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De la terre à la lune, trajet direct en 97 heures 20 minutes

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Le Meeting (p. 108).

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«Hurrah! hurrah! pour Michel Ardan! s'écrièrent les assistants, même les moins convaincus.

—Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l'orateur.

Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut accueilli par d'unanimes applaudissements.

«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque question à m'adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre.»

Jusqu'ici, le président du Gun-Club avait lieu d'être très-satisfait de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc l'empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole, et il demanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les planètes fussent habitées.

Les trains de projectiles pour la Lune (p. 111).

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«C'est un grand problème que tu me poses là, mon digne président, répondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononcés pour l'affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien d'inutile n'existe en ce monde, et répondant à ta question par une autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont habitables, ou ils sont habités, ou ils l'ont été, ou ils le seront.

—Très-bien! s'écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont l'opinion avait force de loi pour les derniers.

—On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci:—Les mondes sont-ils habitables?—Je le crois, pour ma part.

—Et moi, j'en suis certain, répondit Michel Ardan.

—Cependant, répliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre l'habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi pour ne parler que des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les autres, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du soleil.

—Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître personnellement mon honorable contradicteur, car j'essayerais de lui répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont l'habitabilité des mondes a été l'objet. Si j'étais physicien, je dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les planètes voisines du soleil, et plus, au contraire, dans les planètes éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés comme nous le sommes. Si j'étais naturaliste, je lui dirais, après beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses d'habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans être écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacées de l'Océan polaire; enfin, qu'il faut reconnaître à la nature une diversité dans ses moyens d'action souvent incompréhensible, mais non moins réelle, et qui va jusqu'à la toute-puissance. Si j'étais chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l'analyse des traces indiscutables de carbone, que cette substance ne doit son origine qu'à des êtres organisés, et que, d'après les expériences de Reichenbach, elle a dû être nécessairement «animalisée.» Enfin, si j'étais théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant saint Paul, s'être appliquée non-seulement à la Terre, mais à tous les mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des grandes lois qui régissent l'univers, je me borne à répondre:—Je ne sais pas si les mondes sont habités, et comme je ne le sais pas, je vais y voir!»

L'adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le triomphant orateur se contenta d'ajouter les considérations suivantes:

«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est à peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une autre série d'arguments en faveur de l'habitabilité des mondes. Je la laisse de côté. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut répondre:—Vous pouvez avoir raison, s'il est démontré que la Terre est le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus, Saturne, Neptune en ont plusieurs à leur service, avantage qui n'est point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De là l'inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c'est la planète aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'à la surface de Jupiter, par exemple, où l'axe est très-peu incliné[85], les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l'abri des variations de la température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze ans chacune! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas! que manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection? Peu de chose! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite.

—Eh bien! s'écria une voix impétueuse, unissons nos efforts, inventons des machines et redressons l'axe de la Terre!»

Un tonnerre d'applaudissements éclata à cette proposition, dont l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts d'ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le dire,—car c'est la vérité,—beaucoup l'appuyèrent de leurs cris, et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui réclamé par Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui, voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.

Néanmoins cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps, bien longtemps encore, on parla dans les Etats-Unis d'Amérique de la proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du Gun-Club.


CHAPITRE XX

ATTAQUE ET RIPOSTE.

Cet incident semblait devoir terminer la discussion. C'était le «mot de la fin», et on n'eût pas trouvé mieux. Cependant, quand l'agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d'une voix forte et sévère:

«Maintenant que l'orateur a donné une large part à la fantaisie, voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et discuter la partie pratique de son expédition?»

Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi. C'était un homme maigre, sec, d'une figure énergique, avec une barbe taillée à l'américaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur des diverses agitations produites dans l'assemblée, il avait gagné peu à peu le premier rang des spectateurs. Là, les bras croisés, l'œil brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting. Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s'émouvoir des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure désapprobateur excité par ses paroles. La réponse se faisant attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et précis, puis il ajouta:

«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.

—Vous avez raison, Monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion s'est égarée. Revenons à la Lune.

—Monsieur, reprit l'inconnu, vous prétendez que notre satellite est habité. Bien. Mais s'il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup sûr, vivent sans respirer, car—je vous en préviens dans votre intérêt—il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface de la Lune.»

A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question. Il le regarda fixement à son tour, et dit:

«Ah! il n'y a pas d'air dans la Lune! Et qui prétend cela, s'il vous plaît?

—Les savants.

—Vraiment?

—Vraiment.

—Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j'ai une profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain pour les savants qui ne savent pas.

—Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie?

—Particulièrement. En France, il y en a un qui soutient que «mathématiquement» l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les théories démontrent que le poisson n'est pas fait pour vivre dans l'eau.

—Il ne s'agit pas de ceux-là, Monsieur, et je pourrais citer à l'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.

—Alors, Monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui, d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire!

—Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne les avez pas étudiées? demanda l'inconnu assez brutalement.

—Pourquoi! répondit Ardan! Par la raison que celui-là est toujours brave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai, mais c'est précisément ma faiblesse qui fait ma force.

—Votre faiblesse va jusqu'à la folie, s'écria l'inconnu d'un ton de mauvaise humeur.

—Eh! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu'à la Lune!»

Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d'une discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une certaine appréhension. L'assemblée était attentive et sérieusement inquiète, car cette lutte avait pour résultat d'appeler son attention sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l'expédition.

«Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphère autour de la Lune. Je dirai même a priori que, si cette atmosphère a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j'aime mieux vous opposer des faits irrécusables.

—Opposez, Monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!

—Vous savez, dit l'inconnu, que, lorsque des rayons lumineux traversent un milieu tel que l'air, ils sont déviés de la ligne droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une réfraction. Eh bien! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs rayons, en rasant les bords du disque, n'ont éprouvé la moindre déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. De là cette conséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppée d'une atmosphère.»

On regarda le Français, car, l'observation une fois admise, les conséquences en étaient rigoureuses.

«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d'y répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une valeur absolue, parce qu'il suppose le diamètre angulaire de la Lune parfaitement déterminé, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi, mon cher Monsieur, si vous admettez l'existence de volcans à la surface de la Lune.

—Des volcans éteints, oui; enflammés, non.

—Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine période!

—Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes l'oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne prouve aucunement la présence d'une atmosphère lunaire.

—Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous préviens que je vais mettre des noms en avant.

—Mettez.

—Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant l'éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d'une nature bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l'atmosphère de la Lune.

