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Deux et deux font cinq (2 + 2 = 5): oeuvres anthumes

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Le moment où je parle est déjà loin de nous.

Cet alexandrin de Boileau jeta comme un froid, duquel profita une troisième bouteille de mon excellente bière de Nuremberg pour se faire déboucher par le furtivo-momentiste.

Cependant, la grande ville s'éveillait. On entendait s'ouvrir, claquant fort, la devanture des fruitiers, et déjà les actifs serruriers s'apprêtaient à leur tâche du jour.

Le néo-agoniaque en ramena bientôt un, et sur la gracieuse invitation de ces messieurs, je pénétrai dans leur domicile, non sans m'être loti de trois autres bouteilles de mon excellente bière de Nuremberg. (Il est des matins où l'homme le plus sobre assécherait des citernes.)

Dans le logis de ces messieurs, le confortable était remplacé par une poussière copieuse et probablement invétérée.

Des hardes, d'un ton plutôt pisseux, gisaient sur les meubles les moins faits pour les recueillir.

Sur une table, traînait tout ce qu'il faut pour ne pas écrire.

Dans un autre coin, se trouvait assemblé l'attirail nécessaire pour ne pas peindre; de vieilles toiles informément ébauchées, des palettes dont la sécheresse semblait dater de la Renaissance, des brosses qu'on aurait juré sorties de chez Dusser, des tubes d'où s'étaient évadés, sans espoir de retour, les riches cobalts et les lumineux cadmiums...

—C'est là votre atelier? fis-je au peintre.

—Mon atelier? Quel atelier?

—Eh bien, là où vous travaillez, parbleu!

—Là où je travaille, moi? Mais est-ce que je travaille, moi? Est-ce qu'un sincère furtivo-momentiste peut travailler?... Dans le temps, oui, j'ai travaillé... Le matin, je me mettais à peindre une bonne femme... j'allais déjeuner... je revenais... Eh bien, ça n'y était plus... En une heure, devenu vieux jeu, ridicule, périmé! Alors, j'ai renoncé à peindre.

Et pour marquer son inexprimable lassitude, le furtivo-momentiste déboucha la cinquième bouteille de mon excellente bière de Nuremberg. (J'ai oublié de faire mention de la quatrième: je serai reconnaissant au lecteur de me pardonner ce petit oubli.)

Sur la cheminée de ces messieurs s'étalait la photographie d'un jeune homme chevelu portant cette dédicace: «À Loys Job' Har.»

—Loys Job' Har, c'est moi, fit le poète.

—Tous mes compliments! C'est un fort joli nom. Vous êtes d'origine chaldéenne, sans doute?

—Pas du tout... La vérité m'oblige à vous avouer que mon vrai nom est Louis Jobard. J'ai cru pouvoir prendre sur moi de l'esthétiser légèrement.

—Vos aïeux ont dû tressaillir en leur sépulcre.

—Qu'ils tressaillent à leur aise! Quand ils auront bien tressailli, ils ne tressailleront plus.

À mon tour, je me nommai.

Une très visible moue vint aux lèvres de Job' Har.

—Votre nom ne m'est point ignoré; mais je n'ai rien lu de vous... Cependant, dans les crémeries où nous passions, j'ai parfois entendu des gens de basse culture intellectuelle qui s'éjouissaient de vos facéties.

Je n'eus l'air de rien, mais je me sentis abominablement vexé.

Et sur les six bouteilles de mon excellente bière de Nuremberg, j'en regrettai quatre, sincèrement.

SIMPLE CROQUIS D'APRÈS NATURE

Je viens du Havre par le train qui arrive à 11 h. 5.

J'ai donné, par dépêche, un rendez-vous à un de mes amis au café Terminus. Nous devons déjeuner ensemble et je l'attends.

Il n'arrive pas vite. Peut-être s'imagine-t-il, cet idiot, que je n'ai d'autre mission en la vie que l'attendre.

—Garçon, de quoi écrire! commandé-je pour tuer le temps.

Je vais écrire.

Je vais écrire quoi? N'importe quoi?

Ça n'a aucune importance que j'écrive une chose ou une autre, puisque c'est uniquement pour tuer le temps.

(Comme si, pauvre niais que je suis, ce n'était pas le temps qui nous tuait.)

Alors, je vais écrire ce qui vient de se passer à la table voisine de celle que j'occupe.

Trois personnes, débarquant sans doute d'un train de banlieue quelconque, sont entrées: une dame, un monsieur, une petite fille.

La dame: une trentaine d'années, plutôt jolie, mais l'air un peu grue et surtout très dinde.

Le monsieur: dans les mêmes âges, très chic, une physionomie à n'avoir pas inventé la mélinite, mais d'aspect très brave homme.

La gosse: en grand deuil, tout un petit poème. Pas plus de cinq ou six ans. On ne sait pas si elle est jolie. Elle semble être déjà une petite femme qui connaît la vie et qui en a vu bien d'autres. Sa bouche se pince en un arc morose et las. Dans ses grands yeux secs très intelligents passent des lueurs de révolte. Une pauvre petite sûrement pas heureuse!

Le monsieur et la dame ont demandé chacun un porto.

—Et moi? dit la gosse. Alors, je vais sucer mon pouce?

—Tu veux boire? dit la maman.

—Tiens, c'te blague! Pourquoi que je boirais pas? Tu bois bien, toi.

Le monsieur intervient.

—Que désirez-vous boire, ma petite fille?

—Moi, je veux boire un verre de gronfignan.

—Un verre de?...

—Du gronfignan... Tu sais bien, maman, du gronfignan comme il y a chez grand'mère.

—Ah! du frontignan!

—Oui, du gronfignan, avec deux biscuits.

—Des biscuits, petite gourmande?

—Mais oui, pardi, des biscuits! Je suis pas gourmande parce que je demande des biscuits. J'ai faim, v'là tout! Avec ça, des fois, que t'as pas faim, toi! Et tout le monde aussi, des fois, a faim. D'abord, chaque fois que je vais en chemin de fer, moi, j'ai faim.

Le gronfignan et les biscuits sont apportés.

—Fais donc attention, Blanche, tu manges comme un petit cochon!

—Comment, je mange comme un petit cochon!

—Bien sûr, tu mets du vin sur ta robe.

—Alors, les petits cochons, ça met du vin sur sa robe?

Et les yeux de la petite semblent hausser les épaules.

La mère s'impatiente visiblement.

—Et puis, quand tu auras fini d'essuyer la table avec tes manches.

—Avec quoi donc que tu veux que je l'essuie, la table? Avec mon chapeau à plumes qu'est dans ton armoire?

—Oh! cette petite fille est d'un mal élevé! Si tu continues, je te mettrai dans une maison de correction!

—Pas dans celle où qu'on t'a mise, toi, hein! Parce que ça ne t'a pas beaucoup profité, c'te correction-là, à toi.

Le monsieur ne peut s'empêcher de beaucoup rire.

—Ne riez pas, je vous prie, mon cher, dit la dame vexée... Ah! ces enfants! Plus on est gentil avec eux, plus ils sont ingrats.

La petite fille devient dure.

—Gentils avec eux, tu dis?... T'as la prétention d'être gentille avec moi, toi? Alors, pourquoi tu m'as laissée à la pension pendant Noël et pendant le jour de l'An?

—Parce que j'avais autre chose à faire.

—Autre chose à faire? Je sais bien, moi, ce que t'avais à faire... T'avais à faire de boulotter des dindes truffées avec des types!

—Avec des... quoi?

Car toute l'indignation de la mère est déclanchée par le mot: types.

—Avec des quoi?

Et la petite regarde sa mère bien dans les yeux et répète:

—Avec des types, je dis!

V'lan! Une gifle!

L'enfant n'a pas bronché, seulement sa petite bouche s'est pincée plus fort, et ses grands yeux sont devenus troubles de mauvaises pensées et de haine.

Le pauvre monsieur n'ose pas intervenir, mais il est très évidemment peiné de cette scène.

Après un silence:

—Tout de même, dit la petite, en jetant à sa mère un regard de défi, tu ne faisais pas tant la maline avec moi, du temps de mon autre papa, de mon vrai!

Le monsieur se lève et, s'excusant brièvement, sort.

Bientôt il revient avec une grande boîte, probablement acquise au bazar de la rue d'Amsterdam.

—Tenez, ma petite fille, voilà pour vous!

—Pour moi!

—Mais, oui, pour vous! Regardez, c'est une cuisine avec tout ce qu'il faut.

La petite ouvre la boîte et se pétrifie d'admiration.

Et puis, tout d'un coup, sa figure de révolte se détend. De grosses larmes emplissent ses yeux.

À ce moment, elle devient follement jolie.

Elle tombe dans les bras du monsieur, l'embrasse et sanglote, rageant de ne pas trouver des mots assez câlins pour lui dire toute sa reconnaissance:

—Merci, monsieur! Merci, mon cher bon monsieur! Merci, mon cher bon petit monsieur chéri!

Et, Dieu me pardonne, le cher bon petit monsieur chéri a aussi des larmes dans les yeux.

Mais la mère, trouvant cette histoire extraordinairement ridicule, frappe la table avec la pomme d'or de son parapluie pour que le garçon vienne, qu'on paye et qu'on file.

C'est égal, il y a des femmes qui sont rudement chameau!

MALDONNE

—Quant à moi, ajoutai-je, il y a bien longtemps, bien longtemps que je n'ai passé le premier de l'An à Paris.

—Vous regrettez de vous y trouver, cette année?

Un regard—mais quel regard!—fut ma réponse.

—Où étiez-vous l'année dernière?

—À Cannes.

—Et l'autre année dernière!

—L'autre année dernière!... j'étais à Anvers.

—À Anvers!... Que faisiez-vous donc à Anvers?

—Ah! voilà! je ne saurais pas vous narrer cette histoire à la fois comique follement et sinistrement ridicule... D'ailleurs, à proprement parler, ce n'est pas à Anvers que j'ai passé le premier de l'An, mais à Bruxelles. Seulement, j'étais parti de Paris à destination d'Anvers; je vous raconterai ça un de ces jours.

Ne faisons point poser davantage ma sympathique interlocutrice et disons-lui tout de suite ma pénible mésaventure.

C'était le 30 décembre 1892.

Il pouvait être dix heures.

Je procédais aux premiers détails de ma toilette, quand un coup de sonnette déchira l'air de mon vestibule.

Ma femme de chambre était profondément endormie.

Mon groom, complètement ivre, ronflait dans les bras de la cuisinière, très prise de boisson elle-même.

Quant à mon cocher et mon valet de pied, j'avais perdu l'habitude de leur commander quoi que ce fût, tant ils recevaient grossièrement la plus pâle de mes suppliques.

Je me décidai donc à ouvrir ma porte de mes propres mains.

Le sonneur était un monsieur dont le rôle épisodique en cette histoire est trop mince pour que je m'étale longuement sur la description de son aspect physique et de sa valeur morale.

Du reste, je l'ai si peu aperçu, que si j'écrivais seulement quatre mots sur lui, ce seraient autant de mensonges.

—Monsieur Alphonse A...? fit-il.

—C'est moi, monsieur.

—Eh bien! voilà, je suis chargé par Madame Charlotte de vous remettre une lettre...

—Madame Charlotte? m'inquiétai-je.

—Oui, monsieur, Madame Charlotte, une ancienne petite amie à vous, de laquelle ma femme et moi sommes les voisins. Cette dame, ignorant votre adresse actuelle, m'a prié de vous retrouver coûte que coûte et de vous remettre cette missive.

Je pris la lettre, remerciai le monsieur et fermai ma porte.

Charlotte! Était-ce possible que Charlotte pensât encore à moi! Oh! cette Charlotte, comme je l'avais aimée! Et—ne faisons pas notre malin—comme je l'aimais encore!

(Pas un de mot vrai dans cette passion, uniquement mise là pour dramatiser le récit.)

Charlotte! Ce ne fut pas sans un gros battement de cœur que je reconnus son écriture, une anglaise terriblement cursive, virile, presque illisible, mais si distinguée!

«Mon chéri, disait-elle, mon toujours chéri, mon jamais oublié, je m'embête tellement dans ce sale cochon de pays que la plus mince diversion, fût-ce une visite de toi, me ferait plaisir. Viens donc enterrer cette niaise année 93 avec moi. Nous boirons à la santé de nos souvenirs; j'ai comme un pressentiment qu'on ne s'embêtera pas.

