Derniers essais de littérature et d'esthétique: août 1887-1890
NOTES:
[23] Pall Mall Gazette, 16 novembre 1888.
Les Beautés de la Reliure[24].
«L'art commença, dit hier soir, M. Cobden-Sanderson dans sa charmante conférence sur la Reliure, quand l'homme pensa à l'Univers».
Il désire donner une expression à la joie et à la surprise qu'il éprouve devant les merveilles qui l'entourent, et il invente une forme de beauté par laquelle il exprime la pensée ou le sentiment qui est en lui.
Et la reliure a sa place parmi les arts: «par elle un homme s'exprime lui-même».
Cet exorde élégant et plaisamment exagéré précéda quelques démonstrations des plus pratiques.
«Le tablier de cuir est le drapeau de l'avenir» s'écria le conférencier, qui ôta son habit et ceignit son tablier.
Il dit quelques mots des reliures anciennes pour le rouleau de papyrus, des cylindres d'ivoire ou de cèdre autour desquels on enroulait les manuscrits d'autrefois, des enveloppes teintes, les cordons soignés, jusqu'au temps où enfin la reliure, au sens moderne, commença, sous forme de feuilles pliées, avec la littérature en pages.
Une reliure, comme il le fit remarquer, se compose de deux plaques, jadis en bois, aujourd'hui deux feuilles de carton, couvertes de soie, de cuir ou de velours.
Le rôle de ces plaques est de protéger la fortune écrite du monde.
La matière la meilleure est le cuir orné d'or.
On faisait jadis présent de forêts aux relieurs, pour qu'ils eussent toujours sous la main une provision de peaux de bêtes fauves. Le relieur moderne doit se contenter d'importer du maroquin, sorte de cuir bien meilleur que tout autre et bien préférable au veau.
M. Sanderson mentionna par leurs noms quelques-uns des grands relieurs, comme Le Gascon, et quelques-uns des protecteurs de la reliure, comme les Médicis, Grolier, et les femmes admirables qui aimèrent tant les livres, qu'elles leur donnèrent quelque chose du parfum et de la grâce de leurs étranges existences.
Toutefois la partie historique de la conférence fut fort écourtée et le fut peut-être forcément à cause du temps limité.
La partie vraiment soignée de la conférence fut l'exposé pratique.
M. Sanderson expliqua et démontra les différentes opérations qui consistent à lisser, presser, couper, rogner, etc.
Il divisa les reliures en deux classes, selon l'utilité ou la beauté.
Parmi les premières, il mit les couvertures en papier, comme celles qu'on emploie en France, le carton recouvert de papier ou recouvert de toile, les demi-reliures en cuir ou en veau.
Il dédaigna le drap comme une pauvre matière, sur laquelle la dorure ne tarde pas à s'effacer.
Quant aux belles reliures, en elles, «la décoration s'élève jusqu'à l'enthousiasme».
Elle a sa valeur éthique, son effet spirituel.
«En faisant de bon travail, nous élevons l'existence à un plan plus haut» dit le conférencier, et il insista avec une sympathie affectueuse sur ce fait qu'«un livre est d'un naturel sensitif», qu'il est fait par un être humain pour un être humain, que le dessin doit venir de l'homme lui-même et exprimer les états de son imagination et la joie de son âme.
Il faut donc qu'il n'y ait point de division du travail:
«Je fabrique moi-même ma colle, et j'y prends plaisir,» dit M. Sanderson, en parlant de la nécessité où se trouve l'artiste de faire tout son travail de ses propres mains.
Mais avant que nous ayons de la reliure vraiment bonne, il faut que nous ayons une révolution sociale.
Dans l'état présent des choses, l'ouvrier, réduit au rôle de machine, est l'esclave du patron, et le patron enflé en millionnaire est l'esclave du public, et le public est l'esclave de son dieu favori, le Bon Marché.
Le relieur de l'avenir devra être un homme éduqué qui apprécie la littérature et a de la liberté pour sa fantaisie et du loisir pour sa pensée.
Tout cela est fort bon, fort juste.
Mais quand il traite la reliure en art imaginatif, expressif, humain, nous devons avouer qu'à notre avis M. Sanderson s'est un peu trompé.
La reliure est essentiellement décorative, et la bonne décoration est suggérée plus fréquemment par la matière et par le genre de travail que par le désir quelconque de l'homme qui conçoit l'idée de nous exprimer sa joie en ce monde.
De là vient que la bonne décoration est toujours traditionnelle.
Partout où elle est l'expression de l'individu, elle est ordinairement fausse et capricieuse.
Ces métiers-là ne sont point des arts avant tout expressifs: ils sont des arts impressifs.
Si un homme a quelque chose à dire au monde, il ne le dira point au moyen d'une matière qui suggère et conditionne toujours sa propre décoration.
La beauté de la reliure est de la beauté décorative abstraite.
Au premier coup d'œil, elle n'est point mode d'expression pour une âme humaine.
A vrai dire, le danger de ces hautes prétentions pour un métier manuel consiste en ce qu'ils laissent voir un désir de donner à des métiers le domaine et la raison d'être qui appartiennent à des arts, comme la poésie, la peinture et la sculpture.
Ce domaine, ce motif, ils ne le possèdent point.
Leur but est tout autre.
Entre les arts qui visent à réduire à rien leur matière et les arts qui tendent à la glorifier, il y a un abîme.
Néanmoins M. Cobden Sanderson a eu parfaitement raison d'exalter son art, et bien qu'il ait paru confondre les modes expressifs de la beauté, il a toujours parlé avec grande sincérité.
La semaine prochaine, M. Crane fera la dernière des conférences de cette admirable série des Arts et Métiers, et sans doute il aura bien des choses à dire sur un sujet auquel il a consacré toute sa belle existence d'artiste.
Pour nous, nous ne pouvons faire autrement que de sentir que l'art de la reliure exprime, avant toute chose, non point ce qu'éprouve l'ouvrier, mais simplement ce qu'il est, la propre beauté qu'il a en soi, ce qu'il a d'admirable.
NOTES:
[24] Pall Mall Gazette, 23 novembre 1888.
La Clôture des Arts et Métiers[25].
M. Walter Crane, Président de la Société des Arts et Métiers, a été accueilli hier soir par une assemblée si nombreuse qu'à un certain moment le secrétaire honoraire a été en souci sur le sort des cartons et que bien des gens n'ont point réussi à entrer.
Toutefois l'ordre s'est bientôt rétabli.
M. Cobden-Sanderson s'est avancé sur l'estrade et, en quelques phrases d'une plaisante gravité, a présenté M. Crane comme un homme, qui avait toujours été l'avocat des grandes causes impopulaires et donnait pour but à son art «la diffusion de la joie dans toute l'étendue du pays.»
M. Crane a commencé sa conférence en faisant remarquer que l'Art a deux domaines, l'aspect et l'adaptation, et que c'est essentiellement au second qu'a affaire le dessinateur, son objet n'étant point le fait littéral, mais la beauté idéale.
Le dessinateur n'a rien à voir aux effets non étudiés, accidentels, de la Nature.
Il s'est mis en quête de principes et a procédé par plan géométrique, par ligne et couleurs abstraites.
L'art pictural est isolé, et sans relation; le cadre est le dernier vestige de l'ancienne alliance entre la peinture et l'architecture.
Mais le dessinateur n'a point pour objet premier de produire un tableau.
Il vise à faire un modèle et procède par sélection: il repousse l'idée du «trou dans le mur» et ne veut rien entendre «au sujet des fausses fenêtres d'un tableau.»
Trois choses différencient les dessins.
D'abord l'esprit de l'artiste, ce mode, cette manière, qui sépare Dürer de Flaxman, par lesquels nous reconnaissons comment l'âme d'un homme s'exprime dans la forme qui lui est propre.
Puis vient l'idée constructive, l'emplissage des espaces avec une œuvre qui plaît.
En dernier lieu, c'est la matière, que ce soit le cuir ou l'argile, l'ivoire ou le bois, matière qui souvent donne des suggestions, et toujours commande le dessin.
Quant au naturalisme, nous devons nous souvenir que nous voyons non pas seulement avec nos yeux, mais avec toutes nos facultés.
La sensation et la pensée sont des parties de la vision.
M. Crane traça alors, au tableau noir, le chêne réaliste du peintre de paysage et le chêne décoratif du dessinateur.
Il montra aussi la marguerite des champs, telle qu'elle est dans la Nature, et la même fleur traitée comme décoration de panneau.
Le dessinateur systématise et accentue, choisit et rejette, et l'œuvre décorative offre le même rapport avec la reproduction naturaliste que le langage du drame imaginatif avec le langage de la vie réelle.
Les ressources décorative du carré et du cercle furent alors représentées au tableau noir.
Il fut dit maintes choses sur la symétrie, l'alternance, et la radiation.
M. Crane décrivit ce dernier principe comme étant le «Home Rule du dessin, la perfection du self-government local» et il fit remarquer que c'était là une chose essentiellement organique, qui se manifestait dans l'aile de l'oiseau, tout aussi bien que dans la voûte en style Tudor de l'architecture gothique.
M. Crane passa ensuite à la figure humaine, «cette expressive unité de dessin» qui contient tous les principes de la décoration.
Il montra un dessin d'une figure nue tenant une hache, couchée dans un pendentif architectural, figure qui, comme il eut soin de l'expliquer, n'était point celle de M. Gladstone, malgré la présence de la hache.
Le dessinateur, laissant alors de côté le chiaroscuro, la dégradation de teintes, et «autres faits superficiels de la vie» bien capables de se défendre, et ayant toujours présente à l'esprit l'idée de la limitation d'espace, se met en devoir de faire bien ressortir la beauté de sa matière, que ce soit du métal, «avec son agréable relief» comme s'exprime Ruskin, ou du verre cerné par le plomb, avec ses belles lignes noires, ou la mosaïque avec ses cubes de gemmes, ou le métier à tisser avec ses fils qui s'entrecroisent, ou le bois avec ses jolies torsades de fibres.
Nombre d'insuccès artistiques sont dus à ce qu'un art veut faire des emprunts à un autre.
Nous avons des sculpteurs qui prétendent faire de la peinture, des peintres qui visent aux effets scéniques, des tisseurs en quête de sujets de tableaux, des ornemanistes qui veulent faire de la Vie et non de l'Art, des imprimeurs sur coton qui «attachent des bouquets de fleurs artificielles avec des flots de ruban artificiel,» et jettent tout cela sur le tissu qui n'en peut mais.
Puis vint la petite tirade de socialisme, très raisonnable et présentée fort posément.
«Comment pouvons-nous avoir du bel art, alors que le travailleur est condamné à un labeur monotone et machinal au milieu d'un entourage morne, hideux, quand cités et Nature sont sacrifiées à la rapacité mercantile, quand le Bon Marché est le Dieu de l'existence?»
Au temps jadis, l'ouvrier manuel était dessinateur.
Il avait des journées tranquilles d'étude en sa période d'apprentissage. Le peintre lui-même débutait par le broyage des couleurs.
Il survit encore un peu d'ornement ancien, çà et là, sur les rosettes de laiton des chevaux de trait, dans les seaux à lait à Anvers, dans les cruches à eau d'Italie. Mais cela même s'en va.
«Le touriste passe et crée une demande que le commerce satisfait d'une façon insuffisante.»
Nous ne sommes point encore arrivés à un état de choses qui soit la santé.
Tottenham Court Road existe encore, on est menacé de voir renaître le mobilier Louis XVI, et l'image coloriée populaire se débat dans les mailles de l'antimacassar.
L'art est dans la dépendance de la vie.
Nous ne pouvons l'obtenir par les machines.
Et pourtant les machines ne sont mauvaises que quand elles nous gouvernent.
La presse à imprimer est une machine que l'Art apprécie, parce qu'elle lui obéit.
L'art véritable doit posséder l'énergie de la Vie elle-même, doit se colorer de ce qu'il y a de bon ou de mauvais dans la vie, doit suivre les anges de lumière ou les anges des ténèbres.
L'art du passé ne doit point être copié avec un esprit servile.
Pour un siècle nouveau, nous réclamons une forme nouvelle.
La conférence de M. Walter Crane fut fort intéressante et fort instructive.
Sur un seul point, nous serons en désaccord avec lui.
De même que M. Morris, il déprécie complétement l'art du Japon et regarde les Japonais comme des artistes naturalistes et non point décoratifs.
