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De la sincérité envers soi-même

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III
DE LA DIFFICULTÉ DE CROIRE

« On ne reçoit pas la croyance ; il faut aller la chercher. »

Jusqu’ici cependant j’ai parlé de la foi, comme si elle était l’acte immédiat de mon cœur et la pensée la plus intime de ma pensée. J’ai laissé croire que je n’y trouvais aucune de ces difficultés qui la rendent si pénible et si précieuse. Il a pu paraître que j’avais depuis longtemps dépassé « ces régions de l’âme qu’il faut traverser sans désir ».

Hélas ! il n’en est rien. — Les raisons qui me portent à croire, à mesure que je les examinais, me semblaient si fortes que j’allais tout de suite jusqu’au bout de leur mouvement ; entraîné par elles, mon esprit ne voyait partout qu’évidence et facilité ; il se sentait tout pénétré du dogme catholique et comme confondu avec lui. — J’oubliais, cependant, la secrète entrave qu’oppose mon cœur à l’achèvement de cette persuasion.

§

Non pas une objection, non pas un embarras de ma raison, non pas un doute ; mais l’impossibilité de souhaiter être différent.

Le catholicisme montre pour nos fautes une indulgence presque illimitée ; il accompagne les plus grands pécheurs dans leur indignité. Mais il y a une chose qu’il exige de nous et à laquelle il lui est impossible de renoncer : il veut que nous préférions nos bonnes actions à nos mauvaises, que nous désirions la victoire en nous de ce que nous avons de meilleur ; il lui faut ce désir, si faible, si humble, si étouffé, si intermittent soit-il ; tant pis s’il est inefficace. Il faut qu’il soit là.

Or je ne peux pas l’éprouver ; je ne peux pas souhaiter être différent. Pour chaque sentiment qui paraît en mon âme, trop d’étonnement, trop d’attention, trop de délice s’empare de moi. Je ne pense pas à sa qualité, à ce qu’il vaut. Il ne saurait être inopportun. Le voici : il entre en moi ; cela suffit. Et pourquoi chercherais-je à l’incliner, à l’appuyer vers la droite ou vers la gauche ? Je n’ai souci que de le connaître. Avec une impatience ravie, je l’attends, je l’interroge, je l’écoute. Cette mauvaise humeur qui me prend, j’en sais le motif ridicule : une petite réflexion la dissiperait à l’instant. Mais justement c’est cette petite réflexion qui est l’obstacle insurmontable ; je la vois comme à travers le brouillard ; mais je ne puis la faire ; j’en suis séparé bien plus profondément que par un abîme. Je suis avec ma mauvaise humeur ; je n’ai plus idée qu’à la voir durer ; je veux savoir ce qu’elle va faire ; j’y assiste comme à un événement de la rue. Je joue tous les actes qu’elle m’inspire, et non sans sincérité ; mais c’est surtout pour ne pas l’arrêter, pour la laisser se développer tout entière, pour lui permettre de dire sur son compte et sur le mien tout ce qu’elle a à dire. Peut-être déjà je me repens, et avant même de les avoir prononcés, des méchants mots qu’elle me dicte ; j’ai pitié, je voudrais demander pardon ; mais je n’arrive pas à désirer que cela finisse.

Chacun de mes sentiments a son indépendance, ses droits contre tous les autres et contre moi-même. Il est un être vivant, avec une masse, une résistance, une inertie. Une fois qu’il est né, il faut attendre qu’il meure, il lui faut un certain temps pour disparaître ; je ne le supprimerai pas. Son déplacement en moi, son volume ! Comme une herbe qui pousse rejette délicatement les petites mottes de terre de chaque côté d’elle, il écarte les autres sentiments au milieu desquels il est apparu ; il veut vivre ; il faut que je lui cède ; par sa seule existence il est maître de moi. O pleines journées passées sur une rancune, à la voir germer, fleurir, épier ! Elle commence le matin ; et tout le jour elle monte, elle croît, comme la marée, de partout ; elle a ses retours et ses accidents, toutes les vicissitudes d’une chose qui se passe ; je suis porté sur elle, et, comme un marin dans sa barque à la dérive, je ne pense plus qu’à considérer les formations des vagues autour de moi. Lourde mais voluptueuse navigation. Il faudrait pourtant penser à me gouverner un peu. Ou, si je m’abandonne à ce flot, du moins il faudrait souhaiter d’y échapper bientôt. Mais comment ? Dites-le-moi. Comment s’y prendre pour en avoir assez ? Je ne sais par où aborder à ce reniement de moi-même. Une seule pensée en moi : que va-t-il se produire encore ? Comment ça va-t-il finir ?


