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Diane de Poitiers

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The Project Gutenberg eBook of Diane de Poitiers

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Title: Diane de Poitiers

Author: M. Capefigue

Release date: June 9, 2012 [eBook #39953]

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DIANE DE POITIERS ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

Selon la note 340, la date de naissance de Brantôme serait 1537, bien que cette information soit presqu'illisible sur l'original. Cette date serait 1535 selon certaines sources et vers 1540 selon d'autres.

DIANE
DE POITIERS

Coulommiers.—Imprimerie de A. MOUSSIN.

DIANE
DE POITIERS

PAR
M. CAPEFIGUE

logo

PARIS
AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX


MDCCCLX

Le privilége de Diane de Poitiers, comme celui de la marquise de Pompadour, fut d'avoir présidé à une époque de grandeur et de rénovation dans les arts. Toutes les gloires passent, le souvenir de la douce protection accordée aux artistes survit à toutes; les noms de Léonard de Vinci, del Rosso, du Primatice, de Benvenuto Cellini, se mêlent à la mémoire de Diane de Poitiers.

Aujourd'hui encore, sur les frontispices des monuments de la Renaissance, sur les colonnes cannelées d'Anet, aux portes façonnées d'Amboise, sur les cheminées artistiques de Chambord, à Fontainebleau ou au Louvre, on voit le chiffre de Diane de Poitiers entrelacé à l'initiale de Henri II; car c'est surtout pendant le règne si rapide de Henri II que domine Diane de Poitiers; sous François Ier, sa puissance a été presqu'aussitôt effacée par la beauté froide et capricieuse de la duchesse d'Étampes, plus jeune qu'elle de vingt ans.

Sous le roi Henri II, Diane de Poitiers presqu'à quarante ans, gouverne par ses prestiges un jeune et chevaleresque roi; la Diane chasseresse, telle que l'a reproduite le Primatice dans ses bosquets mystérieux, le carquois sur l'épaule, les lévriers en laisse, peut vous donner une idée de la beauté merveilleuse de Diane de Poitiers.

La véritable Renaissance, avec son caractère ferme, dessiné, ne s'est produite en France que sous le règne de Henri II, et c'est à tort qu'on l'a exclusivement attribuée à François Ier. Catherine de Médicis[1] et Diane de Poitiers furent les grandes protections des artistes, et c'est à ces deux intelligences, l'une toute florentine, l'autre toute française, que nous devons les plus beaux monuments de l'art; elles protégèrent Germain Pilon, Philibert Delorme; elles tendirent la main à ce pauvre et brillant potier de terre, à ce merveilleux artiste, Bernard Palissy, dont les œuvres si recherchées éblouissent nos yeux par leur dessin et leur couleur.

Ce livre sur Diane de Poitiers devra trouver moins de contradicteurs que mon étude sur madame de Pompadour, et cette différence s'explique. Le nom de Diane de Poitiers ne s'est jamais mêlé à nos passions politiques contemporaines; si quelques maussades érudits ont porté leurs mains brutales sur les marbres ciselés de la Renaissance, nul n'avait intérêt à briser les statues de la Diane du château d'Anet. Il n'en a pas été ainsi de madame de Pompadour, et encore plus de la comtesse Du Barry; il fallait flétrir le règne de Louis XV pour exalter la révolution française; il fallait démolir la vieille monarchie en couvrant de boue les châteaux d'Étioles et le pavillon de Luciennes. Diane de Poitiers fut une ombre charmante comme la marquise de Pompadour et la comtesse Du Barry, mais on n'avait pas besoin d'ameuter contre elle les enfants des chastes déesses de la liberté et des pudiques vierges des salons du Directoire.

Je me suis donc trouvé à l'aise avec Diane de Poitiers et dans ces descriptions des œuvres de la Renaissance. Ce livre n'est pas une simple biographie; il m'a fallu embrasser tout le siècle de François Ier, ses brillantes campagnes d'Italie, d'où il rapporta le beau trophée des arts. Profondément pénétré des grandeurs de la Renaissance, je n'ai point abdiqué mes admirations pour le moyen-âge; il fut aussi une grande civilisation qui eut son art, sa foi, ses poëmes épiques, ses historiens, ses héros; et il y a cela même de particulier, c'est que toutes les fois qu'un peuple est appelé à de grandes choses, il imite le moyen-âge; quelle différence faites-vous entre ces nobles soldats qui meurent pour la patrie et les chevaliers de la croisade? Vos blasons ne sont-ils pas les émaux des vieux siècles, vos glorieux drapeaux un souvenir de l'oriflamme de Saint-Denis. Respectez donc le moyen-âge, c'est le temps des légendes de l'honneur, elles sont bonnes à quelque chose dans l'histoire des nations!

Paris, avril 1860.

DIANE DE POITIERS

I
LES ROMANS DE CHEVALERIE.
XVe SIÈCLE.

Le règne de François Ier fut le dernier reflet de la chevalerie. L'influence des écrits sur les mœurs, est un des faits les plus considérables dans l'histoire: quand les livres ont une certaine tendance, les habitudes s'y conforment bientôt comme à une nécessité qui vient de l'esprit. Après les héroïques récits des chroniqueurs sur les paladins de Charlemagne, était survenu un temps de batailles et de croisades[2]. Après les légendes saintes, avait commencé la vie des tours isolées, de l'ermitage au désert, des légendes de la mort et de la pénitence; tel fut le caractère des XIe et XIIe siècles, au milieu des ténèbres que dissipaient par intervalles les récits des chroniques de Saint-Bertin, de Saint-Martin de Tours ou de Saint-Denis.

Au XVe siècle, s'était fait tout à coup, un réveil, au son des trompettes de la chevalerie; presque toutes les vieilles épopées du moyen-âge furent traduites et mises en prose, non point fidèlement, telles qu'elles étaient lues au temps de Philippe-Auguste et de saint Louis, mais avec des épisodes d'amour, de gracieuses aventures, des combats courtois ou à outrance[3]: indépendamment des grands romans d'Amadis de Gaule, de Lancelot du Lac, de Garin le Lorrain, les dames, les chevaliers, les varlets, dans les longues soirées d'hiver lisaient avec avidité les charmants épisodes de Gérard de Nevers, de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne ou de Jehan de Saintré, les poésies d'Eustache Deschamps et le plus grand de tous, Froissard en ses chroniques, avec Monstrelet son continuateur. La chevalerie s'accoutumait aux plus hauts faits d'armes, aux aventures les plus fabuleuses; on étouffait dans le cercle des événements de la vie réelle; tout ce qui n'était pas extraordinaire ne comptait pas dans l'existence d'un chevalier: il lui fallait de grands coups de lances, des prodiges accomplis dans des expéditions fabuleuses. Passes d'armes, tournois, rencontres, tout était marqué d'un caractère de fantaisie, d'honneur et de loyauté. Quel noble enseignement d'amour et de respect pour les dames! quel mépris de la crainte, quel dédain du danger sur le champ de bataille; quelle école d'honneur et de soumission que celle des pages, des varlets, des écuyers, dans cette vie consacrée à un devoir, à un amour! Les belles miniatures de la chronique de Froissard reproduisent les scènes animées de la vie du paladin; on voit partout des épées et des lances croisées, en présence des vieux chevaliers experts aux faits des joutes. Les manuscrits si précieux des tournois du roi Réné[4], si bien enluminés, nous donnent la mesure du soin que l'on mettait à régler toutes les conditions de ces joutes; le digne et bon roi avait lui-même dessiné les festes et divertissements de la procession de la Fête-Dieu à Aix, où toutes les règles de la chevalerie étaient observées, même la passade qui précédait les tournois[5].

Jamais d'oisiveté dans cette vie; quand on n'était pas en guerre, aux tournois, on allait à la chasse; les cités étaient trop étroites, les châteaux trop enserrés de tourelles et de murs! Autour de ces châteaux, étaient d'immenses bois, des forêts séculaires, taillis épais, où s'abritaient le loup, le sanglier, le cerf; la chasse était devenue une science, sur laquelle plus d'un preux chevalier écrivait des livres. La meute, le courre, les toiles, tout était un sujet d'études pour le châtelain; l'art de venaison s'appelait le déduit de la chasse: «Comme il suit qu'il n'y ait en ce monde plus louable exercice que celui de la chasse, vénerie et faulconnerie, en faisant lequel exercice santé corporelle est corroborée, plaisirs vénériens oubliés[6].» «Bestes sauvages et oiseaux qui phaonent dans l'air, par le droit des gens sont à ceux qui peuvent les prendre»[7] (les lois rigoureuses contre les braconniers ne datent que de Henri IV). L'habituelle division des livres de chasse était entre la vénerie et la fauconnerie; l'une accomplie par les chiens, l'autre par les oiseaux, et parmi tous les nobles oiseaux, il faut compter le faucon: élevé avec grand soin dans les châteaux, il ne craignait la lutte avec aucun oiseau de proie, pas même avec l'aigle, le roi de l'air, qu'il attaquait avec intrépidité, image de l'audace des chevaliers, qui ne comptaient ni la force, ni le nombre des adversaires. Ceux qui veulent se faire une juste idée des grandeurs de la chasse sous le système féodal, peuvent lire le beau livre de Gaston de Foix: «Le miroir de Phœbus du déduit de la chasse des bestes sauvages et des oiseaux de proie.» Les dames chassaient souvent au faucon blanc, dont la renommée s'étendait de l'occident à l'orient, à ce point, que pour la rançon des barons de France à la croisade, on faisait entrer de six à douze faucons blancs[8]. Les Sarrasins nous enviaient ces faucons, ainsi que ces beaux chiens, race perdue, que Charlemagne envoyait au calife Aroun-al-Rechyd, pour lutter contre les lions du désert. L'art d'élever les meutes entrait dans la vie du chevalier.