Il est vrai qu'ils sont souvent picturaux, mais avec leur finesse exquise de touche, l'éclat et la beauté de leur coloris, leur entente parfaite dans la façon de rendre un espace décoratif sans le décorer lui-même (point sur lequel M. Crane n'a rien dit, quoique ce soit une des choses les plus importantes dans la décoration) et par la subtilité de leur instinct dans la place à donner aux objets, les Japonais sont des artistes décoratifs d'un ordre élevé.
Il faudra que l'année prochaine quelqu'un fasse aux Arts et Métiers des conférences sur l'art japonais.
En attendant, nous félicitons M. Crane et M. Cobden-Sanderson sur l'admirable série de conférences qui a été faite à cette Exposition.
On ne saurait dire trop de bien de leur influence.
L'exposition, nous avons été heureux de l'apprendre, a été un succès financier.
Elle se ferme demain, mais elle n'est que la première d'un grand nombre d'autres, dans l'avenir.
NOTES:
[25] Pall Mall Gazette, 30 novembre 1888.
Poétesses Anglaises[26].
L'Angleterre a donné au monde une grande poétesse, Elisabeth Barrett Browning.
A côté d'elle, M. Swinburne placerait Miss Christina Rossetti, dont l'Hymne du Nouvel An est décrit par lui comme la plus noble des poésies sacrées de notre langue, au point qu'aucune autre ne s'en rapproche assez pour mériter le second rang.
«C'est un hymne, nous dit-il, qui est comme touché par le feu, comme baigné dans la lumière des rayons de soleil, comme accordé aux cordes et aux cadences de la musique de la mer à son reflux, hors de la portée de la harpe et de l'orgue, larges échos des sereines et sonores marées des cieux.»
Malgré toute mon admiration pour l'œuvre de Miss Rossetti, son choix subtil des mots, sa richesse d'images, sa naïveté artistique, ou se mêlent avec fantaisie de curieux accents d'étrangeté et de simplicité, je ne puis m'empêcher de penser que M. Swinburne, en sa noble et naturelle loyauté, l'a placée sur un piédestal trop élevé.
Pour moi, elle est simplement une très charmante artiste en poésie.
A vrai dire, c'est là chose si rare que nous ne pouvons faire autrement que de l'aimer, quand nous la rencontrons, mais tout n'est pas là.
Plus loin, et au-dessus, il y a des hauteurs de chant plus élevées, plus ensoleillées, une vision plus large, une atmosphère plus ample, une musique à la fois plus passionnée et plus profonde, une énergie créatrice qui est née de l'esprit, une extase ailée qui naît de l'âme, une force et une ardeur dans la seule expression, qui a tout le merveilleux du prophète et ne tient pas peu de la sainteté consacrée du prêtre.
Mistress Browning n'a d'égale aucune des femmes qui aient jamais fait vibrer la lyre, ou soufflé dans les pipeaux depuis les temps de la grande poétesse éolienne.
Mais Sapho, qui, pour le monde antique, était une colonne de flamme, est pour nous une colonne de ténèbres.
De ses poésies brûlées, avec bien d'autres œuvres précieuses, par les Empereurs de Byzance ou les Papes de Rome, il ne reste plus que des fragments en petit nombre.
Il peut se faire qu'elles moisissent dans la nuit parfumée de quelque tombe égyptienne, serrées dans la main flétrie d'un amoureux défunt depuis longtemps.
Il peut même se faire qu'en ce moment un moine de l'Athos ait les yeux fixés sur un ancien manuscrit dont les caractères recroquevillés cachent une œuvre lyrique ou une ode de celle que les Grecs appelaient la Poétesse, tout comme ils désignaient Homère par les mots: «le Poète», celle qui était pour eux la Dixième Muse, la fleur des Grâces, l'enfant d'Eros, et l'orgueil de l'Hellade, Sapho à la douce voix, la belle aux beaux yeux, à la chevelure noire de nuance d'hyacinthe.
Mais en fait, l'œuvre de la merveilleuse chanteuse de Lesbos est entièrement perdu pour nous.
Il nous reste quelques pétales des roses de son jardin, et c'est tout.
De nos jours la littérature survit au marbre et au bronze, mais aux temps anciens, il n'en était point ainsi, malgré la fière assertion du poète romain.
Les fragiles vases d'argile des Grecs nous conservent encore les portraits de Sapho, délicatement peints en noir, rouge et blanc, mais de son chant nous n'avons que l'écho d'un écho.
Parmi toutes les femmes de l'histoire, Mistress Browning est la seule que nous ayons le droit de nommer en un rapprochement possible ou lointain avec Sapho.
Sapho était, sans contredit, une artiste plus impeccable, plus parfaite.
Elle remua tout le monde antique plus que Mistress Browning n'a jamais remué l'âge moderne.
Jamais l'Amour n'eut un chantre pareil.
Même dans les quelques vers qui nous restent, la passion semble consumer, brûler.
Mais comme le temps injuste qui l'a couronnée des lauriers stériles de la renommée, les a entrelacés aux mornes pavots de l'oubli, laissons-là ce qui n'est qu'un souvenir et revenons à une poétesse dont le chant nous reste comme une gloire impérissable de notre littérature, à celle qui entendit du fond de la sombre mine et de l'usine encombrée, la plainte des enfants, et fit pleurer l'Angleterre sur ces petits, celle qui dans ses sonnets soi-disant portugais chanta le mystère spirituel de l'amour, et les dons intellectuels que l'amour apporte à l'âme; celle qui eut foi dans tout ce qui était noble, qui eut de l'enthousiasme pour ce qui est grand, de la pitié pour tout ce qui souffre, celle qui écrivit: Vision de poètes, et les Fenêtres de la Casa Guidi, et Aurora Leigh.
Ainsi que l'a dit d'elle un homme, auquel je dois mon amour de la poésie, non moins que mon amour de la campagne,
Vraiment, elle est vivante, et non seulement au cœur de l'Angleterre de Shakespeare, mais aussi au cœur de l'Italie de Dante.
A la littérature grecque, elle dut sa culture classique, mais l'Italie moderne créa sa passion humaine pour la Liberté.
Après avoir franchi les Alpes, elle se sentit pleine d'une ardeur nouvelle, et de sa belle et éloquente bouche, que nous revoyons dans ses portraits, sort un flot de chant lyrique si noble, si majestueux que nous n'avons rien entendu de comparable sur les lèvres d'aucune femme, depuis plus de deux mille ans.
Il est agréable de se dire qu'une poétesse anglaise a été dans une certaine mesure un facteur efficace dans cette création de l'unité italienne qui fut le rêve de Dante, et si Florence chassa en exil son grand chanteur, du moins elle accueillit avec empressement dans ses murs la poétesse, qu'en ces derniers temps, lui avait envoyée l'Angleterre.
Si l'on avait à indiquer les principales qualités de l'œuvre de Mistress Browning, on nommerait, comme M. Swinburne l'a fait pour Byron, la sincérité et la force.
Il y a des défauts, naturellement.
«Elle ferait rimer lune avec table,» a-t-on dit d'elle par plaisanterie, et certes l'on ne trouverait point dans toute la littérature de rimes aussi monstrueuses que celles qu'on rencontre parfois dans les poésies de Mistress Browning.
Mais sa rudesse n'était point le résultat de la négligence.
Elle était voulue, comme le montrent fort clairement ses lettres à M. Horne.
Elle se refusait à passer sa muse au papier émerisé.
Elle avait en haine le lustrage facile et le poli artificiel.
Elle était artiste, même quand elle écartait l'art.
Elle entendait produire un certain effet par certains moyens, et elle y réussissait, et son indifférence à l'égard de l'assonance complète dans les rimes donne souvent à son vers une richesse splendide et y introduit un élément agréable de surprise.
En philosophie; elle était platonicienne; en politique, elle était opportuniste.
Elle ne s'attacha à aucun parti déterminé.
Elle aimait le peuple quand il se montrait royal, et les rois quand ils se montraient des hommes.
Elle avait les idées les plus élevées sur la valeur réelle et le motif de la poésie.
«La poésie, dit-elle dans la préface d'un de ses volumes, a été pour moi une chose aussi sérieuse que la vie elle-même, et la vie a été une chose très sérieuse. Ni l'une ni l'autre n'ont été pour moi une partie de volant. Je n'ai jamais commis l'erreur de prendre le plaisir pour la cause finale de la poésie, ni le loisir comme l'heure favorable au poète. J'ai accompli ma tâche en ceci, non point comme simple travail de la tête et de la main, indépendant de la personnalité, mais comme l'expression la plus complète de cette personnalité qu'il me fût possible d'atteindre.»
C'est certainement son expression la plus complète, et par là elle réalise sa perfection intégrale.
«Le poète, dit-elle quelque part, est à la fois plus riche et plus pauvre qu'il ne l'était d'ordinaire: il est vêtu de meilleur drap, mais il ne prononce plus d'oracles.»
Ces mots donnent le diapason de sa façon de concevoir la mission du poète.
Il était fait pour prononcer les oracles de la Divinité, pour être à la fois un prophète inspiré et un prêtre saint, et nous pouvons sans exagération, à mon avis, la considérer comme telle.
Elle était une Sibylle apportant un message au monde, parfois avec des lèvres bégayantes, et une fois, au moins, avec les yeux bandés, mais toujours avec le vrai feu et la ferveur d'une foi fière et inébranlable, toujours avec les grands élans d'une nature spirituelle, les nobles ardeurs d'une âme passionnée.
Quand nous lisons ses meilleures poésies, nous sentons que quoique le sanctuaire d'Apollon soit vide, quoique le trépied soit renversé, quoique le vallon de Delphes soit désolé, la Pythie n'est point encore morte.
En notre propre siècle, elle a chanté pour nous, et ce pays-ci l'a fait naître pour la seconde fois.
Vraiment, Mistress Browning est la plus sage des Sibylles, plus sage même qu'aucune des figures puissantes que Michel-Ange a peintes sur la voûte de la Chapelle Sixtine de Rome, rêvant sur le volume mystérieux et s'efforçant de déchiffrer les secrets du destin. Car elle a bien compris que si savoir c'est pouvoir, la souffrance fait partie de la connaissance.
C'est à son influence presque autant qu'à la plus haute éducation des femmes, que je serais porté à attribuer le réveil vraiment remarquable de la poésie féminine qui caractérise la dernière moitié de notre siècle en Angleterre.
Aucun pays n'a jamais eu autant de poétesses à la fois.
En vérité, quand on songe que les Grecs n'eurent que neuf muses, on est parfois tenté de se dire que nous en avons trop.
Et pourtant l'œuvre accomplie par les femmes dans la sphère de la poésie atteint véritablement à un niveau fort élevé d'excellence.
En Angleterre, nous avons eu toujours de la tendance à déprécier la valeur de la tradition en littérature.
Dans notre empressement à trouver une voix musicale nouvelle et un mode musical plus jeune, nous avons oublié la beauté que peut posséder Echo.
Nous cherchons d'abord l'individualité et la personnalité, et c'est là, à vrai dire, ce qui caractérise le mieux les chefs-d'œuvre de notre littérature, tant en prose qu'en vers.
Mais une culture systématique, et l'étude des meilleurs modèles, si elles s'unissent à un tempérament artistique, à une nature ouverte à d'exquises impressions, peut produire bien des choses admirables, bien des choses dignes d'éloge.
Il serait tout à fait impossible de donner une liste complète de toutes les femmes qui depuis Mistress Browning se sont essayées sur le luth et la lyre.
Mistress Pfeiffer, Mistress Hamilton King, Mistress Augusta Webster, Graham Tomson, Miss Mary Robinson, John Ingelow, Miss May Kendall, Miss Nesbit, Miss May Probyn, Mistress Craik, Mistress Meynell, Miss Chapman, et bien d'autres ont fait vraiment de bonnes choses en poésie, soit dans le grave mode dorien de la poésie pensive, intellectuelle, soit dans les formes légères et gracieuses de l'ancienne poésie française, soit dans le genre romantique de l'antique ballade, soit dans ce «monument d'un moment» comme s'exprimait Rossetti, le sonnet tendu et concentré.
Parfois on est tenté de désirer que cette faculté artistique si vive que les femmes possèdent, à n'en pas douter, se développe un peu plus dans le sens de la prose, un peu moins dans le sens des vers.
La poésie est faite pour nos moments de haute exaltation, quand nous souhaitons être auprès des Dieux, et, dans notre poésie rien ne saurait nous satisfaire, sinon ce qui est d'un mérite supérieur, mais la prose est réservée pour notre pain quotidien, et le défaut de bonne prose est une des grandes taches de notre civilisation.