C’est la passion de la connaissance qui m’anime, la seule qui soit vraiment impie. La science n’est dangereuse pour la religion que lorsqu’elle est la science de soi. L’esprit de science : ce souffle sans amour, ce conseil brûlant : « Apprends de toi tout ce qu’on en peut savoir ! » De chaque jour qui se lève j’attends, non pas qu’il me rapproche de la perfection, mais qu’il me révèle de moi quelque chose de nouveau. Eh ! je ne lui demande pas de me rendre meilleur ; mais qu’il me dise un peu mieux qu’hier ce que je suis, qu’il me mette plus étroitement en possession de mon âme. Je quête de lui non pas un progrès, mais un renseignement. Je ne cherche pas à façonner avec moi-même un être idéal et qui plaise à Dieu. Simplement savoir le vrai sur mon compte, savoir bien au juste qui est-ce que moi. Je suis en face de moi-même comme de quelqu’un avec qui l’on se trouve en voiture et dont on épie les moindres gestes pour démêler l’âme qui les commande : on le force pas à pas, avec sourire, avec patience et impatience, avec méchanceté : « Il y a ceci encore que je ne vois pas bien ; mais il faudra bien que tu y viennes ! » Et tout à coup, sans le savoir, il se livre ; par quelque petite parole insignifiante, sans le savoir, il quitte son secret devant vous : « C’était donc ça ! » Vous voilà satisfait avec lui. C’est tout ce que vous lui demandiez. — Je suis une chose pour moi, dont il faut que je m’empare par l’esprit. Je suis un objet d’expérience : l’expérience, le tâtonnement de la main qui palpe et s’informe, le toucher sagace, l’enquête impitoyable, les doigts durs, noueux et froids du praticien. Je n’ai pas assez pour moi de cet amour que Dieu a pour sa créature. Je manque pour moi-même de charité. Je ne suis pas pour moi cet être baptisé, cette chère âme en épreuve ici-bas et qui d’abord doit être sauvée. Ah ! je prie Dieu chaque jour qu’il me donne la vie éternelle, mais je ne sais pas m’aimer comme un être promis à cette formidable dignité.

Je ne sais pas m’y préparer, la mériter. Ma passion est de ne rien toucher en moi. Non pas par sot contentement de moi-même : je ne me trouve pas parfait, je vois tout ce qu’on pourrait reprendre et redresser en mon âme ; il ne s’agit pas non plus d’une complaisance esthétique ; je ne pense pas que mes défauts soient aussi précieux que mes qualités, aussi utiles qu’elles à mon harmonie intérieure ; je me moque de la beauté ; elle n’a rien à faire ici où mon âme est en jeu. — Mais je suis en proie à l’admiration, à l’admiration toute pure et telle que l’entendait Descartes, c’est-à-dire à l’étonnement. Cette passion est de toutes la plus terrible, parce qu’elle les précède toutes. Aucune autre ne peut la compenser, la rattraper, parce qu’elle n’en laisse se produire aucune autre. Son vice n’est pas de me faire revenir sur moi-même ; elle n’est pas la réflexion du dilettante, le regard en arrière qui s’attarde et s’amuse ; elle est une pensée trop courte, un plaisir qui me saisit trop tôt. Et comment lutter là-contre, comment vouloir là-contre ? Je n’entreprends rien que comme suite d’un désir. Et tout désir est le pressentiment d’un plaisir. Mais que faire si je trouve le plaisir d’abord, s’il me suffit d’être pour le goûter, si tous les mouvements de mon cœur, dans le même temps qu’ils paraissent, me donnent joie ? Je suis pris d’abord, je suis emmêlé si étroitement avec la joie que je ne peux plus bouger. Comme l’homme qui a quelque besogne à finir y pense en rêve, mais il sent que tout ce qu’il pourrait faire l’approcherait bien moins sûrement du bonheur que la continuation des mirages qu’il contemple, de même où prendrais-je du courage pour quitter et dépasser les délices qui m’empêchent ? Je lève les mains pour prier. Mais quoi ! à la source de ce geste et jaillissant avec lui d’un même jet, je trouve un émerveillement qui me suffit.

Là est le plus dangereux ennemi de la foi. Il est difficile à voir, tant il est simple et d’aspect bénin ; mais il n’en est que plus redoutable. Sa force vient de ce qu’il n’est pas dans le même plan, ni de même nature que ce qu’il combat. S’il était un mouvement de l’esprit, il ne prévaudrait point contre le grand mouvement de l’esprit qui m’emporte vers la croyance ; il aurait beau se heurter à lui : il ne l’arrêterait pas. Mais un plaisir ! Cela est ailleurs en moi, bien loin de l’intelligence, dans une basse retraite impénétrable. Un plaisir n’a pas besoin de s’expliquer ; comme il ne propose aucune objection, on ne peut pas le réfuter. Il est immobile : et c’est là sa toute-puissance ; il traîne, il est lourd, il retarde comme un filet ; il est une sorte de lenteur sous-marine, pareille au sable invisible qui retient le vol des voiles.

§

Pourtant me serais-je aperçu de cette entrave s’il n’y avait en moi quelque chose d’entravé par elle, quelque timide velléité qu’elle gêne ?

Non seulement mon esprit, en effet, mais aussi faiblement mon cœur tendent vers la foi. O frêle et étrange désir qui en moi n’est pas de moi ! Sur toute mon âme, et quoi qu’elle puisse méditer ou tenter, légèrement plane une sorte de souhait théorique, la volonté abstraite de devenir différent. Non, ce n’est pas moi qui forme un tel vœu. Et quel vœu formerais-je contre mon plaisir ? Il semble que quelqu’un prenne l’initiative de ce désir, le mette en moi et patiemment attende que j’arrive à le ressentir. Je reconnais qu’il n’est pas mien à ce qu’il ne change jamais. Je l’oublie, mais je le retrouve ensuite pareil. Rien de ce qui m’arrive, en le secouant, ne réussit à le transformer. Ni il ne croît, ni il ne diminue avec mes autres sentiments. Il n’est pas nourri de la substance de mon âme. Mais il s’obstine, il dure sur moi ; peut-être même — je ne sais pas encore — augmente-t-il imperceptiblement, avec une régularité infinitésimale, comme ces mouvements cosmiques, qui ont si bien le temps. Est-ce la grâce ?

FIN

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