Deux et deux font cinq (2 + 2 = 5): oeuvres anthumes
Laissez les éléphants au lord-maire.
UNE PINCÉE D'AVENTURES RÉCENTES
Est-ce que—là, franchement!—ça ne vous ennuierait pas trop que je vous conte mon après-midi de dimanche dernier?
Au contraire! vous récriez-vous gentiment.
Je ne vois, dans votre charmante protestation, qu'une aimable courtoisie; je semble la tenir pour argent comptant... et je marche.
Le matin, j'avais reçu un mot d'une préalable petite bonne amie à moi, désormais en province, épisodiquement à Paris, et pour laquelle je conservais je ne sais quelle tendresse inaltérable. (Inaltérable est excessif, on le verra tout à l'heure.)7.
«Forcée de partir lundi au lieu de mardi, si tu veux nous voir, viens dimanche après-midi, foire au pain d'épices. Y serai avec ma sœur. Bien le divin tonnerre si on ne se rencontre pas!»
Étrange rendez-vous, manquai-je pas d'observer; mais je suis fait à ces façons, toujours d'imprévu.
Je déjeunai chez Léon Gandillot.
(Tous les dimanches que je suis à Paris, je prends mon repas du dimanche matin chez le jeune et déjà célèbre auteur dramatique.)
Je sortis de chez cet homme de théâtre sur le coup de deux heures.
Rue des Martyrs, pas un sapin!
Faubourg Montmartre, pas un sapin!
Aux boulevards, pas un sapin!
Ah! c'était gai!
Et l'Heure, qui n'a pas besoin de voiture pour marcher, elle, s'avançait à grands pas.
Quand je dis pas un sapin, entendons-nous. Il en passait des tas, mais tous lotis de leurs voyageurs. Alors, c'est comme s'il n'en eût point passé?
Soudain...
Un peu avant la Porte-Saint-Denis, stoppa un fiacre découvert qui se dégorgea de son client.
Le jaguar le plus déterminé de la jungle ne se fût point approché en moins de temps (qu'il n'en faut pour l'écrire) que je ne le fis.
Trop tard, hélas!
Une vieille petite bonne femme, pleine de respectabilité et sur la robe de soie de laquelle s'allongeait une chaîne d'or du bon vieux temps, indiquait déjà sa destination au cocher.
J'entendis qu'elle allait boulevard de Charonne.
Justement, ma direction!
—Pardon, madame, fis-je, la face emmiellée de mon plus lâche sourire, est-ce que...
Et je lui expliquai la situation.
—Mais, comment donc! acquiesça l'exquise créature.
Je m'installai.
La petite vieille était loquace.
Elle allait voir sa fille et son gendre, récemment installés dans une des meilleures maisons du boulevard de Charonne, maison dans laquelle ils avaient fichtre bien fait trente mille francs de frais.
Nous étions arrivés.
Je voulus payer, ainsi qu'il sied au paladin français.
Mais la petite vieille s'y refusa avec une obstination comique et des raisonnements que je ne m'expliquais point.
Ma foi, n'est-ce pas?...
Et elle entra dans la maison de sa fille et de son gendre.
Une grande stupeur m'envahit, dès lors.
Cette maison, c'était une maison,—quels termes emploierais-je, grand Dieu!—c'était une maison de rapid flirt, comme on dit à Francisco.
Je n'en dirai point le numéro, parce que ce serait de cette publicité gratuite dont l'abus déterminerait la mort des quotidiens; mais je puis vous affirmer que c'était un rude numéro. J'en ai encore plein les yeux!
Cinq minutes et je me trouvais place du Trône.
Bientôt, je rencontrai ma jeune amie, qui descendait, toute rose, des Montagnes-Russes.
Nous n'avions pas cheminé plus d'un hectomètre qu'elle me déclarait que si j'étais venu là pour la raser avec mes observations idiotes, je pouvais parfaitement retourner à l'endroit d'où je venais. Et puis, voilà!
Ce à quoi je répondis, sans plus tarder, qu'elle avait toujours été et qu'elle ne serait jamais qu'une petite grue; que, d'ailleurs, j'avais depuis longtemps copieusement soupé de sa fiole. Et puis, voilà!
Et nous nous quittâmes sur un froid coup de chapeau de moi, accueilli par un formidable haussement d'épaules de sa part.
Pas plus de voitures pour s'en aller que je n'en avais trouvé pour venir.
Au reste, un peu énervé et ne sachant que faire de ma vesprée, je n'étais pas fâché de marcher un peu.
Je dégringolai à pied le boulevard Voltaire, le joyeux et bien parisien boulevard Voltaire.
Arrivé place de la République, j'aperçus un de ces grands omnibus qui vous mènent de certains points déterminés à la gare Saint-Lazare, ou de la gare Saint-Lazare à ces mêmes points déterminés.
Jamais je ne m'étais servi de ce mode de locomotion.
Il y avait donc là une occasion unique de débuter dans la carrière, puisque je devais dîner le soir à Maisons-Laffitte.
Je m'installai sur l'impériale.
Mais voilà-t-il pas... Tais-toi, ma rancune.
Voilà-t-il pas que, boulevard des Italiens, j'aperçus des gens que j'avais intérêt à rencontrer.
J'émis la peu farouche prétention de descendre.
—Pardon, fit le conducteur, vous n'avez pas le droit de descendre avant la gare Saint-Lazare.
—Je n'ai pas le droit de descendre? Je n'ai pas le droit de descendre où je veux?
—Non, monsieur.
—Eh bien! nous allons voir ça!
J'allais employer la violence quand je fus séduit par l'étrangeté de la situation.
Un citoyen français, libre, innocent, ayant payé sa place, n'aurait pas le droit de descendre d'une voiture publique, à tel moment qu'il lui plairait!
—Non, monsieur.
Tous les voyageurs me donnaient tort et semblaient prendre en pitié ma déplorable ignorance.
Un vieux monsieur, officier de la Légion d'honneur, me demanda:
—Vous êtes étranger, sans doute?
—Mon Dieu, monsieur, je suis étranger sans l'être, étant né dans le Calvados de parents français.
Le vieux monsieur mit une infinie bienveillance à m'expliquer le monopole de la Compagnie des Omnibus et une foule de patati et de patata, le tout dans une langue et avec des idées d'esclave qui accepte le monopole du même dos que les nègres de la Jamaïque acceptent les coups de matraque.
Comme, après tout, je m'en fichais, je pris mon parti de l'aventure, décidé à m'amuser de la fiole de ce vieillard décoré mais servile.
—Moi, monsieur, m'écriai-je, je suis un homme libre, et je ne me laisse pas épater par l'œil des barbares!
Il ne comprenait pas bien.
Je repris:
—Alors, vous, monsieur, vous êtes de ceux qui sanctionnent le monopole par la voie de la séquestration ambulante?... Car, je suis séquestré! Ambulatoirement, j'en conviens, mais enfin, je suis séquestré!
Je ne sais ce qui se passa dans la tête de mon bonhomme, à ce moment. Il se leva, fit signe au conducteur de me laisser descendre, ajoutant:
—Je prends ça sur moi.
C'était peut-être une grosse légume.
UNE VRAIE POIRE
Tout à coup, ce gros petit bonhomme joufflu qui n'avait pas desserré les lèvres depuis une heure qu'il était devant moi, poursuivit ainsi, à voix haute, son histoire commencée, sans doute, intérieurement:
—Vous comprenez bien que ça ne pouvait pas durer comme ça plus longtemps!
Et comme il me regardait, je crus qu'il était de la plus élémentaire courtoisie de sembler m'intéresser:
—Ça ne pouvait pas durer plus longtemps comme ça? m'enquis-je non sans sollicitude.
—Non, mille fois non! Et à ma place vous en eussiez fait tout autant.
—Je ne sais pas trop! fis-je par esprit de taquinerie et aussi pour pousser mon interlocuteur à de plus précises confidences.
—Vous auriez agi, riposta le gros petit bonhomme joufflu, comme vous auriez cru devoir agir, et moi j'ai agi comme j'ai cru devoir agir... Et la preuve que j'eus raison d'agir ainsi, c'est que je m'en trouve admirablement, de cette détermination, aussi bien au point de vue physique qu'au point de vue moral... Tenez, je suis, à l'heure qu'il est, un gros petit bonhomme joufflu, n'est-ce pas?... Eh bien! l'année dernière, à la même époque, j'étais un mince petit bonhomme sec.
—Et au moral, donnez aussi une comparaison.
—Mon âme, l'année dernière, ma pauvre âme, n'était pas à prendre avec des pincettes... Aujourd'hui, on en mangerait sur la tête d'un teigneux.
—Alors, vous avez bien fait d'agir ainsi.
—Je suis heureux d'avoir l'approbation d'un homme d'esprit comme vous.
(Devant cette petite déclaration flatteuse, mais si juste, je crus un instant que le petit gros homme joufflu était au courant de ma personnalité. Légère erreur, vite reconnue.)
J'avais fini par m'intéresser aux événements passés sous silence par mon voisin. Tel le lecteur tant passionné par un feuilleton de rencontre qu'il en recherche le début sans tarder.
Mon bonhomme ne se fit pas autrement tirer l'oreille et tomba bientôt dans mon habile panneau (Pleyel).
—Dès mon arrivée à Paris, dit-il, lesté d'un joli petit patrimoine assez rondelet, je fus tout de suite remarquable par le grand nombre de mes amis et de mes maîtresses... Avez-vous jamais vu une pelletée de neige fondre sous le soleil de messidor?
—Je n'oserais l'affirmer.
—C'est fâcheux, car vous auriez ainsi une idée de la rapidité avec laquelle se volatilisèrent mes ors et mes argents au double feu de l'amour et de l'amitié. Un beau jour, mon notaire, qui est un réputé farceur, m'écrivit que j'avais encore, au sein de sa caisse, une belle pièce de 72 francs et quelque chose; le tout à ma disposition... Voyez-vous ma tête d'ici?
—Comme si j'y étais!
—Eh bien! vous vous trompez du tout au tout, car, en post-scriptum, mon joyeux tabellion m'annonçait que ma vieille horreur de tante Blanche venait de claquer m'instituant son seul héritier, pour embêter les autres. Joie de mes amis! Délire de mes maîtresses! Cette joie, ce délire me parurent provenir de mobiles louches. Était-ce bien pour moi que ces gens se réjouissaient? Serait-ce pas uniquement pour eux? Un léger examen me confirma dans la probabilité numéro deux. Et c'est alors que je pris la virile attitude dont il a été question plus haut.
—Ah! nous y voilà!
—Je fis mon compte. J'avais vingt-sept amis et dix-huit maîtresses, tous, en apparence, plus charmants, plus dévoués, plus désintéressés les uns que les autres. Dès que j'entrais quelque part: «Tiens! voilà Émile! Viens que je t'embrasse, mon petit Mimile! Bonjour, Émile!» Et c'étaient des poignées de main, et des bécots, comme s'il en pleuvait! Je m'amusai à établir le prix de revient de ces marques d'affection: une poignée de main me revenait, l'une dans l'autre, à 2 fr. 75; un bécot, à 11 fr. 30. Ça n'a l'air de rien; mais à la fin de l'année, avec ce train de maison, on n'a même plus de quoi donner 3 francs à son facteur... Enrayons! fis-je d'une voix forte. Et à partir de ce moment, tous les jours que Dieu fit (et il en fait, le bougre! comme dit Narcisse Lebeau), je saquai tantôt un ami, tantôt une maîtresse.
—Et allez donc!
—Oh! je n'agissais pas à l'aveuglette. Je m'étais mis en tête de ne conserver de cette tourbe qu'un ami et qu'une amie, le meilleur et la meilleure; j'employai le procédé dit sélection par élimination. Vous saisissez?
—Comme un huissier.
—Chaque jour, c'était le plus fripouille de mes camarades ou la plus rosse de mes bonnes amies que j'exécutais froidement... Si bien qu'au bout de quarante-trois jours je n'avais plus à mon actif qu'un bonhomme et qu'une bonne femme, mais, ces deux-là, la crème des crèmes! Un garçon fidèle, incapable d'une trahison, m'adorant, et toujours prêt à se fiche à l'eau pour moi! Une fille exquise, folle de moi, ignorante des questions d'argent: en un mot, m'aimant pour moi-même!
—Deux perles, quoi!
—Deux perles du plus pur Orient! Alors, je les pris avec moi, et nous vivons, tous les trois, dans ma petite propriété, comme de véritables coqs en plâtre.
—Mais au moins, votre ami s'entend-il bien avec votre petite camarade?
—Dans la perfection!... Encore pas plus tard qu'hier, je les ai trouvés couchés ensemble.
UN PEU DE MÉCANIQUE
Ah! on ne s'embête pas à l'Académie des sciences!
Je vous donne en mille à quoi ces bougres-là passent leur temps, au lieu de travailler!
D'ailleurs, lisez vous-mêmes.
J'aime autant ça, parce que vous me traiteriez encore de blagueur.
L'extrait suivant est soigneusement découpé dans le Journal Officiel du 25 octobre, et je n'y change pas un traître mot:
ACADÉMIE DES SCIENCES
Présidence de M. Marey, vice-président
Séance du 22 Octobre.
«M. Marey place sous les yeux de l'Académie une série d'images chronophotographiques (soixante à la minute) représentant les diverses positions que prend un chat lorsque, placé sur le dos, on le laisse tomber d'une hauteur de 1 m. 50 sur le sol. Le chat se retourne pendant la chute et retombe sur ses quatre pattes. Comment s'effectue cette rotation? Au point de vue mécanique, quand un corps inerte tombe et qu'aucune force extérieure n'agit, il est impossible qu'il change d'orientation en route. Et cependant, le chat retombe sur ses pattes. Il est vrai que ce n'est pas un corps inerte. Cependant, M. Marey soumet le cas à ses confrères de la section de mécanique.
»M. le commandant Guyon explique la rotation du chat par un changement du moment d'inertie dû au déplacement des membres pendant la chute.
»M. Bertrand dit: C'est peut-être cela, parce que l'animal n'est pas un corps inerte, mais c'est à revoir.
»M Marcel Deprez: Il y a impossibilité mécanique à ce mouvement spontané; un corps qui tombe ne peut se retourner en chemin sans une force adjuvante. Peut-être l'intestin du chat en se déplaçant joue-t-il un rôle.