»Celle qui n'arrêtera jamais d'être Ta

»Charlotte.
»158, rue de Pontoise, Anvers.»

—Anvers! me récriai-je. Qu'est-ce qu'elle peut bien fiche à Anvers, cette pauvre Charlotte? À la suite de quelles ténébreuses aventures s'est-elle exilée dans les Flandres?

Oui, mais faut-il qu'elle m'adore tout de même, pour n'hésiter point à me faire exécuter cette longue route, dans sa joie de me revoir!

Le lendemain, à midi quarante, je m'installais dans un excellent boulotting-car du train de Bruxelles.

À sept heures trente-neuf, je débarquais à Anvers, salué par l'unanime rugissement des fauves du Zoologique, sans doute avisés de ma venue par l'indiscrétion d'un garçon.

—Cocher, 158, rue de Pontoise!

Après un court silence, le cocher me pria de réitérer mon ordre:

—158, rue de Pontoise.

Une mimique expressive m'avertit de l'ignorance où croupissait l'automédon anversois relativement à la rue de Pontoise. Et même il ajouta:

—Ça existe pas!

Ses collègues, consultés, branlèrent le chef d'un air qui ne me laissa aucun doute.

Un garde-ville (c'est leur façon de baptiser là-bas les gens de police), m'assura que la rue de Pontoise n'existait pas à Anvers, ou que, si elle existait, elle n'avait jamais porté ce nom-là, et alors, c'est comme si, pour moi, elle n'existait pas, savez-vous!

Moi, je m'entêtais! Pourquoi la rue de Pontoise n'existerait-elle pas à Anvers? Nous avons bien, à Paris, la place d'Anvers et la rue de Bruxelles.

Il fallut bientôt me rendre à la cruelle réalité, et je réintégrai le train de Bruxelles, métropole où je comptais, à ce moment, plus d'amis qu'à Anvers. (Mes relations anversoises se sont, depuis lors, singulièrement accrues.)

Pas plutôt débarqué à Bruxelles, voilà que je tombe sur les frères Lynen, les braves et charmants qui m'emmènent chez l'un d'eux, où nous dînâmes et soupâmes en tant bonne et cordiale compagnie, jusqu'au petit jour. Cette nuit demeure un de mes bons souvenirs.

Oui, mais Charlotte!

Charlotte, je la revis quelques mois plus tard, au vernissage du Champ-de-Mars.

Une Charlotte méprisante, hautaine, mauvaise et pas contente.

—Vous auriez pu m'écrire, au moins, mon cher.

—Mais pourquoi écrire, puisque je suis venu?

—Vous êtes venu, vous?

—Bien sûr, je suis venu, et personne ne connaissait la rue de Pontoise.

—Personne ne connaissait la rue de Pontoise?

—Personne! J'ai demandé à tous les cochers d'Anvers...

—À tous les cochers... d'où?

—À tous les cochers d'Anvers.

Je n'avais pas fini de prononcer ces mots, que j'éprouvai une réelle frayeur.

Charlotte s'appuya contre une statue de Meunier et devint la proie d'un spasme.

Et ce ne fut que bien longtemps par la suite qu'elle put articuler:

—Alors, espèce de grand serin, tu es allé à Anvers, en Belgique?

—Dame!

—Et moi qui t'attendais à Auvers, à Auvers-sur-Oise, à une heure de Paris!

Elle ajouta, narquoise:

—Tu as eu tort de ne pas venir, tu sais!... Tu ne te serais pas embêté une minute!

Si jamais je remplace mon vieux camarade Leygues à l'Instruction publique, j'insisterai pour que, dans les maisons d'éducation de jeunes filles, on leur apprenne à faire dès u qui ne ressemblent pas à des n.

CONTRE NATURE

OU
LA MÉSAVENTURE DU DOCTEUR P...

—Bonjour, vieux!

—Bonjour, docteur!

Et comme nous étions pressés, nous ne nous arrêtâmes point même au plus furtif shake-hand et nous poursuivîmes notre route, le docteur vers la Bastille, moi dans la direction de la Madeleine.

Le monsieur avec qui j'étais avait manifesté un réel dégoût à l'aspect du docteur et je sentais qu'il mijotait en lui une terrible révélation.

—Vous connaissez cet individu? fit-il au bout d'une minute de silence, longue comme un siècle ou deux.

—Qui ça? Le docteur P...? je crois bien, que je le connais!

—Eh bien! mon cher ami, je ne vous en fais pas mon compliment!

—Pourquoi donc?

—Parce que cet individu est un rude salaud!

—Ah bah!

—Un rude salaud et, j'ajouterai, un cynique comme on n'en rencontre pas souvent!

Certes, le docteur P... n'est pas parfait. Il se bat pour la vie un peu avec les armes qui lui tombent sous la main (tout le monde n'hérite pas d'un arsenal tout fait), mais entre ça et être un rude salaud et un dégoûtant cynique, il s'interpose quelques nuances.

D'abord, il est à peu près docteur comme vous et moi. Il n'a même avec la plus élémentaire thérapeutique que des rapports extrêmement lointains.

On l'appelle docteur, comme on en appelle d'autres commandant, parce que certaines allures imposent certains titres, sans qu'on puisse jamais préciser pourquoi.

L'amusant de la situation, c'est que P... s'imagine parfois être un véritable morticole, et qu'il n'est pas rare de le surprendre gravement occupé à donner au pauvre monde des consultations gratuites, mais ne reposant sur aucun travail scientifique réellement sérieux.

Le docteur P... (conservons-lui ce titre qui ne fait de tort à personne) supplée à l'absence de quelques grandes vertus par mille petites qualités qui les remplacent très suffisamment, ma foi.

Un des grands reproches que je formulerais à son égard, si je m'en reconnaissais le droit, c'est de se livrer au culte d'une foule de jeunes femmes successives, rapidement successives.


J'en étais là de mes réflexions sur le docteur P..., quand le monsieur qui l'avait traité de rude salaud crut devoir insister:

—Oh! oui, un rude salaud! Savez-vous ce qu'il a fait, l'autre soir, en pleine brasserie, devant une trentaine de personnes?

—Oh! mon Dieu! vous me faites peur!

—Cet individu s'est levé, a serré la main de ses amis, s'excusant de les quitter si tôt, mais il avait, disait-il, rendez-vous chez lui avec un jeune garçon boucher...

—Quelle blague!

—Pas du tout, mon cher, c'est très sérieux. Il donnait même des détails: un jeune garçon boucher qui n'était pas dans une musette! Et en disant ces mots, le docteur faisait le geste d'envoyer des baisers imaginaires, comme pour exprimer un idéal échappant à toute description. Voilà ce que c'est que votre docteur P...

Ai-je besoin de disculper mon vieux docteur?

Cette accusation reposait sur les bases d'argile du simple malentendu,

D'un simple coup d'éventail, je renversai le fragile édifice.

Le docteur P..., qui fréquente beaucoup les artistes, a pris l'habitude de désigner les dames en général et particulièrement ses maîtresses en les affublant du nom du peintre qui les aurait représentées le plus volontiers.

Sa bonne amie a-t-elle une mine candide avec de grands yeux bleus, c'est un petit Greuze.

Sa bonne amie a-t-elle, etc., etc., c'est autre chose.

(Cette nomenclature m'entraînerait un peu loin.)

Bref, chaque jour, on entend le docteur P...:

—J'ai fait connaissance, hier, d'un petit Fragonard épatant!

Ou bien:

—Je vais dîner ce soir avec un petit Forain tout ce qu'il y a de plus rigolo!

Ou bien:

—Vous ne m'avez pas vu ces jours-ci, parce que je suis en train de filer le parfait amour avec un petit Boticelli de derrière les fagots!

À nous qui le connaissons, ces déclarations ne nous étonnent plus.

Mais du monsieur qui entendit, un soir, en pleine brasserie, cette phrase cynique:

—Excusez-moi de vous lâcher si tôt, mais j'ai rendez-vous chez moi avec un petit Boucher qui n'est pas dans une musette!

La stupeur est parfaitement légitime.

Et le monde est si rosse, à Paris, et si prêt à propager les plus invraisemblables calomnies, que le docteur P..., à l'heure qu'il est, passe, aux yeux de bien des gens, pour un sale monsieur auquel on ne donne pas la main, et qui n'y couperait pas, en Angleterre.

UNE DRÔLE DE LETTRE

Cannes. Décembre 1893.

Un jeune garçon de mes amis, M. Gabriel de Lautrec, m'envoie une lettre de conception tourmentée et de forme—dirai-je?—incohérente.

L'idée m'est venue, un instant, de ne la publier point. Mais, au seul horizon de la remplacer par une vague littérature de mon cru, le sang ne m'a fait qu'un tour, un seul, et encore!

Il fait du soleil sur la promenade de la Croisette, comme s'il en pleuvait. La tournée Saint-Omer est dans nos murs, dans le but évident de jouer ce soir le Sous-préfet de Château-Gandillot, par notre sympathique camarade, le jeune et déjà célèbre auteur dramatique Ernest Buzard. Je ne voudrais pas manquer la petite pièce qui sert de lever de rideau. Alors, quoi? je n'ai qu'à me dépêcher.

La seule ressource me demeure donc d'insérer dans nos colonnes la missive de ce Gabriel de Lautrec, qui ne sera jamais, décidément, sérieux:

«Mon cher Allais,

»Je couvre mes yeux de ma main, un instant; je rejette en arrière, d'un mouvement convulsif, mes cheveux où mes doigts amaigris mettent un désordre voulu; je ranime la flamme jaune des bougies dans les chandeliers d'ébène, en cuir de Russie, qui sont le plus bel ornement de mon intérieur; j'envoie un sourire voluptueux et morne à l'image de la seule aimée, et, après avoir disposé sur mes genoux, symétriquement, les plis du suaire à larmes d'argent qui me sert de robe de chambre, je vous écris—c'est à cette circonstance bien personnelle que la lettre qui va suivre emprunte son intérêt (avec l'intention formelle de ne jamais le lui rembourser).

»Si j'ai tardé à vous répondre, c'est que j'ai fait ces jours derniers un petit voyage,—en chemin de fer.

»En chemin de fer! direz-vous—mon cher ami! Oh oui! je suis bien revenu de mes idées arriérées. Les chemins de fer ont leur avantage; il faut faire quelques concessions à son siècle. La vie est faite de concessions—à perpétuité.

»Lorsque votre lettre m'est parvenue, je relisais les épreuves de mon volume sur l'Adaptation des Caves glacières à la conservation des hypothèques pendant les chaleurs de l'été; j'ai suspendu aussitôt tout travail, ai-je besoin de le dire? et tout en regrettant de la recevoir si tard, je l'ai lue attentivement.

»Votre idée de la montre-revolver est très séduisante, à première vue. Elle est, en outre, pratique, ce qui ne gâte rien. Le mécanisme, tel que vous me le décrivez, avec trois dessins à l'appui (les dessins, entre parenthèses, sont assez mal faits), cette double détente de la montre et du revolver, ingénieusement reliée par l'ancre d'échappement, tout cela est merveilleusement trouvé.

»Tout le jour, vous portez votre montre dans la poche de votre gilet. Vous la regardez, vous savez l'heure, c'est très commode.

»Le soir venu, quelqu'un vous attaque, sous le prétexte fallacieux de demander l'heure, précisément. Vous exhibez votre montre, vous tirez dix ou douze coups, et voilà des enfants orphelins (ou du moins dangereusement blessé, le père).

»Et cependant, à voir l'objet, c'est une simple montre, comme vous et moi.

»C'est merveilleux, voilà tout.

»Je sais bien qu'il y a un inconvénient.

»Toutes les fois que l'on tire un coup de revolver, la montre s'arrête.

»Je trouve cela très naturel.

»Il serait difficile qu'il en fût autrement.

»Vous avouez, d'ailleurs, cet inconvénient au lieu d'en chercher le remède, et combien vous avez raison!

»Car un inconvénient auquel on remédie n'en est plus un.

»Est-il nécessaire, d'ailleurs, d'y remédier?

»Pour ma part, je vois là, tout au contraire, un grand avantage.

»Je pense que si l'on pouvait faire adopter votre modèle de montre-revolver par les assassins, au moyen d'une remise de la force de plusieurs chevaux, ce serait d'une sérieuse utilité pour les constatations judiciaires.

»On serait immédiatement fixé, rien qu'en regardant l'instrument du crime, sur l'heure précise de la mort.