—En 1715, répliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres, tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère. Voilà ce qu'ont répondu les savants à l'énoncé de ces faits, et ce que je réponds avec eux.

—Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte. Herschel, en 1787, n'a-t-il pas observé un grand nombre de points lumineux à la surface de la Lune?

—Sans doute, mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points lumineux; Herschel lui-même n'a pas conclu de leur apparition à la nécessité d'une atmosphère lunaire.

—Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je vois que vous êtes très-fort en sélénographie.

—Très-fort, Monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuits, MM. Beer et Mœdler, sont d'accord sur le défaut absolu d'air à sa surface.»

Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'émouvoir des arguments de ce singulier personnage.

«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et arrivons maintenant à un fait important. Un habile astronome français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860, constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et tronquées. Or ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'a pas d'autre explication possible.

—Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu.

—Absolument certain!»

Un mouvement inverse ramena l'assemblée vers son héros favori, dont l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer vanité de son dernier avantage, il dit simplement:

«Vous voyez donc bien, mon cher Monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une façon absolue contre l'existence d'une atmosphère à la surface de la Lune; cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais aujourd'hui la science admet généralement qu'elle existe.

—Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l'inconnu, qui n'en voulait pas démordre.

—Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur quelques centaines de pieds.

—En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet air sera terriblement raréfié.

—Oh! mon brave Monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme seul; d'ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l'économiser de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!»

Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblée, en la bravant avec fierté.

Attaque et riposte (p. 118).

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«Donc, reprit Michel Ardan d'un air dégagé, puisque nous sommes d'accord sur la présence d'une certaine atmosphère, nous voilà forcés d'admettre la présence d'une certaine quantité d'eau. C'est une conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une observation. Nous ne connaissons qu'un côté du disque de la Lune, et s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il y en ait beaucoup sur la face opposée.

—Et pour quelle raison?

L'estrade fut enlevée tout d'un coup (p. 123).

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—Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris la forme d'un œuf que nous apercevons par le petit bout. De là cette conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est situé dans l'autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les masses d'air et d'eau ont dû être entraînées sur l'autre face de notre satellite aux premiers jours de sa création.

—Pures fantaisies! s'écria l'inconnu.

—Non! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J'en appelle donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible à la surface de la Lune?»

Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition. L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme la grêle.

«Assez! assez! disaient les uns.

—Chassez cet intrus! répétaient les autres.

—A la porte! à la porte!» s'écriait la foule irritée.

Mais lui, ferme, cramponné à l'estrade, ne bougeait pas et laissait passer l'orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel Ardan ne l'eût apaisé d'un geste. Il était trop chevaleresque pour abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité.

«Vous désirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus gracieux.

—Oui! cent, mille, répondit l'inconnu avec emportement. Ou plutôt, non, un seul! Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous soyez...

—Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demandé un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner en route à la façon des écureuils?

—Mais, malheureux, l'épouvantable contre-coup vous mettra en pièces au départ!

—Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la véritable et la seule difficulté; cependant, j'ai trop bonne opinion du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendront pas à la résoudre!

—Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en traversant les couches d'air?

—Oh! ses parois sont épaisses, et j'aurai si rapidement franchi l'atmosphère!

—Mais des vivres? de l'eau?

—J'ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée durera quatre jours!

—Mais de l'air pour respirer en route?

—J'en ferai par des procédés chimiques.

—Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?

—Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune.

—Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!

—Et qui m'empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées convenablement disposées et enflammées en temps utile?

—Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues, tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune, comment reviendrez-vous?

—Je ne reviendrai pas!»

A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité, l'assemblée demeura muette. Mais son silence fut plus éloquent que n'eussent été ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour protester une dernière fois.

«Vous vous tuerez infailliblement, s'écria-t-il, et votre mort, qui n'aura été que la mort d'un insensé, n'aura pas même servi la science!

—Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez d'une façon fort agréable!

—Ah! c'en est trop! s'écria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse! Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas à vous qu'il faut s'en prendre!

—Oh! ne vous gênez pas!

—Non! c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes!

—Et qui donc, s'il vous plaît? demanda Michel Ardan d'une voix impérieuse.

—L'ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que ridicule!»

L'attaque était directe. Barbicane, depuis l'intervention de l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et «brûler sa fumée» comme certains foyers de chaudières; mais en se voyant si outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher à l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement séparé de lui.

L'estrade fut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette manifestation l'appui de ses épaules.

Cependant l'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter la place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte? Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane.

Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.

Les cris de l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensité pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de Tampa-Town.

Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit à l'hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement dans son lit, tandis qu'une armée de cent mille hommes veillait sous ses fenêtres.

Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.

Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire.

«Venez!» dit-il d'une voix brève.

Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent seuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.

Là ces ennemis, encore inconnus l'un à l'autre, se regardèrent.

«Qui êtes-vous? demanda Barbicane.

—Le capitaine Nicholl.

—Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur mon chemin...

—Je suis venu m'y mettre!

—Vous m'avez insulté!

—Publiquement.

—Et vous me rendrez raison de cette insulte.

—A l'instant.

—Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il y a un bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le connaissez?

—Je le connais.

—Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par un côté?..

—Oui, si à la même heure vous entrez par l'autre côté.

—Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane.

—Pas plus que vous n'oublierez le vôtre,» répondit Nicholl.

Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les moyens d'éviter le contre-coup du projectile et de résoudre ce difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du meeting.


CHAPITRE XXI

COMMENT UN FRANÇAIS ARRANGE UNE AFFAIRE.

Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait des fatigues du triomphe. Se reposer n'est évidemment pas une expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la dureté avec des tables de marbre ou de granit.

Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent vint l'arracher à ses rêves. Des coups désordonnés ébranlaient sa porte. Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. De formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop matinal.

«Ouvre! criait-on. Mais, au nom du ciel, ouvre donc!»

Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyamment posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle allait céder aux efforts du visiteur obstiné.

Le secrétaire du Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas entrée avec moins de cérémonie.

«Hier soir, s'écria J.-T. Maston ex abrupto, notre président a été insulté publiquement pendant le meeting! Il a provoqué son adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la propre bouche de Barbicane! S'il est tué, c'est l'anéantissement de nos projets! Il faut donc empêcher ce duel! Or un seul homme au monde peut avoir assez d'empire sur Barbicane pour l'arrêter, et cet homme, c'est Michel Ardan!»

Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à l'interrompre, s'était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les faubourgs de Tampa-Town.

Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de la situation. Il lui apprit les véritables causes de l'inimitié de Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date, pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, le président et le capitaine ne s'étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu'il s'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de boulet, et qu'enfin la scène du meeting n'avait été qu'une occasion longtemps cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.

Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l'Amérique, pendant lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme des bêtes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces, leur flair de l'ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseur et gibier, ils se relancent pendant des heures entières.

«Quels diables de gens vous êtes! s'écria Michel Ardan, quand son compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergie toute cette mise en scène.

—Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais hâtons-nous.»

Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks, couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passé sa lisière depuis une demi-heure.

Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres abattus sous sa hache.

Maston courut à lui en criant:

«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d'un rifle, Barbicane, le président... mon meilleur ami?...»

Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président devait être connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de le comprendre.

«Un chasseur, dit alors Ardan.

—Un chasseur? oui, répondit le bushman.

—Il y a longtemps?

—Une heure à peu près.

—Trop tard! s'écria Maston.

—Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan.

—Non.

—Pas un seul?

—Pas un seul. Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse!

—Que faire? dit Maston.

—Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est pas destinée.

—Ah! s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se méprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tête qu'une seule dans la tête de Barbicane.

—En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.

Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le taillis. C'était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chênes-vifs et de magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s'étendre au loin. Michel Ardan et Maston marchaient l'un près de l'autre, passant silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles. Quant aux traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien eût suivi pas à pas la marche de son adversaire.

Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons s'arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait.

«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un homme comme Barbicane n'a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piége, ni pratiqué de manœuvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est allé en avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que le vent ait emporté la détonation d'une arme à feu!

—Mais nous! nous! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous bois, nous aurions entendu!...

—Et si nous sommes arrivés trop tard!» s'écria Maston avec un accent de désespoir.

Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre, Maston et lui reprirent leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands cris; ils appelaient soit Barbicane soit Nicholl; mais ni l'un ni l'autre des deux adversaires ne répondaient à leurs voix. De joyeuses volées d'oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les branches, et quelques daims effarouchés s'enfuyaient précipitamment à travers les taillis.

Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des combattants. C'était à douter de l'affirmation du bushman, et Ardan allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arrêta.

Maston fit irruption dans la chambre (p. 125).

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«Chut! fit-il. Quelqu'un là-bas!

—Quelqu'un? répondit Michel Ardan.

—Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses mains. Que fait-il donc?

—Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse servait fort mal en pareille circonstance.

—Oui! oui! Il se retourne, répondit Maston.

—Et c'est?...

—Le capitaine Nicholl!

Au milieu du réseau, un petit oiseau se débattait (p. 129).

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—Nicholl!» s'écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement de cœur.

Nicholl désarmé! Il n'avait donc plus rien à craindre de son adversaire?

«Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir.»

Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils s'arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils s'imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa vengeance! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits.

Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs. L'oiseleur qui avait disposé cette toile inextricable n'était pas un être humain, mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme un œuf de pigeon, et munie de pattes énormes. Le hideux animal, au moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi redoutable venait le menacer à son tour.

En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les dangers de sa situation, s'occupait à délivrer le plus délicatement possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée. Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit joyeusement de l'aile et disparut.

Nicholl attendri le regardait fuir à travers les branches, quand il entendit ces paroles prononcées d'une voix émue:

«Vous êtes un brave homme, vous!»

Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les tons:

«Et un aimable homme!

—Michel Ardan! s'écria le capitaine. Que venez-vous faire ici, Monsieur?

—Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou d'être tué par lui.

—Barbicane! s'écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures sans le trouver! Où se cache-t-il?...

—Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut toujours respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant, nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouvé, c'est Michel Ardan qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.

—Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il y a une rivalité telle que la mort de l'un de nous...

—Allons donc! allons donc, reprit Michel Ardan, de braves gens comme vous, cela a pu se détester, mais cela s'estime. Vous ne vous battrez pas.

—Je me battrai, Monsieur!

—Point.

—Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de cœur, je suis l'ami du président, son alter ego, un autre lui-même; si vous voulez absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la même chose.

—Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive, ces plaisanteries...

—L'ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je comprends son idée de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! Mais ni lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl, car j'ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu'ils s'empresseront de l'accepter.

—Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité.

—Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en présence de Barbicane.

—Cherchons-le donc,» s'écria le capitaine.

Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s'avança d'un pas saccadé, sans mot dire.

Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston se sentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait sévèrement Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le malheureux Barbicane, déjà frappé d'une balle, ne gisait pas sans vie au fond de quelque taillis ensanglanté. Michel Ardan semblait avoir la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le capitaine Nicholl, quand Maston s'arrêta soudain.

Le buste immobile d'un homme adossé au pied d'un gigantesque catalpa apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes.

«C'est lui!» fit Maston.

Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en criant:

«Barbicane! Barbicane!»

Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il allait lui saisir le bras, il s'arrêta court en poussant un cri de surprise.

Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait à terre.

Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu.

Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le considéra d'un œil étonné.

«Ah! s'écria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouvé, mon ami! J'ai trouvé!

—Quoi?

—Mon moyen!

—Quel moyen?

—Le moyen d'annuler l'effet du contre-coup au départ du projectile!

—Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'œil.

—Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston! s'écria Barbicane, vous aussi!

—Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en même temps le digne capitaine Nicholl!

—Nicholl! s'écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon, capitaine, dit-il, j'avais oublié... je suis prêt...»

Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de s'interpeller.

«Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se soient pas rencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant à pleurer l'un ou l'autre. Mais, grâce à Dieu qui s'en est mêlé, il n'y a plus rien à craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c'est que cette haine n'est dangereuse pour personne.»

Et Michel Ardan raconta au président l'histoire du capitaine.

«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coup de carabine?»

Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance garder l'un vis-à-vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bien, et il résolut de brusquer la réconciliation.

«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pas autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la proposition que je vais vous faire.

—Parlez, dit Nicholl.

—L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune.

—Oui, certes, répliqua le président.

—Et l'ami Nicholl est persuadé qu'il retombera sur la terre.

—J'en suis certain, s'écria le capitaine.

—Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la prétention de vous mettre d'accord; mais je vous dis tout bonnement:—Partez avec moi, et venez voir si nous resterons en route.

—Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait.

Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicane attendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du président.

«Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a plus de contre-coup à craindre!

—Accepté!» s'écria Barbicane.

Mais, si vite qu'il eût prononcé ce mot, Nicholl l'avait achevé en même temps que lui.

«Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'écria Michel Ardan en tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire est arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française. Allons déjeuner.»


CHAPITRE XXII

LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS.