»MM. Lœwy, Maurice Lévy, Bertrand, sont d'avis que c'est le chat lui-même qui prend un point d'appui sur la main qui le lâche dans l'espace et imprime à son corps un mouvement de rotation. Il y a en jeu une force initiale.
»M. Marey: On n'en aperçoit pas trace sur les figures. Au premier temps de la chute, les positions du chat n'indiquent aucun commencement de rotation.
»M. Marcel Deprez en revient au déplacement des intestins qui crée une variation du moment d'inertie. «Est-ce que vous savez ce qui se passe dans l'intérieur de l'animal?» dit-il à M. Marey.
»On rit, et il est entendu que le problème vaut la peine d'être élucidé. Pour se mettre en garde contre une impulsion primitive du chat contre la main de l'opérateur, on prie M. Marey de recommencer l'étude chronophotographique en supprimant l'intermédiaire des mains. On attachera le chat à une ficelle que l'on coupera. Et l'on verra bien s'il retombe sur ses pattes.»
Eh bien! et la Société protectrice des animaux!
Je n'assistais pas à cette séance, et je le regrette, car ce devait être follement cocasse de contempler tous ces vieux types se demandant gravement comment les chats font pour retomber sur leurs pattes, quand on les laisse choir de 1 m. 50.
Puisque nous nous occupons de mécanique, je me permettrai de soumettre à M. Marey et autres savants une question qui relève de leur compétence.
Nos lecteurs—surtout ceux qui se trouvaient dans le train—doivent se souvenir de l'effroyable catastrophe d'Appilly.
On apprit, non sans stupeur, que l'accident était dû à une économie peut-être excessive de personnel.
Un seul, en effet, et unique pauvre bonhomme devait accomplir le total fourbi de la station.
Un seul!
Beaucoup de personnes, et vous les premiers, aviez pensé que le record de l'économie était détenu par la Compagnie du Nord.
Eh bien, pas du tout!
Il y a une gare du réseau de l'Ouest où on n'occupe même pas un homme, mais trois quarts d'homme.
Trois quarts d'homme! Vous avez bien lu.
Et n'allez pas croire à une blague plus ou moins drôle de votre serviteur. Je tiens à la disposition des incrédules (surtout si elles sont très gentilles) la pièce comptable qui m'a révélé cette vive parcimonie.
Le fait se passe à la gare de Touffreville-Criel.
La feuille qu'un de mes lecteurs m'a envoyée avec une lettre trop aimable, est intitulée:
ÉTAT DE SITUATION DU PERSONNEL
(Journée du 25 octobre à 9 h. au 25 octobre à 9 h.)
Et dans une des colonnes, on lit:
MANUTENTION ET MANŒUVRES
| Nombre d'hommes occupés | 3/4 |
| Dépense totale | 2 83 |
2 83 pour 3/4 d'homme, cela fait, si je sais encore compter, pour un homme tout entier, 3 fr. 50, somme probablement trop énorme pour la caisse de la Compagnie de l'Ouest.
Quand l'Académie des sciences en aura fini avec la palpitante question du chat qui tombe (oh! n'insultez jamais un chat qui tombe!), je lui serai vivement reconnaissant d'étudier ce problème:
Quand travaillent les 3/4 d'un homme, que fait l'autre 1/4 pendant ce temps-là?
Et après de telles révélations, vous verrez qu'il se trouvera encore des gens pour défendre les monopoles!
PAUVRE GARÇON!
OU LA VIE PAS DRÔLE
—Y a qu'à moi que ça arrive, ces machines-là!
Mon respect bien connu pour la vérité m'oblige à confirmer l'exactitude du dire de mon ami.
Véritablement, il n'y a qu'à lui que ça arrive, ces machines-là!
Des catastrophes? Non, pas des catastrophes; mais un bombardement sans cesse ni trêve de petites mistoufles comiques, pittoresques et jusqu'alors invues.
Il a fini par en prendre son parti, le pauvre mésaventurier, et lui-même nous conte ses plus récentes histoires avec un bon sourire ahuri, mais résigné.
—Y a qu'à moi que ça arrive, ces machines-là! conclut-il sagement.
Ça m'est toujours une bonne fortune de le rencontrer, certain que ma soif de nouveau trouvera son compte—un peu cruel, peut-être—au récit d'infortunes inédites.
—Quoi de nouveau, mon vieux? fais-je hypocritement. Toujours content?
—Content?... Tu te moques de moi, dis? Content!... Enfin, je me fais une raison! Et toi?
—Parfaitement heureux, merci, plus heureux même que je mérite.
—Ça ne se mérite pas, le bonheur... malheureusement!... Car ça commencerait bien à être mon tour.
—Encore embêté?
—Bien sûr!... Imagine-toi que j'ai couché au poste, lundi dernier.
—Couché au poste, toi! le plus tranquille des hommes!
—Parfaitement! Moi, le plus tranquille des hommes!... j'ai couché au poste!
—Et pour quelle cause?
—Pour cause de soûlographie.
—Pour cause de soûlographie, toi! Le plus sobre des hommes!
—Parfaitement! Moi, le plus sobre des hommes! Couché au poste!... Pour cause de soûlographie!
—Mais, enfin...
—Oh! ça n'est pas bien compliqué, va!... Lundi dernier, je rencontre rue Royale, vers six heures, Cap (Martin), le cousin du Captain. Il me fait entrer à l'Irish Bar, et commande un gin-soda. Moi, qui ai la profonde horreur de toutes ces saloperies anglo-saxonnes, je demande un simple vermout-cassis... Une heure après, j'étais couché, ivre-mort au poste de l'Opéra.
—Ivre-mort? Avec un vermout-cassis?
—Parfaitement!... Y a qu'à moi que ça arrive, ces machines-là! Voici ce qui s'était passé: Tu sais que chez Reynolds, on sert le gin dans de grandes carafes qu'on pose devant le client... Moi, prenant ça pour de l'eau, j'ai gorgé mon vermout de ce spiritueux.
—Tu ne t'es pas aperçu en buvant?
—Si... Je me disais: Voilà un vermout-cassis qui a un drôle de goût!... Ça doit être un vermout-cassis américain!... Tu vois ça d'ici!... En sortant, je me suis mis à sauter sur les bancs du boulevard, à embrasser les bonnes femmes dans les kiosques à journaux, et à raconter aux sergots que j'avais connu Félix Faure à la tête d'une maison mal famée de Châtellerault! Tu devines bien qu'à ce train je n'ai pas moisi à l'air libre!
—Mon pauvre vieux!
—Y a qu'à moi que ça arrive, ces machines-là!... Et la semaine dernière, donc!
—Quoi encore?
—Je me commande un complet chez un petit tailleur qu'on m'avait recommandé... Un complet à carreaux épatant! J'étrenne mon costume par une pluie torrentielle, sans parapluie, bien entendu (y a qu'à moi que ça arrive, ces machines-là!). Bon! je vais me sécher à la Bibliothèque nationale, près d'un poêle. Voilà-t-il pas que mon complet, en séchant, se rétrécit, se rétrécit, au point que je semblait m'être vêtu avec le costume volé d'un petit garçon d'une douzaine d'années!
—Ça, ça peut arriver à tout le monde.
—Oui, mais ce qui ne peut arriver qu'à moi, c'est le raisonnement que m'a tenu le tailleur quand je suis allé lui faire des reproches. Comme cet industriel le prenait de haut, assurant que les waterproofs n'étaient pas sa spécialité et que, moi, je lui disais simplement et souriant: «Pardon, monsieur, votre marchandise a perdu, sous l'averse, environ vingt pour cent de sa superficie, il serait de toute justice que vous tinssiez compte de cet incontestable déchet,» il me répondit, avec un toupet d'enfer: «Pardon, monsieur, si ma marchandise, au lieu de rétrécir, s'était allongée et élargie, seriez-vous venu de votre plein gré m'apporter une somme proportionnelle et supplémentaire?» Qu'est-ce que tu veux objecter à ça?
—Rien, mon pauvre ami.
—Je te le disais bien, mon vieux, y a qu'à moi que ça arrive, ces machines-là!
—Et du côté du cœur, au moins, es-tu plus heureux?
—Ah! oui, parlons-en, il est chouette, mon cœur!... Jeudi dernier, je vais dîner dans la famille Crauck, et je tombe éperdument amoureux d'Odile, l'aînée des jeunes filles...
—Je la connais, la petite Crauck (Odile), charmante!
—Éperdument amoureux! Le lendemain, je la rencontre dans une soirée, et je lui annonce ma visite pour le lendemain. Elle semble un peu étonnée et me demande la cause de cette démarche... Tu sais comme on est bête quand on est très amoureux?
—Je sais.
—Alors, je lui dis: «Mademoiselle, c'est que j'ai laissé quelque chose chez vous.—Quoi donc? demande-t-elle.—Mon cœur!...» Ça n'était pas, évidemment, très spirituel, mais quand on est sincère...
—Et que t'a-t-elle répondu?
—Jamais tu ne t'en douterais, et si froidement: «Monsieur, a-t-elle dit, je n'ai pas trouvé l'objet dont vous parlez, mais ce soir, en rentrant, je dirai à la bonne de regarder... Il est peut-être dans les balayures!»
—Mon pauvre garçon!
—Y a qu'à moi que ça arrive, ces machines-là!
HOMMAGE À UN GÉNÉRAL FRANÇAIS
Je viens de recevoir le Temps, un numéro du Temps, vieux pour vous, ô Parisiens altérés d'actualité, mais frais encore pour le relégué que je suis en une sorte de Thébaïde lointaine et méridionale.
Vais-je lire le Temps?
Ma foi, non! Pourquoi lirais-je le Temps?
Et je jette sur les massives colonnes de cet organe crépusculaire un regard distrait.
Mais soudain mon œil s'allume et voilà qu'une vive liesse embrasse mon vieux cœur.
C'est que j'ai aperçu le nom prestigieux de notre brave général Poilloüe de Saint-Mars, commandant en chef le 12e corps, à Limoges.
Il s'agit cette fois d'une circulaire de ce guerrier pittoresque sur les droits et les devoirs des gardes d'écurie.
Je commence par déclarer, très sérieusement et sans permettre à personne d'en douter, que j'adore le général Poilloüe de Saint-Mars. Il est un des rares généraux français qui mêlent profondément aux choses du service un tout paternel souci d'humanité.
On peut dire de lui que c'est un littérateur rigolo, mais on ne saura jamais prétendre qu'il ne soit pas un brave homme.
Et puis, littérateur rigolo, pourquoi?
Allons, mettons qu'il soit un poète bien personnel, et nous serons dans le vrai.
Est-ce pas d'un poète exquis, ce mot: LA GUÉRITE, CET ÉCRIN DE LA SENTINELLE!
Sa sollicitude pour ses troupes amène, parfois, des épisodes réjouissants, témoin cette histoire que me contait, récemment, un officier du 12e corps.
L'année dernière, le général Poilloüe, entre mille autres circulaires, en consacrait une aux droits et aux devoirs des plantons aux cuisines.
Les plantons devaient s'occuper de ceci et de cela; mais, par contre, ils avaient droit à ceci et à cela. Principalement, le cuisinier en pied devait remettre au planton, à chaque repas, une large tartine de moelle.
Or, il arriva qu'un planton éprouvait pour la moelle une aversion insurmontable. Mais, fort de la circulaire du général en chef, le cuisinier força l'infortuné à ingurgiter l'horrible corps gras.
Voyez-vous d'ici la scène racontée par Courteline?
Cette fois, comme je l'ai dit, il s'agit des gardes d'écurie.
Je ne puis publier intégralement cette page magistrale, mais je vais en détacher les deux phrases types, celle du brave homme et celle du poète pittoresque.
Celle du brave homme:
«Les écuries doivent être aménagées pour le plus grand bien-être des chevaux, mais avant tout, il faut organiser dans ces écuries l'installation confortable des soldats chargés de les surveiller et dont l'existence est plus précieuse que celle de tous les animaux réunis.»
Bravo, mon général, et très chic!
Combien différent ce langage de celui que tint (historique) un colonel de chasseurs, lors des dernières manœuvres:
Un médecin du régiment avait obtenu une permission de quarante-huit heures. Fort de cet exemple, un vétérinaire demanda audit colonel la même faveur qu'on lui refusa avec un entrain non dissimulé.
Et sur l'insistance du vétérinaire:
—Pardon, riposta le colonel, un médecin, ça, on peut toujours s'en passer; tandis qu'un vétérinaire!...
Pour clore cette série d'exercices, lisons, relisons, méditons et apprenons par cœur cette phrase, dans la même circulaire du général Poilloüe, qui fera tressaillir d'aise en sa tombe notre vieux Buffon:
«Les chevaux sont intelligents et observateurs. Quand ils voient leurs gardes d'écurie déguenillés et grelottants, ils savent que les coups vont pleuvoir sur leur dos et que leurs pauvres couvertures vont leur être dérobées par ceux-là mêmes qui ont mission de les soigner. Ils sont craintifs, ne se reposent pas, dépérissent et maudissent avec raison le numéro de leur régiment.»
Ah! si l'esprit militaire disparaît, même de l'âme des chevaux!
Pauvre France!
L'ANTIFILTRE DU CAPTAIN CAP
OU
UN NOUVEAU MOYEN DE TRAITER LES MICROBES
COMME ILS LE MÉRITENT
—Y aurait-il indiscrétion, mon cher Cap, à vous demander en quoi consiste le paquet que vous tenez sous le bras?
—Nullement, cher ami, nullement.
Et avec une complaisance digne des temps chevaleresques, Cap déballa son petit paquet et m'en présenta le contenu, un objet cylindrique, composé de cristal et de nickel, recélant quelques détails assez ténébreux.
—Que pensez-vous que ce soit? interrogea Cap.
—Ça, c'est un filtre dans le genre du filtre Pasteur.
—Bravo! s'écria Cap! vous avez deviné! vous avez parfaitement deviné, à part ce léger détail, toutefois, qu'au lieu d'être un filtre, cet objet est un antifiltre.
Une vive stupeur muette se peignit sur ma face, et c'est à grand'peine que je pus articuler:
—Un antifiltre, Cap! Un antifiltre!
—Oui, répondit froidement le Captain, un antifiltre.