»L'expression usuelle: l'Heure de la Mort cesserait dès lors d'être une vaine métaphore, pour devenir une palpable réalité.

»Or, je vous le demande: toutes les fois qu'on a l'occasion de réaliser une métaphore, doit-on hésiter un seul instant?

»... Au moment de terminer ma lettre, un remords vient me visiter. Je lui offre un siège et des cigares, courtoisement.

»Ce que je vous ai dit, en commençant, au sujet des chemins de fer, vous a peut-être fait croire que j'étais un partisan résolu de ce nouveau moyen de transport: il n'en est rien.

»Les désagréments qu'il présente sont nombreux.

»Pourquoi, par exemple, placer les gares, toujours, et exactement, sur la ligne du chemin de fer?

»Le train s'arrête, vous descendez; il y a cent contre un à parier que vous trouverez une gare devant vous.

»Et le pittoresque, et l'imprévu, qu'en fait-on?

»Au point de vue du décor, ne vaudrait il pas mieux disséminer les gares, loin du railway, dans la campagne, au hasard du paysage? On les apercevrait de loin en passant, sur une montagne, à l'extrémité d'une vallée—le décor y gagnerait, et le voyage offrirait bien plus d'agrément.

»Sur ce, mon cher Allais, je vous quitte. Je vais allumer ma pipe à la pompe, comme disait l'autre, et la fumer à votre santé.

»Gabriel de Lautrec.»

Notez bien que je n'ai jamais parlé à Gabriel de la moindre idée de montre-revolver.

Ou bien, alors, étais-je gris, telle la feue Pologne, à moins que ce fût lui qui eût bu plus que de raison?

Mais, cette jolie conception de semer les gares par le travers des horizons!

Vous croyez bonnement que les grandes Compagnies s'y arrêteront une minute!

Alors, je le vois bien, vous êtes comme les autres: vous ne connaissez pas les grandes Compagnies.

FRAGMENT D'ENTRETIEN
ENTRE MON JEUNE AMI PIERRE ET MOI
SUR LA PLAGE DE CABOURG

—Alors, comme ça, te v'là revenu?

—Mais oui.

—T'as bien rigolé en route? Les peaux-rouges t'ont pas scalpé? Fais voir.

—Contemple. (Je me découvre.)

—Non, t'as encore tes douilles. À Washington, as-tu rencontré le petit O'Kelly?

—D'abord, je ne suis pas allé à Washington, et puis, je ne connais pas le petit O'Kelly.

—C'est un gosse américain que j'ai joué avec, cet hiver, à Cannes.

—Et toi, mon vieux Pierre, que fais-tu de bon? Travailles-tu un peu?

—Travailler pendant les vacances! Eh ben, mon vieux, t'as pas la trouille! surtout c't' année qu'il va me mettre au lycée.

—Qui ça, il?

—Papa, donc.

—Tu me sembles bien irrévérencieux pour l'auteur présumé de ton existence.

—Tu trouves? Pourquoi donc que je serais révérencieux avec un bonhomme à qui que j'ai jamais rien fait et qui me boucle dans un bahut comme si j'étais une sale fripouille? Aussi, pour les devoirs de vacances qu'il m'a donnés à faire, il peut s'taper.

—Mais quand il s'apercevra que tu n'as rien fait...

—Il s'apercevra de rien. Maman et moi, nous lui montons le coup. Tous les samedis, il s'amène:—Pierre est convenable? qu'il fait.—Mais oui, que maman répond.—Il fait bien ses devoirs!—Mais oui.—Il sait bien ses leçons!—Mais oui, mon ami.

—Elle a du toupet, ta maman!

—Ça, tu peux le dire! Un vrai culot! On le dirait pas, hein, avec son petit air! Quand elle fiche des blagues comme ça à papa, j'ai envie de l'embrasser comme du pain... On dit que c'est vilain, le mensonge; mais y a des fois où que c'est p'us chouette que la vérité, pas?

—Je suis tout à fait de ton avis, et Ibsen aussi, dans le Canard sauvage.

—Ça doit être rigolo, c'te pièce-là. Est-ce que le canard dit des blagues ou la vérité?

—Ce serait trop long à t'expliquer... Et, alors, tu t'amuses bien?

—J'arrête pas; et puis, tu sais, je fais de la bicyclette, maintenant.

—Tous mes compliments.

—Oui, même hier, j'ai fichu par terre un curé sur le sable: j'avais pourtant bien corné, mais il n'avait pas entendu.

—Qu'a-t-il dit, le digne ecclésiastique?

—Le digne ecclésiastique? Il n'a rien dit. Tout de suite, je suis descendu et j'y ai aidé à secouer le sable qu'y avait sur sa soutane. Je pouvais pas m'empêcher de rigoler, surtout quand il m'a demandé quelle machine que j'avais: «C'est une Clément, m'sieu le curé», que j'ai dit. Alors, il m'a répondu: «Votre Clément me fut inclémente.» Au fond, c'était idiot, mais comme je l'avais fichu par terre, j'ai fait mine de trouver son mot très rigolo.

—Et, en dehors du renversement des prêtres, à quel sport t'adonnes-tu?

—Un peu de tout, tu sais. Sur une plage, on trouve toujours à s'occuper. Mais où j'ai été vraiment épaté, c'est ce matin.

—Conte-moi ta stupeur.

—Y a, depuis quelques jours, ici, une petite fille qui est tout ce qu'on peut rêver de plus époilant. Jolie, mon vieux! Avec des grands yeux clairs, et puis une toute petite bouche, et puis une peau, mon vieux! une peau d'un blanc épatant. Et puis des cheveux pas tout à fait rouges, mais presque, et fins, fins, fins. Quand le soleil tape là-dessus, elle a l'air d'avoir une perruque en or. Et puis, avec ça, habillée comme les mômes angliches dans les albums de Kate Greenaway. Je la trouve si jolie, que j'ai toujours envie de l'apporter à maman pour qu'elle la mette sur son étagère.

—Et alors?

—Alors, ce matin, elle était sur la plage très occupée à creuser un grand trou dans le sable. Tout d'un coup, v'là qu'elle s'aperçoit que je m'étais arrêté pour la regarder. V'là ses yeux bleus qui deviennent noirs de colère, sa peau blanche qui devient toute rouge, et puis elle s'écrie avec sa drôle de petite voix: Qu'est-ce que t'as à me regarder comme ça, espèce de sale cocu!

—Eh bien! elle est dégourdie, ta petite Greenaway! Que lui as-tu répondu?

—Ma foi, mon vieux, j'ai été tellement baba, que j'ai trouvé rien à lui répondre. Les bras m'en tombaient du corps.

—Penses-tu qu'elle comprenait toute la gravité de ses propos?

—Ah ouatt! Elle est trop môme pour ça.

—Et toi?

—Moi, si je sais ce que c'est que d'être cocu? Ah ben! ce serait malheureux, à mon âge, si je savais pas ça. Un cocu, c'est un type qu'est marié et que sa femme lui fait des blagues avec d'autres types.

—Précisément.

—C'est égal, je me suis dit: «Ma p'tite rouquine, c'est jamais moi qui t'épouserai quand tu seras en âge.» Parce que, vois-tu, mon vieux, quand on parle de ça si jeune, il est probable qu'on le fera pour de vrai, plus tard.

—Tu es philosophe, Pierre.

—Faut bien, dans la vie.

THÉRAPEUTIQUE DÉCORATIVE
ET PEINTURE SANITAIRE

J'ai raconté, dans le temps,—le souvenir n'en est-il pas encore tout frissonnant au cœur de tous?—l'histoire de mon ami, ce peintre qui ne voulait pas boire du vin rouge en mangeant des œufs brouillés, parce que ça lui faisait un sale ton dans l'estomac.

Le même, mettant à la poste une grosse lettre suffisamment et polychromiquement affranchie, ajoutait un superflu timbre de quinze centimes pour faire un rappel de bleu.

Le brave garçon!

Je l'ai revu l'autre jour, j'ai dîné avec lui en compagnie d'une jolie petite bonne amie qu'il détient depuis quelques jours, une drôle de mignonne et menue femmelette qui l'adore.

J'ai pu constater qu'il est toujours dévoré par la folie du ton.

Et j'ai appris une histoire qui m'a amusé, telle une baleine.

Sa petite bonne amie, à la suite d'un chaud et froid, contracta naguère un fort rhume.

(Pourquoi le chaud et froid est-il si pernicieux, alors que le froid et chaud ne cause même pas à l'organisme des dégâts insignifiants? Loufoquerie de la nature!)

—Ça ne sera rien que ça, dit le Dr Pelet (leur médecin). Badigeonnez-vous avec de la teinture d'iode. Tenez-vous bien au chaud. Prenez quelques pastilles X... (case à louer), et puis voilà!

Ce soir-là, mon ami et sa jeune compagne rentrèrent de bonne heure (minuit et demi), non sans avoir fait l'emplette d'une bouteille de teinture d'iode.

—Avec un pinceau? demanda le pharmacien.

À la seule pensée d'acheter un pinceau chez un pharmacien, le peintre et son amie moururent de rire.

La délicieuse enfant se mit au lit et—pâle martyre—offrit sa jeune gorge aux affres du badigeonnage.

—Ah çà, c'est épatant! s'écria l'artiste.

—Quoi donc! s'informa la victime.

—Tu n'as pas idée ce que ça fait joli, cet iode brun sur ta peau rose! C'est épatant! Ce qu'on ferait une jolie étoffe avec ces deux tons-là!... Ça ne te fait rien qu'au lieu d'un badigeonnage amorphe, je représente un chrysanthème?

—Mais, comment donc!

—Là... voilà!... La tige, maintenant.

—Oh! la, la! tu me chatouilles!

—C'est que j'emploie le petit bout du pinceau... C'est épatant!... Tiens, lève-toi et va te voir dans la glace.

La pauvre petite concubine se leva sans enthousiasme, mais heureuse tout de même de faire plaisir à son ami.

—Oh! oui, c'est épatant!

—Tiens, je vais encore t'en faire un. Ne bouge pas, ne bouge donc pas!

—Mais tu me chatouilles, mon pauvre chéri!

—Il faut savoir souffrir pour l'art.

Et le voilà parti, perdant toute notion de l'actuel, à décorer la petite, comme Gérôme fait de ses statues.

Autour de ses bras et de ses jambes, il fit grimper des liserons, des clématites, des volubilis.

... Je donnerais volontiers plus de détails, mais voilà qu'il est cinq heures et j'ai promis d'être à six heures justes à un rendez-vous que je ne manquerais pas pour un boulet de canon.

Abrégeons.

La jeune badigeonnée passa ce qu'on appelle une mauvaise nuit.

Pas une partie de son corps qui ne fût la proie d'une intolérable cuisson!

—Je ne peux pas dormir! gémissait-elle.

Et mon ami lui répondit:

—Oui, c'est bête ce que j'ai fait là!... Demain, au lieu de chrysanthèmes, je te peindrai des pavots!


Quelques jours plus tard je le rencontrai.

Chargé d'une brassée de fleurs acquises au marché Saint-Pierre, il remontait chez lui, tout en haut de la rue Lepic.

—Et ça va toujours bien? dis-je.

—Tout à fait bien. Et toi?

—Triomphalement!

—C'est vrai. Tu as une mine superbe, avec un air de ne pas t'embêter autrement dans la vie.

—Pas lieu de m'embêter en ce moment. Si ça pouvait durer!... Et ta petite compagne?

—Tout à fait mieux.

—Tu ne te livres plus à la peinture à l'iode sur son jeune corps?

—Oh! oui, c'est vrai!... Je ne pensais plus qu'elle t'avait raconté cette histoire... Eh bien! mon vieux, c'est épatant, ce que c'est devenu! La teinture d'iode s'est évaporée, mais les endroits où j'avais peint les fleurs sont restés d'un rose vif et chaud qui s'enlève si joliment sur le rose pâle de sa peau! Tu n'as pas idée, mon garçon, de ce que c'est exquis! Et d'un délicat! Et d'un distingué! Si Jansen voyait ça...

—Quel Jansen?

—Le tapissier de la rue Royale, qui vend de si jolis meubles anglais. Si Jansen voyait ça, il en deviendrait fou et me commanderait, sur l'heure, une étoffe dans ces deux tons-là pour chambre de jeune fille... Tiens, viens la voir!

—Mais... sa pudeur? fis-je avec le doux sourire du sceptique endurci.

—Sa pudeur?