Ce jour-là toute l'Amérique apprit en même temps l'affaire du capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier dénoûment. Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté, l'acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher d'accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel Ardan. On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un individu. Dans un pays où de graves magistrats s'attèlent à la voiture d'une danseuse et la traînent triomphalement, que l'on juge de la passion déchaînée par l'audacieux Français! Si l'on ne détela pas ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguées. Pas un citoyen qui ne s'unît à lui d'esprit et de cœur! Ex pluribus unum, suivant la devise des États-Unis.

A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des députations venues de tous les coins de l'Union le harcelèrent sans fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu'il serra de mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne s'échappait plus de ses lèvres qu'en sons inintelligibles, et il faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu'il dut porter à tous les comtés de l'Union. Ce succès eût grisé un autre dès le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété spirituelle et charmante.

Parmi les députations de toute espèce qui l'assaillirent, celle des «lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur conquérant de la Lune. Un jour quelques-uns de ces pauvres gens, assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l'apprendre à Michel Ardan. Celui-ci se prêta de bon cœur à leur innocente manie et se chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.

«Singulière folie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très-sages et très-réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande exaltation, à d'incroyables singularités, toutes les fois que la Lune les occupait. Tu ne crois pas à l'influence de la Lune sur les maladies?

—Peu, répondit le président du Gun-Club.

—Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistré des faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une éclipse. Le célèbre Bacon s'évanouissait pendant les éclipses de la Lune et ne revenait à la vie qu'après l'entière émersion de l'astre. Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l'année 1399, soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune. Des médecins ont classé le mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. Gall avait remarqué que l'exaltation des personnes faibles s'accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant à prouver que l'astre des nuits a une mystérieuse influence sur les maladies terrestres.

—Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.

—Pourquoi? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la même réponse qu'Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque:—«C'est peut-être parce que ça n'est pas vrai!»

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des corvées inhérentes à l'état d'homme célèbre. Les entrepreneurs de succès voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya promener lui-même.

Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place d'honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux réductions microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de face, de profil, de trois-quarts, de dos. On en tira plus de quinze cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se débiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'à vendre ses cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire fortune!

Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire. Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec l'univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait, surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant l'habitude, car il était riche de ce côté.

Non-seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la fantaisie l'eût pris de «se fixer.» Les vieilles missess surtout, celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et jour devant ses photographies.

Il est certain qu'il eût trouvé des compagnes par centaines, même s'il leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs. Les femmes sont intrépides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son intention n'était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y transplanter une race croisée de Français et d'Américains. Il refusa donc.

«Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d'Adam avec une fille d'Ève, merci! Je n'aurais qu'à rencontrer des serpents!...»

Dès qu'il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe, il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad. Il lui devait bien cela. Du reste, il était devenu très-fort en balistique, depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et tutti quanti. Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs qu'ils n'étaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne tarissait pas en plaisanteries à cet égard. Le jour où il visita la Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'âme de ce gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l'astre des nuits.

«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne,—ce qui est déjà assez étonnant de la part d'un canon. Mais quant à vos engins qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont «une âme,» je ne vous croirais pas!»

Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de faire «la partie à quatre.» Un jour il demanda à être du voyage. Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita à se résigner et fit valoir des arguments ad hominem.

«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes paroles en mauvaise part; mais vraiment, là, entre nous, tu es trop incomplet pour te présenter dans la Lune!

«Partez avec moi, et venez voir» (p. 132).

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—Incomplet! s'écria le vaillant invalide.

—Oui! mon brave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre, leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait nourrir cent milliards d'habitants, et où il y en a douze cents millions à peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à la porte!

Le chat retiré de la bombe (p. 138).

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—Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez aussi incomplets que moi!

—Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en morceaux!»

En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l'effet de contre-coup au moment du départ d'un projectile, fit venir un mortier de trente-deux pouces (—0,75 cent.) de l'arsenal de Pensacola. On l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe retombât dans la mer et que sa chute fût amortie. Il ne s'agissait que d'expérimenter la secousse au départ et non le choc à l'arrivée.

Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures. C'était un véritable nid soigneusement ouaté.

«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l'aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle à vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un écureuil appartenant au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait particulièrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental.

Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe placée dans la pièce. On fit feu.

Aussitôt le projectile s'enleva avec rapidité, décrivit majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds environ, et par une courbe gracieuse alla s'abîmer au milieu des flots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement hissée à bord. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées entre le moment où les animaux furent enfermés et le moment où l'on dévissa le couvercle de leur prison.

Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et ils assistèrent à l'opération avec un sentiment d'intérêt facile à comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'élança au dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l'air de revenir d'une expédition aérienne. Mais d'écureuil point. On chercha. Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaître la vérité. Le chat avait mangé son compagnon de voyage.

J.-T. Maston fut très-attristé de la perte de son pauvre écureuil, et se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.

Quoi qu'il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets de contre-coup. Il n'y avait donc plus qu'à partir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de l'Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible.

A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de La Fayette, le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis d'Amérique.


CHAPITRE XXIII

LE WAGON-PROJECTILE.

Après l'achèvement de la célèbre Columbiad, l'intérêt public se rejeta immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à transporter à travers l'espace les trois hardis aventuriers. Personne n'avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du Comité.

Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du projectile importait peu, car, après avoir traversé l'atmosphère en quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide absolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie. Mais, dès l'instant qu'on le transformait en véhicule, c'était une autre affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant autant de dignité que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu convenables.

De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill et Ce d'Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Le projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédié immédiatement à Stone's-Hill par les railways de l'est.

Le 10, il arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan, Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience «ce wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler à la découverte d'un nouveau monde.

Il faut en convenir, c'était une magnifique pièce de métal, un produit métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel des Américains. On venait d'obtenir pour la première fois l'aluminium en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux rayons du soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de son chapeau conique, on l'eût pris volontiers pour une de ces épaisses tourelles en façon de poivrières, que les architectes du moyen âge suspendaient à l'angle des châteaux-forts. Il ne lui manquait que des meurtrières et une girouette.

«Je m'attends, s'écriait Michel Ardan, à ce qu'il en sorte un homme d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nous serons là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d'artillerie, on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y en a dans la Lune!

—Ainsi le véhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami.

—Oui! oui! sans doute, répondit Michel Ardan qui l'examinait en artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une touffe d'ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple, une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et la gueule ouverte...

—A quoi bon? dit Barbicane, dont l'esprit positif était peu sensible aux beautés de l'art.