—Qu'ès aco?
—Oh! mon Dieu, c'est bien simple! Grâce à cet appareil, vous pouvez immédiatement muer l'onde la plus pure en un liquide jaunâtre et saturé de microbes. Vous voyez d'ici les avantages de mon ustensile?
—Je les vois, Cap, mais je ne les distingue pas bien.
—Enfant que vous êtes! Vous croyez à l'antiseptie?
—Dame!
—Et à l'aseptie?
—Dame aussi!
—Pauvre niais! Vous êtes de la force du major Heitner, lequel ne considère potable que l'eau d'abord transformée en glace, puis longuement bouillie dans une marmite autoclave, cela dans l'espoir que tous les microbes disponibles seront morts d'un chaud et froid.
—D'un froid et chaud, vous voulez plutôt dire, Captain?
—Tiens, c'est vrai, je n'y avais point songé. Ce major Heitner est encore plus inconséquent que je ne croyais.
Et pour chasser la mauvaise impression de l'inconséquence excessive du major, nous pénétrâmes, Cap et moi, dans un de ces petits american bars, qui sont le plus bel ornement de la baie de Villefranche.
Cap reprit:
—La guerre stupide que l'homme fait aux microbes va, d'ici peu de temps, coûter cher à l'humanité.
—Dieu nous garde, Cap!
—On tue les microbes, c'est vrai, mais on ne les tue pas tous! Et comment appelez-vous ceux qui résistent?
—Je ne les appelle pas, Cap; ils viennent bien tout seuls.
—Ah! vous ne les appelez pas? Eh bien, moi, je les appelle de rudes lapins! Ceux-là sortent de leurs épreuves plus vigoureux qu'avant et terriblement trempés pour la lutte. Dans la bataille pour la vie, les individus qui ne succombent pas gagnent un entraînement et une vigueur qu'ils transmettent à leur espèce. Gare à nous, bientôt!
—À genoux, Cap, et prions!
—Laissons la prière aux enfants et aux femmes. Nous autres, hommes, colletons-nous avec la vérité. Voici ma théorie relative aux microbes: au lieu de combattre ces petits êtres, endormons-les dans l'oisiveté et le bien-être. Offrons-leur des milieux de culture favorables et charmants. Que notre corps devienne la Capoue de ces Annibaux microscopiques.
—Très drôle ça, Cap, les Annibaux microscopiques!
—Alors, qu'arrivera-t-il? Les microbes s'habitueront à cette fausse sécurité. Ils pulluleront à l'envi; mais plus ils seront nombreux moins ils seront dangereux. Bientôt, ils tomberont en pleine dégénérescence...
—Et Max Nordau fera un livre sur eux. Ce sera très rigolo.
—Hein! Que dites-vous de ma théorie?
—Épatante, Cap! Paix à tous les microbes de bonne volonté! Et, pour commencer la mise en pratique de votre idée, les microbes aiment-ils l'irish whiskey cock tail?
—Ils l'adorent, Alphonse, n'en doutez point!
—Alors, garçon, deux irish whishey cock tails! Et préparez-nous-les, carefully, vous savez?
—Et largefully, ajouta le Captain Cap avec son bon sourire.
Si, vraiment, les microbes adorent les boissons américaines, ce fut une bonne journée pour eux.
PATRIOTISME ÉCONOMIQUE
Lettre à Paul Déroulède
Mon cher Paul,
Vous permettez, n'est-ce pas, que je vous appelle Mon cher Paul, bien que je n'aie jamais eu l'honneur de vous être présenté, pas plus que vous n'eûtes l'avantage de faire ma connaissance?
Je vous ai rencontré plusieurs fois, drapé d'espérance (laissez-moi poétiser ainsi votre longue redingote verte). Les pans de cette redingote claquaient au vent, tel un drapeau, et vous me plûtes.
Et puis, qu'importent les présentations? Entre certaines natures, on se comprend tout de suite; on essuie une larme furtive, on réprime un geste d'espérance et on s'appelle Mon cher Paul.
Comme vous, mon cher Paul, je n'ai rien oublié. Comme vous, je ronge le frein de l'espoir.
J'ai les yeux constamment tournés vers l'Est, au point que cela est très ennuyeux quand je dîne en ville.
Si la maîtresse de la maison n'a pas eu la bonne idée de me donner une place exposée à l'Est, je me sens extrêmement gêné.
Passe encore si la place est au Nord ou au Midi; j'en suis quitte pour diriger mes yeux à droite ou à gauche.
Mais quand on me place en plein Ouest, me voilà contraint de regarder derrière moi, comme si mes voisins me dégoûtaient!
Ah! c'est une virile attitude que d'avoir les yeux tournés vers l'Est, mais c'est bien gênant, des fois!
Enfin, et pour que vous n'ayez aucun doute à mon égard, j'ajouterai que, selon la prescription du grand Patriote, je n'EN parle jamais, mais j'Y pense toujours.
Cela posé, entrons dans le vif de la question.
Vous devez bien comprendre, mon cher Paul, qu'avec le caractère ci-dessus décrit, j'ai la plus vive impatience de voir Français et Allemands se tuer, s'étriper, s'égueuler comme il sied à la dignité nationale de deux grands peuples voisins.
Il n'y a qu'une chose qui m'embête dans la guerre, c'est sa cherté vraiment incroyable.
On n'a pas idée des milliards dépensés depuis vingt-cinq ans, à nourrir, à armer, à équiper les militaires, à construire des casernes, à blinder des forts, à brûler des poudres avec ou sans fumée.
Tenez, moi qui vous parle, j'ai vu dernièrement, à Toulon, un canon de marine dont chaque coup représente la modique somme de 1,800 fr. (dix-huit cents francs). Il faut que le peuple français soit un miché bougrement sérieux pour se payer de pareils coups.
Vous l'avouerai-je, mon cher Paul, ces dépenses me déchirent le cœur!
Pauvre France, j'aimerais tant la voir riche et victorieuse à la fois!
Et l'idée m'est venue d'utiliser la science moderne pour faire la guerre dans des conditions plus économiques.
Pourquoi employer la poudre sans fumée, qui coûte un prix fou, quand on a le microbe pour rien?
Intelligent comme je vous sais, vous avez déjà compris.
On licencierait l'armée, on ferait des casinos dans les casernes, on vendrait les canons à la ferraille. On liquiderait, quoi!
Au lieu de tout cet attirail coûteux et tumultueux, on installerait discrètement de petits laboratoires où l'on cultiverait les microbes les plus virulents, les plus pathogènes, dans des milieux appropriés.
À nous les bacilles virgule, à nous les microbes point d'exclamation, sans oublier les spirilles de la fièvre récurrente!
Et allez donc!... Le jour où l'Allemagne nous embêtera, au lieu de lui déclarer la guerre, on lui déclarera le choléra, ou la variole, ou toutes ces maladies à la fois.
Le ministère de la guerre sera remplacé, bien entendu, par le ministère des maladies infectieuses.
Comme ce sera simple! Des gens sûrs se répandront sur tous les points de la nation abhorrée et distribueront, aux meilleurs endroits, le contenu de leurs tubes.
Ce procédé, mon cher Paul, a l'avantage de s'adresser à toutes les classes de la société, à tous les âges, à tous les sexes.
L'ancienne guerre était une bonne chose, mais un peu spéciale, malheureusement: car on n'avait l'occasion que de tuer des hommes de vingt à quarante-cinq ans.
Les gens à qui cela suffit sont de bien étranges patriotes.
Moi, je hais les Allemands; mais je les hais tous, tous, tous!
Je hais la petite Bavaroise de huit mois et demi, le centenaire Poméranien, la vieille dame de Francfort-sur-le-Mein et le galopin de Kœnigsberg.
Avec mon système, tous y passeront. Quel rêve!
Voyez-vous enfin les chères sœurs reconquises?
Peut-être que, grâce à mes microbes, les chères sœurs seront dénudées de leurs habitants?
Qu'importe! Le résultat important sera obtenu: On n'EN parlera jamais et on n'Y pensera plus!
Enchanté, mon cher Paul, d'avoir fait votre connaissance, et bien du mieux chez vous.
PROPOSITION INGÉNIEUSE
Que le correspondant dont je publie ici la lettre ne s'y trompe pas une minute! Je sais parfaitement quelle personnalité cache sa modeste signature.
Mais aussi, qu'il se rassure! je ne la dévoilerai point, cette personnalité.
Détenteur d'une haute situation dans l'État (on peut dire, sans crainte d'être taxé d'exagération, qu'il est chef de service), mon correspondant ne relève pas, comme on dit, du domaine de la petite bière.
Sa lettre est l'aimable délassement d'un esprit d'élite et digne, en tous points, du poste important qu'on lui a confié.
Le sort que je fais à sa fantaisie pourra peut-être le déterminer à—si la conversation vient à tomber là-dessus—m'offrir un bureau de tabac ou deux.
Ce que j'en dis, c'est pour les amis, car je ne fume pas, et, ne répondant jamais aux lettres que je reçois, les timbres-poste m'indiffèrent.
«Monsieur le rédacteur,
»Vous êtes certainement un des hommes les plus remarquables de ce temps. Vos articles sont des lumières.
»C'est ce qui m'incite à vous soumettre une idée qui m'est venue et dont je souhaiterais que vous vous fissiez l'ardent zélateur.
»N'êtes-vous pas frappé comme moi—oui, n'est-ce pas?—du profond discrédit dans lequel est tombée la croix de commandeur de la Légion d'honneur?
»Ce discrédit, je voudrais le voir disparaître.
»Comment? En attachant à cette haute distinction une faveur qui la rendrait plus désirable.
»Je voudrais qu'une loi intervînt aux termes de laquelle tout haut dignitaire de la Légion d'honneur ne pourrait plus jamais être cocu.
»Entendons-nous, les femmes de ces dignitaires pourraient continuer de brancher l'os frontal de leur époux; mais cela ne compterait pas.
»Qui pourrait faire obstacle à ma proposition? Assurément pas les femmes de ces derniers. Elles recouvreraient ainsi plus de liberté pour donner cours aux élans de leur cœur et faire un plus grand nombre d'heureux. Quant aux maris, puisque la loi les déclarerait indemnes, ils auraient la double satisfaction de faire plaisir à leurs femmes, et de trouver là, avec un surcroît d'honneur, un surcroît de profits.
»Car d'où leur viendrait, je vous prie, le scrupule qui arrête encore un petit nombre d'entre eux à tirer des charmes de leurs épouses de nouvelles ressources, toujours les bienvenues dans tous les ménages, quels qu'ils soient?
»Comme la question économique prime tout aujourd'hui, j'ai tenu à prendre l'avis des deux représentants les plus autorisés des écoles actuellement aux prises.
»M. Leroy-Beaulieu craint qu'une pareille loi ne nous attire encore des représailles de l'étranger.
»M. Domergue, à qui j'ai confié les craintes de son éminent adversaire, m'a répondu textuellement:
«Les représailles de l'étranger? Je m'en f...! Mais, comme dans tout pays civilisé il faut, pour la bonne tenue des statistiques, qu'il y ait une moyenne de cocus déterminée, assez imposante pour que nous ne soyons pas dans une situation inférieure vis-à-vis des autres nations, je vous conseillerais de compléter votre proposition en disant que, pour parfaire les manquants, le titre de cocu serait attribué d'office à tous les membres de l'Académie des sciences morales et politiques, et, si cela ne suffit pas, à tous les membres de la Société d'économie politique.»
»Comme j'ai infiniment plus de confiance dans le porte-parole de M. Méline que dans le représentant des vieilles doctrines économiques, j'incline à croire que M. Leroy-Beaulieu est hanté de craintes déraisonnablement chimériques.
»Ce qui me courbe à cette conclusion, c'est que toutes les hautes personnalités politiques et sociales consultées par moi approuvent chaudement ma proposition. Le moindre avantage qu'elles y trouvent, c'est d'augmenter les joies du foyer et le bien-être national, ce à quoi tous les bons esprits doivent tendre et s'employer.
»Mais voilà! Tant vaut l'homme qui lance une idée, tant vaut cette idée; et, dans toute la presse, je ne vois que vous de capable de donner à la mienne assez de relief et d'autorité pour l'imposer à l'attention d'un Parlement qui a tant de votes inutiles à se faire pardonner.
»Veuillez agréer, Monsieur et cher Maître, l'expression de mes sentiments les plus cordialement formulés.
»Félix.»
Et voilà!
Merci, mon vieux Félix, et à la revoyure!
(Plaisanterie d'un ordre plutôt intime, étant donné le rang social de mon correspondant.)
SIX HISTOIRES DANS LE MÊME CORNET
OU
TOUJOURS LE SOURIRE SUR LES LÈVRES
Mœurs américaines.
Dans le parc de Rouse's point. Le soir, assez tard. On entend au loin les accords entraînants de Washington Post.
(Washington Post est une new dance qui fera fureur à Paris cet hiver, vous pouvez m'en croire. Pour s'en procurer la musique avec les instructions, s'adresser à mon vieux camarade Whaley Royce, 158, Yonge street, Toronto. Les personnes qui voudraient éviter les frais de poste toujours coûteux, peuvent aller se procurer elles-mêmes ce morceau. En ce cas, ne pas quitter Toronto sans jeter un coup d'œil sur les chutes d'eau du Niagara, un assez curieux phénomène naturel situé non loin de là.)
Fermons la parenthèse.
—Et vous, miss, vous ne dansez pas, ce soir?
—Non, pas ce soir.
—Pourquoi cela, miss?
—Parce que j'ai des chaussettes et pas de pantalon.
—Quelle blague!
—Voyez plutôt, répondit-elle en souriant.
Toulouse-Lautrec, le jeune peintre bien connu, a prêté un pantalon à M. Pascalis, le monarchiste célèbre, momentanément gêné.
Bien que le sol fût totalement anhydre et Phœbus aveuglant, Pascalis a relevé le bas du pantalon.
—Pourquoi? fis-je.
—Pour qu'on ne s'aperçoive pas qu'il est trop court, répondit-il en souriant.
Sa femme est gentille comme tout et, pourtant, il la trompe avec une grande bringue d'Anglaise, miss Aline, pas jolie pour un sou, mais dont le nom seul indique assez l'irréductible tendance à la luxure et à la sensualité.