Il est facile de comprendre sous quelles idées, d'après quelles impressions allait s'ouvrir l'époque de François Ier. La chevalerie était dans les livres, dans les mœurs, dans les habitudes; pour conduire cette société, il fallait un roi un peu romanesque dans ses idées, grand lecteur de ces chansons de geste, imitateur de Roland, d'Olivier le Danois, de Renaud de Montauban. Les siècles suivants ont pu trouver ce caractère ridicule, mais la, splendeur et les fautes de François Ier vinrent des lois de la chevalerie qui commandaient de ne jamais compter les périls et de courir les aventures; il prit pour modèle Amadis de Gaule, noble type de courage, de désintéressement, de haute loyauté, que les siècles égoistes sont trop portés à tourner en raillerie, et que l'on trouve encore dans nos camps!

II
CHARLES VIII ET LOUIS XII EN ITALIE.
1480-1514.

Après le règne politique et sombre de Louis XI, il s'était fait une réaction de jeunesse, de joie et de liberté, à l'avènement de Charles VIII; il était impossible de tenir longtemps les têtes ardentes des gentilshommes sous la calotte de plomb de Notre-Dame, ou d'abriter leur coursier dans les tourelles du Plessis; on voulait respirer l'air au loin et reprendre un peu la vie ardente et joyeuse des croisades. La régence de la dame de Beaujeu fut signalée par une prise d'armes de la chevalerie: la guerre de Bretagne suivit la mort de Louis XI, expédition remplie d'épisodes et presque de féeries dans ce pays de périlleuses aventures. Les romans de la table ronde étaient d'origine bretonne: la fée Morgane, le roi Arthur, Tristan le Léonais, la belle Iseult appartenaient à la Bretagne[9].

Ce qui marqua plus encore le caractère jeune et aventureux du nouveau règne, ce fut le désir, la volonté d'une expédition en Italie, que Charles VIII accomplit à 21 ans. Le cauteleux Louis XI avait été plus d'une fois appelé, en vertu du droit héréditaire de la maison d'Anjou, à prendre possession du royaume de Naples, du duché de Milan; les Génois eux-mêmes s'étaient offerts à Louis XI et à sa suzeraineté. Le vieux roi qui connaissait le caractère des Italiens, l'inconstance de leur soumission, les avait donnés à Sforza, ou, comme il le disait, au diable[10]. Louis XI avait bien d'autres choses à faire qu'à conquérir des royaumes lointains; il assurait son autorité en France dans sa lutte patiente contre les ducs de Bourgogne; il n'avait emprunté à l'Italie qu'un corps d'hommes d'armes Lombards, que Ludovic Sforza, son bon ami, lui envoyait, avec le conseil d'enfermer ses ennemis dans de petites cages de fer au château de Loches, précaution italienne; c'était la mort sans le sang versé, une manière d'étouffer les victimes sans les faire crier.

Charles VIII recueillit avec enthousiasme les droits héréditaires de la maison d'Anjou sur l'Italie. Cette conquête sous un beau ciel allait à ses goûts, à son caractère; il y ajouta un projet plus grandiose dans les idées de ce siècle d'aventures. Après la dynastie éphémère des empereurs francs et latins[11], l'empire byzantin était revenu aux Paléologues, cette famille de princes aux couleurs pâles, aux bras efféminés couverts de chapes de pourpre, semblables aux figures de saints sur fond d'or, qui, les yeux larges et fixes, vous regardent du haut du chœur de l'église de Saint-Marc à Venise. Bientôt les Turcs, race forte et tartare, avaient brisé les dernières barrières qui défendaient Constantinople; la cité des empereurs était foulée aux pieds par ces cavaliers intrépides qui menaçaient la Grèce et l'Italie, portant pour étendard la queue de leurs chevaux.

Nul événement ne produisit une plus profonde impression sur la chrétienté. Toute la chevalerie s'en émut, et Charles VIII se plaçant à la tête de cette nouvelle croisade, se fit céder par un diplôme tous les droits de la famille Paléologue au trône de Constantinople[12]. Le roi de France n'avait que dix mille lances; son passage en Italie fut prodigieux, nul obstacle ne s'opposa à la consécration de ses droits, et le pape Clément VII put dire: «les Français semblent être venus en Italie la craie à la main pour marquer leur logement.»

Ces chevaliers en effet conquirent le Milanais, la Toscane, Rome, sans bataille; et, arrivé à Naples, Charles VIII fit cette fastueuse entrée, dont il est tant parlé dans les chroniques, couvert du manteau impérial, tandis que les héros d'armes proclamaient la grandeur et la magnificence du nouvel Auguste, Charles VIII eut achevé son entreprise, si les Anglais et les Espagnols n'avaient simultanément attaqué le royaume de France durant l'absence du Roi. Rappelé par le péril de sa monarchie, Charles VIII traversa de nouveau l'Italie, en refoulant la coalition des États italiens qui s'était formée contre lui; la chevalerie de France dispersa l'armée des confédérés: vénitiens, romains, toscan, milanais, réunis pour lui fermer le passage près le lac de Trasimène, si célèbre sous la vieille Rome. Ce fut merveille de voir ce que pouvait le courage et la force des chevaliers de France contre ces Italiens groupés, plutôt que réunis, dans une ligue sans unité, avec du courage individuel sans âme de nation.

Après la mort de Charles VIII, Louis XII reprit l'œuvre de la conquête de l'Italie; jeune alors, il n'avait pas encore cet esprit de paix et de repos qui domina la fin de son règne; le roi de France suivit l'impulsion de sa brave chevalerie, de ses chefs de gens-d'armes, dont la plus belle expression se trouve dans la Palisse et Bayard. Louis XII fit son entrée à Milan revêtu des habits du duc[13], et confia le gouvernement du Milanais au maréchal de Trivulce, d'une grande famille italienne: A son aide, Sforza appela les Suisses, qui, depuis Louis XI, commençaient à jouer un rôle politique dans l'histoire. Ces rudes montagnards rétablirent Sforza dans la souveraineté de Milan; jamais il n'y eût tant d'inconstance dans les populations lombardes, tant de bravoure dans la chevalerie française: trois fois le Milanais fut conquis, abandonné, puis repris. Sforza et les Suisses étaient préférés à la noblesse de France par ces peuples versatiles qui n'osaient pas se gouverner eux-mêmes. Qu'étaient les Sforza? des aventuriers qui avaient usurpé le pouvoir: sous leur robe ducale, on voyait encore la grossière armure des condottieri[14]! Les peuples supportent plutôt le despotisme que la raillerie; ils aiment mieux l'oppression que le ridicule.

III
LES CAPITAINES DES GENS-D'ARMES SOUS LOUIS XII.—LE COMTE DE SAINT-VALLIER.—ORIGINE DE DIANE DE POITIERS.
1488-1514.

Le vieux Dunois, du règne de Charles VII, n'était plus: si le bâtard d'Orléans n'avait pas toujours été fidèle à une même cause, si on l'avait vu plus d'une fois à la tête des ligues du bien public, il avait toujours été digne de sa bonne épée, tranche-haubert, et de son blason à trois fleurs de lys, sur champ d'azur, avec la barre de bâtardise; son image était peinte même sur les cartes enluminées qui avaient servi à distraire la folie de Charles VI[15]. Dunois avait eu de dignes successeurs et des capitaines expérimentés, qui s'étaient formés dans les guerres d'Italie sous Charles VIII et Louis XII.

Le plus ancien était La Trémouille, brave chevalier du Poitou, vicomte de Thouart, prince de Talmont, déjà très-illustre dans les guerres de Bretagne et chef de l'artillerie dans l'expédition d'Italie; il avait partout brillamment combattu: à Naples, en Lombardie. Redouté des Allemands et des Italiens, il mérita le titre de chevalier sans pareil[16].

Presque son égal en naissance et son rival de gloire, Chabannes, seigneur de la Palisse, dont le nom devint le type de la guerre et le sujet des chansons militaires[17] dans les siècles suivants: «Chabanne, le grand capitaine de beaucoup de batailles et de beaucoup de victoires, (el gran capitano de muchas guerras y vittoria[18], comme le disaient les Espagnols, Chabannes qui, à la tête de trente chevaliers, osa défier toute l'armée de Castille.

Voici enfin Pierre du Terrail, seigneur de Bayard, de noble et ancienne maison du Dauphiné[19]; né en 1476, il avait été page du duc de Savoie; à treize ans, il passa au service de Charles VIII qu'il suivit en Italie; presque enfant, il avait brillé dans les tournois. A dix-huit ans, il avait pris une enseigne à la bataille de Fornoue, et tué l'orgueilleux Santo-Mayor dans un de ces beaux combats corps à corps, en présence de l'armée. Seul, appuyé sur un pont comme les héros de l'antiquité, Bayard s'était si bien défendu, que les Espagnols doutaient si ce fut un homme ou un diable. Partout on ne parlait que du chevalier Bayard, aux siéges de Milan, de Brescia, dans le Roussillon, la Picardie aux batailles, aux assauts, présent aux périls, aux coups de balles et de couleuvrines.