—A quoi bon, ami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandes, je crains bien que tu ne le comprennes jamais!

—Dis toujours, mon brave compagnon.

—Eh bien, suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu'on appelle le Chariot de l'Enfant?

—Pas même de nom, répondit Barbicane.

—Cela ne m'étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une maison, se demande s'il donnera à son trou la forme d'une lyre, d'une fleur, d'un oiseau ou d'une amphore? Eh bien, dis-moi, ami Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que tu aurais condamné ce voleur-là?

—Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la circonstance aggravante d'effraction.

—Et moi je l'aurais acquitté, ami Barbicane! Voilà pourquoi tu ne pourras jamais me comprendre!

—Je n'essaierai même pas, mon vaillant artiste.

—Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'extérieur de notre wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la Terre!

—A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise.»

Mais, avant de passer à l'agréable, le président du Gun-Club avait songé à l'utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les effets du contre-coup furent appliqués avec une intelligence parfaite.

Barbicane s'était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait assez puissant pour amortir le choc, et pendant sa fameuse promenade dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande difficulté d'une ingénieuse façon. C'est à l'eau qu'il comptait demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment.

Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d'une couche d'eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du projectile. C'est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons horizontales que le choc au départ devait briser successivement. Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse à la plus haute, s'échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot inférieur qu'après l'écrasement successif des diverses cloisons. Sans doute les voyageurs éprouveraient encore un contre-coup violent après le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc devait être presque entièrement amorti par ce ressort d'une grande puissance.

Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.

Voilà ce qu'avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon il pensait avoir résolu la grave question du contre-coup. Du reste, ce travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l'effet une fois produit et l'eau chassée au dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les supportait au moment du départ.

Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues d'un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux d'échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même soupçonner leur existence.

Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition.»

Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un peu diminué l'épaisseur de ses parois et renforcé sa partie inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours plus épais.

On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d'homme» des chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d'une plaque d'aluminium, retenue à l'intérieur par de puissantes vis de pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur prison mobile, dès qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.

Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. Rien ne fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre hublots de verre lenticulaire d'une forte épaisseur, deux percés dans la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure et un quatrième dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc à même d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces constellés du ciel. Seulement ces hublots étaient protégés contre les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu'il était facile de rejeter au dehors en dévissant des écrous intérieurs. De cette façon, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas s'échapper, et les observations devenaient possibles.

Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la plus grande facilité, et les ingénieurs ne s'étaient pas montrés moins intelligents dans les aménagements du wagon-projectile.

Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l'eau et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l'agréable vint se joindre à l'utile sous la forme d'objets d'arts; il eût fait de son projectile un véritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui eût pas manqué. Du reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se trouver à l'étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur, ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils n'eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des Etats-Unis.

La question des vivres et de l'éclairage étant résolue, restait la question de l'air. Il était évident que l'air enfermé dans le projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ tout l'oxygène contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer, par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxygène, ou, en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l'air du projectile. Comment? Par un procédé bien simple, celui de MM. Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du meeting.

On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties d'oxygène et de soixante-dix-neuf parties d'azote. Or que se passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un phénomène fort simple. L'homme absorbe l'oxygène de l'air, éminemment propre à entretenir la vie, et rejette l'azote intact. L'air expiré a perdu près de cinq pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal d'acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du sang par l'oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos, et après un certain temps, tout l'oxygène de l'air est remplacé par l'acide carbonique, gaz essentiellement délétère.

La question se réduisait dès lors à ceci: l'azote s'étant conservé intact, 1o refaire l'oxygène absorbé; 2o détruire l'acide carbonique expiré. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la potasse caustique.

Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de paillettes blanches; lorsqu'on le porte à une température supérieure à quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et l'oxygène qu'il contient se dégage entièrement. Or dix-huit livres de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygène, c'est-à-dire la quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voilà pour refaire l'oxygène.

Quant à la potasse caustique, c'est une matière très-avide de l'acide carbonique mêlé à l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pour absorber l'acide carbonique.

En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l'air vicié toutes ses qualités vivifiantes. C'est ce que les deux chimistes MM. Reiset et Regnault avaient expérimenté avec succès.

Mais, il faut le dire, l'expérience avait eu lieu jusqu'alors in anima vili. Quelle que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des hommes la supporteraient.

Telle fut l'observation faite à la séance où se traita cette grave question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai avant le départ.

Mais l'honneur de tenter cette épreuve fut réclamé énergiquement par J.-T. Maston.

L'arrivée du projectile à Stone's-Hill (p. 139).

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«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours.»

Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses vœux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours; puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile, dont la plaque fut hermétiquement fermée.

Que se passa-t-il pendant cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte. L'épaisseur des parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d'arriver au dehors.

J.-T. Maston avait engraissé! (p. 145).

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Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis de J.-T. Maston ne laissaient pas d'être un peu inquiets. Mais ils furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait un hurrah formidable.

Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une attitude triomphante.

Il avait engraissé!


CHAPITRE XXIV

LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES.

Le 20 octobre de l'année précédente, après la souscription close, le président du Gun-Club avait crédité l'Observatoire de Cambridge des sommes nécessaires à la construction d'un vaste instrument d'optique. Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour rendre visible à la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf pieds de largeur.

Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube qui porte à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et à son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire, à laquelle s'applique l'œil de l'observateur. Les rayons émanant de l'objet lumineux traversent la première lentille et vont, par réfraction, former une image renversée à son foyer[86]. Cette image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé à chaque extrémité par l'objectif et l'oculaire.

Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité supérieure. Les rayons partis de l'objet observé y pénètrent librement et vont frapper un miroir métallique concave, c'est-à-dire convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir qui les renvoie à l'oculaire disposé de façon à grossir l'image produite.

Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donné aux premiers, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la difficulté d'exécution de ces appareils d'optique gît dans la confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de miroirs métalliques.

Cependant, à l'époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus. Depuis le seizième siècle, les appareils d'optique s'élargirent et s'allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu'alors. Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa en Russie, dont l'objectif mesure quinze pouces (—38 centimètres de largeur[87]), la lunette de l'opticien français Lerebours, pourvue d'un objectif égal au précédent, et enfin la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a dix-neuf pouces de diamètre (48 cent.).

Parmi les télescopes, on en connaissait deux d'une puissance remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par Herschel, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de six mille fois. Le second s'élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le parc de Parsonstown, et appartenait à lord Rosse. La longueur de son tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six pieds (—1 m. 93 cent.)[88]; il grossissait six mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à la manœuvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.

Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or un grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu'à trente-neuf milles (—16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient très-allongés.

Or, dans l'espèce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (—2 lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de quarante-huit mille fois.

Telle était la question posée à l'Observatoire de Cambridge. Il ne devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc les difficultés matérielles.

Et d'abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalité d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les lentilles perdent moins par l'absorption que par la réflexion sur le miroir métallique des télescopes. Mais l'épaisseur que l'on peut donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps considérable qui se mesure par années.

Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes, avantage inappréciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le télescope, qui est d'une exécution plus prompte et permet d'obtenir de plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux perdent une grande partie de leur intensité en traversant l'atmosphère, le Gun-Club résolut d'établir l'instrument sur l'une des plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'épaisseur des couches aériennes.

Dans les télescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-à-dire la loupe placée à l'œil de l'observateur, produit le grossissement, et l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser singulièrement en grandeur les objectifs d'Herschel et de lord Rosse. Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération très-délicate.

Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l'Institut de France, Léon Foucault, venait d'inventer un procédé qui rendait très-facile et très-prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le miroir métallique par des miroirs argentés. Il suffisait de couler un morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite avec un sel d'argent. Ce fut ce procédé, dont les résultats sont excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.

De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschel pour ses télescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se former à son autre extrémité où se trouvait situé l'oculaire. Ainsi l'observateur, au lieu d'être placé à la partie inférieure du tube, se hissait à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe, il plongeait dans l'énorme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer le petit miroir destiné à renvoyer l'image à l'oculaire. Celle-ci ne subissait plus qu'une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l'image était moins affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux dans l'observation qui devait être faite[89].

Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D'après les calculs du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un pareil instrument, il n'était pas comparable à ce télescope long de dix mille pieds (—3 kilomètres et demi) que l'astronome Hooke proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins l'établissement d'un semblable appareil présentait de grandes difficultés.

Quant à la question d'emplacement, elle fut promptement résolue. Il s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne sont pas nombreuses dans les États.

En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique Mississipi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves,» s'ils admettaient une royauté quelconque.

A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est fort modeste.

A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale de l'Amérique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordillières, franchit l'isthme de Panama et court à travers l'Amérique du Nord jusqu'aux rivages de la mer polaire.

Ces montagnes ne sont pas très-élevées, et les Alpes ou l'Himalaya les regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur. En effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds, tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent trente-neuf, et le Kintschindjinga[90] vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la mer.

Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que la Columbiad, fût établi dans les États de l'Union, il fallut se contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut dirigé sur le sommet de Long's-Peak, dans le territoire du Missouri.

Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains eurent à vaincre, les prodiges d'audace et d'habileté qu'ils accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de lourdes pièces forgées, des cornières d'un poids considérable, les vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul près de trente mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles chaque détail de l'existence devenait un problème presque insoluble. Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en triompha. Moins d'un an après le commencement des travaux, dans les derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux permettait de le manœuvrer facilement vers tous les points du ciel et de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leur marche à travers l'espace.

Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars[91]. La première fois qu'il fut braqué sur la Lune, les observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète. Qu'allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs, des océans? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les points de son disque la nature volcanique de la Lune put être déterminée avec une précision absolue.

Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au Gun-Club, rendit d'immenses services à l'astronomie. Grâce à sa puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées jusqu'aux dernières limites, le diamètre apparent d'un grand-nombre d'étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de Cambridge, décomposa la crab nebula[92] du Taureau, que le réflecteur de lord Rosse n'avait jamais pu réduire.


CHAPITRE XXV

DERNIERS DÉTAILS.

On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait engagé son troisième pari. Il s'agissait, en effet, de charger la Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la manipulation d'une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse éminemment explosive s'enflammerait d'elle-même sous la pression du projectile.

Il y avait là de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais Barbicane avait à cœur de réussir et de ne pas échouer au port; il choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux, il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de succès.

Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte de Stone's-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et arrivait l'un après l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette façon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la fois dans l'enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de grues manœuvrées à bras d'hommes. Toute machine à vapeur avait été écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde. C'était déjà trop d'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de préférence pendant la nuit, sous l'éclat d'une lumière produite dans le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen d'un fil métallique destiné à porter simultanément l'étincelle électrique au centre de chacune d'elles.

En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d'une matière isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à la hauteur où devait être maintenu le projectile; là ils traversaient l'épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des évents du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au sommet de Stone's-Hill, le fil supporté sur des poteaux pendant une longueur de deux milles rejoignait une puissante pile de Bunzen en passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du doigt le bouton de l'appareil pour que le courant fût instantanément rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu'au dernier moment.

Le télescope des montagnes Rocheuses (p. 150).

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Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de la Columbiad. Cette partie de l'opération avait réussi. Mais que de tracas, que d'inquiétudes, de luttes avait subis le président Barbicane! Vainement il avait défendu l'entrée de Stone's-Hill; chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns, poussant l'imprudence jusqu'à la folie, venaient fumer au milieu des balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là. Rude tâche, car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des palissades. Michel Ardan s'était bien offert pour escorter les caissons jusqu'à la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu'il pourchassait les imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrépide fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement.

L'intérieur du projectile (p. 154).

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Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile dans la Columbiad et à le placer sur l'épaisse couche de fulmi-coton.

Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils étaient en assez grand nombre, et si l'on avait laissé faire Michel Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d'inutilités. Mais Barbicane intervint, et l'on dut se réduire au strict nécessaire.

Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le coffre aux instruments.

Les voyageurs étaient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet, et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils emportaient une excellente carte de Beer et Mœdler, la Mappa selenographica, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit pour un véritable chef-d'œuvre d'observation et de patience. Elle reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de cette portion de l'astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées, cirques, cratères, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts Doerfel et Leibnitz, dont le haut sommet se dresse à la partie orientale du disque, jusqu'à la Mare frigoris, qui s'étend dans les régions circumpolaires du nord.

C'était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils pouvaient déjà étudier le pays avant d'y mettre le pied.

Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse à système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en très-grande quantité.

«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il faut donc prendre ses précautions.»

Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables, sans parler des vêtements convenables à toutes les températures, depuis le froid des régions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone torride.

Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne voyait pas la nécessité d'acclimater dans la Lune les serpents, les tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes.

«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, bœuf ou vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient d'une grande utilité.

—J'en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club, mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noé. Il n'en a ni la capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du possible.»

Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent mises au nombre des objets indispensables. Si on eût laissé faire Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les y semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent soigneusement enveloppés d'un étui de paille et placés dans un coin du projectile.

Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait prévoir le cas où l'on accosterait une portion de la Lune absolument stérile. Barbicane fit si bien qu'il parvint à en prendre pour une année. Mais il faut ajouter, pour n'étonner personne, que ces vivres consistèrent en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient une grande quantité d'éléments nutritifs; ils n'étaient pas très-variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille expédition. Il y avait aussi une réserve d'eau-de-vie pouvant s'élever à cinquante gallons[93] et de l'eau pour deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d'une certaine quantité d'eau à la surface de la Lune. Quant aux vivres, il eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne trouveraient pas à se nourrir là-haut. Michel Ardan ne conservait aucun doute à cet égard. S'il en avait eu, il ne se serait pas décidé à partir.

«D'ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas complétement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront soin de ne pas nous oublier.

—Non, certes, répondit J.-T. Maston.

—Comment l'entendez-vous? demanda Nicholl.

—Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne sera pas toujours là? Eh bien! toutes les fois que la Lune se présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée, c'est-à-dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe?

—Hurrah! hurrah! s'écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée; voilà qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous oublierons pas!

—J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la Terre!»

Ces paroles respiraient une telle confiance que Michel Ardan, avec son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à sa suite. Ce qu'il disait paraissait simple, élémentaire, facile, d'un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d'une façon mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois voyageurs dans leur expédition lunaire.

Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile, l'eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et le gaz d'éclairage refoulé dans son récipient. Quant au chlorate de potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler l'oxygène et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Un appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se chargeait de rendre à l'air ses qualités vivifiantes et de le purifier d'une façon complète. Le projectile était donc prêt, et il n'y avait plus qu'à le descendre dans la Columbiad. Opération, d'ailleurs, pleine de difficultés et de périls.

L'énorme obus fut amené au sommet de Stone's-Hill. Là des grues puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de métal.

Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sous ce poids énorme, et la chute d'une pareille masse eût certainement déterminé l'inflammation du fulmi-coton.

Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures après, le wagon-projectile, descendu doucement dans l'âme du canon, reposait sur sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sa pression n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la Columbiad.

«J'ai perdu,» dit le capitaine en remettant au président Barbicane une somme de trois mille dollars.

Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon de voyage; mais il dut céder devant l'obstination de Nicholl, qui tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.

«Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose à vous souhaiter, mon brave capitaine.

—Laquelle? demanda Nicholl.

—C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette façon, nous serons sûrs de ne pas rester en route!


CHAPITRE XXVI

FEU!

Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ du projectile ne s'effectuait pas le soir même, à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit ans s'écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes conditions simultanées de zénith et de périgée.

Le temps était magnifique; malgré les approches de l'hiver, le soleil resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si impatiemment désiré! Que de poitrines furent oppressées par le pesant fardeau de l'attente! Tous les cœurs palpitèrent d'inquiétude, sauf le cœur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une préoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait été paisible, le sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'affût d'un canon.

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui s'étendent à perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les relevés du Tampa-Town Observer, pendant cette mémorable journée, cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivaquait autour de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appelée depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités de l'Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les dialectes du monde s'y parlaient à la fois. On eût dit la confusion des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là les diverses classes de la société américaine se confondaient dans une égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s'y coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du Kentucky et du Tenessee, les Virginiens élégants et hautains donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux marchands de bœufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc à larges bords ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade bleue des fabriques d'Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d'épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques dont le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles innombrables.

A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit menaçant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées, singes à l'étouffée, fish-chowder[94], sarigue rôtie, o'possum saignant, ou grillades de racoon.

Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de paquets de paille!

«Voilà le julep à la menthe! criait l'un de ces débitants d'une voix retentissante.

—Voici le sangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d'un ton glapissant.

—Et du gin-sling! répétait celui-ci.

—Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-là.

—Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode?» s'écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un verre à l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la glace pilée, l'eau, le cognac et l'ananas frais qui composent cette boisson rafraîchissante.

Aussi, d'habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous l'action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l'air et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, ce premier décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch accoutumé! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de l'Américain pour les jeux était vaincue par l'émotion. A voir les quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on comprenait que l'événement du jour absorbait tout autre besoin et ne laissait place à aucune distraction.

Jusqu'au soir une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le cœur. Chacun aurait voulu «que ce fût fini.»

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les clameurs montèrent jusqu'au ciel; les applaudissements éclatèrent de toutes parts, tandis que la blonde Phœbé brillait paisiblement dans un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect les cris redoublèrent d'intensité. Unanimement, instantanément, le chant national des États-Unis s'échappa de toutes les poitrines haletantes, et le Yankee doodle, repris en chœur par cinq millions d'exécutants, s'éleva comme une tempête sonore jusqu'aux dernières limites de l'atmosphère.

Puis, après cet irrésistible élan, l'hymne se tut, les dernières harmonies s'éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément impressionnée. Cependant le Français et les deux Américains avaient franchi l'enceinte réservée autour de laquelle se pressait l'immense foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d'un pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté, flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main avec une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot «Français,» et, qui pis est, «Parisien» jusqu'à la dernière seconde.

Depuis le matin, une foule innombrable... (p. 157).

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Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le projectile; la manœuvre nécessaire pour y descendre, la plaque de fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.

Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur celui de l'ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au moyen de l'étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le projectile pourraient ainsi suivre de l'œil l'impassible aiguille qui marquerait l'instant précis de leur départ.

Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante; en dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu'il réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de son cher et brave président.

«Si je partais? dit-il, il est encore temps!

—Impossible, mon vieux Maston,» répondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient installés dans le projectile dont ils avaient vissé intérieurement la plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée, s'ouvrait librement vers le ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans leur wagon de métal.

Qui pourrait peindre l'émotion universelle, arrivée alors à son paroxysme?

La lune s'avançait sur un firmament d'une pureté limpide, éteignant sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin de l'horizon et du zénith. Chacun devait donc facilement comprendre que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du lièvre qu'il veut atteindre.

Un silence effrayant pesait sur toute cette scène. Pas un souffle de vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les cœurs n'osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient la gueule béante de la Columbiad.

Murchison suivait de l'œil l'aiguille de son chronomètre. Il s'en fallait à peine de quarante secondes que l'instant du départ ne sonnât, et chacune d'elles durait un siècle.