(Miss Aline pourrait arborer la devise de sa vieille homonyme romaine, Lassata non satiata, en supprimant, toutefois, lassata, car, au contraire, ça la repose, elle.)
Il a pu découcher, l'autre jour (l'autre nuit serait plus exact, mais le temps me manque pour rectifier).
Sous le fallacieux prétexte qu'il est vélocipédiste territorial, il a prétendu devoir assister à une manœuvre de nuit du côté de Vaujours, blague infecte dans laquelle sa pauvre petite femme a coupé comme dans du beurre.
Inutile de révéler en quoi consistèrent ces manœuvres de nuit dont la rue Bernouilli fut le théâtre. (Elle en a vu bien d'autres, la rue Bernouilli.)
Et, au retour, la petite femme:
—Ça s'est bien passé?
—On ne peut mieux.
—Ton pneu ne s'est pas dégonflé?
—Si, huit fois! répondit-il en souriant.
Lune de miel.
—Dis-moi, ma chérie, à quel moment t'es-tu aperçue, pour la première fois, que tu m'aimais?
—C'est quand je me suis sentie toute chagrine chaque fois qu'on te traitait d'idiot devant moi, répondit-elle en souriant.
Autre lune de miel.
Lui, ardent et tendre.
Elle, bébête.
Elle.—Alors, c'est bien vrai? Son petit Jujules aime bien sa petite Nini?
Lui.—Mais oui, je t'aime bien!
—Beaucoup, beaucoup?
—Beaucoup, beaucoup!
—Encore plus beaucoup que ça?
—Encore plus beaucoup que ça!
—Alors, comme quoi qu'il l'aime, sa petite Nini?
—Comme un carme! répondit-il en souriant.
Parisienne à bord.
Après un flirt assez écourté, elle a consenti à le venir voir en sa cabine.
—Tiens, vous ne tirez pas le rideau sur votre hublot?
—À quoi bon! Ce hublot donne sur la mer immense. Nous sommes à pas mal de milles de la plus prochaine terre. Dieu seul nous voit et ce ne serait pas un pauvre petit rideau qui arrêterait le regard du Tout-Puissant.
Après cette tirade, il enlaça la jeune personne.
Mais elle:
—Non, je vous en prie, tirez le rideau.
—Pourquoi?
—Quelquefois qu'il passerait des canotiers! répondit-elle en souriant.
LE FERRAGE DES CHEVAUX
DANS LES PAMPAS D'AUSTRALIE
(Si tant est qu'il soit des Pampas en Australie)
—Et vous, Cap, qu'est-ce que vous pensez de tout ça?
—Tout ça... quoi?
—Tout ça, tout ça...
—Ah oui, tout ça! Eh bien, je ne pense qu'une chose, une seule!
—Laquelle?
—Oh! rien.
Le dialogue dura longtemps sur ce ton. Moi, je me sentais un peu déprimé, cependant que le d'habitude vaillant Captain Cap était totalement aboli.
Cap bâilla, s'étira comme un grand chat fatigué, et je devinai tout de suite ce qu'il allait me proposer: l'inévitable corpse reviver en quelque bar saxon du voisinage. Je répondis par ces deux monosyllabes froidement émises:
—Non, Cap!
Cap aurait reçu sur la tête tout le Mont-Valérien, lancé d'une main sûre, qu'il ne se serait pas plus formellement écroulé.
—Comment, bégaya-t-il, avez-vous dit?
—J'ai dit: Non, Cap.
—Alors, je ne comprends plus.
—C'est pourtant bien simple, Cap. Désormais, la débauche, sous quelque forme qu'elle se présente, me cause une indicible horreur. J'ai trouvé mon chemin de Damas. Plus d'excès! À nous, la norme! Vivons à même la nature! Or, la nature ne comporte ni breuvages fermentés, ni spiritueux. Si on n'avait pas inventé l'alcool, mon bien cher Captain, on n'aurait pas été contraint d'imaginer la douche.
Ce pauvre Cap m'affligeait positivement. Ces propos le déconcertaient tant, émis par moi!
De désespoir, il crut à une plaisanterie.
—Non, Cap, vraiment! insistai-je de pied ferme.
Pauvre Cap!
Je perçus qu'il éprouva la sensation froide et noire que lui échappait un camarade.
Rassurez-vous, Cap! Si vous évade le camarade, l'ami vous demeure et pour jamais, car, moi, j'ai su voir derrière la soi-disant inextricable barrière de votre extériorisation le cœur d'or pur qui frissonne en vous.
Et, timidement, Cap reprit:
—Vous n'avez rien à faire cet après-midi?
—Rien, jusqu'à six heures.
—Qu'est-ce que vous diriez qu'on aille faire un tour jusqu'au tourne-bride de la Celle-Saint-Cloud?
—Pourquoi non?
Cap et moi, nous avons tout un passé dans ce tourne-bride.
Que de fois le petit vin tout clair et tout léger qu'on y dégustait trancha drôlement et gaiement sur les redoutables American drinks de la veille!
Comme c'est loin, tout ça! et à jamais parti! Et tant mieux!
Il régnait tout le froid sec désirable pour une excursion dans les environs Ouest de Paris.
Notre petit tricycle à pétrole de la maison X... (case à louer) roulait crânement sur la route.
Nous avions à peine franchi les fortifications qu'au cours de je ne sais quelle causerie, le Captain Cap crut devoir comparer son gosier à une râpe, à une râpe digne de ce nom.
J'eus pitié.
Le caboulot où nous stoppâmes s'avoisinait d'une ferrante maréchalerie.
Des odeurs de corne brûlée nous venaient aux narines, et nos tympans s'affligeaient des trop proches et trop vacarmeuses enclumes.
Il y avait trop longtemps que Cap n'avait piétiné l'Europe. Je le laissai dire:
—Il faut vraiment venir dans ce sale pays pour voir ferrer les chevaux aussi ridiculement.
—Vous connaissez d'autres moyens, vous, Cap?
—D'autres moyens?... Mille autres moyens, plus expéditifs, plus pratiques et plus élégants.
—Entre autres?
—Entre autres, celui-ci, couramment employé dans les prairies du centre d'Australie, quand il s'agit de ferrer des chevaux sauvages, des chevaux tellement sauvages qu'il est impossible de les approcher.
—Vous avez vu ferrer des chevaux à distance?
—Mais, mon pauvre ami, c'est là un jeu d'enfant.
—Je ne suis pas curieux, mais...
—Rien de moins compliqué pourtant. Les maréchaux-ferrants de ce pays se servent d'un petit canon à tir rapide (assez semblable au canon Canet dont on devrait bien armer plus vite notre flotte, entre parenthèses). Au lieu d'un obus, ces armes sont chargées de fers à cheval garnis de leurs clous. Avec un peu d'entraînement, quelque application, un coup d'œil sûr, c'est simple comme bonjour. Vous attendez que le cheval galope dans votre axe et vous montre les talons, si j'ose m'exprimer ainsi... À ce moment, pan, pan, pan, pan! vous tirez vos quatre coups, si j'ose encore m'exprimer ainsi, et voilà votre mustang ferré. Alors, il est tellement épaté, ce pauvre animal, qu'il se laisse approcher aussi facilement que le ferait un gigot de mouton aux haricots.
Pauvre Cap! Dire que je ne le verrai plus qu'à des intervalles séculaires!
À MONSIEUR OUSQUÉMONT-HYATT,
À GAND
Votre lettre, cher monsieur, m'a touché aux larmes, dirais-je, si je ne craignais de me faire railler par mes sceptiques lecteurs et mes gausseuses lectrices.
Et puis, je mentirais en parlant de mes larmes. Votre lettre m'a fait plaisir, bien plaisir, et c'est encore très gentil.
Vous avez la bonté de vous informer de mes travaux, de mes amours, de mes espoirs.
Les Confessions d'un enfant du cycle vont-elles bientôt paraître? demandez-vous.
Et ma fameuse Légende des cycles, à quand sa mise en vente? Entre parenthèses, j'ai ajouté à cette publication le sous-titre suivant, à la portée des plus humbles méninges: ou le Vélo à travers les âges.
Car le vélo, cher monsieur, n'est pas d'invention aussi récente que vous semblez le croire.
Des morceaux de silex me tombèrent sous la main dernièrement qui sont les fragments de vélocipèdes préhistoriques.
Sans remonter si haut, le tandem, ce fameux tandem dont vous faites votre Dieu, était une machine courante (courante est le mot) à l'époque de la vieille Rome.
Une des marques les plus appréciées alors était le Quousque tandem dont se servait, à l'exclusion de tout autre, l'équipe des frères Catilina.
Quand Cicéron (voyez la première Catilinaire) avait parlé du Quousque tandem aux Catilina, il avait tout dit.
Et il ajoutait, ce Marcus Tullius, abutere patientia nostra, ce qui signifiait: Est-ce que l'équipe des frères Catilina ne nous fichera pas bientôt la paix avec leur dangereux Quousque tandem?
Allusion transparente au recordium Roma-Tusculum établi, la veille, par les frères Catilina, recordium fertile en accidents de toute sorte: écrasement d'un puer en train d'abiger muscas, le cheval effrayé d'un vieux magister equitum, fraîchement débarqué des guerres puniques, etc., etc.
(De ces frères Catilina, l'histoire a conservé le nom d'un seul, Lucien, que les courtisanes appelaient familièrement Lulu.)
Cicéron, d'ailleurs, se couvrit de ridicule dans cette affaire. Il y mêla des noms qui n'avaient rien à y voir. Ô Tempora! Ô Mores!
Le marquis de Morès—est-il nécessaire de l'ajouter?—ne connaissait même pas Catilina de vue.
Le plus comique, c'est que Cicéron invectivait ainsi le Quousque tandem des frères Catilina... en hémicycle, lequel, ainsi que l'indique son nom, était une sorte de vélocipède composé de la moitié d'une roue. (Comme ça devait être commode de rouler là-dessus!)
Je travaille également à la reconstitution du célèbre Pôdâsocus Akilleus, d'Homère, et je compte bien démontrer que si cet Akilleus était, à ce point, pôdâsocus, c'est qu'il avait une bonne bécane entre les jambes.
De là, je remonterai aux ailes, dont la mythologie grecque affublait les pieds de Mercure.
Ce sera un jeu d'enfant pour moi d'établir que ces ailes sont la représentation symbolique de la pédale.
Rude tâche, monsieur, que de dissiper ces brumes!
J'y travaille sans relâche, ne m'interrompant que pour prier.
Au revoir, cher Ousquémont-Hyatt, et bon appétit.
Si vous avez l'heur de rencontrer, par les rues de Gand, notre excellent Maurice Maeterlinck, décrochez-lui, de ma part, mille marques d'estime et de cordialité.
LES ARBRES QUI ONT PEUR DES MOUTONS
Du ponant, du couchant, du septentrion, du midi, du zénith et du nadir m'adviennent mille sanglants reproches pour le lâche abandon que j'ai commis envers la question si poignante de ces pèlerins passionnés que sont les végétaux.
Certes, quand Mirbeau écrivit l'histoire de son Concombre fugitif, il n'espérait point faire couler tant d'encre, susciter d'incomptables correspondances, inquiéter tant d'âmes frétillantes.
Et de toutes parts me pleuvent des communications touchant la sensibilité, l'ambulativité des plantes et la part réellement psychique qu'elles prennent à la vie.
Dans le lot des aimables lecteurs (et aussi lectrices) qui s'intéressent à la question, se trouvent d'agréables fantaisistes, d'effrénés convaincus et d'autres plus difficiles à classer.
Un lieutenant d'infanterie qui signe Guy de Surlaligne (très probablement un pseudonyme) m'affirme que dans les environs de sa garnison, à Tulle, pousse une espèce de violette, à laquelle on peut, sans sourciller, attribuer le record de la modestie.
«Vous cueillez, assure ce militaire, un bouquet de violettes, vous le posez sur une feuille de papier blanc, et vous vous reculez en fixant indiscrètement les pauvres fleurettes.
»Aussitôt, et de lui-même, le bouquet s'enroule dans le papier blanc, comme ferait un mort dans son linceul, et aussi rapidement (car on sait que les morts vont vite).
»Si vous avez laissé quelques épingles à la portée du bouquet, ces menus ustensiles se trouvent immédiatement attirés et fichés dans le papier, comme pompés par la force vive de l'incoercible pudeur.»
Quelle leçon pour les jeunes filles américaines qui se trouvaient cet été à Burlington!
À la Faculté de droit de Paris, immeuble qui ne passe certainement pas pour le refuge des rigolades fin de siècle, fut, le mois dernier, abordée la question des forêts baladeuses.
M. Ducrocq, le très aimable professeur de droit administratif, proféra ces paroles textuelles:
«À cette époque, messieurs (vers 1872, 1873), les forêts nationales se sont promenées de ministère en ministère, de l'Agriculture aux Finances, des Finances à l'Agriculture, etc., etc.»
Hein, mon vieux Shakespeare, les voilà bien les forêts qui marchent, les voilà bien!
Sans nous arrêter à la légitime stupeur du flâneur rencontrant la forêt de Compiègne dans la rue de Rivoli, passons à une troisième communication qui ne fut pas sans me bouleverser:
«Il y a des arbres, m'écrit M. le vicomte de Maleyssie, notamment les bouleaux et les chênes, qui éprouvent un trac abominable quand passe, non loin d'eux, un troupeau de moutons. Et cette frayeur se traduit par un retrait immédiat de la sève dans l'arbre, au point qu'il n'est plus possible de détacher l'écorce de l'aubier.»
Un peu, ce me semble, comme lorsque nous éprouvons un sentiment de constriction à la gorge.
Et, à l'appui de son dire, M. le vicomte de Maleyssie m'adressa des documents, dont quelques-uns assez précieux; entre autres, le numéro d'avril 1833 du Cultivateur.
À la page 210 de ce vieil organe, je trouve le récit suivant dû à la plume du grand-père même de M. de Maleyssie:
«Des ouvriers étaient employés à écorcer des chênes sur l'un des penchants d'un coteau situé entre deux vallées, dans la propriété que j'habite. Le temps était très favorable à ce genre de travail; aussi avançait-il assez vite, lorsque peu à peu il devint moins aisé. L'écorce ne se souleva plus qu'avec peine, et bientôt il fut impossible de l'enlever autrement que par petits morceaux.