A toutes les époques, il se révèle des types d'honneur, que l'on exalte comme un exemple, un étendard pour toute une chevalerie; Bayard fut l'objet des légendes, on l'appela le chevalier sans peur et sans reproche; et il y en avait très-peu sans reproches à une époque où les hommes de vaillance ne gardaient pas toujours le respect des choses et d'eux-mêmes!

Plus jeune encore que Bayard, Gaston de Foix, de l'illustre maison des comtes de Narbonne, neveu du roi Louis XII, la foudre d'Italie, comme on aimait à le nommer, combattait les Espagnols, les Vénitiens, les Lombards, avec une vaillance que la mort devait couronner à la bataille de Ravennes. «Après avoir refréné et rembarré les Suisses, Gaston tourna ses enseignes de l'autre côté du Pô, et, cheminant par la Romagne, il vint du côté de Ravennes; là fut donnée une bataille, la plus renommée que de longtemps fut donnée en Italie.» La victoire obtenue, Gaston de Foix se précipita avec un petit nombre de ses Gascons sur les Espagnols, qui, ayant déchargé leurs arquebuses et baissé leurs piques, entourèrent la troupe de France: «Gaston, combattant avec héroïsme, eut son cheval tué sous lui, et il fut blessé d'autant de coups, que, depuis le menton jusqu'au front, il en avait quatorze»[20].

Lautrec, cousin de Gaston de Foix, avait une bravoure indomptable; il tomba blessé à Ravennes. Anne de Montmorency, le filleul de la reine, Anne de Bretagne, femme de Louis XII, tout jeune encore, combattait comme page à côté de Bayard et de Gaston de Foix. Ce nom de Montmorency portait un glorieux apanage aux barons, maréchaux, connétables.

Que reste-t-il maintenant de ces grandes lignées? quel souvenir est demeuré debout? la vieille tour, origine des Buchard, nid d'aigle qu'assiégea Louis VI, est même démolie; et seul peut-être, au milieu d'une multitude bruyante et en fête, je contemple la vieille église, dont les vitraux en ruine, décorés des ailerons blasonnés, ont salué le sire de Montmorency[21].

Le plus remarquable entre tous, celui que les gens d'armes comparaient à Roland pour la vaillance, et les hardies conceptions, était le connétable de Bourbon, le véritable vainqueur de la bataille de Marignan; sa science de guerre était supérieure à celle de tous ses contemporains, même à l'habileté de Prosper Colonne et de Peschiera.

Il était fils de Gilbert, comte de Montpensier[22], et par conséquent l'héritier des riches domaines de la maison de Bourbon. Autour de lui se groupaient de nombreux vassaux, et le plus fidèle de tous, son cousin, Jean de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier en Dauphiné, brave et hardi capitaine de cent hommes d'armes[23]; son château s'élevait sur le Rhône, dans ces montagnes abruptes des côtes du Vivarais, où se voit encore aujourd'hui la roche taillée.

Le sire de Saint-Vallier avait une jeune fille d'une beauté remarquable, auquel il avait donné le nom de Diane. A six ans à peine, elle montait à cheval, allait en chasse avec son père; elle savait élever le faucon et l'esmerillon d'une manière merveilleuse[24]. A l'âge de dix ans, elle fut promise à Louis de Brézé, comte de Maulevrier. Louis de Brézé, grand-sénéchal de Normandie, descendait par bâtardise du roi Charles VII: sa mère était la fille des amours d'Agnès Sorel. Il avait reçu de la gentille Agnès le nom de Maulevrier, à cause de son rude amour pour la chasse; enfant, il était déjà terrible au gibier; il aimait Diane reproduite sous les traits de la déesse des forêts. Les Brézé étaient d'une grande race de Normandie (qu'il ne faut pas confondre avec les Dreux, sortis des maîtres de requêtes, qui reçurent le nom de Brézé)[25]. Le mariage de Diane de Poitiers avec Louis de Brézé fut célébré presqu'en guerre; le comte de Saint-Vallier ne quittait pas le connétable de Bourbon, à la tête des gens d'armes et son plus fidèle conseiller; compagnon des batailles de Bayard, de Gaston de Foix et de la Palisse, il avait fait les guerres d'Italie avec la Trémouille et Lautrec, brave chevalerie qui après avoir suivi Louis XII, allait entourer l'avènement de François Ier, comme les paladins groupés autour de Charlemagne. Génération pleine de merveilles et des grandes choses de la guerre, que François Ier devait satisfaire par des victoires et des conquêtes lointaines!

IV
LA CHRONIQUE DE L'ARCHEVÊQUE TURPIN.—LE MONDE ENCHANTÉ.
1200-1510.

Cette impulsion vers les actions héroïques, toute la génération la recevait d'un livre populaire, d'une légende, la chronique de l'archevêque[26] Turpin, épopée traditionnelle sur Charlemagne. Ce ne sont, en général, qu'avec les glorieux mensonges, que les peuples sont conduits à l'héroïsme; les réalités n'ont jamais enfanté que la vie matérielle: les Grecs et les Romains eurent leurs fables des dieux et des demi-dieux, d'Hercule et de Mars, leurs temps qu'on appela héroïques; et les époques modernes, malgré leur prétention au réalisme, ont été conduites aux grandes actions par les épopées de leurs chroniques sur la Révolution et l'Empire. L'archevêque Turpin, il buon Turpino, tant invoqué par l'Arioste, avait écrit une légende sur Charlemagne, ses douze pairs, ses barons, ses paladins: on ne voyait partout que géants, nains, enchanteurs, nécromanciens et des exploits à faire croire qu'il existait alors une génération d'une nature particulière, invulnérable aux coups, qui ne mourait que d'une façon fabuleuse, qui ne tombait qu'en fendant les rochers à coups d'épée comme Roland à Roncevaux.

Ce n'étaient pas les paladins seuls qui avaient le privilége de l'épopée mais encore leurs chevaux de bataille, leurs armes enchantées; chaque chevalier d'une certaine renommée avait son coursier bien-aimé, d'une intelligence égale à celle de l'homme, doué de sens et de passions comme lui; la généalogie des chevaux, leur histoire était aussi connue que celle des héros. Chaque chevalier avait son coursier doté d'intelligence, d'une double vue; il s'arrêtait tout d'un coup, quand un danger menaçait son maître, il dressait les oreilles, soulevait la poussière, quand il approchait d'une embûche dressée par un enchanteur malfaisant, et les nobles chevaux de Roland, d'Otger le Danois, de Renaud de Montauban couraient à toute bride à travers les sentiers, les taillis sombres des forêts, pour les conduire à leurs maîtresses, Angélique, Bradamante, Marphise, qu'ils saluaient en s'agenouillant devant elles comme de doux agneaux[27].

Chaque pièce de l'armure d'un chevalier avait aussi sa tradition, son histoire: le cor enchanté qui retentissait à travers la campagne, la lance merveilleuse dont le simple contact renversait un cavalier; les paladins faisaient tant de prodiges qu'on pouvait croire qu'il y avait une âme dans chaque épée; toutes avaient leur nom, la Bonne Joyeuse, Durandal[28], Flamberge, qui pourfendaient des géants invulnérables, ou qui faisaient brèche dans la montagne, comme dans une molle argile. L'armure d'un paladin était sa gloire et son orgueil; son casque, sa cuirasse, son brassart le couvraient tout entier. On ne savait son nom, son origine, que par le blason qu'il portait: aux fleurs de lis, aux merlettes, aux ailerons, aux tourteaux, on savait sa famille; par les émaux et les barres, on savait aussi s'il était aîné, cadet, et même bâtard, à quelle maison il s'était allié. Chaque pièce de son écu était un souvenir de bataille ou d'action héroïque, et s'il était permis d'employer une expression moderne, le blason était comme le certificat de civisme au moyen-âge pour les grandes actions, ou bien une flétrissure pour la félonie; il était la garantie de la société féodale pour la défendre et la protéger[29].

Ce monde d'enchantement embrassait tout de ses créations merveilleuses: on était entouré de féeries, ces illusions charmantes qui trompent et amusent encore nos sociétés blasées. Les blessures même des chevaliers se guérissaient par des baumes enchantés; l'art de guérir les plaies profondes, les coups d'épées et de lances, entrait dans l'éducation des châtelaines, toutes si empressées auprès des chevaliers blessés[30]. On doit croire qu'il existait alors des secrets inconnus de nos jours, car tout se guérissait par des simples cueillis dans la campagne, ou par des baumes préparés dans chaque château, quand on ne recourait pas à l'art de quelque nécromancien ou enchanteur, tel que Maugis, le cousin des quatre fils Aymond, avec les bons tours qu'il joue à Charlemagne, ou Merlin, des légendes bretonnes. Quel que soit le jugement que l'on porte sur ce monde merveilleux, il est impossible de nier qu'il avait créé ce peuple de héros, cette belle lignée de chevaliers qui précéda le règne de François Ier. La chanson de Roland, entonnée par le hérault d'armes avant la bataille, depuis Guillaume-le-Conquérant[31] n'était-elle pas le résumé de l'épopée chevaleresque? et si les paladins faisaient de si grandes prouesses, c'est qu'ils avaient la pensée que leurs aïeux en avaient fait de plus grandes encore. Chaque génération, qui se propose de glorieux exploits, a sa légende, ses chansons de Roland; la démocratie a les siennes, aussi fières, aussi hardies que celle que récitait la chevalerie au moyen-âge.