La prose française même maniée par des écrivains les plus ordinaires, est toujours remarquable, mais la prose anglaise est détestable.
Nous avons un petit nombre, un très petit nombre de maîtres, tels quels.
Nous avons Carlyle, qu'il faut se garder d'imiter, M. Pater, qui, grâce à la subtile perfection de sa forme, est absolument inimitable, et M. Froude qui est utile; et M. George Meredith, qui est un avertissement, et M. Lang, qui est le divin amateur, et M. Stevenson, qui est l'artiste humain, et M. Ruskin, dont le rythme, et la couleur, et la belle rhétorique et la merveilleuse musique de mots sont absolument hors de portée.
Mais la prose de tous les jours, celle qu'on lit dans les Magazines et dans les journaux est terriblement morne et encombrante, lourde en ses mouvements, gauche et exagérée dans son expression.
Il peut se faire qu'un jour nos femmes de lettres s'adonnent plus décidément à la prose.
Leur légèreté de touche, leur oreille exquise, leur sentiment délicat de l'équilibre et de la proportion ne nous seraient pas peu utiles.
Je me figure aisément les femmes introduisant une manière nouvelle dans notre littérature.
Toutefois nous avons ici affaire aux femmes en tant que poétesses, et il est intéressant de remarquer que, quoique l'influence de Mistress Browning ait, sans contredit, contribuée puissamment à développer ce mouvement poétique nouveau, si je puis l'appeler ainsi, il semble cependant n'y avoir jamais eu pendant les trois derniers siècles, aucune époque où les femmes de ce royaume n'aient cultivé sinon l'art, du moins l'habitude d'écrire en vers.
Quelle fut la première poétesse anglaise?
Je ne saurais le dire.
Je crois que ce fut l'Abbesse Juliana Berners, qui vécut au quinzième siècle, mais je ne doute point que M. Freeman ne soit en mesure de désigner, à première réquisition, quelque merveilleuse poétesse saxonne ou normande, dont il est impossible de lire les œuvres sans glossaire, et qui, même avec cette aide, sont inintelligibles.
Pour mon compte, je m'en tiens à l'Abbesse Juliana, qui écrivit avec enthousiasme sur la fauconnerie, et après elle, je mentionnerais Anne Askew qui, en prison et à la veille même de son martyre par le feu, écrivit une ballade qui a, en tout cas, un intérêt pathétique et historique.
Le «très doux et très doux et très sententieux ditty» de la Reine Elisabeth sur Marie Stuart, est grandement loué par Puttenham, critique contemporain, comme un exemple «d'Exargasia, ou du style somptueux en littérature» ce qui, en tout cas, paraît une épithète fort convenable pour les poésies d'une aussi grande Reine.
L'expression, qu'elle applique à l'infortunée Reine d'Écosse, «fille de la Discorde» a naturellement passé depuis longtemps dans la littérature.
La Comtesse de Pembroke, sœur de Sir Philippe Sidney, fut très admirée comme poétesse en son temps.
En 1613, «la docte, vertueuse et véritablement noble dame» Elisabeth Carew, publia une «Tragédie de Mariane, la belle reine de Juiverie» et quelques années plus tard «la noble Dame Diana Primerose» écrivit une Chaîne de Perles, qui est un panégyrique sur les «grâces sans pair» de Gloriana.
Mary Morpeth, amie et admiratrice de Drummond de Hawthornden; Lady Mary Wroth, à qui Ben Jonson dédia l'Alchimiste, et la Princesse Elisabeth, sœur de Charles Ier, doivent aussi être mentionnées.
Après la Restauration, les femmes s'adonnèrent avec une ardeur plus grande encore à l'étude de la littérature et à la pratique de la poésie.
Marguerite, duchesse de Newcastle, fut une véritable femme de lettres, et quelques-uns de ses vers sont extrêmement jolis et gracieux.
Mistress Aphra Behn fut la première Anglaise qui se fit de la littérature une profession régulière.
Mistress Katharine Philps inventa la sentimentalité, si nous en croyons M. Gosse.
Comme elle fut louée par Dryden et regrettée par Cowley, espérons qu'elle aura obtenu son pardon.
Keats rencontra par hasard ses poésies à Oxford, au temps où il écrivait Endymion, et trouva dans l'une d'elles une «fantaisie très délicate, dans le genre de Fletcher» mais je crains bien que de nos jours l'incomparable Orinda ne trouve plus un seul lecteur.
Au sujet de la Rêverie Nocturne de Lady Winchelsea, Wordsworth, dit qu'à l'exception de la Forêt de Windsor, ce fut le seul poème, dans l'intervalle entre le Paradis perdu et les Saisons de Thomson, qui contint une image nouvelle de la nature extérieure.
Lady Rachel Russell, à qui on peut attribuer l'inauguration de la littérature épistolaire en Angleterre; Eliza Heywood que son mauvais style a immortalisée, et qui occupe une niche dans la Dunciade; et la marquise de Wharton, dont Waller dit avoir admiré les poésies, sont des types fort remarquables, la plus intéressante de toutes étant naturellement la première nommée, qui était une femme de naturel héroïque et d'un caractère plein de noblesse et de dignité.
En somme, quoi qu'on ne puisse pas dire que les poétesses anglaises, depuis les origines jusqu'à Mistress Browning, aient produit aucune œuvre de génie absolu, ce sont certainement des figures intéressantes, d'attrayants sujets d'étude.
Parmi elles nous trouvons Lady Mary Wortley Montague, qui a tout le caprice de Cléopatre, et dont les lettres sont charmantes à lire, Mistress Centlivre, qui écrivit une brillante comédie, Lady Anne Barnard dont Le Vieux Robin Gray a été décrit par Sir Walter Scott comme valant «tous les dialogues qu'ont jamais eus ensemble Corydon et Phyllis, depuis Théocrite jusqu'à nos jours» et qui est certainement une très belle et très touchante poésie, Esther Vanhomrigh, et Hester Johnson, la Vanessa et la Stella de la vie du Doyen Swift; Mistress Thrale, l'amie du grand lexicographe; la digne Mistress Barbauld; la laborieuse Joanna Baillie; l'admirable Mistress Chapone, dont l'Ode à la Solitude fait toujours naître en moi une ardente passion pour la société, et qui restera dans la mémoire au moins comme directrice de l'établissement dans lequel fut élevée Becky Sharp, Miss Anna Seward, qui fut appelée «le Cygne de Lichfield» la pauvre L. E. L. que Disraeli décrivit dans une de ses spirituelles lettres à sa sœur comme la «personnification de Brompton, toilette de satin incarnat, souliers de satin blanc, joues rouges, nez camard, et la chevelure à la Sapho»; Mistress Ratcliffe, qui créa le roman à aventures, et a ainsi endossé une grande responsabilité; la belle Duchesse de Devonshire, de laquelle Gibbon a dit qu'elle était faite pour être quelque chose de mieux qu'une Duchesse; les deux admirables sœurs, Lady Dufferin et Mistress Norton; Mistress Tighe, dont Keats lut avec plaisir la Psyché; Mistress Hemans; la jolie, charmante «Perdita», qui flirta tour à tour avec la Poésie et avec le Prince Régent, joua divinement dans le «Conte d'Hiver», fut brutalement attaquée par Gifford et nous a laissé une touchante petite poésie sur la boule-de-neige; et Emilie Bronté, dont les poésies sont empreintes d'une force tragique et paraissent souvent sur le point d'atteindre à la grandeur.
Les vieilles modes en littérature ne sont pas aussi agréables que les vieilles modes dans le costume.
J'aime le siècle de la poudre mieux que le siècle de Pope.
Mais si l'on préfère le point de vue historique,—et en somme c'est le seul où nous devions nous placer pour apprécier avec justice une œuvre qui n'est pas absolument de premier ordre,—nous ne pouvons éviter de remarquer que bon nombre des poétesses anglaises, qui ont précédé Mistress Browning, furent des femmes d'un talent peu ordinaire, et que si la plupart d'entre elles regardèrent la poésie comme un simple compartiment des belles-lettres, il en fut de même pour leurs contemporains dans le plus grand nombre des cas.
Depuis l'époque de Mistress Browning, nos bois se sont remplis d'oiseaux chanteurs, et si je me risque à leur demander de s'adonner davantage à la prose, et moins au chant, ce n'est pas que je goûte la prose poétique, mais c'est que j'aime la prose des poètes.
NOTES:
[26] Queen, 8 décembre 1888
Le dernier volume de sir Edwin Arnold[27][28].
Les auteurs qui écrivent en prose poétique sont rarement de bons poètes.
Ils ont beau emplir leurs pages de somptueuses épithètes, de phrases resplendissantes, entasser des Pélions d'adjectifs sur des Ossas de descriptions, ils ont beau s'abandonner à un style fortement coloré, à la richesse luxuriante des images, si leur vers ne possède pas la véritable vie rythmique du vers, si leur procédé ne connaît pas la contrainte que s'impose le véritable artiste, tous leurs efforts aboutissent à un bien mince résultat.
Il se peut que la prose «asiatique» soit utile pour la besogne du journal, mais la poésie «asiatique» ne doit point être encouragée.
D'ailleurs, on peut dire que la poésie a bien, plus que la prose, besoin de la contrainte volontaire.
Ses conditions sont beaucoup plus délicates.
Elle produit ses effets par des moyens plus subtils.
On ne doit point tolérer qu'elle dégénère en pure rhétorique, en pure éloquence. Elle est, en un sens, celui de tous les arts qui possède la plus grande conscience de soi, en ce qu'elle n'est jamais un moyen pour atteindre une fin, et qu'elle est toujours sa propre fin.
Sir Edwin Arnold a un style très pittoresque, nous devrions peut-être dire, un style très pictural.
Il connaît l'Inde mieux que ne la connaît aucun Anglais vivant et sait l'hindoustani mieux que ne devrait le savoir un écrivain anglais.
Si ses descriptions manquent de distinction, elles ont du moins le mérite d'être vraies, et quand il n'entrelarde point ses pages d'une interminable série de mots exotiques, il est assez agréable.
Mais il n'est point poète. C'est tout simplement un écrivain poétique, voilà tout.
Néanmoins les écrivains poétiques ont leur utilité, et il y a dans le dernier volume de sir Edwin Arnold bien des choses qui récompenseront le lecteur. La scène du récit est placée dans une mosquée dépendant du monument appelé le Taj-Mahal, et un groupe composé d'un savant Mirza, de deux jeunes chanteuses avec leur serviteur, et d'un Anglais, est censé passer la nuit à lire le chapitre de Saadi sur l'Amour, et à s'entretenir sur ce sujet, avec accompagnement de musique et de danse. Bien entendu, l'Anglais n'est autre que sir Edwin Arnold lui-même:
Lady Dufferin apparaît comme
ce qui est assurément un des vers blancs les plus terribles que nous ayons rencontrés depuis pas mal de temps sur notre route.
M. Renan est «un prêtre du Frangestan» qui écrit un «français papillotant», Lord Tennyson
et les Darwiniens sont présentés en «Mollahs de l'Occident» qui
Tout cela, c'est de la bonne plaisanterie, en son genre, une sorte de pantomime littéraire, mais les meilleurs endroits du livre sont la description du Taj même, qui est extrêmement soignée, et les diverses traductions de Saadi éparses dans le volume.
Le grand tombeau que Shah-Jahan construisit pour Ayamand, est
Nous ne pouvons dire beaucoup de bien du sixième vers.
qui est d'une maladresse singulière, et dépourvu de toute mélodie.
Mais voici un remarquable passage de Saadi:
Certes, sir Edwin Arnold pâtit de la comparaison inévitable qu'on ne peut s'empêcher de faire entre son œuvre et l'œuvre d'Edward Fitzgerald, et certainement Fitzgerald n'eut jamais écrit un vers comme celui-ci: «utterly wotting all their innermosts;» (il connaît à fond tous leurs organes.)
Mais on lit avec intérêt n'importe quelle traduction de ces admirables poètes orientaux qui mêlent si étrangement la philosophie et la sensation, la simple parabole ou fable et les doctrines obscures et mystiques.
Ce que nous regrettons le plus dans le livre de sir Edwin Arnold, c'est son habitude d'écrire d'une façon qu'on ne peut vraiment appeler d'un autre nom que le pigeon english, quand nous apprenons que «Lady Duffreen, la Vice-Reine de la Puissante Reine» se promène parmi les charpoys[29] du quartier, sans aucune crainte de sitla ou de tap,[30] quand le Mirza s'explique ainsi:
et le domestique obéit en disant Achcha! Achcha!