»Les ouvriers, n'ayant aperçu aucune variation dans l'état de l'atmosphère, attribuèrent unanimement ce phénomène au voisinage de quelque troupeau de moutons.
»En effet, j'avais donné l'ordre au berger d'amener le sien sur le revers du coteau où travaillaient les ouvriers.
»Cela bien constaté, je fis retirer les moutons, et à mesure qu'ils s'éloignaient, le pelage des arbres devenait plus aisé. Néanmoins, la sève, pendant toute la journée, ne reprit pas sa circulation avec la même activité qu'auparavant.
»Cette expérience, répétée deux années de suite, a produit le même effet.»
Les Annales de la Société d'Horticulture de Paris (tome XII, page 322), s'occupent également de cet étrange phénomène et citent un cas analogue constaté dans les pépinières royales de Versailles en 1817.
L'auteur de la communication conclut ainsi:
«Quoique je sois très porté à chercher une explication, bonne ou mauvaise, à tous les phénomènes de la végétation, je ne suis jamais arrivé à expliquer celui-là. C'est sans doute le plus délicat de tous ceux que nous offrent les végétaux. M. de Candolle n'en a rien dit dans sa Physiologie générale.»
Vous pensez bien que si M. de Candolle n'a rien trouvé à dire sur cette question, ce n'est pas un pauvre petit gas comme moi qui éclairera les masses botanisantes.
Seulement, je pense que si le roseau apprenait la frousse énorme qu'un simple mouton peut infliger à
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts,
il rirait bien, le souple et charmant roseau.
PHÉNOMÈNE NATUREL DES PLUS CURIEUX
Les commentaires que j'ai publiés, naguère, relatifs à une saisissante chronique de Mirbeau, où il était question d'un vieux jardinier qui jouait du piston pour embêter son hibiscus et de concombres qui s'enfuyaient dès qu'on les appelait, m'ont valu mille communications diverses et des plus intéressantes, émanant d'horticulteurs et grands propriétaires fonciers.
Le cas d'un arbuste musicophobe et celui d'un potiron vadrouilleur sont loin, paraît-il, d'être des cas isolés.
Impossible, malheureusement, de citer tous ceux que me communiquent mes aimables correspondants.
Je n'en veux retenir qu'un seul dont je fus témoin.
J'avais reçu, la semaine dernière, un mot de M. Edmond Deschaumes, m'invitant à me rendre compte, par moi-même, d'un fait insignalé jusqu'alors par les botanistes.
«C'est surtout le lundi matin que mon expérience réussit le mieux, ajoutait Deschaumes; viens donc dès dimanche, dans l'après-midi, tu pourras ainsi assister à l'évolution complète du phénomène.»
Je n'eus garde de manquer à cette piquante invitation.
Edmond Deschaumes est un de mes plus vieux camarades du Quartier Latin. Il fonda même en ces parages une revue littéraire où j'abritai mes jeunes essais. Tout ça ne nous rajeunit pas, mon vieux Deschaumes!
Sans être palatiale, comme disent les Américains, la résidence, à Marly-le-Roi, de M. Deschaumes est vaste, bien aérée et lotie de tout l'appareil du confort moderne.
Pour l'instant, nous n'avons à nous occuper que du jardin.
Dès mon arrivée, Deschaumes me mena devant un magnifique antirrhinum ou muflier couvert de fleurs.
La fleur de l'antirrhinum se nomme vulgairement gueule de loup, chacun sait ça.
Or, Deschaumes se mit à arroser son antirrhinum avec des mélanges d'absinthe, de bitter, de vermouth, etc.
Après quoi, ce fut avec des bouteilles de vin, et même des litres.
Puis ensuite, après notre dîner, du cognac, de la chartreuse, etc.
Enfin, et jusqu'à assez tard dans la nuit, avec des canettes de bière.
Après quoi, nous allâmes vers nos couches goûter un repos que nous n'avions point dérobé.
Le lendemain, dès l'aube (chef-lieu Troyes), tous nous étions réunis devant l'antirrhinum.
Et nous constations, ô miracle! que les gueules de loup étaient devenues des gueules de bois.
À telle enseigne que M. Jules Bois lui-même s'y serait trompé.
À BORD DE LA «TOURAINE»
(BLOCK-NOTES)
Samedi, 9 juin.—Le pilote qui a sorti la Touraine du port du Havre s'appelle Ravaut. C'est un grand et fort gaillard comme ses tumultueux homonymes de Paris. Un moment, j'ai eu peur qu'à leur image, il ne cherchât à nous faire une bonne blague, en nous collant, par exemple, sur le banc d'Amphard.
(Les frères Ravaut—je donne ce détail pour les gens de Winnipeg—sont des drilles dont le sport favori est d'ahurir la clientèle paisible des établissements publics ou autres.)
Par bonheur, il n'en fut rien.
Nous sommes sortis triomphalement des jetées du Havre, très garnies de gens agitant les mouchoirs d'adieu. À toute vitesse, nous avons gagné le large. Derrière nous, les côtes se sont enfoncées dans l'horizon.
Cette nuit, nous allons apercevoir les feux du Cap Lizard et d'Aurigny. Et puis, bonsoir la terre! On n'en verra plus que dans huit jours, là-bas, en Amérique.
... Nous dînons à la table du docteur, lequel me parait être un joyeux thérapeute prenant la vie par le bon bout. Excellente idée de nous avoir placés, mes amis et moi, à la table de ce gai praticien flottant.
Longitude: 12° 58'.
Latitude: 49° 39'.
Dimanche, 10 juin.—Mon home, sweet home, consiste en la cabine 72, sise à l'avant et à tribord. Je l'occupe sans compagnon—chouette!—et sans compagne—hélas!—avec un bon petit hublot pour moi tout seul.
À propos de hublot, il y a, à la table voisine de la nôtre, un amour de toute petite fille qui n'arrive pas à se faire une raison de ce qu'une table à manger aussi fastueuse prenne jour par de si exiguës ouvertures. Au déjeuner, elle s'est écriée d'un gros air chagrin tout à fait comique:
—Dis donc, maman, comme i sont péti, les fenêtes, ici!
Cette petite fille s'appelle, d'ailleurs, Marguerite.
... On a eu du gros temps, aujourd'hui. Beaucoup de dames ne sont point sorties de leurs cabines. D'autres, sur le pont, jonchent leur fauteuil long, telles des loques.
On n'a pas eu beaucoup le temps de faire connaissance. Ça ne va pas tarder, je pense, et tant mieux, car quelques très jolies jeunes filles américaines n'apparaissent point comme d'une grande faroucherie.
Marche du navire, 419 milles.
Longitude: 24° 14'.
Latitude: 48° 56'.
Lundi, 11 juin.—J'ai gagné la poule sur la marche du navire. Voici comment on procède: On est dix gentlemen qui mettent chacun un louis et qui s'affublent, chacun, par voie de tirage au sort, d'un numéro différent, de 0 à 9. Celui qui a le numéro qui correspond au chiffre des unités du nombre de milles parcourus dans les vingt-quatre heures a gagné la poule. Un exemple pour les esprits obtus: J'avais le numéro 3, et le navire a fait 443 milles. C'est donc moi qui ai gagné les dix louis. Inutile d'ajouter que cette somme s'est rapidement volatilisée dans la fumée d'un succulent petit extra-dry qu'ils ont à bord.
... On a encore pas mal roulé et langué aujourd'hui. La majorité des dames demeure à l'état loquoïdal.
... Un vieux monsieur très bien me demande ce que je vais faire en Amérique. Comme, en somme, je n'ai pas l'ombre d'une parole raisonnable à dire, je lui réponds, d'un air détaché, que je vais me livrer à la culture en grand du topinambour dans le Haut-Labrador. Le vieux monsieur me répond qu'avec du travail et de la conduite, on arrive à tout, dans n'importe quelle partie.
Longitude: 35° 16'.
Latitude: 47° 29.
Mardi, 12 juin.—Du beau temps, ce matin. Plus de roulis ni de tangage, mais de la gîte à tribord, énormément, au moins vingt degrés (j'entends par ces mots que le plan du pont faisait avec l'horizon un angle d'au moins vingt degrés). Très commode, la gîte à tribord. Précisément, il y avait des asperges à l'huile et au vinaigre. L'inclinaison des tables nous évita la peine de caler notre assiette pour que notre sauce se réfugiât dans un coin (si tant est qu'il soit un coin aux circulaires assiettes).
Quand je serai décidé à faire construire mon petit cottage, je prierai Henri Guillaume, mon architecte ordinaire, de donner à ma salle à manger vingt degrés de gîte à tribord, rapport aux sauces.
Marche du navire: 455 milles.
C'est l'ami Berthier qui a gagné la poule.
Longitude: 45° 44'.
Latitude: 44° 41'.
Mercredi, 13 juin.—Ce Berthier, dont je parlais hier, est le plus distrait garçon du globe. Depuis notre départ du Havre, nous ne cessons de lui faire le même genre de plaisanteries, dans lesquelles il coupe sempiternellement:
—Berthier, on te demande au téléphone!
Ou bien:
—Berthier, le chasseur de Perroncel a remis une lettre pour toi à la caisse!
Sursautant de son rêve, l'infortuné Berthier cherche à s'orienter dans la direction du téléphone ou de la «caisse».
... Le vieux monsieur très bien à qui j'ai conté mon histoire de culture de topinambours dans le Haut-Labrador, commence à devenir très rasant. Il s'intéresse prodigieusement trop à mes faux projets et ne rate pas une occasion de me procurer des tuyaux sur ma future industrie. J'étais, ce soir, sur le pont, en grande conversation avec la toute charmante Miss Maud Victoria P..., quand il est venu me quérir en grande hâte pour me présenter à un passager, dont la seconde femme a un gendre qui va se remarier avec une jeune veuve du Labrador, et très susceptible, par conséquent (le passager), de me donner des renseignements de la plus haute importance sur l'agriculture en ces parages.
C'est bien fait pour moi. Ça m'apprendra à faire des blagues!
Marche du navire: 472 milles. C'est M. Deering qui a gagné la poule.
Longitude: 36° 10'.
Latitude: 42° 23'.
Jeudi, 14 juin.—C'est généralement le jeudi que je choisis pour, selon le cas, l'éloge ou le blâme à distribuer aux officiers des bâtiments sur lesquels je vogue.
Aujourd'hui, de l'éloge seulement:
À notre commandant, l'excellent capitaine Santelli, un marin consommé, doublé d'un homme du monde, très épris de toutes les choses d'art et d'esprit.
Au capitaine en second Masclet, un rude loup de mer, fertile en anecdotes dont quelques-unes n'hésiteraient pas à se faire adopter par le Captain Cap lui-même.
Au commissaire, M. Treyvoux, l'urbanité et la courtoisie personnifiées.
Au docteur Marion (deux fois nommé), à la table duquel les natures les plus moroses ne sauraient s'embêter une seule seconde.
Un conseil: si vous allez en Amérique par la Touraine, sans femmes, tâchez d'être à la table du docteur Marion: je dis sans femmes, parce qu'avec ce bougre-là...
Marche du navire: 487 milles. C'est Paul Fabre, le fils du très sympathique commissaire général du Canada à Paris, qui a gagné la poule.
Longitude: 66° 50'.
Latitude: 40° 57'.
Vendredi, 15 juin.—Je suis détenteur d'une montre en acier oxydé qui, depuis le jour de son acquisition par moi, a mis une touchante obstination (complexion naturelle, atavisme, tendance acquise? sais-je?) à retarder de cinquante minutes par jour.
Or, ce retard correspond précisément à notre changement journalier de longitude, en sorte que mon chronomètre (que j'ai fichtre bien payé vingt-cinq francs), parti du Havre avec l'heure du Havre, va arriver à New-York avec l'heure de New-York.
Très fier de ce phénomène, j'en ai fait part au plus grand nombre, expliquant la chose à ma manière.
Des doutes se sont élevés dans l'entourage, relativement à la véracité de ce fait. On m'accusait de régler ma montre moi-même. J'ai dû, pour démontrer ma parfaite bonne foi, remettre l'objet ès-mains de M. Mac Lane, qui n'est pas un blagueur, lui, ayant représenté les États Unis en France. La montre fut séquestrée durant vingt-quatre heures et sortit triomphale de l'épreuve.
Miss Olga Smith (la plus belle passagère, de même que M. Dyer est le plus joli homme du bord) m'a demandé:
—Alors, quand vous reviendrez en Europe, cette montre retardera de cinquante minutes par jour?
—Comme de juste, ai-je répondu froidement.
Et tout le monde m'a demandé l'adresse du fabricant.
... On ne voit pas encore les côtes, mais nous avons néanmoins pris contact avec la libre Amérique.
Vers six heures, ce soir, une jolie petite goélette nous a accostés, déposant à notre bord un bon vieux pilote, porteur d'une de ces bonnes vieilles physionomies, comme on n'en rencontre que sur les timbres-poste des United-States.
J'ai demandé au capitaine Masclet:
—Est-ce que vous ne pourriez pas vous passer de pilote?
Masclet a éclaté de rire, à cette idée qu'un pilote pouvait servir à quelque chose, et il m'a raconté qu'à l'un de leurs derniers voyages, le pilote s'était tellement saoulé avec les passagers, qu'il se croyait dans le golfe de Guinée.
Marche du navire: 502 milles. C'est M. Ernest Debiève, l'artilleur bien connu, qui a gagné la poule.
En rade de New-York.
Samedi, 16 juin.—La brume de ce matin s'est dissipée. Nous apercevons les côtes. De grands voiliers nous croisent à chaque instant. Dans deux heures, nous serons amarrés au wharf.
On aperçoit, sur le pont de la Touraine, quantité de gens qu'on n'avait pas aperçus pendant la traversée.
D'étranges pirogues nous ont-elles apporté, cette nuit, ces mystérieux voyageurs, ou bien, plus simple explication, ces pauvres gens seraient-ils restés dans leur cabine pendant ces sept jours?
... Un vieux Canadien, fort brave homme d'ailleurs, se vantait l'autre jour de n'avoir jamais de sa vie prononcé un seul mot d'anglais. Il a une façon de nationaliser les inévitables expressions albionesque qui m'amuse beaucoup.