Aussi, faut-il en vouloir à tous ces mauvais esprits qui raillent les nobles illusions, ou si l'on veut, les mensonges illustres des peuples: à travers ces belles banderolles de tournois, ces faisceaux d'épées et de lances, ces palais enchantés, on aperçoit la méchante figure de Rabelais, aux joues saillantes, aux yeux ronds, à l'expression ignoble; rien de bas, de commun, comme cette figure de Rabelais[32], telle que la peinture nous l'a conservée[33]; sa vie bouffonne et crapuleuse, il la consacre à détruire les croyances dorées, à se moquer des chevaliers loyaux: les illusions glorieuses pour le devoir, pour la patrie, il les place dans son île des lanternes; érudit, farci de grec et de latin, à la grosse panse, aux lèvres épaisses, aux yeux égrillards, avec ses doigts sales et crochus, il gratte les blasons, souille les étendards; les soldats ne sont plus que les moutons de Panurge, et dans sa langue inintelligible, il détruit les grandes causes d'orgueil pour les nations. Les époques modernes ne sont pas exemptes de leur Rabelais, natures mauvaises et égoïstes, qui tuent les poëmes épiques des peuples.

V
NAISSANCE, ÉDUCATION ET MARIAGE DE FRANÇOIS Ier.
1494-1514.

Arbre généalogique de François Ier est difficile à retrouver, car il n'était qu'une frêle branche sur le tronc verdoyant des Valois, comme le dit Clément Marot. Le roi Charles V avait plusieurs fils; le cadet, duc d'Orléans, épousa Valentine Visconti, fille du seigneur de Milan, mariage qui le fit riche en écus d'or: origine des droits de la France sur le Milanais. Le duc d'Orléans fut ce prince galant, léger, frappé au cœur par les ordres jaloux de Jean, duc de Bourgogne, au coin de la rue Barbette[34].

Il laissa trois fils; l'aîné monta sur le trône sous le nom de Louis XII; le second, comte des Vertus, ne laissa pas de postérité légitime; le troisième, Jean, fut créé duc d'Angoulême[35]. Le Roi avait eu également un bâtard, le vaillant comte de Dunois[36], tige de la maison de Longueville. Jean, comte d'Angoulême, captif pendant vingt-six ans, comme gage et rançon, en Angleterre, y épousa Marguerite de Rohan; il en eut un fils, Charles, comme lui, duc d'Angoulême, marié à Louise de Savoie; son fils aîné reçut en baptême le nom de François, comte d'Angoulême (il fut depuis le roi François Ier).

Rien de plus attrayant, que le journal de Louise de Savoie, écrit sur l'enfance de François Ier, celui qu'elle nomme son roi, son seigneur, son César et son fils; c'est une tendre mère qui suit toutes les pulsations du cœur de son enfant; elle recueille les premières larmes que François versa à trois ans[37], quand il perdit son petit chien Hapagon «qui était de bon amour et loyal à son maître»[38]. Louise de Savoie avait d'abord résidé à Cognac, dépendance de son apanage; quand Louis XII monta sur le trône, elle vint résider au château d'Amboise, la demeure royale. Un jour que l'enfant montait avec imprudence une haquenée, que le maréchal De Gyé, son gouverneur, lui avait donnée, il fut emporté à travers la forêt; on craignit pour sa vie: «mais Dieu, continue le journal de Louise de Savoie, ne me voulut m'abandonner, connaissant que si cas fortuit m'eût si soudainement privée de mon amour, j'eusse été trop infortunée»[39].

A treize ans, rien n'était plus impétueux et plus brave que François, à qui son royal cousin Louis XII donnait le comté de Valois. Le premier à tous les exercices de chevalerie, à la lutte, aux joutes, il reçut dans un de ces combats, une pierre au front, lancée avec tant de violence par une fronde, qu'on le crut mort; on lui rasa la tête, jamais depuis il ne porta de cheveux, comme on peut le voir dans tous ses portraits de la renaissance. Louis XII, pour retenir ce caractère violent, le mit aux mains d'un chevalier prudent et sage, Arthur de Gouffier de Boissy[40], qui, pour exprimer son devoir de surveillance tendre et attentive auprès d'un élève de cette trempe de feu, donna pour devise à François, la salamandre avec cette légende, nutrisco et extinguo, (je le nourris et je l'éteins), c'est-à-dire, je l'instruis et je le contiens[41]; explication naturelle d'une devise interprêtée de mille manières étranges par les érudits. Cette salamandre et cette devise effacées pour d'autres grandeurs plus modernes, sont restées sur quelques vieilles portes en ruine du château de Fontainebleau[42]; plus respectées au château de Blois, la salamandre brille sur les fenêtres ornées de la renaissance, comme le chiffre de Diane de Poitiers et d'Henri II sur le vieux Louvre.

François était alors un gros garçon d'une stature élevée, à la figure épanouie, l'œil ardent, le nez long, un peu descendant sur ses lèvres amincies, fort aimé de Louis XII, qui cherchait à le marier, car le roi de France avait perdu ses deux fils et ses héritiers en bas-âge; il ne lui restait qu'une fille, madame Claude[43], un peu disgracieuse de sa personne, mais d'un excellent cœur, d'une nature élevée; un moment promise au prince d'Espagne, depuis Charles-Quint, elle s'éprit de François, comte de Valois, et le mariage se fit avec solennité le vingt-deux mai 1506; nouveau lien qui le rapprochait de la couronne. Désormais, François d'Angoulême comte de Valois et Gaston de Foix, devinrent les bien-aimés du roi Louis XII. Le brillant Gaston mourut les armes à la main, comme on l'a vu, devant Ravennes, inspirant à tous de vifs regrets. François reçut le commandement des chevaliers qui marchaient en Navarre contre les Espagnols; il s'y couvrit de gloire dans une rapide expédition des montagnes. Les Anglais ayant envahi la Picardie, le comte de Valois courut encore pour les combattre; au milieu de la bataille et sous la tente, mourut Louis XII, en laissant son héritage royal à son cousin[44], au mari de sa fille bien-aimée, qui prit le nom et le titre de François Ier, avec le blason fleurdelisé des Valois.

Ce n'était donc pas un prince inconnu que la naissance élevait au trône: François Ier avait vécu si longtemps à la cour de Louis XII, qu'on savait ses défauts et ses qualités; il s'était fait d'ardents amis: Brion, Montmorency, Montchenu[45]. L'un fut amiral l'autre connétable après le duc de Bourbon, Montchenu fut maître de l'hôtel, c'étaient les trois plus braves épées parmi les gentilshommes, et le nouveau roi les avait à son service pour son règne.

François Ier fut sacré à Reims par l'archevêque Robert de Lenancour[46]; on remarqua ses libéralités, sa mine martiale, son adresse et son intrépidité dans le tournois qui eut lieu à Paris, dans la rue Saint-Antoine près des Tournelles; sa haute stature frappait tout le monde. Les bouillants gentilshommes secouaient avec plaisir le règne calme et justicier de Louis XII, trop avare de grandeurs, de dissipations et de belles fêtes; ils espéraient le retour d'une époque chevaleresque, que tout semblait favoriser. Le moyen-âge ne pouvait pas tout-à-coup s'effacer. Avant qu'une civilisation nouvelle triomphe, il se fait une recrudescence de la civilisation vieillie et brillante qui s'en va; le règne de François Ier eut ce caractère de transition; les épopées carlovingiennes, reparaissant dans tout leur éclat, devenaient la lecture populaire; c'était sans doute un feu passager, mais il devait allumer ces nobles cœurs. Le règne de François Ier fut le réveil de l'époque de Charlemagne; seulement, ce n'était plus la même génération; il passa donc comme le roman d'Amadis de Gaule, dont il était le reflet. On ne peut pas retenir les siècles qui s'écoulent: ce qui fut l'histoire devient le roman du pays[47].

VI
PREMIÈRE CAMPAGNE DE FRANÇOIS Ier EN ITALIE. VICTOIRE DE MARIGNAN.
1515-1516.

