Derniers essais de littérature et d'esthétique: août 1887-1890
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Title: Derniers essais de littérature et d'esthétique: août 1887-1890
Author: Oscar Wilde
Translator: Albert Savine
Release date: December 31, 2006 [eBook #20234]
Language: French
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BIBLIOTHÈQUE COSMOPOLITE.—No 68
OSCAR WILDE
Derniers Essais de Littérature et d'Esthétique
AOÛT 1887-1890
Traduction d'ALBERT SAVINE
PARIS
P.-V. STOCK & Cie, ÉDITEURS
155, RUE SAINT-HONORÉ, 155
1913
DU MÊME AUTEUR ET DU MÊME TRADUCTEUR:
Le Crime de Lord Arthur Savile.—Le Portrait de monsieur W.H.—Poèmes.—Le Prêtre et l'Acolyte.—Théâtre I.: Drames.—Théâtre II.: Comédies, 1er volume.—Théâtre III.: Comédies, 2e volume.—Une Maison de Grenades.—Essais de Littérature et d'Esthétique.—Nouveaux Essais de Littérature et d'Esthétique.
DU MÊME TRADUCTEUR:
Juan Valera.—Le Commandeur Mendoza. Narcis Oller.—Le Papillon, préface d'Émile Zola.—Le Rapiat. Jacinto Verdaguer.—L'Atlantide. Emilia Pardo Bazan.—Le Naturalisme. Henryck Sienkiewicz.—Pages d'Amérique. Andrew Carnegie.—La Grande-Bretagne jugée par un Américain. Elisabeth Barrett Browning.—Poèmes et Poésies. Th. de Quincey.—Souvenirs autobiographiques du Mangeur d'opium. Th. Roosevelt.—La Vie au Rancho.—Chasses et parties de chasse.—La Conquête de l'Ouest.—New-York. Percy Bysshe Shelley.—Œuvres en prose. Robert-L. Stevenson.—Enlevé! Algernon C. Swinburne.—Nouveaux Poèmes et Ballades. Arthur Conan Doyle.—Mystères et Aventures.—Le Parasite. (En collaboration avec Georges-Michel.)—La Grande Ombre.—Un Début en Médecine.—Idylle de Banlieue.—Nouveaux Mystères et Aventures.—Jim Harrison, boxeur.—La merveilleuse découverte de Raffles Raw.—Derniers Mystères et Aventures.—Le Capitaine Micah Clarke.—Les Recrues de Monmouth.—La bataille de Sedgemoor.—Un Duo. Arthur Morrison.—Les Enquêtes du prestigieux Héwitt.—Nouvelles Enquêtes du prestigieux Héwitt.—Dernières Enquêtes du prestigieux Héwitt.—Dorrington détective marron. H.-B. Marriott Watson.—Dick le Galopeur. Julien Hawthorne.—Confessions d'un condamné par le No 19759. Frank-Th. Bullen.—Idylles de la mer.
En préparation:
Henryck Sienkiewicz.—La Préférée. Armando Palacio Valdes.—L'Idylle d'un malade. José Maria de Pereda.—Au premier vol. Robert-L. Stevenson.—Les Joyeux Drilles. Bret Harts.—Maruja.—Dans les bois de Carquinez.
OSCAR WILDE
Derniers Essais de Littérature et d'Esthétique
(AOÛT 1887-1890)
Un bon roman historique.[1]
La plupart des romanciers russes regardent le roman historique comme un faux genre, comme une sorte de bal travesti littéraire, comme une simple représentation de marionnettes, et non comme une peinture vraie de la vie.
Pourtant, l'histoire de la Russie abonde en scènes et en situations si extraordinaires que nous voyons sans surprise, en dépit des dogmes de l'école naturaliste, M. Stephen Coleridge prendre pour cadre de son étrange récit la Russie du seizième siècle.
Sans doute on peut dire bien des choses en faveur de la préférence donnée à un sujet éloigné des événements actuels.
La passion, elle-même, gagne à être vue dans un milieu pittoresque.
La distance dans le temps, à la différence de la distance dans l'espace, rend les objets plus grands et plus nets.
Les choses ordinaires de la vie contemporaine sont enveloppées d'un brouillard de familiarité qui obscurcit souvent leur signification.
En outre, à certains moments, nous sentons qu'il y a fort peu de plaisir artistique à attendre de l'étude de l'école réaliste moderne.
Ses œuvres sont fortes, mais pénibles, et au bout d'un certain temps, nous nous lassons de leur âpreté, de leur violence et de leur crudité.
Elles exagèrent l'importance des faits et méconnaissent l'importance de la fiction.
Tel est, en tout cas, l'état d'esprit—et la critique est-elle autre chose qu'un état d'esprit?—qu'a produit en nous la lecture du Démétrius de M. Coleridge.
C'est l'histoire d'un tout jeune homme de naissance inconnue, qui est élevé dans la domesticité d'un noble polonais.
Cet adolescent de haute taille, de physionomie agréable, nommé Alexis, a dans le port, une fierté, dans les manières, une grâce, qui paraissent étranges dans une situation aussi infirme.
Tout à coup il est reconnu par un gentilhomme russe exilé, comme étant Démétrius, le fils d'Ivan le Terrible, qu'on croyait avoir été assassiné par l'usurpateur Boris.
Son identité est confirmée par une singulière croix d'émeraudes qu'il porte au cou et par une indication, en langue grecque, dans son livre de prières, et qui révèle le secret de sa naissance et comment il a été sauvé.
Lui-même sent battre dans ses veines un sang royal et il fait appel à la noblesse de la Diète de Pologne pour qu'elle épouse sa cause.
Sa parole passionnée la décide à le reconnaître pour le véritable Tsar et il envahit la Russie à la tête d'une armée nombreuse.
Le peuple accourt de tous côtés autour de lui, et Marfa, la veuve d'Ivan le Terrible, s'échappe du couvent, où elle a été ensevelie vivante par Boris, pour venir au devant de son fils.
D'abord elle semble ne point le reconnaître, mais par la douceur de sa voix, par l'éloquence de son langage, il la conquiert, et elle l'embrasse, en présence de l'armée et déclare qu'il est son fils.
L'usurpateur, terrifié de ces nouvelles et abandonné par ses soldats, se suicide.
Alexis fait son entrée triomphale dans Moscou et il est couronné au Kremlin. Mais malgré tout, il n'est point le vrai Démétrius.
Il a été trompé lui-même et il trompe les autres.
M. Coleridge a tracé son rôle avec une délicate subtilité, avec une vive pénétration, et la scène, dans laquelle Démétrius découvre qu'il n'est point le fils d'Ivan et n'a aucun droit au nom qu'il réclame, est extrêmement forte et dramatique.
Il y a un point de ressemblance entre Alexis et le véritable Démétrius; tous deux sont mis à mort, et c'est par la mort de son étrange héros que M. Coleridge termine son remarquable récit.
En somme, M. Coleridge a écrit un roman historique réellement bon, et on peut le féliciter de son succès.
Le style est particulièrement intéressant et les parties narratives du livre méritent un grand éloge pour leur clarté, leur dignité, leur sobriété.
Les discours et les dialogues ne sont point traités avec le même bonheur, car ils ont une tendance maladroite à tourner en mauvais vers blancs.
Voici par exemple un discours, imprimé par M. Coleridge comme de la prose, et dans lequel la véritable musique de la prose est sacrifiée à un faux parti-pris métrique qui est à la fois monotone et fatigant:
But, Death, who brings us freedom from all falsehood, Who heals the heart, when the physician fails, Who comforts all whom life cannot console, Who stretches out in sleep the tired watchers; He takes the King, and proves him but a beggar! He speaks, and we, deaf to our Maker's voice, Hear and obey the call of our destroyer! Then let us murmur not at anything; For if our ills are curable, 'tis idle, and if they are past remedy, 'tis vain. The worst our strongest enemy can do Is take from us our life, and this indeed Is in the power of the weakest also.Mais la Mort, qui nous apporte l'affranchissement de tout mensonge qui guérit le cœur quand le médecin échoue, qui réconforte ceux que la vie ne saurait consoler, qui plonge dans le sommeil les gardiens fatigués s'empare du Roi, et prouve qu'il n'est qu'un mendiant, parle, et nous, sourds à la voix de notre créateur, nous écoutons l'appel de notre destructeur, et nous y obéissons. Ne murmurons point contre quoi que ce soit, car c'est chose superflue, si nos maux sont curables, et s'ils résistent à tout remède, c'est chose vaine. Le pis que puisse faire notre plus fort ennemi, c'est de nous ôter la vie, et vraiment c'est ce que peut faire aussi l'ennemi le plus faible.Ce n'est point de la bonne prose, c'est simplement du vers blanc de qualité inférieure et nous espérons que, dans son prochain roman, M. Coleridge ne nous offrira pas de la poésie de second ordre au lieu de prose harmonieuse.
Certes, que M. Coleridge soit un jeune auteur de grand talent, et très cultivé, on ne saurait en douter, et véritablement, en dépit de l'erreur que nous avons signalée, Démétrius reste un des romans les plus attrayants, les plus agréables, qui aient paru cette saison.
NOTES:
[1] Pall Mall Gazette, 8 août 1887.
Romans Nouveaux[2].
La fiction teutonique, en général, est un peu lourde et très sentimentale, mais Son Fils, de Werner, excellemment traduit par Miss Tyrrell, est vraiment un récit hors ligne.
On en ferait une pièce de premier ordre.
Le vieux comte Steinrück a deux petits-fils, Raoul et Michel.
Ce dernier est élevé comme un fils de paysan, cruellement traité d'ailleurs par son grand-père, et par le paysan aux soins duquel il a été confié, sa mère, la comtesse Steinrück, ayant épousé un aventurier qui est joueur.
Il est le rude héros du récit, le Saint Michel de cette guerre contre le mal, qu'est la vie, tandis que Raoul, gâté par son grand-père et par sa mère, une Française, trahit son pays et ternit son nom.
A chaque pas dans le récit, ces deux jeunes gens entrent en collision.
C'est une guerre entre caractères, un heurt entre individualités.
Michel est fier, austère et noble; Raoul est faible, charmant et mauvais.
Michel a le monde contre lui et il triomphe; Raoul a le monde de son côté et il succombe.
C'est un récit plein de mouvement et de vie, et la psychologie des personnages se manifeste par l'action, non par l'analyse, par des faits, non par la description.
Bien qu'elle remplisse trois forts volumes, cette histoire ne nous fatigue pas.
Elle a de la vérité, de la passion, de la force, et on ne saurait demander mieux à la fiction.
L'intérêt du Chenapan de M. Sale Lloyd est subordonné à un de ces malentendus qui composent le fond de magasins des romanciers de second ordre.
Le capitaine Egerton s'éprend de Miss Adela Thorndyke, un faible écho de quelqu'une des héroïnes de Miss Broughton, mais il ne veut point l'épouser parce qu'il l'a vue causer avec un jeune homme, qui habite dans le voisinage, et qui est un de ses plus anciens amis.
Nous disons, à regret, que Miss Thorndyke reste entièrement fidèle au capitaine Egerton et va jusqu'à refuser, à cause de lui, d'épouser le recteur de la paroisse, qui est un baronnet du cru, et un lord en chair et en os.
Il y a là du caquet de five o'clock tea à n'en plus finir et bon nombre de personnages ennuyeux.
Il peut se faire que des romans comme le Chenapan s'écrivent avec plus de facilité qu'ils ne se lisent.
James Hepburn[3] appartient à une catégorie toute différente de livres.
Ce n'est point un simple chaos de conversation, mais une forte histoire de la vie réelle, et qui placera, sans aucun doute, Miss Veitch à un rang éminent parmi les romanciers modernes.
James Hepburn est le ministre de l'Église Libre de Mossgiel et dirige une congrégation d'agréables pécheurs et de graves hypocrites.
Deux personnes l'intéressent, Lady Ellinor Farquharson et un beau jeune vagabond nommé Robert Blackwood.
Ce qu'il fait pour sauver Lady Ellinor de la honte et de la ruine a pour résultat qu'on l'accuse d'être son amant.
Son intimité avec Robert Blackwood le fait soupçonner du meurtre d'une jeune fille commis dans sa maison.
Une réunion des Anciens et des dignitaires de l'Église est convoquée pour délibérer sur la démission du ministre, et là, au grand étonnement de tous, apparaît Robert Blackwood, qui avoue le crime dont Hepburn est accusé.
Tout le récit est d'une puissance extraordinaire, et il n'y est point fait un abus extravagant du dialecte écossais, ce qui est fort commode pour le lecteur.
La page de titre de Tiff nous apprend que ce livre a été écrit par l'auteur de Lucie ou une Grande Méprise, ce qui nous paraît une forme de l'anonymat, attendu que nous n'avons jamais ouï parler du roman en question.
Nous nous plaisons toutefois à croire qu'il valait mieux que Tiff, car Tiff est certainement ennuyeux.
C'est l'histoire d'une belle jeune fille, qui a beaucoup d'amoureux et les perd, et d'une fille laide, qui n'a qu'un amoureux et le garde.
C'est un récit assez embrouillé, et qui contient beaucoup de scènes d'amour.
Si la Collection «des Romans favoris» dans laquelle Tiff paraît, doit être continuée, nous conseillerons à l'éditeur de modifier le caractère et la reliure: le premier est beaucoup trop menu, et le second est fait d'une imitation de peau de crocodile ornée d'une araignée bleue et d'une gravure vulgaire, représentant l'héroïne dans les bras d'un jeune homme en tenue de soirée.
Si ennuyeux que soit Tiff,—et il l'est à un degré remarquable,—il ne mérite point une aussi détestable reliure.
Deux Biographies de Keats[4].
«Un poète, disait un jour Keats, est de toutes les créatures de Dieu la moins poétique».
Que cet aphorisme soit vrai ou non, c'est certainement l'impression que donnent les deux dernières biographies qui ont paru sur Keats lui-même[5].
On ne saurait dire que M. Colvin ou M. William Rossetti[5] nous fassent mieux aimer ou mieux comprendre Keats.
Dans l'un et l'autre de ces livres, il y a beaucoup de choses qui sont comme «de la paille dans la bouche» et dans celui de M. Rossetti, il ne manque pas de ces choses qui ont «au palais l'acre saveur du cuivre».