Il vient de me donner ce conseil:
—Puisque vous ne faites que passer à New-York, ne donnez pas vos bagages à visiter à la douane. Faites-les envoyer en bonde.
En bonde, traduction libre du in bond anglais (en transit).
... Nous débarquons.
Ce soir, nous roulons dans les pires débauches à New-York, et, demain matin, en route pour Montréal.
GOSSERIES
Eh! non, je ne m'étais pas trompé! C'était bien mon jeune ami Pierre et sa maman qui remontaient l'avenue de Wagram.
Pierre avait passé son bras dans le bras de sa mère, et il semblait, plutôt que son fils, être le petit amoureux de sa petite maman.
Il racontait sûrement une histoire très cocasse, car je les voyais rire tous deux, tels de menus déments.
Je les rejoignis, et mon jeune ami Pierre voulut bien me mettre au courant.
—Tu sais bien, la femme de chambre à maman! Elle s'appelle Laure.
—J'ignorais ce détail.
—Il y a bien d'autres choses que tu ignores, mais ça ne fait rien: elle s'appelle Laure tout de même... Alors, comme on dit toujours: l'or est une chimère, ce matin, je l'ai appelée Chimère: «Ohé! Chimère, apportez-moi mes bottines jaunes!» Ce qu'elle est entrée dans une rogne, mon vieux!
—Eh bien! mais... je ne trouve pas ça très drôle.
—Attends donc un peu. Le plus rigolo dans tout ça, c'est qu'elle croit que chimère c'est un vilain mot, tu comprends?... Rougis pas, maman? Alors, elle m'a menacé de le dire à papa, si je recommence... Tu penses si je vais me gêner.
—Et ton papa, que te dira-t-il?
—Papa? il ne me dira rien, pardine! Qu'est-ce que tu veux qu'il me dise pour appeler la femme de chambre chimère?
—Il ne te dit jamais rien, ton père?
—Oh! si, des fois... Ainsi, l'autre jour, il m'a appelé polichinelle, idiot, crétin, imbécile.
—Et toi, que dis-tu pendant ce temps-là?
—Moi? je ne dis rien... j'attends qu'il ait fini... Un jour qu'il me traitait de polichinelle, j'ai haussé les épaules; il m'a fichu une gifle, mon vieux, que la peau en fumait encore deux heures après!
—Mon pauvre ami!
—Oui, mais je sais bien ce que je ferai. Tiens, je donnerais bien dix sous pour être déjà un grand type, pour être en philo, par exemple.
—Et que feras-tu, quand tu seras en philo?
—Ce que je ferai? Eh ben! voilà ce que je ferai: un jour que papa me traitera de polichinelle, etc., je ne dirai rien, je n'aurai l'air de rien, seulement... (Pierre se tord.)
—Seulement?
—Seulement, je lui enverrai mes témoins.
—Tu enverras des témoins à ton père?
—Parfaitement! j'irai trouver deux copains de ma classe, deux copains sérieux... Tu sais, en philo, il y a des types qui ont de la barbe. Alors, ils s'amèneront chez papa, en redingote, et ils lui diront gravement... (Pierre se retord.)
—Ils lui diront?
—Ils lui diront: «Monsieur, nous venons de la part de monsieur votre fils vous demander rétractation des injures que vous lui avez proférées, ou une réparation par les armes.»
—Eh bien! à la bonne heure. Tu n'y vas pas de main morte, toi!
—Crois-tu qu'il en fera une bobine, papa?
—Je vois ça d'ici.
—Il sera plutôt un peu épaté, hein?
—Plutôt.
Nous échangeâmes encore quelques menus propos et je pris congé de mon jeune ami Pierre et de sa petite maman.
Quelques pas plus loin, je me retournai et je les vis tous les deux pâmés de joie à la seule idée de cette excellente plaisanterie qui aura lieu dans sept ou huit ans.
L'OISEUSE CORRESPONDANCE
Du flot montant de ma quotidienne correspondance, j'écume les suivantes communications tendant à démontrer que le record de la candeur est plus imbattable qu'on ne saurait croire.
J'ai adopté, pour la reproduction des susdites, la manière monomorphe, afin d'épargner quelque fatigue au lecteur surmené. (Depuis longtemps, j'ai remarqué que la semaine de Pâques surmène le lecteur plus qu'il ne convient.)
Première lettre:
«Cher monsieur,
»Permettrez-vous à un de vos nombreux lecteurs et admirateurs de vous fournir un sujet pour l'un de vos prochains articles?
»Voici:
»Il s'agit d'un jeune commis israélite, nommé Caen, qui entre dans la maison Duseigneur (confections en tous genres).
»Il fait l'affaire du patron qui l'associe, et de la fille du patron qu'il épouse.
»Aussitôt, il devient gros comme le bras M. Caen-Duseigneur.
»Dieu bénit leur union, et une petite fille arrive qu'on dénomme Rachel.
»Et, alors, cette petite fille s'appelle Rachel Caen-Duseigneur.
»Vous le voyez, cher monsieur, ce thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d'en faire un de ces petits chefs-d'œuvre dont vous êtes coutumier.
»Agréez, etc.
»L'Aumônier de la tour Eiffel.»
Deuxième lettre:
«Cher monsieur,
»Permettrez-vous à deux de vos nombreux lecteurs et admirateurs de vous fournir un sujet pour l'un de vos prochains articles?
»Voici:
»Il s'agit de deux messieurs qui voyagent sur le rapide de Paris au Havre: un petit monsieur malingre et menu, un gros individu robuste et corpulent.
»Pour tuer le temps, le gros individu robuste et corpulent pose des devinettes au petit monsieur malingre et menu.
»Malgré mille efforts, ce dernier n'arrive pas, et finalement:
»—Voyons, fait-il timidement, mettez-moi sur la voie.
»Le gros individu ne fait ni une, ni deux, et, prenant au pied de la lettre la proposition du petit monsieur, il le jette par la portière, sur les rails, brutalement.
»Vous le voyez, cher monsieur, ce thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d'en faire un de ces petits chefs-d'œuvre dont vous êtes coutumier.
»Agréez, etc.
»Sinon Evero et Ben Trovato.»
Troisième lettre:
«Cher monsieur,
»Permettrez-vous à un de vos nombreux lecteurs et admirateurs de vous fournir un sujet pour l'un de vos prochains articles?
»Voici:
»Il s'agit de jeunes gens qui arrivent au café.
»Ils commandent deux verres de chartreuse.
»—De la jaune ou de la verte? demande le garçon.
»—De la violette! répond froidement l'un des jeunes gens.
»—De la violette! s'effare le garçon. Mais il n'y a pas de chartreuse violette!
»—Eh bien! et la chartreuse de Parme, donc?
»Le garçon arbore une tête qui montre combien embryonnaire son stendhalisme!
»Vous le voyez, cher monsieur, ce thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d'en faire un de ces petits chefs-d'œuvre dont vous êtes coutumier.
»Agréez, etc.
»Un lecteur qui trouve énormément de chic à Got.»
Quatrième lettre:
«Cher monsieur,
»Permettez-vous à une de vos nombreuses lectrices et admiratrices de vous fournir un sujet pour l'un de vos prochains articles?
»Voici:
»Il s'agit d'un jeune homme dont les trois seuls vrais frissons dans la vie consistent:
»1o En une invétérée passion pour sa bonne amie qu'on appelle Tonton;
»2o En un culte fervent pour l'œuvre de M. Taine dont il possède, au meilleur de sa bibliothèque, tous les ouvrages;
»3o En un attachement presque maternel pour un jeune thon qu'il élève dans un aquarium avec des soins touchants.
»Or, un jour, ce jeune homme est forcé de s'absenter pendant quelques semaines pour (... trop long).
»Quand il revient, un de ses amis l'attend à la gare, avec des yeux de funérailles.
»—Mon pauvre vieux, dit cet homme triste, tu vas trouver ta maison bien vide...
»—Pourquoi donc?
»—Gustave a profité de ton absence pour s'introduire chez toi et t'enlever Tonton, ton Taine et ton thon.
»Vous le voyez, cher monsieur, le thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d'en faire un de ces petits chefs-d'œuvre dont vous êtes coutumier.
»Agréez, etc.
»Une gardeuse de hannetons.»
Je passe sous silence, entre autres correspondances, une lettre roulant entièrement sur les localités de la banlieue de Paris, et dans laquelle on se demande, non sans angoisses, ce que les bougies valent. «D'ailleurs, ajoute mon correspondant, est-on bien fixé sur la question de savoir si Levallois paierait...» Charmant, n'est-ce pas?
Dans un autre ordre d'idées, j'ai également reçu une lettre de M. Pierre Louys, un jeune littérateur de beaucoup de talent, qui veut bien m'informer du brevet qu'il vient de prendre pour se garantir la propriété de sa nouvelle invention, le Tabac sans fumée.
La chose vaut la peine qu'on en reparle.
J'y reviendrai, comme dit Sarcey, dans une de mes prochaines causeries.
L'INTERVIEW FALLACIEUSE
Le roi Humbert fait son malin, depuis quelques jours, parce qu'il fut interviewé par notre camarade Calmette.
Il faut pourtant bien qu'il se dise qu'il n'est pas le seul à avoir été interviewé par Calmette ou par un autre, par un autre surtout.
Moi, c'est par un autre que j'ai été interviewé, pas plus tard qu'hier soir, sur le coup de cinq heures et demie ou six heures, à la terrasse du Café Julien, où je dégustais un de ces bons petits apéritifs qui vous coupent l'appétit comme avec un rasoir.
Le jeune homme (c'était un jeune homme) s'approcha de moi, le chapeau (un chapeau haut de forme) à la main et de la politesse plein les yeux (des yeux gris bleu).
Les présentations faites, je le priai de s'asseoir, m'enquis de ce qu'il prenait, commandai ledit breuvage au garçon (un excellent garçon que nous appelons Montauban, parce qu'il est de Dunkerque) et nous causâmes.
Après avoir abordé différents sujets dont la sèche nomenclature indifférerait le lecteur:
—Je crois me souvenir, cher maître, dit le jeune homme, que M. Antoine, le directeur du Théâtre-Libre, avait annoncé, dans les spectacles à jouer cet hiver, une pièce de vous en collaboration avec M. Raoul Ponchon et intitulée la Table.
—Le fait est parfaitement exact, mais la pièce ne pourra passer qu'au cours de la saison prochaine.
—Pas finie, probablement?
—Si, elle est finie, mais avant de la livrer, nous avons besoin de nous mettre d'accord.
—Avec M. Antoine, peut-être?
—Oh! non, nous sommes du dernier bien avec M. Antoine. Nous avons besoin de nous mettre d'accord, M. Raoul Ponchon et moi.
—Question de droits d'auteurs?
—Non pas! Nous sommes parfaitement d'accord, M. Raoul Ponchon et moi, sur cette question. M. Raoul Ponchon entend toucher la totalité des droits, et c'est aussi ma prétention de toucher tout. Vous voyez que, sur ce point, nous ne différons pas sensiblement.
—Mais alors?
—Voici: notre pièce comporte deux personnages, Victor et Gustave. Nous nous partageâmes la besogne: M. Raoul Ponchon écrirait le rôle de Victor et moi le rôle de Gustave. Malheureusement, nous ne songeâmes point, avant de nous mettre à l'ouvrage, à nous entendre sur le choix du sujet, de sorte que notre pièce, telle qu'elle est, présente de rares qualités d'incohérence qui semblent la désigner au théâtre national de la Ville-Evrard.
—Oh! comme c'est curieux, ce que vous racontez là!
—Attendez, ce n'est pas tout. M. Raoul Ponchon s'était dit: «M. Alphonse Allais a l'habitude d'écrire en prose, je vais donc écrire le rôle de Victor en prose.» Moi, de mon côté, je n'avais pas manqué de me faire cette réflexion: «M. Raoul Ponchon parle la langue des dieux aussi bien que si c'était la sienne propre (as well as if it is his own); il ne manquera de la faire parler à son héros, faisons de même.» Et je mis dans la bouche de Gustave mes plus lapidaires alexandrins. Il se trouva donc que nous nous étions trompés tous les deux. D'où mille remaniements à opérer, portant sur le fonds de notre œuvre et aussi sur sa forme.
Le petit reporter crut comprendre que notre entrevue avait assez longtemps duré. Il tira de sa poche une pièce de 2 francs, dont il frappa, à coups saccadés, le marbre de la table, dans le but évident d'appeler, sur lui, l'attention du garçon et de lui verser le montant de son vermout.
Je le conjurai de n'en rien faire.
—C'est ma tournée, ajoutai-je en souriant finement.
MAUVAIS VERNIS
—Comment, vous saluez ce type-là? me demanda le personnage sérieux qui m'accompagnait.
—Mais parfaitement! Je salue ce type-là, qui est un de nos bons amis.
—Eh bien! vous n'avez pas la trouille!
(La trouille sera l'objet, sur l'instigation d'un de nos lecteurs, d'une prochaine causerie.)
—La trouille! Pourquoi aurais-je la trouille? Ce type-là, comme vous le traitez un peu dédaigneusement, est mon camarade Henry Bryois, que je connus au quartier Latin, où nous faisons partie de la vacarmeuse jeunesse des Écoles, voilà une belle pièce de quinze ans.
—Ce type-là, je vais vous dire qui c'est.
Et après un léger silence, assez analogue au recul de l'acrobate pour mieux sauter, le personnage sérieux ajouta:
—Ce type-là, c'est un individu payé par l'Angleterre pour jeter un mauvais vernis sur les hautes sphères diplomatiques françaises!
—Allons donc! m'atterrai-je.
—C'est comme je vous le dis.
Et je demeurai là, fou d'épouvante et muet d'horreur.
Au jour d'aujourd'hui, comme dit ma femme de ménage, l'homme ne doit s'effrayer de rien, même des pires délations... Mais Bryois, mon vieux Bryois, à la solde de l'Angleterre! Proh pudor lui-même s'en serait voilé la face!
... C'est avec Bryois que, jadis, nous organisâmes, rue Cujas, une grande représentation au bénéfice des rimes pauvres du poète X...
Encore avec Bryois, nous fondâmes la Société protectrice des minéraux, en vue d'assurer une petite situation aux cailloux, lesquels, ainsi que chacun sait, sont malheureux comme les pierres.