Il fallait occuper l'imagination et le bras de toute cette chevalerie, exaltée par la contemplation des siècles de Charlemagne. Dans les premiers temps d'un règne, au reste, il se réveille toujours une énergie, une puissance d'activité, un besoin d'aventures, qu'il faut seconder, si l'on ne veut que le torrent ne prenne une autre direction (souvent la guerre civile). Les batailles étaient trop dans le caractère de François Ier, pour qu'il s'opposât à l'esprit général de ses paladins. Le champ de bataille était d'ailleurs tout trouvé: l'Italie! Charles VIII et Louis XII y avaient laissé des droits d'héritage et des souvenirs de gloire; le nouveau Roi devait revendiquer les uns et les autres. Cette terre d'Italie réchauffait d'ardents désirs: la chevalerie avait vu les cités riches, splendides; elle avait foulé ces campagnes émaillées de fleurs sous un ciel rayonnant de soleil: quand les chevaliers se souvenaient que Charles VIII, avec dix mille lances seulement, avait parcouru toute l'Italie, depuis les Alpes jusqu'au golfe de Naples, ils souhaitaient les mêmes conquêtes, les mêmes aventures. Le nouveau Roi n'hésita pas à revendiquer les droits de ses prédécesseurs sur le Milanais et Gênes. Milan était au pouvoir d'un duc de race d'aventuriers, Ludovic Sforza[48], chef de grandes compagnies, fort aimé de Louis XI, mais qui aspirait à son indépendance et ne voulait pas céder ses droits populaires au roi de France[49] sur toute la Lombardie. Mais les véritables maîtres du Milanais, c'étaient les Suisses, soldats énergiques, têtus, et qui formaient la meilleure infanterie au XVIe siècle; ces rudes montagnards espéraient non-seulement dominer la Lombardie, mais encore envahir la Bourgogne[50], et qui sait même, dans leurs rêves, imposer tribut à la France; leurs guerres contre les anciens ducs de Bourgogne avaient grandi leur orgueil: ils voulaient se substituer à la domination allemande sur l'Italie, car c'était une fatalité de cette belle terre, d'être toujours sous une puissance étrangère, et de ne jamais être assez forte pour être libre; la république de Venise seule était assez considérable pour aspirer à la nationalité[51]. Le nom du César germanique exerçait toujours un indicible prestige, car le pape et l'Empereur étaient les grandes puissances du moyen-âge que Venise avait espéré un moment remplacer.

Ce fut donc pour combattre les Suisses et conquérir le Milanais, que François Ier résolut la guerre d'Italie, et convoqua sa chevalerie; quand le passage des Alpes fut décidé, il se fit une joie immense au milieu des paladins et gens d'armes de France. L'esprit des croisades vivait encore, et les romans, les chroniques disaient, comment de simples chevaliers normands s'étaient faits de grands États, à Naples, en Sicile, même en Grèce. Dans ce temps d'aventures extraordinaires, rien ne paraissait impossible; on espérait tout conquérir à coups de lances et d'épées, on croyait à toutes les merveilles des romans de chevalerie et les croyances préparent la victoire!

Cependant les bons compères les Suisses, avec leur ténacité habituelle, avaient envahi la Savoie, pour s'emparer de toutes les issues des Alpes, et principalement du Pas de Suze, où les routes alors tracées venaient aboutir. De cette manière, ils ne pouvaient être attaqués de front. Les ducs de Savoie n'avaient jamais eu une opinion fixe et des affections arrêtées; placés au pied des Alpes, tantôt alliés des empereurs d'Allemagne auxquels ils faisaient hommage et auxquels ils devaient leur fortune, tantôt prêtant la main aux rois de France pour les délaisser ensuite, ils ne visaient qu'à une seule chose, leur agrandissement, et ce résultat était pour eux d'autant plus difficile à réaliser, que les ducs de Savoie n'étaient pas considérés comme membres de la nationalité italienne[52]. La duchesse de Savoie régente de France, avait assuré l'alliance des ducs à François Ier qui néanmoins connaissait leur foi incertaine et leur politique mobile.

La direction de l'armée fut confiée au connétable de Bourbon, l'esprit de grande tactique du XVIe siècle, le seul qui put être comparé au duc d'Albe; le connétable avait du sang italien dans les veines, car sa mère était Claire de Gonzague, une des filles du marquis de Mantoue[53]. D'un seul coup d'œil, le connétable traça son plan de campagne: un corps d'arbalétriers, sous Aymar de Prie, leur grand-maître, dut s'embarquer à Marseille pour s'emparer de Gênes, et, de là, se portant sur le Pô, ce corps devait prendre les Suisses en flanc, au Pas de Suze. Une avant-garde des plus hardis chevaliers, sous Lautrec et la Palisse, devait marcher jusques aux Basses-Alpes, s'y frayer un passage nouveau à travers les rochers et les torrents, vers les sources de la Durance. Un berger piémontais avait indiqué une route possible[54]. Ce corps de hardis chevaliers se fit précéder de trois mille pionniers qui jetaient des ponts, coupaient les rochers, comme autrefois avaient fait Annibal et Charlemagne. Ce travail fut si hardiment accompli, que bientôt le sommet des Alpes fut couronné d'artillerie portée à bras et à dos de mulet, sans que les Suisses en eussent la moindre connaissance, car, par une ruse de guerre, un corps de bataille de lances françaises, pour masquer la véritable attaque par les Basses-Alpes du midi, se dirigeait par les routes ordinaires du Mont-Cenis, et du Mont-Genèvre, sur le Pas de Suze, comme s'il voulait attaquer les Suisses de front.

Pendant ce temps, l'armée italienne confédérée, conduite par Prosper Colonnia[55], de grande race romaine, un des habiles généraux du temps, marchait pour appuyer les Suisses et défendre le Milanais. Les confédérés italiens paraissaient si assurés de la victoire, qu'ils disaient tout haut qu'ils allaient prendre les Français dans les défilés des Alpes come gli pipioni nella gabbia (comme des oiseaux en cage). Les Italiens virent qu'ils n'avaient pas affaire à des papillons, mais à des diables, comme dit Brantôme; car, tout à coup surpris par les deux corps français partis de Gênes et de Briançon, ils furent dispersés, et Prosper Colonnia tomba lui-même au pouvoir du maréchal de Chabanne[56]. Les fuyards seuls apprirent aux Suisses que les Français entrés en Italie tournaient leur position. Alors, avec leur grande habitude de guerre, les Suisses piroitèrent sur leur flanc pour se porter sur le Pô, menacé par les corps du maréchal de La Palisse et de Lautrec.

Ce mouvement des Suisses, le connétable de Bourbon l'avait pressenti, en réunissant une armée de réserve à Lyon, destinée à franchir le centre des Alpes. Ce corps principal aborda de front le mont Cenis, tandis que les ailes attaquaient les flancs. La forte chevalerie, sous la conduite du Roi en personne, prit la route du Piémont; François Ier devait recevoir à Turin les hommages du duc de Savoie, toujours un peu incertain dans son alliance et qu'il fallait raffermir. Le Roi s'empara de Novare et vint camper à Marignan, où il fut joint par les lansquenets des bandes noires, braves aventuriers des bords du Rhin[57], pleins de bravoure et d'indiscipline: toujours vêtus de noir, sévères dans leur visage, ce fut parmi les lansquenets, qu'Albert Durer prit son type du chevalier de la mort, que les oiseaux de la tombe couvrent de leurs ailes fantastiques. Il y avait dans ces corps d'aventuriers une bravoure, une intrépidité incomparables; ils ne craignaient ni les couleuvrines des Italiens, ni les piques des Suisses.

L'armée se formait à peine à Marignan, que partout on signala les corps pressés des Suisses, qui s'avançaient en colonnes très-drues et silencieuses comme des moines. Ils voulaient surprendre les Français; mais la poussière que leurs pieds soulevaient jusqu'aux cieux annonçait une attaque soudaine, et le connétable de Bourbon se prépara à les recevoir. Les Suisses s'avançaient par carrés hérissés de piques et de lances, précédés de leurs arquebusiers[58]; leur but était de s'emparer de l'artillerie des Français pour la tourner ensuite contre la chevalerie et l'abîmer sous son feu.

Le connétable de Bourbon confia l'artillerie à la garde des lansquenets, qui la défendirent avec acharnement, tandis que, par une manœuvre habile, les gens d'armes du Roi, leurs capitaines en tête, enveloppaient les Suisses par leurs deux ailes[59] comme dans des tenailles d'acier.

L'attaque, comme la résistance, fut héroïque; la bataille de Marignan dura deux jours et deux nuits; les Suisses tombaient par groupes au milieu des carrés qu'ils avaient formés, sans abandonner leur rang: quinze mille de ces montagnards mordirent la poussière; six mille Français furent tués dans la mêlée. Il s'y fit d'héroïques exploits que les chroniques ont racontés, en y mêlant les noms de François Ier, de Bayard, de La Trémouille, du sire de Genouillac[60], qui dirigea l'artillerie. Le véritable vainqueur de Marignan, ce fut le connétable de Bourbon, qui ne s'épargnait pas plus qu'un sanglier échauffé[61]. L'infanterie suisse y perdit la renommée d'invincible qu'elle avait gardée jusqu'alors; les montagnards en pleurèrent de douleur, en jurant de se venger. Dans le récit que fait François Ier de la bataille de Marignan (dans une lettre écrite à sa mère, régente), il parle de ce combat de géants qui laissa une longue traînée de gloire, au milieu des grands deuils de la chevalerie: «Ma mère, vous vous moquerez un peu de MM. de Lautrec et de Lescun, qui ne se sont point trouvés à la bataille et se sont amusés à l'appointement des Suisses qui se sont moqués d'eux[62]

La victoire de Marignan donna le Milanais à la France; le Roi et ses chevaliers firent leur entrée solennelle dans la cité capitale, accablés sous les fleurs. Milan, si fière de son antiquité, devint un peu la Capoue des gentilshommes français; les belles patriciennes de Gênes avaient déjà retenu dans leurs liens François Ier. Les gentilshommes, enlacés de roses, emportèrent de l'Italie de funestes présents, et, si l'on en croit Brantôme, surtout ce mal de Naples, qui donna tant de soucis et de labeurs au jeune chirurgien Ambroise Paré, la lumière de la science.