De nos jours, cela est, jusqu'à un certain point, inévitable.
On est toujours tenu de payer l'amende, quand on a regardé par des trous de serrure. Or, trou de serrure et escalier de service jouent un rôle essentiel dans la méthode des biographes modernes.
Toutefois, il n'est que juste de reconnaître, tout d'abord, que M. Colvin s'est acquitté de sa besogne beaucoup mieux que M. Rossetti.
Ainsi le récit de la vie de Keats adolescent, tel que le donne M. Colvin, est très agréable. De même l'esquisse du cercle des amis de Keats. Leigh Hunt et Haydon, notamment, sont admirablement dessinés.
Çà et là sont introduits de vulgaires détails de famille, sans beaucoup d'égard pour les proportions.
Les panégyriques posthumes d'amis dévoués n'ont réellement pas grande valeur pour nous aider à apprécier exactement le vrai caractère de Keats, quoique en semble croire M. Colvin.
Nous sommes convaincu que lorsque Bailey écrivait à Lord Houghton que deux traits essentiels, le sens commun et la bienveillance, distinguaient Keats, le digne archidiacre avait les meilleures intentions du monde, mais nous préférons le véritable Keats, avec son emportement capricieux et volontaire, ses humeurs fantasques et sa belle légèreté.
Ce qui fait une partie du charme de Keats comme homme, c'est qu'il était délicieusement incomplet.
Après tout, si M. Colvin ne nous a point donné un portrait bien ressemblant de Keats, il nous a certainement raconté sa vie dans un livre agréable et d'une lecture facile.
Il n'écrit peut-être pas avec l'aisance et la grâce d'un homme de lettres, mais il n'est jamais prétentieux et n'est pas souvent pédant.
Le livre de M. Rossetti est absolument raté. Et, pour commencer, M. Rossetti commet la grave erreur de séparer l'homme de l'artiste.
Les faits de la vie de Keats ne sont intéressants qu'à la condition de les montrer dans leur rapport avec son activité créatrice.
Dès qu'ils sont isolés, ils perdent tout intérêt ou même deviennent pénibles.
M. Rossetti se plaint de ce que les débuts de la vie de Keats soient dépourvus d'incidents, de ce que la dernière période soit décourageante, mais la faute est imputable au biographe et non au sujet.
Le livre s'ouvre par un récit détaillé de la vie de Keats, où il ne nous fait grâce de rien, depuis ce qu'il appelle la «mésaventure sexuelle d'Oxford» jusqu'aux six semaines de dissipation après l'apparition de l'article du Blackwood et aux propos que tenait le mourant dans son délire loquace.
A n'en pas douter, tout, ou presque tout ce que nous rapporte M. Rossetti, est vrai, mais il ne fait preuve ni de tact dans le choix des faits, ni de sympathie dans sa manière de les traiter.
Lorsque M. Rossetti parle de l'homme, il oublie le poète, et lorsqu'il juge le poète, il montre qu'il ne comprend point l'homme.
Prenez par exemple sa critique de la merveilleuse Ode à un rossignol, d'une si étonnante magie d'harmonie, de couleur et de forme.
Il commence par dire que «la première marque de faiblesse» dans la pièce est «l'abus des allusions mythologiques», assertion complètement fausse, car sur les huit stances qui composent la pièce, il n'y en a que trois qui contiennent des allusions mythologiques, et sur ce nombre, il n'en est aucune qui soit forcée ou éloignée.
Puis, lorsqu'il cite la seconde strophe:
Oh! une lampée de vin, qui aura été Pendant un long siècle dans la terre profondément fouillée, et qui aurait un parfum de Flore, de la danse sur le gazon de la campagne, et de la chanson provençale, et de la gaîté brunie au soleil,M. Rossetti, dans un bel accès de Ruban bleu[6], s'écrie avec enthousiasme: «Assurément personne n'a besoin de boire du vin pour se préparer à goûter la mélodie d'un rossignol, soit au sens propre, soit au sens figuré».
«Appeler le vin une sincère et rougissante Hippocrène» lui paraît à la fois «grandiloquent et désagréable».
L'expression «chaînes de bulles qui clignotent sur le bord» est triviale, quoique pittoresque; l'image «non point porté sur le chariot de Bacchus que traînent des panthères» est «bien pire».
Une expression comme celle-ci: «Dryade des arbres, à l'aile légère» est évidemment un pléonasme, car dryade signifie réellement «nymphe du chêne».
Et de cette superbe explosion de passion:
Tu n'es point né pour la mort, immortel oiseau, Ni pour que des générations affamées te foulent aux pieds. La voix que j'entendis au cours de cette nuit fut entendue aux temps passée par l'empereur, par le paysan.M. Rossetti nous dit que cette invocation est un solécisme palpable, ou palpaple (sic) de logique, «attendu que les hommes vivent plus longtemps que les rossignols».
Comme M. Colvin fait une critique fort analogue à celle-là, en parlant d'«une faute de logique qui est en même temps... un défaut poétique», il valait peut-être la peine de signaler à ces deux récents critiques de l'œuvre de Keats, que Keats a voulu exprimer l'idée du contraste entre la durée de la beauté et la condition changeante et la déchéance de la vie humaine, idée qui reçoit son expression la plus complète dans l'Ode à une urne grecque.
Les autres pièces ne sortent pas moins malmenées des mains de M. Rossetti.
La belle invocation, dans Isabella:
Portez vos plaintes vers elle, toutes, syllabes de gémissement, sortez des profondeurs de la gorge de la triste Melpomène Sortez en ordre tragique de la lyre de bronze Et faites vibrer en un mystère les cordes.Cela lui paraît «une fadeur».
La Bacchante indienne du quatrième livre d'Endymion est qualifiée de «buveuse sentimentale et tentatrice».
Quant à Endymion, M. Rossetti déclare ne pouvoir comprendre comment «son organisme humain, avec des appareils respiratoire et digestif, continue à exister,» et il nous apprend comment Keats aurait du, d'après lui, traiter le sujet.
Un jour, un éminent critique français s'écriait avec désespoir: «Je trouve des physiologistes partout», mais il était réservé à M. Rossetti de faire des considérations sur la digestion d'Endymion et nous lui concédons volontiers la supériorité que lui donne ce point de vue.
Même lorsque M. Rossetti loue, il gâte ce qu'il loue.
Traiter Hypérion de «monument d'architecture cyclopéenne en vers» est assez mauvais, mais l'appeler un «Stonehenge de réverbération» est absolument détestable, et nous n'en savons guère plus long sur la Veille de la Saint Marc quand nous apprenons que la simplicité en est «pleine de sang et singulière».
Puis, que signifie cette assertion que les Notes de Keats sur Shakespeare sont «un peu tendues et bouffies?»
N'y a-t-il rien de mieux à dire de Madeline dans la Veille de la Sainte Agnès, sinon qu'elle est présentée comme une figure très charmante, très aimable, «bien quelle ne fasse autre chose de bien particulier que de se dévêtir sans regarder derrière elle et de s'en aller furtivement».
Il n'est nullement nécessaire de suivre M. Rossetti plus loin, pour le voir barboter dans la vase qu'il a faite lui-même avec ses pieds.
Un critique, capable de dire qu'«un nombre assez faible des poésies de Keats sont dignes d'une grande admiration», ne mérite pas d'être pris au sérieux.
M. Rossetti est un homme entreprenant, un écrivain laborieux, mais il manque entièrement du sens nécessaire pour l'interprétation de la poésie telle que l'a écrite John Keats.
C'est avec un vrai plaisir qu'on revient ensuite à M. Colvin, dont les critiques sont toujours modestes et souvent pénétrantes.
Nous ne sommes point d'accord avec lui lorsqu'il accepte la théorie de M. Owen, au sujet d'un sens allégorique et mystique qui se cacherait sous Endymion. Son jugement final sur Keats, qui «serait l'esprit le plus shakespearien qui ait paru depuis Shakespeare», n'est pas très heureux et nous sommes surpris de l'entendre insinuer, sur la foi d'une anecdote assez suspecte de Severn, que Sir Walter Scott avait sa part dans l'article du Blackwood.
Mais il n'y a rien qui soit âcre, irritant, maladroit dans l'appréciation qu'il donne sur l'œuvre du poète.
Le vrai Marcellus de la poésie anglaise n'a pas encore trouvé son Virgile, mais M. Colvin fait un Stace passable.
NOTES:
[4] Pall Mall Gazette, 27 septembre 1887.
[5] Keats par Sidney Colvin et Vie de John Keats par William Michael Rossetti.
[6] Insigne des membres de la Société de Tempérance qui se sont engagés à ne boire que de l'eau.
Sermons en pierres à Bloomsbury. La nouvelle Salle de Sculpture du British Museum.[7]
Grâce aux efforts de Sir Charles Newton, auquel tous ceux qui s'intéressent à l'art classique doivent leur reconnaissance, quelques-uns des merveilleux trésors, si longtemps murés dans les sombres souterrains du British Museum, ont enfin apparu à la lumière, et la nouvelle Salle de Sculpture qui vient d'être ouverte au public, compensera amplement la peine d'une visite, même pour ceux aux yeux de qui l'art est une pierre d'achoppement et un écueil de scandale.
En effet, même sans parler de la simple beauté de forme, de contour et d'ensemble, de la grâce et du charme dans la conception, de la délicatesse dans l'exécution technique, nous voyons exposé, sous nos yeux, ce que les Grecs et les Romains pensaient, au sujet de la mort, et le philosophe, le prédicateur, l'homme du monde pratique, le Philistin lui-même, seront certainement touchés par ces «sermons en pierres» avec leur portée profonde, l'abondance d'idées qu'ils suggèrent et leur simple humanité.
Des pierres funéraires courantes, voilà ce qu'ils sont pour la plupart, œuvres non point d'artistes fameux, mais de simples artisans.
Seulement elles ont été ouvrées, en un temps où tout métier était un art.
Les plus beaux spécimens, au point de vue purement artistique, sont sans contredit les deux stèles trouvées à Athènes.
L'une et l'autre sont les pierres tombales de jeunes athlètes grecs.
Dans l'une, l'athlète est représenté tendant sa strigile à son esclave; dans l'autre, l'athlète est debout, seul, la strigile en main.
Elles n'appartiennent point à la plus grande période de l'Art grec. Elles n'ont point le grand style du siècle de Phidias, mais elles ont néanmoins leur beauté, et il est impossible de n'être point fasciné par leur grâce exquise, par la façon, dont elles sont traitées, si simple en ses moyens, si subtile en son effet.
Toutes les pierres funéraires d'ailleurs sont pleines d'intérêt.
En voici une de deux dames de Smyrne, qui furent si remarquables en leur temps, que la cité leur vota des couronnes d'honneur; voici un médecin grec examinant un bambin qui souffre d'indigestion; voici le monument de Xanthippe, qui fut probablement un martyr de la goutte, car il tient à la main le moulage d'un pied destiné sans doute à être offert en ex-voto à quelque dieu.
Une jolie stèle de Rhodes nous présente un groupe familial.
Le mari est à cheval et fait ses adieux à sa femme, qui a l'air de vouloir le suivre, mais qui est retenue par un petit enfant.
L'émotion de la séparation, en quittant ceux que nous aimons, est le motif central de l'art funéraire grec.
Il est répété sous toutes les formes possibles, et chaque pierre muette semble murmurer: χαιρε. (Salut.)
L'art romain est différent.
Il introduit le portrait vigoureux et réaliste et il traite la pure vie de famille beaucoup plus fréquemment que ne le fait l'art grec.
Ils sont fort laids, ces Romains, à la physionomie dure, hommes et femmes, dont les portraits sont représentés sur leurs tombes, mais ils paraissent avoir été aimés et respectés de leurs enfants et de leurs serviteurs.
Voici le monument d'Aphrodiscus et Atilia, un noble romain et sa femme, morts en terre britannique il y a bien des siècles, et dont la pierre tombale a été trouvée dans la Tamise.
Tout près se voyait une stèle venant de Rome, avec les bustes d'un vieux couple d'époux qui étaient certainement d'une étonnante laideur.
Le contraste entre la représentation abstraite par les Grecs de l'idée de la mort et la réalisation concrète, par les Romains, des individus défunts, est extrêmement curieux.
Outre les pierres funéraires, la nouvelle salle de Sculpture contient de très charmants spécimens de l'art décoratif romain sous les Empereurs.
Le plus merveilleux de tous, et qui vaut à lui seul une excursion à Bloomsbury, est un bas-relief représentant une scène de mariage.
Juno Pronuba unit les mains d'un beau et jeune noble et d'une dame fort imposante.
Il y a dans ce marbre toute la grâce du Pérugin, et même la grâce de Raphaël. La date en est incertaine, mais la coupe soignée de la barbe du fiancé paraît indiquer l'époque de l'empereur Hadrien.
C'est manifestement l'œuvre d'artistes grecs, et c'est un des plus beaux bas-reliefs de tout le Musée. Il y a en lui je ne sais quoi qui rappelle l'harmonie et la douceur de la poésie de Properce.
Puis, ce sont de délicieuses frises où sont figurés des enfants.
L'une d'elles qui représente des enfants jouant d'instruments, aurait pu inspirer une bonne partie de l'art plastique florentin.
A vrai dire, quand nous passons en revue ces marbres, nous n'avons pas de peine à voir d'où sortit la Renaissance et à quoi nous devons les formes diverses de l'art de la Renaissance.
La frise des Muses, dont chacune porte piquée dans sa chevelure une plume prise aux ailes des sirènes vaincues, est extrêmement belle.
Sur un charmant petit bas-relief, deux amours se disputent le prix de la course en char et la frise des Amazones couchées a quelques splendides qualités de dessin.
Une frise d'enfants, qui jouent avec l'armure du Dieu Mars, mérite aussi d'être mentionnée.
C'est plein de fantaisie et d'humour délicat.
En somme, Sir Charles Newton et M. Murray méritent d'être chaudement félicités du succès de la nouvelle salle.
Nous espérons toutefois que l'on cataloguera et qu'on exposera encore d'autres pièces du trésor caché.
Actuellement, dans des sous-sols, il y a un bas-relief très remarquable qui représente le mariage de l'Amour et de Psyché, et un autre où l'on voit des pleureurs de profession se lamentant sur le corps d'un mort.