Quand nous sommes invités à écouter le «Vina et le tambour» et qu'on nous parle d'ekkas, de Byragis, de hamals, de Tamboora, tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'à de tels Ghazals nous ne sommes point en mesure de dire Shamash ou Afrin.
En poésie anglaise, on n'a pas besoin
Cela n'est pas de la couleur locale, mais de la décoloration locale; cela ne rend nullement la scène plus vivante, cela ne met pas l'Orient dans une lumière plus claire devant nous.
C'est simplement un ennui pour le lecteur, et une erreur de la part de l'écrivain.
Il est peut-être difficile à un poète de trouver des synonymes anglais pour des expressions asiatiques, mais la chose fût-elle même impossible, le devoir du poète n'en est pas moins de les trouver.
Nous regrettons qu'un homme érudit et cultivé, tel que sir Arnold, se soit rendu coupable d'une véritable trahison contre notre littérature.
Sans cette erreur, son livre, sans être le moins du monde une œuvre de génie, ou même de haut mérite littéraire, aurait encore possédé une valeur durable.
En somme, sir Edwin Arnold a traduit Saadi, et il faut que quelqu'un traduise sir Edwin Arnold.
NOTES:
[27] Pall Mall Gazette, 11 décembre 1888.
[28] Avec Saadi dans le jardin ou le livre de l'amour.
[29] Couchettes.
[30] Maladies.
[31] Ag lejao, allumes les pipes pour le Sahib et moi.
Poètes australiens[32].
M. Sladen dédie son Anthologie, (nous devrions peut-être dire son herbier) de poésies australiennes à M. Edmond Gosse «dont l'exquise faculté critique, nous dit-il, est aussi remarquable dans ses poésies que dans ses conférences sur la poésie.»
Après un compliment aussi gracieux, M. Gosse aura certainement pour devoir de faire une série de conférences sur l'art aux antipodes devant les étudiants de Cambridge, qui seront certainement enchantés d'entendre parler de Gordon, de Kendall, de Domett, pour ne rien dire de l'extraordinaire assemblage de médiocrités que M. Sladen a tirées assez étourdîment de leur obscurité aussi modeste que méritée.
Toutefois Gordon est fort mal représenté dans le livre de M. Sladen, les trois spécimens de son œuvre, qui ont été insérés, se composant d'un fragment non revu, de son Poème d'adieux, et de l'Adieu d'un Exilé.
Ce dernier est touchant, cela s'entend, mais après tout, le banal touche toujours, et il est très fâcheux que M. Sladen n'ait pu conclure un arrangement financier avec les possesseurs des droits d'auteur de Gordon.
Il en résulte un dommage irréparable pour le volume que nous avons sous les yeux.
C'est grâce à Gordon que l'Australie a trouvé sa première expression en vers.
Néanmoins il y a ici quelques autres poètes qui méritent d'être étudiés, et on apprend avec intérêt des détails sur les poètes qui reposent sous l'ombre du gommier, cueillent les fleurs du roseau, et le buddawong, et la salsepareille, pour celles qu'ils aiment, et errent parmi les bosquets du mont Bawbaw en écoutant les incultes extases du mopoke.
Pour eux, novembre, c'est
Janvier est plein de «souffles de myrrhe, et de subtiles suggestions du pays des roses».
tandis que Février, c'est la «Vraie Déméter»,
Chaque mois, à mesure qu'il arrive, reçoit des éloges nouveaux et fait naître une musique toute différente de la nôtre. Juillet est «une dame, née dans le vent et la pluie». En Août,
Octobre est «la reine de toute l'année» «la dame à la blonde chevelure» qui s'en va, «les pieds entravés de fleurs» à travers «les collines aux contours hautains» et amène avec elle le Printemps.
Il faut décidément nous habituer au mopoke et à la salsepareille, faire en sorte d'aimer le gommier et le buddawong, autant que nous aimons les oliviers et les narcisses du blanc Colonus.
Après tout, les Muses sont grandes voyageuses, et le même pied, qui foula les crocus de Cumnor, effleurera quelque jour peut-être l'or, qui tombe des fleurs du jonc, et marchera délicatement sur l'herbe de la brousse à la teinte de tan.
M. Sladen a naturellement grande foi dans les perspectives qui s'ouvrent à la poésie australienne.
Il y a en Australie, nous dit-il, beaucoup plus d'auteurs capables de produire des œuvres de valeur qu'on ne l'a supposé.
Il est tout naturel que cela soit, ajoute-t-il. Car l'Australie possède un de ces climats délicieux qui engagent au repos en plein air.
Le milieu de la journée est si chaud qu'il est vraiment plus hygiénique de flâner que de se livrer à un travail plus énergique.
Soit, la flânerie en plein air n'est point une mauvaise école pour les poètes, mais cela dépend beaucoup du flâneur.
Ce qui frappe quand on lit le recueil de M. Sladen, c'est le caractère lamentablement provincial de la tendance et de l'exécution chez presque tous les auteurs.
Les pages succèdent aux pages, sans que nous trouvions autre chose que des échos sans mélodie, des reflets sans beauté, des vers pour magazines de second ordre, et des vers de troisième ordre pour journaux coloniaux.
Il semble que Poë ait exercé quelque influence—du moins il y a plusieurs parodies de sa manière;—un ou deux auteurs ont lu M. Swinburne, mais l'ensemble nous présente la Nature sans art sous sa forme la plus irritante.
Naturellement l'Australie est jeune, et même plus jeune que l'Amérique, dont la jeunesse est actuellement une de ses traditions les plus anciennes et les plus sacrées, mais le défaut absolu d'originalité dans l'exécution est curieux.
Et peut-être pas si curieux que cela, après tout. L'adolescence est rarement originale.
Il y a toutefois quelques exceptions.
Henry Clarence Kendall a un vrai don poétique.
La série de poésies sur les mois australiens, où nous avons déjà pris des citations, abonde en beautés.
Rose Aylmer, par Landor est un classique en son genre; mais Rose Lorraine, de Kendall, a des passages qui ne sont pas indignes d'être mentionnés après lui, et la pièce intitulée: Plus loin que Kerguélen est d'une mélodie admirable, par le rythme merveilleux des mots et une véritable richesse d'expression.
Il y a certains vers d'une puissance étrange, et vraiment, en dépit de l'exagération dans l'allitération, peut-être par suite de cela même, toute la pièce est une remarquable œuvre d'art.
M. Sladen présente Alfred Domett comme «l'auteur d'un des plus grands poèmes d'un siècle où ont fleuri Shelley et Keats, Byron et Scott, Wordsworth et Tennyson», mais les extraits qu'il donne de Ranolf et Amohia ne justifient guère cette assertion, quoique le chant du Dieu de l'Arbre, au quatrième chant, soit d'une facture adroite, mais exaspérante.
Un midi du cœur de l'Été par Charles Harpur, «le père grisonnant de la poésie australienne», est joli et gracieux.
Les Accents forestiers par Thomas Henry, et la Nuit du Samedi par Miss Veel, méritent d'être lus, mais en somme les poètes australiens sont extrêmement ternes et prosaïques.
On dirait qu'il y a peu de sirènes dans le Nouveau-Monde.
Quant à M. Sladen lui-même, il a fait son travail d'une manière très consciencieuse. Il va même jusqu'à refaire presque entièrement une pièce, par la raison que la copie manuscrite lui en est arrivée fort mutilée.
Telle est la première strophe de cette élucubration, et M. Sladen nous apprend avec un orgueil bien excusable que les endroits imprimés en italique sont de sa façon.
Voilà certainement un comble de la part d'un éditeur, et nous ne pouvons nous empêcher de dire que cela fait plus d'honneur à la bonté d'âme de M. Sladen qu'à son talent de critique et de poète.
De plus la publication, dans un volume de poésies «produites en Australie» de passages pris dans l'Orion de Horne, ne saurait se justifier, d'autant plus qu'on ne nous donne aucun spécimen de la poésie que Horne écrivit pendant le temps qu'il passa réellement en Australie, où il remplissait l'emploi de «Gardien des Montagnes Bleues», emploi qui, du moins par sa dénomination, est bien le plus charmant qu'on ait jamais donné à un poète, et qui aurait admirablement convenu à Wordsworth, je veux dire le Wordsworth des bons moments, car il lui arrivait souvent d'écrire comme un Distributeur de timbres.
Néanmoins M. Sladen a fait preuve d'une grande énergie dans la compilation de cet épais volume, qui ne contient pas beaucoup de choses d'une réelle valeur, mais qui offre un certain intérêt historique, surtout aux personnes qui auront souci d'étudier les conditions de la vie intellectuelle dans les colonies d'un grand Empire.
Les notices biographiques de l'énorme cohue de versificateurs que contient ce volume, sont en grande partie dues à la plume de M. Patchett Martin.
Il en est de fort insuffisantes.
«Jadis habitant l'Australie Occidentale, résidant actuellement à Boston, États-Unis, a publié plusieurs volumes de poésie» voilà qui est plaisamment concis quand il s'agit d'un homme tel que John Boyle O'Reilly.
De même dans ce qui suit: «poète, essayiste, critique et journaliste, une des figures les plus marquantes du Londres littéraire», bien peu de gens reconnaîtront l'industrieux M. William Sharp.
Néanmoins, et tout bien considéré, nous devons être reconnaissants envers un volume qui nous a donné des spécimens de l'œuvre de Kendall, et peut-être un jour M. Sladen composera-t-il une anthologie de poésie australienne, au lieu d'un herbier de vers.
Son livre actuel a beaucoup de bonnes qualités, mais il est presque illisible.
NOTES:
[32] Pall Mall Gazette, 14 décembre 1888.
Les Modèles à Londres[33].
Les modèles professionnels sont une invention purement moderne.
Chez les Grecs, par exemple, ils étaient tout à fait inconnus.
M. Mahaffy, il est vrai, nous apprend que Périclès avait coutume d'offrir des paons aux grandes dames de la société athénienne pour les décider à poser devant son ami Phidias, et nous savons que Polygnote introduisit dans son tableau des Femmes Troyennes le portrait d'Elpinice, sœur du grand leader conservateur de l'époque, mais il est évident que ces grandes dames ne rentrent pas dans notre sujet.
Quant aux vieux maîtres, il est certain qu'ils firent sans cesse des études d'après leurs élèves et leurs apprentis, que même leurs tableaux religieux abondent en portraits de leurs connaissances, et de leurs parents, mais ils semblent n'avoir point eu l'inestimable avantage de l'existence d'une classe de gens qui ont pour unique profession de poser.
En fait, le modèle, au sens propre du mot, est le produit direct des écoles académiques.
De nos jours, chaque pays, excepté l'Amérique, a ses modèles.
A New-York, et même à Boston, un bon modèle est une telle rareté que la plupart des artistes sont réduits à peindre des Niagara et des millionnaires. Mais en Europe il en est autrement.
Là nous avons des modèles en grand nombre, et de toute nationalité.
Les modèles italiens sont les meilleurs.
La grâce naturelle de leurs attitudes, ainsi que le merveilleux pittoresque de leur teint, fait d'eux des sujets faciles,—peut-être trop faciles,—pour la brosse du peintre.
Les modèles français, quoiqu'ils ne soient pas aussi beaux que les modèles italiens, possèdent une vivacité de sympathie intellectuelle, un don de comprendre l'artiste, qui est tout à fait remarquable.
Ils ont aussi un grand empire sur les variétés de l'expression faciale. Ils sont particulièrement dramatiques et savent jacasser l'argot d'atelier avec autant d'aisance que le critique du Gil-Blas.
Les modèles anglais forment une classe complètement à part.
Ils n'ont point le pittoresque des Italiens. Ils n'ont point la vivacité d'intelligence des Français. Ils sont absolument dépourvus de tradition de leur ordre, pour ainsi dire.
De temps à autre, un antique vétéran frappe à la porte d'un atelier et propose de poser pour Ajax défiant la foudre, ou pour le Roi Lear sur la lande flétrie.
Il y a quelque temps, l'un d'eux se rendit chez un peintre fort connu qui, se trouvant pour le moment, avoir besoin de ses services, l'engagea, et, pour commencer, lui dit de s'agenouiller dans l'attitude de la prière.
—Serai-je biblique ou shakespearien? demanda le vétéran.
—Va pour shakespearien, répondit l'artiste, en se demandant par quelle subtile nuance d'expression le modèle allait exprimer la différence.