VII
LÉONARD DE VINCI.—LA BELLE FERRONNIÈRE.
1515-1518.

Parmi les splendides conquêtes de François Ier en Italie, on doit compter la passion des arts qu'il y puisa comme à une source abondante, et le souvenir des merveilles de la Renaissance qu'il réunit autour de lui: à Rome, à Florence, à Milan, tout se réveillait alors au bruit des écoles de sculpture, de peinture, et François Ier s'enthousiasma pour les artistes surtout, qui souvent en Italie réunissaient les plus nobles instincts au génie.

Dans le rayonnement de la renaissance, apparaît une grande figure, celle de maître Léonard de Vinci, vieillard déjà; il était né dans une de ces villa qui entourent Florence[63], et Dieu l'avait doué d'une belle figure, d'une taille élevée et d'une force de corps si prodigieuse, qu'il ployait de ses doigts le fer d'un cheval aussi facilement qu'une lanière de cuir. A ces dons naturels, il joignait les soins de l'éducation la plus haute, la plus variée: la physique, les mathématiques, l'éloquence[64]. Il fut placé dans l'atelier du peintre André Verocchio, qu'il étonna et surpassa bientôt par ses progrès. A l'art du peintre, Léonard de Vinci joignait une pratique étonnante dans la fonte des métaux, la sculpture colossale[65] et même l'art de l'ingénieur qui construit les ponts, trace et creuse les canaux. Ludovic Sforza avait appelé à Milan pour décorer ses fêtes, ses spectacles, maître Léonard de Vinci, qui se révéla tout d'un coup comme un habile mécanicien: des planètes roulaient dans un ciel d'or, des lyres d'argent rendaient un son harmonieux par le seul effet de son art créateur, et le bruit s'en était répandu dans toute l'Italie.

A l'entrée de Louis XII à Milan, Léonard de Vinci avait construit un lion automate qui marchait seul, et, s'arrêtant devant le Roi, se dressa sur ses pattes pour lui offrir l'écusson fleurdelisé de France; et, quand le pape Léon X voyageait, maître Léonard avait façonné en bois, des petits oiseaux qui volaient et chantaient merveilleusement pour amuser et distraire le pontife. Mais l'œuvre admirable de Léonard de Vinci fut le tableau de la Cène qu'il entreprit pour le réfectoire des Dominicains, à la prière du grand duc Ludovic Sforza, suite de portraits de ses amis et de ses ennemis; la tête de Judas fut même une vengeance[66]. La tradition veut que maître Léonard ait laissé la tête du Christ inachevée, parce qu'il s'était épuisé dans le dessin de celles des apôtres, et qu'il n'avait pu atteindre un assez haut degré de perfection pour peindre le divin maître[67].

Cet artiste extraordinaire, François Ier se le fit présenter après la victoire de Marignan; il le prit en grande amitié, car maître Léonard était un charmant esprit, d'une éducation particulière, gracieux poëte dans la langue italienne. Quand Milan et Florence étaient si agités, la peinture devait s'exiler, et le roi de France avait alors de grands projets pour la construction de ses châteaux, l'embellissement de ses jardins, l'achèvement des canaux autour de la Loire. Il faut donc placer à la fin de cette année 1515 le départ de maître Léonard de Vinci pour Fontainebleau[68], où le Roi lui fit un grand accueil; il lui donna un appartement splendide au château d'Amboise. Léonard de Vinci s'occupa, comme ingénieur, à tracer le canal de Romorentin[69], à jeter ses idées sur les embellissements des demeures royales. C'est durant un de ses voyages à Paris, que Léonard composa le portrait un peu mystérieux, de la Joconde (Lisa del Giocondo), chef-d'œuvre tracé par l'ordre de François Ier. On dit que, pour distraire l'ennui que les longues séances pouvaient donner au modèle, Léonard de Vinci l'avait entourée de chanteurs, de joueurs d'instruments, d'improvisateurs et de poëtes, et c'est ainsi qu'il parvint à la perfection ravissante du portrait, à ce regard d'une joyeuse enfant qui se reflète dans le regard de la Lisa del Giocondo.

Nul n'a pu dire quelle a été la femme aimée de François Ier, qui a servi de modèle au portrait de la Joconde[70], et à ce sujet quelques conjectures me seront permises. Si l'on compare ce portrait à celui qui nous est resté de la belle Ferronnière, du même Léonard, on y trouve une certaine ressemblance dans les traits, malgré la différence des manières et des ornements de la chevelure. Il ne serait donc pas étonnant que le même type eût servi à deux portraits, et que Lisa del Giocondo ne fut que l'idéalisme de la belle Ferronnière. Je ne nie pas que, pour admettre cette hypothèse, il faudrait bouleverser toutes les histoires racontées sur les amours du roi François Ier et de la belle Ferronnière. Ces histoires d'abord portent avec elles un grand anachronisme: Léonard de Vinci était mort le 2 mai 1519[71], et elles reportent l'amour du Roi pour la belle Ferronnière à la fin de la vie de François Ier, c'est-à-dire à plus de vingt ans plus tard! Ils la font femme d'un bourgeois drapier, une sorte de baladine qui dansait et chantait dans les rues de Paris, puis avait épousé un marchand de la rue de la Ferronnerie. Or, la date des amours du Roi pour la belle Ferronnière est fixée par le portrait même, une des belles œuvres de Léonard de Vinci, mort en 1519: la Lisa del Jocondo était donc la femme aimée du roi à cette époque de jeunesse et de victoire. Maintenant le doute est de savoir si c'était la belle Ferronnière.

Elle était un chef-d'œuvre de grâce, de douceur et de joie expansive; cette figure de jeune fille désespère l'art par la perfection de ses traits: nul ornement, un front pur, un nez divin, des yeux admirables d'expression, et la bouche animée par un léger sourire. Je crois donc que la belle Ferronnière, comme semble d'ailleurs l'indiquer son nom Ferronari, Ferrieri, était une de ces belles milanaises ou génoises éprises du roi de France ou de ses chevaliers, après la victoire de Marignan, et qui le suivirent à Paris, doux trophée d'un retour glorieux. Quand il s'agit de peindre Lisa, le Roi s'adressa directement à Léonard de Vinci, et, comme la Joconde, fille rieuse, aurait pu s'ennuyer, comme un moment de fatigue sur ce beau front aurait pu le ternir, Léonard de Vinci, plaçant la Joconde sur une espèce de trône, l'avait entourée, comme nous l'avons déjà dit, de musiciens et de baladins pour la distraire[72]. François Ier assistait lui-même à ces longues séances, et quand le portrait fut achevé, il le paya 4,000 écus d'or (ce qui fait aujourd'hui 200,000 francs).

Le beau côté de François Ier fut de n'avoir jamais marchandé avec le talent, qui a sa couronne au front. Avec Léonard de Vinci, il agissait plutôt en ami qu'en roi; on voyait partout ce beau vieillard à la barbe blanche, dans les royales pompes d'Amboise, de Fontainebleau et de Saint-Germain, les trois résidences du Roi; nulle tête plus belle, nulle humeur plus enjouée, nulle philosophie plus douce[73], avec cette universalité de talent qui le rendait partout précieux et nécessaire; mécanicien pour le théâtre et les fêtes, ingénieur pour le tracé des canaux, architecte pour les bâtiments, peintre admirable de la nature et de l'art. Léonard de Vinci était néanmoins susceptible, inquiet, fier de lui-même, comme tout génie supérieur qui craint de ne pas être suffisamment apprécié, mais toujours d'une grave et douce philosophie. L'universalité était le caractère de son génie, et la même main qui peignait la Cène, traçait les remparts et les glacis des places-fortes. Tantôt on le trouvait dans un atelier disséquant le corps humain, comme l'anatomiste le plus exact, tantôt écrivant le Traité de la Peinture, objet de tant d'éloges de Poussin, et dont Annibal Carrachio disait: «Quel dommage que je ne l'aie pas connu plutôt; il m'aurait évité vingt ans d'études.» François Ier fit de Léonard de Vinci presqu'un peintre français, car il mourut à Amboise dans le sentiment d'une extrême piété, et fut enterré dans l'Église de Saint-Florentin; le Roi assista debout à ses funérailles, disant à tous: «qu'il pouvait faire un noble, que Dieu seul faisait les grands artistes!»

VIII
MADAME DE CHATEAUBRIAND.—GOUVERNEMENT DU MARÉCHAL DE LAUTREC DANS LE MILANAIS.
1518-1520.

