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Deux et deux font cinq (2 + 2 = 5): oeuvres anthumes

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The Project Gutenberg eBook of Deux et deux font cinq (2 + 2 = 5)

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Title: Deux et deux font cinq (2 + 2 = 5)

Author: Alphonse Allais

Release date: November 11, 2007 [eBook #23444]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
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http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DEUX ET DEUX FONT CINQ (2 + 2 = 5) ***

ALPHONSE ALLAIS

(ŒUVRES ANTHUMES)

Deux et deux
font cinq

(2 + 2 = 5)

PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis

1895
Tous droits réservés.


LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
28 bis, Rue de Richelieu, Paris

DERNIÈRES NOUVEAUTÉS

Collection grand in-18 à 3 fr. 50 le volume.

Paul AdamLa Parade amoureuse1 vol.
Alphonse AllaisRose et Vert-Pomme1 vol.
Baude de MaurceleyLe Triomphe du Cœur1 vol.
Robert de BonnièresLord Hyland1 vol.
Émile BergeratLa Vierge1 vol.
Boyer d'AgenTerre de Lourdes1 vol.
Charles BuetLe Péché1 vol.
Jean CarolSœur Jeanne1 vol.
Jules CaseL'Étranger1 vol.
Théodore CahuAmante et Mère1 vol.
Marion CrawfordSant'Ilario1 vol.
Paul CunissetÉtrange Fortune1 vol.
Henri DesplacesMaladies d'âme1 vol.
Jean DarcyLe Voyage de la Princesse Louli1 vol.
Pierre DenisLe Mémorial de St-Brelade1 vol.
Maurice DonnayEducation de Prince1 vol.
Paul Féval FilsLes Jumeaux de Nevers2 vol.
Paul FoucherRêchain, avare1 vol.
Paul GaulotHenriette Busseuil1 vol.
Gustave GuichesAu Fil de la Vie1 vol.
Abel HermantLe Frisson de Paris1 vol.
Maurice LeblancCeux qui souffrent1 vol.
Raymond de LabordeLe marquis de Gojac1 vol.
Fernand de La MorandièreBeaux serments1 vol.
Pierre MaëlToujours à toi1 vol.
Jeanne MairetNémésis1 vol.
René MaizeroyJournal d'une Rupture1 vol.
Gabriel MoureyPassé le Détroit1 vol.
Eugène MoutonLe Supplice de l'Opulence1 vol.
Eugène MorelArtificielle1 vol.
Georges OhnetLa Dame en Gris1 vol.
Josephin PeledanMelusine1 vol.
Georges de PeyrebruneLes Aimées1 vol.
Jean RameauL'Amant honoraire1 vol.
Camille de Sainte-CroixCent Contes secs1 vol.
Marcel SchwobMoll Flanders1 vol.
Comtesse de Tascher de la PagerieMon séjour aux Tuileries3 vol.
Fernand VandéremCharlie1 vol.
Maurice VaucaireL'Encrier de la Petite Vertu1 vol.
Jane de la VaudèreLe Droit d'Aimer1 vol.

Envoi franco du Catalogue complet de la Librairie Paul Ollendorff

ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY


DU MÊME AUTEUR

À SE TORDRE 1 vol.
LE PARAPLUIE DE L'ESCOUADE 1 vol.
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Tous droits de reproduction et de traduction réservés, pour tous les pays, y compris la Suède et la Norwège.

S'adresser, pour traiter à M. Paul Ollendorff, Éditeur, rue de Richelieu, 28 bis, Paris.


À
ALFRED CAPUS


POLYTYPIE

Je le connus dans une vague brasserie du quartier Latin.

Il s'installa près de la table où je me trouvais, et commanda six tasses de café.

—Tiens, pensai-je, voilà un monsieur qui attend cinq personnes.

Erronée déduction, car ce fut lui seul qui dégusta les six moka, l'un après l'autre, bien entendu, car aurait-il pu les boire tous ensemble, ou même simultanément?

S'apercevant de ma légère stupeur, il se tourna vers moi, et d'une voix nonchalante, qui laissait traîner les mots comme des savates, il me dit:

—Moi... je suis un type dans le genre de Balzac... je bois énormément de café.

Un tel début n'était point fait pour me déplaire. Je me rapprochai.

Il demanda de quoi écrire.

Les premières phrases qu'il écrivit, il en froissa le papier et le déjeta sous la table.

Ainsi fut de pas mal de suivantes. Les brouillons de lettres jonchaient le sol.

De la même voix nonchalante, il me dit:

—Moi... je suis un type dans le genre de Flaubert... je suis excessivement difficile pour mon style.

Et nous nous connûmes davantage.

Comme une confidence en vaut une autre, je lui avouai que j'étais né à Honfleur. Une moue lui vint:

—Moi... je suis un type dans le genre de Charlemagne... je n'aime pas beaucoup les Normands.

Le malentendu s'éclaircit, et je sus d'où il était:

—Moi... je suis un type dans le genre de Puvis de Chavannes... je suis né à Lyon.

Son père, un boucher des Brotteaux, avait tenu à ce qu'il débutât dans la partie:

—Moi... je suis un type dans le genre de Shakespeare... j'ai été garçon boucher.

De la bonne amie qu'il détenait, voici comment j'appris le nom:

—Moi... je suis un type dans le genre de Napoléon Ier... ma femme s'appelle Joséphine.

La susdite le trompa avec un Anglais. Il n'en ressentit qu'une dérisoire angoisse.

—Moi... je suis un type dans le genre de Molière... je suis cocu.

Joséphine et lui, d'ailleurs, n'étaient point faits pour s'entendre. Joséphine avait la folie des jeunes hommes à peau très blanche. Et il ajoutait:

—Moi... je suis un type dans le genre de Taupin...

(Le reste de la phrase se perdit dans la rafale.)

Nous résolûmes, un jour, de déjeuner ensemble... Rendez-vous à midi précis, j'arrivai à midi et une minute.

Il tira froidement sa montre:

—Moi... je suis un type dans le genre de Louis XIV... j'ai failli attendre.

De la sérieuse ophthalmie qu'il avait eue, il se voyait presque guéri, et s'en félicitait de la sorte, variant sa formule, un peu:

—Moi... je ne voudrais pas être un type dans le genre d'Homère ou de Milton.

Et puis, tout à fait éteint en son cœur le souvenir de Joséphine, il en aima une autre.

Laquelle ne voulut rien savoir.

Alors, il la tua.

Et ce fut l'arrestation.

Pressé de questions par le juge d'instruction, il se contenta de répondre:

—Moi... je suis un type dans le genre d'Avinain... je n'avoue jamais.

Et ce fut la cour d'assises.

Là, il voulut bien parler.

—Moi... je suis un type dans le genre d'Antony... Elle me résistait, je l'ai assassinée!...

Le jury n'admit aucune circonstance atténuante. La mort!

Mal conseillé, Félix Faure ne sut point le gracier.

Pauvre gars! Je le vois encore, Pierrot blême, les mains liées sur le dos, les pattes entravées, sa malheureuse chemise à grands coups de ciseaux échancrée.

Au tout petit jour, les portes de la Roquette s'ouvrirent.

Il m'aperçut dans l'assistance, se tourna vers moi, et d'une voix nonchalante qui laissait traîner les mots comme des savates, il me dit:

—Moi... je suis un type dans le genre de Jésus-Christ... je meurs à trente-trois ans.

ET DAUDET?

—Et Daudet? me demanda le capitaine Flambeur.

—Daudet? m'interloquai-je. Quel Daudet?

—Eh bien! Daudet, parbleu, l'auteur, Alphonse Daudet!

—À propos de quoi me parlez-vous de Daudet?

—Pour savoir s'il est un peu recalé.

—Recalé?... Daudet?...

Alors, subitement, une flambée de ressouvenance m'éclaira.

—Ah! oui, Daudet!... Eh bien! oui, il est, tout à fait recalé maintenant!

—Tant mieux! Tant mieux! Pauvre gars!

Pour la clarté de ce récit, comme dit Georges Ohnet, il nous faut revenir de quelques années en arrière.

Le père Flambeur, un vieux capitaine au long cours de mon pays, le meilleur homme de la terre, extrêmement rigolo (ce qui ne gâte rien), débarqua un jour à Paris, pour voir l'Exposition de 1889.

(Le but de ce voyage m'évite la peine de vous indiquer la date.)

Tout de suite, il arriva au Chat Noir où je tenais mes grandes et petites assises et me promut son cicerone.

J'acceptai avec joie, le père Flambeur étant un joyeux et dépensier drille, moi pas très riche, à l'époque (et pas davantage, d'ailleurs, maintenant)1.

Ce vieux loup de mer avait une manie étrange: connaître des grands hommes.

Je lui en servis autant qu'il voulut.

À vrai dire, ce n'étaient point des grands hommes absolument authentiques, mais les camarades se prêtaient de bonne grâce à cette innocente supercherie, qui n'était point sans leur rapporter des choucroutes garnies et des bocks bien tirés.

—Mon cher Zola, permettez-moi de vous présenter un de mes bons amis, le capitaine Flambeur.

—Enchanté, monsieur.

Ou bien:

—Tiens, Bourget! Comment ça va?... M. Paul Bourget... Le capitaine Flambeur.

—Très honoré, monsieur.

Émile Zola, autant que je puis me le rappeler, était représenté par mon ami Georges Moynet, avec lequel il a une vague analogie.

Quant à Bourget, son pâle sosie se trouvait être une manière de peintre hollandais dont j'ai oublié le nom et qui n'a pas dégrisé pendant les deux ou trois ans qu'il passa à Paris.

Et le reste à l'avenant.

Le malheur, c'est que le capitaine Flambeur avait meilleure mémoire que moi et me mettait parfois dans un cruel embarras.

—Tiens, s'écriait-il tout haut, voilà Pasteur qui entre!... Hé! Pasteur, un vermout avec nous, hein!

Régulièrement, Pasteur acceptait le vermout, à condition que ce fût une absinthe.

Pardon, Zola! Pardon, Bourget! Pardon, Pasteur! Et pardon tous les autres, littérateurs, poètes, peintres, savants, membres de l'Institut ou pas!

Un jour, au tout petit matin...

(Étions-nous déjà levés, ou si nous n'étions pas encore couchés? Cruelle énigme!)

Un jour, au tout petit matin, nous passions place Clichy, sur laquelle se dresse la statue du général Moncey (et non pas Monselet, comme prononce à tort ma femme de ménage).

Le piédestal de cette statue est garni d'un banc circulaire en granit, sur lequel des vagabonds s'étalent volontiers pour reposer leurs pauvres membres las.

Un nécessiteux dormait là, accablé de fatigue.

Son chapeau avait roulé à terre, un ancien chapeau chic, de chez Barjeau, mais devenu tout un poème de poussière de crasse.

Et, au fond du chapeau, luisaient encore, un peu éteintes, deux initiales: A. D.

—Tenez, capitaine Flambeur, regardez bien ce bonhomme-là. Je vous dirai tout à l'heure qui c'est.

—Qui est-ce?

—Alphonse Daudet.

—Alphonse Daudet!... Celui qui a fait Tartarin de Tarascon?

—Lui-même!

—C'est vrai, pourtant. Voilà son chapeau avec ses initiales... Ah! le pauvre bougre!... Mais il ne gagne donc pas d'argent?

—Si, il gagne beaucoup d'argent, mais, malheureusement, c'est un homme qui boit!

—C'est égal, c'est bien triste de voir un homme de cette valeur-là dans cette purée!

—Ah! oui, bien triste! Mais, pour moi, un homme qui boit n'est pas un homme intéressant.

—Je ne vous dis pas, mais... si on le réveillait pour lui payer à déjeuner?

—Gardez-vous-en bien! Daudet est malheureux, mais très fier.

Alors, très discrètement, le bon papa Flambeur tira une pièce de cent sous de son porte-monnaie et l'inséra dans la poche de l'auteur des Kamtchatka.

J'avais oublié cette histoire: il a fallu, pour me la rappeler, que le capitaine Flambeur me demandât, l'autre jour:

—Et Daudet?

ANTIBUREAUCRATIE

Ma jument baie cerise était atteinte de coqueluche, et mon alezan hors de service à la suite de chagrins d'amour. Quant à mes robustes percherons, impossible de compter sur eux, totalement abrutis qu'ils sont par la lecture à haute voix, devant eux, de la chronique d'un penseur bien personnel et profond.

D'autre part, je me trouvais dénué des deux francs nécessaires à la mobilisation d'un fiacre!

Alors, quoi?

Aller à pied, dites-vous?

J'aurais bien voulu vous y voir.

C'était loin, où j'allais, très loin, dans un endroit situé à une portée de fusil environ et deux encâblures du tonnerre de Dieu! je résolus donc de prendre l'omnibus.

Je grimpai sur l'impériale et versai quinze centimes ès-mains du conducteur.

Voilà donc une situation claire et nettement établie:

Je suis sur l'impériale, j'ai versé les quinze centimes de ma place. Je puis donc passer, la tête haute, devant l'Administration de la Compagnie des Omnibus. Bon.

Tout à coup, le temps changea et des gouttes d'eau se mirent à choir.

Or, j'avais mis, la veill', mon parapluie en gage.

(J'ai élidé l'e de veille pour que la phrase constituât un alexandrin joli et coquet.)

Je descendis dans l'intérieur du véhicule et remis ès-mains du conducteur un supplément, ou plutôt, pour employer le mot propre, un complément de quinze centimes.

Voici donc une nouvelle situation claire et nettement établie:

Je suis dans l'intérieur d'un omnibus, j'ai versé les trente centimes de ma place, je puis donc... (Voir la suite plus haut.)

L'omnibus s'arrêta: on était devant un bureau.

Une tête de brute avinée apparut, et cette tête clama sans urbanité:

—Voyageur descendu de l'impériale?

C'est à moi, s'il vous plaît, que ce discours s'adressait.

Devant cette tête de brute, cette voix éraillée et ce ton goujateux, je résolus soudain de garder un silence de sépulcre.

—Voyageur descendu de l'impériale? rogomma de nouveau le bas fonctionnaire.

Même mutisme.

Alors la discourtoisie du contrôleur s'exhala en propos blasphématoires, où le saint nom de Notre-Seigneur se trouvait fâcheusement mêlé.

Ce sacrilège n'eut point le don de m'émouvoir.

—Mais, sacré mille tonnerres de bon D... de nom de D...! Il y a ici un voyageur descendu de l'impériale! Ous qu'il est?

—C'est monsieur, intervint le conducteur en me désignant.

—C'est vous qui êtes descendu de l'impériale?

—Hein? me décidai-je à faire.

—C'est vous qui êtes descendu de l'impériale?

—Qu'est-ce que ça peut bien vous f... à vous?

—Comment, qu'est-ce que ça peut bien me f...?

—Oui, que je sois descendu de l'impériale ou de la lune.

—C'est pour le contrôle.

—Le contrôle? Quel contrôle? Est-ce que je suis chargé de faire le contrôle de votre sale guimbarde?

Nouveaux blasphèmes véhéments du contrôleur.

—Pardon! m'écriai-je, de combien est la place que j'occupe en ce moment?

—De trente centimes.

—Conducteur, combien vous ai-je versé?

—Trente centimes.

—Eh bien! alors, je ne vous dois rien, ni un sou, ni une explication. Si votre Compagnie tient tant que ça au contrôle, elle n'a qu'à mettre un contrôleur à l'impériale, un contrôleur à l'intérieur et un contrôleur sur les marches. Mais, sous aucun prétexte, je n'entends être mêlé à cette ridicule et odieuse bureaucratie.

—Enfin, voulez-vous, oui ou non, dire si c'est vous qui êtes descendu de l'impériale?

—M...!

Je dois déclarer que tout le monde dans l'omnibus me donnait tort, cohue lâche et servile d'Européens, indignes de la liberté.

Seule, une petite jeune fille, qui tenait le Journal à la main, semblait plongée dans une joie profonde par toute cette scène. (Si ces lignes viennent à lui tomber sous les yeux, un petit mot d'elle me fera plaisir.)

—Et puis, repris-je d'un air furibard, voilà cinq minutes que vous me faites perdre; je me plaindrai au Conseil municipal. Je suis l'ami intime de M. Pierre Baudin.

Est-ce cette menace? Est-ce le désir légitime de mettre fin à cette pénible histoire? Ne sais, mais l'omnibus se décida à partir.

Mes covoyageurs me contemplaient avec des regards de basse-cour en courroux.

Ce fut surtout le lendemain que je m'amusai beaucoup. Passant devant le bureau d'omnibus où s'était perpétré ce conflit, j'interpellai la brute avinée:

—J'ai beaucoup réfléchi depuis hier. J'aime mieux tout avouer.

—Hein?

—Le voyageur descendu de l'impériale, eh bien! c'était moi!

CORRESPONDANCE ET CORRESPONDANCES

Ma foi, tant pis! On dira ce qu'on voudra, je l'imprime toute vive cette petite lettre, sûrement pas écrite par M. Jose-Maria de Heredia, mais si rigolo!

Et puis c'est toujours ça de moins à faire, n'est-ce pas?

«Cher monsieur Alphonse Allais,

»Vous permettez, dites, que nous vous appelions cher monsieur Alphonse Allais, bien que nous n'ayons pas l'avantage de vous connaître; mais nous vous gobons toutes beaucoup à l'atelier et ça excuse notre familiarité.

»Chaque matin, quand on ouvre le Journal, tout de suite on regarde s'il y a une Vie drôle, et quand il y en a une, ce n'est qu'un cri:

»—Quelle histoire à dormir debout va-t-il encore nous raconter aujourd'hui, cet imbécile-là?

»Rassurez-vous, le mot imbécile est pris ici en bonne part, un peu comme les petites mamans qui appellent leur bébé horreur.

»Votre histoire d'omnibus, surtout, nous a beaucoup gondolées (sic), car nous les connaissons, les omnibus, et surtout le personnel des omnibus, qui se venge bêtement sur les voyageurs et les pauvres petites voyageuses des tracasseries et de l'exploitation des grosses légumes capitalistes2.

»Depuis le jour où votre article sur les omnibus a paru, nous n'avons plus qu'une idée: c'est d'affoler les contrôleurs, et nous y arrivons souvent.

»Témoin, hier:

»Nous avions passé la soirée à la fête de Montmartre. Des jeunes gens très gentils, mais que nous avons tout de même plaqués brusquement, nous avaient offert un saladier chez un troquet du boulevard Rochechouart.

»(Peut-être ne savez-vous pas ce que c'est qu'un saladier3. On vous expliquera ça une autre fois.) Et ça nous avait mises en gaieté.

»Mais l'heure est l'heure, n'est-ce pas? et comme on n'a pas de landaus bouton d'or, nous grimpâmes sur le tramway Place de l'Étoile-La Villette, en demandant une correspondance.

»(En attendant qu'un riche Bolivien nous offre un petit hôtel rue Fortuny, nous demeurons chez nos parents, boulevard de Charonne.)

»Sur le trajet, mon amie Lucienne ne disait rien. Évidemment, elle ruminait quelque chose, mais je me demandais quoi.

»Je fus bientôt fixée.

»Nous descendîmes à La Villette, et je me disposais à me diriger vers le bureau de La Villette-Place du Trône, quand Lucienne m'arrêta.

»Avec un culot d'enfer, elle s'avança vers le contrôleur et lui demanda, en montrant nos deux correspondances:

»—Qu'est-ce que c'est que ces petits cartons-là?

»—Mais, mademoiselle, ce sont des correspondances.

»—Très bien!... Et ces correspondances nous donnent le droit de monter, sans rien payer, sur un omnibus qui correspond avec celui que nous quittons?

»—Parfaitement!

»—Mais, dites-moi! Ma correspondance n'est valable qu'à la condition qu'on ne quitte pas le bureau auquel on est descendu?

»—Parfaitement!

»—Parfaitement, vous-même! Nous n'allons pas quitter le bureau pour ne pas perdre notre correspondance. Nous allons attendre ici le tramway de la Place du Trône.

