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De la sincérité envers soi-même

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DE LA FOI

A Paul Claudel

I
ÉLOGE DE LA FOI

Le doute passe communément pour une marque de pénétration ; il témoigne, croit-on, d’une intelligence plus forte, plus agile, mieux portante que la foi. — Au contraire je prétends qu’il est une idée mal attachée à l’esprit ; et les tiges sont malades auxquelles les feuilles ne tiennent pas solidement. Le doute est l’incapacité de nourrir ce que l’on pense. Un événement arrive quelque part où je ne suis pas ; on me le raconte ; j’en forme en moi l’idée, je me le représente ; si je ne le crois pas, c’est que je ne trouve pas en moi assez de réalité pour égaler la sienne, c’est que je suis plus pauvre, plus pâle, plus problématique que lui. Il se passe en moi quelque chose que je ne parviens pas à atteindre ; je n’ai pas la ressource qu’il y faudrait. L’événement recommence en moi ; et j’en suis le spectateur impuissant et endormi ; je manque de courage pour l’animer une seconde fois.

L’homme qui sort, un matin, devant sa porte et qui, regardant le monde, se dit : « Peut-être que ces choses que je vois ne sont pas » — que peut-il vouloir signifier par là, sinon : « Dans mon esprit trop décoloré toute cette gloire, en se reflétant, n’arrive pas à plus de vivacité que n’en ont les images des songes. Elle n’y revit que sous forme d’idées, c’est-à-dire faible et incertaine comme moi-même. » Il ne peut pas empêcher qu’il soit le moins fort. Du monde et de lui, c’est le monde qui a raison, parce que c’est le monde qui dépense le plus. — Lui, il est pareil à ces malades dont l’infirmité est de ne pouvoir pas s’en tenir à ce qu’on leur demande, à la question que l’on traite ; ils cèdent, ils s’en vont de côté, ils dérivent tout de suite, ne parvenant pas à soutenir le tête-à-tête et la fixité. Le doute, c’est le refus de regarder en face, c’est le clin d’yeux de l’homme qui s’abrite avec son bras d’un éclat trop vif, c’est la digression et le détour.

Celui qui croit vaut mieux, pèse davantage, contient plus d’être que celui qui doute. S’il se trompe, tant pis ! C’est de la force gaspillée ; du moins c’est de la force. « Il n’est rien que je ne sois capable de croire », dit un personnage de Kipling. Il ne s’accomplira pas dans le coin le plus caché du monde d’acte impossible qui ne trouve en moi de quoi devenir véritable ; il ne s’élèvera point de miracle qui ne puisse compter sur ma foi ; il ne montera point sur l’horizon de journée qui soit trop nouvelle, trop étonnante pour mes forces. Mes forces, c’est justement cette préparation de tout moi-même à l’invraisemblable qui me les rend sensibles ; c’est à cette attente que je les mesure. Je suis comme le chasseur aux aguets, qui, plié sur ses jambes, comprend soudain toute sa vigueur à l’image des périls qu’il se sent prêt à dominer.

Je suis de ceux qu’on trompe facilement ; je reçois toute parole telle qu’elle m’est donnée et je suis dupe plus souvent qu’il ne faudrait pour ma gloire. Mais pourquoi dissimuler que je prends plaisir à ce ridicule ? Il m’est une preuve — et d’autant plus sûre qu’elle est plus ennemie de mon orgueil — de l’élan intérieur et de l’entrain de mon âme. Ah ! joyeusement j’accepte qu’on se raille de moi, pourvu que je sois certain de ne me sentir jamais, en face d’aucun prodige, défaillant, pourvu que je puisse défier le monde d’inventer jamais de quoi me faire hésiter, et détourner la vue, et rire avec cette sotte gêne de l’ironie !

L’âme croyante, c’est l’âme bien portante.

§

A l’éloge de la foi il faut encore ajouter qu’elle est plus difficile que le doute.

Celui qui doute n’a rien à faire, n’a pas à bouger ; son doute n’est pas quelque chose qu’il ait besoin de poursuivre, d’atteindre et de conquérir ; il est la première forme que prend sa pensée, la plus proche, la plus paresseuse. — Et de même il n’a rien à craindre ; il ne s’expose pas ; tous ses biens sont à portée de sa main ; d’un seul geste, en cas de danger, il les ramasserait contre lui et se trouverait léger et prompt.