—Très bien, monsieur, dit le professeur de pose.
Puis il s'agenouilla solennellement, et se mit à cligner de l'œil gauche.
Toutefois cette catégorie est en train de disparaître.
Règle générale, de nos jours, le modèle est une jolie fille, d'un âge allant de douze à vingt-cinq ans, qui n'entend rien à l'art, ce qui lui est égal, et qui ne se préoccupe que de gagner sept ou huit shellings par jour sans trop de peine.
Les modèles anglais regardent rarement un tableau et jamais ne se risquent en des théories esthétiques.
En somme, elles réalisent entièrement la conception idéale que se fait M. Whistler d'un critique d'art, car elles ne formulent aucune espèce de critique.
Elles acceptent toutes les écoles d'art avec l'absolue impartialité d'un commissaire-priseur et posent devant un jeune et fantasque impressionniste avec autant de docilité que devant un érudit et laborieux académicien.
Elles ne sont ni pour ni contre les Whistléristes.
La querelle entre l'école des faits et l'école des effets les laisse indifférents.
Les mots d'idéaliste et de naturaliste arrivent à leurs oreilles sans y apporter aucune signification.
Elles désirent seulement que l'atelier soit bien chauffé, que le lunch soit chaud, car tous nos charmants artistes paient le lunch à leurs modèles.
Quant à ce qu'on leur demande de poser, elles ont la même indifférence.
Le lundi, elles endossent les haillons de la jeune pauvresse pour M. Pumper, dont les touchants tableaux de la vie moderne tirent tant de larmes au public, et le mardi elles posent en péplum pour M. Phœbus, qui est convaincu que tous les sujets vraiment artistiques sont nécessairement antérieurs à l'ère chrétienne.
Elles s'en vont gaîment, tête baissée, à travers tous les siècles, à travers tous les costumes, et comme les acteurs, elles ne sont intéressantes que quand elles ne sont pas elles-mêmes.
Elles ont tout à fait bon cœur. Elles sont très accommodantes.
—Que posez-vous? dit un jeune artiste à une modèle qui lui avait envoyé sa carte.
Tous les modèles, disons-le en passant, ont des cartes et un petit sac noir.
—Oh! Tout ce que voudrez, monsieur, dit la jeune personne. Le paysage, s'il le faut.
Il faut convenir qu'au point de vue intellectuel, elles sont des Philistins, mais physiquement elles sont parfaites,—du moins quelques-unes, le sont.
Bien qu'aucune d'elles ne sache parler grec, il y en a beaucoup qui peuvent prendre l'air grec, ce qui, naturellement est d'une grande importance pour un peintre du dix-neuvième siècle.
Leurs remarques se bornent aux banalités qui ont cours au pays de Bohême.
Cependant, quoiqu'elles soient incapables d'apprécier l'artiste, en tant qu'artiste, elles sont toutes disposées à apprécier l'artiste en tant qu'homme.
Elles sont très sensibles aux bons procédés, au respect et à la générosité.
Un modèle, d'une grande beauté, qui avait posé pendant deux ans pour un de nos peintres anglais les plus distingués, était fort montée contre un marchand ambulant de glaces à un penny.
Le jour où elle se maria, le peintre lui envoya un joli cadeau de noces et reçut en retour une belle lettre de remercîments avec ce post-scriptum remarquable:
«N'achetez jamais les glaces vertes».
Quand elles sont fatiguées, l'artiste avisé leur accorde du repos.
Alors elles prennent une chaise et lisent des horreurs à un penny jusqu'à ce que, lasses de la tragédie en littérature, elles reprennent leur place dans la tragédie artistique.
Quelques-unes fument des cigarettes.
Toutefois les autres modèles regardent cela comme une preuve de manque de sérieux, et généralement on ne l'approuve pas.
Elles sont engagées à la journée et à la demi-journée.
Le tarif est un shelling par heure, auquel de grands artistes ajoutent les frais d'omnibus.
Les deux meilleures qualités en elles sont leur extrême joliesse et leur extrême respectabilité.
Considérées en bloc, elles ont une conduite excellente, surtout celles qui posent pour la figure, fait curieux ou naturel, suivant l'idée qu'on se fait de la nature humaine.
Généralement elles font de bons mariages. Parfois elles épousent l'artiste.
Il est aussi terrible pour un artiste d'épouser son modèle que pour un gourmet d'épouser sa cuisinière: le premier n'obtient plus de poses, le second n'a plus à dîner.
En somme, les modèles féminins anglais sont des êtres très naïfs, très naturels, très accommodants.
Les vertus, que l'artiste apprécie le plus en elles, sont la joliesse et l'exactitude.
En conséquence, un modèle raisonnable tient note par écrit de ses engagements et s'habille proprement.
Naturellement la morte-saison, c'est l'été, où les artistes quittent la capitale. Mais depuis quelques années, certains artistes ont décidé leurs modèles à les suivre et la femme d'un de nos peintres les plus charmants a souvent à la campagne la charge d'hospitaliser trois ou quatre modèles, de telle sorte que le travail de son mari et des amis de celui-ci ne soit point interrompu.
En France, les modèles émigrent en masse dans les villages qui ont un petit port sur la côte, ou dans les hameaux forestiers où les peintres se groupent.
Mais, règle générale, les modèles anglais attendent patiemment à Londres le retour des artistes.
Presque toutes vivent chez leurs parents et aident à faire marcher le ménage.
Elles ont tout ce qu'il faut pour être immortalisées dans l'art, excepté la beauté des mains.
Les mains du modèle anglais sont presque toujours grossières et rouges.
Quant aux modèles masculins, c'est d'abord le vétéran dont il a déjà été fait mention.
Il a toutes les traditions du grand style, et il est en train de disparaître aussi rapidement que l'école qu'il représente.
Un vieux qui parle de Fuseli, est, naturellement, insupportable, et de plus les patriarches ont cessé d'être des sujets à la mode.
Passons au véritable modèle d'académie.
C'est généralement un homme de trente ans, qui a rarement une bonne figure, mais qui est une vraie merveille de musculature.
En fait, c'est l'apothéose de l'anatomie, et il a si bien conscience de sa splendeur qu'il vous entretient de son tibia ou de son thorax comme si personne au monde n'avait le pareil.
Puis, voici les modèles orientaux.
Leur nombre est restreint, mais il y en a constamment une douzaine dans Londres.
Ils sont très recherchés, car ils peuvent rester immobiles pendant des heures, et généralement ils possèdent de charmants costumes.
Néanmoins, ils ont en très médiocre estime l'art anglais qu'ils regardent comme un compromis entre une personnalité vulgaire et une banale photographie.
Ensuite vient le jeune Italien, qui a passé la Manche tout exprès pour être modèle, ou qui le devient quand son orgue de barbarie est en réparation.
Souvent il est tout à fait charmant avec ses grands yeux mélancoliques, sa chevelure frisée, et son corps svelte et brun.
Il mange de l'ail, il est vrai, mais enfin debout, il sait se tenir comme un fauve, et couché, comme un léopard.
Aussi lui pardonne-t-on son ail.
Il est toujours pleins de jolis compliments, et il passe pour avoir adressé de bonnes paroles d'encouragement, même à nos plus grands artistes.
Quant au jeune Anglais du même âge, il ne pose pas du tout.
Apparemment il ne regarde pas la carrière de modèle comme une profession sérieuse.
En tout cas, il est malaisé, sinon impossible, de mettre la main sur lui.
Les petits Anglais sont aussi difficiles à avoir.
Parfois un ex-modèle qui a un fils, lui frisera les cheveux, lui lavera la figure, et le promènera d'un atelier à l'autre, bien savonné, bien reluisant.
La jeune école ne le goûte guère, mais l'école plus ancienne l'accepte, et quand il apparaît sur les murs de l'Académie Royal, on l'appelle l'Enfance de Samuel.
De temps à autre aussi, un artiste happe dans le ruisseau une paire de gamins et leur demande de venir dans son atelier.
La première fois, ils viennent toujours, mais ensuite, ils ne paraissent plus au rendez-vous.
Ils n'aiment pas à poser dans l'immobilité, et ils ont une forte, mais peut-être naturelle, aversion à prendre des airs pathétiques.
En outre, ils sont sous l'impression constante que l'artiste se moque d'eux. C'est un fait fâcheux, mais un fait certain que les pauvres gens sont complètement inconscient de leur qualité de pittoresque.
Ceux d'entre eux qu'on décide, non sans peine, à poser, le font avec l'idée que l'artiste n'est pas autre chose qu'un philanthrope bienveillant, qui a fait choix d'un moyen excentrique pour distribuer des aumônes aux gens qui ne le méritent pas.
Peut-être le Bureau des Écoles de Beaux Arts apprendra-t-il au gamin de Londres sa valeur artistique, et alors il sera un modèle meilleur qu'il ne l'est maintenant.
Le modèle de l'Académie jouit d'un privilège remarquable, le droit d'extorquer un shelling à tout associé ou membre de l'Académie Royale nouvellement élu.
Ces modèles attendent à Burlington House que l'élection soit annoncée, et alors ils se dirigent au pas de course vers la demeure de l'artiste.
Celui qui arrive le premier reçoit l'argent.
Dans ces derniers temps, ils ont eu beaucoup de mal à cause des longues distances qu'ils ont dû franchir à la course, et ils apprennent avec mécontentement l'élection d'artistes qui habitent à Hampstead ou à Bedford-Park, car ils se font un point d'honneur de ne point recourir au chemin de fer souterrain, aux omnibus, ou aux autres moyens artificiels de locomotion.
Le prix de la course est au plus rapide.
Outre les poseurs de profession, de l'atelier, il y a les poseurs du Row, les gens qui posent aux thés de l'après-midi, ceux qui posent en politique, et les poseurs des cirques.
Toutes ces quatre catégories sont charmantes, mais la dernière seule est vraiment décorative, toujours.
Les acrobates et les gymnastes peuvent donner au jeune peintre une infinité d'idées, car ils mettent dans leur art un élément de vitesse dans le mouvement, de changement incessant qui, de toute nécessité, fait défaut au modèle d'atelier.
Ce qu'il y a d'intéressant en ces «esclaves de l'Arène», c'est qu'en eux la Beauté est un résultat inconscient, et non un but cherché, qu'elle résulte, en fait, d'un calcul mathématique de courbes et de distances, d'une justesse absolue de l'œil, de la connaissance scientifique de l'équilibre des forces, et d'un entraînement physique parfait.
Un bon acrobate a toujours de la grâce, bien que la grâce ne soit point son but.
Il a de la grâce parce qu'il fait ce qu'il doit faire de la meilleure manière dont la chose puisse se faire.
Il a de la grâce parce qu'il est naturel.
Si un ancien Grec revenait de nos jours à la vie, ce qui serait une rude épreuve pour nos prétentions, à cause de la sévérité de ses critiques, on le trouverait bien plus souvent au cirque qu'au théâtre.
Un bon cirque est une oasis d'Hellénisme dans un monde qui lit trop pour être sage et pense trop pour être beau.
Sans le terrain de course à pied d'Eton, sans la piste à remorquage d'Oxford, sans les écoles de natation de la Tamise, et les cirques annuels, l'humanité oublierait la perfection plastique et dégénérerait en professeurs myopes et précieuses à lunettes.
Ce n'est pas que les propriétaires de cirques, en général, aient conscience de leur haute mission.
Est-ce qu'ils ne nous assomment pas avec la haute école et ne nous ennuient pas avec leurs clowns à la Shakespeare?
Mais enfin, ils nous présentent des acrobates, et l'acrobate est un artiste.
Le seul fait qu'il n'adresse jamais la parole au public montre combien il est convaincu de cette grande vérité que le but de l'art n'est point de faire paraître la personnalité, mais de plaire.
Le clown peut être braillard, mais l'acrobate est toujours beau.
Il est une combinaison intéressante de l'essence de la sculpture grecque avec le bariolage du costumier moderne.
Il a même eu son compartiment dans les romans de notre siècle et si dans Manette Salomon, le modèle est démasqué, les Frères Zemganno sont l'apothéose de l'acrobate.
En ce qui concerne l'influence du modèle ordinaire sur notre école anglaise de peinture, on ne saurait dire qu'elle soit absolument bonne.
Certes, c'est un avantage pour un jeune artiste enfermé dans son atelier, que de pouvoir isoler «un petit coin de vie», comme disent les Français, d'avec les alentours qui le gâtent et d'être en mesure de l'étudier dans certaines conditions de lumière et d'ombre.