»—Mais il ne passe pas ici, mademoiselle. Il faut que vous alliez le prendre au bureau là-bas.

»—Non, non, nous ne voulons pas quitter le bureau où nous sommes descendues. Notre correspondance ne vaudrait plus rien. Et puis, nous n'avons pas pris le tramway pour faire le trajet à pied.

»(Il faut vous dire, au cas où vous l'ignoreriez, que le bureau de La Villette-Place du Trône est situé à plus de 100 mètres de celui de l'Étoile-La Villette auquel il correspond soi-disant.)

»Je vous fais grâce du reste du dialogue. Le malheureux contrôleur devenait fou furieux devant l'aplomb et la logique de Lucienne. Moi, j'étais malade de rire.

»À la fin, comme il fallait bien rentrer, nous prîmes notre tramway, après cette terrible menace:

»—Nous reviendrons demain avec un huissier, et si la voiture ne vient pas nous prendre ici même, nous la ferons marcher, votre sale Compagnie.

»Je ne sais pas si notre petite histoire va vous intéresser, mais, dans tous les cas, nous avons joliment rigolé, nous.

»Tâchez d'arranger ça, vous ferez plaisir à des petites jeunes filles de la rue de la Paix, qui font des chapeaux pour les belles dames et qui vous aiment bien sans vous connaître.

»Et puis, si vous étiez chic et qu'il n'y ait pas derrière vous une terrible madame Alphonse Allais, vous nous feriez signe et vous viendriez un de ces jours nous chercher pour déjeuner, en bons camarades, dans un petit endroit de la rue Saint-Honoré que nous connaissons et où on n'est pas trop mal.

»N'ayez crainte, on ne vous cramponnera pas, car il faut que nous soyons rentrées à une heure.

»N. B.—On n'est pas laides.

»À bientôt?

»Lucienne et Moi.»

Eh bien! c'est entendu, Lucienne et vous! Dites-moi le jour et l'endroit. On déjeunera dans le fameux petit endroit, en bons camarades, comme vous dites, car mon cœur, mon pauvre cœur, est devenu la propriété exclusive et définitive d'une jeune princesse toute d'ambre clair, laquelle n'aimerait pas beaucoup, je crois, que je la trompasse déjà.

LE MYSTÈRE DE LA SAINTE-TRINITÉ DEVANT LA JEUNESSE CONTEMPORAINE

Il y a deux ou trois jours, pas plus, j'ai rencontré mon jeune ami Pierre, dont j'eus l'heur de faire la connaissance à Nice, cet hiver.

Aux Champs-Elysées, mon jeune ami Pierre accompagnait, sans enthousiasme, le baby, sa sœur, qui jonchait, inerte, la copieuse poitrine de sa percheronne nounou.

Étendu sur deux chaises tangentes, Pierre affectait des attitudes plutôt asiatiques et ne semblait point s'amuser autrement.

Il m'aperçut, se décliqua, tel le ressort A. Boudin (voyez ce ressort) et vint vers moi, l'œil plein d'une rare désinvolture et, toute large ouverte, sa main loyale:

—Tiens, te v'là, toi!... j'suis pas fâché de te voir. Faudra venir nous dire bonjour... Tu sais que nous sommes revenus de Nice?

—Je m'en doute un peu, à ta seule rencontre.

—C'est vrai!... je suis bête... Viens nous dire bonjour... Maman te gobe beaucoup... Elle dit que rien que de voir ta bobine, ça la fait rigoler.

—Je remercierai Madame ta mère de la bonne opinion...

—Fais pas ça!... Tu seras bien avancé quand tu m'auras fait engueuler comme un pied!

—Et puis, je lui dirai aussi que tu te sers de la détestable expression engueuler, laquelle est l'apanage exclusif de gens de basse culture mondaine.

—Oh! la la! ousqu'est mon monok!... Et puis, tu sais, j' m'en fiche, tu peux lui dire tout ce que tu voudras, à maman. Quand elle est un peu fâchée, je n'ai qu'à lui passer mes bras autour du cou, je l'appelle p'tite mère chérie... je l'embrasse sur les yeux... Et elle ne me dit plus rien.

—Tu as de la chance d'avoir une mère comme ça.

—Eh ben! il ne manquerait plus que ça... C'est vrai, tout de même, j'ai pas trop à me plaindre... Elle est très chouette, maman!

—Dis donc, mon vieux Pierre!...

—Mon vieux Alphonse!...

—Surtout, ne va pas t'offusquer de ce que je te dirai.

—Marche toujours!

—Il me semble que tu ne me tutoyais pas à Nice?

—Ah! oui... tu ne sais pas?

—Non, je ne sais pas.

—Eh ben! mon vieux, maintenant je tutoie tout le monde!

—Tout le monde?

—Tout le monde!... Tiens, le pape arriverait, là, tout de suite, le pape lui-même, en bicyclette, et me demanderait de lui indiquer le boulevard Malesherbes, je lui dirais: «Prends la rue Royale, monte tout droit, et puis, au bout, à gauche, tu trouveras le boulevard Malesherbes.» Et, s'il n'était pas content, le Saint-Père, ça serait le même prix!

—À la suite de quelle évolution ce parti pris t'est-il venu?

—Une nuit que je ne pouvais pas dormir... J'avais pris du café chez des gens qu'on avait dîné... Maman s'était pas aperçu... Et moi, avec tout ça, j'pouvais pas m'endormir... Alors, je pensais à des tas de trucs... Tout d'un coup, je me suis dit que c'était idiot d'employer le pluriel quand on n'avait affaire qu'à un seul type... Tu comprends?

—À merveille.

—Vois-tu, comme c'est bête, quand on n'a qu'un bonhomme ou qu'une bonne femme devant soi, de lui dire: Comment allez-vous? Comme s'ils étaient trente-quatre mille. Alors, je me suis juré, dans ce cas-là, de lui dire, au bonhomme, ou à la bonne femme: Comment vas-tu? Ceux que ça épate, je leur dis: Vous vous croyez donc des tas?

—Bravo, mon vieux Pierre, tu te rapproches de la nature, et de la raison.

—Et puis, tu sais, on m'en fait pas démordre!... Ainsi, l'autre jour, en plein catéchisme, j'ai tutoyé le ratichon.

—Le...?

—Le ratichon... le curé, quoi! Si t'avais vu sa bobine!...

—Tu vas donc au catéchisme?

—Oh! m'en parler pas! C'est assez rasoir!... Je comprends pas que des parents, qui se vantent d'être des gens sérieux, peuvent abrutir des pauv'gosses comme nous à toutes ces... Tiens, j'allais encore employer un mot de basse culture mondaine, comme tu dis.

—Ne te gêne pas avec moi.

—Ce matin, c'était le mystère de la Sainte-Trinité. Te souviens-tu du mystère de la Sainte-Trinité?

—Brumeusement.

—C'est crevant!... Le Père, le Saint-Esprit, le Fils!... Le Père a engendré le Saint-Esprit en se contemplant lui-même... Toi, qui commences à être un vieux type, tu comprends pas grand'chose à ça, déjà? Alors, quoi, nous, les mômes!... Et après, le Père a contemplé le Saint-Esprit, et ils ont engendré le Fils!... C'est dommage, dis donc, qu'on n'ait pas organisé des trains de plaisir pour assister à ça, hein?... Ils sont trois et ils ne sont qu'un... Ils ne sont qu'un et ils sont trois!... Arrange ça... Moi, encore, je ne suis pas trop bête, j'en prends et j'en laisse; mais, autour de moi, au catéchisme, il y a un tas de petites gourdes qui en deviennent gaga. Tiens, veux-tu que je te dise?... Seulement, tu le répéteras pas à p'tite mère, qui coupe un peu dans ces godants-là?

—Tu parles dans l'oreille d'un sépulcre.

—Eh ben! le mystère de la Sainte-Trinité...

—Dis.

—Ça manque de femmes!

LA VAPEUR

Il n'y a qu'à moi que ces veines arrivent.

J'ai rencontré, hier, Valentine, dans des conditions exceptionnellement avantageuses qu'on va pouvoir apprécier plus bas.

Valentine est une jeune personne de Montmartre qui se destine au théâtre.

Son physique est attrayant, ses manières sont accortes, son intelligence pétille, mais son impudicité est notoire dans tout le neuvième arrondissement et une partie du dix-huitième (sans préjudice, d'ailleurs, pour quelques autres quartiers de Paris).

—Que fais-tu par là? m'informai-je après l'avoir baisée sur le front.

—Devine?

—Je ne suis pas somnambule.

—Je sors de chez l'oncle.

(C'est ainsi que la jeune Valentine désigne familièrement le vigoureux cénobite de la rue de Douai.)

—Tu es restée longtemps chez cet esthète?

—Dans les une heure, une heure et demie.

—Mâtin!

—Ah! dame! il n'a plus vingt ans, le pauvr' bonhomme!

—Et il t'a fait répéter le Songe d'Athalie?

—Non, ça n'est plus le Songe qui marche maintenant, c'est les Imprécations de Camille... Une idée à lui.

Et Valentine prit, en disant ces paroles, un air extraordinairement malin, dont je ne sus point percer le sens. Je feignis de comprendre.

Et elle ajouta:

—Ce qui m'embête le plus, c'est que je lui ai dit que je rentrais chez moi, rue Rochechouart. Alors, il m'a priée de remettre au Petit Journal sa chronique de demain.

—Montre.

—Ah! non, par exemple! Tu lui ferais encore des blagues, et il m'attraperait, lors de mes débuts, à la Comédie-Française.

—Poseuse, va!

Toutefois, à la suite d'habiles manœuvres, cinq minutes après ce dialogue, je détenais le manuscrit de M. Francisque Sarcey et j'en copiais le passage suivant, qu'on a pu lire, le même jour, et dans mon journal, et dans le Petit Journal.

M. Marinoni manifesta un vif mécontentement, mais j'ai autre chose à faire dans la vie que de me préoccuper des allégresses ou des déboires de M. Marinoni.

Et puis si M. Marinoni n'est pas content, il sait où me trouver.

LA VAPEUR


«Ah! c'est bien vrai, mes amis, il n'y a encore que les voyages pour apprendre quelque chose! Si on restait chez soi, tous les jours, du matin au soir, je vous demande un petit peu ce qu'on saurait de la vie.

»On n'en saurait rien du tout. Voilà ce qu'on en saurait.

»Ainsi, voilà la vapeur. Tout le monde parle de la vapeur: la vapeur par-ci, la vapeur par-là.

»Mais qui de nous sait exactement ce que c'est que la vapeur?

»J'en excepte, bien entendu, les personnes qui s'occupent spécialement de cette question, ingénieurs, mécaniciens, etc.

»Moi, il y a huit jours, j'étais comme tout le monde: je parlais de la vapeur, mais j'aurais été pendu s'il m'avait fallu dire en quoi consistait ce phénomène.

»La semaine dernière, je suis allé, au Havre, assister à la réouverture du Grand-Théâtre.

»Ah! mes amis, vous n'avez pas idée de ce que je suis populaire au Havre.

»C'est que le Havre est une ville de bon sens qui ne se laisse pas emballer par les idées nouvelles, ou soi-disant nouvelles.

»Au Havre, c'est moi qui vous le dis, le symbole ne ferait pas un sou.

»Ibsen et Wagner sont appréciés à leur juste place, et on leur préfère une bonne représentation du Verre d'eau ou de la Favorite.

»Mais, me voilà parti sur le théâtre, alors que je m'étais proposé d'aborder dans cette causerie la question de la vapeur.

»Quelques Havrais, dont un fort aimable, ma foi, M. Jules Heuzey, m'ont mené voir un transatlantique.

»Les transatlantiques sont ces énormes bâtiments qui font le trajet, chaque semaine, entre le Havre et New-York. C'est même de là que leur vient leur nom de transatlantiques (des mots latins: trans, au delà, et atlanticum, atlantique).

»J'ai pris un vif plaisir à visiter la Touraine, le plus bel échantillon de la Compagnie.

»À Paris, on ne saurait s'imaginer tout le confortable et tout le luxe que l'on peut entasser dans ces maisons flottantes. (Le mot est de M. Jules Heuzey et il est fort juste.)


»Mais c'est surtout la machine, ou plutôt les machines, dont je fus émerveillé.

»Quelle puissance, mes chers amis, et quelle régularité!

»Comment ne point admirer ces monstres de force qui se laissent mener avec la docilité du mouton et l'exactitude du chronomètre?

»Nous étions guidés dans ces merveilleux labyrinthes par le chef-mécanicien lui-même, M. François (François est seulement son prénom, mais son nom est un nom alsacien extrêmement difficile à retenir). M. François nous expliqua avec une bonne grâce, une lucidité d'esprit et un rare bonheur d'expressions, ce que c'est que la vapeur.

»Avez-vous vu bouillir de l'eau?

»Il s'en échappe une sorte de buée qui se dissipe dans l'air. Eh bien! cette buée-là, c'est la vapeur.

»Répandue dans l'air libre, elle n'a aucune force.

»Mais si vous la contraignez à passer dans un espace restreint, oh! alors, elle acquiert une excessive puissance d'extension, et elle met tout en œuvre pour s'échapper de ce milieu confiné.

»C'est cette propriété que les ingénieurs utilisent pour faire marcher leurs machines.

»Et, à ce propos, une remarque assez intéressante.

»Les Anglais dénomment leurs mécaniciens engineers, mot qui, à la prononciation, ressemble à notre mot ingénieur.

»Ingénieur dérive évidemment du mot latin ingenium, qui signifie génie. C'est d'autant plus vrai que le génie est le mot qui sert à désigner la profession des ingénieurs.

»Engineer vient de engine, machine, la traduction de notre mot engin.

»Il serait assez piquant de déterminer le degré de cousinage linguistique entre ingénieur et engineer.

»Jules Lemaître a peut-être son idée là-dessus.

»Mais me voilà loin de la vapeur.

»J'y reviens.

»Les machines à vapeur consistent en de l'eau qu'on fait chauffer dans de gros tubes sur un bon feu de charbon de terre.

»La buée de cette eau est amenée dans une sorte de cylindre où se meut un piston.

»Elle pousse ce piston jusqu'au bout du cylindre.

»Alors, à ce moment, grâce à un mécanisme extrêmement ingénieux, la vapeur passe de l'autre côté du piston qu'elle repousse à l'autre bout du cylindre.

»Et ainsi de suite.

»Il résulte de ce va-et-vient du piston un mouvement alternatif qu'on transforme, par d'habiles stratagèmes, en mouvements rotatoires de roues ou d'hélices.

»Tout cela est très simple, comme vous voyez, mais il fallait le trouver.

»L'éternelle histoire de la brouette qui fut invantée par Descartes (sic).


«Francisque Sarcey

L'espace restreint, comme dit notre oncle, dont je dispose, me force à n'insérer point l'éloquente à la fois et bonhomme péroraison de cette chronique.

Je le regrette surtout pour vous, pauvres lecteurs!

L'ACIDE CARBONIQUE

C'était un vendredi soir, le dernier jour que je passais en Amérique, peu d'heures avant de m'embarquer, car la Touraine partait dans la nuit, à trois heures.

À une table voisine de celle où je dînais, dînaient aussi deux dames, ou plutôt, comme je l'appris par la suite, deux jeunes filles, dont une vieille.

Ou même, pour être plus précis, une miss et une demoiselle.

La miss était Américaine, jeune et très gentille. La demoiselle était Française, entre deux âges, et plutôt vilaine.

La miss avait, entre autres charmes, deux grands yeux noirs très à la rigolade. La demoiselle s'agrémentait de deux drôles de petits yeux tout ronds, de véritables yeux d'outarde (Bornibus).

Toutes deux parlaient français, la demoiselle très correctement (parbleu! c'est une institutrice); la miss avec un accent et des tournures de phrases d'un comique ahurissant.

Je prêtai l'oreille...

(Je prête assez volontiers l'oreille, fâcheuse habitude, car, un de ces jours, on ne me la rendra pas, et je serai bien avancé!)

Ô joie! Ces deux dames parlaient de la Touraine en termes qui ne laissaient aucun doute... J'allais les avoir comme compagnes de route.

Toute une semaine à voir, plusieurs fois par jour, les grands yeux noirs très à la rigolade de la petite miss!

Tout de suite, j'espérai qu'on enverrait la vieille outarde au lit, de bonne heure, alors que, très tard, la petite miss et moi nous dirions des bêtises dans les coins.

Cependant, se poursuivait la conversation des deux dames.

L'outarde était d'avis qu'on allât tout de suite après dîner au paquebot et qu'on se couchât bien tranquillement.

Miss Minnie (car enfin, voilà deux heures que je vous parle de cette jeune fille sans vous la présenter), miss Minnie disait d'un air résolu:

—Oh! pas tout de suite, coucher! Allons faire une petite tour avant embarquer!

—On ne dit pas une petite tour, mais on dit un petit tour.

—Pourtant on dit la tour Eiffel.

—Ce n'est pas la même chose. Dans le sens de monument, tour est du féminin; dans le sens de promenade, ce mot est masculin.

Les questions de philologie m'ont toujours passionné, et je crois détenir, en cette partie, quelques records.

—Pardon, mademoiselle, intervins-je, la règle que vous venez de formuler n'est pas sans exception. Tour, dans le sens du voyage, n'est pas toujours masculin.

Les yeux ronds de l'outarde s'arrondirent encore, interloqués.

—Il est masculin pour tous les pays, sauf le Cantal, le Puy-de-Dôme et la Haute-Loire.

Du coup, ces dames eurent un léger frisson de terreur. J'étais, sans nul doute, un fou, peut-être furieux, si on le contrariait.

—Parfaitement! insistai-je. Ainsi, l'on dit le tour de France, le tour du monde, mais on dit la tour d'Auvergne.

Ma compatriote s'effondra de stupeur, mais j'eus la joie de voir que Minnie, en bonne petite humouriste yankee, s'esclaffait très haut de mon funny joke.

Alors, nous voilà devenus des camarades.

On fit un petit tour dans quelques roof-concerts, on but des consommations exorbitantes et, finalement, on s'échoua, près du port, dans une espèce de café français, où une clientèle assez mêlée tirait une tombola au profit d'un artiste.

Minnie gagna douze bouteilles de champagne, qu'elle n'hésita pas à faire aussitôt diriger sur sa cabine.

Pas plutôt à bord, elle tint à constater la valeur de son breuvage. Vous me croirez si vous voulez, il était exquis et de grande marque.

(Rien ne m'ôtera de l'idée qu'il ne fût le fruit d'un larcin.)

Comme toutes les Américaines, Minnie adore le champagne, mais pas tant que son institutrice.

La vieille outarde se chargea, à elle seule, de faire un sort aux trois quarts de la bouteille.

Minnie était indignée. Elle me prit à l'écart.

—Est-ce qu'elle va boire toute ma champagne, cette vieux chameau! Tâchez à lui faire une bonne blague pour qu'elle est dégoûtée de cette liquide.

—Si je réussis, miss, que me donnerez-vous?

—Je vous embrasserai.

—Quand?

—Le soir, sur le pont, quand le monde sont en allés coucher.

—Et vous m'embrasserez... bien?

—Le mieux que je pouverai!

—Mazette! espérai-je.

Dès le lendemain matin, devant l'institutrice, j'amenai la conversation sur le champagne.

—C'est bon, c'est même très bon; mais il y a certains tempéraments auxquels l'usage du champagne peut être nuisible et même mortel.

—Ah! vraiment? fit la vieille fille.

—Mais oui. Ainsi, vous, mademoiselle, vous devriez vous méfier du champagne. Ça vous jouera un mauvais tour, un jour ou l'autre.

—Allons donc!

—Vous verrez... C'est de ça qu'est morte madame Beecher-Stowe.

J'avais mon plan. Une vieille plaisanterie, faite jadis à Chincholle au cours d'un voyage présidentiel, me revenait en mémoire.