Et mon ami prononça ce mot pudeur sur un ton correspondant exactement à mes idées.

(Je n'insiste pas, dans la crainte de désobliger quelques bourgeois du Marais, à l'estime desquels j'ai la faiblesse de tenir.)

Son atelier se compose d'un ancien immense grenier, éclairé par un vitrage grand comme le Champ de Mars, et dans le coin duquel (grenier) s'aménage la chambre du jeune peintre et de sa petite amie.

—Comme ça sent le goudron, ici! reniflai-je en entrant.

—Oh! ne fais pas attention! C'est Alice qui se sert pour sa toilette de l'eau de chez Bobœuf, très délicieuse mais qui sent un peu le goudron.

—Ah!

—Oui!

Un grand ennui venait de se peindre sur la figure de mon ami. Évidemment, il regrettait de m'avoir amené. Mais pourquoi ce regret?

—Comment, bondis-je soudain, c'est de toi ce tableau?

Et je désignais une toile en train sur un chevalet.

—Mais oui, c'est de moi.

—De toi! cette peinture qui se passe dans la cave d'un nègre! De toi, que je connus affolé de lumière et de clarté! De toi, cette chose innomablement brune! De toi, à qui le seul mot bitume levait le cœur!

—Oui, mon pauvre ami, de moi! Un jour, peut-être, tu sauras et alors tu me serreras la main très fort et tu auras grand'peine à retenir tes larmes!... Mais assez causé de ce triste sujet, et viens voir l'adorable corps illustré de la jeune Alice.


(Passage supprimé par la Censure.)


—Mais, nom d'un chien! m'impatientai-je, me diras-tu d'où cette évolution brusque et en pis de ta manière?

—Soit!... Alors, jure-moi de n'en rien dire à âme qui vive!

—Mon ouïe est un sépulcre où tout s'engouffre et meurt!

—Tiens, un joli vers... Eh bien! voici: Tu as remarqué, en entrant, comme ça sentait le goudron?

—Délicieusement!... Et ce parfum m'évoque toute une enfance flâneuse, traînée sur les quais de mon vieux Honfleur natal et à jamais chéri.

—Eh bien! c'est ma peinture qui sent ça!

—Ta peinture!... Tu fais de la peinture au goudron?

—Parfaitement! Le manager... Comment prononces-tu ça en anglais?

—Le ménédjeuhr.

—C'est bien ça... Le... machin d'un hôtel de Menton, où il ne vient que des Anglais tuberculeux, m'a commandé douze panneaux décoratifs, à condition qu'ils seraient peints à base de goudron, rapport aux émanations bienfaisantes de ce produit... Une idée à lui!

—Et tu as accepté cet odieux compromis!

—Les temps sont durs, tu sais.

—À qui le dis-tu!

—Cette petite Alice, sans être coûteuse, a ses exigences. Ce matin encore, elle m'a demandé 12 fr. 50 pour des bottines.

—Bigre!

—Oh! ça n'est rien, ça! Mais reconnais toi-même que le goudron n'est pas beaucoup fait pour éclaircir une palette.

LES BEAUX-ARTS
DEVANT M. FRANCISQUE SARCEY

Je venais de sortir de mon domicile et je flânais, le bas de mon pantalon relevé et l'esprit ailleurs.

À la hauteur de la rue Fromentin, je fis rencontre d'un homme qui, très poliment, à mon aspect, leva son chapeau.

Cet homme, disons-le tout de suite pour ne pas éterniser un récit dénué d'intérêt, n'était autre qu'un nommé Benoît, le propre valet de chambre de M. Francisque Sarcey, l'esthète bien connu.

Avez-vous remarqué, astucieux lecteurs, et vous, lectrices qui la connaissez dans les coins, comme les méchantes idées vous arrivent avec la rapidité de l'éclair lancé d'une main sûre, alors que les bonnes semblent chevaucher des tortues, pour ne point dire des écrevisses?

L'idée que me suggéra la rencontre de Benoît m'advint aussi vite que le coup de foudre professionnel le mieux entraîné.

Le miel aux lèvres, je serrai la main du valet et m'informai de la santé de tout le monde.

—Et où allez-vous comme ça? continuai-je.

—Je vais au Petit Journal, porter l'article de Monsieur.

—Tiens! Comme ça se trouve! Moi aussi, je vais au Petit Journal. Remettez-moi la chronique de M. Sarcey. Cela vous évitera une course.

L'homme obtempéra.

Et cette chronique du cénobite de la rue de Douai, croyez-vous bonnement que je l'ai portée à la maison Marinoni? Oh! que non pas!

J'ai voulu vous faire une bonne surprise, ô clientèle de mon journal, et, au risque d'être traîné devant la justice de mon pays, je livre à vos méditations la littérature prestigieuse de notre oncle à tous:

LA SCULPTURE

«On ne le dirait pas à me voir, cependant j'adore les Arts. Car j'estime qu'il en faut dans une société bien organisée; pas trop, bien entendu, mais il en faut.

»Chez moi, j'ai quelques tableaux, quelques dessins, mon buste, des statuettes. C'est gentil, ça meuble.

»Cette année, comme de juste, je n'ai pas manqué d'aller visiter le Salon du Champ de Mars et celui des Champs-Elysées.

»Eh bien! je ne regrette pas mon voyage; j'ai appris bien des choses que j'ignorais et qui me serviront de sujets de chroniques.

»Car ce n'est pas le tout d'avoir des chroniques a faire, il faut encore trouver des sujets sur quoi les écrire. Le public ne se rend pas compte de ce que c'est dur, de livrer, comme moi, trente-quatre chroniques par semaine. Essayez, un jour, pour voir; vous m'en direz des nouvelles.

»Pour en revenir aux Beaux-Arts, je vous dirai que la sculpture est ce qui m'émerveille le moins.

»Comme me le disait très justement un jeune peintre: «La sculpture, c'est bien plus facile que la peinture, parce que les sculpteurs n'ont à se préoccuper ni de la couleur, ni de la perspective, ni des ombres.»

»On ne se doute pas comme c'est facile, la sculpture. Vous-même, moi-même, nous en ferions demain, si nous voulions.

»Il faut seulement de la patience. Savez-vous comment procèdent les sculpteurs pour faire une statue? Non, n'est-ce pas? Vous êtes comme j'étais hier; mais on m'a expliqué et je vais vous indiquer le procédé.

»Supposons qu'il s'agisse d'une femme nue à reproduire.

»Le sculpteur fait venir chez lui une femme, un modèle comme ils disent, dont les traits et la forme du corps répondent au sujet qu'il s'est proposé.

»La femme se déshabille complètement et se met dans la posture indiquée par l'artiste. C'est ce qu'on appelle la pose.

»De son côté, le sculpteur, sans s'occuper de toutes les bêtises que vous pourriez supposer avec une femme nue, se met à l'ouvrage.

»Il y a, près de lui, un énorme bloc de terre glaise, et il tâche de donner à ce bloc la forme exacte de la femme qu'il a sous les yeux.

»Il en enlève par-ci, il en rajoute par-là. Bref, il tripatouille sa terre glaise, jusqu'à résultat satisfaisant.

»Quand il a peur de se tromper, de faire une cuisse trop grosse, par exemple, ou un mollet trop maigre, il s'approche du modèle et mesure la partie en question avec un mètre flexible en étoffe, semblable à ceux dont se servent les tailleurs, et divisé en centimètres et en millimètres. S'il a fait la cuisse trop grosse, il enlève de la terre. S'il a fait le mollet trop maigre, il en rajoute, et voilà!

»Comme vous voyez, ce n'est pas un métier bien difficile.

»Si je n'avais pas tant à faire, je me mettrais à la sculpture. Je me sens une vocation toute spéciale pour la reproduction des nymphes couchées.

»Malheureusement, je suis myope comme un wagon de bestiaux quand je veux voir quelque chose, je suis forcé de mettre le nez dessus. Et, dame, quand on a le nez dessus, et qu'il s'agit d'une nymphe, la sculpture n'avance pas beaucoup, pendant ce temps-là!

»Quand la statue en terre glaise est finie, elle sert à fabriquer des moules, dans lesquels on verse du plâtre délayé avec de l'eau. En séchant, le plâtre durcit, et une fois dégagé du moule, il ressemble complètement à la statue de terre glaise. C'est extrêmement curieux!

»Quelques sculpteurs m'ont affirmé qu'on fait cuire la terre glaise. Provisoirement, je me méfie de ce renseignement, car il y a beaucoup de farceurs dans ces gens-là.

»L'un d'eux m'a même chanté, pour prouver son dire, une fantaisie de feu Charles Cros, dans laquelle se trouve ce couplet:

Proclamons les princip's de l'Art!
Que personn' ne bouge!
La terr' glais', c'est comm' le homard,
Quand c'est cuit, c'est rouge.

»En dehors de la terre glaise et du plâtre, les matières les plus employées par les sculpteurs sont le marbre et le bronze.

»Le bronze est plus foncé, c'est vrai, mais il est plus solide. Pour les déménagements, c'est une chose à considérer.

»La place me manque pour parler, comme il conviendrait, de la peinture et des autres arts représentés dans les différents Salons.

»Ce sera, si vous voulez bien, le sujet de ma prochaine causerie.

»Francisque Sarcey.»

Mes lecteurs me sauront gré, je l'espère, de leur avoir fourni une lecture aussi substantielle et aussi délicate en même temps.

Quelle leçon pour les Geffroy, les Mirbeau, les Arsène Alexandre et d'autres dont ma plume se cabre à écrire les noms!


Je vous avouerai que je n'étais pas sans quelque inquiétude au sujet du procédé plus que douteux dont je m'étais servi pour extorquer à M. Sarcey sa chronique sur la sculpture.

Je me trompais: notre oncle à tous fut le premier à rire de mon indélicatesse. Quand il était jeune, dit-il, il en faisait bien d'autres!

Le robuste vieillard ajouta:

—Avec tout ça, vos lecteurs ont eu mon opinion sur la sculpture, mais ils ignorent ce que je pense de la peinture. Croyez-vous que cela leur ferait plaisir d'être fixés sur ce point?

—Pouvez-vous, maître, me poser une telle question?

Le cénobite de la rue de Douai sourit, visiblement flatté. Il essuya ses lunettes d'un petit air malicieux et me remit les feuillets suivants:

LA PEINTURE

«Mon dernier article sur la sculpture m'a valu un nombre considérable de lettres, quelques-unes pour me traiter de vieux fourneau, mais la plupart pour me féliciter et me remercier des renseignements que je donne sur cet art si vraiment français.

»Beaucoup de mes lecteurs ignoraient le premier mot de la sculpture, et l'auraient peut-être ignoré jusqu'à leur trépas, si je n'étais pas venu leur révéler ces secrets si intéressants.

»Ah! c'est une de nos joies, à nous autres, chroniqueurs en vogue, de jeter la lumière dans les masses, comme le semeur jette le grain!

»Pour ma part, c'est effrayant ce que j'ai appris de choses aux gens, ce que j'ai ouvert d'horizons aux âmes bornées, ce que j'ai fait faire de progrès à la bourgeoisie française.

»Car, et je m'en fais gloire, c'est dans la bourgeoisie, de préférence dans la bourgeoisie aisée, que je recrute ma clientèle.

»Bien entendu, j'ai des lecteurs dans d'autres milieux: dans le professorat, dans la gendarmerie, par exemple, mais la plus grande partie appartient à la bourgeoisie aisée.

»Qu'est-ce que je disais, donc? Ah! oui, je disais que mon article sur la sculpture m'avait valu une avalanche de lettres: beaucoup me demandent de faire pour la peinture ce que j'ai fait pour la sculpture.

»Je me rends aux sollicitations de mes aimables correspondants, d'autant plus volontiers que telle était mon intention première.

»Je vous expliquais, dans ma dernière chronique, que la sculpture est un art facile et à la portée du premier imbécile venu: vous-même, moi-même.

»La peinture, c'est une autre paire de manches!

»Songez donc: il faut que l'artiste vous donne, avec cette chose plate qu'est un tableau, l'illusion, d'objets plus ou moins près, plus ou moins loin.

»L'illusion du lointain se donne grâce à la perspective.

»Vous n'êtes pas sans avoir remarqué qu'un objet paraît plus petit s'il est loin, que s'il est près; et plus il est loin, plus il est petit. Cette illusion d'optique est due à ce qu'on appelle la perspective.