Mais cet isolement même conduit souvent le peintre au maniérisme, et lui fait perdre cette large compréhension des faits généraux de la vie qui est l'essence même de l'art.
En un mot, la peinture, d'après le modèle, peut être la condition de l'art, mais ne saurait en être le but.
C'est simplement la pratique, non la perfection.
Son exercice forme l'œil et la main du peintre, son abus produit, dans son œuvre, un pur effet de pose et de joliesse.
Si donc on trouve un caractère aussi artificiel à l'art moderne, on en découvrira la raison secrète dans cette pose constante de jolies personnes.
Et quand l'art est artificiel, il devient monotone.
En dehors du petit monde de l'atelier, avec ses draperies et son bric-à-brac, s'étend le monde de la vie avec son infini, sa variété shakespearienne.
Nous devons toutefois distinguer entre les deux sortes de modèles, ceux qui posent pour la figure et ceux qui posent pour le costume.
L'étude des premiers est toujours excellente, mais le modèle à costume commence à devenir fatigant dans les tableaux modernes.
Il ne sert vraiment pas à grand'chose d'habiller en draperies grecques une jeune fille de Londres et de la peindre en déesse.
La robe peut être la robe d'Athènes, mais la figure est ordinairement la figure de Brompton.
De temps en temps, sans doute, on tombe sur un modèle féminin dont la figure est un exquis anachronisme, ce qui paraît charmant et naturel dans le costume de tout siècle autre que le sien.
Mais cela se voit rarement.
Règle générale, les modèles sont absolument de notre siècle, et devraient être peints comme tels.
Malheureusement on ne le fait pas, et la conséquence est qu'on nous montre, chaque année, une série de scènes prises, dans des bals travestis et qualifiées de tableaux d'histoire, mais qui ne sont guère que la représentation d'une mascarade de contemporains.
En France, on agit plus sagement.
Le peintre français se sert du modèle simplement pour l'étude et pour l'achèvement du tableau, il se met en face de la vie.
Néanmoins, nous ne devons pas accuser les gens qui posent, des défauts des artistes.
Les modèles anglais sont une classe de gens corrects, de gens laborieux, et s'ils s'intéressent aux artistes plus qu'à l'art, une forte proportion du public est dans le même cas, et nos expositions modernes paraissent justifier leur concours.
NOTES:
[33] English Illustrated Magazine, janvier 1889.
Poésie et Prison[34].
La prison a produit un admirable effet sur M. Wilfrid Blunt poète[35].
Les Sonnets d'amour de Proteus, en dépit de leurs ingénieuses modernités à la Musset, de leur esprit rapide et brillant, n'étaient tout au plus qu'affectés ou fantaisistes.
Il n'y avait là que les souvenirs d'humeurs, de moments transitoires, tantôt de mélancolie, tantôt de douceur, et assez souvent ils étaient susceptibles de faire rougir.
Leur sujet n'avait rien d'élevé. Ils n'avaient pas de portée sérieuse.
On y trouvait bien des choses capricieuses et faibles.
D'un autre côté, In Vinculis[36] est un livre qui nous remue par la belle sincérité de son objet, sa pensée hautaine et passionnée, la profondeur et l'ardeur dans l'intensité du sentiment.
«L'emprisonnement, dit dans sa préface M. Blunt, est une réalité de discipline fort utile pour l'âme moderne, bercée qu'elle est par la paresse et le laisser-aller physique. Ainsi qu'une maladie ou une retraite spirituelle, il purifie et ennoblit, et l'âme en émerge plus forte et plus concentrée en soi».
Certainement l'emprisonnement fut pour lui une manière de purification.
Les sonnets du début, composés dans la morne cellule de la prison de Galway et écrits sur les feuillets de garde du livre de prières du prisonnier, sont pleins de choses noblement pensées, noblement exprimées, et montrent que, si M. Balfour peut imposer le «régime de droit commun par ses réglements sur les prisons», il ne saurait empêcher «la hauteur de pensée», non plus que limiter, gêner en quoi que ce soit la liberté d'une âme d'homme.
Ce sont naturellement des œuvres d'une personnalité intense dans son expression.
Il ne pouvait en être autrement.
Mais la personnalité qu'elles révèlent n'a rien de mesquin, rien de bas.
Le cri pétulant de l'égoïste superficiel qui était la marque caractéristique des Sonnets d'amour de Proteus ne se trouve plus ici.
Il a fait place à une douleur ardente, à un dédain terrible, à une rage farouche, à une passion pareille à la flamme.
Un sonnet comme le suivant jaillit vraiment du foyer d'un cœur et d'un cerveau en feu:
Et le sonnet que voici a toute la force étrange de ce désespoir qui n'est que le prélude d'une espérance plus vaste:
Le sonnet qui commence ainsi:
est très beau, de même que le suivant, écrit aussitôt après avoir franchi la porte de la prison:
Mais disons-le, tous les sonnets méritent d'être lus, et le Canon d'Aughrim la plus longue pièce du livre, est une description de main de maître, une description dramatique de la vie tragique du paysan irlandais.
La littérature ne doit pas grande reconnaissance à M. Balfour pour sa sophistique Apologie du doute philosophique, un des livres les plus ternes que nous connaissions, mais il faut reconnaître qu'en envoyant M. Blunt en prison, il a fait d'un rimeur habile un poète plein de gravité et de pensée profonde.
L'enceinte étroite de la cellule de prison semble bien en rapport avec l'étroit espace de terrain dont dispose le sonnet, et un injuste emprisonnement pour une noble cause donne à la nature de la force autant que de la profondeur.
NOTES:
[34] Pall Mall Gazette, 3 janvier 1889.
[35] Wilfrid Scawen Blunt, diplomate de 1858 à 1869. Après sa démission, il voyagea, soutint Arabi-Pacha (1882). En 1887, il prit part en Irlande au mouvement d'opposition à la Coercition et fut emprisonné à Galway et à Kilmainham pour avoir convoqué un meeting public dans le district de Woodford en 1888. C'est à la suite de cette incarcération qu'il publia In Vinculis (Note du traducteur.)
[36] In Vinculis, par Wilfrid Scawen Blunt, auteur du Vent et Tourbillon, des Sonnets d'amour de Proteus, etc., etc.
L'Évangile selon Walt Whitman[37].
«Nul ne comprendra mes vers, s'il tient à y voir une œuvre littéraire,... ou s'il vise uniquement l'art et l'esthétique. Brins d'herbe... a été avant tout l'efflorescence de ma nature émotionnelle et d'une autre nature personnelle,—une tentative, depuis le commencement jusqu'à la fin, de fixer une Personne, un être humain, (moi-même dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, en Amérique) librement, pleinement, sincèrement. Je n'ai pu découvrir dans la littérature en cours aucune autre peinture analogue qui me satisfit».
C'est en ces termes que Walt Whitman nous définit la véritable attitude que nous devrions prendre en face de son œuvre.
Il a, en effet, une vue bien plus saine de la valeur et du sens de cette œuvre que ne peuvent se vanter de la posséder soit ses éloquents admirateurs, soit ses bruyants détracteurs.
Son dernier ouvrage: «Brindilles de Novembre»,—tel est le titre qu'il lui donne,—publié dans l'hiver de la vie du vieillard, nous révèle, non point à vrai dire, la tragédie d'une âme, car la dernière note en est une de joie et d'espoir, et de noble, d'invincible foi en tout ce qui est beau et digne d'une telle foi,—mais à coup sûr, le drame d'une âme humaine.
Il expose avec une simplicité pénétrée à la fois de douceur et de force, le récit de son développement spirituel, du but et du motif qui ont donné à son œuvre sa manière et son sujet.
Son étrange mode d'expression apparaît en ces pages, comme le résultat d'un choix délibéré en pleine conscience.
Le «barbare coup de gosier» qu'il a jeté par-dessus «les toits du monde», il y a bien des années, et qui arracha aux lèvres de M. Swinburne un si hautain panégyrique en vers et une censure aussi bruyante en prose, se montre ainsi sous un jour qui sera entièrement nouveau pour plus d'un.
En effet, Walt Whitman est artiste presque dans son parti-pris d'écarter l'art.
Il s'est efforcé de produire un certain effet par certains moyens, et il a réussi.
Il y a bien de la méthode dans ce que beaucoup de gens ont appelé sa folie, et certains se figureront peut-être en effet qu'il y en a trop.
Dans l'histoire de sa vie, telle qu'il nous la raconte, nous le trouvons, à l'âge de seize ans, commençant une étude précise et philosophique de la littérature.
«En été et en automne, j'avais l'habitude d'aller passer, une semaine, sans interruption, à la campagne, ou sur les rives de Long-Island.
«Là, en présence des influences de plein air, je parcourus, d'un bout à l'autre, l'Ancien et le Nouveau Testament, et j'absorbai, (probablement d'une manière plus avantageuse pour moi, que je ne l'eusse fait dans une bibliothèque, ou dans une chambre close—il y a tant de différence, selon l'endroit où on lit) Shakespeare, Ossian, les meilleures traductions que je pus me procurer d'Homère, d'Eschyle, de Sophocle, les vieux Nibelungen allemands, les antiques poèmes hindous, et un ou deux autres chefs-d'œuvre, entre autres celui du Dante.
«Le hasard fit que je lus la plus grande partie de ce dernier dans une vieille forêt.
«Pour l'Iliade... je la lus pour la première fois d'un bout à l'autre sur la presqu'île d'Orient, à l'extrêmité Nord-Est de Long-Island, dans un creux de rocher et de sable abrité, la mer de chaque côté.
«Depuis je me suis demandé pourquoi je n'ai point été accablé par ces maîtres puissants.
«C'est probablement parce que je les lisais, ainsi que je l'ai décrit, bien face à face avec la Nature, en plein soleil, devant la vaste perspective d'un paysage pittoresque, ou des flots de la mer».
L'amusante boutade de dogmatisme, où Edgar Allan Poë nous dit qu'étant donné nos occasions et notre époque, «il ne peut rien y avoir de mieux qu'un poème» le fascina.
«Déjà la même pensée m'avait hanté l'esprit, dit-il... mais l'argument de Poë acheva l'œuvre et me la démontra».
La traduction anglaise de la Bible paraît lui avoir suggéré la possibilité d'une forme poétique qui, tout en retenant l'esprit de la poésie, serait affranchie des entraves de la rime, et de tout système défini de métrique.
Après avoir déterminé jusqu'à un certain point ce qu'on pourrait appeler la technique du Whitmanisme, il se mit à rêver profondément sur la nature de cet esprit qui devait donner la vie à cette forme étrange.
Le point central de la poésie à venir lui sembla être nécessairement, «une identité de corps et d'âme, une personnalité», laquelle personnalité, ainsi qu'il nous le dit franchement «serait moi-même, ce que je décidai après maintes considérations et réflexions».
Toutefois il fallait un stimulus nouveau pour créer, pour révéler réellement cette personnalité, sentie d'abord d'une façon très vague.
Cela se fit grâce à la guerre civile.
Après avoir décrit les nombreux rêves, les passions de son adolescence et des débuts de son âge viril, il reprend:
«Néanmoins ces choses-là et bien d'autres encore n'auraient peut-être abouti à rien, s'il ne m'avait pas été donné pour une nouvelle expression nationalement déclamatoire un stimulus brusque, vaste, terrible, direct et indirect.
«Il est certain, dis-je, que j'avais déjà fait quelques pas, que seule l'explosion de la guerre de Sécessions, ce qu'elle me montra, comme à la lueur des éclairs, que les profondeurs émotionnelles qu'elle sonda et agita (naturellement pas dans mon cœur seul, je l'entends bien, mais dans des millions d'autres, comme je le vis clairement), l'éclat aveuglant, la provocation des tableaux de cette guerre, de ses scènes, furent les raisons finales d'existence d'une poésie autochthone et passionnée.
«Je descendis sur les champs de bataille de la Virginie... Désormais je vécus dans le camp,—je vis de grands combats, et les jours et les nuits qui les suivirent,—je participai à toutes les fluctuations, à la sombre tristesse, au désespoir, au réveil de nouveaux espoirs, au retour du courage—la mort affrontée avec empressement,—à la cause aussi,—à la durée et aux faits de ces années d'agonie et de jours livides,—vraies années de parturition de cette Union désormais homogène.
«Sans ces deux ou trois ans et les épreuves qu'elles firent traverser, les Brins d'herbes n'auraient pas vu le jour».