Le docteur Marion, dont je n'hésite pas à mêler le nom à cette plaisanterie du plus mauvais goût, me fournit une petite quantité d'acide tartrique et de bicarbonate de soude.

À sec, ces deux corps ne réagissent point l'un sur l'autre. Dissous, ils se décomposent: l'acide tartrique se jette sur la soude avec une brutalité sans exemple, chassant ce pauvre bougre d'acide carbonique qui se retire avec une vive effervescence, à l'instar de ces maris trompés qui claquent les portes pour faire voir qu'ils ne sont pas contents.

C'est ce mécontentement bien naturel de l'acide carbonique que les fabricants d'eau de seltz utilisent pour produire leurs eaux gazeuses.

Où plaçai-je ces deux poudres?

Ici, il me faudrait employer l'ingénieux stratagème auquel eut recours naguère George Auriol pour éviter les mots shocking.

Malheureusement, je n'ai pas, comme ce jeune maître, un joli bout de crayon attaché à ma lyre. La seule ressource me reste donc de la périphrase.

Je plaçai mes produits chimiques au fond d'un vase d'ordre tout intime à l'usage coutumier de la vieille outarde, et j'attendis.

Le lendemain, je m'amusai beaucoup au récit du docteur.

Dès le matin, elle l'avait fait mander, et, folle de terreur, lui avait raconté son étrange indisposition.

—Ça moussait! ça moussait! Et ça faisait pschi, pschi, pschi, pschi.

—N'auriez-vous pas bu des boissons gazeuses, hier? demanda-t-il.

—Si, du champagne.

—C'est bien cela. Vous ne pouvez pas digérer l'acide carbonique. Ne buvez plus ni champagne, ni soda, ni rien de gazeux.

Minnie trouva la farce à son goût. Elle me récompensa en m'embrassant le mieux qu'elle put. Et quand les Américaines vous embrassent du mieux qu'elles peuvent, je vous prie de croire qu'on ne s'embête pas.

Et encore j'emploie le mot embrasser pour rester dans la limite des strictes convenances.

THE PERFECT DRINK

Bien que l'heure ne fût pas, à vrai dire, encore très avancée, une soif énorme étreignait les gorges du Captain Cap et de moi (triste conséquence, sans doute, des débauches de la veille.)

D'un commun accord, nous eûmes vite défourché notre tandem, cependant que notre regard explorait l'horizon.

Précisément, un grand café très chic, ou d'aspect tel, se présenta.

Malgré l'apparence fâcheusement heuropéenne (l'h est aspiré) de l'endroit, tout de même nous voulûmes bien boire là.

—Envoyez-moi le stewart! commanda Cap.

—À votre disposition, monsieur! s'inclina le gérant.

—Donnez-nous deux grands verres.

—Voilà, monsieur.

—Je vous dis deux grands verres, et non point deux dés à coudre. Donnez-nous deux grands verres.

—Voilà, monsieur.

—Enfin!... Du sucre, maintenant.

—Voilà, monsieur.

—Non, pas de ces burlesques morceaux de sucre... Du sucre en grain.

—Voilà, monsieur.

—Pas, non plus, de ce sucre de la Havane qui empoisonne le tabac.

—Mais, monsieur...

—J'exige du sucre en grain des Barbades. C'est le seul qui convienne au breuvage que je vais accomplir.

—Nous n'en avons pas d'autre que celui-là.

—Triste! Profondément triste! Enfin...

Et Cap jeta au fond de nos verres quelques cuillerées de sucre qu'il arrosa d'un peu d'eau.

—Et maintenant, deux citrons!

—Voilà, monsieur.

Cap jeta un regard de profond mépris sur les citrons apportés.

—Deux autres citrons!

—Voilà, monsieur.

Ici, Cap entra dans une réelle fureur:

—Je vous demande deux autres citrons!... Entendez-vous? Deux autres citrons! Deux autres! Non point two more, mais bien two other! Des citrons autres! Vous me f...-là des limons de Sicile! alors que je rêve uniquement de citrons provenant de l'île de Rhodes... Avez-vous des citrons provenant de l'île de Rhodes?

—Pas pour le moment.

—Ah! c'est gai! Enfin...

Et Cap exprima dans nos verres le jus des limons de Sicile.

—Du gin, maintenant! Quel gin avez-vous?

—Du Anchor gin et du Old Tom gin.

—Du vrai Anchor?

—Du vrai.

—Du vrai Old Tom?

—Du vrai.

—Et du Young Charley gin? Est-ce que vous en avez?

—Je ne connais pas...

—Alors, vous ne connaissez rien. Enfin...

Et Cap, à chacun, nous versa une copieuse (ah! que copieuse!) rasade de Old Tom gin.

—Remuons! ajouta-t-il.

À l'aide d'une longue cuiller, nous agitâmes ce début de mélange.

—De la glace, maintenant!

—Voilà, monsieur.

—De la glace, ça!

—Mais parfaitement, monsieur!

—D'où vient cette glace?

—De l'usine d'Auteuil, monsieur!

—L'usine d'Auteuil? Elle est peut-être admirablement outillée pour fournir de l'eau bouillante à la population parisienne, mais elle n'a jamais su le premier mot du frigorifisme. Vous pouvez aller lui dire de ma part...

—Mais, monsieur!

—D'ailleurs, je ne connais qu'une glace vraiment digne de ce nom: celle qu'on ramasse l'hiver dans la Barbotte!

—Ah!

—Oui, la Barbotte! La Barbotte est une petite rivière qui se jette dans le Richelieu, lequel Richelieu se jette dans le Saint-Laurent... Et savez-vous le nom de la petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent?

—Ma foi, monsieur...

—Ah! vous n'êtes pas calés en géographie, vous autres Européens! La petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent s'appelle Sorel... Et surtout, n'allez pas confondre Sorel en Canada avec la très jolie et très séduisante Cécile Sorel ou avec Albert Sorel, l'éminent et très aimable nouvel académicien! Jurez-moi de ne pas confondre!

—Volontiers, monsieur!

—Alors, donnez-moi votre sale glace de l'usine d'Auteuil.

—Voilà, monsieur!

Et Cap mit en nos breuvages quelques factices ice-bergs.

—Vous n'avez plus, désormais, qu'à nous apporter deux bouteilles de soda... Quel soda détenez-vous, ici?

—Mais... le meilleur! Du schweppes!

—Ah! Seigneur! Éloignez de moi ce calice! Du schweppes!... Certainement, le schweppes n'est pas une marque dérisoire de soda, mais auprès de celui que fabrique mon vieux old fellow Moonman de Fall-River, le schweppes-soda n'est qu'un fangeux, saumâtre et miasmatique breuvage!... Enfin... Donnez-nous tout de même du schweppes!

—... Dit mon père, hugolâtrai-je.

C'était fait! Nous n'avions plus qu'à lamper notre drink, largement, comme font les hommes libres, forts, rythmiques et qui ont la dalle en pente...

... Quand le gérant eut l'à jamais regrettable idée de nous apporter des chalumeaux.

La combativité de Cap n'en demandait pas davantage.

—Ça, des pailles! fit-il avec explosion.

—Mais, monsieur...

—Non, ça, ça n'est pas des pailles! C'est de la paille, et de la paille périmée, sortant de dessous—saura-t-on jamais?—quelles innommables vaches! Je n'ai point accoutumé à boire en des étables. En allons-nous, mon ami, en allons-nous!

Cap jeta sur le marbre de la table une suffisante pièce de cent sous, et nous partîmes vers le prochain mastroquet, où nous nous délectâmes à la joie d'une chopine de vin blanc, un peu de gomme et un demi-siphon!

CONTE DE NOËL

Ce matin-là, il n'y eut qu'un cri dans tout le Paradis:

—Le bon Dieu est mal luné aujourd'hui. Malheur à celui qui contrarierait ses desseins!

L'impression générale était juste: le Créateur n'était pas à prendre avec des pincettes.

À l'archange qui vint se mettre à sa disposition pour le service de la journée, Il répondit sèchement:

—Zut! fichez-moi la paix!

Puis, Il passa nerveusement Sa main dans Sa barbe blanche, s'affaissa—plutôt qu'il ne s'assit—sur Son trône d'or, frappa la nue d'un pied rageur et s'écria:

—Ah! j'en ai assez de tous ces humains ridicules et de leur sempiternel Noël, et de leurs sales gosses avec leurs sales godillots dans la cheminée. Cette année, ils auront... la peau!

Il fallait que le Père Éternel fût fort en colère pour employer cette triviale expression, Lui d'ordinaire si bien élevé.

—Envoyez-moi le bonhomme Noël, tout de suite! ajouta-t-Il.

Et comme personne ne bougeait:

—Eh bien! vous autres, ajouta Dieu, qu'est-ce que vous attendez? Vous, Paddy, vieux poivrot, allez me quérir le bonhomme Noël!

(Celui que le Tout-Puissant appelle familièrement Paddy n'est autre que saint Patrick, le patron des Irlandais.)

Et l'on entendit à la cantonade:

Allo! Santa Claus! Come along, old chappie!

Le bon Dieu redoubla de fureur:

—Ce pochard de Paddy se croit encore à Dublin, sans doute! Il ne doit cependant pas ignorer que j'ai interdit l'usage de la langue anglaise dans tout le séjour des Bienheureux!

Le bonhomme Noël se présenta:

—Ah! te voilà, toi!

—Mais oui, Seigneur!

—Eh bien! tu me feras le plaisir, cette nuit, de ne pas bouger du ciel...

—Cette nuit, Seigneur? Mais Notre-Seigneur n'y pense pas!... C'est cette nuit... Noël!

—Précisément! précisément! fit Dieu en imitant, à s'y méprendre, l'accent de Raoul Ponchon.

—Et moi qui ai fait toutes mes petites provisions!...

—Le royaume des Cieux est assez riche pour n'être point à la merci même de ses plus vieux clients. Et puis... pour ce que ça nous rapporte!

—Le fait est!

—Ces gens-là n'ont même pas la reconnaissance du polichinelle... Je fais un pari qu'il y aura plus de monde, cette nuit, au Chat Noir qu'à Notre-Dame-de-Lorette. Veux-tu parier?

—Mon Dieu, vous ne m'en voudrez pas, mais parier avec vous, la Source de tous les Tuyaux, serait faire métier de dupe.

—Tu as raison, sourit le Seigneur.

—Alors, c'est sérieux? insista le bonhomme Noël.

—Tout ce qu'il y a de plus sérieux. Tu feras porter tes provisions de joujoux aux enfants des Limbes. En voilà qui sont autrement intéressants que les fils des Hommes. Pauvres gosses!

Un visible mécontentement se peignait sur la physionomie des anges, des saints et autres habitants du céleste séjour.

Dieu s'en aperçut.

—Ah! on se permet de ronchonner! Eh bien! mon petit père Noël, je vais corser mon programme! Tu vas descendre sur terre cette nuit, et non seulement tu ne leur ficheras rien dans leurs ripatons, mais encore tu leur barboteras lesdits ripatons, et je me gaudis d'avance au spectacle de tous ces imbéciles contemplant demain matin leurs âtres veufs de chaussures.

—Mais... les pauvres?... Les pauvres aussi? Il me faudra enlever les pauvres petits souliers des pauvres petits pauvres?

—Ah! ne pleurniche pas, toi! Les pauvres petits pauvres! Ah! ils sont chouettes, les pauvres petits pauvres! Voulez-vous savoir mon avis sur les victimes de l'Humanité Terrestre? Eh bien! ils me dégoûtent encore plus que les riches!... Quoi! voilà des milliers et des milliers de robustes prolétaires qui, depuis des siècles, se laissent exploiter docilement par une minorité de fripouilles féodales, capitalistes ou pioupioutesques! Et c'est à moi qu'ils s'en prennent de leurs détresses! Je vais vous le dire franchement: Si j'avais été le petit Henry, ce n'est pas au café Terminus que j'aurais jeté ma bombe, mais chez un mastroquet du faubourg Antoine!

Dans un coin, saint Louis et sainte Élisabeth de Hongrie se regardaient, atterrés de ces propos:

—Et penser, remarqua saint Louis, qu'il n'y a pas deux mille ans, Il disait: Obéissez aux Rois de la terre! Où allons-nous, grand Dieu! où allons-nous? Le voilà qui tourne à l'anarchie!

Le Grand Architecte de l'Univers avait parlé d'un ton si sec que le bonhomme Noël se le tint pour dit.

Dans la nuit qui suivit, il visita toutes les cheminées du globe et recueillit soigneusement les petites chaussures qui les garnissaient.

Vous pensez bien qu'il ne songea même pas à remonter au ciel cette vertigineuse collection. Il la céda, pour une petite somme destinée à grossir le denier de Saint-Pierre, à des messieurs fort aimables, et voilà comment a pu s'ouvrir, hier, à des prix qui défient toute concurrence, 739, rue du Temple, la splendide maison:

AU BONHOMME NOËL

Spécialité de chaussures d'occasion en tous genres
pour bébés, garçonnets et fillettes.

Nous engageons vivement nos lecteurs à visiter ces vastes magasins, dont les intelligents directeurs, MM. Meyer et Lévy, ont su faire une des attractions de Paris.

DÉBUT DE M. FOC DANS LA PRESSE QUOTIDIENNE

Je reçois d'un jeune homme qui signe «Foc» et qui—si mes pronostics sont exacts—doit être l'un des patrons de la célèbre maison Lou, Foc et Cie, une sorte de petit conte fort instructif et pas plus bête que les histoires à dormir debout qui relèvent de ma coutumière industrie.

Alors, moi malin, que fais-je? Je publie le petit conte du jeune Foc et, pendant ce temps-là, je vais fumer une cigarette sur le balcon.

La parole est à vous, jeune homme:

UN REMÈDE ANODIN

I

Hercule Cassoulade, voyez-vous, c'était un mâle. Il avait deux mètres dix environ, du sommet du crâne à la plante des pieds, et ses tripes étaient les plus vastes du monde. Il disait en parlant du Pont-Neuf:

—Il est gentil, mais il a l'air bien délicat.

D'une gaieté charmante, avec cela, et si bon enfant que la vue seule d'un malade suffisait à le faire rire.

Or, un jour, chose incroyable, cet homme de bronze prit froid et se mit à tousser, cependant qu'on entendait doucement retentir dans ses larges narines poilues les motifs principaux des Murmures de la Forêt, de Wagner, arrangés pour coryza seul.

Comme une femme, comme un veau, comme un simple mortel, Cassoulade était enrhumé!

II

Il montra quelque impatience, cria:

—Ça commence à m'embêter; je suis bon type, mais je n'aime pas qu'on se foute de moi!

Même, ayant publié ce manifeste, il gifla sans exception tous ceux qui avaient l'air de rigoler, se prit aux cheveux avec son chapeau et, rapide, s'en alla par les grouillantes rues.

Examinant les portes, farouche, le géant marchait... Enfin, vers le soir, il put lire au-dessous d'une sonnette ces mots gravés dans le plus rare porphyre:

Docteur médecin
3 h. à 6 h.

Après avoir lacéré des paillassons, enfoncé des portes, étranglé de vagues huissiers, il pénétra comme un obus dans le cabinet d'un prince de la science.

III

Le prince était un vieux petit monsieur pâle et grêle et de qui les traits arborèrent à l'entrée tumultueuse d'Hercule l'expression polie mais réservée de l'antilope des Cordillères quand les hasards de la promenade la mettent subitement en présence de la panthère noire du Bengale.

Il tenta même de s'enfuir; mais Cassoulade le rattrapa d'une main et, de l'autre, tint le crachoir, à peu près dans le sens que voici:

—Je suis un mâle; il me faut un remède sérieux, un remède comme pour cinq chevaux! D'ailleurs, c'est bien simple: si vos médicaments ne me font pas d'effet, je vous casse la gueule.

À cet ultimatum très net, Cassoulade crut devoir ajouter la suivante proclamation:

—Je suis bon type, mais je ne veux pas qu'on se foute de moi!

Le docteur, après avoir ausculté son terrible client, fit entendre ces humbles mots:

—Allez à Arcachon et baladez-vous sous les sapins. La senteur balsamique des sapins est tout ce qu'il y a de meilleur pour l'affection dont vous souffrez.

Il dit, et faisant un bond, se barricada dans sa chambre, sans réclamer ses honoraires.

IV

—Aller à Arcachon, réfléchit Hercule, quand il fut dehors, ça me coûtera très cher, et puis il me faudra changer de café, ce qui est toujours malsain... Mais, j'y pense, s'écria-t-il plaisamment en imitant le rire bête d'Archimède, il y a des sapins à Paris—pourquoi ne pas en profiter?

Et il s'en fut sur la place du Théâtre-Français, sapinière redoutable, bois sacré tout le jour retentissant de cris d'écrasés et d'un horrible mélange de songe d'Athalie et d'imprécations de Camille.

Tranquillement, loin de tout refuge, il se coucha sur la chaussée, et pendant une heure, d'innombrables fiacres se livrèrent sur son ventre au noble jeu des Montagnes russes.

—Mais je ne me sens pas mieux! cria bientôt Cassoulade, que la colère commençait à gagner; les sapins ne me font rien du tout, c'est un remède de fillette!

Prophète, il dit encore:

—Ça finira mal pour le docteur: je suis bon type, mais je n'aime pas qu'on se foute de moi!

Et il se retournait, afin de gifler, sans exception, toutes les personnes qui auraient pu avoir l'air de rigoler, quand l'omnibus des Batignolles survint et l'aplatit de telle sorte qu'il n'y eut plus qu'à réunir dans une bière les morceaux épars du colosse, et à mettre le tout dans la terre glaise, à Ménilmontant (bis).


V

... Hercule Cassoulade patienta quelques jours, mais quand il vit que, décidément, l'odeur résineuse du sapin ne guérissait pas son rhume, il se fâcha, assez sérieusement.

—Mais je ne me sens pas mieux, hurla-t-il, le sapin ne me fait rien du tout, c'est un remède de...

L'indignation l'étouffait. Il brisa le cercueil, brisa la pierre et se rendit chez son médecin.

Ce qui se passa dans cette interview, nul ne pourra jamais le dire.

Tout ce qu'il est permis d'affirmer, c'est qu'on ne trouva plus désormais aucunes traces de l'illustre savant, ni dans ses bottines, ni, chose plus extraordinaire encore, dans le Botin!

Hercule Cassoulade vécut jusqu'à l'âge de cent trente ans. Parfois, dans un cercle de voisins respectueux, il aimait à conter l'anecdote:

—Parfaitement... il m'avait ordonné un remède de fillette, à moi! un mâle! un homme de bronze!... C'était une cure de je ne sais plus quoi... de pin... de sapin... Enfin, un remède de gosse. Ça n'a rien fait.

Avec l'accent froid et terrible du Destin, il ajoutait:

—Le charlatan me l'a payé. Je suis bon type, mais je n'aime pas qu'on se foute de moi!

Et d'un regard sévère, il fixait tous ses auditeurs, y compris les femmes et les enfants, prêt à gifler, sans exception, tous ceux qui eussent pu, par hasard, avoir l'air de rigoler.

Foc.

Et voilà!

Merci, petit Foc, vous êtes bien gentil, et votre histoire est très drôle.

Je vous en laisse toute la gloire, mais vous me permettrez bien que j'en touche le montant, froidement.

Et puis, envoyez-moi votre nom et votre adresse. Vous me ferez plaisir (sans blague).

PHILOLOGIE

Mon jeune et intelligent directeur me remet, ou plutôt me fait remettre par un de ses grooms—car nous sommes en froid depuis quelque temps (histoire de femmes)—la lettre suivante que je publie presque intégralement, non pas tant pour l'intérêt qu'elle comporte que pour la petite peine qu'elle m'évite d'imaginer et d'écrire une vague futilité analogue ou autre.