Toujours avec Bryois, nous menâmes à bien le fameux concours de circonstances qui se tint, bien entendu, dans le champ des Conjectures, et avec, on s'en souvient, quel éclat!
Renier un tel passé pour un peu d'or anglais! Shame!
Et durant ma stupeur, le personnage sérieux semblait se gargariser encore des derniers glouglous de sa révélation.
—Alors vraiment, me cramponnai-je, Bryois est payé par l'Angleterre...
—... Pour jeter un mauvais vernis...
—... Sur les hautes sphères...
—... Diplomatiques.
—... Françaises... Ah, la crapule!
Sur mon geste pourtant de vague dénégation, le personnage sérieux insista:
—Demain, trouvez-vous, à neuf heures, au Horse-Shoe, près de la gare du Nord, et vous serez fixé sur la complexion de votre ami.
Je n'eus garde de manquer un tel rendez vous.
Muni d'une fausse barbe et d'un manteau couleur muraille, à l'heure et à l'endroit indiqués, je dégustais un soigneux John Collins.
Un couple pénétra.
Je reconnus tout de suite les étranges personnages dont il me fut donné l'occasion de causer naguère:
Miss Jane Dark et Henry Katt.
Puis, peu après, l'incriminé Bryois.
Tous les trois, ils eurent une conversation de fantômes en un grand parc solitaire et glacé.
Et Bryois sortit.
Nous le suivîmes.
Il se dirigea vers l'enclos bien parisien où gît la douane de la gare du Nord.
Familièrement et comme d'habitude, il tendit un petit papier, une menue somme convenue d'avance; alors, un employé lui délivra une bonbonne jaugeant deux ou trois gallons et dont l'étiquette portait ces mots: English Bad Varnish (mauvais vernis anglais).
Deux heures après, nous étions quai d'Orsay, au ministère des affaires étrangères.
À la suite de Bryois (qui ne s'en doutait guère), nous gravissions des degrés sans nombre et nous arrivions jusqu'en un vaste hall, situé sous les combles, entièrement garni d'assez gros ballons à tendances ambassadrices.
—Les voilà bien, nos hautes sphères diplomatiques! ricana le personnage sérieux.
Cependant Bryois, se croyant seul, aspergeait, grâce à une sorte de vaporisateur, le contenu de sa dame-jeanne sur les ballons tricolores.
Quand nous redescendîmes, mon ancien camarade du quartier Latin était attablé à je ne sais quelle terrasse de marchand de vins, sur le quai, en compagnie de Jane Dark et de Henry Katt qui le gorgeaient d'or.
Je ne crus point devoir saluer ces gens.
LA QUESTION DES OURS BLANCS
DEVANT LE CAPTAIN CAP
Il faudrait le crayon de Callot, doublé de la plume de Pierre Maël, pour donner une faible idée de l'émotion qui nous étreignit tous deux, le Captain Cap et moi, en nous retrouvant, après ces trois longs mois de séparation.
Nos mains s'abattirent l'une dans l'autre, mutuel étau, et demeurèrent enserrées longtemps. Nous avions peine à contenir nos larmes.
Cap rompit le silence, et sa première phrase fut pour me plaindre de revenir en cette bureaucrateuse et méphitique Europe, surtout dans cette burlesque France où, selon la forte parole du Captain, il est interdit d'être soi-même.
Cap parlait, parlait autant pour cacher sa très réelle émotion que pour exprimer, en verbes définitifs, ses légitimes revendications.
C'est ainsi que nous arrivâmes tout doucement devant l'Australian Wine Store, de l'avenue d'Eylau; là, où il y a une petite patronne qui ressemble à un gros et frais baby anglais.
Notre émotion devait avoir laissé des traces visibles sur notre physionomie, car le garçon du bar nous prépara, sans qu'il fût besoin de lui en intimer l'ordre, deux Corpse revivers, breuvage qui s'indiqua de lui-même en ces circonstances.
Un gentleman se trouvait déjà installé au bar devant une copieuse rasade d'irish wiskey, arrosé d'un tout petit peu d'eau. (L'irish wiskey avec trop d'eau n'a presque plus de goût.)
Cap connaissait ce gentleman: il me le présenta:
—Monsieur le baron Labitte de Montripier.
J'adore les différentes relations de Cap. Presque toujours, avec elles, j'éprouve une sensation de pittoresque, rarement trouvée ailleurs.
Je dois à Cap la connaissance du chef de musique du Goubet, de l'aumônier de la Tour Eiffel, d'un fabricant de trombones à coulisse en osier, etc.
Le baron Labitte de Montripier est digne à tous points de vue de figurer dans une collection aussi flatteuse.
Le baron vient, paraît-il, de prendre un brevet sur lequel il compte édifier une fortune princière.
Grâce à des procédés tenus secrets jusqu'à présent, le baron a réussi à enlever au caoutchouc cette élasticité qui le fait impropre à tant d'usages. Au besoin, il le rend fragile comme du verre. Où l'industrie moderne s'arrêtera-t-elle, mon Dieu? Où s'arrêtera-t-elle?
Quand nous eûmes épuisé la question du caoutchouc cassant, la conversation roula sur le tapis de l'hygiène.
Le baron contempla notre corpse reviver et fit cette réflexion, qui projeta Cap dans une soudaine et sombre ire:
—Vous savez, Captain, c'est très mauvais pour l'estomac, de boire tant de glace que ça.
—Mauvais pour l'estomac, la glace? Mais vous êtes ivre-mort, baron, ou dénué de tout sens moral, pour avancer une telle absurdité, aussi blasphématoire qu'irrationnelle!
—Mais...
—Mais... rien du tout! Connaissez vous dans la nature un animal aussi vigoureux et aussi bien portant que l'ours blanc des régions polaires?
—???
—Non, n'est-ce pas, vous n'en connaissez pas? Eh bien, croyez-vous que l'ours blanc s'abreuve trois fois par jour de thé bouillant?... Du thé bouillant sur les banquises? Mais vous êtes fou, mon cher baron!
—Pardon, Captain, je n'ai jamais dit...
—Et vous avez bien fait, car vous seriez la risée de tous les gens de bon sens. Les ours blancs des régions polaires ne boivent que de l'eau frappée et il s'en trouvent admirablement, puisque leur robustesse est passée à l'état de légende. Ne dit-on point: Fort comme un ours blanc?
—Évidemment.
—Et, puisque nous en sommes sur cette question des ours blancs, voulez-vous me permettre, mon cher Allais, et vous aussi, mon cher Labitte de Montripier, de vous révéler un fait d'autant moins connu des naturalistes que je n'en ai encore fait part à personne?
—C'est une bonne fortune pour nous, Captain, et un honneur.
—Savez-vous pourquoi les ours blancs sont blancs?
—Dam!
—Les ours blancs sont blancs parce que ce sont de vieux ours.
—Mais, pourtant, les jeunes?
—Il n'y a pas de jeunes ours blancs! Tous les ours blancs sont de vieux ours, comme les hommes qui ont les cheveux blancs sont de vieux hommes.
—Êtes-vous bien sûr, Captain?
—Je l'ai expérimenté moi-même. L'ours, en général, est un plantigrade extrêmement avisé et fort entendu pour tout ce qui concerne l'hygiène et la santé. Dès qu'un ours quelconque, brun, noir, gris, se sent veillir, dès qu'il aperçoit dans sa fourrure les premiers poils blancs, oh! alors, il ne fait ni une, ni deux: il file dans la direction du Nord, sachant parfaitement qu'il n'y a qu'un procédé pour allonger ses jours, c'est l'eau frappée. Vous entendez bien, Montripier, l'eau frappée!
—C'est très curieux ce que vous nous contez là, Captain!
—Et cela est si vrai, qu'on ne rencontre jamais de vieux ours, ou des squelettes d'ours dans aucun pays du monde. Vous êtes-vous parfois promené dans les Pyrénées?
—Assez souvent.
—Eh bien! la main sur la conscience, avez-vous jamais rencontré un vieux ours ou un cadavre d'ours sur votre chemin?
—Jamais.
—Ah! vous voyez bien. Tous les ours viennent vieillir et mourir doucement dans les régions arctiques.
—De sorte qu'on aurait droit d'appeler ce pays l'arctique de la mort.
—Montripier, vous êtes très bête!... On pourrait élever une objection à ma théorie de l'ours blanc: c'est la forme de ces animaux, différente de celle des autres ours.
—Ah! oui.
—Cette objection n'en est pas une. L'ours blanc ne prend cette forme allongée que grâce à son régime exclusivement ichtyophagique.
À ce moment, Cap affecta une attitude si triomphale, que nous tînmes pour parole d'Évangile cette dernière assertion, d'une logique pourtant peu aveuglante.
Et nous reprîmes un autre corpse reviver, avec énormément de glace dedans, pour nous assurer une vieillesse vigoureuse.
NOUVEAU SYSTÈME DE PÉDAGOGIE
PAR VOIE SIMULTANÉMENT OPTIQUE ET PHONÉTIQUE
Le record de la paresse ingénieuse (pour champions âgés de moins de sept ans) peut se vanter d'être détenu par mon jeune et nouvel ami Alfred, plus connu sous le nom de Freddy, et même, simplement, de Fred.
Voyez plutôt cette performance:
Moi.—Pourquoi, mon petit Fred, te coupes-tu les ongles avant de te laver les mains?
Fred.—Parce que... je vais te dire... toutes ces petites rognures que j'enlève... eh bien...
Moi.—Eh bien?
Fred.—Eh bien... c'est autant de moins à nettoyer!
Fred apporte un égal parti pris de non-effort aux choses de l'éducation.
Bien qu'il commence déjà à être un grand garçon, il ne connaissait pas encore ses lettres, voilà quinze jours.
Sa sœur aînée, qui s'est chargée de ce début d'éducation, dissimulait mal ses déboires et son imminente désespérance.
La pauvre jeune fille avait épuisé tous les moyens pédagogiques connus jusqu'à ce jour. En vain!
Sa dernière tentative consistait en un alphabet merveilleusement illustré dans lequel chaque lettre coïncidait avec une image.
La lettre L, par exemple, était au coin d'une petite vignette représentant un lapin.
Cet aimable système n'a pu prévaloir contre l'incoercible indolence du jeune Fred.
—Quelle est cette lettre?
—Q.
—Pourquoi Q?
—Parce que c'est un curé dans l'image.
—Non, ce n'est pas un curé; c'est un prêtre, et la lettre est un P.
—Ah! zut, alors! Un curé, un prêtre... Comment qu'tu veux que je m'y reconnaisse?
—D'ailleurs, alors même que l'image représenterait un curé, la lettre serait un C, et non pas un Q.
—Pourquoi ça?
—Parce que le mot curé commence par un C.
—Ah ben, zut! Si le mot curé commence par un C, qu'est-ce qui commencera par un Q alors?... Tiens, veux-tu que je te dise?... Si tu continues à m'embêter avec ces histoires-là, je sens que je vais attraper la scarlatine!
—Mets-y encore un peu de patience, mon chéri. Quelle est cette lettre?
—Un B.
—Pourquoi un B, puisque l'image représente un vélocipède? C'est un V.
—C'est grand'mère qu'appelle ça un vélocipède. Moi, j'appelle ça une bicyclette.
Devant l'impuissance notoire de l'album éducateur, et géniale par nécessité, la sœur de Fred imagina de composer, elle-même, un autre album où, selon l'esthétique de Fred, l'oreille jouât un rôle équivalent à celui de l'œil, où, par exemple, le mot curé répondît à la lettre Q.
La photographie, comme dans la plupart des industries modernes, vint apporter son précieux appoint à cette entreprise.
Et bientôt, on put assister à ce triomphe:
—Quelle est cette lettre, Fred?
Fred contemple la photo, reconnaît sa petite amie Emma, et répond sans hésiter:
—C'est un M!
—Très bien, Fred! Et celle-là?
Fred reconnaît sa petite amie Ernestine et répond, tout joyeux:
—C'est un R!
Car l'album est surtout composé d'instantanés de petites filles du pays, pour lesquelles le jeune Fred nourrit déjà une jolie passion d'amateur.
L'album ne s'est pas fait tout seul, bien entendu.
Pour certaines lettres, il y a eu du tirage.
Et, même, on a dû monter le coup à ce pauvre Fred, par exemple pour l'F, pour l'N.
Pour l'F, on lui a désigné une petite fille inconnue comme la propre fille de M. Eiffel, le touriste bien connu. Il apprit ainsi du même coup l'F et l'L.
Pour l'N, on a abusé du nom de M. Hennessy, et ainsi de suite.
La notion de l'X a été inculquée à Fred, grâce au portrait d'une petite fille voilée. Ce fut l'occasion d'ouvrir la jeune âme de notre héros au frisson de l'inconnu.
Et comme le comique se mêle toujours aux drames les plus lugubres, le W fut révélé à Fred par la photographie de la petite fille de la dame qui tient les Water-Closet.
PROPOSITION D'UN MALIN POLONAIS
M. Maurice Curnonsky, un jeune fantaisiste qui commence à se faire une place au soleil de la Littérature Souriante et qui publie de très vraiment réussies chroniques dans le Chat-Noir (un journal dont je fus le directeur, au temps où ma situation dans le monde m'autorisait encore à tremper dans la confection des petits canards; comme c'est loin, tout ça!), m'adresse une lettre dont l'intégrale publication me paraît imposée par la plus élémentaire humanité.
Seulement, voulez-vous faire un pari avec moi?
Je gage que l'idée—si simple, pourtant, et si pratique du jeune Curnonsky—sera en pleine application chez les Anglais et les Américains, cependant que nous autres, fourneaux de Français, en serons encore à ricaner bêtement.
Parlez, mon petit Maurice, et soyez poli:
«Mon cher Maître,
»Tous ceux qui portent des chemises, et s'honorent d'être vos humbles admirateurs, s'accordent à reconnaître qu'un de vos plus grands titres de gloire aux yeux d'une postérité enthousiaste sera d'avoir continué la tradition de ces immortels génies auxquels rien d'humain ne reste étranger.
»Comme celle de Victor Hugo, votre âme
a vibré au diapason de tous les sentiments généreux, et Pascal eût salué en vous un de ceux qui cherchent en gémissant.