»Quand vous vous placez à l'entrée d'une rue droite et longue, pour peu que vous soyez observateur, vous remarquerez que les lignes, parallèles dans la réalité, semblent se rejoindre au bout de la rue. Eh bien! c'est encore de la perspective.

»La perspective est une science très délicate qu'il n'est pas permis à un peintre d'ignorer, alors que le sculpteur n'a même pas à s'en préoccuper.

»Quand un peintre a un tableau à faire, paysage, portrait, scène historique ou mythologique, etc., etc., il commence par se procurer une toile ad hoc, c'est-à-dire une toile tendue très fortement sur un châssis en bois.

»Avant de placer les couleurs sur la toile, il détermine la place qu'elles devront occuper, grâce à des contours qu'il marque avec du fusain (lequel n'est autre qu'un petit morceau de bois carbonisé).

»C'est cette opération qu'on appelle le dessin.

»Quand le sujet est dessiné, il ne reste plus qu'à le peindre.

»Le peintre prend alors sa palette et ses pinceaux. (Ces messieurs ne disent pas des pinceaux, ils disent des brosses: je n'ai jamais su pourquoi. Fantaisie d'artiste, sans doute.)

»La palette est une planchette de bois arrondie et munie, à son extrémité, d'un trou pour passer le pouce. On y place, les unes à côté des autres, les différentes couleurs: bleu, jaune, brun, etc., etc.

»Il ne faut pas croire que toutes les nuances soient représentées sur cette palette. Ce serait impossible; car s'il n'y a que sept couleurs, il existe des milliers de nuances intermédiaires.

»Ces nuances, l'artiste les obtient par un mélange habile d'une couleur avec une autre, et là n'est pas son moindre mérite.

»Une supposition, par exemple, qu'un peintre veuille représenter un paysage à la fin de l'été, au moment où les feuilles commencent à jaunir.

»Il n'emploiera pas, bien entendu, le vert qui lui aurait servi au fort de la saison. Il y ajoutera du jaune, la quantité raisonnable, ni trop ni trop peu.

»Le métier de peintre exige beaucoup d'études préalables et, surtout, énormément de patience.

»Comme rapport, il a beaucoup perdu et ne vaut pas ce qu'il valait il y a dix ou quinze ans. La concurrence sans doute, ou un revirement dans le goût du public.

»Les deux grandes expositions de peinture sont le Salon des Champs-Elysées et celui du Champ de Mars.

»Celui des Champs-Elysées est très supérieur à l'autre, et, pour s'en convaincre, il n'y a qu'à consulter le chiffre des recettes.

»Car, quoi qu'en dise l'ami Bauër, en matière de beaux-arts, comme pour le théâtre, la recette, voilà le criterium.

»Vous ne me ferez jamais croire qu'une pièce qui fait trois ou quatre mille francs ne soit vingt fois supérieure à celle qui fait cinq ou six cents francs.

Ȃa tombe sous le bon sens.

»Francisque Sarcey.»

Au nom de tous mes lecteurs, merci, robuste vieillard de la rue de Douai; et puis, pas adieu, au revoir!

À MONSIEUR ROUDIL
OFFICIER DE PAIX DES VOITURES

Certes, je hais la délation... (Je n'ai même pas approuvé le mouvement d'indignation, pourtant bien justifié, de madame Aubert, quand—dans Pension de Famille, la follement amusante pièce de notre vieux Donnay—cette personne annonce à M. Assand qu'il est cocu comme un prince.) Certes, dis-je, je hais la délation; mais je ne puis m'empêcher de signaler à votre rude justice l'indigne conduite d'un de vos justiciables, le cocher qui mène le fiacre 6969.

C'était pas plus tard qu'hier soir. Il pouvait être dans les dix heures, dix heures et demie.

Je sortais d'un théâtre où je m'étais terriblement rasé, bien résolu à ne plus y remettre les pieds avant deux ou trois ans.

Sans plus tarder, nous nous rencontrâmes, pif à pif, une jeune femme et moi.

Moi, vous savez qui je suis. La jeune femme, vous l'ignorez (quoiqu'avec les femmes on n'ait jamais que des quasi-certitudes à cet égard). Aussi, permettez-moi de vous l'indiquer à grands traits.

Je la connus alors que, toute jeunette, elle jouait des petits rôles aux Bouffes-Parisiens, direction Ugalde.

À différentes reprises, elle consentit à m'accorder ses suprêmes faveurs. Brave petite!

Et d'une inconscience si exquise! Laissez-moi à ce propos, mon cher Roudil, vous raconter un détail qui me revient en mémoire et qui n'a d'ailleurs aucun rapport, même lointain, avec ma réclamation; mais la table n'est pas louée, n'est-ce pas?

Un soir, elle me dit sur un petit ton d'indignation:

—Il y a vraiment des gens qui ne doutent de rien.

—Des gens qui se sont fait un front qui ne sait plus rougir!

—Parfaitement!

—Des gens qui ont bu toute honte!

—Parfaitement!... Imagine-toi que j'ai reçu, avant-hier, une lettre d'un bonhomme qui demeure dans l'avenue du Bois-de-Boulogne et qui me disait que, si je voulais aller le voir, il y avait 25 louis à ma disposition.

—Et qu'as-tu répondu à ce goujat?

—Ma foi!... j'y suis allée... Tu sais... 25 louis!... Revenons, mon cher Roudil, à nos moutons. (Le mot moutons n'est pas pris ici dans le sens que votre administration lui attribue d'ordinaire.)

La jeune femme en question—et cela continue à n'avoir aucun rapport à ma réclamation—quitta bientôt la carrière théâtrale pour épouser un vieux gentilhomme breton, le baron Kelkun de Kelkeparr, dont le manoir est sis non loin d'Audierne.

Arrivons au fait et passons rapidement sur les effusions.

—Prenons une voiture fermée, mon chéri.

—Pourquoi cela, puisque ton mari n'est pas à Paris?

—Oui, mais toutes les rues de Paris sont pleines de gens d'Audierne (sic).

Comme, ce soir-là, le temps était à la pluie, il ne passait sur le boulevard que des voitures découvertes.

Enfin, en voilà une fermée.

—Cocher!

—Voilà!

—À l'heure!... Place du Trône... Inutile de galoper, on n'est pas pressé.

Vous avez deviné, n'est-ce pas, vieux détective, que je n'avais rien à accomplir place du Trône, mais que je séligeais ladite destination pour ce qu'elle me procurait cette voie de discrétion sépulcrale—à l'heure qu'il était—le boulevard Voltaire?

Et nous voilà partis.

Gustave Flaubert, avec sa grande autorité et son immense talent, n'osa point insister sur ce qui se passa dans le fiacre de Madame Bovary.

Moi, je suis un type dans le genre de Flaubert, et vous n'en saurez point davantage.

Mais ce que vous ne devez pas ignorer, monsieur Roudil, c'est ce qui advint quand, revenus de la place du Trône et la jeune femme en allée, je réglai mon fiacre devant la caserne du Prince-Eugène, qu'on appelle maintenant caserne du Château-d'Eau, parce qu'elle se trouve place de la République.

Je remis ma pièce de cinq francs au cocher.

Ce dernier la contempla à la lueur de sa lanterne, s'assurant qu'elle n'était point de provenance moldovalaque ou qu'elle n'arrivait pas de ces républiques hispano-américaines mal cotées, en ce moment, sur le marché des pièces de cent sous en argent.

Ayant constaté que mon dollar était un honnête Louis-Philippe, il le mit dans sa poche, disant goguenard:

—Ça fait le compte.

—Comment, ça fait le compte!

—Bien sûr que ça fait le compte!

—Comment cela?

—Eh ben oui!... quarante sous de sapin...

—Et puis?

—Et trois francs de chambre.

Alors, enveloppant sa maigre rosse d'un vigoureux coup de fouet, il piqua des deux et disparut à l'horizon.

Vous savez, mon cher Roudil, ce qui vous reste à faire.

NOTES SUR LA CÔTE D'AZUR

... Au restaurant de la gare, où je dîne avant de prendre le train, à la table tout près de moi se trouve un petit ménage d'amoureux, fraîchement conjoint, sans doute, extrêmement réjouissant.

Surtout la petite femme, qui est drôle!

—Oh! regarde donc ce brave homme! La bonne tête qu'il a! Parle-lui, il doit être rigolo.

Le brave homme ainsi désigné jouit effectivement d'une bonne tête. La face cramoisie avec, tout blancs, ses cheveux et ses favoris. Une tomate sur laquelle il aurait neigé, comme disait je ne sais plus qui à propos de je ne sais plus quel autre. Sur sa tête, une casquette qui porte ce mot: Interprète.

Docile, le jeune homme obéit à sa petite compagne:

—Hé, monsieur!

—Monsieur?

—Vous êtes interprète?

—Oui, monsieur.

—Est-ce que vous parlez français?

—Oui, monsieur.

—Ah! c'est bien regrettable, parce que, moi aussi, je parle français, de sorte que vous ne pourriez me rendre aucun service. C'est bien regrettable!

—Qu'est-ce que vous voulez, monsieur, ce sera pour une autre fois.

—Mais, que cela ne vous empêche pas de prendre un verre avec nous; voulez-vous?

—Avec plaisir, monsieur.

La petite femme semble heureuse comme tout de trinquer avec le vieil interprète rouge et blanc.


... Le compartiment où je pénètre est occupé par trois messieurs, qui m'accueillent avec une évidente discourtoisie. Complet, s'écrient-ils, me désignant les places vacantes encombrées par des couvertures et autres menus objets.

Ces messieurs sont des Anglais inhospitaliers.

Délicatement, je prends les couvertures et autres menus objets de la place du coin, je les reporte à côté et m'installe le plus confortablement du monde.

Le train part.

Me voilà tout à la joie de m'en aller loin de ce boueux et brumeux Paris, vers le bon soleil, où je vais soigner ma petite neurasthénie et dorloter ma blême dégénérescence.

Je n'ai pas grandi d'une ligne dans la sympathie de mes Anglais. Ces messieurs ne se gênent vraiment pas assez. Décidément, ce ne sont pas de véritables gentlemen.

Et puis, je m'endors du pur sommeil de la brute avinée.

Quand je m'éveille, il fait petit jour, je jette un coup d'œil sur mes compagnons de route.

Ô délire! Ces trois muffs sont des poitrinaires, tuberculeux au dernier degré!

Dès lors, ma liesse ne connaît plus de bornes.

À la hauteur d'Avignon, un radieux soleil inonde notre car, et j'éprouve un plaisir extrême à contempler la mine blafarde de mes insulaires pignoufs, leurs pommettes rouges, leurs yeux creux, leurs ongles qui s'incurvent et leurs oreilles qui se décollent.

D'Avignon à Marseille, mon voyage n'est qu'un Eden ambulant.

Ça leur apprendra à être polis.


... Cet accès de sauvagerie anglophobeuse (épisodique, d'ailleurs) est de la bien petite bière auprès du mot que j'ai entendu ce matin à Menton.

Le capitaine Kermeur, de Saint-Malo, dont le bateau est au radoub à Marseille, a profité de ses deux ou trois jours libres pour faire un tour à Menton.

—Quel sale cochon de pays, hein! fait Kermeur.

—Vous trouvez? Moi, je ne suis pas de votre avis.

—Eh bien, moi, je suis du mien, d'avis. S'il me fallait vivre dans cet ignoble patelin de mocos, j'aimerais mieux me f... à l'eau, tout de suite!

—Vous êtes sévère, Kermeur!

—Mais, enfin, vous n'allez pourtant pas comparer ce pays à la Bretagne?

—Je ne compare jamais, Kermeur. Chaque contrée a son genre de beauté, voilà tout!

—Ah! vous n'êtes pas dur, vous!

—Mais, dites-moi, Kermeur... Si ce pays vous dégoûte à ce point, que venez-vous donc y faire, alors que rien ne vous force à y venir?

—Ce que je viens y faire?

À ce moment, la physionomie de Kermeur revêt une expression double de joie excessive et de férocité peu commune:

Je viens voir crever des Anglais!

Et, en disant ces mots, Kermeur a le rictus bien connu du tigre qui rigole comme une baleine...


... Toulon, vingt-trois minutes d'arrêt.

Une jeune femme, très gentille, ma foi! qui n'a pas entendu, me demande:

—Pardon, monsieur, c'est bien Toulon, ici?

Au lieu de lui répondre simplement: «Oui, madame», je ne puis résister à la tentation de faire un calembour idiot:

—Je ne sais pas exactement, madame, c'est Toulon... ou tout l'autre.