Tout ce qui touche à la langue française, d'ailleurs, ne me saurait demeurer indifférent. Mes lecteurs, mes bons petits lecteurs chéris, le savent bien, car pas un jour ne se passe sans que je sois consulté sur quelque philologique embarras, ou invité à consacrer de ma haute sanction telle nouvelle formule.

D'autres se montreraient orgueilleux d'une semblable renommée; moi, je n'en suis pas plus fier!

Une lettre très gentille, entre autres, reçue dernièrement, me disait en substance:

«Un syndicat d'idolâtres de votre incomparable talent et de votre parfaite tenue dans la vie me charge de vous aviser qu'il a définitivement adopté, comme courtoise formule épistolaire, le inoxydablement que vous venez de lancer avec votre indiscutable autorité.

»Mais croyez-vous point, cher Monsieur, que l'orthographe en serait pas mieux ainsi: inoccidablement, témoignant que les sentiments qu'on nourrit pour son correspondant sont altérables par rien du tout, même le trépas?»

Nous sommes d'accord, Syndicat d'idolâtres, nous sommes d'accord.

Et puis, voici la lettre annoncée plus haut:

«À Monsieur Fernand Xau, Directeur du journal le Journal, 106, rue de Richelieu.

»Monsieur,

»Depuis plus de deux ans que, chaque matin, je lis le Journal, j'admire... etc., etc.

(Ici quelques mots aimables pour plusieurs collaborateurs non dénués, en effet, de talent.)

»... Mais ce que je prise par-dessus tout, ce sont les chroniques si fines, si ingénieuses, si larges, si substantielles de ce remarquable vieillard (sic) qui signe Alphonse Allais.

»Je n'ai pas l'honneur de le connaître, je n'ai même jamais vu sa photographie, mais le respect que j'éprouve pour son noble caractère et pour la façon si docte, si magistrale, si définitive avec laquelle il dénoue le nœud gordien des plus grosses difficultés de la langue française, m'ont amené à lui demander, par votre intermédiaire, son avis sur une question qui nous passionne, quelques amis et moi.

»M. Allais a su conquérir, dans les milieux universitaires, une vive autorité pour la lueur qu'il jeta jadis sur le genre du mot tac, masculin ou féminin selon le cas (l'attaque du moulin, le tic-tac du moulin, la tactique Dumoulin).

»Il s'agit aujourd'hui des différentes orthographes du mot sang, qui ondoient suivant la qualité, la couleur, la température, etc., etc.

»Quand, par exemple, vous parlez, dans le Journal, de ce jeune esthète que vous appelez, je crois, Sarcisque Francey ou Sancisque Frarcey (ou un nom dans ce genre-là), vous dites: «Ce petit jeune homme détient le record du bon sens

»Mais dès qu'il est question du chasseur Mirman, vous écrivez: «Le député de Reims se fait beaucoup de mauvais sang

»Donc, s, e, n, s, quand c'est bon; s, a, n, g, quand c'est mauvais.

»De même, l'orthographe de ce mot varie avec la couleur:

»Quoique le sang soit habituellement rouge, vous écrivez «faire semblant» s, e, m, et «sambleu!» s, a, m.

»Expliquez cela, s. v. p.!

»Ce n'est pas tout:

»Pourquoi écrivez-vous: «M. Barthou perdit son sang-froid» s, a, n, g, et «Don Quichotte perdit son Sancho» s, a, n?

»Je m'arrête, monsieur le directeur, car, à insister dans cette voie, on se ferait tourner les sangs.

»Peut-être M. Alphonse Allais trouvera-t-il que je n'ai pas le sens commun?

»Dans cette espérance, veuillez, monsieur le directeur, etc., etc.

»Votre bien dévoué,

»Jean Des Rognures

La question est, en effet, étrangement complexe; je la transmets à mon conseil d'études (section des lettres).

Et je me rappelle l'amusante boutade de mon pauvre vieil ami Hippolyte Briollet:

On dit «Francfort-sur-le-Mein» et «avoir le cœur sur la main». Comment voulez-vous que les étrangers s'y reconnaissent?

Moi aussi, je me demande comment les étrangers peuvent s'y reconnaître.

FRAGMENT DE LETTRE DE M. FRANC-NOHAIN
TENDANT À DÉMONTRER QU'ON NE S'EMBÊTE PAS PLUS EN PROVINCE QU'À PARIS

Beaucoup de Parisiens, et pas mal de Parisiennes, éprouvent une vive tendance à s'imaginer que le bout du monde consiste en Neuilly l'hiver et en Trouville l'été.

Il y a là un gros malentendu contre lequel tous les bons esprits devraient s'appliquer à réagir.

Les départements français, ô gens de Paris, existent ailleurs que dans les géographies. Ils sont peuplés d'habitants en tout semblables à vous, d'habitants qui participent à la vie de la France et qui contribuent, par leurs efforts, par leurs arts, par leur fortune, à la prospérité et à la grandeur de notre cher pays.

Mais je n'insiste pas. Ça me ficherait en colère, comme dit Sarcey, et, malade comme je suis, la moindre émotion peut me tuer.

Je préfère découper, dans une lettre que je viens de recevoir, le passage suivant. Lisez-le attentivement, Mesdames et Messieurs, et vous vous rendrez bien compte que Paris ne détient pas le record des suprêmes rigolades:


«Je parierais, mon cher Allais, que vous, si Parisien, vous ne connaissez pas un petit jeu ravissant qui passionne, depuis cet hiver, notre société élégante de Saint-Jean-d'Angély. C'est la jolie madame Marouillet qui nous l'a appris, cette madame Marouillet dont je vous parlai tant de fois, la femme du docteur Marouillet, le distingué président de l'Académie morale et technique d'Aunis et Saintonge.

»Vous savez qu'il y a thé chez les Marouillet tous les vendredis: une habitude de Paris qui s'est merveilleusement implantée dans notre province; nous sommes là un petit clan de fonctionnaires qui ne demandons qu'à nous amuser, et qui y réussissons parfaitement, je vous assure, depuis que les Marouillet ont donné l'élan; tout blasé que vous êtes, je doute fort que vous ne prissiez plaisir à une partie de bête hombrée avec mademoiselle Charras, que nous appelons, par analogie, la «Superbe», et avec madame Legrice-Morand; et si vous entendiez cette dernière chanter: «Salut! petite maison verte!» la nouvelle romance du commandant Thomeret, vous comprendriez vite le peu de regrets que nous éprouvons pour vos divettes.

»Mais ce qui vous ravirait plus encore, ou je vous connais mal, c'est le petit jeu de madame Marouillet.

»Tout le monde s'assied en cercle, coude à coude; chacun tient l'index droit levé; la main gauche est à demi-fermée, le bout du pouce effleurant l'extrémité du médium, de façon à former comme un petit puits, l'orifice en l'air. Celui qui dirige le jeu commande: Chacun son trou! ou Trou commun! ou Trou du voisin! et aussitôt chaque joueur abat l'index au milieu du cercle quand on a commandé trou commun, ou l'insinue dans le petit puits que le voisin forme de sa main gauche, ou dans son propre petit puits. Vous ne sauriez imaginer rien de plus distrayant, pour peu qu'on mette de l'entrain et de la vivacité dans les commandements; et je vous garantis que quand c'est madame Marouillet qui commande, ou encore le petit d'Angoulins, pour pouvoir les suivre, et, au milieu de l'entre-croisement des mains, ne pas s'embrouiller dans les différents trous, il faut une attention et une dextérité pas banales.

»D'ailleurs, quand on se trompe, c'est peut-être encore plus amusant, car alors ce sont des contestations sans fin et drôles au possible:

»—Trou commun, monsieur Burisson; vous faites trou du voisin, un gage!—Pas du tout, chacun son trou!—Non, trou commun!—Trou du voisin!—Troun de l'air! ajoute toujours M. Burisson, qui a le génie de l'à-propos et du calembour. Ce M. Burisson est impayable; entre nous, je le soupçonne souvent de se tromper exprès et d'être légèrement fumiste, comme vous dites sur le boulevard; ce qui est certain, c'est qu'il nous fera mourir.


»Trou commun, mon cher Allais, et mille choses autour.

»FRANC-NOHAIN.»

Franc-Nohain n'est pas le vrai nom du signataire de cette lettre.

Trésorier général dans un des plus fertiles départements de notre chère France sud-occidentale, ce sympathique fonctionnaire se double d'un poète amorphe d'une rare envergure.

Son petit volume, qui vient de paraître: Inattentions et sollicitudes, est dans toutes les mains.

UN EXCELLENT HOMME DISTRAIT

Dans l'hôtel, fort confortable d'ailleurs, où je vis depuis plus d'un mois, s'épanouit—si j'en excepte une rare pincée de braves gens très gentils—toute une potée de muffs ineffables et de bourgeois sans bornes.

Oh! ces têtes! Oh! ces conversations! Leur idéal d'art se satisfait aux tableaux du fécal Bonnat et de Bouguereau, spécialiste en baudruches rosâtres.

Leur soif de justice sociale s'étanche aux idées (!) de Deschanel ou de Leroy-Beaulieu, si tant est qu'ils connaissent seulement de nom ces veules sociologues comiques à force d'inconscience.

Et dévots, avec ça! Dévots d'un cagotisme à faire vomir Huysmans!

Ah! les salauds! Et la veine qu'ils ont qu'on ne soit pas méchant!

—Vous me croirez si vous voulez, disait ce matin une abominable vieille chipie à son voisin de table, mais à Paris, dans les quartiers ouvriers, il n'est pas rare de trouver des écailles d'huîtres dans les tas d'ordures (sic)!

Et le voisin de table, un hobereau fatigué par toutes sortes de débauches occultes, se refusait à accepter une telle monstruosité:

—Des huîtres! râlait-il. Des huîtres! Et ces gens-là se plaignent!

Pauvre petite douzaine de portugaises à douze sous, pensiez-vous jamais indigner tant le monde orléaniste, clérical et bien pensant de la côte d'azur!

Une rare pincée de braves gens très gentils, ai-je dit en commençant.

Heureusement!

Et, parmi eux, un ménage, un vieux ménage composé, comme cela arrive souvent, dans les vieux ménages, d'une vieille dame et d'un vieux monsieur.

La vieille dame, toute de bonne grâce et de malice spirituelle; le vieux monsieur, comme flottant sans trêve en quelque nuage de candeur effarée.

La dame ressemble à toutes les vieilles grand'mères.

Le monsieur rappelle le portrait de Darwin, de ce grand Darwin dont un curé de notre hôtel disait, l'autre jour:

—C'est encore comme cet ignoble Darvin, etc.

Et rien de touchant comme la continuelle attention dont lady Darwin (car c'est ainsi que nous la baptisâmes) entoure son vieux naturaliste.

Lui, le bonhomme, il est toujours sorti, et, quand on l'interpelle directement, il met un petit temps à descendre de sa chimère. Hein?... quoi?... qu'est-ce qu'il y a?...

Selon les circonstances, il s'effare des normes les plus admises, pour, la minute d'après, demeurer tout quiet devant le moins prévu des cataclysmes.

Dernièrement, sa femme, au moment du déjeuner, lui mit dans son verre un bouquet de violettes. Le bonhomme, sans se déconcerter pour si peu, jugea seulement que ça n'était pas bien commode pour boire.

Comme sa femme insistait sur le symbole:

—Tu ne me demandes pas à cause de quoi ces fleurs?

—À cause de quoi?

—Eh bien!... notre trentième anniversaire!

—Quel anniversaire?

—De notre mariage, parbleu!

—Ah! vraiment! Ah! vraiment! C'est très curieux.

Et, devant nos sourires sympathiques, la dame nous mit au courant de la nature de son mari.

Le meilleur homme de la création, mais aussi le plus distrait.

—Imaginez-vous, conta-t-elle en souriant, que le jour de notre mariage, il fit répéter six fois à M. le maire la question classique: Consentez-vous à prendre pour épouse, etc.? À la fin, il s'écria: «Oh! je vous demande pardon, monsieur le maire, je pensais à autre chose!»

Au cours de la nuit de noces, il pria sa femme d'allumer la bougie.

—Pourquoi? demandait la jeune femme.

—Je ne peux pas me souvenir de votre physionomie.

À part ça, d'une exquise bonté, d'une tendresse folle. Une âme pétrie de concorde et d'harmonie.

La vieille dame concluait en riant:

—C'est à ce point, que je n'ai jamais essayé de faire des œufs brouillés à la maison!

—?????

—D'un mot, il les aurait réconciliés.

CONTRÔLE DE L'ÉTAT

L'accueil que me réservait le Captain Cap fut totalement dénué, comment dirai-je? d'expansion. (Attribuez ce fait à un récent malentendu.)

Mais l'âme de Cap est une grande âme, et Cap, sur ma mine déconfite, sur mon visible chagrin, ne crut pas devoir maintenir la basse température de son accueil.

Au contraire même, et soudain, je le vis bondir sur la plate-forme de la cordialité.

—Qu'est-ce que vous prenez, Allais?

—Je me disposais à vous le demander, Captain.

—Moi, un verre d'eau rougie.

—Et moi, de l'eau sucrée avec de la fleur d'oranger.

—Ne prenez pas trop de fleur d'oranger; elle est très forte dans cette maison... Méfiez-vous!

Et Cap, au bout d'un court silence:

—Vous souvient-il, mon cher Alphonse, d'une conversation que nous eûmes naguère, relativement à des œufs?

—Parfaitement!... Des œufs de harengs saurs, n'est-ce pas, que Casimir Périer s'amusait à faire couver par des autruches empaillées?

—Non, pas ceux-là. Je veux parler des œufs de poules.

—Des œufs de poules?

—Oui, des œufs de poules. Vous ouvrez d'énormes prunelles... Ignorez-vous donc que la poule soit ovipare?

—Non, Cap. Tout jeune, je fus initié à ce détail.

—Vous souvenez-vous pas qu'un jour j'admirais devant vous... (admirer au sens latin du mot: mirari, s'étonner) j'admirais que les marchands d'œufs fussent assez idiots pour ne pas vendre très cher, et tout de suite, leurs œufs frais, au lieu d'attendre—ainsi qu'ils font—que ces mêmes œufs aient perdu de leur fraîcheur en même temps et de leur valeur?

—Je me souviens, Cap.

—C'est heureux... Savez-vous, avec ce système-là, ce qui est arrivé à un de mes amis?

—Je brûle de l'apprendre.

—Mon ami entre, hier soir, chez un fruitier. Il demande un œuf très frais, tout ce qu'il y a de plus frais, pour gober avant de se coucher.

—Excellente coutume.

—Mon ami rentre chez lui... D'un coup sec de son couteau, il brise la coquille de l'œuf, et de cette coquille surgit brusquement un petit poussin. Furieux d'être dérangé à pareille heure, le jeune gallinacé saute aux yeux de mon ami et les lui crève tous les deux.

—Voilà un événement bien particulier!

—Particulière ou pas, une telle aventure ne devrait jamais se produire dans un gouvernement issu du suffrage universel.

—Mais quel remède?...

—Il est trouvé! Un de mes amis...

—Celui qui a eu les yeux crevés?

—Non, un autre... un aviculteur turc des environs de Valence, dont voici la carte: Baldek-Hatzar, au Vélau (Drôme), a résolu la question. Oh! mon Dieu, c'est bien simple!

—Parlez sans crainte, Cap.

—Voici: le gouvernement s'arrogera le monopole des œufs comme il a déjà celui du tabac et des allumettes. Chaque poule exerçant son industrie sur le territoire de la République française sera munie, à son orifice postérieur, d'un appareil enregistreur, compteur et dateur. Cet appareil, très simple, en somme, se compose d'un mouvement d'horlogerie donnant les dates et les heures, d'un rouleau encreur et d'un timbre dateur. Le tout pèse 68 gr. et 99 centig.

—Merveilleux, Cap, merveilleux!

—Alors, plus de duperie, plus de fraude, plus de poussins inattendus!... Des expériences ont été faites qui réussirent à souhait. Mon ami, le Turc Baldek-Hatzar, a écrit au ministre de l'agriculture et au ministre des finances. Ces messieurs n'ont pas encore daigné répondre. Ah! elle est chouette, votre Europe!

—À qui le dites-vous?...

Et Cap commanda deux tasses de tilleul, que nous sablâmes gaiement avant de nous séparer.

UN HONNÊTE HOMME
DANS TOUTE LA FORCE DU MOT

Je vais raconter les faits simplement; la moralité s'en dégagera d'elle-même.

C'était pas plus tard qu'hier (je ne suis pas, moi comme mon vieil ami Odon G. de M. dont les plus récentes anecdotes remontent à la fin du treizième siècle).

C'était pas plus tard qu'hier.

J'avais passé toute la journée au polygone de Fontainebleau où j'assistais aux expériences du nouveau canon de siège en osier, beaucoup plus léger que celui employé jusqu'à présent en bronze ou en acier et tout aussi profitable, comme dirait mon vieux camarade le général Poilu de Sainte-Bellone.

(Ajoutons incidemment que j'ai rencontré dans les rues de Fontainebleau mon jeune ami Max Lebaudy, très gentil en tringlot et prenant gaiement son parti de sa nouvelle position. Il voulait me retenir à dîner, mais impossible, préalablement engagé que j'étais au mess de MM. les canonniers de l'École. Ce sera pour une autre fois.)

Après avoir absorbé, en gaie compagnie, quelques verres de l'excellente bière des barons de Tucher, j'envahis le train qui, partant à 10 h. 5 de Fontainebleau, devait me déposer à Paris à 11 h. 24.

(Je précise, pour faire plaisir à M. Dopffer.)

Dans le compartiment où m'amena le destin se trouvaient, déjà installés, un monsieur et un petit garçon.

Le monsieur n'avait rien d'extraordinaire, le petit garçon non plus (un tic de famille, probablement).

Malgré ma haute situation dans la presse quotidienne, je consentis tout de même à engager la conversation avec ces êtres dénués d'intérêt.

Le monsieur, et aussi le petit garçon son fils, arrivaient de Valence d'où ils étaient partis à cinq heures du matin, et c'est bien long, disait le monsieur de Valence, toute une journée passée en chemin de fer.

—Pourquoi, dis-je, n'avez-vous pas pris l'express, puisque vous voyagez en première?

—Ah! voilà!

Je dus me contenter de cette sommaire explication. D'ailleurs, la chose m'était bien équivalente.

Le monsieur me demanda ce qu'on disait à Paris des nouveaux scandales.

Je fis ce que je fais toujours en pareil cas (c'est idiot, mais rien ne me réjouit tant!).

Je lui fournis une quantité énorme de tuyaux, la plupart contraires à la stricte vérité et même à la simple raison, d'autres rigoureusement exacts, d'autres enfin légèrement panachés.

Je lui appris l'arrestation imminente de MM. Théodore de Wyzewa et Anatole France, très compromis dans cette regrettable affaire de bidons qui cause un réel chagrin aux vrais amis de la Presse.

Le great event de la saison, c'était la réouverture du théâtre du Chat-Noir. La petite salle de la rue Victor-Massé, ajoutai-je dans un style de couriériste théâtral, ne désemplit pas, et c'est justice, car on y trouve accouplés la rigolade énorme et le frisson du Grand Art (si tu n'es pas content, mon vieux Gentilhomme-Cabaretier!)

L'homme de Valence (la belle Valence!) m'écoutait ravi, mais un peu préoccupé de je ne savais quoi.

À chaque instant, il croyait devoir consulter sa montre.

À onze heures cinq juste, il se leva et, comme accomplissant l'opération la plus coutumière du monde, il tira la sonnette d'alarme.

Je le répète, il tira la sonnette d'alarme.

Je me fis ce raisonnement:

—Cet homme est devenu soudain fou, il va se livrer aux plus dangereuses excentricités; mais comme il est très aimable, il tient à m'éviter la peine de tirer moi-même la sonnette d'alarme.

Cependant, ralentissait sa marche le train et se montrait à la portière la tête effarée du conducteur.

—Quoi! quoi! Qu'y a-t-il?

—Oh! répondit en souriant le monsieur de Valence, tranquillisez-vous, mon ami! Il ne se passe rien de nature à altérer la sécurité des voyageurs. Il ne s'agit, en ce moment, que des intérêts de la Compagnie.

—Les intérêts...

—Les intérêts de la Compagnie, parfaitement! Ce petit garçon qui est avec moi, mon fils en un mot, est né le 7 décembre 1887, à onze heures cinq du soir. Il vient donc d'entrer à cette minute dans sa septième année. Or, il est monté dans le train avec un ticket de demi-place; il doit donc à votre administration la petite différence qui résulte de cet état de choses. Veuillez me donner acte de ma déclaration et m'indiquer le léger supplément à verser en vos mains.


J'ai tenu à signaler au public cet acte de probité qui nous consolera de bien des défaillances actuelles.

Combien d'entre vous, lecteurs et lectrices, vous trouvant dans cette situation, n'auriez rien dit et ne vous croiriez point coupables!

Le sens moral fiche le camp à grands pas, décidément.

DES GENS POLIS

Un des phénomènes sociaux qui me consternent le plus par les temps troublés que nous traversons, c'est la disparition de ces belles manières qui firent longtemps à la France une réputation méritée.

Hélas! en fait de talons rouges, il ne reste plus que ceux des garçons d'abattoir! (Ça, j'ai la prétention que ce soit un mot, et un joli.)

Aussi fus-je délicieusement surpris, hier, me trouvant au Havre et lisant la chronique des tribunaux du Petit Havre, de découvrir une cause où les prévenus donnèrent à la magistrature et à la gendarmerie de notre pays l'exemple rare de la tenue parfaite et du mot choisi.

Ceux de mes lecteurs qui sont bien élevés (et ils le sont tous) seront enchantés de constater que la tradition des bonnes manières n'est pas tout à fait défunte en France.

Je ne change pas un mot au compte rendu si édifiant du Petit Havre:

TRIBUNAL CORRECTIONNEL DU HAVRE
Présidence de M. Delalande, juge.
Audience du 2 janvier 1895.

POLITESSE FRANÇAISE

«Nous avons la prétention d'être le peuple le plus courtois de la terre, et, certes, nous ne l'avons pas usurpée, étant donné qu'on retrouve la politesse jusque dans la bouche des locataires de madame Juliette Pineau.

»On aurait tort de supposer qu'il y a de notre part, dans cette déclaration, une ombre de mépris pour l'excellente madame Pineau; mais celle-ci est directrice d'un humble garni, et ce n'est point de sa faute si, de temps à autre, quelques-uns de ses pensionnaires passent de leurs chambres à celle de la correctionnelle.

»C'est, aujourd'hui, le cas de Jeanne Lefustec, âgée de dix-sept ans, et d'Alphonse Landon, son camarade de chambrée, qu'elle affectionne bien tendrement, qu'elle défend avant elle-même avec beaucoup d'énergie.

»Que leur reproche-t-on?

»1o D'avoir, ensemble et de concert,—pour parler le langage juridique,—soustrait un oreiller à leur logeuse;

»2o De ne posséder, ni l'un ni l'autre, aucun moyen avouable d'existence;

»3o Jeanne, seule, d'avoir retourné les poches d'un marin, avec lequel elle avait trompé son cher Alphonse.

»Monde bien vulgaire, direz-vous. D'accord; mais ce qui l'a relevé aux yeux de tous, c'est cette politesse exquise dont nous vous parlions tout à l'heure.

»—Me permettez-vous, monsieur le président, déclare mademoiselle Jeanne, de vous établir la parfaite innocence de monsieur mon amant dans l'affaire du vol? Il était parti chez madame sa mère pour lui présenter ses vœux de nouvelle année, tandis que je causais, au coin du quai, avec un monsieur de la douane, qui faisait le quart.

»—Je ne sais pas au juste, messieurs, réplique le prévenu, si c'est monsieur le douanier qui faisait le quart; mais je puis vous assurer que mademoiselle ma maîtresse et moi sommes innocents. Notre chambre fermait très mal, et un inconnu aura chipé l'oreiller pendant que nous étions absents.

»Faute de preuves contraires, les inculpés gagnent cette première manche.

»Mademoiselle Jeanne se défend, avec non moins de correction, d'avoir plumé un matelot.

»—Je vous avoue, dit-elle, qu'il m'est arrivé de trahir la foi jurée. J'ai un faible pour ces messieurs de la flotte; mais, loin de les dépouiller, je me fais un cas de conscience de ne pas même les écorcher. D'ailleurs, si un membre de la marine française m'accuse, montrez-le-moi.

»—Vous savez bien qu'il est en mer?...

»—Alors, n'en parlons plus, monsieur le président...

»De fait, on n'en parle plus.

»Malheureusement pour ce couple plein d'urbanité, il reste à dire un mot de son état social.

»Le propre de cet état est de ne pas exister. Des renseignements très précis prouvent que mademoiselle Jeanne tient un commerce de faveurs pour lequel on ne délivre aucune patente, et que son excellent ami avait une large part dans les bénéfices.

»Aussi est-ce bien en vain, cette fois, qu'ils se congratulent:

»—Monsieur mon amant exerce la profession de journalier.

»—Mademoiselle ma maîtresse vivait des ressources de mon travail.

»Discours inutiles: tous deux vont vivre aux frais de l'État pendant un mois.

»Ils prennent, du reste, la chose de la meilleure grâce du monde et saluent le tribunal; puis, s'inclinant devant le gendarme qui se dispose à les emmener, lui disent en souriant:

»—Après vous, monsieur le gendarme!

»Mais Pandore de répondre sur un ton qui n'admet pas de réplique:

»—Je n'en ferai rien!

»P. L.»

Si je n'avais l'horreur des plaisanteries faciles, j'ajouterais que la demoiselle Jeanne Lefustec est trop au lit pour être honnête. Mais je n'en ferai rien, considérant qu'on ne doit jamais insulter une femme qui tombe, même avec une fleur.

LE CAPTAIN CAP
DEVANT L'ÉTAT CIVIL D'UN ORANG-OUTANG

En arrivant à Nice, le Captain Cap et moi, deux affiches murales se disputèrent la gloire d'attirer notre attention.

(La phrase que je viens d'écrire est d'une syntaxe plutôt discutable. On ne dirait vraiment pas que j'ai fait mes humanités.)

Celle de ces deux affiches qui me charma, moi, en voici la teneur:

X..., PÉDICURE
TELLE RUE, TEL NUMÉRO
LE SEUL PÉDICURE SÉRIEUX DE NICE

Jamais, comme en ce moment, je ne sentis l'horreur de toute absence, sur mes abatis, de cors, durillons, œils de perdrix et autres stratagèmes.

Avoir sous la main un artiste qui, non content d'être sérieux, tient en même temps à être le seul sérieux d'une importante bourgade comme Nice, et ne trouver point matière à l'utiliser! regrettable, ah! que!...

Cap me proposa bien un truc qu'il tenait d'une vieille coutume en usage chez les femmes de saura-t-on jamais quel archipel polynésien, lesquelles femmes font consister tout leur charme à détenir le plus grand nombre possible de durillons sur les parties du corps les moins indiquées pour cette fin.

Je ne crus point devoir accepter, pour ce que ce jeu n'en valait point la chandelle, et nous passâmes à un autre genre de sport.

Celle des affiches murales que préféra Cap, annonçait à Urbi, Orbi and Co, que tout individu, titulaire d'une petite somme variant entre vingt-cinq centimes et un franc, pouvait s'offrir le spectacle d'un orang-outang, autrement dit, messieurs et dames, le véritable homme des bois, le seul (tel mon pédicure du début) ayant paru en France depuis les laps les plus reculés.

Une gravure complétait ce texte, une gravure figurant le buste du quadrumane, et autour de cette gravure, ainsi qu'une inscription de médaille, s'étalaient ces mots, circulairement:

Je m'appelle Auguste: 10,000 francs à qui prouvera le contraire!

Dix mille francs à qui prouvera le contraire!

Le contraire de quoi? Que le monstre en question fût un véritable orang-outang, un authentique homme des bois, ou simplement qu'il s'appelât, de son vrai nom, Auguste?

Pour l'âme limpide de Cap, nul doute ne savait exister.

Il s'agissait de démontrer que ce singe ridicule ne s'appelait pas Auguste, de toucher les 500 louis et d'aller faire sauter la banque à Monte-Carlo!

Ah! mon Dieu, ça n'était pas bien compliqué!

Et Cap ne cessait de me répéter:

—Je ne sais pas, mais quelque chose me dit que cet orang ne s'appelle pas Auguste.

—Dam!

—Pourquoi dam? Ce sale gorille n'a pas une tête à s'appeler Auguste,

—Dam!

—Allais, si vous répétez encore une seule fois ce mot dam, je vous f... un coup d'aviron sur la g...!

Tout ce qu'on voudra sur la g..., hormis un aviron! Telle est ma devise.

Je n'insistai point et nous parlâmes d'autre chose.

Le soir même, Cap filait sur Antibes, regagnant son yacht, le Roi des Madrépores, et je demeurai une grande quinzaine sans le revoir.

Un matin, je fus réveillé par de grands éclats de voix dans mon antichambre: le clairon triomphal du Captain ébranlait mes parois.

—Ah! ah! proclamait Cap, je les ai, les preuves, je les tiens!

—Les preuves de quoi? m'étirai-je en ma couche.

—Je savais bien que ce sale chimpanzé ne s'appelait pas Auguste!

—Ah!

—Je viens de recevoir une dépêche de Bornéo, sa ville natale. Non seulement il ne s'appelle pas Auguste, mais encore il s'appelle Charles!

—Diable, c'est grave!... Et dites-moi, mon cher Cap, pensez-vous alors que Charles, l'orang de Nice, soit parent de Charles Laurent, de Paris?

—Dans votre conduite, mon cher Alphonse, le ridicule le dispute à l'odieux... J'ai reçu de notre consul à Bornéo toutes les pièces établissant, incontestablement, que le grand singe du Pont-Vieux s'appelle Charles. Vite, levez-vous et allons chez un avoué. À nous les 10,000 francs!

Mon notaire de Nice, M. Pineau, qui passe à juste titre pour l'un des plus éminents jurisconsultes des Alpes-Maritimes, nous donna l'adresse d'un excellent avoué, et notre papier-timbré fut rédigé en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire.

Mais, hélas! la petite fête foraine du Pont-Vieux était terminée.

Le faux Auguste, sa baraque, son barnum, tout déménagé à San-Remo, sur la terre d'Italie; et l'on n'ignore point que la loi italienne est formelle à cet égard: interdiction absolue de rechercher l'état civil de tout singe haut de 70 centimètres et plus.

VÉRITABLE RÉVOLUTION
DANS LA MOUSQUETERIE FRANÇAISE

À Nice, cet hiver, j'ai fait connaissance d'un ingénieux et téméraire lieutenant de chasseurs alpins qui s'appelait Élie Coïdal.

J'eus même l'occasion de parler de lui naguère au sujet de sa géniale bicyclette de montagne (dis-moi, lecteur, dis-moi, t'en souviens-tu?).

En se quittant, on s'était juré de s'écrire; c'est lui qui a tenu parole.

«Camp de Châlons, 19 avril.

»Mon cher Allais,

»Hélas! oui, mon pauvre vieux, cette lettre est datée du Camp de Châlons! Un port de mer dont tu ne peux pas te faire une idée, même approchante. Comme c'est loin, Nice et Monte-Carlo, et Beaulieu! (Te rappelles-tu notre déjeuner à Beaulieu et la fureur de la dame quand, le soir, tu lui racontas qu'on avait déjeuné vis-à-vis de la Grande Bleue? Elle la cherchait au Casino, cette Grande Bleue, pour lui crêper le chignon!)

»À parler sérieusement, je te dirai que je suis détaché jusqu'au 15 juillet à l'école de tir, ce qui ne comporte rien de spécialement récréatif.

»Loin des plaisirs mondains et frivoles, je me retrempe à l'étude des questions techniques susceptibles de rendre service à la France.

»Je ne me suis pas endormi sur les lauriers de ma bicyclette de montagne—j'ai travaillé le fusil et j'ai la prétention d'être arrivé à ce qu'on appelle quelque chose.

»Un article publié au commencement de ce mois dans les journaux, parlait louangeusement d'une nouvelle balle évidée de calibre cinq millimètres.

»Si la réduction du calibre produit des résultats si merveilleux, pourquoi ne pas arriver carrément au calibre de un millimètre?

»Un millimètre! vous récriez-vous. Une aiguille, alors?

»Parfaitement, une aiguille!

»Et comme toute aiguille qui se respecte a un chas4 et que tout chas est fait pour être enfilé, j'enfile dans le chas de mon aiguille un solide fil de 3 kilomètres de long, de telle sorte que mon aiguille traversant 15 ou 20 hommes, ces 15 ou 20 hommes se trouvent enfilés du même coup.

»Le chas de mon aiguille—j'oubliais ce détail—est placé au milieu (c'est le cas, d'ailleurs, de beaucoup de chas), de façon qu'après avoir traversé son dernier homme, l'aiguille se place d'elle-même en travers.

»Remarquez que le tireur conserve toujours le bon bout du fil.

»Et alors, en quelques secondes, les compagnies, les bataillons, les régiments ennemis se trouvent enfilés, ficelés, empaquetés, tout prêts à être envoyés vers des lieux de déportation.

»Le voilà bien, le fusil à aiguille, le voilà bien!


(Suivent quelques détails personnels non destinés à la publicité et des formules de courtoise sympathie qui n'apprendraient rien au lecteur.)


»Élie Coïdal.»

Et dire que les Comités n'auront qu'un cri pour repousser l'idée, pourtant si simple et si définitive, de mon ami le lieutenant Élie Coïdal!

Et savez-vous pourquoi?

Tout simplement parce que le lieutenant Élie Coïdal n'est pas de l'artillerie.

Il est défendu, paraît-il, à un chasseur alpin d'avoir du génie.

Voilà où nous en sommes après vingt-cinq ans de République!

TROIS RECORDS

À l'heure qu'il est, dans la vie, n'importe lequel, mais détenir un record: tout est là.

Il n'existe pas une âme vraiment digne de ce nom qui ne soit hantée par cette moderne convoitise.

J'ai renoncé à compter les lettres quotidiennes où d'aimables correspondants me prient de faire part aux masses de tel ou tel record qu'ils ont la prétention de détenir.

Dans l'impossibilité de publier toute cette correspondance, j'ai procédé par voie de tirage au sort et les records que je vais avoir l'honneur, messieurs et mesdames, de vous présenter, sont:

1o Le record du gnon;

2o Le record du temps pour la descente de l'escalier de six étages;

Et 3o le record de la serviabilité,

M. M. C..., mon aimable correspondant pour le record du gnon, s'exprime ainsi:

«Pour un cycliste, savoir se tenir sur sa machine est d'une bien petite importance; mais savoir en tomber en possède une plus grande. Les gens intelligents le comprendront sans peine.

»... Grâce à un entraînement consciencieux et journalier, j'ai obtenu les résultats suivants, sur piste:

»Pour la minute, 18 chutes 3/8; pour l'heure, 1,097 chutes; 69 pour le mètre et 7,830 pour le kilomètre.

»... Mon procédé: j'ai commencé par me garnir le corps de coussins formés de vieux pneumatiques, dont j'ai graduellement diminué l'épaisseur. Peu à peu, je les regonflai en remplaçant l'air par des billes de bicyclettes.

»Aujourd'hui, je suis très en forme, et je suis tombé, hier, sur une pile de bouteilles que j'ai littéralement broyées sans me causer la moindre égratignure... Ma machine: une simple roue de voiture à bras, avec guidon à contre-poids pour accélérer la chute. Axe fixe. Jamais d'huile. »

Suivent quelques détails qui pourraient fatiguer le lecteur peu habitué aux spéculations techniques.

Mon aimable correspondant se met à la disposition de n'importe quel quiconque pour tel match relatif au gnon que cet individu lui proposerait.

Le record du temps pour la descente de l'escalier de six étages serait détenu, si les faits sont exacts, par un autre aimable correspondant qui signe Gigomar. (Un pseudonyme, peut-être, qui cache une de nos personnalités les plus en vue.)

Laissons la parole à l'aimable correspondant no 2:

»... Par goût autant que par hygiène, mon cher maître, je fais du pédestrianisme à outrance. Le Juif-Errant, dont vous faites votre Dieu, n'est, auprès de moi, qu'un grave cul-de-plomb.

»Pas de sport sérieux, n'est-ce pas? sans entraîneurs. Or, mes minces ressources m'interdisent de rémunérer de tels tiers.

»Aussi, qu'ai-je imaginé? Ne cherchez pas. J'ai imaginé de prendre comme entraîneur le premier venu, le dernier venu, n'importe qui, vous, le général Brugère, l'abbé Lemire, Carolus Duran, je m'en fiche.

»J'emboîte le pas de l'être choisi, et je m'en vais.

»L'être choisi s'aperçoit tout de suite du manège. Il accélère son allure. Moi la mienne. Et nous voilà partis, menant un train du diable.

»Des fois, je tombe sur un individu mal indiqué pour cette solidarité. Des cannes se brisent sur ma physionomie, de lourdes mains s'appesantissent sur mon faciès. Plus souvent qu'à mon tour, je rentre chez moi titulaire d'un visage qui n'est plus qu'une bouillie sanguinolente.

»Qu'importe?

»Mais me voilà bien loin de mon record... J'y reviens.

»Hier, l'idée me vint de prendre, au lieu d'un entraîneur, une entraîneuse.

»Justement, une jolie petite blonde!

»Et allez donc!

»Malheureusement, je m'emballai dans le rush final, j'enfilai les six étages derrière ma petite blonde en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, et je tombai sur le mari de la petite blonde.

»Ou plutôt, ce fut le mari de la petite blonde qui tomba sur moi.

»Par un hasard providentiel, je consultai ma montre à ce moment précis: il était 5 h. 17 m. 34 s.

»Quand j'arrivai au bas de l'escalier, la curiosité me poussa à me rendre compte de la nouvelle heure qu'il pouvait bien être. Voici exactement: 5 h. 17 m. 41 s.

»Une simple soustraction m'avisa que j'avais dévoré les six étages de la petite blonde en sept secondes, soit un peu plus d'une seconde par étage.»

Suivent quelques considérations oiseuses de mon aimable correspondant.

Le troisième record échappe au domaine sportif pour tomber dans l'apanage psychique.

—Tiens, Cap, la bonne mine que vous avez!

—Ah! voilà. J'ai totalement renoncé aux american drinks.

Captain Cap, vous ne parlez pas sérieusement.

—Mon vieux camarade, l'alcool, savez-vous comment je l'appelle?

—En appelant le garçon.

—Non. Je l'appelle du coffin varnish, du vernis à cercueil, comme vous dites, vous autres Européens.

—Vous me déterminez du froid dans le dos, Cap.

—Maintenant, je ne bois plus qu'une délicieuse bière de Nuremberg que les barons de Tucher fabriquent spécialement pour moi.

En prononçant le nom des barons de Tucher, Cap semblait accumuler sur son chapeau de glob-trotter tous les panaches des féodalités mortes.

—Et ce breuvage, continua le captain, possède, sans préjudice pour ses autres qualités, la vertu de me rendre un être bon, sensible, délicat et tout de mansuétude... Ainsi, hier, savez-vous ce que j'ai fait?

—Dites-le-moi, et je le saurai.

—Dans les jardins du Trocadéro, j'ai rencontré un verre de terre amoureux d'une étoile; je l'ai grimpé tout en haut de la Tour Eiffel et je l'ai confortablement installé sur la hampe du drapeau pour

Le rapprocher un peu de l'objet de sa flamme.

—Tous mes compliments, Cap; vous êtes un homme de tant de cœur!

—Ce n'est pas moi qu'il faut féliciter, mais bien ces bons barons.

—Alors, Cap, clamons éperdus: Vivent les barons de Tucher!

LA VENGEANCE DE MAGNUM

(PANTOMIMETTE POUR LE NOUVEAU CIRQUE)

PERSONNAGES

MAGNUM, jeune chien tout petit, tout petit, mais excessivement
roublard et teigne
.

BLACK, gros terre-neuve entre deux âges, pas très malin,
mais excellent bougre
.

ROSE SWEET, acariâtre et sèche vieille lady, propriétaire d'un
petit cottage à louer
(to let).

I.—Dans un moment d'oubli, le jeune chien Magnum souille la porte du cottage de Rose Sweet.

II.—Cette dernière, qui précisément revient du marché, châtie le petit coupable d'une main osseuse et excessive.

III.—Magnum s'éloigne la chair meurtrie et l'amour-propre en feu. Son état d'âme consiste à se dire: «Quelle mauvaise blague pourrais-je bien faire à ce vieux chameau-là?»

IV.—Soudain, il frappe son petit crâne de sa petite patte et pousse un joyeux petit aboi qui correspond assez exactement à l'euréka des anciens Grecs.

V.—Et puis, le voilà parti à toute volée dans une direction qu'il sait!

VI.—Bientôt, il revient accompagné de Black, un gros terre-neuve blanc de ses amis.

VII—En route, Magnum explique, non sans peine, à Black, son rôle dans cette entreprise.

VIII.—Docilement, Black se place près de la porte du cottage, tenant haut sa bonne tête de bon chien-chien.

IX.—Le petit Magnum, la joie préventive aux prunelles, saute sur le corps de Black, puis, de là, sur sa tête.

X.—Ainsi parvenu à la hauteur convenable, il appuie le bout de sa mignonne patte sur le bouton électrique de la porte du cottage.

XI.—Driling, driling, driling, driling, driling, driling...

XII.—Les derniers driling vibrent encore qu'un changement à vue s'est opéré avec la rapidité de l'éclair lancé d'une main sûre.

XIII.—Magnum saute à terre et va se coucher sur le trottoir, à trois ou quatre brasses en amont du cottage.

XIV.—Même jeu pour Black. Seulement, lui, c'est en aval.

XV.—Cependant, Rose Sweet, en espoir de possibles locataires, accourt vite, essuyant à son tablier ses mains souillées de pelures de pommes de terre, et toute à l'infructueuse tentative d'arborer sur sa morose et naturellement agressive face l'exquis sourire du bon wellcome.

XVI.—Personne à la porte du cottage! Personne dans l'avenue! À l'horizon, pas l'ombre d'un naughty little boy! Alors quoi?

XVII.—D'êtres vivants, seulement ces deux chiens qui se chauffent au soleil. Pas eux qui ont sonné, bien sûr! Pas ce gros terre-neuve, pas ce minuscule roquet, non plus! Alors quoi?

XVIII.—Rose Sweet referme la porte de son cottage et rentre chez elle, attribuant son dérangement à quelque phénomène de berlue auditive.

XIX.—Pas plutôt Rose Sweet rentrée, les deux chiens recommencent le petit stratagème indiqué dans les numéros VIII, IX, X, XI, XII, XIII et XIV.

XX.—Rose Sweet renouvelle le manège soigneusement décrit dans les numéros XV, XVI et XVII.

XXI.—Mais l'hypothèse du phénomène berlue auditive ne lui suffit plus.

XXII.—Des phantasms, peut-être! Effroi indescriptible de l'haïssable mégère!

XXIII.—Oui, c'est bien cela, des phantasms! Des âmes d'anciens locataires tourmentés par elle, la viennent tourmenter à son tour.

XXIV, XXV, etc., etc., N.—Ce petit jeu continue, jusqu'à ce que le spectateur donne des marques évidentes de lassitude.

N + 1.—Complètement affolée, Rose Sweet se pend, dans son jardin, à la branche d'un poirier de Bon-Chrétien.

N + 2.—Et cette Rose Sweet était une si hargneuse vieille lady, et si désobligeante qu'il n'y a personne à son enterrement...

N + 3.—... Sauf Magnum et Black, qui rigolent comme des baleines de pépin, par une pluie d'orage.

LE PETIT LOUP ET LE GROS CANARD

IDYLLE

Voilà environ quinze jours—comme le temps passe, tout de même! qui est-ce qui dirait qu'il y a déjà quinze jours?—j'eus l'occasion de passer une nuit à l'hôtel Terminus de Marseille.

Je serais désolé que les excellents tenanciers de cette maison perçussent, à travers les paroles que je vais dire, la moindre attitude agressive ou simplement querelleuse; mais je dois déclarer qu'en ce Terminus les appartements sont séparés les uns des autres par une substance qui trouverait beaucoup mieux son emploi dans la confection d'un parfait téléphone que dans celle d'une raisonnable cloison. J'ai vu, dans ma longue carrière d'ingénieur acousticien, bien des matières excellentes conductrices du son, mais jamais je n'en rencontrerai une seule comparable, même de loin, à celle dont sont pétris les murs de l'hôtel Terminus à Marseille.

Des fois, c'est gênant.

Des fois, c'est rigolo.

Cette fois, ce fut rigolo.

Ce fut rigolo, parce que la chambre voisine de la nôtre était occupée par un loup et par un canard.

Ne frottez pas vos yeux, vous avez bien entendu: la chambre voisine de la nôtre était occupée par un loup et par un canard.

Un loup et un canard dans une chambre d'hôtel! Pourquoi pas? Tout arrive, même à Marseille.

En dépit des pronostics et des quasi-certitudes que n'eussent pas manqué de tirer les esprits clairvoyants, le loup ne dévora point le canard, si ce n'est de caresses.

—De caresses! vous récriez-vous. Des caresses entre canard et loup!

—Des caresses, parfaitement!

Le loup aimait le canard, et le canard aimait le loup.

Monstrueux! dites-vous. Pourquoi cela?

Avez-vous donc jamais vu, dans les foires, le produit incestueux de la carpe et du lapin?

Et puis, quelque chose contribuait à rendre moins anti-nature les tendresses entre le carnassier et le volatile: leur dimension réciproque.

Le loup était un loup de petite taille et le canard un canard de forte stature.

Ou du moins, je me plus à les considérer ainsi d'après leur conversation.

Le loup appelait le canard: Mon gros canard, cependant que le canard interpellait le loup: Mon petit loup.

Tout compte fait—et surtout pour faire cesser toute plaisanterie qui a trop longtemps duré—nos voisins n'étaient, zoologiquement parlant, ni un loup, ni un canard.

Ils étaient évidemment des amoureux et sans doute des néo-conjoints.

Bientôt, je m'endormis au roucoulement de cette pseudo-ménagerie disparate, et au petit jour, je fus éveillé par des mon petit loup et des mon gros canard sans fin.

—Ils doivent être gentils, ces petits-là! pensai-je.

Et des jours s'écoulèrent.

... Samedi dernier, nous nous trouvions à Nice, dans un restaurant:

À une table tout près de la nôtre vinrent s'asseoir un monsieur et une dame qui ne suscitèrent point, tout d'abord, notre intérêt.

Mais quand nous entendîmes:

—Encore un peu de langouste, mon petit loup?

—Volontiers, mon gros canard!

Vous concevez d'ici notre joie!

Avoir sous la main un petit loup et un gros canard qu'on avait considérés jusqu'alors comme l'apanage exclusif de la chimère! Pouvoir les contempler, les frôler peut-être!

Et nous contemplâmes!

Un penseur doublé d'un écrivain a exprimé un jour cette subtile idée que la réalité ne vaudra jamais le rêve.

Comme il avait raison, ce penseur doublé d'un écrivain!

Ah! il était chouette, le gros canard!

Ah! elle était chouette, le petit loup!

Son nez, au gros canard, était la proie d'un turbulent eczéma. Ses deux douzaines de cheveux demeurés fidèles se tournaient, se contournaient et se recontournaient sur son crâne pour donner, à une portée de fusil, l'illusion d'un système pileux follement développé.

Quant au petit loup, elle donnait plutôt l'illusion d'une femelle de kanguroo dont on aurait craint, tout le temps, que les gros yeux tombassent dans la mayonnaise de sa langouste.

Et ce qu'ils disaient!

Le gros canard parlait de l'année véritablement rigoureuse, et que ça ferait de la misère, et que la misère est mauvaise conseillère aux pauvres gens, et qu'on n'avait pourtant pas besoin de ça, en France!

Et le petit loup concluait:

—Il faudra, cette année, que les riches soient assez raisonnables pour faire un peu la charité!

Le gros canard sembla touché jusqu'aux larmes des sentiments si pitoyables de son petit loup chéri, dont les yeux persistèrent à me donner des inquiétudes par leur tendance à choir dans les assiettes.

UNE DES BEAUTÉS
DE L'ADMINISTRATION FRANÇAISE

Un de mes bons amis de Rouen, garçon d'infiniment de cœur et de beaucoup de talent, M. Raoul Oger, pour ne citer que ses initiales, a conçu depuis longtemps, à l'égard des ponts et chaussées, une haine que la cognée du pardon ne saura jamais abattre.

Rien ne m'ôtera de l'idée qu'il n'y ait sous cette implacabilité quelque inavouée histoire de femme. Mais n'insistons pas: nous pourrions désobliger du même coup mon ami Oger et un ingénieur peut-être honorable.

Bornons-nous à enregistrer, du haut de notre tribune, l'histoire que me confie le jeune littérateur rouennais.

J'aurais volontiers reproduit littéralement sa lettre (ce qui eût merveilleusement convenu à mon genre d'activité); mais, par malheur, Oger a cru devoir mêler à son récit le nom d'une des plus honorables familles d'Elbeuf. Et je n'étonnerai personne en proclamant mon culte pour les familles d'Elbeuf, même les plus dévoyées.

Or, donc, Raoul Oger se promenait récemment sur la route nationale no 25 (il précise), du Havre à Lille, quand il rencontra, un peu après Montivilliers, un bonhomme assis sur le bord de la route, devant un tas de cailloux.

Ce bonhomme était coiffé d'un chapeau cerclé d'une bande d'étoffe noire sur laquelle, en lettres d'or, se détachait ce mot: Cantonnier.

Et cette inscription n'était point mensongère: le bonhomme en question constituait, en effet, cet humble rouage de l'administration des ponts et chaussées qu'on appelle cantonnier.

Et ce cantonnier exécutait un travail bizarre.

Il faisait passer dans un anneau circulaire en fer chacun des cailloux qui composaient le tas devant lequel il était assis.

Selon: 1o que le caillou passait dans l'anneau trop facilement; 2o qu'il ne passait pas du tout; 3o qu'il passait à peu près juste, le cantonnier le mettait en un tas différent.

Et ces trois tas pouvaient se définir ainsi:

Le tas des petits cailloux,

Le tas des moyens cailloux,

Le tas des gros cailloux.

Fortement intrigué par cette sélection, Oger, qui aime bien à se rendre compte, engagea la conversation avec l'humble rouage administratif:

—Une belle journée aujourd'hui, hein, cantonnier?

—Oui... On en a vu de pires, mais on en a vu de plus belles.

Cette cordialité encouragea Oger.

—Quelle drôle de besogne vous faites là!... C'est bien utile?

—Oh! utile, ça, je m'en f...! Quand je fais ça, je ne fais pas autre chose... C'est le principal!

—Évidemment.

—Moi, je fais ce que ces messieurs me disent de faire, et je me f... du reste!

—Et vous avez bien raison! Mais qui ça... ces messieurs?

—Eh ben! ces messieurs des pontéchaussées, parbleu!

—Et pourquoi ce triage?

—Ah! voilà. Mon anneau—car c'est un anneau que vous voyez là—a six centimètres de diamètre. Il me sert à enlever de mon tas les trop petits cailloux et les trop gros... Les trop petits, c'est du déchet, on les f... de côté... Les trop gros, on les f... de côté aussi, pour les recasser. On ne garde que ceux qui ont de six à huit centimètres.

—Et ceux-là, qu'en fait-on?

—On les f... sur la route, ceux-là.

—Pour quoi faire?

—Pour la farcir, donc!

—Et quand ils sont sur la route?

—Quand ils sont sur la route, on amène un énorme rouleau qui pèse je ne sais combien de mille kilos, et on le fait passer dessus. Et ça écrase mes cailloux comme des miettes!

Devant cette déclaration inattendue, mon ami Oger demeura, paraît-il, sans voix.

Au bout de quelques minutes, il recouvrait l'usage de cet organe pour s'écrier:

—Mais alors, vos ingénieurs sont bêtes comme des bégonias!

—Oui, monsieur, comme des bégonias! Et aussi laids que des bégonias! Et aussi prétentieux!

Trier soigneusement des cailloux, les séparer des trop petits et des trop gros, pour, finalement, les réduire en miettes, non, tout ça n'était pas fait pour réconcilier Oger avec cette administration des ponts et chaussées que l'Europe ne nous envie que bien relativement.

Et pendant que mon ami Raoul Oger tenait dans ses mains son crâne prêt à éclater, le cantonnier, froidement et avec une conscience digne de l'antique, persistait à faire passer ses cailloux dans son anneau de six centimètres.

LA VRAIE MAÎTRESSE LÉGITIME

Sur un éclat de rire approbateur de son mari (ou de son amant? j'ignorais encore), la jeune femme reprit, avec une assurance non dénuée de culot, le récit de leur aventure:

—D'abord, moi, quand j'étais jeune fille, il y a une phrase qui revenait souvent dans la conversation des personnes graves et qui m'intriguait beaucoup. Les personnes graves répétaient à mi-voix et avec des petits airs pudiques et idiots: «On ne doit jamais se conduire avec sa femme comme on se conduit avec sa maîtresse.» Dans mon vif désir de m'instruire, je m'informais: «Comment se conduit-on avec sa femme? Comment se conduit-on avec sa maîtresse?» Et il fallait voir la tête ahurie des bonnes femmes! Au fond, je crois qu'elles n'avaient, sur ce sujet, que des notions très superficielles. Alors, elles me faisaient des réponses flasques et mucilagineuses: «Eh bien! mon enfant, voici: les messieurs tiennent, devant leurs maîtresses, des propos qu'ils ne doivent pas tenir devant leur femme... Les messieurs vont avec leurs maîtresses dans des endroits où ils ne doivent pas amener leur femme», etc., etc... J'avais beaucoup de peine à me payer de ces raisons, et un jour je faillis flanquer une attaque d'apoplexie à une grosse dame pudibonde, en lui demandant froidement: «Est-ce que les messieurs embrassent leurs maîtresses d'une certaine façon qu'ils ne doivent pas employer avec leur femme?» À part moi, je me disais confidentiellement: «Toi, ma petite amie, quand tu seras mariée, tu prieras ton mari de te traiter en femme légitime d'abord, et puis ensuite en maîtresse», me réservant, bien entendu, de choisir le mode de traitement qui conviendrait le mieux à mon tempérament.

—Vous parliez, approuvai-je chaudement, en femme libre et débarrassée de tout préjugé mondain.

—Oh! vous savez, les préjugés mondains! étant toute petite, je m'asseyais déjà dessus.

—Mais continuez, je vous prie, madame, le récit de ce qui vous advint par la suite.

—Malgré ma détestable réputation dans le monde, je me mariai tout de même et j'épousai Fernand, ce mauvais sujet-là. N'est-ce pas, Fernand, que tu es un mauvais sujet?

—Détestable, mon petit rat, et combien répréhensible! Quand je rentre en moi-même, je prends des bottes d'égoutier.

—Et moi, trois épaisseurs de scaphandre.

Quelques baisers s'échangèrent alors, pour démontrer que ce dégoût (évidemment joué) de leur moi n'était pas mutuel. Et la jeune femme poursuivit:

—Vous vous imaginez peut-être qu'une fois mariée, le monde allait nous ficher la paix avec les différents procédés qu'on emploie à l'égard des maîtresses et des légitimes? Ah ben, ouiche! Au contraire, cela ne fit que redoubler. On aurait juré que mes parents et ceux de Fernand s'étaient donné le mot pour nous raser de leurs jérémiades bourgeoises. À les entendre, on ne pouvait s'embrasser un peu qu'après avoir poussé le verrou de sûreté. Heureusement que Fernand et moi, nous ne sommes pas des types à nous laisser racler les côtelettes longtemps et impunément.

—Racler les côtelettes?

—Oui, raser... quoi! Nous nous rebiffâmes avec une sombre énergie et une peu commune trivialité d'expressions. Un jour, dans un grand dîner, chez les parents de Fernand, je me lève au dessert et je vais embrasser mon petit mari. Tête de ma belle-mère! Alors, moi, devant tout le monde: «Vous avez donc peur que la police ne vienne fermer votre boîte!» Il faut vous dire que le père de Fernand est président du tribunal civil de B... Et tout le temps comme ça! Mais le pire, et ce qui nous a tout à fait fâchés avec nos familles respectives, c'est la blague que nous fîmes, l'été dernier, à nos deux vénérables familles... Quand j'y pense, j'en suis encore malade!

—Je ne demande qu'à gagner votre maladie?

—Oh! vous allez voir, ça n'est pas bien méchant... à raconter... Mais quand on a vu la tête des gens!... Nous avions loué à Hennequeville un délicieux petit pavillon normand, couvert de chaume.

Chaume, sweet, chaume!

—Très drôle, chaume, sweet, chaume! Un pavillon normand que Fernand eut l'idée baroque de baptiser Bombay Cottage.

Mes parents vinrent passer une quinzaine chez nous, et les parents de Fernand une autre quinzaine. Ils étaient enchantés de notre installation: Bombay Cottage par ci, Bombay Cottage par là! Or, ce ne fut qu'à la fin de la saison qu'ils s'aperçurent du déplorable et charmant calembour, appellation de notre home: Bombay Cottage... bon bécotage! Ces pauvres gens, du coup, se crurent déshonorés, rompirent définitivement, et nous coupèrent les vivres ou, tout au moins, ce qu'ils purent nous en couper. Alors, que fîmes-nous, Fernand et moi?... Ça, si vous le devinez, vous serez un rude malin!

—Je ne suis pas un rude malin.

—Eh bien, purement et simplement, Fernand et moi, nous demandâmes le divorce et nous l'obtînmes! De sorte que nous ne sommes plus mari et femme, mais amant et maîtresse... Alors, personne n'a plus rien à nous dire. Nous rigolons comme des vieilles baleines, et pas plus tard que la semaine dernière, nous nous sommes fait fiche à la porte de trois hôtels de Cannes. Ohé! ohé!

—Et comptez-vous quelquefois vous remarier?

—Oh! pas avant qu'on soit devenu des vieux types ridicules!... Pas, mon petit Fernand?

Et Fernand, secouant la cendre de sa pipe, acquiesça.

OHÉ! OHÉ!

Un de mes jeunes lecteurs du Tarn—très gentil garçon, si j'en crois la graphologie—me soumet une idée des plus ingénieuses, patriarcalement simple, mais encore fallait-il la trouver. L'éternelle histoire de Christophe Colomb!

Je vais résumer, avec ma maîtrise habituelle, la lettre de mon brave ami du Tarn:

Le flamboiement inaccoutumé de Mars—uniquement dû, d'ailleurs, à la générale adoption du bec Auer5 par les habitants de cette planète—a remis sur le tapis de l'actualité la toujours intéressante question des communications interastrales.

Si véritablement des mondes animés grouillent au sein des astres environnants, comment leur faire signe que la terre, notre petite terre chérie, est peuplée d'êtres intelligents (je parle de mes lecteurs), fort capables d'entrer en communication avec eux?

Mon pauvre ami Charles Cros avait été très préoccupé de cette question et il publia un petit mémoire fort curieux en lequel il proposait un système de signaux lumineux, commençant sur un rythme très simple pour arriver à des rythmes plus compliqués, mais très susceptibles d'être perçus et compris par des bonshommes cérébralement analogues à nous.

Tout cela est fort joli; mais pour faire d'utiles signaux à des gens, encore faut-il que ces gens vous contemplent.

Si M. Bill-Sharp ou le Captain Cap passent sur l'autre trottoir du boulevard et que vous désiriez échanger avec eux quelques propos piquants, vous attirerez leur attention; comment?

Avec un beau geste? Oui, s'ils vous regardent; mais, sinon?

En les appelant?

Voilà ce que je voulais vous faire dire!... En les appelant.

Si les Martiens ou les Sélénites nous tournent le dos en ce moment, il faut crier très fort pour qu'ils se retournent.

Vous voyez d'ici le projet.

Mobiliser, pendant une heure, toute l'espèce humaine, tous les animaux, toutes les cloches, tous les pistolets, fusils, canons, toutes les assemblées délibérantes, tous les orchestres, depuis celui de Lamoureux jusqu'à la Musique Municipale de Honfleur et la fanfare de la reine de Madagascar, etc., etc., etc., tous les pianos même!

À la même heure (au même instant plutôt, car l'heure est relative), tout ce monde, bêtes et gens, se mettrait à gueuler comme des sourds, les cloches du monde entier entreraient en branle, les pistolets, fusils, canons tonneraient, etc., etc.

Même les plus menus bruits (Vive Casimir-Perier! par exemple) ne seraient point négligés.

Ce joli petit chambard durerait une heure durant.

Après quoi, chacun n'aurait pas volé d'aller se coucher sur les deux oreilles, si par hasard elles se trouvaient encore à leur place.

On n'aurait plus qu'à attendre.

Mars étant séparé de la Terre par une distance de... lieues, le son parcourant... mètres à la seconde, les Martiens entendraient donc notre concert au au bout de... heures... minutes... secondes.

(Ombre de l'amiral Mouchez, si vous êtes contente de la statue que vous dresse au Havre mon ami Dubois, remplissez ces blancs!)

Si, au bout du double de ce temps, on n'entendait aucune clameur astrale, c'est que les Martiens sont sourds, tels des pots, ou qu'ils se fichent de nous comme de leur premier bock (de bière de Mars).

Et alors ce serait à vous décourager de l'astronomie.

Ohé! ohé!

DRESSAGE

Dimanche dernier, aux courses d'Auteuil, je fis la rencontre du Captain Cap et je ressentis, de cette circonstance, une joie d'autant plus vive que je croyais, pour le moment, notre sympathique navigateur en rade de Bilbao.

La journée de dimanche dernier n'est pas tellement effondrée dans les abîmes de l'Histoire qu'on ne puisse se rappeler l'abominable temps qui sévissait alors.

—Mouillé pour mouillé, conclut Cap après les salutations d'usage, j'aimerais mieux me mouiller au sein de l'Australian Wine Store de l'avenue d'Eylau. Est-ce point votre avis?

—J'abonde dans votre sens, Captain.

—Alors, filons!

Et nous filâmes.

—Qu'est-ce qu'il faut servir à ces messieurs? demanda la gracieuse petite patronne.

—Ah! voilà, fit Cap. Que pourrait-on bien boire?

—Pour moi, fis-je, il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville, en sorte que je vais m'envoyer un bon petit corpse reviver.

—C'est une idée! Moi aussi, je vais m'envoyer un bon petit corpse reviver. Préparez-nous, madame, deux bons petits corpse revivers, je vous prie.

À ce moment, pénétra dans le bar un homme que Cap connaissait et qu'il me présenta.

Son nom, je ne l'entendis pas bien; mais sa fonction, vivrais-je aussi longtemps que toute une potée de patriarches, je ne l'oublierai jamais.

L'ami de Cap s'intitulait modestement: chef de musique à bord du Goubet!

Notez que le Goubet est un bateau sous-marin qui doit jauger dans les 10 tonneaux. Vous voyez d'ici l'embarquement de la fanfare!

Cet étrange fonctionnaire se mit à nous conter des histoires plus étranges encore.

Il avait passé tout l'été, affirmait-il, à dresser des moules.

—La moule ne mérite aucunement son vieux renom de stupidité. Seulement, voilà, il faut la prendre par la douceur, car c'est un mollusque essentiellement timide. Avec de la mansuétude et de la musique, on en fait ce qu'on veut.

—Allons donc!

—Parole d'honneur! Moi qui vous parle (et le Captain Cap vous dira si je suis un blagueur), je suis arrivé, jouant des airs espagnols sur la guitare, à me faire accompagner par des moules jouant des castagnettes.

—Voilà ce que j'appelle un joli résultat!

—Entendons-nous!... Je ne dis pas positivement que les moules jouaient des castagnettes; mais par un petit choc répété de leurs deux valves, elles imitaient les castagnettes, et très en mesure, je vous prie de le croire. Et rien n'était plus drôle, messieurs, que de voir tout un rocher de moules aussi parfaitement rythmiques!

—Je vous concède que cela ne devait pas constituer un spectacle banal.

Pendant tout le récit du chef de musique du Goubet, Cap n'avait rien proféré, mais son petit air inquiet ne présageait rien de bon.

Il éclata:

—En voilà-t-y pas une affaire, de dresser des moules! C'est un jeu d'enfant!... Moi, j'ai vu dix fois plus fort que ça!

Le chef de musique du Goubet ne put réprimer un léger sursaut:

—Dix fois plus fort que ça? Dix fois?

—Mille fois! J'ai vu en Californie un bonhomme qui avait dressé des oiseaux à se poser sur des fils télégraphiques selon la note qu'ils représentaient.

—Quelques explications supplémentaires ne seraient pas inutiles.

—Voici: mon bonhomme choisissait une ligne télégraphique composée de cinq fils, lesquels fils représentaient les portées d'une partition. Chacun de ses oiseaux était dressé de façon à représenter un ut, un , un mi, etc. Pour ce qui est des temps, les oiseaux blancs représentaient les blanches, les oiseaux noirs les noires, les petits oiseaux les croches, et les encore plus petits oiseaux les doubles croches. Mon homme n'allait pas plus loin.

—C'était déjà pas mal!

—Il procédait ainsi: accompagné d'immenses paniers recelant ses volatiles, il arrivait à l'endroit du spectacle. Après avoir ouvert un petit panier spécial, il indiquait le ton dans lequel s'exécuterait le morceau. Une couleuvre sortait du petit panier spécial, s'enroulait autour du poteau télégraphique et grimpait jusqu'aux fils entre lesquels elle s'enroulait de façon à figurer une clef de fa ou une clef de sol. Puis l'homme commençait à jouer son morceau sur un trombone à coulisse en osier.

—Pardon, Cap, de vous interrompre. Un trombone à coulisse?...

—En osier. Vous n'ignorez pas que les paysans californiens sont très experts en l'art de fabriquer des trombones à coulisse avec des brins d'osier?

—Je n'ai fait que traverser la Californie sans avoir le loisir de m'attarder au moindre détail ethnographique.

—Alors, à chaque note émise par l'instrument, un oiseau s'envolait et venait se placer à la place convenable. Quand tout ce petit monde était placé, le concert commençait, chaque volatile émettant sa note à son tour.

La petite patronne de l'Australian Wine Store semblait au comble de la joie d'entendre une si mirifique imagination, et comme nous manifestions une vague méfiance, elle se chargea de venir au secours de Cap avec ces mots qu'elle prononça gravement:

—Tout ce que vient de dire le Captain est tout à fait vrai. Moi, je les ai vus, ces oiseaux mélomanes. C'était, n'est-ce pas, Cap? sur la ligne télégraphique qui va de Tahdblagtown à Loofock-Place.

LE CLOU DE L'EXPOSITION DE 1900

(PROJET CAP)

—Dites-moi, Captain, êtes-vous au courant des différents projets déposés en vue de l'Exposition de 1900?

—Je les connais depuis longtemps. Tous font preuve d'une imagination assez misérable, sauf, pourtant, celui de mon ami Otto, qui consiste en une immense escarpolette balançant des familles entières du Trocadéro à l'École militaire. Ça, ça n'est pas banal!

—En effet!... Et vous, Captain, prendrez-vous pas part à ce pacifique tournoi?

—J'y compte bien... Pour le moment, j'ai deux entreprises, une petite et une grande.

—La petite, d'abord?

—Oh! rien. Un nouveau pneu à musique.

—Tiens, tiens!

—Oui, une série, de petits accordéons que j'introduis dans l'intérieur du pneu, et qui font une musique fort divertissante, ma foi.

—Mais ce sera toujours le même air?

—Pas du tout! Au moyen d'un mécanisme ingénieux et grâce à un simple déclic, le veloceman pourra changer d'air à son gré.

—Mes félicitations, Captain, pour cette à la fois simple et charmante idée. Voilà des pneux6 qui seront plus gais que les pneux Mony, une bien détestable marque, principalement la nuit, sur route, par les temps humides.

D'habitude, le Captain Cap se refuse à goûter les plaisanteries qui résident seulement en un jeu de mots. Cette fois, il ne broncha pas et même il ajouta:

—Tenez, un bon et solide pneu, c'est le pneu gordien. On n'en vient à bout qu'à coups de sabre.

Après avoir souri, comme il convenait, de chacun notre plaisanterie, nous revînmes à des sujets plus austères.

—Et votre grande idée, Cap?

—Ah voilà!

Je dus insister.

—Ma grande idée, oui, vous avez raison, c'est une grande idée, car c'est la solution de la navigation aérienne, tout bêtement!

—Un ballon dirigeable?

—Pauvre enfant!

—Un aréostat avec force motrice tournant des ailes?

—Idiot!

—Soyez poli, Captain!

—Idiot, vous dis-je!... Avez-vous jamais vu des nuées de sauterelles?

—Jamais!

—Eh bien, mon appareil, c'est une nuée de sauterelles, dix millions de sauterelles que j'enferme dans un immense sac de gaze (de la gaze verte, bien entendu, pour ne pas fatiguer la vue de mes sauterelles).

—Bonne précaution!

—Ce sac de gaze est maintenu par une gigantesque armature en bambou, à laquelle Comiot est en train de travailler.

—Excellent constructeur, ce Comiot!

—Et non seulement il y a des sauterelles dans mon sac, mais aussi des puces, parce que les puces ont la singulière propriété d'aviver fortement l'activité des sauterelles. Le saviez-vous?

—J'ignorais ce détail.

—Chaque sauterelle représente environ, et sans se fatiguer, un excédent de force ascensionnelle de 1 gramme. Dix millions de sauterelles représentent donc une force utilisable de dix mille kilos. Hein?

—Épatant!... Mais une simple objection, Captain?

—Allez-y.

—Comment dirigez-vous tout ce petit monde-là, quand vous voulez aller au Nord et que les sauterelles se sentent un goût prononcé plutôt pour le Sud?

—Rien de plus simple! Les sauterelles ont l'horreur du sulfure de carbone. Alors, au moyen d'un vaporisateur ad hoc, j'empoisonne l'atmosphère de la direction adverse à celle que je souhaite. Veux-je me diriger vers l'Est? je pulvérise cette puanteur sur le côté Ouest du sac, et si vous les voyiez se tirer des ailes!...

—Et quand vous voulez vous arrêter?

—Des courroies, à ma volonté, compriment la gaze et paralysent graduellement les efforts de mes insectes.

—Tous mes compliments, Captain; votre idée est géniale.

—Ah! voilà, c'est que je ne suis pas sorti de Polytechnique, moi!

COMMENTAIRES INACRIMONIEUX
SUR UNE INSTRUCTION
DU GÉNÉRAL POILLOÜE DE SAINTE-BELLONE

Si l'heure sonne, à jamais bénie, de la revanche; si, quelque jour, ceux de France volent vers l'Est à l'espoir de reconquérir les chères sœurs perdues (N'y pensons jamais, parlons-en toujours! a dit Gambetta!); si... (pour la suite, voir les œuvres de Déroulède, première manière).

Si donc—pour me résumer—on déclare un jour la guerre à une grande nation voisine, qu'il me paraît superflu de désigner plus clairement, certes—oh! que certes!—je ferai mon devoir de patrouillotte, mais je demanderai à le faire au sein du douzième corps d'armée, commandé par mon vieux camarade le général Poilloüe de Saint-Mars, un vaillant guerrier, qui joint à sa loyale épée un joli bout de plume.

Un de mes lecteurs m'adresse un journal de Limoges où s'étale une merveilleuse instruction de ce général en chef sur le tir.

Rien ne saurait m'étonner du général de Saint-Mars. Est-ce pas lui qui l'année dernière commençait une circulaire par cette phrase prestigieuse et non dénuée d'imprévu:

Certes, en temps de guerre, le pied du fantassin aurait une importance capitale, etc... (sic).

Mais revenons à l'instruction du même sur le tir, car elle est fertile en perles de tous orients.

Le début n'en est pas vilain:

Le cycle de l'instruction du tir va se fermer; c'est le moment d'examiner ce qui a été fait en 1894, afin de profiter en 1895 de notre expérience de l'année écoulée.

Le fait est qu'on ne saurait choisir un moment plus propice.

Sautons quelques lignes à pieds joints et arrivons à une phrase d'une mansuétude plutôt relative, mais d'images étrangement fortes:

Le tissu des trajectoires couvrira le champ de bataille d'une nappe de fer et de plomb qui pourra devenir infranchissable en pays découvert, mais qui restera toujours déchirée et trouée par les accidents du sol naturel et du sol remué par l'outil.

Ça, c'est embêtant, de songer que des gens à l'abri pourront peut-être ne pas être tués tous, tous, tous! C'est embêtant, réellement embêtant!

Il n'y a pas que les fantassins qui seront embêtés de ne pas tuer tout le monde. Les cavaliers et les artilleurs aussi rencontreront des occasions de déboire:

Le cavalier et l'artilleur dominent les plaines, mais ne sont qu'au second rang (ô honte! ô désespoir!) dans les régions mouvementées (sic) où le premier perd sa vitesse, le second ses vues, sa puissance destructive au loin et où tous les deux deviennent alors inaptes à bénéficier (bénéficier!) du terrain.

Le couplet qui suit flatte assez mon esthétique de contribuable:

... Vous aurez alors assuré la sécurité de la patrie sur une base inébranlable, en dépensant seulement vos trésors d'intelligence et de bonne volonté, ce qui sera plus économique pour la France et moins banal que les demandes de crédits.

Un truc, ensuite, pour diminuer le poids des corps:

Votre fusil est excellent et d'une puissance terrible. Si vous le trouvez un peu lourd, allégez-le en le faisant manier constamment et dans tous les exercices par son détenteur.

Archimède n'aurait pas euréké ça.

Si l'instruction du général de Saint-Mars est rigoureusement suivie, les recrues ne s'embêteront pas, cet hiver, au tir réduit. Voyez plutôt:

Mettez tous vos soins à embellir et à perfectionner vos stands de tir réduit et toute votre ingéniosité à en faire un exercice attrayant pour les soldats.

Un bar servi par des dames, entre autres, et un lapin qu'on gagnerait chaque fois qu'on met dans le mille!

Plus pittoresque encore:

Ce n'est pas seulement les tireurs académiques debout, à genoux, couchés, qu'il s'agit de former, non; ce qu'il nous faut, c'est le Tireur Panthère, courant, rampant, bondissant et cependant restant toujours maître-expert de cette trajectoire qui, dans ses mains habiles, est comme une lance de toutes les dimensions jusqu'à 3,000 mètres, dont il dirige à son gré les coups irrésistibles.

Le Tireur Panthère, hein! Quel numéro, mon vieux Charles D..., pour les Folies-Bergère!

Passons encore et arrivons au couplet final, digne des autres:

En résumé, je demande à l'infanterie du 12e corps d'armée de concentrer tous ses efforts et tous ses moyens pour donner son maximum d'effet au fusil, ce sceptre de la reine des batailles, et dans ce but, je fais appel à toutes les initiatives et à toutes les bonnes volontés.

Le fusil, ce sceptre de la reine des batailles! Voilà un mot de la fin comme je voudrais en avoir tout le temps!

ESSAI SUR MON AMI GEORGE AURIOL

Je suis allé, hier, visiter l'Exposition des Femmes peintres et sculpteurs.

(Ouverte du 19 février au 18 mars, de 10 h. à 5 h., Palais des Champs-Élysées, pavillon Nord-Est, porte no 5.)

Et je me suis rappelé, souriant, une petite aventure qui nous y advint, à George Auriol et à moi, voilà deux ou trois ans.

Ceux de nos abonnés (ou acheteurs au numéro) de l'étranger qui voudraient se faire une idée exacte de M. George Auriol (je ne parle pas, bien entendu, des Parisiens et de beaucoup de provinciaux pour qui la physionomie du jeune et éminent japonisant est devenue, en quelque sorte, classique), n'ont qu'à se représenter M. le comte de Douville-Maillefeu, ou plutôt ce qu'il était, M. le comte de Douville-Maillefeu, il y a trente-cinq ans.

La ressemblance ne s'arrête pas à une simple analogie physique: un observateur digne de ce nom pourrait constater, chez ces deux hommes, le même enjouement, une équivalente exaspérabilité.

Pas plus de rancune chez l'un que chez l'autre: le dos tourné, ils n'y pensent plus.

Lecteur lointain, si jamais tu rencontres Auriol, n'oppose aucun barrage au torrent de ses assertions, si chimériques qu'elles te semblent; tu serais traité, sur l'heure, à toi seul, de tas de m...! ou de espèce de t...! grossièretés purement décoratives, ne signifiant aucunement que tu vis de libéralités féminines ou que tu entretiens avec les gens de ton propre sexe des relations coupables.

Laisse passer l'orage et, bientôt, Auriol te reconnaîtra, de la meilleure grâce du monde, un gentleman tout à fait incapable de la plus mince turpitude.

Pour ce qui est de l'enjouement, Auriol rendrait des milliards de points à des cages entières de ouistitis en goguette.

Pas fier pour un sou, Auriol n'admet l'existence d'aucune barrière sociale, mondaine ou autre, et vous l'étonnez prodigieusement avec vos ça ne se fait pas, quand il aborde un gros monsieur riche (complètement inconnu de lui et fumant un gros cigare) avec ces mots:

—Vous n'auriez pas son frère?

Neuf fois sur dix, d'ailleurs, le gros monsieur riche, un peu interloqué, tire de sa poche un pur havane, l'offre à Auriol qui l'allume en disant, connaisseur: fameux!

Le passe-temps favori de George Auriol, dans la rue, consiste, lorsqu'il passe devant des épiceries, à plonger sa main dans des sacs contenant des lentilles ou tel autre légume sec.

C'est, dès lors, une série sans trêve de petits bombardements sur le chapeau des passants ou la glace des magasins.

Quand, par malheur, une boutique de verrerie (cristaux et porcelaines) se trouve sur l'itinéraire de George Auriol, à un moment où George Auriol détient encore un fort contingent de lentilles, George Auriol n'hésite pas: d'un seul coup, d'un seul, comme dit Coppée, George Auriol projette violemment toute sa provision sur la partie la mieux garnie du magasin.

Si vous n'avez pas, personnellement, passé par ce joyeux tumulte, impossible de vous faire la moindre idée du fracas total résultant des chocs de chaque haricot avec chaque cristal. Extrêmement impressionnant!

Vous voyez donc qu'on peut passer des matinées entières, et même des après-midi, avec George Auriol, sans s'embêter une seconde.

En sa compagnie, les aventures se succèdent, ne ressemblant pas aux précédentes et ne faisant nullement prévoir les suivantes.

C'est ainsi qu'un jour, nous fûmes abordés, Auriol et moi, par deux jeunes filles pas jolies, peut-être même pas gentilles, mais drôles! Deux drôles de jeunes filles, quoi!

Elles vinrent droit à nous et, sur un ton de gai reproche:

—Vous savez, messieurs, que vous avez été très bêtes, l'autre jour! Ce que papa nous a enlevées, quand on a été rentré à la maison!

D'abord, nous pensâmes que les jeunes filles nous prenaient pour un autre et nous ripostâmes par des réponses vagues et peu compromettantes. L'une d'elles nous demanda:

—On vous reverra un de ces jours?

—Oh! certainement!

—Surtout pas de blagues, si papa est là!

Et les drôles de fillettes nous quittèrent sur un vigoureux shake-hand.

Certainement, nous les avions vues quelque part, mais où?

Quelques jours plus tard, le mystère se dissipa.

Après déjeuner, Auriol avait eu une idée...

—Si nous allions revoir l'Exposition des Femmes peintres et sculpteurs.

—Comme tu voudras.

Et nous voilà partis, Auriol et moi.

Tous les deux, nous aimons beaucoup cette exposition, moins pour l'exposition elle-même (bien qu'il s'y rencontre des œuvres de réelle valeur, les aquarelles de madame Cécile Chennevière, entre autres) que pour le public qu'on y coudoie.

Des grosses dames très comiques, avec, bravement, au point culminant de leur mamelle gauche, le ruban violet d'officier d'académie.

Aussi d'autres dames moins fortes et moins palmées, mais, tout de même, dignes d'intérêt.

Et puis surtout, un flot de drôles de jeunes filles, souvent jolies, parfois étrangement perverses en leur candeur jouée, toujours amusantes à voir passer, à entendre papoter.

Dès notre première visite, Auriol s'était mis au ton de l'endroit.

Il consultait le livret et s'écriait, en imitant les petites mines des dames présentes:

—Ah! voici l'aquarelle de Valentine! Tiens, l'éventail de Jane!... Mais, ma chère, cette petite Lucie est très en progrès!... Pas mal du tout, ses chrysanthèmes!

Or, un jour qu'il s'était écrié:

—Délicieux, ces pastels de Josiane! Délicieux!

Le papa de Josiane était là, tout près, avec Josiane elle-même, et le papa de Josiane avait demandé à sa fille comment ce monsieur la connaissait assez intimement pour l'appeler par son petit nom.

Pour comble de malheur, tout à côté des pastels de Josiane, s'accrochait une petite nature morte de Germaine, et Auriol, avec l'inconscience du jeune âge, avait poussé cette exclamation:

—Bravo, ma petite Germaine, très réussi, ton veau froid! Réellement, on dirait du veau!

Tu l'as deviné, subtil lecteur, les jeunes filles rencontrées, les drôles de jeunes filles, c'était Josiane, c'était Germaine.

Qu'ajouterai-je?

Nous revîmes ces pittoresques personnes plusieurs fois, et,—vous me croirez si vous voulez,—elles ne devinrent jamais nos maîtresses.

UNE INDUSTRIE INTÉRESSANTE

D'un seul coup, Cap lampa le large verre de manitoba qu'on venait de lui servir, et me dit:

—Alors, ça vous embête tant que ça, la pénible incertitude où vous pataugez!

—Quelle pénible incertitude, dites-moi, Captain?

—De savoir au juste où vont les vieilles lunes?

—Moi!... Je vous assure bien, Cap, que les vieilles lunes sont parfaitement libres d'aller où bon leur semble, et que jamais je n'irai les y quérir!

Comme si son oreille eût été de granit, Cap persista:

—Et aussi les neiges d'antan, mon pauvre ami! L'angoisse vous étreint de leurs destinées!

—Ainsi que le poisson d'une pomme, je me soucie des neiges d'antan... Ah! certes, Cap, je suis torturé par une hantise, mais d'un ordre plus humain, celle-là, et j'en meurs!

Je croyais que Cap allait s'intéresser à ma peine et m'interroger. Ah! que non point!

—Et aussi les vieux confetti, n'est-ce pas? continua-t-il, immuable.

Cette fois, je changeai mes batteries d'épaule, et, pour déconcerter son parti pris, je feignis de m'intéresser prodigieusement au sort des vieux confetti.

—Ah! les vieux confetti! m'écriai-je, les yeux blancs. Où vont les vieux confetti?

Cap tenait son homme.

—Je vais vous le dire, moi, où vont les vieux confetti.

Et pour donner un peu de cœur au ventre de Cap, je priai le garçon de nous remettre deux excellents manitoba.

—Les vieux confetti? Il n'y a pas de vieux confetti, ou plutôt, il n'y en aura plus.

—Allons donc! Et comment ce phénomène?

—À cause de la Nouvelle Société centrale de lavage des confetti parisiens, dont je préside le conseil d'administration.

—Vous m'en direz tant!

—Rien de plus curieux que le fonctionnement de cette industrie. Je sors de l'usine et j'en suis émerveillé.

—Des détails, je vous prie, Cap!

—Voici, en trois mots: Le lendemain du mardi-gras et autres jours fous, des employés à nous, munis d'un matériel ad hoc ramassent tous les confetti gisant sur le sol parisien et les rapportent au siège social, 237, rue Mazagran.

—Bon.

—On les soumet à une opération préalable qui s'appelle le triage, et qui consiste à séparer les confetti secs des confetti mouillés. Les premiers passent au ventilateur, qui les débarrasse de la poussière ambiante: c'est le dépoussiérage.

—Je l'aurais parié!

—Ceux-là, il n'y a plus qu'à leur faire subir le défroissage, opération qui consiste...

—À les défroisser.

—Précisément! au moyen d'un petit fer à repasser élevé à une certaine température... Restent les confetti mouillés. On les mène, au moyen de larges trémies épicycloïdales, dans de vastes étuves où ils se dessèchent.

—C'est ce que vous appelez le desséchage, hein?

—Précisément!... Une fois desséchés, les confetti sont violemment projetés dans une boîte dont la forme rappelle un peu celle d'un parallélipipède. Cette boîte est munie d'une petite fente imperceptible de laquelle s'échappe,—un à un,—chacun des petits disques de papier. À la sortie, le confetti est saisi par une minuscule pince à articulation et soumis à l'action d'une mignonne brosse électrique et vibratile. C'est ce que nous appelons...

—Le brossage.

—Précisément!... Une autre sélection s'impose. Parmi les confetti ainsi brossés, il s'en trouve quelques-uns maculés de matières grasses, phénomène provenant de leur contact avec les ordures ménagères. Ces derniers sont soigneusement séparés des autres.

—C'est ce que vous appelez le séparage.

—Précisément!... Les confetti gras sont trempés dans une solution de carbonate de potasse qui saponifie les matières grasses et les rend solubles. Il ne reste plus qu'à les laver à grande eau pour les débarrasser de toute réaction alcaline. Nous obtenons ce résultat au moyen du...

Lavage à grande eau.

—Précisément!... Alors, on les remet à l'étuve, on les repasse au fer chaud...

—Et voilà!

—Vous croyez que c'est tout?

—Dame!

—Eh bien! vous vous trompez. L'opération est à peine commencée.

Une nuance d'effroi se peignit dans mes yeux. Le moment sonnait, d'ailleurs, de quelque solide cock-tail.

—Vous n'ignorez pas, reprit Cap, combien il est pénible de recevoir des confetti dans la bouche ou dans l'œil?

—Croyez-moi, j'ai passé par là.

—Désormais, ce martyre sera des plus salutaires. Les confetti, au moyen d'une imbibition dans des liquides de composition variable, acquièrent des densités différentes. Les plus lourds se dirigent vers la bouche, les plus légers dans l'œil (ce calcul fut, entre parenthèses, d'une détermination assez délicate).

—Nulle peine à le croire.

—Les confetti destinés à la bouche sont imprégnés de principes balsamiques infiniment favorables au bon fonctionnement des voies respiratoires.

—Laissez-moi parier que les confetti destinés aux yeux sont chargés d'éléments tout pleins de sollicitude pour les organes de la vue.

—Ah! on ne peut rien vous cacher, à vous!

—À la vôtre, mon cher Cap!

—Dieu vous garde, mon vieil Allais.

LARMES

Un homme, jeune encore, qui cache sous le prestigieux pseudonyme de Balthazar une des personnalités les plus en vue des hautes études françaises, veut bien m'adresser, en m'en faisant hommage, un très substantiel et très élégant travail qu'il vient de terminer sur ce sujet: les Larmes.

Publier cet opuscule entier serait sortir du léger cadre de mes badinages. Je me contenterai donc de le résumer, en tâchant de lui conserver sa rare saveur et sa hautaine originalité.

M. Balthazar,—conservons-lui ce nom, puisque cela semble lui faire plaisir,—eut un professeur de philosophie dont la devise favorite était: «L'essentiel est de se poser beaucoup de questions.» Et il s'en posait, le digne homme, paraît-il, des myriades! Seulement, il ne se préoccupait jamais d'en résoudre une seule.

C'est ainsi qu'un jour il dit à ses élèves:

—L'un de vous, en avalant les siennes, s'est-il parfois demandé pourquoi les larmes sont salées?

Et sur cette cordiale parole, la classe se trouvant terminée, le digne professeur prit congé de ses élèves.

Le jeune Balthazar se piqua au jeu et fit le serment de venir à bout de cette thèse, coûtât que coûtât.

Il éplucha des bibliothèques entières, la Physiologie psychologique de Wundt, les Leçons d'Hydraulique de Puiseux, les exquises Perles et larmes du poète norvégien Bjœrnsen, et constata que le problème n'y était point abordé, même de loin.

Des esprits superficiels répondraient: «Eh! parbleu! les larmes sont salées parce qu'elles contiennent une forte proportion de chlorures alcalins.»

Nous le savons aussi bien que vous, esprits superficiels! Mais la question ne gît pas là. Nous nous demandons pourquoi la Providence intima aux larmes d'avoir le goût salé plutôt que tout autre goût.

M. Balthazar employa la méthode indirecte et se dit:

—Les larmes devaient avoir un goût ou ne pas en avoir.

Démontrons d'abord qu'elles devaient avoir un goût, et ensuite que tout autre goût que le goût salé aurait présenté des inconvénients dans lesquels le ridicule l'aurait disputé à l'odieux.

1o Les larmes doivent avoir un goût.—À n'en pas douter. S'imagine-t-on, par exemple, une mère versant des larmes insipides sur le cadavre de son enfant?

Non, mille fois non, n'est-ce pas? Eh bien, alors? (C. Q. F. D.)

2o Les larmes ne sauraient avoir un autre goût que le goût salé.—Vous représentez-vous, entre autres, des larmes acides? Les quelques personnes de la société dont une maîtresse grincheuse aurait aspergé le visage de vitriol, d'acide azotique ou même chlorhydrique connaissent les inconvénients résultant du contact trop direct de ces substances avec les tissus si délicats de l'appareil ophtalmique.

Les larmes ne sauraient être amères. Nos grands classiques ont tiré un immense parti des larmes amères. Or, cette amertume est, ici, purement métaphorique. Si nos pleurs étaient véritablement amers, il n'y aurait plus de métaphore et nos romanciers auraient ainsi une image de moins à leur arc. Qui sait même si notre grand Ohnet ne doit pas ses meilleures pages et les plus poignantes à ces trouvailles qu'un long usage n'a pu défraîchir? La Providence, raisonnablement, pouvait-elle consentir à en priver la langue française?

Les larmes ne sauraient être sucrées. Car les enfants se pleureraient tout le temps dans la bouche. Au lieu de donner un sou au petit Émile pour s'acheter du sucre d'orge, on lui ficherait une claque, et ce serait une économie. Oui, mais où serait la sanction paternelle?

M. Balthazar poursuit son travail dans cet esprit d'une impitoyable logique. Il démontre péremptoirement que les larmes ne sauraient avoir le goût de fromage, ni de groseille, ni de haricot de mouton, ni de tabac à priser, etc., etc...

Sa conclusion est certainement une des plus belles pages qu'on ait écrites en français depuis ces vingt dernières années.

LES VÉGÉTAUX BALADEURS

Il me faut encore revenir une fois sur cette étrange question des plantes qui marchent, question magistralement soulevée par notre ami Octave Mirbeau et brillamment poursuivie par celui qui écrit ces lignes.

Les chroniques que j'ai consacrées à ce phénomène et à la xylose de la gueule-de-loup m'ont valu un monstrueux courrier.

C'est à qui me signalera, dans cet ordre d'idées, des observations plus ou moins bizarres.

Impossible, à moins de transformer ce volume en un massif in-folio, de parler de chacune de ces communications.

Mais, dans le tas, deux épîtres m'ont paru dignes d'une sérieuse publicité.

La première émane d'un savant autrichien, le docteur Margulier (Vien IV, Technikerstrass, 5), qui veut bien apporter sa contribution à ce chapitre de botanique.

«Je ne connaissais pas, dit en substance le docteur Margulier, le cucumis fugax signalé par M. Mirbeau et par vous, mais le fait n'a rien qui puisse me surprendre, moi qui ai vu, dans les Indes, des forêts entières se déplacer à raison de trois ou quatre cents pieds par jour.

»Les forêts en question sont composées de l'espèce d'arbre appelé pandanus furcatus, remarquable par la rapidité extraordinaire du développement de ses tiges.

»Cet arbre se déplace au moyen de ses racines aériennes.

»Quand le sol où se trouve le pandanus furcatus est épuisé, l'arbre laisse dépérir son tronc, après avoir jeté des racines aériennes dont une, à son tour, sert à la plante comme nouveau tronc.

»Par ce procédé qui se répète à plusieurs reprises, l'arbre est en état de marcher à son gré, dans une direction quelconque.

»Les Hindous racontent même que ces arbres commencent à marcher dans le cas où l'on a abattu quelques-uns d'eux, comme si, poussés par l'instinct de conservation, ils voulaient échapper au danger.»

Le fait que me signale le docteur Margulier ne relève pas, comme on pourrait le croire, du domaine de la fantaisie.

Le professeur Baillon, de la Faculté de Médecine, avec lequel je déjeunais ce matin, m'en a affirmé la parfaite réalité.

Autre communication, pour laquelle le professeur Baillon n'a pas cru devoir se porter garant.

Mon correspondant a fait ses expériences à Londres, qu'il habite en ce moment, 15, Onslow Place S. W., dans un petit parc attenant à sa maison d'habitation.

Il a arrosé ses plantes avec des liquides de composition animale, soit du sang des bêtes, soit de l'eau dans laquelle on a fait bouillir des matières zoïques. (Et dans ce dernier cas, on a une occasion véritablement précieuse d'employer le mot bouillon de culture).

Un drosera (plante carnivore, comme chacun sait) fut arrosé avec du sang d'antilope. Après huit jours de ce traitement, le drosera filait un beau soir avec la rapidité du zèbre lancé d'une main sûre.

Une autre plante, arrosée avec de la soupe à la tortue (turtle soup), se mit à se promener dans le jardin, mais plus lentement, comme de juste.

Quant au court-bouillon, dans lequel on avait fait cuire des écrevisses, rien ne fut plus comique, dit mon correspondant—et je n'ai aucune peine à le croire—que de contempler les arbustes soumis à cet arrosage se mettre à marcher à reculons.

Mon correspondant ajoute d'ailleurs qu'il met la dernière main à un livre où sont consignées, tout au long, ces curieuses observations.

Cet ouvrage paraîtra prochainement chez Charpentier et Fasquelle et sera intitulé: les Horticoles.

L'AUTO-BALLON

Ce pauvre Captain Cap commençait à me raser étrangement, avec ses aérostats, ses machines volantes, planantes et autres, qui m'indiffèrent également.

J'allais prendre congé sur un quelconque motif, quand un gentleman d'aspect robuste, et qui avait semblé prendre un vif intérêt aux grandes idées de Cap, se leva, s'approcha, nous tendant le plus correctement du globe sa carte, une très chic carte de chez Stern, sur laquelle on pouvait lire ces mots:

Sir A. Kashtey
Winnipeg.

Nous aimons beaucoup le Canada, Cap et moi, et la rencontre d'un Canadien, même d'un Canadien anglais, nous transporte toujours de joie.

Aussi accueillîmes-nous le nouveau venu d'une mine accorte.

Quand nous eûmes échangé les préliminaires de la courtoisie courante:

—C'est que, continua sir A. Kashtey, l'aérostation, ça me connaît un peu!... J'en ai fait jadis dans des conditions peut-être uniques au monde!

Je vis Cap lever d'imperceptibles épaules... Conditions uniques au monde!... Téméraire étranger, va!

Sans se laisser démonter, Kashtey ajouta:

—Le particulier de mon ascension, c'est que le ballon c'était moi-même.

Du coup, Cap fut visiblement gêné. Sa mémoire, consultée à la hâte, ne recelait nul analogue souvenir, et son imagination, pourtant si fertile, nulle idée ingénieuse.

Sir A. Kashtey, après avoir eu la politesse de faire remplir nos verres, dit encore:

—Il y a une dizaine d'années de cela... Je commandais le brick King of Feet, chargé d'acide sulfurique, à destination d'Hochelaga. Une nuit, à l'embouchure du Saint-Laurent, nous fûmes coupés en deux, net, par un grand steamer de la Dark-Blue Moon Line et nous coulâmes à pic, corps et biens.

—Triste!

—Assez triste, en effet! Moi j'étais chaussé de mes grosses bottes de mer en peau de loup-phoque, imperméables si vous voulez, mais peu indiquées pour battre le record des grands nageurs. Je fus néanmoins assez heureux pour flotter quelques instants sur une pâle épave. À la fin, engourdi par le froid, je fis comme mon bateau et comme mes petits camarades: je coulai. Mais... écoutez moi bien, je n'avais pas perdu une goutte de mon sang-froid, et mon programme était tout tracé dans ma tête.

—Vous êtes vraiment un homme de sang-froid, vous!

—J'en avais énormément dans cette circonstance: la chose se passait fin décembre.

—Très drôle, sir!

—Du talon de ma botte, je détachai de la coque de mon brick un bout de fer qu'après avoir émietté dans mes mains d'athlète, j'avalai d'un coup. Doué, à cette époque, d'une vigueur peu commune, j'empoignai une des touries naufragées d'acide sulfurique et j'en avalai quelques gorgées.

—Tout ça, au fond de la mer?

—Oui, monsieur, tout ça au fond de la mer! On ne choisit pas toujours son laboratoire... Ce qui se passa, vous le devinez, n'est-ce pas?

—Nous le devinons; mais expliquez-le tout de même, pour ceux de nos lecteurs qui ne connaissent M. Berthelot que de nom.

—Vous avez raison!... Chaque fois qu'on met en contact du fer, de l'eau et un acide, il se dégage de l'hydrogène... Je n'eus qu'à clore hermétiquement mes orifices naturels, et en particulier ma bouche; au bout de quelques secondes, gonflé du précieux gaz, je regagnais la surface des flots. Mais voilà!... Comme dans la complainte de la famille Fenayrou, j'avais mal calculé la poussée des gaz. Ne me contentant pas de flotter, je m'élevai dans les airs, balancé par une assez forte brise Est qui me poussa en amont de la rivière. Ce sport, nouveau pour moi, d'abord me ravit, puis bientôt me monotona. Au petit jour, j'entr'ouvris légèrement un coin des lèvres, comme un monsieur qui sourit. Un peu d'hydrogène s'évada; me rapprochant peu à peu de mon poids normal, bientôt, je mis pied à terre, en un joli petit pays qui s'appelle Tadousac et qui est situé à l'embouchure du Saguenay. Connaissez-vous Tadousac?

—Si je connais Tadousac! Et la jolie petite vieille église! (la première que les Français construisirent au Canada). Et les jeunes filles de Tadousac qui vendent des photographies dans la vieille petite église au profit de la construction d'une nouvelle basilique!

(Et même, si ces lignes viennent à tomber sous les yeux des jeunes filles de Tadousac, qu'elles sachent bien que messieurs P. F., E. D., B. de C., A. A. ont gardé d'elles un souvenir imprescriptible.)

Sitôt fermée ma parenthèse, le gentleman de Winnipeg termina son récit avec une aisance presque injurieuse pour ce pauvre Cap:

—Dès que j'eus mis pied à terre, j'exhalai le petit restant d'hydrogène qui me restait dans le coffre, et je gagnai la saumonnerie de Tadousac en chantant à pleine voix cette vieille romance française que j'aime tant:

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