Ayant ainsi obtenu le stimulus nécessaire pour faire vivre et animer ce moi personnel, qui un jour ou l'autre aurait à prendre l'universalité, il chercha à découvrir de nouveaux accents poétiques, et allant plus loin que la simple passion pour l'expression, il visa à la «suggestivité» tout d'abord.
«Je finis, je polis peu, ou pas du tout, et je ne le pouvais pas en restant conséquent avec mon plan.
«Le lecteur ou la lectrice auront leur part de travail, tout comme j'ai eu le mien.
«Je ne cherche pas tant à constater, à développer un thème, une pensée, qu'à vous porter, lecteur, dans l'atmosphère du thème, ou de la pensée,—pour que vous poursuiviez votre propre vol.»
Un autre mot-tremplin est Camaraderie et d'autres mots-signes Bonne chère, Contentement, Espoir.
C'était l'individualité que Walt Whitman cherchait particulièrement.
«Du commencement jusqu'à la fin, j'ai fait porter l'effort de mes poésies sur l'individualité américaine, pour l'assister,—non seulement parce qu'elle est une grande leçon dans la nature, dans l'ensemble de ses lois généralisantes, mais encore comme contrepoids aux tendances niveleuses de la démocratie—et pour d'autres raisons.
«Me défiant des conventions ostensibles littéraires et autres, je chante franchement «le grand orgueil que l'homme ressent de lui-même» et j'en fais plus ou moins le motif de presque tous mes vers.
«Je crois cet orgueil indispensable à tout Américain.
«Je ne le juge point incompatible avec l'obéissance, l'humilité, la déférence et le doute de soi».
Il fallait aussi trouver un thème nouveau dans la relation des sexes, conçue sous une forme naturelle, simple et saine, et M. Walt Whitman proteste contre la tentative que fit le pauvre M. William Rossetti pour traiter son vers à la Bowdler[38] et l'expurger.
«A un autre point de vue, les Brins d'herbes sont franchement le poème de l'amour et de la faculté d'aimer—bien que des sens, qui, d'ordinaire, n'accompagnent point ces mots, soient toujours derrière eux et doivent se montrer en temps opportun, et tous sont l'objet d'un effort pour les soulever jusqu'en une atmosphère et une lumière différente.
«Au sujet de ce trait rendu intentionnellement palpable dans quelques vers, je dirai seulement que le principe qui s'applique à ces vers donne si bien le souffle à toute entreprise que la presque totalité de mes poésies auraient pu n'être jamais écrites, si ces vers en avaient été omis...
«Si certains faits et symptômes de sociétés sont universels... rien n'est plus rare dans les conventions et dans la poésie moderne, que leur acceptation normale.
«La littérature mande sans cesse le médecin pour le consulter, pour se confesser, et sans cesse elle recourt aux faux-fuyants, aux langes des suppressions au lieu de cette «héroïque nudité» qui seule peut servir de base à un diagnostic sincère.
«Et en ce qui concerne les éditions futures des Brins d'herbes (s'il y en a) je profite de l'occasion présente pour donner à ces lignes la confirmation définitive de convictions, de répétitions volontaires après trente ans, et pour y interdire ici-même, autant qu'un mot de moi peut le faire, toute mutilation».
Mais au-delà de tous ces accents, éclats d'âme, motifs, il y a le hautain courage qui fait accepter avec grandeur et franchise toutes les choses qui méritent d'exister.
Il désirait, dit Walt Whitman, «formuler un poème où chaque pensée, chaque fait, serait strictement ou indirectement, ou impliquerait, une croyance formelle en la sagesse, la santé, le mystère, la beauté de tout ce qui s'accomplit, de tout objet concret, de toute existence humaine ou autre, en se plaçant au point de vue non seulement de tous, mais de chacun».
Ses deux assertions finales sont que «la poésie vraiment grande est toujours... le résultat d'un esprit national, et non le privilège du petit nombre des gens cultivés, de l'élite» et que «les chants les plus forts et les plus doux ne se sont pas encore fait entendre».
Telles sont les vues contenues dans l'Essai du début: «Regard en arrière sur les routes parcourues», ainsi qu'il l'intitule.
Mais il y a dans cet attrayant volume un grand nombre d'autres essais, quelques-uns sur des poètes, comme Burns et Lord Tennyson, pour lesquels Walt Whitman professe une admiration profonde; ou sur des acteurs et chanteurs d'autrefois (Booth l'aîné, Forest, l'Alboni et Mario sont ses principaux favoris) ou sur les Indigènes Indiens, sur l'élément espagnol dans la nationalité américaine, sur le slang de l'Ouest, sur la poésie de la Bible, et sur Abraham Lincoln.
Mais Walt Whitman n'est jamais mieux dans son élément que quand il analyse lui-même son œuvre et fait des plans pour la poésie de l'avenir.
Pour lui, la littérature a un but social nettement défini.
Il cherche à construire les masses, en «construisant» de grandes «individualités».
Et cependant la littérature elle-même doit être précédée par de nobles formes de vie.
«La meilleure littérature est toujours le résultat de quelque chose de plus grand qu'elle.
«Elle est non pas le héros, mais le portrait du héros.»
Avant qu'il y ait de l'histoire ou un poème à enregistrer, il faut que des faits se soient accomplis.
Assurément, il y a dans les idées de Walt Whitman une large vision, une vigoureuse santé, un bel idéal éthique.
Il ne doit nullement être rangé parmi les littérateurs professionnels de son pays, les romanciers de Boston, les poètes de New-York, etc.
Il occupe une place à part, et la valeur principale de son œuvre est dans ce qu'il prophétise, non dans ce qu'il accomplit.
Il a commencé un prélude à des thèmes plus amples.
Il est le héraut d'une ère nouvelle.
En tant qu'homme, il est le précurseur d'un type futur.
Il est un facteur dans l'évolution héroïque et spirituelle de l'être humain.
Si la Poésie a passé à côté de lui, la philosophie lui accordera son attention.
NOTES:
[37] Pall Mall Gazette, 25 janvier 1889, à propos des Brindilles de novembre.
[38] Thomas Bowdler (1735-1823), éditeur d'éditions expurgées des classiques. (Note du traducteur).
Le Nouveau Président[39].
Dans un petit livre qu'il intitule l'Île Enchantée, M. Wyke Bayliss, le nouveau président de la Société Royale des Artistes Anglais a donné au monde son évangile de l'art.
Son prédécesseur, dans cette fonction, a également donné un évangile de l'art, mais cet évangile prenait d'ordinaire la forme d'une autobiographie.
M. Whistler écrivait toujours l'Art, et si nous nous en souvenons bien, il l'écrit encore avec un A majuscule.
Mais il n'était jamais terne; le brillant de son esprit, la causticité de sa satire, ses amusantes épigrammes,—peut-être préférerions-nous le mot d'épitaphes,—à l'adresse de ses contemporains, rendaient ses appréciations aussi agréables que décevantes, aussi charmantes que malsaines.
En outre, il introduisit l'humour américain dans la critique d'art, et pour cette seule raison, quand il n'y en aurait pas d'autre, il mérite un souvenir affectueux.
D'autre part, M. Wyke Bayliss est assez ennuyeux.
Le dernier président n'a jamais émis des idées vraies, mais le président actuel ne dit jamais rien de neuf, et si l'art est une forêt hantée par les fées, ou bien une île enchantée, nous devons avouer notre préférence en faveur du vieux Puck sur le nouveau Prospero.
L'eau est une chose admirable—du moins les Grecs l'ont dit—et M. Ruskin était un admirable écrivain, mais la combinaison de l'un et de l'autre est plutôt accablante.
Néanmoins il n'est que juste de dire que M. Wyke Bayliss, en ses bons moments, écrit fort bien l'anglais.
M. Whistler, pour telle ou telle raison, employait constamment le langage des petits Prophètes.
Peut-être le faisait-il pour bien marquer ses prétentions si connues à l'inspiration verbale.
Peut-être croyait-il avec Voltaire, qu'Habakkuk était capable de tout et tenait-il à s'abriter derrière l'égide d'un écrivain parfaitement irresponsable, dont aucune prophétie ne s'est accomplie, au dire du philosophe français.
C'était, dans le début, une idée assez ingénieuse, mais à la longue on trouva le procédé monotone.
L'esprit des Hébreux est excellent, mais leur genre de style n'est point à imiter, et une quantité quelconque de plaisanteries américaines ne suffirait pas pour lui donner cette modernité qu'exige, avant tout, un bon style littéraire.
Si admirables que soient sur la toile les feux d'artifice de Whistler, ses feux d'artifice en prose ont de la brusquerie, de la violence, de l'exagération.
Toutefois, depuis le temps de la Pythie, les oracles n'ont jamais été remarquables par le style, et le modeste M. Wyke Bayliss est aussi supérieur comme écrivain à M. Whistler qu'il lui est inférieur comme peintre et artiste.
A vrai dire, il y a dans ce livre quelques passages écrits d'une façon si charmante, en phrases si heureusement tournées, qu'il nous faut reconnaître que le Président des Artistes Anglais, ainsi qu'un président encore plus fameux de notre temps, sait mieux s'exprimer par l'entremise de la littérature, qu'en recourant à la ligne et à la couleur.
Mais ceci s'applique uniquement à la prose de M. Wyke Bayliss.
Sa poésie est très mauvaise, et les sonnets qui terminent le livre sont presque aussi médiocres que les dessins dont ils sont accompagnés.
Leur lecture nous oblige à regretter que sur ce point tout au moins, M. Wyke Bayliss n'ait point suivi l'exemple prudent de son prédécesseur, qui, avec tous ses défauts, ne commit jamais la faute d'écrire un seul vers, et qui, d'ailleurs, est bien incapable de faire quoi que ce soit en ce genre.
Quant au sujet des propos de M. Wyke Bayliss, il faut reconnaître que ses vues sur l'art sont au dernier point banales et vieillottes.
A quoi bon dire aux Artistes qu'ils doivent s'efforcer de peindre la Nature telle qu'elle est réellement.
Ce qu'est réellement la Nature est une question de métaphysique et non d'art.
L'art s'occupe des apparences, et l'œil de l'homme qui contemple la Nature, et devons-nous dire, la vision de l'artiste, nous importe bien plus que l'objet sur lequel il est dirigé.
Il y a bien plus de vérité dans l'aphorisme de Corot qu'un paysage est simplement: «un état d'âme» que dans toutes les laborieuses recherches de M. Bayliss sur le naturalisme.
Et de plus, pourquoi M. Bayliss gaspille-t-il tout un chapitre à faire remarquer des ressemblances réelles ou supposées entre un livre publié par lui, il y a une douzaine d'années, et un article de M. Palgrave paru récemment dans le Nineteenth Century?
Ni le livre, ni l'article ne contiennent rien de vraiment intéressant, et les passages parallèles, une centaine ou davantage que M. Wyke Bayliss imprime solennellement côte à côte, sont pour la plupart comme les lignes parallèles, qui ne se rencontrent jamais.
La seule proposition originale que M. Bayliss ait à nous offrir, c'est que la Chambre des Communes devrait faire choix, chaque année, d'un événement de l'histoire nationale et contemporaine et le faire connaître aux artistes qui désigneraient l'un d'entre eux pour en faire un tableau.
C'est de cette façon que M. Bayliss croit que nous pourrions avoir un art historique, et il propose, comme exemple de ce qu'il veut dire, un tableau représentant Miss Florence Nightingale à Scutari, un tableau représentant l'inauguration du premier Bureau des Écoles de Londres, et une peinture de la Salle des Séances du Sénat à Cambridge, lors de la remise à la jeune fille graduée d'un diplôme, où elle serait «reconnue comme possédant la science du Merlin, tout en restant aussi belle que Viviane».
Certes, cette proposition témoigne des meilleures intentions, mais, sans parler du danger de laisser l'art historique à la merci d'une majorité dans la Chambre des Communes, qui ne manquerait pas de voter d'après sa manière de voir les choses, M. Bayliss n'a pas l'air de se douter qu'un grand événement n'est point nécessairement un sujet de peinture.
«Les événements décisifs du monde, ainsi qu'on l'a très bien dit, s'accomplissent dans l'intelligence,» et pour les Bureaux Scolaires, les cérémonies académiques, les salles d'hôpital, et le reste, on fera bien de les laisser aux artistes des journaux illustrés qui s'en tirent admirablement et les donnent exactement comme ils doivent être dessinés.