»Je suis donc sûr que vous serez heureux et fier de me prêter le concours de votre immense tribune pour révéler à la France, la solution d'un des grands problèmes qui intéressent l'humanité: je veux parler de la suppression des tempêtes.
»Quelque temps après Renan, vous êtes né au bord d'une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages, et vous avez pu constater la fâcheuse influence des tempêtes sur la mortalité des navigateurs. Vous savez combien de marins, combien de capitaines, qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, dans le morne horizon se sont évanouis, et vous n'hésiteriez pas à offrir une absinthe-grenadine au monsieur qui viendrait vous dire: «J'ai trouvé le moyen d'en faire une bien bonne à tous les océans, en les forçant à se tenir tranquilles.»
»Eh bien! mon cher Maître, vous pouvez sans crainte commander un cocktail pour le Captain Cap et une absinthe-grenadine pour moi: car j'ai trouvé le moyen de supprimer les tempêtes ou plutôt, comme on dit dans le grand monde, je suis tout simplement
»L'idée de ce frein, aussi pratique qu'imprévu, m'est venue l'autre jour en écoutant notre illustre ami le docteur Pelet discuter, avec son habituelle autorité, la question de l'apaisement des tempêtes par le filage de l'huile. Le savant praticien, qu'aucun Boucher n'attendait ce jour-là, expliquait à deux jeunes demi-vierges qu'il suffit de répandre quelques litres d'huile sur la mer, autour d'un bâtiment en détresse, pour voir les plus fortes lames se changer en petites vagues inoffensives qui enveloppent de caresses très douces les flancs du navire naguère désemparé...
»L'idée avait germé en moi, et j'en vins à me demander s'il ne serait pas possible, non seulement d'apaiser les tempêtes, mais de les prévenir en répandant dans tous les océans assez d'huile pour recouvrir la surface des flots de la très mince couche oléagineuse qui suffit à les rendre inoffensifs... Et, après trois jours de réflexions, je viens vous poser cette question, dont il me semble, comme dirait M. Brunetière, que la poser c'est la résoudre.
»Puisqu'il est reconnu et prouvé par l'expérience que les tempêtes, ces coliques de la mer, ne résistent pas à l'application du plus mince cataplasme à base d'huile, pourquoi ne pas les traiter par la méthode préventive, et assurer pour jamais le calme aux océans, grâce à une très simple application de la pisciculture... en les peuplant de sardines à l'huile???
»Je vous laisse, mon cher Maître, le soin de développer cette idée géniale, mais féconde, et, certain que vous serez touché pur le ton (mariné) de ma requête, je vous prie de me croire,
»Increvablement,
»Votre fidèle Maurice Curnonsky.»
Pourquoi, mon cher Curnonsky, développerais-je votre idée, puisque vous vous en êtes si magistralement chargé?
Et puis, l'heure est l'heure. Il est moins le quart et j'avais promis d'être rue Lauriston à la demie.
UN BIEN BRAVE HOMME
C'était un homme bon, mais bon dans toute l'énergie du terme.
Je dirais presque qu'il était bon comme la lune, si la mansuétude de ce pâle satellite ne se panachait d'une candeur—pour ne dire plus,—bien en passe de devenir légendaire.
Il était aussi bon que la lune, mais plus intelligent.
Chose étrange, les somptueuses catastrophes le remuaient moins profondément que les petites misères courantes.
Le rapide de Nice aurait rencontré l'express du Havre, au grand écrabouillement de tous ces messieurs et dames, que notre ami se fût moins ému qu'au spectacle champs-élyséens de chèvres traînant, en leur minuscule voiture, une potée de trop lourds gosses.
En ce dernier cas, et avec un air de rien, il poussait, de sa canne ou de son parapluie, le petit attelage, soulageant ainsi les maigres biques de quelques kilogrammètres.
À Yves Guédon, l'infatigable apôtre des voitures automobiles, qui lui disait:
—Vous devez être content! Avec la nouvelle locomotion, les canassons pourront se reposer!
—Oui, répondit-il, mais tout cet infortuné pétrole qu'il faudra brûler! Et tout ce malheureux coke!
Un individu qui chérit à ce point les chèvres des Champs-Elysées et la gazoline ne peut demeurer indifférent, vous le devinez sans peine, au sort des pêcheurs à la ligne.
Il n'osait plus passer sur les quais, tellement la contemplation de ces pauvres êtres l'affligeait au plus creux du cœur.
Au fond, il en voulait beaucoup aux poissons de ne pas mettre plus d'entrain à mordre à la ligne des pêcheurs parisiens.
Il aimait mieux les pêcheurs que les poissons, voilà tout.
Un beau jour, n'y pouvant tenir, il alla trouver le Captain Cap.
—Captain, j'ai un gros service à vous demander?
—C'est déjà fait, répondit Cap avec sa bonne grâce coutumière.
—Prêtez-moi un scaphandre?
—Mousse, clama Cap de sa voix de commandement, apporte un scaphandre à monsieur.
(Le Captain Cap, qui fut longtemps président du conseil d'administration de la Société métropolitaine des scaphandriers du Cantal, détient encore un grand nombre de scaphandres, provenant sans doute de détournements.)
Et depuis ce moment, chaque matin, notre ami se rend aux Halles, acquiert une forte provision de poissons de toutes sortes, qu'il insère en un vaste bac, lesté de pierres.
Il revêt son scaphandre, et le voilà parti, passant sa journée à accrocher des carpes, des tanches, des brochets aux hameçons des pêcheurs étonnés et ravis.
Parfois, à l'idée du plaisir qu'il cause là-haut, des larmes de bonheur lui viennent aux yeux. Il s'essuie avec son mouchoir, sans réfléchir qu'on n'a pas besoin d'essuyer ses yeux quand on est au fond de l'eau.
L'autre jour, il connut le désappointement de ne trouver aux Halles aucune sorte de poisson ni d'eau douce, ni d'eau de mer.
Il en fut réduit à accrocher aux lignes de ses amis des sardines à l'huile et des harengs saurs, et détermina ainsi une pêche qui plongea tous les ichthyographes du quai de la Mégisserie dans une vive stupeur.
UNE SALE BLAGUE
Ce que je vais vous conter là, mes bons petits lecteurs chéris, n'est peut-être pas d'une cocasserie excessive.
Qu'importe, si c'est une bonne action, et c'en est une!
Vous permettrez bien à l'étincelant humoriste que je suis de se taire un jour pour donner la parole à l'honnête homme dont il a la prétention de me doubler.
Ma nature frivole, et parfois facétieuse, m'a conduit à commettre un désastre irréparable peut-être.
Fasse le ciel que l'immense publicité donnée à ce récit en amortisse les déplorables effets!
C'était hier.
J'avais pris, à la gare Saint-Lazare, un train qui devait me descendre à Maisons-Laffitte.
Notre compartiment s'emplit à vue d'œil. On allait partir, quand, à la dernière minute, monta une petite femme blonde assez fraîche et d'allure comiquement cavalière.
Son regard tournant, tel le feu du phare de la Hève, inspecta les personnes et finit par s'arrêter sur moi.
Elle me sourit d'un petit air aimable, comme une vieille connaissance qu'on est enchanté de rencontrer.
Moi, ma foi, je lui adressai mon plus gracieux sourire et la saluai poliment.
Mais j'avais beau chercher au plus creux de ma mémoire, je ne la reconnaissais pas du tout, mais, là, pas du tout.
Et puis, par-dessus les genoux d'un gros monsieur, elle me tendit sa potelée petite main:
—Comment ça va? s'informa-t-elle.
J'étais perplexe.
Ma mémoire me trahissait-elle, ou bien si c'était une bonne femme qui me prenait pour un autre?
À tout hasard, je lui repondis que j'allais pas trop mal.
—Et vous-même? ajoutai-je.
—Assez bien... Vous avez un peu maigri.
—Peines de cœur, beaucoup. Ma maîtresse, tout le temps, dans les bras d'un autre.
—Et le papa?
—Pas plus mal, merci.
—Et la maman?
—Pas plus mal, non plus, merci.
—Et vos petites nièces, ça doit être des grandes filles, maintenant?
Là, je fus fixé! c'est la bonne femme qui se trompait.
J'ai deux petits neveux, très gentils, André et Jacques; mais encore pas l'ombre d'une nièce.
Une fois avérée l'erreur de la dame, je fus tout à fait à mon aise et je répondis avec un incroyable sang-froid:
—Mes petites nièces vont très bien. L'amputation a très bien réussi.
—L'amputation!... Quelle amputation?
—Comment, vous ne savez pas? On a coupé la jambe gauche à l'aînée, et le bras droit à la petite.
—Oh! les pauvres mignonnes! Et comment cela est-il arrivé?
—À la suite d'un coup de grisou survenu dans leur pension, une pension bien mal surveillée, entre parenthèses.
À mon tour, et avec une habileté diabolique, je m'enquis de la santé des siens.
Toute sa famille y passa: une tante catarrheuse, un père paralytique, une belle-sœur poussive, etc.
—Et vous allez sans doute à Evreux? poursuivit-elle.
—Oh! non, madame; je n'ai jamais refichu les pieds à Evreux depuis mon affaire.
Le ton de réelle affliction sur lequel je prononçai mon affaire lui jeta un froid, mais un froid fortement mêlé de curiosité.
—Vous avez eu... une affaire?
—Comment, madame, vous ne savez pas?
—Mais non.
—Les journaux de Paris en ont pourtant assez parlé!
Une pause.
—Eh bien! madame, je puis vous le dire, à vous qui êtes une personne discrète... J'ai été condamné à six mois de prison pour détournement de mineure, proxénétisme, escroquerie, chantage, recel et gabegie.
—Maisons-Laffitte! cria l'employé de la gare.
Avant de débarquer, je tendis gracieusement ma main à la grosse dame et d'un petit air dégagé:
—Entre nous, n'est-ce pas?
Je n'avais pas mis le pied sur la terre ferme que j'étais désespéré de ma lugubre plaisanterie.
À l'heure qu'il est, tout Evreux sait qu'un de ses fils a failli à l'honneur.
Peut-être, des familles pleurent, des fiancées sanglotent, des pères se sont pendus dans leur grenier.
J'en adjure les directeurs des feuilles locales! Qu'ils fassent tirer (à mon compte) 10,000 (dix mille) numéros supplémentaires de leur journal relatant cette confession, et qu'ils les fassent répandre à profusion dans les grandes et petites artères d'Evreux.
Que le jeune Ebroïcien, si légèrement compromis, puisse rentrer, par la grande porte, dans l'estime de ses concitoyens.
Et alors, seulement, je pourrai dormir tranquille.
ARTISTES
Ce soir-là, je rentrai tard (ou tôt, si vous aimez mieux, car déjà pointait l'aurore).
Je m'apprêtais à exécuter la légère opération de serrurerie qui permet à chacun de pénétrer chez soi, quand, de l'escalier, me descendirent des voix:
—C'est très embêtant!... Il est à peine quatre heures: il nous faudra attendre deux heures avant qu'un serrurier ne soit ouvert.
—Pourquoi perds-tu la clef, aussi, espèce de serin?
Accablé sous le reproche, l'espèce de serin ne répondit point.
Les interlocuteurs descendaient et je les aperçus: deux jeunes gens sur la face desquels s'étendait un voile de lassitude inexprimable et dont les cheveux un peu longs figuraient une broussaille pas très bien tenue.
Je suis l'obligeance même:
—Messieurs, m'inclinai-je, je vois ce dont il s'agit. Voulez-vous me permettre de vous offrir l'hospitalité jusqu'à la venue du grand jour?
Consentirent les jeunes gens.
Je les introduisis dans mon petit salon rose et vert pomme, orgueil de mon logis, et m'enquis s'ils souhaitaient se désaltérer.
Ils voulaient bien.
Je débouchai une bouteille de cette excellente bière de Nuremberg que les barons de Tucher se font une allégresse de m'offrir, et nous causâmes.
Les jeunes hommes—je l'aurais gagé—se trouvaient être des artistes: un poète, un peintre.
Voici les termes du poète:
—Je suis du groupe néo-agoniaque, dont la séparation avec l'école râleuse fit tant de tapage l'hiver dernier.
—Mes souvenirs ne sont pas précis à cet égard, répondis-je courtoisement. Vous êtes nombreux, dans le groupe néo-agoniaque?
—Moi d'abord, puis un petit jeune homme de Bruges. Et encore le petit jeune homme de Bruges décrit maintenant une arabesque d'évolution qui le disside de moi, sensiblement.
—Alors, vous ne vous battrez pas dans votre groupe. Et, dites-moi—excusez ma crasse ignorance—quelles sont les doctrines du groupe néo-agoniaque dissident de l'école râleuse?
—Voici: il n'y a pas à se le dissimuler, notre pauvre dix-neuvième siècle tire à sa fin. Il râle, il agonise. Sa littérature doit donc consister en un râle, un rauque râle à peine perceptible.
—Alors, vos vers?
—Sont de rauques râles à peine perceptibles.
—C'est parfait! Vous publiez où?
—Nulle part! Ma littérature se cabre à être traduite typographiquement par le brutal blanc et noir. Je ne publierai ma poésie qu'au jour où existera une revue composée, au moyen de caractères éculés, sur du papier mauve clair, avec de l'encre héliotrope pâle.
—Diable! vous risquez d'attendre encore quelque temps!
—Toutes les heures viennent!
Une objection me vint que je ne sus point garder pour moi.
—Mais si la littérature d'une fin de siècle doit être gâteuse, agoniaque et râlante, alors, dans cinq ans, en 1901, vous devrez, dans les revues littéraires et les livres, pousser des vagissements inarticulés?
Pour toute réponse, le néo-agoniaque déboucha une deuxième bouteille de mon excellente bière de Nuremberg.
Ce fut au tour du peintre:
—Moi, je fais de la peinture furtivo-momentiste.
—De la peinture?...
—Furtivo-momentiste... j'évoque sur la toile la furtive impression du moment qui passe.
—Ça doit être intéressant, cette machine-là.
—Pas le moins du monde! Le moment qui passe passe si vite, qu'il est tout de suite tombé dans le gouffre du passé.
—Peignez l'avenir, alors.
—Pas plus intéressant! L'avenir est séparé du présent par rien du tout, puisque le mot que je vais dire est déjà dit.
—Comme l'a chanté ce vieux Boileau, notre maître à tous: