêtes à la cour de Weimar, impresario, compositeur de ballets, fabricant d'épithalames. Quel contraste avec la grandeur de Dante!
DIOTIME.
À la distance où nous sommes de Dante, mon cher Élie, tout le détail de sa vie nous échappe. Nous la voyons par masses, dans une lumière vague, un peu triste, ainsi que l'on voit à Rome, par une belle nuit, éclairées des rayons de la lune, les majestueuses ruines du Colisée. Pour Goethe, c'est tout le contraire. Autour de lui le détail se multiplie. Cependant, même dans ce détail, pour peu que l'on y cherche la ligne essentielle, on retrouve la grandeur.
Dès sa première apparition à Weimar, Goethe y produit un effet de fascination tout à fait extraordinaire. Un cri de surprise s'échappe de toutes les lèvres, tant la beauté, le génie, la bonté, éclatent dans sa personne. Sa haute et noble stature, sa démarche, son port, son front superbe où se dessine fièrement l'arc de ses noirs sourcils, son nez aquilin, sa chevelure d'ébène, son grand oeil italien qui flamboie, imposent à qui l'approchent admiration et respect. «Une pareille alliance de la beauté physique et de la beauté intellectuelle ne s'était encore vue chez aucun homme,» dit Hufeland. Ce qui me frappe dans le portrait que tracent du jeune Goethe ses contemporains, c'est la sensation de lumière qui domine tout. «Mon âme est pleine de lui comme la rosée des rayons du soleil levant,» écrit Wieland. Pour d'autres, Goethe est «le noble et brillant acier qui, de toutes pierres brutes, fait jaillir l'étincelle;» il est l'étoile, la flamme, l'Apollon radieux devant qui l'on voudrait se prosterner. Et lui, dans ce premier éblouissement de la gloire, dans le tourbillon des plaisirs, croyez-vous qu'il va s'oublier? Loin de là. Dans notre Werther ressuscité fermente puissamment déjà le second Faust. Pendant qu'il semble se perdre à la vanité des choses, je le vois se reprendre aux grandes attaches de l'esprit et du coeur, se recueillir, s'exalter pour une femme fière et délicate qui met au plus haut prix son amour.
MARCEL.
Quelque dixième Béatrice?
DIOTIME.
Quelle que soit la différence des noms, des personnes ou des relations, Mme de Stein inspire à Goethe une passion aussi noble en son principe et en ses effets que l'amour de Dante pour Béatrice. Pour se rendre moins indigne d'elle, Goethe, docile comme l'Allighieri aux reproches de son exigeante amie, maîtrise jusqu'à la passion qu'elle lui inspire; il ouvre son coeur aux ambitions hautes. Du milieu des plaisirs, il incline son jeune souverain au désir du bien public; il s'applique à la bonne administration des affaires, à l'économie des finances, au redressement des abus. Sans système et par la simple impulsion de son grand coeur, Goethe se préoccupe incessamment d'améliorer le sort des classes laborieuses. Il lutte avec la fatalité de la misère «comme Jacob avec l'ange invisible.» Et tout le bien qu'il entreprend et qu'il réalise, toute l'activité qu'il déploie, ne suffisent pas encore à remplir son existence. Au sein des plus brillantes compagnies, l'ennui l'obsède; auprès de la femme qu'il aime, un malaise inexplicable le tourmente. Il s'appelle Légion, dit-il, et il se sent seul. Il cherche l'ombre épaisse des forêts; il gravit les cimes désertes; il descend dans la nuit des mineurs. Comme Dante, errant et inquiet dans la vallée de la Magra, Goethe demande aux silences d'Ilmenau la paix. Mais quelque chose d'indéfinissable le travaille; de lointains horizons l'attirent; il a le mal du pays, d'un pays qu'il n'a jamais vu. Une voix chante en lui: «Dahin, Dahin!» il faut qu'il parte; il le sent, il le dit; il faut qu'il voie, il faut qu'il possède l'Italie, ou bien il est perdu.
MARCEL.
Et d'où lui vient tout à coup ce mortel caprice?
DIOTIME.
Le désir de l'Italie était en quelque sorte inné chez Goethe. C'était comme une voix du sang, une transmission paternelle. Le conseiller Jean-Gaspard, que nous avons vu si sombre et qui meurt vers ce temps d'hypocondrie, nourrissait en son coeur le souvenir ineffaçable et le regret d'un séjour qu'il avait fait en sa jeunesse dans la patrie de Virgile et du Tasse. Il avait écrit de son voyage une relation qu'il aimait à lire et à relire en famille, ne manquant jamais en finissant de prononcer cet axiome: «Aux yeux de qui a vu l'Italie, rien ne saurait plus désormais plaire en ce monde.» Aussi exigeait-il que sa femme et ses enfants parlassent l'italien, et se faisait-il habituellement chanter au piano des mélodies italiennes. Aussi sa maison du Hirschgraben était-elle décorée à tous les étages d'estampes de moulages, de dessins et de terres cuites rapportés de Florence et de Rome. Dès sa petite enfance, le Colisée, le château Saint-Ange, la coupole de Saint-Pierre, étaient pour Wolfgang des objets familiers autant que le Roemer et l'église de Saint-Barthélemy. Plus tard, les songes de l'adolescent se peuplaient de fantômes italiens; plus tard encore, chez l'homme fait, chez l'artiste, la persuasion que son idéal poétique était en Italie ne fut que le développement des premières impressions et des premiers enseignements de la maison paternelle.
«Lire Tacite dans Rome,» c'est le voeu viril par lequel s'exprime chez Goethe la Sehnsucht de l'Italie. Respirer le parfum des myrtes et des orangers, c'était à ses moments de langueur le soupir de sa jeunesse. Parfois même l'appétit des figues s'éveille à sa lèvre de barbare, et son impatience s'en irrite à ce point qu'il n'y saurait plus tenir. Il part précipitamment, presque secrètement.
Et son instinct était si vrai qu'aussitôt les Alpes franchies, il se sent apaisé. Au premier souffle qui vient à sa poitrine des rives virgiliennes du Benaco.
Fluetibus et fremitu assurgens Benace marino.
aux premiers échos du Tasse sur la lagune, il verse des pleurs de joie. À Naples, à Palerme, il entre en possession d'une intensité de vie dont il ne s'était formé jusque-là aucune idée. Dans Rome, enfin, dans sa Rome, comme il ose le dire en amant passionné, son génie s'épanouit en pleine lumière. Il se sent libre, heureux. Comme l'Allighieri, il a atteint les hauts sommets de la contemplation. Il renaît à une vie nouvelle; il est sauvé.
Après deux années de l'existence à la fois la plus active et la plus paisible, la plus conforme à sa nature, dans le pays de ses prédilections, Goethe rentre en Allemagne. Il est maître de lui-même, de ses passions, de son art. La grande période généreuse de sa vie va s'ouvrir. Son immense renommée, qui vient de s'accroître encore par la publication de deux chefs-d'oeuvre. Iphigénie et Tasso, l'ascendant qu'il exerce sur un prince libéral et qui le met à même de protéger, de récompenser magnifiquement le mérite, cette admirable conscience du devoir social qui le pousse à répandre au dehors les trésors de savoir qu'il s'est acquis par la puissance d'une volonté infatigable, le font agissant et bienfaisant comme il a été donné de l'être à peu d'hommes privilégiés. Il prend une part active au mouvement des affaires et de l'opinion. «Également puissant à consoler et à ravir gleich mächtig zu trösten und zu entzücken,» dira Wieland, il noue des relations dans tous les pays, dans toutes les classes; il veut tout voir, tout savoir; il entre dans toutes les controverses, il anime toutes les questions, il y jette la lumière. Par le rayonnement d'une chaleureuse sympathie, il attire, il groupe dans une action commune les plus belles intelligences. Il s'attache profondément à la plus belle entre toutes, à la seule qui aurait pu lui porter ombrage: il aime jusqu'à la fin, il honore, il encourage, il fait admirer Schiller. Avec lui et pour lui, pour ce rival préféré de la foule, il dirige un théâtre national. Il institue des musées, des bibliothèques, des écoles, des jardins botaniques; il organise des congrès, des expositions d'oeuvres d'art; il bâtit des observatoires. Pressentant avant tout le monde l'importance de la chimie moderne qui va changer, dit-il, les conditions de la vie industrielle, il ouvre de vastes laboratoires où il s'applique aux expériences des Lavoisier, des Berthollet, des Berzélius. Et pendant qu'il s'occupe sans relâche à l'avancement et à la propagation de la science, à l'encouragement des arts, au bien public, Goethe continue, comme s'il n'avait d'autre souci, l'oeuvre de sa propre culture. Il revient incessamment aux grandes sources primitives de la poésie hébraïque et hellénique, à l'Orient des aryens. Il se plonge à la fois dans Shakespeare, dans Spinosa, dans Linné. Il allie à l'étude l'observation, les essais et les expériences. Il interroge tous les grands esprits. Anatomie, ostéologie, comparées, optique, météorologie, botanique, morphologie, physiologie, chimie, magnétisme, électricité, cranioscopie, physiognomonie, rien ne lui échappe: tout, hormis la mathématique, à laquelle son génie répugne invinciblement, devient pour lui occasion de progrès, d'activité à la fois spéculative et positive. Il accomplit enfin en lui-même cette union intime de la philosophie et de la poésie que nous avons admirée chez Dante. Étudiant à la fois, comme l'Allighieri, toutes les branches du savoir humain, observant tous les phénomènes de la nature qui, pour lui, est «le poëme sacré,» pratiquant tous les arts, et revenant toujours aux grands problèmes de la destinée humaine, Goethe s'avance, comme le Florentin, des ténèbres au crépuscule, du crépuscule à la lumière, le regard attaché sur les lueurs naissantes, animé et ébloui par la clarté suprême, qui «justifie ses efforts et réalise tous ses désirs.»—Je cite, Élie, les propres paroles de Goethe, afin de mieux marquer l'analogie des conceptions et des images dans le génie de nos deux poëtes.
ÉLIE.
Elles paraissent ici très-évidentes, en effet.
DIOTIME.
Tout en achevant ses compositions magistrales, Wilhelm Meister, les Affinités électives, Faust, tout en écrivant les Mémoires et en surveillant la publication de ses OEuvres, Goethe recueille ses observations scientifiques; il les relie et les systématise. Le premier il proclame le grand principe qui va désormais présider à tous les progrès.
ÉLIE.
L'idée de la métamorphose?
DIOTIME.
L'idée de la plante primordiale et typique, dont il a pu dire avec candeur que «la nature la lui envierait;» ou, pour parler avec Geoffroy Saint-Hilaire, l'idée de l'unité de composition organique, dont les savants français lui attribuent tout l'honneur.
ÉLIE.
Je vois le nom de Goethe cité très-fréquemment, en effet, dans les ouvrages de science.
DIOTIME.
Les savants ne prononcent son nom qu'avec reconnaissance et respect, car, outre ces deux grands principes de l'unité et de la métamorphose, on doit encore à Goethe plusieurs observations très-importantes. Doué comme Dante d'un vif instinct des transformations de la vie, attentif à cette puissance de métamorphose dont il admirait dans un des plus beaux chants de l'Enfer une peinture merveilleuse, Goethe observe, comme l'auteur des cantiques, des phénomènes qui n'ont point été observés avant lui. C'est lui qui découvre dans la structure de l'homme l'os intermaxillaire que nieront encore, longtemps après, des savants de profession, tels que Camper et Blumenbach; c'est à lui que l'on rapporte les plus curieuses observations sur la double tendance spirale et verticale qui détermine la vie des végétaux. Chez le grand Allemand comme chez le grand Italien, le génie de la spéculation intuitive s'allie à l'esprit d'observation le plus rigoureux. Goethe porte en lui, il conçoit sans effort l'idée d'ordre et de beauté dans l'univers; ses plus humbles, ses plus obscures parties, comme ses plus splendides infinités, il les voit, il les pressent à leur place et dans leur mutuelle attraction. Esprit ou matière, idéal ou réalité, force ou forme, accident ou loi, tout lui apparaît distinct, mais profondément uni dans le sein de Dieu. Et son Dieu, comme celui de l'Allighieri, est le premier, le tout-puissant amour, der Altliebende. La science de Goethe a les palpitations de la vie; sa raison a les ravissements de l'enthousiasme; et c'est pourquoi il étreint la vérité d'une si forte étreinte. Et c'est pourquoi, rien qu'en le voyant, on reconnaît en lui une harmonie si parfaite, qu'un Herder, un Napoléon, s'écrieront spontanément, comme frappés d'un même éclair: Voilà un homme!
ÉLIE.
Assurément une telle parole, une louange à la fois si simple et si profonde, dans de telles bouches, si elle était méritée, ferait mieux que tout le reste comprendre votre rapprochement entre Goethe et Dante, car on peut bien dire que jamais poëte ne fut, plus que l'Allighieri, un homme véritable. Mais c'est ici précisément que je sens, pour ma part, la différence essentielle; car enfin, l'homme véritable, ce n'est pas seulement celui qui est à la fois, comme Goethe, un savant, un philosophe, un artiste; l'homme véritable, c'est aussi, c'est avant tout, dans mes idées bretonnes, le patriote, le soldat, le citoyen. C'est Dante à la bataille de Campaldino, dans les conseils de la république; c'est l'exilé indomptable qui monte fièrement l'escalier d'autrui; c'est le tribun qui harangue princes et peuples et les convie à la liberté.
Or, dans toute la longue vie de votre Goethe, il n'y a pas un jour pour la patrie, il n'y a pas un voeu pour la liberté. Il se détourne de la révolution française qui troublerait, s'il y regardait, ses études de naturaliste. Pendant la campagne de France, où il suit par bienséance de cour son souverain, il s'absorbe dans ses rêveries contemplatives. À Verdun, il observe un phénomène d'optique; au siége de Mayence, il établit tranquillement sa théorie des couleurs. Je ne parle pas de l'incroyable préoccupation qui lui fait appliquer à la querelle de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire les nouvelles qu'on lui apporte du combat des trois journées dans les rues de Paris. Enfin rien, absolument rien, chez cet homme si attentif à la métamorphose des plantes et aux révolutions du globe, où se trahisse le moindre intérêt pour le grand soulèvement politique qui va remuer de fond en comble toutes les couches de la vie sociale.
DIOTIME.
Vous touchez ici, en effet, mon cher Élie, à une différence sensible entre nos deux poëtes; mais c'est différence d'origines, beaucoup plus que différence de personnes. Dante, ne l'oublions pas, appartient à la plus grande race politique des temps anciens et modernes. Il est issu de ce peuple romain qui se sentait né pour dominer le monde. Avec son sang coule dans ses veines l'ambition, l'instinct impérieux des destinées latines, le sentiment de l'État, l'idéal de l'unité, de la force et du droit. Il est tout pénétré de ce vertueux orgueil de la patrie qui va se perpétuer après lui, de grand homme en grand homme, dans l'Italie subjuguée, humiliée, divisée, pour éclater de nos jours avec une incroyable puissance, et triompher demain, plaise à Dieu, à la face du ciel, sur les hauteurs antiques et toujours vivantes du Capitole.
Tout au contraire, Wolfgang Goethe naît chez un peuple à qui la notion de l'État semble étrangère. Cette grande chose publique qui impose au Romain le sacrifice de tout autre devoir, de tout bonheur intime, l'Allemand ne la trouva nulle part dans son passé. Indépendant et libre, hardi et fier dans les domaines de la pensée pure, il redevient timide et gauche, il demeure comme empêché dès qu'il veut s'essayer à la pratique du bien commun; il trébuche, il chancelle, dès qu'il sort de sa maison pour descendre sur la place publique.
Il y a donc dans la race et dans la tradition de nos deux poëtes une première inclination opposée, cela n'est pas niable; mais il ne faudrait rien exagérer. Goethe, en politique, comme en toutes choses, avait un idéal, et un idéal très-haut.
ÉLIE.
Si haut apparemment qu'il ne pouvait espérer de le voir réaliser, et c'est pourquoi il n'y songeait pas.
DIOTIME.
L'idéal de Goethe, tel que nous allons le voir dans son poëme, le dernier mot de la sagesse humaine dans la bouche de Faust mourant, «la plus haute félicité où l'homme puisse atteindre,» ressemble trait pour trait, mon cher Élie, à l'idéal de Dante. Monarchie ou république, c'est la conception, exprimée dans un vers de Faust, du «peuple libre sur le sol libre,» conquérant chaque jour, méritant par le travail, par la lutte, par la conspiration de toutes les forces, par l'association de toutes les volontés, son droit à l'existence et son droit au bonheur.
MARCEL.
C'est un peu vague.
DIOTIME.
Pas plus vague que l'idéal de l'Allighieri, sur lequel on a disputé pendant plusieurs siècles. Avec l'auteur du de Monarchia, Goethe considérait l'unité, l'ordre et la paix comme les signes par excellence du bon gouvernement. Il croyait, comme lui, que la liberté ne se trouve que dans l'obéissance à la loi. Avec Dante, il croyait aux grands rois paciers et justiciers. De même que l'Allighieri attendait de la venue de l'empereur Henri VII l'apaisement des troubles civils, ainsi Goethe, dans sa jeunesse, espérait du grand Frédéric qu'il «réduirait les superbes et soutiendrait la force propre de l'Allemagne.» Mais Goethe croyait également à la puissance des instincts populaires. Il admirait les vertus humbles et patientes des classes laborieuses, qu'il déclarait, dans leur injuste abaissement, les plus hautes aux yeux de Dieu. Il reconnaissait aux malheureux «le pouvoir de bénir, auquel l'homme heureux ne sait comment atteindre.»
VIVIANE.
Quelle expression touchante et quelle grande pensée!
DIOTIME.
Et qui, celle-là, vient assurément du coeur, car jamais l'esprit à lui tout seul n'eût senti et proclamé ainsi le droit divin du malheur.
ÉLIE.
Mais cette pensée très-touchante, je n'en disconviens pas, ne nous dit aucunement la part que Goethe réservait au peuple dans son idéal politique.
DIOTIME.
Goethe n'a jamais rédigé de projet de constitution, mon cher Élie. Mais il avait coutume de dire que, si une très-petite élite dans la société y représente la raison, le peuple y représente le sentiment, la passion, que l'homme d'État ne doit jamais négliger. Lorsqu'il s'essaie à l'art de gouverner, il se propose pour but principal de donner aux classes inférieures «le sentiment d'une noble existence.» Rappelez-vous, Élie, cet admirable poëme d'Hermann et Dorothée, où Goethe chante d'une voix homérique les grandeurs de la vie populaire. Relisez, quand vous serez de loisir, le roman de Wilhelm Meister. Vous serez surpris d'y voir sur le prolétariat, sur la propriété, sur le rôle social des femmes, sur les vocations naturelles, sur la rétribution du travail et la répartition des richesses, sur l'unité future du genre humain, sur la culture en commun du globe, sur les destinées grandioses de l'Amérique républicaine et de la démocratie chrétienne, sur le pouvoir de l'association et de la colonisation, des choses dont la hardiesse n'a pas été dépassée par nos plus hardis réformateurs.
Dans ce curieux roman, Goethe ramène les phases successives du progrès moral et social aux trois degrés de l'initiation ouvrière: l'apprentissage, le compagnonnage et la maîtrise. Il y cherche, il y exprime avec amour la poésie des plus humbles professions, des plus petits trafics. Il rapproche l'industrie de l'art, l'utile du beau. Enfin, si je ne me trompe, vous trouverez dans Wilhelm Meister, dans la dernière partie surtout, un Goethe à qui vous n'avez pas donné, je crois, suffisamment d'attention, un Goethe précurseur et prophète, comme l'Allighieri, d'une patrie, d'une société, d'une civilisation nouvelle, organisateur du bon État; voilant, comme l'auteur des cantiques, sous le symbole, une représentation pythagoricienne de l'ordre social intimement uni à l'ordre universel dans les conseils de Dieu.
ÉLIE.
Mais enfin, j'en reviens toujours là, Goethe ne prend aucune part au mouvement politique.
DIOTIME.
Un moment, on le voit dans ses lettres et dans ses mémoires, Goethe, chargé par le grand-duc de Weimar de conduire les affaires publiques, s'applique, comme il s'est appliqué à tous les arts, au grand art de l'homme d'État. Il lit avec émotion nos cahiers de 89: il aurait voulu en réaliser la pensée. Il parle avec le sérieux candide qu'il apporte en toutes choses de la grande tâche qui lui est imposée. Il en remplit, dit-il, ses veilles et ses rêves, il y sacrifie ses plus chères occupations: il interrompt ses études, ses travaux, parce que son devoir (son devoir de ministre s'entend, car il semble oublier à ce moment son oeuvre poétique) lui devient chaque jour plus cher. C'est en l'accomplissant dignement qu'il voudrait «se rendre l'égal des plus grands hommes.» Mais il est vrai de dire aussi que les espérances prochaines de Goethe sont bientôt dissipées. Les horreurs de la guerre dont il pense, sous la canonnade de Valmy, qu'elles commencent une époque nouvelle dans l'histoire, le persuadent que des générations entières seront sacrifiées à la révolution immense qui, selon lui, va changer les destinées, non-seulement de l'Europe, mais du monde. Alors, comme il hait tous les agents violents (il est anti-vulcaniste en histoire comme en géologie); comme il sent douloureusement le malheur d'appartenir à une nation faible, incapable de cohésion, impuissante en politique; comme il n'a pas de foi dans la vertu des petites constitutions, des petits parlements, des petites promesses et des petits souverains de la Confédération germanique; comme il ne croit en définitive qu'au pouvoir de l'esprit, au progrès par la science et la persuasion, et non par les improvisations hasardées ou la contrainte, Goethe se met à l'écart. Il se retire des factions. Il se fait à lui seul, comme Dante (qui paraît bien, lui aussi, à un certain jour, avoir désespéré de ses amis), son propre parti. Voyant la confusion où tout allait chez ce pauvre peuple allemand, le plus grand dans l'ordre moral, dit-il, mais le plus misérable dans son organisation politique, il rentre, pour n'en plus sortir, dans la sphère de l'art, où son autorité s'exerce sans entraves. Mais c'est pour y tenter, à sa manière, l'unité allemande. Il forme le plan d'un grand congrès général qui sera, dans l'opinion de Herder, le premier institut patriotique de l'Allemagne; et s'il n'y réussit pas, il en répand du moins dans les esprits l'idée qui y germera plus tard. Une voix intime dit au poëte qu'il importe assez peu à l'Allemagne de compter un soldat, un clubiste, un pamphlétaire ou un harangueur de plus, mais que, en lui léguant un Goethe, il aura fait pour la patrie future tout ce qui lui est commandé par Dieu et par son génie.
Et qui oserait l'en blâmer? Qui oserait accuser d'indifférence patriotique celui dont on a pu dire:
L'Allemagne s'est sentie grande tant que Goethe a vécu?
ÉLIE.
Vous idéalisez, vous me feriez presque aimer le sage égoïsme du grand artiste; mais comment l'égaler à l'héroïsme du grand citoyen, et que les effets en sont moins vivants dans les coeurs! L'Allemagne, sans doute, admire, elle adore son Goethe; mais qu'il y a loin du culte un peu abstrait qu'elle lui rend au frémissement d'amour de toute cette jeune Italie qui portait naguère aux combats pour la liberté les couleurs de Béatrice, et que les chants divins de l'Allighieri consolaient dans les durs cachots du Spielberg, exaltaient au martyre de Cosenza!
DIOTIME.
J'en tombe d'accord avec vous, Élie, avec cette seule réserve, que je n'oppose pas ici l'égoïsme d'un caractère si l'héroïsme d'un autre, mais, comme je vous le disais tout à l'heure, le génie et la tradition des deux peuples qui se personnifient dans nos deux poëtes. Et tenez, même dans cette retraite studieuse, dans cette «solitude amie» que vous seriez tenté de reprocher à Goethe, dans ce calme où sa verte vieillesse poursuit sans dissipation l'oeuvre, patriotique aussi à sa manière, qu'il a entreprise de grandir dans les lettres et dans les arts le nom allemand, la colère vient un jour le saisir et lui inspire des accents tout à fait dantesques.
ÉLIE.
En quelle occasion?
DIOTIME.
C'est en 1805. L'invasion française a réduit l'Allemagne à la dernière détresse. Le grand-duc de Weimar, le souverain bien-aimé de son peuple, est, sous de mensongers prétextes, accusé de trahison, menacé par Bonaparte de déchéance et d'exil. Goethe pousse un cri d'indignation; tant d'injustice le révolte. Il ressent au plus profond les humiliations de la patrie sous le caprice du dominateur étranger. Tout aussitôt son parti est pris. Il n'hésite pas; il va suivre son royal ami dans l'infortune. Il s'en ira, dit-il, de village en village, de chaumière en chaumière, d'école en d'école, «partout où l'on connaît le nom du vieux Goethe;» il rimera, il chantera les afflictions du peuple; et les femmes et les enfants s'attacheront à ses pas et répéteront en choeur sa grande complainte… Il n'est pas indifférent, alors, le vieux Wolfgang; sa voix tremble; des larmes coulent de ses yeux; ses genoux fléchissent. Lorsqu'il parle ainsi d'exil et de pauvreté, je songe à cet autre Juste, «quel Guisto,» à ce mendiant au grand coeur que l'Allighieri rencontre dans le ciel de Justinien, à ce Romeo en qui le poëte semble se reconnaître… Vous vous rappelez, Viviane, ces belles tercines que je vous citais hier:
Indi partissi povero e vetusto.
MARCEL.
Mais cet exil et cette pauvreté ne sont qu'imaginaires; et, bien différemment de Dante, votre Goethe finit ses jours dans sa maison, dans la jouissance de tous les conforts…
DIOTIME.
Que ce mot de confort eût sonné étrangement à l'oreille de Goethe, mon cher Marcel, et que l'image du prosaïque bien-être que ce mot exprime était loin de son esprit! Ce qu'il fallait à Goethe, ce que le grand-duc Charles-Auguste sut lui assurer, en lui donnant tout auprès de lui, «champ, verger, jardin et maison,» ce n'était pas la combinaison savante et opulente de ces inventions confortables où s'endorment les vanités de nos bourgeois parvenus; c'était la simplicité noble d'une demeure où toutes choses bien ordonnées dans un ensemble harmonieux le portaient au recueillement et à une douce activité de la pensée.
Dans cette maison modeste où Goethe va finir ses jours glorieux, les chambres sont peu ornées, médiocrement meublées (notre poëte avait coutume de dire que les riches ameublements sont faits pour les gens qui n'ont point d'idées et ne se soucient pas d'en avoir; quant à lui, il ne pouvait ni penser ni rêver dans un trop bon fauteuil); mais on y monte par des degrés majestueux où de graves figures antiques commandent le silence; et les beaux souvenirs qu'il a rassemblés là, ses collections, ses portefeuilles, ses livres, le pénètrent à toute heure de ce «sentiment d'une noble existence,» qu'il avait espéré, un jour, lorsqu'il exerçait le pouvoir, de donner même aux plus déshérités, même aux plus oubliés de la fortune.
Dans son jardin, bien abrité du nord, au penchant d'une colline, sous ses grands sapins germaniques, non loin desquels, de sa main, le vieillard a planté le doux figuier de la Brenta, si cher à sa jeunesse, Goethe vient en plein midi s'asseoir. Il se recueille; il écoute «la respiration de la terre pendant le sommeil de Pan.» À son front de Jupiter olympien rayonnent les souvenirs d'un passé sans tache; dans ses yeux, les certitudes sereines de la vie future. Et lorsque, par une matinée de printemps, à son tour, Goethe s'endort dans la plénitude de ses facultés et dans la calme conscience de son oeuvre accomplie (le 22 mars 1832; peu de temps auparavant il a mis la dernière main à son poëme de Faust), sa lèvre souriante demande «plus de lumière.» Sans effort et sans effroi, son âme va passer d'un monde à l'autre. Comme l'Allighieri, au sortir des épreuves de la montagne d'expiation, il s'est renouvelé aux flots vivifiants du Léthé. Il se sent, lui aussi,
Pur et disposé à monter aux étoiles.
Diotime se tut. En la voyant fermer son cahier de notes, Viviane se récria. Elle n'aurait pas voulu que la fin du récit vint si vite. Elle aurait désiré plus de détails; elle avait mille questions à faire encore. Diotime promit d'y répondre à mesure que l'analyse de Faust les amènerait, ce qui ne pouvait manquer. Mais elle se sentait fatiguée d'avoir parlé pendant près de deux heures au grand air, et priait qu'on voulût bien la laisser reprendre haleine.
On se dispersa sur la plage.