D'ailleurs, les tableaux qui représentent des événements contemporains, mariages royaux, revues navales ou autres faits analogues, et qui se voient chaque année à l'Académie, sont toujours extrêmement mauvais, tandis que ces mêmes sujets, traités en noir et blanc dans le Graphic ou le London News, sont excellents.
En outre, si nous tenons à comprendre l'histoire d'une nation par le moyen de l'art, c'est aux arts de l'imagination et de l'idéal que nous devons recourir, et non aux arts qui sont franchement imitatifs.
L'aspect visible de la vie ne contient plus désormais pour nous le secret de l'esprit de la vie.
Probablement il ne le contint jamais.
Et si le Banquet de Waterloo, par M. Barker, et le Mariage du Prince de Galles par M. Frith sont des exemples d'art historique légitime, moins ils contiennent d'art, mieux cela vaut.
Cependant M. Bayliss est plein de la foi la plus ardente et parle très gravement de portraits authentiques de Saint Jean, de Saint Pierre, de Saint Paul datant du premier siècle, et de l'établissement par les Israélites d'une école d'art dans le désert, école qu'aurait dirigé un certain Bezaleel, peu apprécié de nos jours.
Il écrit d'un style agréable et pittoresque, mais il ne devrait point parler de l'art.
L'art est pour lui un livre scellé.
NOTES:
[39] Pall Mall Gazette, 26 janvier 1889.
Une des Bibles du Monde[40].
Le Kalévala est un de ces poèmes que M. William Morris appela un jour les «Bibles du Monde.»
Il se range comme épopée nationale, à côté des poèmes homériques, des Niebelungen, du Shahnameth, et du Mahabharata.
L'admirable traduction que vient d'en publier M. John Martin Crawford sera certainement bien accueillie de tous les lettrés, de tous les amis de la poésie primitive.
M. Crawford, dans sa très intéressante préface, revendique pour les Finlandais le mérite d'avoir commencé, avant toute autre nation européenne, à recueillir et conserver leur antique folklore.
Au dix-septième siècle, nous rencontrons des hommes au goût littéraire tels que Palmsköld, qui travaillèrent à rassembler et interpréter les différents chants des habitants des landes marécageuses du Nord.
Mais le Kalévala proprement dit fut réuni par deux grands érudits finlandais de notre siècle même: Zacharias Topélius et Elias Lönnrot.
Tous deux étaient des médecins praticiens, et leur profession les mettait en contact fréquent avec les gens du peuple.
Topélius, qui réunit quatre-vingts fragments épiques du Kalévala, passa les onze dernières années de sa vie au lit, où le retenait une maladie incurable. Mais ce malheur ne refroidit point son enthousiasme.
M. Crawford nous apprend qu'il avait coutume de grouper les colporteurs finlandais auprès de son lit et de les inviter à chanter leurs poésies épiques, qu'il transcrivait à mesure qu'elles étaient récitées, et quand il entendait parler d'un ménestrel finlandais réputé, il faisait tout son possible pour faire venir chez lui le chanteur et recueillir de lui de nouveaux fragments de l'épopée nationale.
Lönnrot parcourut tout le pays à cheval, en traîneau attelé de rennes, en canot, recueillant vieux poèmes et chants chez les chasseurs, les pêcheurs, les bergers.
Chacun lui donnait son concours, et il eut la bonne fortune de trouver un vieux paysan, un des plus vieux parmi les runolainen de la province russe de Wuokinlem, qui surpassait de beaucoup tous les autres chanteurs du pays, et il obtint de lui l'une des rimes les plus splendides du poème.
Et certainement, le Kalévala, tel que nous le possédons, est un des grands poèmes du monde.
Il ne serait peut-être pas tout à fait exact de le présenter comme une épopée.
Il lui manque l'unité centrale du vrai poème épique dans le sens que nous donnons à ce mot.
On y trouve bien des héros, outre Wainamoinen.
C'est à proprement parler un recueil de chants populaires et de ballades.
Son antiquité ne donne aucune prise au doute: il est païen d'un bout à l'autre, même la légende de la vierge Mariatta, à qui le soleil indique l'endroit «où est caché son bébé d'or»,
est nettement antérieure au christianisme, selon tous les savants.
Les Dieux sont surtout des dieux de l'air, de l'eau, de la forêt.
Le plus grand est le dieu du ciel, Ukks, qui est «le père des Brises», «le Pâtre des agneaux-nuages». L'éclair est son glaive, l'arc-en-ciel son arc; son jupon lance des étincelles de feu, ses bas sont bleus, et ses souliers de couleur cramoisie.
Les filles du Soleil et de la Lune sont assises sur les bords écarlates des nuages et tissent les rayons de lumière en une toile brillante.
Untar préside aux brouillards et aux brumes, et les passe à travers un tamis d'argent avant de les envoyer sur la terre.
Ahto, le dieu de la vague, habite «avec son épouse au cœur froid et cruel» Wellamo, au fond de la mer dans l'abîme des Rochers aux Saumons, et possède le trésor sans prix du Sampo, le talisman du succès.
Quand les branches des chênes primitifs cachèrent aux régions du Nord la lumière du soleil, Pikku-Mies (Pygmée) émergea de la mer entièrement vêtu de cuivre, avec une hachette de cuivre à la ceinture, et étant parvenu à une stature gigantesque, il abattit en trois coups de sa hachette l'immense chêne.
«Wirokannas» est le prêtre à la robe verte, de la forêt, et Tapio, qui porte un vêtement en mousse d'arbre, et un haut chapeau en feuilles de pin, est le «Dieu gracieux des grands bois».
Otso, l'ours, est «la Patte de miel des montagnes, l'ami des forêts, à la robe de fourrure».
En toute chose visible ou invisible, il y a un dieu, une divinité présente.
Il y a trois mondes, et tous peuplés de divinités.
Quant au poème lui-même, il est en vers trochaïques de huit syllabes, avec allitération et écho dans le cours du vers. C'est le mètre dans lequel Longfellow a écrit Hiawatha.
L'un de ses traits caractéristiques est une admirable passion pour la nature, et pour la beauté des objets de la nature.
Lemenkainen dit à Tapio:
Tous les métiers, tous les travaux d'art sont écrits, comme dans Homère, avec un minutieux détail:
Et la construction d'une barque par Wainamoinen est un des grands épisodes du poème:
Tous les traits caractéristiques d'une antique et splendide civilisation se reflètent dans ce merveilleux poème, et l'admirable traduction de M. Crawford devrait rendre les merveilleux héros de Suomi aussi familiers, sinon plus chers à notre peuple, que les héros de la grande épopée ionienne.
NOTES:
[40] Pall Mall Gazette, 12 février 1889.
Le Socialisme poétique[41].
M. Stopford Brooke disait, il y a quelque temps, que le Socialisme et l'esprit socialiste donneraient à nos poètes des sujets plus nobles et plus élevés à chanter, élargiraient leurs sympathies, agrandiraient l'horizon de leur vision, et toucheraient, du feu et de l'ardeur d'une foi nouvelle, des lèvres qui, sans cela, resteraient silencieuses, des cœurs qui, sans cet évangile nouveau, resteraient froids.
Que gagne l'Art aux événements contemporains?
C'est toujours un problème attrayant, et un problème malaisé à résoudre.
Toutefois, il est certain que le Socialisme se met en marche bien équipé.
Il a ses poètes et ses peintres, ses conférenciers artistiques, ses caricaturistes malicieux, ses orateurs puissants, et ses écrivains habiles.
S'il échoue, ce ne sera point faute d'expression.
S'il réussit, son triomphe ne sera pas un triomphe de la simple force brutale.
La première chose qui frappe, quand on jette les yeux sur la liste de ceux qui ont fourni leur appoint aux Chants du Travail de M. Edward Carpenter, c'est la curieuse variété de leurs professions respectives. Ce sont les grandes différences de position sociale qui existent entre eux. C'est cette étrange mêlée d'hommes qu'a réunis un moment une passion commune.
L'éditeur est un «conférencier scientifique».
A sa suite, viennent un drapier, un porteur, puis deux ex-maîtres d'Eton, deux bottiers, et ceux-ci à leur tour font place à un ex-Lord-Maire de Dublin, à un relieur, à un photographe, à un ouvrier sur acier, à une femme-auteur.
Dans une même page, nous trouvons un journaliste, un dessinateur, un professeur de musique; dans une autre, un employé de l'état, un mécanicien-ajusteur, un étudiant en médecine, un ébéniste et un ministre de l'Église d'Écosse.
Certes ce n'est point un mouvement banal qui peut réunir en une étroite fraternité des hommes de tendances aussi différentes, et si nous mentionnons parmi les poètes M. William Morris, et disons que M. Walter Crane a dessiné la couverture et le frontispice du livre, nous ne pouvons ne pas sentir, comme nous l'avons déjà dit, que le socialisme se met en marche bien équipé.
Quant aux chants eux-mêmes, certains d'entre eux, pour citer la préface de l'éditeur: «sont purement révolutionnaires; d'autres ont un ton chrétien. Il y en a qu'on pourrait qualifier de simplement matériels dans leurs tendances tandis que d'autres ont un caractère hautement idéal et visionnaire».
Voilà qui, en somme, promet beaucoup.
Cela montre que le Socialisme n'entend pas se laisser ligoter par un credo dur et ferme, ni se mouler dans une formule de fer.
Il accueille bien des natures multiformes.
Il n'en repousse aucune, il a de la place pour toutes.
Il possède l'attrait d'une merveilleuse personnalité.
Il s'adresse au cœur de l'un, au cerveau de l'autre, il attire celui-ci par sa haine de l'injustice, son voisin par sa foi en l'avenir, un troisième, peut-être par son amour de l'art, ou par son culte ardent pour un passé mort et enterré.
Et de cela, tout est bien. Car rendre les hommes socialistes n'est rien, mais humaniser le socialisme est une grande chose.
Ils ne sont pas d'une très haute valeur littéraire, ces poèmes qui ont été si adroitement mis en musique.
Ils sont faits pour être chantés, non pour être lus.
Ils sont rudes, directs, vigoureux.
Les airs sont entraînants et familiers, et on peut dire que la première cohue venue les gazouillerait aisément.
Les transpositions qu'on a faites sont très amusantes:
«C'était dans Trafalgar-Square» est mis sur l'air de: «C'était dans la baie de Trafalgar».
«Debout, peuple!» chanson très révolutionnaire, par M. John Gregory, bottier, et qui a pour refrain:
doit se chanter sur l'air de Rule Britannia.
Le vieil air du Vicaire de Bray accompagnera la nouvelle Ballade de Loi et de l'Ordre, qui néanmoins, n'est point du tout une ballade, et, sur celui de Voici pour la timide fillette de quinze ans, la démocratie de l'avenir lancera de sa voix tonnante une des compositions lyriques les plus fortes et les plus touchantes de M. T. D. Sullivan.
Il est clair que les Socialistes entendent faire marcher l'éducation musicale du peuple du même pas que son éducation dans la science politique, et sur ce point, comme sur tous les autres, ils semblent complètement exempts de toute préoccupation étroite, de tout préjugé conventionnel.
Mendelsohn est imité par Moody et Sankey:[42] La Garde sur le Rhin figure côte à côte avec la Marseillaise.
Lillibulero est un chœur de Norma; John Brown et un air de la Neuvième Symphonie de Beethoven leur sont tous également agréables.
Ils chantent l'hymne national dans la version de Shelley.
La voix du labeur de M. William Morris, à la cadence fluide de «Vous, rives et landes de Bonny Doon». Victor Hugo parle quelque part du cri terrible «du tigre populaire» mais, il est évident, d'après le livre de M. Carpenter, que si jamais la Révolution éclatait en Angleterre, ce ne serait point en un rugissement inarticulé, mais plutôt en de charmantes chansons, en de gracieux couplets.
On gagnerait certainement au change.
Néron jouait du violon pendant que Rome brûlait, du moins à ce que disent des historiens inexacts, mais c'est pour bâtir une cité éternelle que les Socialistes de nos jours se sont occupés de faire de la musique et ils ont une entière confiance dans les instincts artistiques du peuple.
Voilà une stance prise dans une des poésies de ce volume, et le sentiment exprimé en ces mots domine partout.
La Réforme gagna beaucoup de terrain en employant les airs populaires de cantiques.
Les Socialistes paraissent décidés à conquérir la faveur du peuple par des moyens analogues. Mais ils feront bien d'être modestes dans leur attente.
Les murs de Thèbes s'élevèrent au son de la musique, et Thèbes fut une cité vraiment bien sotte.