La dame hausse imperceptiblement les épaules, descend du wagon, se dirige vers la bibliothèque, et achète le Parapluie de l'escouade, un des livres les plus amusants qu'on ait publiés depuis ces dernières vingt années.


... À Cannes, dans les allées de la Liberté, une petite fête foraine assez gaie.

Lu, sur l'une des baraques, cette annonce qui m'a beaucoup réjoui:

ATTRACTION FRANCO-RUSSE

RAT GÉANT

Le plus colossal du Globe capturé dans les égouts de la Caroline du Sud.

... Dans cette même cité de Cannes, à l'hôtel où je suis (Hôtel des Colonies, complètement restauré et agrandi, lumière électrique, etc., etc.) se trouvent des écriteaux portant cette indication:

Bains et voitures dans l'établissement.

On n'a pas idée de ce que c'est commode!

Vous prenez votre bain au bout du corridor et, pour peu que vous soyez fatigué, vous regagnez votre chambre en landau.

Ce matin, je promenais au bon soleil, sur la promenade de la Croisette, ma carcasse endolorie, quand j'aperçus, venant à moi, une jeune fille hongroise fort jolie, gentiment intellectuelle et d'un flirt ravigoteur.

Je l'appelle Hieratica Pittoresco parce que son véritable nom ressemble un peu à ces syllabes et que, dans le commencement, je ne m'en souvenais jamais (de son nom).

Hieratica me tendit sa petite main finement gantée, comme dans les romans de Georges Ohnet. (Avez-vous remarqué, dans les romans de Georges Ohnet, que les jeunes femmes tendent toujours aux messieurs leur petite main finement gantée?)

Puis elle me dit, avec un beau sourire clair comme le temps:

—Tiens, ça a l'air d'aller mieux, vous, ce matin, votre neurasthénie.

—Des êtres tels que moi, Hieratica, peuvent-ils jamais aller mieux? Mettons moins pis et n'en parlons plus.

—Si, si, je m'y connais, moi! Vous détenez le record de la désespérance pas tant que ces jours passés. Reçu un tendre mot de l'exclusive chérie, peut-être?

—Pas un mot, Hieratica, pas un geste.

—Alors, quoi?... J'ai pourtant vu, tout à l'heure, danser dans votre œil une petite lueur—comment dirais-je bien?...—rigouillarde.

—Vous devenez, Hieratica, commune!

—Depuis que je vous hante, cher seigneur.

—Eh bien! Hieratica Pittoresco, je vais tout vous dire. Si l'heure qui sonne me voit moins déprimé, c'est que je viens de lire le Figaro.

—Ça n'est pas un traitement bien cher!

—Oui, mais il y a Figaro et Figaro. Le Figaro dont je parle recélait en ses flancs un article de Saint-Genest.

Et, véritablement, cet article de Saint-Genest est bien la chose la plus irrésistiblement comique que j'aie lue depuis longtemps.


... Il m'arrive quelquefois de déjeuner ou de dîner à table d'hôte, et alors je ne m'embête pas une minute. Je ne puis pas croire autrement: on les a faits exprès pour moi, ces fantastiques bourgeois.

Dans quels insondables puits, dans quels terrifiants abîmes vont-ils pêcher tout ce qu'ils disent? Ô stupeur!

Actuellement, les deux grands sujets de conversation sont: la température. (Il fait bon au soleil, mais le fond de l'air est froid.) Et les anarchistes. (Ces gens-là, je les étriperais avec plaisir jusqu'au dernier!)

En dehors du thermomètre et de la dynamite, j'ai noté quelques bouts de conversation:

—Les fleurs sont bigrement chères, en ce moment.

—C'est toujours comme ça au moment des fêtes.

—J'ai pourtant trouvé un petit panier à 3 francs.

—3 francs! Eh bien, vous ne vous ruinez pas, vous!

—Non, mais je dois dire qu'elles ne sont pas bien jolies. Bah! les gens croiront qu'elles se sont abîmées en route... Et puis, dans un cadeau, qu'est-ce qu'on regarde? l'intention, n'est-ce pas?

Un autre de ces messieurs s'extasiait d'avoir été servi, dans un magasin où il achetait des bretelles, par une jeune Cannoise blonde comme les blés.

—Il y a des blonds partout, observe son voisin.

—Je ne dis pas, mais ça paraît étonnant de trouver une personne blonde dans ce pays où tous les habitants sont noirs comme de véritables indigènes.

Ensuite s'engage une discussion sur la coloration dermique des Méridionaux. Est-ce le soleil qui les brunit ainsi, ou bien s'ils ont ça dans le sang?

—Une supposition que vous transportiez un ménage de nègres dans le pays des Albinos, croyez-vous par exemple qu'ils feront des enfants blancs comme neige?

—Permettez, permettez...

Malgré mon énorme entraînement au flegme, ma seule ressource pour ne pas éclater de rire consiste à fixer éperdument les Natures mortes de la salle à manger, plus mortes qu'elles ne croient, les pauvres, et qui ont l'air de se passer dans une cave.

... J'aime mieux les conversations d'un gosse que je rencontre quelquefois avec sa jeune mère:

—Dis donc, maman, je viens de rencontrer madame Lambert.

—Ah!

—Oui, tu sais, elle a un nouveau bébé.

—De quel âge?

—Je ne sais pas trop, moi; mais il a l'air tout neuf. Et puis un autre jour:

—Dis donc, maman, qu'est-ce que c'est que ça, des Niçards?

—Ce sont les gens de Nice qu'on désigne quelquefois comme ça.

—Alors, les gens de Cannes, on devrait les appeler des Canards... Ce serait bien plus rigolo, pas, m'man?


... Envahi la principauté de Monaco, grimpé à la roulette de Monte-Carlo, gagné des monceaux d'or.

Pas quitté Monte-Carlo sans présenter nos bonnes amitiés au brave M. Steck, l'habile chef d'orchestre et organisateur de beaux concerts.

M. Steck nous reçoit le plus gracieusement du monde et nous offre une rasade de cet excellent rhum qui porte son nom. (Très réconfortant. Spécialement recommandé aux touristes épuisés, avec pas mal de pommes de terre autour.)

... Chouette! Le Petit Marseillais avec une chronique de Sarcey!

La première phrase me plonge en des délices extrêmes:

Si j'avais un vœu à former pour mes lecteurs, au début de cette année, ce serait de garder l'intégrité de leur bon sens, du vieux bon sens français, et de ne pas se laisser envahir par les fantaisies des idées nouvelles.

Allons, me voilà heureux! On ne m'a pas changé mon vieux Sarcey.


... Ce matin, la petite Hieratica Pittoresco a su m'arracher un pâle sourire:

—Alors, vous êtes revenu de tout?

—De tout, Hieratica.

—Vous avez banni de votre âme tout idéal?

—De mon âme tout idéal.

—Vous ne vous intéressez plus à rien, ni aux êtres, ni aux choses, ni aux idées?

—Je m'intéresse à peau de balle!

—Qu'est-ce que c'est que ça, peau de balle?

—C'est un mot appartenant naguère au répertoire de l'armée et signifiant le néant. Ce terme passa bientôt dans le domaine civil, où il fit une rapide fortune.

—Et ça s'écrit comment?

—Comme ça se prononce.

—Mais encore?

—Savez-vous écrire peau... de la peau?

—Oui.

—Savez-vous écrire balle... une balle?

—Oui.

—Alors, vous savez écrire peau de balle.

—Et j'en suis ravie... Si vous venez à claquer et qu'on me charge de votre épitaphe, dites-moi un peu ce que j'écrirai.

—Dites vous-même.

—Je mettrai:

Il aimait... peau de ball', c'est ce qui l'a tué

Est-ce pas là la formule qui vous siérait?

—Comme un gant.

Petite Hieratica! Est-ce que je l'aimerais?


... Nous rencontrons souvent une dame d'une certaine maturité, mais qui a dû être pas mal quand nous étions sous l'Empire.

Elle est toujours flanquée d'un joli petit jeune homme, l'air artiste. Et comme elle semble l'aimer, son jeune ami!

—Qui est cette dame? demandons-nous.

—Une ancienne chanteuse d'opéra, Polonaise je crois, qui épousa un millionnaire et le perdit peu de temps après. Il lui reste un semblant de voix. Elle chante encore quelquefois, et le petit l'accompagne...

—En dos mineur, insinua le délicat poète Alfred Mortier.

(Dos—je donne cette explication pour quelques abonnés de l'étranger—est l'abréviation de dos vert, qui est lui-même le synonyme d'un terme servant à désigner un poisson bien connu pour son proxénétisme, ou tout au moins ses détestables complaisances.)


... À Nice, il y a un Mont-de-Piété sur les murs duquel est peinte, en grosses lettres, cette inscription:

Mont-de-Piété de Nice

On a bien fait de préciser ainsi: quelquefois, des gens auraient pu croire que c'était le Mont-de-Piété de Dunkerque.

(Qu'on n'aille pas conclure de cette remarque sur le clou niçois que j'aie coutume d'y fréquenter. Oh! que le nenni! Je connais ce monument comme vous pourriez le connaître, chère madame, car il est placé dans l'endroit le plus apparent de la cité.)


... Mon ami, le Captain Cap, actuellement fixé à Antibes avec son yacht, continue sa campagne microbophile.

—Émasculons l'ennemi, dit-il.

Un pauvre monsieur tuberculeux avalait devant nous des troupeaux entiers de capsules de créosote.

Cap l'interpelle.

—Quel effet croyez-vous, monsieur, que ça leur fait, aux bacilles, votre créosote?

—Dame, ça doit un peu les embêter.

—Les embêter! Ah ouitche? On voit que vous ne connaissez pas les microbes... Ça leur fait, tout simplement, hausser les épaules.

Le pauvre monsieur tuberculeux est tué du coup. Il lève au ciel ses yeux, tout à la tâche de se figurer nettement l'image d'un Syndicat de microbes haussant les épaules.


... Le même Cap a un mot exquis, je trouve, pour exprimer qu'on est, assez longtemps, resté dans le même bar, dans le même café, et que l'heure a sonné de se diriger vers d'autres tavernes.

Il dit:

—Changeons de mouillage.

Ce terme, emprunté au vocabulaire maritime, s'applique divinement au cas terrien qui nous occupe.


... Je ne puis m'empêcher de sourire en repensant au mot de cet imbécile de Paul Robert, la veille de mon départ:

—Alors; tu t'en vas dans le Midi?

—Mais oui, mon vieux.

—Comptes-tu y faire de la photographie?

—De la photographie!... Quelle drôle d'idée! Pourquoi de la photographie?

—Parce que, je te vais dire, c'est très difficile à réussir un cliché, là-bas.

—Pourquoi cela?

—Parce que le Midi bouge!...

Allusion à un chant de guerre que composa Paul Arène en 70, à l'usage des mobiles de Sisteron:

Une, deux!
Le Midi bouge,
Tout est rouge.
Une, deux!
Nous nous f... bien d'eux.

... C'est ce même Paul Robert qui eut, avec le ténor Jean Périer, ce bout de dialogue:

—Quelle orchidée?

—Une eurythmie.

Ce qui signifie:

—Quelle heure qu'il est?

—Une heure et demie.

Ces messieurs détiennent-ils point le record de l'à-peu-près?

Comme c'est loin, tout ça!


... Le New-York Herald, qui possède un gros office à Nice, affiche plusieurs fois par jour, au coin du quai Masséna et de la place, un immense tableau avec les dernières dépêches de partout.

Ce matin, la première dépêche inscrite était la suivante:

New-York.—A bill will be presented to Congress for protection of public and to prevent importation of diseases.

Nous passions, moi (je me cite le premier, parce que la personne qui vient ensuite est une excellente fille qui ne se formalisera pas de si peu), moi, dis-je, et la maîtresse d'un de mes amis, une petite bonne femme, très gentille, mais qui n'a inventé aucun explosif.

—Qu'est-ce que ça veut dire?

—Comment, vous ne comprenez pas?

—Je ne sais pas l'américain, moi!

—Si vous voulez, je vous l'apprendrai, dès que vous aurez une minute.

—En attendant, expliquez-moi:

Ça veut dire: Une loi va être présentée au Congrès pour la protection du public et pour interdire l'importation des décès.

—L'importation des décès?

—Bien sûr, l'importation des décès! Ça vous étonne, ça?

—Dame! un peu... Je ne vois pas bien...

—Ça n'est pourtant pas très compliqué. La douane de New-York, si la loi est votée, empêchera les décès de pénétrer. Comme ça, personne ne claquera plus en Amérique.

—Ça, par exemple, c'est épatant! Et pourquoi qu'on n'en fait pas autant en France?

—Ah! voilà. Tant que nous aurons ce gouvernement-là, on ne pourra espérer aucune réforme. Imagine toi, ma pauvre petite, qu'il y a trois ans, monsieur Conrad de Witt, député de Pont-l'Évêque, a proposé un droit d'entrée de 3 francs par tonne sur les ouragans... La Chambre l'a repoussé.

—Tu crois que faudrait pas mieux un bon empereur, tout de même?

—À qui le dis-tu!


... À une devanture de libraire, j'ai aperçu Rouge et Noir, de Stendhal.

L'envie m'a pris de relire cet admirable livre et je l'ai acheté. Comme le libraire avait une bonne tête, je lui ai demandé:

—Vous n'auriez pas, du même auteur, Pair et Impair ou bien Manque et Passe?

Et le commerçant, avec un aplomb infernal, m'a répondu:

—Pas pour le moment, monsieur, mais si vous le désirez, je peux vous le faire venir.

Il en a une santé, celui-là! comme dit le sympathique directeur d'un grand journal littéraire de Paris.


... Anglomanie.

—Vous voyez ce monsieur, à cette table, avec ses deux filles?

—Je vois surtout tes deux jeunes filles.

—Eh bien! c'est un Américain qui est à la tête d'une dizaine de millions de dollars. À quatorze ans, ce bonhomme-là...

—N'achevez pas... À quatorze ans, il conduisait des trains de bois sur l'Hudson. Tous les Américains qui sont arrivés à quelque chose ont débuté par conduire des trains de bois sur l'Hudson. Continuez.

—Rien d'étonnant, d'ailleurs, à ce que cet homme ait si merveilleusement réussi. Il avait au plus haut degré cette qualité... Malheureusement, nous n'avons pas en français de mot pour bien exprimer cette qualité si américaine.

—Comment dit-on en anglais?

—On dit... activity.


... Déjeuné au mess de MM. les officiers du bataillon de chasseurs alpins. Fait la connaissance du lieutenant Élie Coïdal, un charmant garçon qui va faire parler de lui avec sa nouvelle invention de la bicyclette de montagne.

Jusqu'à présent, les bicyclettes n'avaient guère rendu de services que sur les routes horizontales ou, tout au moins, de faible pente.

Mais pour ce qui est de l'alpinisme, il n'y avait rien de fait, comme dit Jules Simon.

L'idée n'est venue à personne, pas même au redoutable alpiniste Étienne Grosclaude, d'ascensionner le Mont-Blanc à l'aide d'un vélocipède.

Le lieutenant Élie Coïdal vient de combler cette lacune.

Sa bicyclette de montagne ressemble, à première vue, à n'importe quelle bicyclette. Disons même qu'elle lui est sensiblement identique.

Elle n'en diffère que par un dispositif des plus subtils et dont l'idée fait grand honneur à son inventeur.

À l'extrémité de chaque roue—l'extrémité d'une roue! ça vous épate, ça, hein?—est fixé une manière de piton auquel peut s'accrocher une forte courroie de cuir.

Vient-il à s'agir de grimper un pic inaccessible, le touriste installe la courroie de cuir, se la passe autour du corps en bandoulière (de l'italien in bandoliera qui veut dire en sautoir).

L'ascension n'est plus, dès lors, pour un gaillard un peu résolu, qu'un jeu d'enfant.

La bicyclette en aluminium est, pour ce sport infiniment préférable à celle en platine écroui (densité, 23 et quelque chose).


... Môme fin de siècle:

—Viens, Pierre, nous allons faire un tour.

—Où qu' nous allons, m'man?

—Sur la promenade des Anglais.

—Ah! zut! j'en ai soupé, moi, de la balade aux Angliches!


... Étrange! Étrange!

J'ai demandé, ce matin, à un sergent de ville de Nice:

—Pardon, mon lieutenant8, pour aller au Pont-Vieux, s'il vous plaît?

—Oh! mon Dieu, c'est bien simple, monsieur. Prenez le boulevard du Pont-Neuf que voici, et allez tout droit, vous arriverez au Pont-Vieux.

Prendre le boulevard du Pont-Neuf pour aller au Pont-Vieux, c'est la première fois que m'arrivait pareille aventure.

—Mais, me dis-je, peut-être que pour aller au Pont-Neuf il faut prendre le boulevard du Pont Vieux.

Ça ne rata pas:

—Pardon, mon lieutenant, fis-je à un autre sergot, pour aller au Pont-Neuf, s'il vous plaît?

—Oh! mon Dieu, c'est bien simple, monsieur. Prenez le boulevard du Pont-Vieux que voici, et allez tout droit, vous arriverez au Pont-Neuf.


... Puisque je parle de ces deux ponts, laissez-moi vous signaler l'unique au monde spectacle du Paillon, par un coup de soleil.

Des femmes sans nombre et myriachromes y lavent du linge et le font sécher.

Le Paillon est, d'ailleurs, une des rares rivières de France dont la principale occupation soit de sécher du linge.


... Lu, dans un journal local, cette annonce troublante:

SAN-REMO

Hôtel X...

Grâce à une disposition ingénieuse, tous les appartements de l'hôtel X... sont exposés au Midi.

Je ne connais pas la disposition ingénieuse en question, mais je puis affirmer, de chic, que celui qui l'a imaginée n'est pas un type ordinaire.


... Chacun procède au culte de la patrie comme il l'entend.

J'ai vu, tout à l'heure, un Américain qui, à la lecture d'une dépêche du Gordon Bennett Herald, relatant la pluie à New-York, a, tout de suite, relevé le bas de son pantalon, bien que le sol, à Nice, fût parfaitement sec, et radieux le soleil.


... L'excellent Jacques Isnardon, qui détient, en ce moment, le record du succès au Casino Municipal, possède une nièce, un amour de petite nièce d'une demi-douzaine d'années, laquelle, née et élevée à Marseille, a un assent des plus comiques dans cette petite bouche.

Je la rencontre sur le trottoir à la porte d'un magasin.

Après lui avoir fait une grimace pour la faire rire—quand elle rit, ça lui met aux joues deux jolies petites fossettes—je lui demande:

—Que fais-tu ici, toute seule, jeune Émilie?

La jeune Émilie me répond par un gazouillis qui ne me semble avoir rien de commun avec le langage humain.

Je réitère ma question. Émilie réitère sa tyrolienne.

À la fin, je réussis à noter les sons qu'elle émet:

Ja tann tann tann tô nine.

Heureusement, sa tante, sa gracieuse tante sort du magasin et m'explique.

Émilie me disait tout simplement:

—J'attends tante Antonine.

Je ne m'en serais jamais douté.

Tiens, ça me fait penser que je déjeune, demain, chez Isnardon.


... Le docteur australien nous en a raconté une bien bonne, ce matin, au déjeuner.

On parlait de la grande discussion qui passionne, en ce moment, certains milieux:

«Est-il indispensable que les médecins sachent le latin pour vous prescrire un gramme d'antipyrine ou pour vous couper la jambe?»

—Cette discussion, dit le docteur, me rappelle le plus extraordinaire pharmacien que j'aie vu de ma vie. En voilà un qui n'avait pas fait son éducation à Oxford ni à Cambridge, ni même à Cantorbery, comme Max Lebaudy! Il ignorait le latin, le grec et n'était pas bien reluisant sur l'orthographe anglaise... Ceci se passait dans une petite ville d'Australie de fondation récente. Notre homme... s'était établi apothicary, comme il se serait établi marchand de copeaux, tout simplement parce qu'il n'y avait pas d'apothicary dans le pays. Ses affaires prospérèrent assez bien, d'ailleurs. Au cours d'un voyage qu'il fit à Melbourne, le potard improvisé remarqua une magnifique pharmacie sur la devanture de laquelle était peinte cette devise latine: Mens sana in corpore sano, qui le frappa fort. À son retour, il n'eut rien de plus pressé que d'orner sa boutique de cette merveilleuse sentence qu'il élargit à sa manière, et bientôt les habitants de Moontown purent lire, à leur grand ébaubissement, cette phrase en lettres d'or:

MENS AND WOMENS
SANA IN CORPORE SANO

(Mens and womens, en dépit d'une légère faute d'orthographe, bien excusable aux antipodes, signifie hommes et femmes.)


... Le même docteur, qui me fait l'effet d'être un joli pince-sans-rire, disait, en parlant de cet hôtel de San-Remo dont les appartements, grâce à une disposition ingénieuse, sont tous exposés au Midi:

—Moi, j'ai vu plus fort que ça.

Vous pensez si on tendit l'oreille.

—Oui, j'ai vu plus fort que ça. C'est une jeune fille russe, à Menton, qui avait le poumon droit attaqué. Dans ses promenades, elle s'arrangeait de façon à avoir toujours le côté droit au soleil.

—Pardon, docteur, interrompt un vieux monsieur, ça ne devait pas toujours être bien commode.

—Pourquoi cela, pas bien commode? Est-ce qu'on ne peut pas toujours s'arranger pour avoir le soleil à sa droite ou à sa gauche?

—Je ne vous dis pas, mais... Enfin, une supposition: votre jeune fille russe sort de l'hôtel. Bon! Elle va se promener dans une direction qui lui permet d'avoir le soleil à sa droite. Mais quand elle rentre à l'hôtel?...

—Elle rentre par un autre chemin, pardi.

—Ah! c'est juste.

Le plus comique, c'est que le vieux monsieur est parfaitement persuadé de l'exactitude du raisonnement, et même il a l'air de se dire:

—Faut-il que je sois bête pour ne pas avoir songé à cela!


... Je crois que l'existence deviendrait plus aisément coulable et qu'on pourrait parfois, comme disent les Anglais, take a smile with life, si on s'attachait à lire toutes les choses exquises écrites sur les murailles des cités ou la paroi externe des magasins.

En débarquant à la gare d'Antibes, l'œil émerveillé du voyageur peut immédiatement contempler un avis au public, composé de lettres de 1 mètre de hauteur, ainsi conçu:

Il est interdit de déposer le long des remparts aucuns matériaux autres que des décombres en bon état.

Pour une voirie soigneuse, la voirie d'Antibes est une voirie soigneuse.

Et cette enseigne, cueillie sur la boutique d'un petit épicier de Villefranche:

Denrées coloniales anglaises et du pays.


... Dialogue de table d'hôte.

—Et... vous comptez passer tout l'hiver à Nice?

—Oh non, je ne crois pas. D'ailleurs, cela ne dépend pas de moi.

—Vous avez des affaires à Paris?

—Oh! non, pas d'affaires à Paris.

—Je dis à Paris... ou ailleurs, bien entendu.

—Ni à Paris, ni ailleurs.

—Eh bien! alors, cela dépend de vous.

—Non, cela ne dépend pas de moi. Je resterai à Nice, jusqu'à ce que j'ai rattrapé les 80 kilos que je pesais cet été... Encore trois livres et demie et ça y sera.


... Haute philosophie de mon jeune ami Pierre.

—Pierre, as-tu fini tes devoirs?

—Je les ai seulement pas commencés.

—Veux-tu bien les faire tout de suite, petit malheureux!

—Dis donc, m'man, crois-tu que ça soit bien utile?

—Bien utile... quoi?

—De faire mes devoirs, parbleu?

—Quelle question ridicule! Allons, dépêche-toi!

—Parce que, je vais te dire, m'man, plus que je vieillis, plus que je trouve inutile de se fiche tant de coton!

—Tant de...?

—Tant de coton! tant de peine, quoi!... Ainsi, tous ces bonshommes épatants, qu'on voit dans les versions latines, qui faisaient des bouquins, qui gagnaient des batailles et tout le tremblement, à quoi que ça leur sert d'avoir fait tout ce turbin-là, maintenant qu'il y a trois mille ans qu'ils sont claqués?

—En voilà un raisonnement!

—Bien sûr que c'est un raisonnement! T'es ben gentille, ma pauvre p'tite mère, seulement... voilà, tu ne comprends pas ces machines-là.

—Merci, Pierre.

—Et moi, quand il y aura trois mille ans que je serai claqué...

—Veux-tu te taire! malheureux enfant!