Le beau moulage du Lion de Chéronée devrait aussi en être retiré, ainsi que la stèle où se voit l'admirable portrait de l'esclave romain.
L'économie est une excellente vertu publique, mais la parcimonie qui laisse séjourner de belles œuvres d'art dans l'atmosphère farouche et sombre d'une cave humide n'est guère moins qu'un détestable vice public.
NOTES:
[7] Pall Mall Gazette, 15 octobre 1887.
Un Écossais, à propos de la poésie écossaise[8].
Un éminent critique, qui vit encore et qui est né au sud de la Tweed, confia un jour, tout bas, à un ami que les Écossais, à son avis, connaissaient réellement fort mal leur littérature nationale.
Il admettait parfaitement qu'ils aimassent leur «Robbie Burns» et leur «Sir Walter» avec un enthousiasme patriotique, qui les rend extrêmement sévères envers le malheureux homme du sud qui se hasarde à louer l'un ou l'autre en leur présence. Mais il soutenait que les œuvres des grands poètes nationaux, tels que Dunbar, Henryson, et Sir David Lyndsay sont des livres scellés pour la majorité des lecteurs à Edimbourg, à Aberdeen et à Glasgow et que fort peu d'Écossais se doutent de l'admirable explosion de poésie qui eut lieu dans leur pays pendant les quinzième et seizième siècles, alors qu'il n'existait, dans l'Angleterre de cette époque, qu'un faible développement intellectuel.
Cette terrible accusation est-elle fondée ou non, c'est ce qu'il est inutile de discuter présentement.
Il est probable que l'archaïsme de la langue suffira toujours pour empêcher un poète comme Dunbar de devenir populaire, dans le sens ordinaire du mot.
Toutefois le livre du Professeur Veitch[9] prouve qu'en tout cas, il y a «dans le pays des galettes» des gens capables d'admirer et d'apprécier ses merveilleux chanteurs d'autrefois, des gens que leur admiration pour le Lord des Îles, et pour l'Ode à une pâquerette de la montagne ne rend point aveugles aux beautés exquises du Testament de Cresseida, du Chardon et de la Rose, du Dialogue entre Expérience et un Courtisan.
Le Professeur Veitch, prenant pour sujet de ses deux intéressants volumes le sentiment de la Nature dans la poésie écossaise, commence par une dissertation historique sur le développement du sentiment dans l'espèce humaine.
L'état primitif lui apparaît comme se réduisant à une simple «sensation de plein air».
Les principales sources de plaisir sont la chaleur que donne le grand soleil, la fraîcheur de la brise, l'air général de fraîcheur de la terre et du ciel, sensation à laquelle s'associe la conscience de la vie et du plaisir sensitif, tandis que l'obscurité, l'orage et le froid sont regardés comme désagréables.
A cette époque succède l'époque pastorale, où nous trouvons l'amour des vertes prairies, de l'ombre donnée par les arbres, de tout ce qui rend la vie agréable et confortable.
Vient à son tour l'époque de l'agriculture, ère de la guerre avec la terre, où les hommes prennent du plaisir dans le champ de blé et le jardin, mais voient d'un mauvais œil tout obstacle à la culture, comme la forêt, la roche, tout ce qui ne peut pas être réduit à l'utilité par la soumission, tels la montagne et la mer.
Nous arrivons enfin au pur sentiment de la nature, au pur plaisir que donnent la seule contemplation du monde extérieur, la joie qu'on trouve dans les impressions sensibles, en dehors de tout ce qui a rapport à l'utilité ou à la bienfaisance de la Nature.
Mais là ne s'arrête pas le développement.
Le Grec, dans son désir d'identifier la Nature et l'Humanité, peuplait le bosquet et les flancs des montagnes de belles formes fantaisistes, voyait le dieu tapi dans la futaie, la naïade suivant le fil de l'eau.
Le moderne disciple de Wordsworth, visant à identifier l'homme avec la Nature, trouve dans les choses extérieures «les symboles de notre vie intérieure, les influences d'un esprit apparenté au nôtre».
Il y a bien des idées suggestives dans ces premiers chapitres du livre du Professeur Veitch, mais nous ne saurions être de son avis sur l'attitude du primitif en face de la Nature.
La sensation de plein-air, dont il parle, nous paraît comparativement moderne.
Les mythes naturalistes les plus antiques nous parlent non point du «plaisir sensuel» que la Nature donnerait à l'homme, mais de la terreur que la Nature inspire.
Et de plus, les ténèbres et l'orage ne sont point regardés par l'homme primitif comme des choses «simplement répulsives». Ce sont, pour lui, des êtres divins et surnaturels, pleins de merveille, dégageant une terreur mystérieuse.
Il aurait fallu aussi dire quelques mots au sujet de l'influence des villes sur le développement du sentiment de la nature, car si paradoxale que la chose puisse paraître, il n'en est pas moins vrai que c'est en grande partie à la création des cités que nous devons le sentiment de la Nature.
Le Professeur Veitch est sur un terrain plus ferme quand il en vient à traiter du développement et des manifestations de ce sentiment, tel qu'il apparaît dans la poésie écossaise.
Les anciens poètes, ainsi qu'il le fait remarquer, avaient tout l'amour du moyen-âge pour les jardins, connaissaient tout le plaisir artistique que donnent les couleurs vives des fleurs, l'agréable chant des oiseaux, mais ils n'éprouvaient aucun attrait pour la lande sauvage et solitaire, sa bruyère pourprée, ses rochers gris, ses broussailles qui ondulent.
Montgomerie fut le premier à errer sur les rives, parmi les roseaux, à écouter le chant des ruisselets, et il était réservé à Drummond de Hawthornden de chanter les flots et la forêt, de remarquer la beauté des brouillards sur la pente des collines et de la neige sur les cimes des montagnes.
Puis vint Allan Ramsay avec ses honnêtes pastorales pleines de bonhomie, Thomson, qui parle de la Nature dans le langage d'un commissaire-priseur éloquent, et qui fut cependant un observateur pénétrant, avec de la fraîcheur dans la perception et un cœur sincère, Beattie qui aborda les problèmes résolus plus tard par Wordsworth, la grande épopée celtique d'Ossian, qui fut un facteur si important dans le mouvement romantique en Allemagne et en France, Ferguson, à qui Burns doit tant, Burns lui-même, Leyden, Sir Walter Scott, James Hogg, et (longo intervallo) Christophe North, et feu le Professeur Shairp.
Le Professeur Veitch écrit sur presque tous ces poètes des pages d'un jugement fin, d'un sentiment délicat, et même son admiration pour Burns n'a rien d'agressif.
Il laisse voir cependant un certain défaut de véritable sens de la proportion littéraire dans l'espace qu'il accorde aux deux derniers écrivains de notre liste.
Christophe North fut, sans contredit, une personnalité intéressante pour l'Edimbourg de son temps, mais il n'a laissé après lui rien qui ait une valeur durable.
Sa critique était trop tapageuse, et sa poésie trop dépourvue de mélodie.
Quant au Professeur Shairp, considéré comme critique, il fut un tragique exemple de l'influence désastreuse de Wordsworth, car il ne cessait de confondre les questions éthiques et les questions esthétiques, et jamais il n'eut la moindre idée de la manière dont il fallait aborder des poètes comme Shelley et Rossetti qu'il eut pour mission d'interpréter à la jeunesse d'Oxford, en ses dernières années.
D'autre part, en tant que poète, il mérite tout au plus d'être nommé en passant.
Le Professeur Veitch nous apprend gravement qu'une des descriptions, dans Kilmatroe «n'a pas d'égale dans la langue pour la réalité de peinture, l'heureux choix des épithètes, la pureté de la reproduction».
Des assertions de ce genre servent à nous rappeler ce fait qu'une critique fondée sur le patriotisme local aboutit toujours à un résultat provincial. Mais il n'est que juste d'ajouter que le Professeur Veitch ne pousse que très rarement l'extravagance et le grotesque jusqu'à ce point.
En général, son jugement et son goût sont excellents, et dans son ensemble, son livre est une contribution des plus attrayantes, des plus agréables, à l'histoire de la littérature.
NOTES:
[8] Pall Mall Gazette, 24 octobre 1887.
[9] Le sentiment de la nature dans la poésie écossaise.
Le nouveau livre de M. Mahaffy[10].
Le nouveau livre de M. Mahaffy causera un grand désappointement à tout le monde, excepté aux Papers-Unionists, et aux membres de la Ligue Primrose.
Le sujet, l'histoire de la Vie et la Pensée en Grèce depuis le siècle d'Alexandre jusqu'à la conquête romaine, en est extrêmement intéressant, mais la façon, dont il est traité, est absolument indigne d'un lettré, et on ne saurait rien imaginer de plus décourageant que les perpétuels efforts de M. Mahaffy pour abaisser l'histoire au niveau du pamphlet politique courant que met en ligne la guerre des partis contemporains.
Certes, on ne voit nullement pourquoi M. Mahaffy serait requis de s'exprimer d'une manière sympathique, quand il s'agit d'anciennes villes grecques aspirant à la liberté et à l'autonomie.
Les préférences personnelles des historiens modernes sur ces points n'ont pas la moindre importance.
Mais, dans ses efforts pour nous présenter le monde hellénique comme un Tipperary amplifié, pour employer Alexandre le Grand à blanchir M. Smith, et pour terminer la bataille de Chéronée dans la plaine de Mitchellstown, M. Mahaffy montre un degré de partialité politique et de cécité littéraire vraiment extraordinaire.
Il eût pu faire de son livre une œuvre d'un intérêt solide et durable, mais il a préféré lui donner un caractère passager et substituer, à l'esprit scientifique du véritable historien, le préjugé, le trompe-l'œil, la violence de l'homme de parti parlant sur le tréteau électoral.
Au trompe-l'œil superficiel, on peut, il est vrai, trouver, dans les premiers ouvrages de M. Mahaffy, des précédents, mais le préjugé et la violence sont de sa part chose nouvelle, et leur apparition est des plus regrettables.
Il y a toujours, dans la violence chez un homme de lettres, quelque chose de particulièrement impuissant.
Elle semble manquer de proportion avec les faits, car elle n'est jamais réglée par l'action. Ce n'est qu'une question d'adjectifs et de rhétorique, d'exagération, d'outrance emphatique.
M. Balfour tient beaucoup à ce que M. William O'Brien porte le costume de la prison, dorme sur un lit de planches, et soit soumis à d'autres traitements indignes. M. Mahaffy va beaucoup plus loin que ces mesures bénignes et commence son histoire en exprimant franchement son regret que Démosthène n'ait pas été exécuté sommairement pour sa tentative d'entretenir bien vivant l'esprit patriotique chez les citoyens d'Athènes!
A vrai dire, il perd toute patience à l'égard de ce qu'il traite «d'opposition sotte, insensée à la Macédoine», regarde la révolte des Spartiates contre «le Lord-Lieutenant d'Alexandre en Grèce» comme un exemple de «politique de clocher», se laisse aller à des platitudes dignes de la Ligue Primrose contre un cens abaissé, contre l'iniquité de donner «au premier indigent venu» le droit de vote, et nous dit que les «démagogues» et les «soi-disant patriotes» perdirent toute vergogne au point de prêcher à la cohue de parasites d'Athènes la doctrine de l'autonomie,—«qui n'est pas encore morte», ajoute avec regret M. Mahaffy. Ils mirent en avant, dit-il encore, comme un principe d'économie politique, cette curieuse idée qu'il faut accorder aux gens le droit de s'occuper eux-mêmes de leurs affaires!
Quant au caractère personnel des despotes, M. Mahaffy reconnaît que s'il fallait s'en tenir aux récits des historiens grecs, depuis Hérodote, «il aurait dit que l'inextinguible passion pour l'autonomie qui se manifeste à toutes les époques de l'histoire grecque, et dans tous les cantons contenus dans les frontières grecques, dut avoir sa source dans les excès commis par les gouverneurs qu'envoyaient des potentats étrangers ou par des tyrans locaux».
Mais une étude attentive des dessins parus dans l'United Ireland l'a convaincu «qu'un gouvernant à beau être le plus modéré, le plus consciencieux, le plus prudent possible, sera toujours exposé à entendre dire sur son compte des choses terribles par de simples mécontents politiques.»
Bref, depuis que M. Balfour a été caricaturé, il faut écrire à nouveau toute l'histoire grecque!
Voilà à quel point en est venu le distingué professeur d'une Université distinguée.
Et rien ne saurait égaler le préjugé de M. Mahaffy contre les patriotes grecs, à moins que ce ne soit son mépris pour certains de ces braves Romains qui, dans leur sympathie pour la civilisation et la culture helléniques, reconnurent la valeur politique de l'autonomie et l'importance intellectuelle d'une saine vie nationale.
Il raille ce qu'il appelle leur «vulgaire sensiblerie au sujet des libertés grecques, leur préoccupation de redresser des torts historiques», et il félicite ses lecteurs de ce que ce sentiment n'a point été accru, à l'extrême, par le remords de savoir que leurs propres ancêtres ont été les oppresseurs.
Heureusement, dit M. Mahaffy, les anciens Grecs avaient pris Troie.
Aussi les tourments de conscience, qui aujourd'hui causent de si profonds remords, à un Gladstone, à un Morley, pour les péchés de leurs aïeux, n'étaient guère susceptibles d'agir sur un Marcius ou un Quinctius!
Il est parfaitement inutile de s'étendre sur la sottise et le mauvais goût de passages pareils, mais il est intéressant de constater que les faits historiques sont trop forts même pour M. Mahaffy.
En dépit de ses propos narquois sur ce qu'a de provincial le sentiment national, de ses vagues panégyriques en faveur d'une culture cosmopolite, il est forcé de reconnaître que s'il est vrai que le patriotisme puisse être remplacé chez certains individus par une solidarité plus vaste, les sociétés humaines n'y renonceront que pour leur substituer des motifs plus bas.
Et il ne peut s'empêcher d'exprimer son regret que les classes supérieures des états grecs fussent dépourvues d'esprit public au point «de gaspiller en un paresseux absentéisme, en une résidence plus négligente encore, le temps et les ressources qui lui avaient été donnés pour que leur pays en profitât» et qu'elles n'eussent aucune conscience de la possibilité pour elles de fonder un Empire hellénique fédéral.