Un des plus beaux noms, dans les fastes de la chevalerie, était celui de la noble famille de Foix, liée par son origine aux maisons de France et de Navarre. Ce nom remontait à la croisade de Philippe-Auguste, pendant laquelle Roger Raymond, comte de Foix, se signala au siége d'Ascalon[74]. Mais le plus poétique de tous fut Gaston de Foix, vicomte de Béarn, qui reçut le nom de Phébus, à cause de la beauté de ses traits et de sa blonde chevelure qui descendait en boucles ondoyantes sur ses épaules; ce fut ce grand chasseur aux huit cents chiens en meute, qui écrivit le livre si précieux: Du déduist de la chasse, des bêtes sauvages et oiseaux de proie[75]. De cette illustre tige, était issu Gaston de Foix, fils de Jean de Foix, vicomte de Narbonne et de Marie d'Orléans, sœur du roi Louis XII, créé duc de Nemours, et tué vaillamment à la bataille de Ravennes. Sa mort causa une douleur si profonde au roi de France, qu'il s'écria: «Je voudrais ne plus posséder un seul pouce de terrain en Italie, et pouvoir à ce prix faire revivre mon neveu Gaston de Foix et tous les autres braves qui ont péri avec lui. Dieu nous garde de remporter souvent de telles victoires.» Ces regrets étaient ceux de l'armée entière; elle gardait un bon souvenir de ce courageux jeune homme, qui s'était élancé sur les Espagnols en poussant ce noble cri: «Qui m'aimera si me suive!» et tous l'avaient suivi, parce que tous l'aimaient, et la gloire avec lui.

Gaston de Foix avait pour sœur, Françoise de Foix, mariée très-jeune avec Jean de Laval-Montmorency, seigneur de Châteaubriand, en Bretagne. Elle y vivait fort retirée, lorsque François Ier fit publier par tout son royaume ce bel adage: «qu'une cour sans dames était comme un printemps sans roses,» devise charmante d'Alain Chartier. Le Roi appela donc toutes les belles châtelaines à Fontainebleau, où il ne fut plus question que de galanteries, passes d'armes et tournois. Madame de Châteaubriand, belle entre toutes, y fut mandée par un message de la reine, et la chronique dit que le seigneur de Châteaubriand, fort jaloux, inquiet de cette renommée galante de la cour de François Ier, fit promettre à sa femme qu'elle ne viendrait point à la cour, à moins de recevoir un anneau d'or, celui que le sire de Châteaubriand portait à son doigt, marqué au scel de ses armes. François Ier en fut informé; par surprise il fit enlever ou imiter la bague du sire inquiet et jaloux, et, par cette supercherie, il attira madame de Châteaubriand dans le piége[76].

On ne peut dire si cette légende n'est pas empruntée aux Cent nouvelles nouvelles du roi Louis XI, si elle n'était pas un de ces contes imités de Boccace alors fort goûtés; mais un fait incontesté, c'est que, dès cette année, on voit madame de Châteaubriand régner en souveraine, et disposer des commandements les plus élevés en faveur de sa famille, illustre au reste, et si brave! Gaston de Foix, son frère, était mort glorieusement à la bataille de Ravennes; le second, Odet de Foix, sire, puis maréchal de Lautrec, avait bravement servi en Italie et était resté à Milan après le départ du roi et du connétable, chargé du commandement de l'armée.

La bataille de Marignan avait détruit à la fois la puissance des Sforza et des Suisses, et placé dans la main de la France la souveraineté du Milanais. Il restait une question très-sérieuse: aux mains de qui ce beau duché serait-il confié? Le laisserait-t-on à une de ces grandes familles lombardes et nationales, qui resterait ainsi italienne, ou le placerait-on sous le gouvernement d'un Français? Il eut été plus habile de constituer une apparence de nationalité italienne: sous la tente du Roi, servait le vieux et prudent maréchal de Trivulce[77], de la grande famille d'Antonio Trivulzio, qui s'était vouée au service de France depuis le roi Louis XI. Trivulce était lié par le sang aux Visconti, si aimés des Milanais; il aurait pu présider en quelque sorte, à un gouvernement national composé de Lombards, sous la suzeraineté du roi de France. Cette politique habile aurait maintenu la rivalité entre les Visconti et les Sforza, et préparé la domination de la France. Mais la chevalerie française ne pouvait comprendre, ni supporter que l'on confiât aux Italiens un pays conquis par ses armes: Trivulce, après le siége de Brescia, fut rappelé en France avec une certaine méfiance de sa destinée, et, sous l'influence de la comtesse de Châteaubriand, le maréchal de Lautrec obtint le gouvernement du Milanais.

Si la victoire de Marignan avait donné une force aux Français en Italie, si les Vénitiens avaient député quatre de leurs plus fiers sénateurs pour saluer le Roi, si le pape Léon X[78] lui-même, le dictateur de l'Italie, avait signé le concordat, il n'était pas moins vrai que les Italiens n'aimaient pas les Français; ce caractère léger auprès des dames et railleur pour les hommes, leur était antipathique. A Milan, on eût appelé et secondé le pouvoir du maréchal Trivulce, parce qu'il appartenait à la race italienne, mais le maréchal de Lautrec de la maison de Foix était trop français; il faisait trop sentir la domination étrangère. Le maréchal, méfiant pour les Italiens, avait confié le gouvernement des places de la Lombardie: Crémone, Bergame, à des Français, et les Milanais murmuraient hautement de cet oubli de leur nationalité. Sforza était de leur race; s'il faisait hommage aux empereurs allemands, lui au moins restait Milanais, et comme un vieux chef des grandes compagnies, il était prêt à les seconder dans leur indépendance. Un an s'était à peine écoulé depuis la bataille de Marignan, qu'on vit descendre des montagnes du Tyrol seize mille Suisses, vingt mille lansquenets, qui accouraient reprendre leur position de bataille et de guerre, et répondre à l'appel des Italiens[79].

Le maréchal de Lautrec, en ce moment, assiégeait Brescia, de concert avec les Vénitiens, fidèles alliés de la France; les Suisses et les lansquenets débordant ses deux ailes, le maréchal fut obligé de se retirer en toute hâte vers Milan, où le connétable de Bourbon vint le soutenir avec toutes ses forces. Cette invasion subite fut repoussée, mais l'Italie, toujours inconstante, murmurait; comme un malade qui change de côté et souffre toujours, elle appelait tantôt l'appui des Allemands, tantôt l'appui des Français, elle ne pouvait rester elle-même. Elle possédait pourtant deux grands centres d'unité: Rome et Venise. Léon X ne s'était lié qu'un moment à la France, et pour la question religieuse; il aspirait à la liberté et à l'unité italienne; Florentin d'origine, il savait bien que les grands jours de Florence étaient passés; il ne voyait donc plus que Rome qui fût capable de lutter contre l'empire allemand. Les papes avaient leur armée toute romaine, ils prenaient pour auxiliaires les cantons catholiques de la Suisse[80]. Mais le double fait de la réformation de Luther et de l'invasion des Turcs, rendait très-difficile la souveraineté de l'Italie, à laquelle les papes aspiraient.

Venise, le second centre d'unité, était à son plus haut degré de gloire et de splendeur. Si l'invasion des Turcs avait un peu contenu sa puissance en Italie, si la ligue de Cambrai avait comprimé ses prétentions à la monarchie universelle, elle s'était étendue sur la terre ferme: maîtresse de la Croatie et de la Dalmatie, elle avait porté ses frontières de l'autre côté jusque dans la Lombardie. Venise pouvait mettre sur pied de guerre trente ou quarante mille Esclavons, bonne troupe, et elle avait un capitaine de premier ordre, l'Alviane, qui pouvait être comparé au connétable de Bourbon. Ce fut une remarque à faire, l'Italie fournit alors trois capitaines de premier ordre: Prosper Colonnia, Sforza, l'Alviane[81], et cependant elle ne put ni vaincre ni se rendre indépendante. C'est que de tristes divisions la partageaient toujours: Venise ne pouvait supporter la puissance du Pape; les Lombards détestaient les Vénitiens, et n'auraient jamais subi la domination du Lion de Saint Marc.

De ces divisions, résultaient une extrême faiblesse, un incessant besoin de recourir à l'étranger; comme les Lombards et les Romains, les Florentins ne voulaient pas reconnaître la souveraineté des Vénitiens; ceux-ci abandonnèrent leur cause. L'alliance intime de Venise se fit donc avec la France, et l'Alviane, le patricien, à la tête des troupes de la sérénissime République, avait secondé les opérations des Français dans la Lombardie; à leur tour, les Français appuyaient les Vénitiens contre les troupes allemandes, qui descendaient incessamment du Tyrol, et Lautrec accourut au siége de Brescia pour s'unir aux Vénitiens. Mais Lautrec, impétueux dans ses opérations, n'eut pas un grand succès: la situation des Français en Italie était encore une fois compromise. Madame de Châteaubriand protégeait sa famille, et le maréchal ne fut pas rappelé. Les préoccupations du roi François Ier se portaient vers d'autres intérêts; quand une fois l'ambition éclate, elle n'a plus ni bornes ni but limité. Elle va toujours en avant jusqu'aux grandes leçons que Dieu lui réserve.

IX
LE CAMP DU DRAP-D'OR.
1519.

Les annales de la chevalerie ont gardé une longue mémoire de ce qui a été appelé le camp du Drap-d'Or: l'entrevue de François Ier et de Henri VIII d'Angleterre, le 18 juin 1519, dans un champ devenu célèbre entre Arras et Guines. Les miniatures des manuscrits, les premières gravures de la Renaissance[82] ont reproduit les somptueuses scènes du camp du Drap-d'Or: les joutes, les tournois, les combats à outrance, les gorgiales festes, les mille jeux de lance, d'épée et de bague en présence des dames et damoiselles. Cette entrevue, qui aboutit à peu de résultats, avait néanmoins un but considérable: l'alliance de la France et de l'Angleterre contre la politique envahissante de Charles-Quint, qui tentait de se faire élire et proclamer empereur d'Allemagne.