Mais croire est une tout autre besogne. — La foi est un mouvement de l’âme, une sortie qu’elle fait hors de ses murs. On ne croit pas de pied ferme ; on ne reçoit pas la croyance, il faut aller la chercher. Sans doute, il arrive un moment où elle devient aisée, et première, et simple comme le vivre, comme la santé ; elle est alors une inspiration immédiate et l’acte même de notre cœur. Mais nous savons de quel prix se font payer de pareilles facilités, par quel labeur ingrat il faut les mériter ! Les eaux vives de la foi sont au bout d’une interminable et morne route ; il y a une immense aridité intérieure à franchir avant qu’elles ne jaillissent. Rien de plus désolant que ces régions de l’âme qu’il faut traverser sans désir. Pour un homme courageux voilà le plus étrange obstacle, celui qui peut tenter le plus son besoin de se surpasser : non pas des objections à combattre, mais l’absence de toute pente, l’indifférence des chemins, le carrefour perpétuel ; aucune raison d’aller plus loin ; et même toute raison de rester où l’on est, car après tout on y est bien ; on y trouve un certain contentement pratique que l’ignorance du mieux fait paraître agréable. Croire est au-delà de ces satisfactions et de ces sécheresses, et l’on ne parvient à l’abondance, à la générosité de la foi, à l’enfantine aisance qui fait dire oui à tous les miracles que par une étude patiente et désespérée : soins minuscules et de tous les instants, exercices à vide comme ceux que l’on fait pour fortifier son corps et qui sont si bêtes qu’on brûle sans cesse de les abandonner ; imitations de sentiments qu’on n’a pas ; et cette façon de se cramponner, dans ce terrain si vacant, aux moindres positions que — fût-ce par hasard — on y conquiert. C’est ainsi qu’il faut peiner pour obtenir l’allégresse et la vivacité de l’âme… Tels sont les travaux de la foi.

Et celui qui croit enfin, après tant d’efforts, le voici aux prises avec des difficultés d’une autre sorte. Car il s’engage de toutes parts ; il est pareil à un propriétaire qui a des domaines dans tous les pays, et, s’il gèle ici, là-bas il fait trop chaud. Dans une conversation le croyant est à découvert de tous côtés ; il risque sans cesse d’être atteint, il tremble à toute parole imprévue ; par les mots qui leur paraissent le plus innocents, ses amis peuvent le blesser. Il y a une gravité de tout ce qui se dit autour de lui qu’il est seul à comprendre et dont il est seul à souffrir.

Enfin il cesse de pouvoir agir facilement et sans arrière-pensée. — Le sceptique n’a pas besoin de méditer ses actes, car il ne cherche à leur communiquer aucune ressemblance ; ils sont toujours justes pourvu qu’ils émanent de lui ; ils expriment assez en l’exprimant ; ils conservent partout leur à-propos, puisqu’il suffit que leur auteur soit là pour qu’ils aient un sens. — Mais au croyant sa croyance — quelle qu’elle soit, et même profane — impose des obligations ; elle veut imprégner ses actes, se manifester en eux. Le voici qui renonce à leur ingénuité et au plaisir d’être lui-même. Le voici, sous les yeux de tous, se tournant, se tordant avec gaucherie vers une autre effigie que la sienne. Il n’agit plus sans se référer à son modèle, sans une disgracieuse imitation. Il est quelqu’un qui ne fait plus ce qu’il veut.

C’est pourquoi croire me paraît plus beau que douter. Tant de ridicules, tant de peines, tant de dangers ! Comment se les épargner pourrait-il valoir mieux que les entreprendre ? Comment ne seraient-ils pas le signe d’un sentiment plus essentiel, plus véritable et plus humain que son contraire ? Il n’y a de bon que ce qui donne beaucoup d’ennuis, il n’y a de profond que ce qui est pareil au travail, il n’y a de glorieux après tout que ce qui est très difficile.

§

Cet éloge de la croyance devrait me conduire directement à une profession de foi religieuse. Mais le malade sait que la santé est bonne ; pourtant il n’a pas le courage de faire les mille petits efforts absurdes qui l’y achemineraient. Il a l’esprit tout convaincu, mais le désir n’y est pas. Il s’est attaché à sa chaise longue et à ce coin de paysage que découpe la fenêtre. Il n’a pas envie de bouger, il regarde… De même les raisons de croire que je découvrirai en moi, si décisives soient-elles, peut-être resteront sans force contre mon inertie et contre de certains contentements trop proches et trop sensibles pour que l’idée me puisse venir de les quitter.

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