—Tiens, te voilà encore! Est-ce que tu t'imagines, par exemple, que je serai vivant dans trois mille ans? Et toi aussi? Et papa aussi? Et Bébé aussi? Ah ben zut! alors, nous serions rien gaga!... Alors, quand il y aura trois mille ans que je serai claqué, à quoi que ça me servira de m'être rasé à faire des devoirs?... Tiens, veux-tu que je te dise? Si on était raisonnable, on passerait sa vie rien qu'à la rigolade.


... À Toulon.

Des gendarmes entourent un wagon décoré de cette inscription: ministère de l'intérieur.

En descendent de jeunes messieurs, dénués de distinction et pas très luxueusement vêtus.

Je demande à un vieillard solennel et propret qui a l'air de se trouver tout à fait chez lui dans cette gare:

—Des forçats, sans doute, monsieur?

—Pas précisément, me répond le vieillard solennel et propret, des relégués, tout simplement... Ces voyageurs sont de jeunes hommes que la police cueillit, une belle nuit, en des bouges de la périphérie parisienne et qui ne purent justifier d'autres moyens d'existence que l'argent à eux versé par leur concubine, argent provenant de la prostitution. Le gouvernement, en vertu d'une loi votée voilà tantôt trois ou quatre ans, procure à ces messieurs toutes facilités pour aller exercer leur coupable industrie par des latitudes diamétralement opposées à la nôtre.

—Alors, ce wagon est, comme qui dirait, un alphonse-car.

—Pas si fort, monsieur! Les mânes d'Alphonse Karr reposent tout près d'ici, à Saint-Raphaël, et pourraient vous entendre.

—Les morts n'entendent pas, vieillard solennel et propret!


... À la Réserve:

—Et après le poisson, qu'est-ce que ces messieurs prendront?

—Moi, répond Narcisse Lebeau, je prendrai un beefteak sur le gril sans beurre.

—Sans beurre?

—Oui, sans beurre... et sans reproche!


... Aux courses.

—Tiens, voilà Montaleuil!... Qu'est-ce qu'il a donc de vert à la boutonnière?

—Le Mérite agricole, parbleu!

—Le Mérite agricole à Montaleuil! Ah! celle-là est bonne!

—Mais pas du tout! dit Pierre Nicot. Au point de vue champêtre, Montaleuil est loin d'être le premier venu. C'est lui l'inventeur du procédé qui consiste à nourrir les lapins qu'on pose avec les carottes qu'on tire.


... Devant le magasin d'un coiffeur à prétentions britanniques.

Dialogue entre une jeune niaise et celui qui écrit ces lignes:

La jeune niaise: Qu'est-ce que ça veut dire Hair dresser?

Celui qui écrit ces lignes: Hair, ça veut dire cheveux.

L. J. N.: Et dresser?

C. Q. E. C. L.: Dresser, parbleu, ça veut dire dresseur.

L. J. N.: Et alors?

C. Q. E. C. L.: Alors, le hair dresser, c'est un individu qui vous fait tellement mal en vous rasant que les cheveux vous en dressent sur la tête.

L. J. N.: Ah?

C. Q. E. C. L.: Oui.


... Le record de la distraction est certainement détenu par un monsieur qui prend ses repas dans une pension où je vais quelquefois.

Hier matin, j'arrive très en retard. Presque tout le monde finissait de déjeuner.

Je prends des sardines et, en songeant à autre chose, je les passe au susdit monsieur qui grignotait un dessert quelconque.

Le pauvre homme saisit la boîte et, docilement, se sert une sardine qu'il mange d'un air de candeur inexprimable.

Tous les gens autour de nous ont ri comme des bossus. Le monsieur s'est aperçu de son étourderie et c'est grand dommage, car je me serais amusé à le faire redéjeuner totalement.


... Fragment de conversation entre mon jeune ami Pierre et sa maman:

—T'es-tu bien promené, Pierre?

—Oh! oui, m'man! j'ai assez rigolé!... Et puis, tu sais pas ce que j'ai vu? Devine.

—Mais je ne peux pas deviner.

—Quelque chose d'épatant: une nounou nègre!

—Que vois-tu de si extraordinaire en cela?

—Tu trouves pas ça épatant, toi? Eh ben! zut, t'es pas dure!... Tu sais pas l'effet que ça me fait à moi, une nounou nègre?

—Dis un peu.

—Eh ben! l'effet que ça me fait, c'est que le gosse doit téter du café au lait!


... Maintenant que le gentleman en question vogue entre le Havre et New-York, je peux bien conter l'histoire.

Le gentleman en question est rédacteur important dans un Chicago Tribune quelconque.

On m'a présenté à lui comme étant Maurice Barrès. Joie débordante du Yankee.

J'ai subi une interview des plus corsées.

À la grande satisfaction de mes camarades, j'ai bourré mon homme de documents infiniment contestables et d'idées personnelles, semblant provenir de Ville-Evrard, au sujet de révolution littéraire et artistique de notre belle France.

Ce journaliste américain fut tellement ravi d'avoir fait la connaissance de Barrès qu'il nous invita tous, le soir même, au Helder, où nous avons fait un dîner, mes petites chéries, je ne vous dis que ça!

Je ne sais pas encore comment Barrès prendra la chose quand il recevra le journal d'Amérique.


... Il faudrait le pinceau de Goya pour dépeindre le ravissement où me plongea la lisance des feuilles d'aujourd'hui.

L'abondance des matières nous force, à notre grand regret, à écourter les citations.

Au choix:

D'abord, dans l'Éclair, une chronique de Gerville-Réache qui débute par cette phrase définitive et lapidaire:

Il y a quatre aspects dans Victor Schœlcher.

Quatre, seulement?

Êtes-vous bien sûr, Gerville, de n'en avoir pas oublié un petit?

Dans le Petit Niçois, une circulaire du général Poilloüe de Saint-Mars, commandant du 12e corps, dans laquelle je relève une observation frappée au coin du bon sens:

Le pied du soldat est un organe d'une très grande importance (sic).

Votre remarque, mon général, est très juste.

C'est même grâce à cette considération que les conseils de revision hésitent rarement à réformer un cul-de-jatte.

Ah! je ne lis pas souvent les journaux, mais quand je les lis, je ne m'embête pas!


... Quai des Phocéens, à côté du New-Garden Bar, il y a un grand marchand de liquides et de produits de toutes sortes, lequel se nomme Berlandina.

Le Captain Cap me donna une excellente idée, c'était d'aller proposer à cet industriel de lui composer une chanson-réclame dont le refrain serait:

Berlandina, Berlandinette! (bis)

M. Berlandina demanda à réfléchir.

Sur notre assurance que cette chanson lui serait fournie à titre gracieux, il accepta immédiatement.

Seulement... dame! n'est-ce pas?... on ne peut pas faire une chanson... comme ça... de chic... Il faudrait quelques échantillons... pour nous donner des idées.

Et le soir, quand nous rentrons chez nous, Cap et moi, nous trouvons une admirable sélection des best spirits of the world.

Cap juge que M. Berlandina a bien fait les choses et que nous sommes, d'ailleurs, des garçons d'infiniment de ressources.


... Rencontré à Beaulieu deux matelots américains du Chicago, le croiseur qui est en rade de Villefranche.

Ces deux Yankees, ivres comme toute une escadre polonaise, se font des confidences probablement consternées, car ils pleurent, tels deux lugubres veaux.

—Qu'ont-ils bien pu boire, ces malheureux, pour être si tristes?

Et Maurice Leblanc, duquel j'aurais attendu une toute autre réponse, suppose:

—Peut être bien des chopines Auër.

(Car, détail peu connu, M. Auër ne s'est pas contenté d'inventer le bec qui porte son nom. Il imagina, en outre, les affligeantes chopines qui désolent notre époque.)


... Toulon!

Depuis la joyeuse fête (il y a six semaines) de la Batterie des hommes sans peur, je m'étais bien promis de le revoir ce Toulon gai, tout pimpant avec ses mathurins au grand joli col bleu, au regard clair et brave. Je me suis tenu parole.

Arrivé le soir. On donnait Sigurd au Grand-Théâtre.

J'adore sacrifier au Grand Art, en général, et au père Reyer, en particulier.

Je me suis donc envoyé les deux premiers actes de Sigurd. Interprétation éminemment discutable.

Je signalerai, entre autres, les choristes-dames, qui gagneraient énormément,—les pauvres femmes!—à avoir vingt-cinq ou trente ans de moins.

Les choristes-hommes ne perdraient pas, non plus, grand'chose à avoir l'air un peu moins paquet.

Pour ce qui est des deux sexes réunis, je ne verrais nul inconvénient à ce qu'ils chantassent juste et en mesure, ou même qu'ils ne chantassent pas du tout.


... Au contrôle de ce théâtre de Toulon, on distribue, en guise de contremarques, des cartes à jouer, marquées d'un quelconque signe cabalistique.

Au premier entr'acte, je fus loti d'un neuf de pique.

Au second, m'échut en partage la dame de cœur.

Si, au lieu de jouer Sigurd, c'eût été au baccara, j'abattais, et, j'ose le dire, c'était bien mon tour.


... Rentré à Paris.

Zut!

Ah! elle est chouette, la Ville-Lumière!

Si je retournais là-bas!

FIN

NOTES

[1] Depuis que ces lignes furent écrites pour la première fois, un riche mariage a sensiblement amélioré ma situation.

[2] Bravo, petites modistes, et vive la Révolution sociale!

[3] Ces jeunes filles me connaissent mal.

[4] Beaucoup de personnes, dévorées par le Démon de l'Analogie, disent le chat d'une aiguille. Ces personnes ont tort: on doit écrire le chas.

Bescherelle, que je viens de consulter pour illuminer ma religion, ajoute une notice rétrospective et suggestive éminemment:

«Se disait autrefois de la fente entre deux poutres. On dit maintenant TRAVÉE.»

Travée... j'aurai beaucoup de peine à me faire à ce mot-là.

[5] Cette dernière invention a singulièrement réhabilité M. Auer du consternant système de chopine qui porte son nom et qui vous procure une tant lugubre ivresse.

[6] J'écris pneux et non pneus ainsi que le font la plupart des bécanographes. Les mots en eu prennent un x au pluriel. Je ne vois pas pourquoi on ferait une exception pour pneu.

[7] Comme c'est loin, tout ça!

[8] J'appelle toujours les sergents de ville de province mon lieutenant. Ça ne me coûte rien et ça leur fait tant plaisir!

TABLE DES MATIÈRES

Polytipie
Et Daudet?
Antibureaucratie
Correspondance et correspondances
Le mystère de la Sainte-Trinité devant la jeunesse contemporaine
La vapeur
L'acide carbonique
The perfect drink
Conte de Noël
Début de M. Foc dans la presse quotidienne
Philologie
Fragment de lettre de M. Franc-Nohain
Un excellent homme distrait
Contrôle de l'État
Un honnête homme dans toute la force du mot
Des gens polis
Le Captain Cap devant l'état-civil d'un orang-outang
Véritable révolution dans la mousqueterie française
Trois records
La vengeance de Magnum
Le petit loup et le gros canard
Une des beautés de l'administration française
La vraie maîtresse légitime
Ohé! ohé!
Dressage
Le clou de l'Exposition de 1900
Commentaires inacrimonieux
Essai sur mon ami George Auriol
Une industrie intéressante
Larmes
Les végétaux baladeurs
L'auto-ballon
Une pincée d'aventures récentes
Une vraie poire
Un peu de mécanique
Pauvre garçon ou la vie pas drôle
Hommage à un général français
L'antifiltre du Captain Cap
Patriotisme économique (lettre à Paul Déroulède)
Proposition ingénieuse
Six histoires dans le même cornet
Le ferrage des chevaux dans les pampas d'Australie
À Monsieur Ousquémont-Hyatt, à Gand
Les arbres qui ont peur des moutons
Phénomène naturel des plus curieux
À bord de la Touraine
Gosseries
L'oiseuse correspondance
L'interview fallacieuse
Mauvais vernis
La question des ours blancs devant le Captain Cap
Nouveau système de pédagogie
Proposition d'un malin Polonais
Un bien brave homme
Une sale blague
Artistes
Simple croquis d'après nature
Maldonne
Contre nature, ou la mésaventure du docteur P...
Une drôle de lettre
Fragment d'entretien
Thérapeutique décorative et peinture sanitaire
Les beaux-arts devant M. Francisque Sarcey
À Monsieur Roudil, officier de paix des voitures
Notes sur la Côte d'Azur

ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY.

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