Lors même qu'il en vient à parler de l'art, il ne peut faire autrement que d'avouer que l'œuvre la plus noble de la sculpture datant de cette époque fut celle qui exprimait l'esprit de la première grande lutte nationale, l'expulsion des hordes gauloises qui inondèrent la Grèce en 278 avant J.C. et que c'est au sentiment patriotique éveillé par cette crise, que nous devons l'Apollon du Belvédère, l'Artémis du Vatican, le Gaulois mourant, et les plus beaux chefs-d'œuvre de l'École de Pergame.
Quand il s'agit de littérature, M. Mahaffy se répand de nouveau en bruyantes lamentations sur ce qu'il regarde comme des tendances sociales superficielles de la Comédie Nouvelle. Il regrette la belle liberté d'Aristophane, avec son intense patriotisme, l'intérêt vital qu'il prend à la politique, ses larges tableaux, et le plaisir que lui donne une vigoureuse vie nationale.
Il avoue la décadence de l'éloquence sous l'action desséchante du régime impérial et la stérilité de ces recherches pédantes de style, qui sont l'inévitable résultat de l'absence de sujets vitaux.
A vrai dire, M. Mahaffy, dans la dernière page de son histoire, rétracte formellement la plupart de ses préjugés politiques.
Il persiste à penser que Démosthène aurait dû être mis à mort pour sa résistance à l'invasion macédonienne, mais il admet que le gouvernement impérial de Rome, qui suivit le gouvernement impérial d'Alexandre, produisit des maux sans nombre, et tout d'abord la décadence intellectuelle, pour finir par la ruine financière.
«Le contact de Rome, dit-il, engourdit la Grèce et l'Égypte, la Syrie et l'Asie-Mineure, et s'il existe de grands édifices qui attestent la grandeur de l'Empire, où sont les indices de vigueur intellectuelle et morale, si nous en exceptons cette citadelle de la nationalité, le petit pays de Palestine?»
Cette palinodie a, sans contredit, pour but de donner à l'ouvrage une apparence plausible de sincérité, mais un tel repentir de la dernière heure vient trop tard et inflige à toute la partie historique qui le précède un air de sottise et non de loyauté.
C'est avec soulagement qu'on passe aux quelques chapitres où M. Mahaffy traite expressément de la vie sociale et de la pensée des Grecs.
Ici la lecture de M. Mahaffy est vraiment fort agréable.
Sa description des Écoles d'Athènes et d'Alexandrie, par exemple, est extrêmement intéressante.
Il en est de même de son appréciation des écoles de Zénon, d'Épicure et de Pyrrhon.
Excellent aussi, à bien des points de vue, le tableau de la littérature et de l'art de cette période.
Nous ne sommes pas d'accord avec M. Mahaffy dans son panégyrique du Laocoon, et nous sommes surpris de trouver un écrivain, qui après s'être indigné vivement de ce qu'il appelle l'indifférence des modernes à l'égard de la poésie alexandrine, vienne déclarer gravement qu' «il n'est pas d'étude plus fatigante, plus stérile que celle de l'Anthologie grecque».
L'appréciation de la Comédie Nouvelle nous paraît également assez pédantesque.
Le but de la comédie sociale, chez Ménandre, non moins que chez Sheridan, est de refléter les mœurs de son temps et non point de les réformer, et la censure du Puritain, qu'elle soit sincère ou affectée, est toujours déplacée dans la critique littéraire, et prouve qu'on est dépourvu du sentiment de la différence essentielle entre l'art et la vie.
Après tout, le Philistin seul aura l'idée de blâmer Jack Absolute de sa tromperie, Bob Acres de sa couardise, et Charles Surface de son extravagance, et c'est perdre à peu près son temps que donner carrière à son sens moral aux dépens de son appréciation artistique.
De plus, quelque prix qu'on attache à la modernité de l'expression, et avec raison sans doute, il faut encore en user avec tact et jugement.
On ne reprochera point à M. Mahaffy d'avoir dépeint Philopœmen comme le Garibaldi, Antigone Doson, comme le Victor-Emmanuel de leur siècle.
Des comparaisons de cette sorte ont évidemment quelque valeur auprès du vulgaire facile à contenter.
Mais ailleurs, une expression telle que: «le Préraphaélitisme Grec» est assez maladroite.
On ne gagne pas grand'chose à introduire de force une allusion au John Inglesant de M. Shorthouse dans une analyse des Argonautiques d'Apollonius de Rhodes, et lorsqu'on nous apprend que le superbe Pavillon construit à Alexandrie par Ptolémée Philadelphe était une «sorte de Restaurant Holborn dans de vastes proportions» nous devons dire que la description détaillée qu'Athénée nous donne de cet édifice aurait pu être condensée dans une épigramme meilleure et plus intelligible.
Malgré tout, le livre de M. Mahaffy aura peut-être pour résultat d'attirer l'attention sur une période fort importante et fort intéressante de l'histoire de l'Hellénisme.
Nous ne pouvons que regretter qu'après avoir gâté son exposé de la politique grecque par une sotte partialité, l'historien ait affaibli encore la valeur de quelques-unes de ses remarques sur la littérature par un parti-pris tout aussi inexplicable.
C'est tenir un langage lourdaud et âpre que de dire que «l'écolier retraité qui occupe des postes de sociétaire et des chaires de professeur dans les collèges anglais» ne sait peut-être rien sur la période en question, si ce n'est ce qu'il lit dans Théocrite, ou qu'on peut regarder en Angleterre comme un «professeur distingué de grec», l'homme qui ne connaît pas une seule date de l'histoire grecque entre la mort d'Alexandre et la bataille de Cynocéphales.
L'assertion, d'après laquelle Lucien, Plutarque et les quatre Évangiles seraient exclus des études dans les écoles et les Universités anglaises par la pédanterie de «purs lettrés, à qui il plaît de se donner pour tels», est naturellement tout à fait inexacte.
En fait, non seulement M. Mahaffy est dépourvu de l'esprit qui anime le véritable historien, mais il semble souvent manquer entièrement du tempérament du véritable lettré.
Il est habile, et parfois même brillant par endroits, mais il manque de bon sens, de modération, de style et de charme.
Il semble n'avoir point le sens de la proportion littéraire, et en général il gâte sa thèse en l'exagérant.
Avec toute sa passion pour l'impérialisme, il y a chez M. Mahaffy un certain esprit, sinon de clocher, du moins de province, et nous ne saurions dire que ce dernier ouvrage doive ajouter à sa réputation, soit comme historien, soit comme critique, soit comme homme de goût.
NOTES:
[10] Pall Mall Gazette, 9 novembre 1887.
Fin de l'Odyssée de M. Morris[11].
Le second volume de M. Morris amène la grande épopée romantique grecque à son parfait achèvement, et bien qu'il ne puisse jamais y avoir une traduction définitive soit de l'Iliade, soit de l'Odyssée, parce que chaque siècle prendra certainement plaisir à rendre les deux poèmes à sa manière, et conformément à ses propres canons de goût, ce n'est pas trop dire que d'affirmer que la traduction de M. Morris sera toujours une œuvre vraiment classique parmi nos traductions classiques.
Sans doute elle n'est pas dépourvue de taches.
Dans notre compte rendu du premier volume, nous nous sommes risqués à dire que M. William Morris était parfois beaucoup plus scandinave que grec, et le volume que nous avons maintenant sous les yeux ne modifie pas cette opinion.
De plus le mètre particulier, dont M. Morris a fait choix, bien qu'il soit admirablement adapté à l'expression de «l'harmonie homérique aux puissantes ailes» perd dans son écoulement, dans sa liberté, un peu de sa dignité, de son calme.
Ici, il faut reconnaître que nous sommes privés de quelque chose de réel, car il y a dans Homère une forte proportion de l'allure hautaine de Milton, et si la rapidité est une des qualités de l'hexamètre grec, la majesté est une autre de ses qualités distinctives entre les mains d'Homère.
Toutefois ce défaut, si nous pouvons appeler cela un défaut, paraît presque impossible à éviter: car pour certaines raisons métriques un mouvement majestueux dans le vers anglais est de toute nécessité un mouvement lent, et tout bien considéré, quand on a dit tout ce qu'on pouvait dire, combien l'ensemble de cette traduction est admirable!
Si nous écartons ses nobles qualités comme poème, et ne l'examinons qu'au point de vue du lettré, comme elle va droit au but, comme elle est franche et directe!
Elle est, à l'égard de l'original, d'une fidélité qu'on ne retrouve en aucune autre traduction en vers dans notre littérature, et pourtant cette fidélité n'est point celle d'un pédant en face de son texte: c'est plutôt la magnanime loyauté de poète à poète.
Lorsque parut le premier volume de M. Morris, nombre de critiques se plaignirent de ce qu'il employait de temps à autre des mots archaïques, des expressions peu usitées qui ôtaient à sa traduction sa simplicité homérique.
Toutefois ce n'est point là une critique heureuse, car si Homère est, sans contredit, simple dans sa clarté et sa largeur de visions, dans sa merveilleuse faculté de narration directe, dans sa robuste vitalité, dans la pureté et la précision de sa méthode, on ne saurait, en aucun cas, dire que son langage est simple.
Qu'était-il pour ses contemporains?
En fait, nous n'avons aucun moyen d'en juger, mais nous savons que les Athéniens du cinquième siècle avant J.C., trouvaient chez lui bien des endroits difficiles à comprendre, et quand la période de création eut fait place à celle de la critique, quand Alexandrie commença à prendre la place d'Athènes, comme centre de la culture dans le monde hellénique, il paraît qu'on ne cessa de publier des dictionnaires et des glossaires homériques.
D'ailleurs, Athénée nous parle d'un étonnant bas-bleu de Byzance, d'une précieuse de la Propontide, qui écrivit un long poème en hexamètres, intitulé Mnémosyne, plein d'ingénieux commentaires sur les passages difficiles d'Homère, et c'est un fait évident qu'au point de vue du langage, l'expression de «simplicité homérique» aurait bien étonné un Grec d'autrefois.
Quant à la tendance qu'a M. Morris d'appuyer sur le sens étymologique des mots, trait commenté avec une sévérité assez superficielle dans un récent numéro du Macmillan's Magazine, cela nous paraît parfaitement d'accord non seulement avec l'esprit d'Homère, mais avec l'esprit de toute poésie primitive.
Il est très vrai que la langue est sujette à dégénérer en un système de notation presque algébrique, et le bourgeois moderne de la cité, qui prend un billet pour Blackfriars-Bridge, ne songe naturellement pas aux moines dominicains qui avaient jadis un monastère au bord de la Tamise, et qui ont transmis leur nom à cet endroit.
Mais il n'en était pas ainsi aux époques primitives.
On y avait alors une conscience très nette du sens réel des mots.
La poésie antique, en particulier, est pénétrée de ce sentiment, et on peut même dire qu'elle lui doit une bonne partie de son charme et de sa puissance poétique.
Ainsi donc ces vieux mots et ce sens ancien des mots, que nous trouvons dans l'Odyssée de M. Morris, peuvent se justifier amplement par des raisons historiques et, chose excellente, au point de vue de l'effet artistique.
Pope s'efforça de mettre Homère dans la langue ordinaire de son temps, mais à quel résultat arriva-t-il? Nous ne le savons que trop.
Pour M. Morris, qui emploie ses archaïsmes avec le tact d'un véritable artiste, et à qui ils semblent venir d'une façon absolue, spontanément, il a réussi, par leur moyen, à donner à sa traduction cet air non pas de singularité, car Homère n'est jamais piquant, mais de romanesque primitif, cette beauté du monde naissant, que, nous autres modernes, nous trouvons si charmants et que les Grecs eux-mêmes sentaient si vivement.
Quant à citer des passages d'un mérite particulier, la traduction de M. Morris n'est point un vêtement fait de haillons cousus ensemble, avec des lambeaux de pourpre, que les critiques prendraient comme spécimens.
La valeur réelle en est dans la justesse, la cohésion absolue du tout, dans l'architecture grandiose du vers rapide et énergique, dans le fait que le but poursuivi est non seulement élevé, mais encore maintenu constamment.
Il est impossible, malgré cela, de résister à la tentation de citer la traduction donnée par M. Morris du fameux passage du vingt-troisième livre, où Odysseus esquive le piège, tendu par Pénélope, que son espérance même du retour certain de son mari rend sceptique, alors qu'il est là, devant elle.
Pour le dire en passant, c'est un exemple de la merveilleuse connaissance psychologique du cœur humain que possédait Homère. On y voit que c'est le songeur lui-même qui est le plus surpris quand son rêve devient réalité.
Ainsi elle dit, pour mettre son mari à l'épreuve, mais Odysseus, peiné en son cœur, parla aussi à sa compagne habile dans l'art d'ouvrer: «O femme, tu dis une parole extrêmement cruelle pour moi! Qui donc aurait changé la place de mon lit: ce serait une tâche bien malaisée pour lui, Car, si adroit qu'il fût, à moins qu'un Dieu même vînt furtivement ici, (et un dieu pourrait, en vérité, le transporter s'il le voulait partout ailleurs sans peine) Mais il n'est aucun homme vivant, si fort qu'il soit en sa jeunesse, qui puisse le porter sans effort ailleurs, car c'est avec un art puissant et merveilleux que ce lit a été construit et façonné, et c'est moi qui l'ai fait, moi seul. Il poussait à l'écart un bosquet d'oliviers, avec un arbre feuillu, au terme de sa croissance qui prospéra et prit à la fin l'épaisseur d'une grosse colonne. Autour de lui, je bâtis ma chambre nuptiale, et j'ai parfait l'ouvrage par une enceinte de pierres exactement ajustées, et je l'ai couvert d'un toit. Et pour lui je me suis taillé des battants de porte, bien assujettis à leur place. Après quoi, j'ébranchai le tronc de l'olivier au large feuillage, puis j'équarris le tronc depuis la racine jusqu'en haut, avec soin et adresse, je le dressai avec l'airain du rabot, et je le nivelai, et lui donnai la forme d'une colonne de lit. Avec la tarière je le perçai. Ayant ainsi commencé, je façonnai le lit même, et l'achevai jusqu'au bout, et je l'ornai partout avec de l'or, avec de l'argent, avec de l'ivoire incrusté, et je tendis sur lui une peau de bœuf, qu'avait embellie la teinture de la pourpre. Tel est le signe que je t'ai montré, et je ne sais point, femme si mon lit est resté stable, ou si, en quelque autre endroit, un homme l'a placé, après avoir abattu par la base le tronc de l'olivier.»Thus she spake to prove her husband; but Odysseus, grieved at heart, Spake thus unto his bedmate well-skilled in gainful art: «O woman, thou sayest a word exceeding grievous to me! Who hath otherwhere shifted my bedstead? Full hard for him should it be, For deft as he were, unless soothly a very God come here, who easily, if he willed it, might shift it otherwhere. But no mortal man is living, how strong so e'er in his youth, who shall lightly hale it elsewhere, since a mighty wonder forsooth is wrought in that fashioned bedstead, and I wrought it, and I alone. In the close grew a thicket of olive, a long-leaved tree full-grown, that flourished and grew goodly as big as a pillar about, So round it I built my bride-room, till I did the work right out with ashlar stone close-fitting; and I roofed it overhead, and thereto joined doors I made me, well fitting in their stead. Then I lopped away the boughs of the long-leafed olive-tree, and shearing the bole from the root up full well and cunningly, I planed it about with the brass, and set the rule thereto, and shaping thereof a bed-post, with the wimble I bored it through. So beginning, I wrought out the bedstead, and finished it utterly, and with gold enwrought it about, and with silver and ivory, and stretched on it a thong of oxhide, with the purple made bright. Thus then the sign I have shown thee; nor, woman, know I aright If my bed yet bideth steadfast, or if to another place Some man hath moved it, and smitten the olive-bole from its base.»Ces douze derniers livres de l'Odyssée n'ont point le merveilleux du roman, de l'aventure et de la couleur que nous trouvons dans la première partie de l'épopée.
Il n'y a rien que nous puissions comparer avec l'exquise idylle de Nausicaa, ou avec l'humour titanique de l'épisode qui se passe dans la caverne du Cyclope.
Pénélope n'a point l'aspect mystérieux de Circé, et le chant des sirènes semblera peut-être plus mélodieux que le sifflement des flèches lancées par Odysseus debout sur le seuil de son palais.
Mais ces derniers livres n'ont point d'égaux pour la pure intensité de passion, pour la concentration de l'intérêt intellectuel, pour la maestria de construction dramatique.
En vérité, ils montrent très clairement de quelle manière l'épopée donna naissance au drame dans le développement de l'art grec.
Le plan tout entier du récit, le retour du héros sous un déguisement, la scène où il se fait reconnaître par son fils, la vengeance terrible qu'il tire de ses ennemis, et la scène où il est enfin reconnu par sa femme, nous rappellent l'intrigue de mainte pièce grecque, et nous expliquent ce qu'entendait le grand poète athénien, en disant que ses drames n'étaient que des miettes de la table d'Homère.
En traduisant, en vers anglais, ce splendide poème, M. Morris a rendu à notre littérature un service qu'on ne saurait estimer trop haut, et on a plaisir à penser que même si les classiques venaient à être entièrement exclus de nos systèmes d'éducation, le jeune Anglais serait encore en état de connaître quelque chose des charmants récits d'Homère, de saisir un écho de sa grandiose mélodie et d'errer avec le prudent Odysseus «autour des rives de la vieille légende».
NOTES:
[11] Pall Mall Gazette. 24 novembre 1887.
Le Virgile de Sir Charles Bowen[12].
La traduction, par Sir Charles Bowen, des Églogues et des six premiers livres de l'Énéide n'est guère l'œuvre d'un poète, mais malgré tout, c'est une traduction fort agréable, car on y trouve réunies la belle sincérité et l'érudition d'un savant, et le style plein de grâce d'un lettré, deux qualités indispensables à quiconque entreprend de rendre en anglais les pastorales pittoresques de la vie provinciale italienne, ou la majesté et le fini de l'épopée de la Rome impériale.
Dryden était un véritable poète, mais pour une raison ou une autre, il n'a point réussi à saisir le vrai esprit virgilien.
Ses propres qualités devinrent des défauts lorsqu'il assuma la tâche de traducteur.
Il est trop robuste, trop viril, trop fort. Il ne saisit point l'étrange et subtile douceur de Virgile et ne garde que de faibles traces de sa mélodie exquise.
D'autre part, le Professeur Conington fut un admirable et laborieux érudit, mais il était dépourvu de tact littéraire et de flair artistique au point de croire que la majesté de Virgile pouvait être rendue par la manière carillonnante de Marmion, et bien qu'Énée tienne beaucoup plus du chevalier médiéval que du coureur de brousse, il s'en faut de beaucoup que la traduction de M. Morris lui-même soit parfaite.
Certes, quand on la compare à la mauvaise ballade du Professeur Conington, c'est de l'or à côté du cuivre.
Si on la regarde simplement comme un poème, elle offre de nobles et durables traits de beauté, de mélodie et de force; mais elle ne nous fait guère comprendre comment l'Énéide est l'épopée littéraire d'un siècle littéraire.
Elle tient plus d'Homère que de Virgile, et le lecteur ordinaire ne se douterait guère, d'après le rythme égal et entraînant de ses vers, à l'allure si vive, que Virgile était un artiste ayant conscience de lui-même, le poète-lauréat d'une cour cultivée.
L'Énéide est, par rapport à l'Iliade, à peu près ce que sont les Idylles du Roi à côté des vieux romans celtiques d'Arthur.
Elle est de même pleine de modernismes bien tournés, de charmants échos littéraires, de tableaux agréables et délicats.
De même que Lord Tennyson aime l'Angleterre, Virgile aimait Rome: les grands spectacles de l'histoire et la pourpre de l'empire sont également chers aux deux poètes, mais ni l'un ni l'autre n'a la grandiose simplicité, ou la large humanité des chanteurs primitifs, et comme héros, Énée est manqué non moins qu'Arthur.
La traduction de Sir Charles Bowen ne rend guère ce qui fait la qualité propre du style de Virgile, et çà et là par une inversion maladroite, elle nous rappelle qu'elle est une traduction.
Néanmoins, à tout prendre, elle est extrêmement agréable à lire et si elle ne reflète pas parfaitement Virgile, du moins elle nous apporte bien des souvenirs charmants de lui.
Le mètre qu'a choisi M. Charles Bowen est une forme de l'hexamètre anglais, avec le dissyllabe final contracté en un pied d'une seule syllabe.
Certes il est marqué par l'accent, et non par la quantité, et bien qu'il lui manque cet élément de force soutenue que constitue la terminaison dissyllabique du vers latin, et qu'il ait, dès lors, une tendance à former des couplets, la facilité à rimer qui résulte de ce changement n'est pas un mince avantage.
Il semble que la rime soit absolument nécessaire à tout mètre anglais qui cherche à obtenir la rapidité du mouvement, et il n'y a pas dans notre langue assez de doubles rimes pour permettre de conserver ce pied final de deux syllabes.
Comme exemple du procédé de Sir Charles Bowen, nous choisirions sa traduction du fameux passage de la cinquième églogue sur la mort de Daphnis.
Toutes les nymphes allèrent pleurant Daphnis cruellement mis à mort: Vous en fûtes témoins, bosquets et flots des rivières, de cette douleur, Quand la mère, jetant un cri, étreignit le triste corps de son fils, accusant de cruauté les Grands Dieux, de cruauté, les étoiles du ciel. En ces jours sombres, personne ne conduisit ses bœufs repus ô Daphnis, pour les désaltérer aux eaux du frais ruisseau. L'étalon ne goûta plus aux ondes rapides, ne brouta plus un brin d'herbe dans la prairie. Comme les lions de Carthage rugirent de désespoir sur la tombe, Daphnis, les échos des monts sauvages et de la forêt le proclament: Daphnis fut le premier, qui nous enseigna à conduire avec la rêne du chariot les tigres de l'Arménie, à exercer le chœur pour Iacchus, qui nous apprit à enlacer de feuillage mobile l'épieu flexible. Ainsi que l'arbre a sa vigne pour parure, la vigne ses grappes, le troupeau cornu son taureau, une fertile plaine son blé, ainsi tu étais la beauté des tiens, et puisque le destin t'a ravi à nous, Palès elle-même et Apollon ont fui de nos prés et de nos ruisseaux Accusant de cruauté les Grands Dieux, de cruauté les étoiles du cielrend très heureusement ce vers: «Atque deos aique astra vocat crudelia mater.» Et il en est de même de «ainsi tu étais la beauté des tiens» pour: Tu decus omne tuis.
Voici encore un bon passage du quatrième livre de l'Énéide:
Et la nuit était venue. Les membres fatigués étaient repliés sur le sol pour le sommeil. Le silence régnait sur les forêts et les vagues farouches; aux profondeurs du firmament, à mi-chemin de leur course, roulaient les étoiles. Nul bruit n'émouvait les campagnes. Toutes les bêtes des champs, tous les oiseaux au plumage de brillantes couleurs qui hantent les lacs limpides, ou le désordre des broussailles épineuses, s'abandonnaient au paisible sommeil dans le silence de la nuit; Tout, Excepté la Reine, désolée. Pas un instant, elle ne cède au repos, Elle n'accueille point la nuit tranquille sur ses paupières ou en sa poitrine lasses.et un autre fragment du sixième livre mérite d'être cité:
«Jamais un jeune homme descendu de la race troyenne n'éveillera de nouveau de tels espoirs en ses ancêtres du Latium, jamais un adolescent N'inspirera plus noble orgueil dans l'antique terre de Romulus. Ah! quel amour filial! quelle foi digne des premiers temps, quel bras sans rival dans le combat, invulnérable, alors que l'ennemi se présente et se dresse sur sa route, lorsqu'il fond à pied sur les rangs adverses, ou quand il plonge l'éperon dans le flanc couvert d'écume de son coursier, Enfant du deuil d'un peuple, si tu peux tromper les âpres décrets du destin, et briser pour un temps ses barrières, Il t'est réservé d'être Marcellus. Je t'en prie, apporte-moi des lis à poignées que je puisse épandre en abondance des fleurs sur mon fils, épandre au moins sur l'ombre de l'enfant qui naîtra, ces présents que je rende au mort ce suprême, ce vain office.» Il se tut«Il t'est réservé d'être Marcellus» n'a guère la simplicité d'émotion du: Tu Marcellus eris, mais «Enfant du deuil d'un peuple» est un gracieux équivalent de: Ileu, miserande puer.
Il faut le dire, il y a bien du sentiment dans toute la traduction, et la tendance du mètre à se tourner en couplets, et dont nous avons déjà parlé, est atténuée jusqu'à un certain point dans le passage cité plus haut et emprunté aux Églogues, par l'usage incidentel du triplet, ainsi que, dans certains endroits, par l'emploi de rimes croisées, et non point successives.
Sir Charles Bowen doit être félicité du succès de sa traduction.
Elle se recommande à la fois par le style et la fidélité.
Le mètre, qu'il a choisi, nous semble mieux fait pour la majesté soutenue de l'Énéide que pour l'accent pastoral des Églogues.
Il est capable de nous rendre un peu de l'énergie de la lyre, mais il n'est guère fait pour saisir la douceur de la flûte.
Malgré tout, à bien des points de vue, c'est une traduction pleine de charme, et nous nous empressons de lui souhaiter la bienvenue, comme à une contribution très estimable à la littérature des échos.
NOTES:
[12] Pall Mall Gazette, 30 novembre 1887.
L'unité des arts.
Conférence à un Five o'clock.[13]
Samedi dernier, l'après-midi, dans les Salons de Willis, M. Selwyn Image a fait la première de quatre conférences sur l'art moderne, devant un auditoire select et distingué.
Le point principal, sur lequel il s'est étendu, était l'Unité absolue de tous les arts, et dans le but d'exprimer cette idée, il a élaboré une définition assez large pour enfermer le Roi Lear de Shakespeare, la Création de Michel-Ange, le tableau de Paul Véronese représentant Alexandre et Darius, et la description par Gibbon de l'entrée d'Héliogabale dans Rome.
Il a envisagé toutes ces œuvres comme autant d'expressions des idées et des émotions de l'homme au sujet de belles choses, exprimées par des moyens visibles ou auditifs.
Partant de ce point, il a abordé la question du vrai rapport entre la littérature et la peinture, sans jamais perdre de vue le motif principal de son symbole: Credo in unam artem multipartitam, indivisibilem[14], et en insistant sur les ressemblances plus que sur les différences.
Le résultat final auquel il est arrivé fut celui-ci:
Les Impressionnistes, avec leur franche et artistique acceptation de la forme et de la couleur comme choses absolument satisfaisantes par elles-mêmes, ont produit œuvre fort belle, mais la peinture a quelque chose de plus à nous donner que le simple aspect visible des choses.
Les hautes visions spirituelles de William Blake, le merveilleux roman de Dante Gabriel Rossetti, peuvent trouver leur parfaite expression en peinture. Chaque état d'esprit a sa couleur, chaque rêve sa forme.
La principale qualité de la conférence de M. Image est une loyauté absolue, mais ce fut son plus grand défaut pour une certaine partie de l'auditoire.
—La douceur dans la raison, dit quelqu'un, est toujours admirable chez un spectateur, mais de la part d'un guide, nous attendons quelque chose de plus.
—C'est tout simplement un commissaire-priseur qui admirerait toutes les écoles d'art, dit un autre.
Et un troisième soupirait sur ce qu'il appelait «la fatale stérilité de l'esprit critique» et exprimait une crainte tout à fait dépourvue de fondement, que la Century Guild ne devint raisonnable.
Car, avec une courtoisie et une générosité que nous recommandons vivement aux autres conférenciers, M. Image offrit des rafraîchissements à son auditoire après avoir terminé son discours, et il fut extrêmement intéressant d'entendre les différentes opinions exprimées par la Grande École de critique des Five o'clock, qui était largement représentée.
Pour notre compte, nous avons trouvé la conférence de M. Image extrêmement suggestive.
Il était parfois difficile de comprendre en quel sens exact il entendait le mot «littéraire» et nous ne pensons pas qu'un cours de dessin, d'après un moulage en plâtre du Gaulois mourant, put, si peu que ce soit, perfectionner le critique d'art ordinaire.
La véritable unité des arts doit être découverte, non point dans la ressemblance d'un art avec un autre, mais dans le fait que, pour une nature véritablement artistique, tous les arts ont la même chose à dire et tiennent le même langage, au moyen d'idiomes différents.
On aura beau barbouiller un mur de cave, on ne fera jamais comprendre à un homme le mystère des Sibylles de Michel-Ange, et il n'est point nécessaire d'écrire un seul drame en vers blanc pour être en état d'apprécier la beauté d'Hamlet.
Il faut qu'un critique d'art ait un tempérament susceptible de recevoir les impressions de beauté, et une intuition suffisante pour reconnaître un style, quand il le rencontre, et la vérité, lorsqu'elle lui est montrée, mais s'il lui manque ces qualités, il pourra faire de l'aquarelle à tort et à travers, sans arriver à se les donner, car si toutes choses restent cachées au critique incompétent, de même rien ne sera révélé au mauvais peintre.
NOTES:
[13] Pall Mall Gazette, 12 décembre 1887.
[14] Je crois en un seul art en plusieurs parties, indivisible.
L'art chrétien primitif en Irlande.[15]
L'absence d'une bonne collection de manuels populaires sur l'art irlandais s'est fait longtemps sentir.
Les ouvrages de Sir William Petrie et d'autres sont un peu trop approfondis pour la moyenne des lecteurs studieux. Aussi sommes-nous heureux de constater l'apparition, sous les auspices du Comité du Conseil d'Éducation, de l'utile petit volume de Miss Margaret Stokes sur l'art chrétien primitif de son pays.
Il n'y a certes rien de bien original dans le livre de Miss Stokes. On ne saurait dire qu'elle écrit d'une façon attrayante et agréable, mais il serait injuste de demander de l'originalité à des livres qui se proposent d'initier des débutants et le charme des illustrations fait bientôt oublier ce qu'il y a d'un peu lourd, d'un peu pédantesque dans le style.
Cet art chrétien primitif de l'Irlande est plein d'attrait pour l'artiste, l'archéologue et l'historien.
Sous ses formes les plus rudes, depuis la petite sonnette de fer à poignée, le calice de simple pierre et la grossière crosse de bois, il nous ramène à la simplicité de l'Église chrétienne primitive, et, dans la période de son apogée, il nous offre les grands chefs-d'œuvres de l'incrustation celtique sur métaux.
Le calice de pierre fait alors place au calice d'argent et d'or; la clochette de fer possède son étui incrusté de gemmes, et la rude crosse, son enveloppe somptueuse.
De riches coffrets et de splendides reliures protègent les livres sacrés des Saints, et au lieu du symbole grossièrement taillé des premiers missionnaires, nous avons de magnifiques œuvres d'art, telles que la croix processionnelle de l'Abbaye de Cong.
Elle est vraiment belle cette croix avec son lacis délicat d'ornements, la grâce de ses proportions et sa merveilleuse finesse de travail.
Et il n'y a pas l'ombre d'un doute sur son histoire.
Les inscriptions qu'elle porte, et qui sont confirmées par les Annales d'Innisfallen et le Livre de Clonmacnoise, nous apprennent qu'elle fut ciselée, pour le roi Turlough, O'Connor par un artiste indigène, sous la direction de l'Évêque O'Duffy, et que sa destination première était de servir d'écrin à un fragment de la vraie Croix envoyé à ce roi en 1123.
Apportée à Cong quelques années plus tard, probablement par l'archevêque qui y mourut en 1150, elle fut cachée à l'époque de la Réforme, mais au commencement du siècle actuel, elle était encore la possession du dernier abbé.
A sa mort, elle fut achetée par le Professeur Mac Cullagh, qui en fit présent au Museum de l'Académie Royale d'Irlande.
Cette œuvre merveilleuse vaut, à elle seule, une visite à Dublin, mais le calice d'Ardagh n'est pas moins beau.
C'est une coupe d'argent à deux poignées, absolument classique dans la pureté parfaite de sa forme, décorée d'or, d'ambre et de cristal, avec des ornements d'émail cloisonné et champlevé.
Il n'est point fait mention de cette coupe, ni de la broche dite de Tara, dans l'histoire ancienne de l'Irlande.
Tout ce que nous savons à leur sujet, c'est que la première fut découverte fortuitement par un jeune garçon occupé à déterrer des pommes de terre, aux environs du Rath d'Ardagh, la seconde par un pauvre enfant qui la ramassa au bord de la mer. Mais ces deux objets datent probablement du dixième siècle.
On trouve d'excellentes figures représentant ces objets, ainsi que les écrins à clochettes, les couvertures de livres, les croix sculptées, les enluminures de manuscrits dans le manuel de Miss Stokes.
L'objet si intéressant, nommé le Fiachal Phadrig, ou reliquaire de la dent de Saint Patrice, aurait pu être représenté et donné comme un exemple remarquable de la persistance de l'ornement, et une des antiques miniatures du scribe ou de l'écriture de l'Évangéliste aurait accru l'intérêt du chapitre sur les Manuscrits Irlandais.
Mais en somme, l'ouvrage est merveilleusement bien illustré, et la moyenne des gens qui étudient l'Art sera en état d'en tirer quelques conclusions utiles.
A vrai dire, Miss Stokes, se faisant l'écho des aspirations de la majorité des grands archéologues irlandais, espère en une renaissance d'une école irlandaise indigène d'architecture, de sculpture, de travail du métal et de peinture.
Naturellement on ne peut que louer vivement une telle aspiration, mais ces résurrections sont toujours exposées au danger de n'être que des reproductions artificielles, et l'on peut se demander si le caractère particulier de l'ornementation irlandaise se prêterait assez docilement à l'interprétation de l'esprit moderne.
Un auteur récent, qui traitait de la décoration de l'habitation, a gravement donné à entendre que le propriétaire anglais devrait prendre ses repas dans une salle à manger qu'embellirait un dais chargé d'inscriptions en ogham.[16]
Des propositions aussi criminelles peuvent mettre sur leurs gardes tous ceux qui s'imaginent que la reproduction d'une forme implique nécessairement la renaissance de l'art qui a vivifié la forme, et qui ne veulent pas reconnaître de différence entre l'art et les anachronismes.
Miss Stokes propose une église aux ouvertures en forme d'arc, où le peintre des murs répétera les arcades et suivra la composition architecturale des grandes pages qui contiennent les canons Eusébiens dans le Livre de Kells, ce qui n'a sans doute rien de grotesque en soi; mais il n'est pas probable que le génie artistique du peuple irlandais doive trouver son expression la plus saine, la meilleure dans ces intéressantes imitations, même quand «le pays aura trouvé le repos».
Néanmoins, il est dans l'ancien art irlandais certains éléments de beauté que l'artiste moderne ferait bien d'étudier.
Le mérite des enluminures compliquées du Livre de Kells, a été beaucoup exagéré au point de vue de leur adaptation possible à des dessins modernes, à des matières modernes mais dans les antiques colliers, broches, épingles, boucles et autres objets analogues, l'orfèvre moderne trouvera un domaine riche, et relativement intact, et maintenant que l'esprit celtique est devenu le ferment de notre politique, on ne voit pas pourquoi il n'apporterait point sa contribution à notre art décoratif.
Toutefois, ce résultat ne sera pas obtenu par un patriotique abus des vieux motifs et le partisan le plus enthousiaste du Home-Rule ne doit point compter qu'on l'autorisera à décorer sa salle à manger d'un dais orné d'oghams.
NOTES:
[15] Pall Mall Gazette, 17 décembre 1887.
[16] Écriture secrète irlandaise et celtique employée dans les inscriptions anciennes.
L'art aux Salons de Willis[17].
Déférant à une suggestion faite, la semaine dernière, par un critique bienveillant, M. Selwyn Image a commencé sa seconde conférence en expliquant plus complètement ce qu'il entendait par art littéraire, et il a fait remarquer la différence qui existe entre l'illustration ordinaire d'un livre et des œuvres créatrices et originales, telles que la fresque de Michel-Ange, l'Expulsion de l'Eden, et la Beata Beatrix de Rossetti.
En ce dernier cas, l'artiste traite la littérature, comme si elle était la vie même, et donne une nouvelle et charmante forme à ce que nous a montré un voyant ou un chanteur.
Dans le premier cas, nous avons tout simplement une traduction, à laquelle manque la musique et qui n'ajoute point à l'admiration.
Quant au sujet, M. Image a protesté contre l'argot d'atelier, d'après lequel un sujet n'est point nécessaire, en définissant le sujet comme l'idée, l'émotion ou l'expression à laquelle un homme se propose de donner un corps, par la forme ou la couleur, en acceptant les feux d'artifice de M. Whistler avec autant d'empressement que les anges de Giotto, et les roses de Van Huysum non moins que les dieux de Mantegna.
Ici, nous pensons que M. Image aurait pu marquer plus clairement le contraste entre le sujet, qui appartient purement à la peinture, et le sujet, qui renferme, entre autres éléments, soit des associations historiques, soit des souvenirs poétiques; en fait, le contraste entre l'art qui donne des impressions, et l'art qui, en outre, sert à l'expression.
Toutefois les sujets qu'il avait à traiter étaient si variés qu'il lui était sans doute difficile d'indiquer autrement que par des suggestions.
Du sujet, il est passé au style, qu'il a décrit comme «cette individualité maîtresse et enchaînée par laquelle un artiste se différencie d'un autre».
Pour les véritables qualités du style, il les a trouvées dans la contrainte, qui est la soumission à la loi; dans la simplicité, qui est l'unité de vision, dans la sévérité, car le beau est toujours sévère.
Le réaliste est défini par lui comme visant à reproduire les phénomènes extérieurs de la nature, tandis que l'idéaliste est l'homme qui imagine des choses intéressantes et belles.
Mais, en les définissant, il n'a point voulu les séparer.
Le véritable artiste est un réaliste, car il reconnaît un monde externe de vérité, et un idéaliste, car il fait un choix, il abstrait, il a la faculté d'individualiser.
Il est fatal de s'en tenir au dehors du monde de la nature, mais il n'est pas moins fatal de se borner à reproduire les faits.
L'art, en un mot, ne doit point se borner à présenter tout simplement un miroir à la nature, car il est re-création plutôt que reflet; il n'est point une redite, mais plutôt un chant nouveau.
Et quant au fini, il ne faut point le confondre avec le soin du travail.
Une peinture, dit M. Image, a du fini quand les moyens de forme et de couleur employés par l'artiste sont adéquats à l'expression de l'intention de l'artiste.
Sur cette définition et une péroraison en rapport avec la circonstance, il a clos cette conférence intéressante et intellectuelle.
Alors de légers rafraîchissements furent servis à l'auditoire, et l'école de critique five-o'clock tea se mit très en avant.
De certain côté, on commenta assez sévèrement la liberté absolue de M. Image à l'égard du dogmatisme, de l'affirmation personnelle, et un jeune gentleman déclara qu'une modestie aussi vertueuse que celle du conférencier pouvait aisément tourner à la pose la plus blâmable.
Néanmoins tout le monde fut extrêmement satisfait d'apprendre que l'art n'a plus désormais pour devoir de tenir le miroir à la nature, et les quelques Philistins, qui ne partageaient pas cette manière de voir, furent punis par ce châtiment qui est, de tous les châtiments le plus terrible, le dédain des gens de haute culture.
La troisième conférence de M. Image aura lieu le 21 janvier, et sans doute elle réunira un nombreux public, car les sujets annoncés sont pleins d'intérêt, et bien que la «raison unie à la douceur» ne convertisse pas toujours, toujours elle charme.
NOTES:
[17] Sunday Times, 26 décembre 1887.
Vénus ou Victoire?[18]
Il est, en archéologie, certains problèmes qui paraissent offrir un intérêt vraiment romanesque.
De ce nombre, et au premier rang, se trouve la question de la statue dite: la Vénus de Milo.
Qu'est-elle, cette déesse de marbre mutilée, qu'aimait Gautier, devant laquelle Heine pliait le genou?
Quel sculpteur l'a taillée, et pour quel sanctuaire?
Quelles mains l'ont murée dans cette niche grossière où la découvrit le paysan de Milo?
Quel symbole de sa divinité tenait-elle?
Était-ce une pomme d'or ou un bouclier de bronze?
Où est sa cité, quel était son nom parmi les Dieux et les hommes?
Le dernier auteur, qui ait écrit sur ce sujet, est M. Stillman qui, dans un livre fort intéressant, récemment publié en Amérique,[19] soutient que l'œuvre d'art en question n'est point Aphrodite, fille de la mer, née de l'écume, mais qu'elle n'est autre que cette même victoire sans ailes qui se dressait jadis, dans l'édicule, en dehors des portes de l'Acropole d'Athènes.
Jusqu'en 1826, c'est-à-dire pendant les six années qui suivirent la découverte de la statue, l'hypothèse d'une Vénus fut violemment attaquée par Millingen, et depuis cette époque jusqu'à nos jours la bataille des archéologues n'a jamais cessé.
M. Stillman, qui naturellement combat sous le drapeau de Millingen, fait remarquer que la statue ne répond nullement au type de Vénus, qu'elle a un caractère beaucoup trop héroïque pour exprimer la conception des Grecs au sujet d'Aphrodite, en quelque période que ce soit de leur développement artistique, mais qu'elle rappelle de fort près certaines statues bien connues de la Victoire, comme la célèbre «Victoire de Brescia».
Cette dernière est en bronze, et ailée, mais le type ne permet pas de méprise, et sans être une reproduction de la statue de Milo, il en est certainement l'inspiration.
La Victoire, telle qu'elle figure sur la monnaie d'Agathocle, se rapporte aussi évidemment au type de Milo, et au Musée de Naples, il existe une Victoire en terre cuite qui reproduit presque identiquement le mouvement et la draperie.
Quant à l'assertion de Dumont d'Urville, qu'au moment de la découverte, la statue tenait d'une main une pomme, et de l'autre un pli de la draperie, le second fait est visiblement erroné, et les détails donnés sur le sujet sont si contradictoires qu'on ne saurait tenir compte des renseignements donnés par le consul français et les officiers de marine français.
Ni les uns, ni les autres ne paraissent s'être préoccupés d'examiner si le bras et la main qui sont actuellement au Louvre furent bien trouvés dans la même niche.
En tout cas, ces fragments semblent être d'un travail fort inférieur. Ils sont si imparfaits qu'on ne peut leur attribuer aucune valeur comme données pour prendre une mesure ou formuler une opinion.
Jusque-là M. Stillman est sur un terrain battu.
Voici en quoi consiste sa véritable découverte artistique.
Pendant qu'il travaillait aux environs de l'Acropole d'Athènes, il y a quelques années, il photographia, entre autres sculptures, les Victoires mutilées du temple de Nikè Apteros, la «Victoire sans ailes» petit temple ionique où se dressait cette statue de la Victoire dont il était dit que «les Athéniens la firent sans ailes pour qu'elle ne pût jamais quitter Athènes».
Plus tard, en examinant ces photographies, et lorsque fut dissipée l'impression qui résulte d'une réduction de grandeur, il fut frappé de la forte ressemblance qui existait entre leur type et celui de la statue de Milo.
Or, cette ressemblance est si marquée qu'elle ne saurait être méconnue de quiconque a l'œil exercé à juger des formes.
C'est la même ampleur héroïque dans les proportions, la même richesse de développement physique.
La draperie est traitée de la même manière, et il y a aussi une parfaite parenté spirituelle, qui, pour tout véritable antiquaire, est une preuve de la plus grande évidence.
Or, il est généralement admis, de part et d'autre, que la statue de Milo est probablement attique, et que certainement elle appartient à la période comprise entre Phidias et Praxitèle, c'est-à-dire au siècle de Scopas, si elle n'est pas l'œuvre de Scopas lui-même; et si c'est à Scopas qu'ont toujours été attribués ces bas-reliefs, il est très aisé, en admettant l'hypothèse de M. Stillman, d'expliquer la similitude du style.
Quant à ce qui concerne la présence de la statue à Mélos, M. Stillman fait remarquer que Mélos appartint à Athènes jusqu'aux derniers temps de sa prépondérance sur la Grèce, et qu'il est probable que la statue y fut envoyée pour être cachée à l'occasion d'un siège ou de quelque invasion.
A quelle époque la chose se fit-elle?
M. Stillman n'entreprend pas de trancher cette question avec quelque degré de certitude, mais il est évident que cela dut avoir lieu après l'établissement de l'hégémonie romaine. La briqueterie de la niche dans laquelle on découvrit la statue est en effet franchement romaine et antérieure à l'époque de Pausanias et de Pline, car aucun de ces antiquaires ne parle de la statue.
M. Stillman, admettant donc qu'il s'agit de la Victoire sans ailes, se trouve d'accord avec Millingen pour supposer qu'elle tenait de la main gauche le bouclier, dont le bord inférieur reposait sur le genou gauche, où il en est resté quelques traces aisément reconnaissables, tandis que de la main droite elle y écrivait, ou venait d'y écrire, les noms des grands héros d'Athènes.
L'objection de Valentin, que, s'il en était ainsi, la cuisse gauche serait penchée en dehors de manière à assurer l'équilibre, est résolue par M. Stillman, d'une part au moyen de la comparaison avec la Victoire de Brescia, d'autre part, en recourant à la Nature elle-même, car il a fait photographier, dans la même attitude que la statue, un modèle tenant un bouclier et c'est ainsi qu'il propose de la restaurer.
Le résultat est exactement l'opposé de ce que Valentin objecte.
Certes, tout ce que dit M. Stillman pour résoudre la question ne peut être regardé comme une démonstration absolument scientifique.
C'est simplement une induction, dans laquelle une sorte d'instinct artistique, qui ne peut se transmettre, qui n'a pas une égale valeur pour tout le monde, a joué le rôle essentiel, mais c'est un mode d'interprétation auquel les archéologues, en général, ont été beaucoup trop indifférents, et il est certain que, dans le cas présent, il nous a donné une théorie à la fois féconde et suggestive.
Le petit temple de Nikè Apteros, ainsi que nous le rappelle M. Stillman, a eu un destin unique en son genre.
De même que le Parthénon, il était encore debout il y a deux cents ans, mais il fut rasé pendant l'occupation turque, et toutes les pierres en furent employées dans la construction du grand bastion qui couvrait le front de l'Acropole et fermait l'escalier montant aux Propylées.
Il fut remis au jour et reconstruit presque sans qu'il y manquât une pierre, par deux architectes allemands, sous le règne d'Othon, et il se voit, à peu près tel que Pausanias l'a décrit, à l'endroit même d'où Égée guettait Thésée, à son retour de Crète.
Au loin, c'est Salamine, c'est Égine, puis plus loin encore, au-delà des collines empourprées, c'est Marathon.
Si la statue de Mélos est vraiment la Victoire sans ailes, son sanctuaire n'était pas indigne d'elle.
Le livre de M. Stillman contient d'autres essais intéressants sur la merveilleuse connaissance topographique d'Ithaque qui se remarque dans l'Odyssée.
Les discussions de ce genre sont toujours attrayantes, tant qu'on s'abstient de représenter Homère comme un homme de lettre ordinaire, mais l'article sur la statue de Milo est de beaucoup le plus important et le plus agréable.
Certains regretteront sans doute que l'ancienne dénomination ne coure le danger de disparaître, et continueront d'adorer l'imposante divinité comme Vénus et non comme Victoire, mais il en est d'autres qui seront heureux de voir en elle l'image et l'idéal de cet enthousiasme spirituel auquel Athènes dut sa liberté, et sans lequel la liberté ne peut être conquise.
NOTES:
[18] Pall Mall Gazette, 24 février 1888.
[19] Sur les traces d'Ulysse, avec une Excursion à la recherche de la Vénus de Milo.
M. Caro, sur George Sand[20].
Biographie d'un très grand homme par un auteur qui tient beaucoup de la dame—voilà la meilleure caractéristique que nous puissions donner de la vie de George Sand par M. Caro.
Le défunt Professeur de la Sorbonne pouvait babiller d'une manière charmante sur la culture et possédait toute l'attrayante insincérité d'un faiseur de phrases accompli.
Comme il était un homme d'une très grande supériorité, il avait un mépris très marqué à l'égard de la Démocratie et de ses œuvres, mais il fut toujours populaire auprès des Duchesses du Faubourg, car il n'y avait rien en histoire ou en littérature qu'il ne fût capable d'expliquer d'une manière édifiante pour elles.
N'ayant jamais rien accompli de remarquable, il fut naturellement élu membre de l'Académie française, et il resta toujours fidèle aux traditions de cette institution profondément respectable et profondément prétentieuse.
En fait il était exactement le type d'homme qui n'aurait jamais dû entreprendre d'écrire une vie de George Sand, ou d'interpréter le génie de George Sand.
Il était trop féminin pour apprécier la grandeur de cette nature amplement féminine.
Il avait trop de dilettantisme pour apercevoir la vigueur masculine de cet esprit énergique et ardent.
Il ne pénètre jamais le secret de George Sand, jamais il ne nous rapproche de cette étonnante personnalité. Il voit simplement en elle un littérateur, une conteuse de jolies histoires de la vie des champs et de romans où il y a du charme, mais quelque exagération.
George Sand était beaucoup plus que cela.
Si beaux que soient des livres comme Consuelo, comme Mauprat, François le Champi, et la Mare au diable, il n'en est aucun qui l'exprime d'une manière adéquate, aucun qui la révèle d'une manière adéquate.
Ainsi que l'a dit, il y a bien des années, M. Matthew Arnold, nous «sentons par derrière ces livres l'esprit qui se meut dans toute son œuvre».
Mais M. Caro n'a aucun point de contact avec cet esprit.
Les doctrines de madame Sand, nous dit-il, sont antédiluviennes, sa philosophie est tout-à-fait morte, et ses idées de régénération sociale sont des utopies incohérentes et absurdes.
Ce que nous avons de mieux à faire, c'est d'oublier ces sottes rêveries et de lire Tévérino et le Secrétaire intime.
Pauvre M. Caro! Cet esprit qu'il traite avec ce détachement, cette désinvolture, c'est le levain même de la vie moderne.
Il remet le monde au moule pour nous. Il façonne à nouveau notre époque.
S'il est antédiluvien, c'est parce que le déluge n'est pas encore venu; s'il est utopique, il faut ajouter Utopie à nos géographies.
A quels curieux expédients M. Caro en est réduit par la violence de ses préjugés, on pourra s'en rendre compte en le voyant s'évertuer à classer les romans de George Sand avec les vieilles Chansons de Geste, les récits d'aventures qui caractérisent une littérature primitive, alors qu'en employant la fiction comme véhicule, le roman comme moyen d'agir sur les idéals sociaux de son siècle, George Sand ne faisait que continuer les traditions de Voltaire et de Rousseau, de Diderot et de Chateaubriand.
Le roman, dit M. Caro, doit s'allier soit à la poésie, soit à la science. Qu'il ait trouvé dans la philosophie un de ses alliés les plus vigoureux, c'est une idée que ne paraît pas s'être présentée à lui.
Une telle façon de voir pourrait peut-être s'excuser chez un critique anglais.
Nos plus grands romanciers, tels que Fielding, Scott et Thackeray se préoccupent fort peu de la philosophie de leur siècle. Mais, venant d'un critique français, cette assertion semble déceler une étrange méconnaissance d'un des éléments les plus importants de la fiction française.
Et même dans les étroites limites que M. Caro s'est fixées, on ne saurait dire qu'il soit un critique fort heureux, fort pénétrant.
Pour en citer un exemple, parmi beaucoup d'autres, il ne dit pas un mot de la façon charmante dont George Sand parle des choses d'art et de la vie des artistes.
Et pourtant comme elle est exquise dans ses analyses de chaque art en particulier, et dans la manière dont elle nous en représente les rapports avec la vie!
Dans Consuelo, elle nous parle de la musique; dans Horace, de la profession d'écrivain; dans le Château des désertes, de l'art de l'acteur; de la Mosaïque, dans les Maîtres Mosaïstes; de la peinture de portrait, dans le Château de Pictordu; et de la peinture de paysage dans la Daniella.
Ce qu'ont fait pour l'Angleterre Ruskin et M. Browning, elle l'a fait pour la France.
Elle a créé une littérature de l'art.
Mais il est superflu de discuter les menus défauts de M. Caro, car l'effet total de son livre, en tant qu'il cherche à nous faire connaître le but et le caractère du génie chez George Sand, est entièrement gâté par la fausse attitude prise dès le début, et bien que la sentence puisse paraître à bien des gens sévère et même abusive, nous ne pouvons nous empêcher de sentir qu'une incapacité absolue d'apprécier l'esprit d'un grand écrivain n'est point la qualité requise pour écrire un livre sur ce sujet.
Quant à la vie privée de George Sand, qui est en relation si intime avec son art (car, comme Gœthe, il lui a fallu vivre ses romans, avant de pouvoir les écrire) M. Caro en parle à peine.
Il passe par-dessus la question avec une réserve qui fait presque rougir, et dans la crainte de blesser les susceptibilités de ces grandes dames, dont M. Paul Bourget analyse les passions avec tant de subtilité, il transforme sa mère, qui était le type de la grisette française en «une modiste fort aimable et fort spirituelle».
Il faut reconnaître que Joseph Surface lui-même n'aurait pu montrer plus de tact et de délicatesse, bien que de notre côté, nous devions plaider coupable en préférant la description que fait d'elle-même madame Sand, lorsqu'elle se donne comme «une enfant du vieux pavé de Paris».
La traduction anglaise, qui a pour auteur M. Gustave Masson, est peut-être au niveau des exigences intellectuelles des écoliers de Harrow, mais elle ne satisfera guère ceux qui regardent l'exactitude, la clarté, et la facilité comme les qualités nécessaires à une bonne traduction.
La négligence y est absolument stupéfiante, et l'on a peine à comprendre comment un éditeur, tel que M. Routledge, a pu laisser sortir de ses presses un travail de cette sorte. «Il descend avec le sourire d'un Machiavel», se retrouve sous cette forme: «He descends into the smile of a Machiavelli».
La remarque faite par George Sand à Flaubert au sujet de l'écriture littéraire: «Tu la considères comme un but, elle n'est qu'un effet», est traduite: «You consider it an end, it is merely an effort»: et une phrase aussi simple que celle-ci: «ainsi le veut l'esthétique du roman» est traduite comme s'il y avait dans le texte: «ainsi le veulent les esthètes du monde».
«Il faudra relâcher mes économies» a le sens de: «il faudra prendre sur mes économies» au lieu de celui-ci: «Mes économies seront certainement relâchées». Des «cassures résineuses» ne sont point des cleavures full of resine (des fentes pleines de résine) et «madame Sand ne réussit que deux fois» ne correspond guère à madame Sand was not twice successful, ne remporta pas deux succès.
Querelles d'école n'est point disputations of schools (chamailleries d'écoliers).
Ceux qui se font une sorte d'esthétique de l'indifférence absolue ne sont point those of which the aesthetics seems to be in absolute indifference.
«Chimère» ne devrait point être traduit par «chimera» ni «lettres inédites» par inedited letters. «Ridicules» signifie des «absurdités» et non des ridicules et: «Qui ne pourra définir sa pensée» n'équivaut pas à Who can clearly define her thought? (qui pourra clairement définir sa pensée).
M. Masson se tire fort mal d'une phrase aussi simple que celle-ci: «Elle s'étonna des fureurs qui accueillirent ce livre, ne comprenant pas qu'on haïsse un auteur à travers son livre». Il traduit comme s'il y avait: «Elle s'étonna de l'orage qui accueillit son livre, ne comprenant pas que l'auteur est haï à travers son livre».
Passons sur des expressions comme celle-ci: «substituted by religion» au lieu de «replaced by religion», la «vulgarisation» où le sens exige «popularisation» pour en venir à la forme la plus irritante de traduction, le système du mot à mot. Le ruisseau «excites itself by the declivity which it obeys» (s'excite par la pente à laquelle il obéit), voilà un des plus beaux spécimens de ce genre chez M. Masson, et c'est un admirable exemple de l'influence exercée par les écoliers sur les maîtres.
Mais ce serait chose ennuyeuse que de dresser le catalogue complet de ces «gaffes». Aussi nous bornerons-nous à dire que la traduction de M. Masson est non seulement indigne de lui, mais encore que le public méritait mieux.
De nos jours le public a sa sensibilité.
NOTES:
[20] Pall Mall Gazette, 14 avril 1888.
M. Morris, au sujet de la tapisserie[21].
Hier soir, M. William Morris a fait une très intéressante et très attrayante conférence sur le tissage du tapis et de la tapisserie, à l'Exposition des Arts et Métiers qu'abrite actuellement la nouvelle Galerie.
M. Morris avait deux petits modèles des deux métiers employés, celui du tapis, où l'ouvrier est assis en face de son ouvrage et le métier à tapisserie plus compliquée, où le tisserand est assis en arrière, tournant le dos à son travail, a son dessin esquissé sur les fils verticaux, et voit, dans un miroir, l'image du modèle, ainsi que le tableau, à mesure que celui-ci tend à son achèvement.
Il s'est étendu longuement sur la question des teintures, a fait l'éloge de la garance et du kermès pour les rouges, du précipité de fer ou ocre pour les jaunes, et de l'indigo ou du pastel pour les bleus.
En arrière de l'estrade, étaient suspendus une jolie tapisserie flamande du quatorzième siècle et un superbe tapis de Perse datant d'environ deux cent cinquante ans.
M. Morris a fait remarquer la beauté du tapis, son délicat dessin de fleur d'épine-vinette, d'iris et de roses, l'absence voulue d'imitation et de teintes dégradées.
Il a montré les combinaisons qui réalisent la grande qualité du dessin décoratif, qui est à la fois la clarté et la netteté dans la forme, chaque contour étant d'un tracé exquis, chaque ligne bien marquée dans son intention et sa beauté, et l'effet total étant celui de l'unité, de l'harmonie, presque du mystère, les couleurs étant si parfaitement assorties entre elles, et les petites indications de couleurs claires si habilement disposées soit pour le ton, soit pour l'éclat.
Les tapisseries, a-t-il dit, étaient pour le Nord ce que la fresque était pour le Sud, notre climat étant un nombre des raisons qui guidaient dans le choix des matières destinées à couvrir les murs.
L'Angleterre, la France et les Flandres furent les trois grands pays des tapisseries. Les Flandres, grâce à leur grand commerce, marchèrent en tête par la splendeur des couleurs, et leur superbe dessin gothique.
La note fondamentale de la tapisserie, le secret de son charme, consistait, ainsi que M. Morris l'apprit à son auditoire, à couvrir tous les coins, et jusqu'au dernier pouce de surface, de dessins gracieux, fantaisistes et suggestifs.
De là ces merveilles des grandes tapisseries gothiques, où les arbres de la forêt se montrent en différents endroits, l'un par-dessus l'autre, chaque feuille parfaite en sa forme, en sa couleur, en sa valeur décorative, pendant que simplement vêtus, en costumes d'un beau dessin, des chevaliers et des dames se promenaient en des jardins richement fleuris, et chevauchaient, le faucon au poing, par de longs arceaux de verdure, ou s'asseyaient pour écouter le luth et la viole, sous des tonnelles émaillées de fleurs ou près de fraîches et gracieuses eaux.
D'un autre côté, lorsque le sentiment gothique fut mort, que Boucher et d'autres se mirent à dessiner, ils nous produisirent de vastes étendues de ciel bleu, une perspective soignée, des nymphes prenant des roses, et cela traité d'une façon superficielle, artificielle.
Vraiment, Boucher est sorti meurtri assez cruellement des mains vigoureuses de M. Morris. Il fut copieusement injurié, et les Gobelins modernes, ainsi que les cartons de M. Bouguereau, n'ont pas eu plus de chance.
M. Morris a conté quelques charmantes anecdotes au sujet des antiques travaux en tapisserie, du temps où, dans les tombes égyptiennes, les morts étaient ensevelis dans ces étoffes à dessins, dont quelques spécimens se voient au Musée de South Kensington, jusqu'au temps du Grand Turc Bajazet, qui, ayant fait prisonniers quelques chevaliers chrétiens, ne voulut accepter d'autre rançon pour eux que «des tapisseries historiées de France, et des gerfauts».
En ce qui concerne l'emploi de la tapisserie dans les temps modernes, M. Morris a fait remarquer que nous étions plus riches que le Moyen-Age, et qu'ainsi nous devrions être mieux en mesure d'encourager cette façon charmante de couvrir les murs, qui est absolument sans rivale au point de vue du ton artistique.
Il a dit que la limitation imposée par la matière et la forme obligeait même le dessinateur doué d'imagination à nous créer quelque chose de vraiment beau et décoratif.
«A quoi bon mettre l'artiste dans un champ de douze acres et lui dire de dessiner une maison? Donnez-lui un espace limité, et il se voit obligé par cette limitation, à concentrer et à remplir uniquement de choses attrayantes la surface étroite dont il dispose».
L'ouvrier donne aussi au dessin original une très parfaite richesse de détail, et les fils, avec leur couleur variée et leurs délicats reflets, ajoutent à l'œuvre une nouvelle source de plaisir.
«Là, a-t-il dit, nous trouvons une parfaite unité entre l'artiste doué d'imagination et l'ouvrier manuel.»
Le premier n'avait point une liberté excessive; le second n'était point un esclave.
L'œil de l'artiste voyait, son cerveau concevait, son imagination créait, mais la main du tisserand avait aussi son rôle dans l'œuvre merveilleuse. Elle ne copiait pas une chose déjà faite, mais créait une seconde fois, donnait une forme nouvelle et attrayante à un dessin qui avait besoin, pour atteindre à sa perfection, du concours de la navette, et devait traverser une matière différente et admirable avant que sa beauté eût une véritable floraison, pour qu'elle s'épanouit en une expression absolument juste, en effet artistique.
Mais, a dit M. Morris pour conclure, pour avoir de grandes œuvres, il faut que nous en soyons dignes.
Le mercantilisme, avec son méprisable dieu, le Bon Marché, son indifférence calleuse envers l'ouvrier, sa vulgarité innée de nature, voilà notre ennemi.
Pour gagner quelque chose de bon, il nous faut sacrifier quelque chose de notre luxe, il faut que nous pensions davantage à autrui, davantage à l'État, au bien public.
«Nous ne saurions obtenir à la fois la richesse et le luxe, a-t-il dit, nous devons faire choix entre eux».
NOTES:
[21] Pall Mall Gazette, 2 novembre 1888.
La Sculpture aux Arts et Métiers[22].
Ce qu'il y eut de plus satisfaisant dans la Conférence faite hier soir par M. Simonds, ce fut sa péroraison, où il apprit à l'auditoire qu'«on ne saurait faire un artiste».
Sans cet avertissement opportun, certaines gens abusés auraient pu s'en aller avec l'impression que la sculpture était une sorte de procédé mécanique à la portée des intelligences les plus rudimentaires.
Car, il faut en convenir, la conférence de M. Simonds fut à la fois trop élémentaire et trop chargée de choses techniques.
L'étudiant ordinaire de l'art, même le flâneur d'atelier, n'eussent pu y apprendre quoi que ce soit, en même temps que la «personne cultivée» dont un grand nombre de spécimens étaient présents, n'auraient pas échappé à l'effet quelque peu assommant des descriptions compliquées et péniblement expliquées, que le conférencier a données de méthodes de travail très connues et dépourvues d'intérêt.
Toutefois M. Simonds a fait de son mieux.
Il a décrit le modelage en terre et en cire, le moulage en plâtre et en métal, la façon d'agrandir et de diminuer les proportions, les bas-reliefs et le travail en ronde-bosse, les diverses sortes de marbre, leurs qualités et leurs caractères, la manière de reproduire en marbre le buste en plâtre ou en terre cuite, d'employer la pointe, le foret, le fil de fer, le ciseau, et les difficultés variées que comporte chaque procédé.
Il a montré un buste de M. Walter Crane sur lequel il a fait quelques expériences élémentaires, un buste de M. Parsons, une petite statuette, plusieurs moules, et une coupe intéressante de fourneau employé par Balthazar Keller pour fondre une grande statue équestre de Louis XIV, en 1697-8.
Ce qui fit défaut dans sa Conférence, ce furent les idées.
Sur la valeur artistique de chaque matière, sur la correspondance entre la matière ou le procédé, et la faculté imaginative s'efforçant de trouver une expression, sur l'aptitude au réalisme et à l'idéalisme qui réside dans chaque matière, sur le côté historique et humain de l'art, il n'a rien dit.
Il a montré les divers outils et la manière de s'en servir, mais il les a traités uniquement comme des instruments manuels.
Il n'a pas une seule fois mis son sujet en relation soit avec l'art, soit avec la vie.
Il a expliqué les formes du travail et les façons d'économiser le travail.
Il a montré les différentes méthodes, telles qu'elles pourraient être pratiquées par un artisan.
La semaine dernière, M. Morris, tout en expliquant le procédé technique du tissage, n'a jamais perdu de vue qu'il faisait une leçon de l'art.
Il a non seulement instruit, mais encore charmé son auditoire.
Néanmoins le public, réuni hier soir à l'Exposition des Arts et Métiers, parut fort intéressé; du moins il fut très attentif, et M. Walter Crane fit, après la conclusion, un court speech, dans lequel il se déclara satisfait en constatant que, malgré le machinisme moderne, la sculpture eût à peine modifié un seul de ses outils.
Pour notre part, nous ne pouvons nous empêcher de regretter le caractère de banalité extrême de cette conférence.
Si l'on faisait des leçons sur les poètes, on ne devrait pas borner ses remarques uniquement à la grammaire.
La semaine prochaine, conférences de M. Emery Walker sur l'Imprimerie.
Nous espérons,—à vrai dire nous sommes certains,—qu'il n'oubliera pas que c'est un art, ou plutôt que jadis c'était un art, et qu'on peut en faire, de nouveau, un art.
NOTES:
[22] Pall Mall Gazette, 9 novembre 1888.
Imprimerie et Imprimeurs[23].
On ne saurait rien concevoir de mieux que la conférence de M. Emery Walker sur le texte et l'illustration, faite hier soir aux Arts et Métiers.
Une série de spécimens intéressants de vieux livres imprimés et de manuscrits a été étalée sur l'écran par le moyen de la lanterne magique, et les explications de M. Walker ont été aussi claires et aussi simples que ses vues étaient admirables.
Il a commencé par faire connaître les diverses sortes de caractères et la manière de les fabriquer.
Il a montré des spécimens de l'ancien art d'imprimer par planches gravées qui a précédé le caractère mobile et s'emploie encore en Chine.
Il a fait remarquer la connexion intime qui existe entre l'impression et l'écriture. Aussi longtemps que cette dernière fut bonne, les imprimeurs eurent un modèle vivant à suivre, mais quand elle se gâta, l'impression se gâta aussi.
Il a montré sur l'écran une page de la Bible de Gutenberg (le premier livre imprimé, datant d'environ 1450-1455) et un manuscrit de Columelle, un Tite-Live imprimé de 1469, avec les abréviations de l'écriture à la main et un manuscrit de l'abrégé de Trogue Pompée par Justin, de 1451.
Il a indiqué ce dernier comme un exemple des débuts du caractère romain.
La ressemblance entre les manuscrits et les livres imprimés était des plus curieuses, des plus suggestives.
Il a ensuite fait voir une page empruntée à l'édition des Lettres de Cicéron, de John de Spier, le premier livre imprimé à Venise, une édition du même ouvrage par Nicolas Jansen, en 1470, et un admirable Pétrarque manuscrit du seizième siècle.
Il a parlé à l'auditoire d'Alde, qui fut le premier à mettre en circulation des livres à bon marché, à supprimer les abréviations, qui fit graver ses caractères par Francia, pictor et aurifex, lequel passe pour avoir reproduit l'écriture du Pétrarque.
Il exhiba une page du livre d'exemples de Vicentino, le célèbre maître d'écriture vénitien. Elle fut saluée d'une salve spontanée d'applaudissements, et il émit quelques vues excellentes sur l'amélioration des livres d'exemples et les inconvénients de l'écriture penchée.
Un superbe Plaute imprimé à Florence en 1514 pour Lorenzo di Medici, l'Histoire de Polydore Virgile avec les beaux dessins d'Holbein, imprimée à Bâle en 1556, et d'autres livres intéressants furent aussi projetés sur l'écran, ce qui, naturellement, en agrandissait beaucoup les proportions.
Il parla d'Elzévir au dix-septième siècle, alors que l'écriture commençait à déchoir, et du premier imprimeur anglais Caxton, et de Baskerville, dont les caractères furent peut-être dessinés par Hogarth, mais ne sont pas très bons.
Le latin, ainsi qu'il le fit remarquer, gagnait plus que l'anglais, à l'impression, parce que les queues des caractères ne tombaient pas aussi souvent au-dessous de la ligne.
Le large espace entre les lignes, résultant de l'emploi d'un plomb, comme il le montra, mettait la page en bandes, et donnait aux blancs la même importance qu'aux lignes.
Naturellement il faut réserver beaucoup de largeur aux marges, excepté aux marges intérieures, et les titres courants ôtent souvent à la page sa beauté d'arrangement.
Le caractère employé par la Pall Mall fut approuvé comme il le méritait, nous sommes heureux de le reconnaître.
En ce qui regarde l'illustration, le point essentiel, comme le dit M. Walker, est d'établir l'harmonie entre le caractère et la décoration.
Il plaida la cause du véritable ornement pour le livre, contre la sotte habitude de placer le dessin là où il n'a que faire.
Il fit remarquer que l'harmonie mécanique et l'harmonie artistique marchent du même pas.
Il ne faut employer l'ornement ou l'illustration dans un livre qu'à la condition de pouvoir l'imprimer de la même manière que le texte.
Pour appuyer son conseil, il présenta l'Italie de Rogers avec de la gravure sur acier, et une page d'un Magazine américain, fleurie, picturale, mauvaise, fut saluée par quelques rires.
Comme exemples, nous eûmes un charmant Boccace imprimé à Ulm, et une page tirée de La Mer des Histoires, imprimée en 1488. Black et Bewick parurent aussi, puis ce fut une page de musique dessinée par M. Horne.
La conférence fut écoutée avec grande attention par un nombreux auditoire, et elle était certainement fort attrayante.
M. Walker a le subtil instinct artistique que donne la pratique réelle de l'art dont il parle.
Ses remarques au sujet du caractère pictural de l'illustration moderne étaient bien en leur place, et nous espérons que certains des éditeurs qui se trouvaient dans l'auditoire les prendront à cœur.
Jeudi prochain, conférence de M. Cobden-Sanderson sur la Reliure, sujet que peu de personnes en Angleterre sont capables de traiter avec plus de compétence.
Nous sommes heureux de voir ces conférences aussi bien fréquentées.