A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isolés s'échappèrent:

«Trente-cinq!—trente-six!—trente-sept!—trente-huit!—trente-neuf!—quarante! Feu!!!»

Aussitôt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil, rétablit le courant et lança l'étincelle électrique au fond de la Columbiad.

Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d'un cratère. La terre se souleva, et c'est à peine si quelques personnes purent un instant entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des vapeurs flamboyantes.


CHAPITRE XXVII

TEMPS COUVERT.

Au moment où la gerbe incandescente s'éleva vers le ciel à une prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de feu fut aperçu de cent milles en mer, du golfe comme de l'Atlantique, et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord l'apparition de ce météore gigantesque.

La détonation de la Columbiad fut accompagnée d'un véritable tremblement de terre. La Floride se sentit secouée jusque dans ses entrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur, repoussèrent avec une incomparable violence les couches atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que l'ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs.

Pas un spectateur n'était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous furent couchés comme des épis sous l'orage; il y eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet au-dessus de la tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnes demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur.

Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements, culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt milles, chassé les trains du rail-way jusqu'à Tampa, fondit sur cette ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre autres l'église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port, choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs chaînes comme des fils de coton.

Mais le cercle de ces dévastations s'étendit plus loin encore, et au-delà des limites des États-Unis. L'effet du contre-coup, aidé des vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique à plus de trois cent milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête inattendue, que n'avait pu prévoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces tourbillons épouvantables sans avoir le temps d'amener, sombrèrent sous voiles, entre autres le Childe-Harold de Liverpool, regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet des plus vives récriminations.

Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que l'affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du projectile, des habitants de Gorée et de Sierra-Leone prétendirent avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes sonores, qui, après avoir traversé l'Atlantique, venait mourir sur la côte africaine.

Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumulte passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane! Hurrah pour Nicholl!» s'élevèrent jusqu'aux cieux. Plusieurs millions d'hommes, le nez en l'air, armés de télescopes, de lunettes, de lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les émotions, pour ne se préoccuper que du projectile. Mais ils le cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait se résoudre à attendre les télégrammes de Long's-Peak. Le directeur de l'observatoire de Cambridge[95] se trouvait à son poste dans les montagnes Rocheuses, et c'était à lui, astronome habile et persévérant, que les observations avaient été confiées.

Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l'impatience publique à une rude épreuve.

Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, après le terrible déplacement des couches atmosphériques et cette dispersion de l'énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait été troublé. Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer, on a souvent vu l'état atmosphérique brusquement modifié par les décharges de l'artillerie.

Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais, lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui, malheureusement, s'étendit jusqu'aux régions des montagnes Rocheuses. Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s'éleva de toutes les parties du globe. Mais la nature s'en émut peu, et décidément, puisque les hommes avaient troublé l'atmosphère par leur détonation, ils devaient en subir les conséquences.

Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait nécessairement alors par la ligne des antipodes.

Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l'horizon, il fut impossible de l'apercevoir; on eût dit qu'elle se dérobait à dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle. Il n'y eut donc pas d'observation possible, et les dépêches de Longs'-Peak confirmèrent ce fâcheux contre-temps.

Cependant, si l'expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1er décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu'à cette époque, et comme après tout il eût été bien difficile d'observer dans ces conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop crier.

Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir sur le disque éclatant de la Lune. Mais le temps demeura impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exaspération publique. On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point. Triste retour des choses d'ici-bas!

J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long's-Peak. Il voulait observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent arrivés au terme de leur voyage. On n'avait pas, d'ailleurs, entendu dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts couvert.

Le 5, même temps. Les grands télescopes du vieux monde, ceux d'Herschel, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur l'astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute observation utile.

Le 6, même temps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe. On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les nuages accumulés dans l'air.

Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l'espoir ne fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent la voûte étoilée contre tous les regards.

Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait rasséréné, les chances de l'observation seraient singulièrement amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle, c'est-à-dire qu'elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc attendre jusqu'au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la retrouver pleine et commencer les observations.

Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience angélique.

Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d'un pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.

Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et on eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conservé jusqu'alors sous son crâne de gutta-percha.

Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions intertropicales se déchaîna dans l'atmosphère. De grands vents d'est balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le disque à demi rongé de l'astre des nuits passa majestueusement au milieu des limpides constellations du ciel.


CHAPITRE XXVIII

UN NOUVEL ASTRE.

Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue éclata comme un coup de foudre dans les États de l'Union, et de là, s'élançant à travers l'océan, elle courut sur tous les fils télégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce au gigantesque réflecteur de Long's-Peak.

Voici la note rédigée par le directeur de l'observatoire de Cambridge. Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du Gun-Club.

«Long's-Peak, 12 décembre.

«A MM. les Membres du bureau de l'Observatoire de Cambridge.

«Le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill a été aperçu par MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 décembre, à huit heures quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier quartier.

«Ce projectile n'est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais assez près, cependant, pour être retenu par l'attraction lunaire.

«Là, son mouvement rectiligne s'est changé en un mouvement circulaire d'une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable satellite.

«Les éléments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu être déterminés. On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation. La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée à deux mille huit cent trente-trois milles environ (—4,500 lieues).

«Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une modification dans l'état des choses:

«Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs atteindront le but de leur voyage;

«Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles.

«C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la tentative du Gun-Club n'a eu d'autre résultat que de doter d'un nouvel astre notre système solaire.

«J. Belfast.»

Que de questions soulevait ce dénoûment inattendu! Quelle situation grosse de mystères l'avenir réservait aux investigations de la science! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet à la Lune, venait d'avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont incalculables. Les voyageurs emprisonnés dans un nouveau satellite, s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour la première fois, l'œil pouvait en pénétrer tous les mystères. Les noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines, se sont audacieusement lancés à travers l'espace, et ont joué leur vie dans la plus étrange tentative des temps modernes.

Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. Était-il possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre? Non, sans doute, car ils s'étaient mis en dehors de l'humanité en franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres. Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des vivres pour un an. Mais après?... Les cœurs les plus insensibles palpitaient à cette terrible question.

Effet de la détonation (p. 163).

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Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée. Un seul avait confiance, et c'était leur ami dévoué, audacieux et résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.

D'ailleurs il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut désormais le poste de Long's-Peak, son horizon, le miroir de l'immense réflecteur. Dès que la lune se levait à l'horizon, il l'encadrait dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du projectile sur son disque d'argent, et véritablement le digne homme restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne désespérait pas de revoir un jour.

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