Les progrès toujours croissants des Turcs en Europe avaient donné une vie nouvelle à la grande idée des papes: «la fusion de toutes les puissances chrétiennes dans une croisade pour éviter les conquêtes des Ottomans.»

Cette magnifique tentative de résistance, les papes l'avaient poursuivie depuis le moyen-âge, deux obstacles s'y étaient opposés: le schisme grec qui avait absorbé, divisé la chrétienté, et, en ce moment, la réformation de Luther qui jetait de nouveaux troubles dans l'Europe[83]. Il avait été beau de voir l'empereur Maximilien adopter les idées pontificales et suspendre toute rivalité pour s'occuper d'une croisade contre le turc! L'Empereur mourut au milieu de ces préparatifs de guerre et la couronne d'or fut un nouveau sujet de rivalité.

Trois compétiteurs se présentèrent pour revendiquer la couronne impériale: François Ier, roi de France, Henri VIII, roi d'Angleterre et Charles, roi d'Espagne[84]; l'idée de l'empire était si élevée encore aux yeux du monde! les souvenirs d'Auguste et de César avaient traversé le moyen-âge avec leurs splendeurs et leurs prestiges! Quand l'empire fut vacant, les trois compétiteurs négocièrent avec les électeurs d'Allemagne: l'habileté de Charles d'Espagne triompha. François Ier et Henri VIII en conçurent un profond dépit; le roi de France surtout qui s'était appuyé sur la partie militaire et un peu sauvage des Teutons, des bandes noires et des lansquenets: Sickingen, ce type des Burgraves des sept montagnes, si redoutable aux bords du Rhin, le comte de la Marck, le descendant du sanglier des Ardennes, célèbre sous Louis XI.

L'idée qui avait triomphé avec l'empire de Charles-Quint, vaste, universelle, c'était une pensée de résistance à la conquête des Turcs; l'Allemagne, la chrétienté entière, avaient besoin de la monarchie universelle pour se liguer contre les hordes asiatiques; la papauté si élevée de pensée n'était plus assez forte matériellement; Charles-Quint prenait son rôle militaire. Toutes les questions capitales se décidant en Asie, l'Empereur voulait par une croisade, porter la guerre en Orient, comme les Césars de Rome, comme Philippe-Auguste, saint Louis, Frédéric Barberousse, Conrad: l'Orient troublait l'Occident par sa force et sa faiblesse. Tous les grands esprits ont toujours jeté leur regard sur Constantinople, l'Égypte, la Syrie; l'avenir appartenait à ces riches contrées, et Charles-Quint, déjà maître du Nouveau-Monde, aspirait à la puissance des empereurs romains.

C'était contre cette vaste idée, que François Ier et Henri VIII cherchaient à se liguer: il fallait qu'à leurs yeux elle fût bien redoutable, puisqu'elle avait fait taire les anciennes rivalités. Un siècle s'était à peine écoulé depuis que le roi anglais Henri VI régnait à Paris, et les angelots, monnaie courante en France, portaient encore l'écusson d'Angleterre: tous ces différents devaient s'oublier, et les deux rois étaient convenus de se visiter sur une partie neutre de leur territoire[85], pour conférer sur leurs intérêts respectifs[86]. C'étaient bien les caractères les plus opposés et les natures les plus différentes! François Ier, grand et beau garçon, excellant à tous les arts des tournois, faiseur de vers et de galanteries, rieur et tout plein d'esprit; Henri VIII, ramassé sur lui-même, gros et savant universitaire, parlant latin comme un docteur, rustre, dur et passionné auprès des femmes. Les deux noblesses, également braves, mais jalouses l'une de l'autre: ici Buckingham, Talbot, Russel[87]; là Bayard, La Trémouille, Montmorency. Ces deux noblesses, au lieu d'une lice courtoise et à fer émoulu, auraient préféré se rencontrer sur un champ de bataille et se heurter l'une contre l'autre, hommes et chevaux. Il y a des antipathies qu'il est impossible de vaincre; la politique ne peut éteindre les inimitiés de race; la lutte est vieille entre la raillerie et le sentiment excessif et froid de la supériorité.

Cependant le lieu de l'entrevue fut fixé dans une belle plaine entre Guine et Ardre en Flandre.[88] Les deux rois devaient y amener leurs cours, les reines et leurs belles maîtresses, leurs pages, leurs meutes de chasse, leurs équipages de paix. Mille ouvriers habiles, comme l'étaient les corporations flamandes, travaillèrent nuit et jour à élever un palais en charpentes circulaire de 437 pieds anglais, pour servir d'habitation au roi d'Angleterre, il était couvert de tapisseries de Gand et de Bruges. A son exemple, François Ier fit élever également un pavillon d'une même étendue, tout couvert d'étoffe ou de tissu d'une richesse féerique rapporté d'Italie. Ces étoffes d'or étaient travaillées à Constantinople par les habiles ouvriers grecs, telles qu'on les voyait à Venise, à Rome, à Florence dans les palais et les églises. Le camp du Drap-d'Or a eu son historien, témoin occulaire, le brave Fleurange[89]. Les gentilshommes de France y déployèrent un luxe immense, et, comme le dit Martin du Belay, plusieurs y portèrent leurs moulins, leurs prés, leurs terres sur leurs épaules. Il fut à honneur parmi les gentilshommes de France d'éclipser les Anglais par le luxe des armes, la beauté des chevaux, les vêtements de velours et d'or. François Ier aimait le faste et les arts, autant que Henri VIII excellait dans les dissertations et les thèses d'université. Les dames étaient de part et d'autre si bien accoutrées, que, selon l'expression encore de Fleurange: «On eut dit des fleurs épanouies sous le premier soleil du matin.» Les parures de France semblèrent si gracieuses, si élégantes aux dames anglaises[90], qu'elles s'en firent faire de semblables au grand dépit des chevaliers et barons d'Angleterre, qui trouvaient ces modes trop peu voilées et sans décence: «elles n'avaient ni guimpe ni linon jusque presque au-dessous des bras.»

Au camp du Drap-d'Or, le caractère si différent de François Ier et de Henri VIII se révéla tout entier: le roi de France, jovial, spirituel, bon garçon; le roi d'Angleterre, méfiant, triste et compassé[91]. Un matin, François Ier alla surprendre Henri jusque dans son lit en lui disant: «Mon frère vous êtes mon prisonnier[92].» Une autre fois, il courut sur lui la lance en arrêt comme pour le désarçonner, et s'arrêta tout d'un coup, en le saluant de la pointe.

Il y eut même une lutte entre les deux rois, ou, comme disaient les Anglais dans leur langue gutturale saxonne, une boxe[93] corps à corps à coups de poing, et à chaque épreuve François Ier, un des plus forts et des plus adroits lutteurs, sortait victorieux aux applaudissements de la chevalerie: ne se rappelait-on pas qu'il avait reçu en jouant, tout enfant à Romorantin, un coup de fronde ou de gaule, dont les cicatrices profondes lui restèrent toute la vie? Dans la joute et les tournois, le prix fut dignement disputé entre les gentilshommes Français et les Anglais; tous déployèrent adresse et courage en présence des dames juges du combat, placées sur des échafauds, couverts de soie jaune, blanche, verte et bleue, comme dans les hypodromes bysantins. Ce goût des tournois allait jusqu'à la frénésie dans les mœurs des nobles dames et damoiselles. Elles s'y animaient, s'y agitaient jusqu'à oublier les lois de la décence, à jeter leurs atours et leurs vêtements aux chevaliers qui luttaient et triomphaient. «A la fin, (dit le roman de Perceforet, dans la traduction en prose faite sous François Ier,)[94] les dames étaient si dénuées de leurs atours, qu'elles restaient en pur chef (tête nue) et qu'elles s'en allaient les cheveux sur leurs épaules plus jaunes que fin or, leur cotte sans manche, car toutes avaient donné aux chevaliers pour les parer, guimpes, chaperons, manteaux et camises; mais quant elles se virent en tel point, elles en furent ainsi comme toute honteuses; mais sitôt qu'elles virent que toutes étaient de même, elles se prirent à rire de leur aventure, car elles avaient donné leurs habits et leurs joyaux toutes de si grand cœur aux chevaliers, qu'elles ne s'apercevaient pas de leur dénûment et devestement.»

C'était l'honneur de la chevalerie que la présence des dames aux tournois; elles en faisaient l'orgueil, comme leur doux regard en était la récompense, ainsi que le disent les ballades d'Eustache Deschamps au XVe siècle:

Armes, amour, déduit, joye et plaisance
Espoir, désir, souvenir, hardement,
Jeunesse aussi, manière et contenance
Humble regard, trait amoureusement.
Gens corps, jolis, parés très-richement
Advisez bien ceste saison nouvelle,
Ce jour de mai, cette grande feste et belle
Qui par le Roi se fait à St-Denis
A bien jouter gardez vostre querelle,
Et vous serez honorés et chéris[95].
Car là sera la grand beauté de France,
Vingt chevaliers, vingt dames ensement[96],
Qui les mettront armés par ordonnance
Sur la place, toute d'un parement
Le premier jour et puis secondement,
Vingt écuyers, chacun sa damoiselle,
Doux paremens, joye se renouvelle,
Et là feront les héraults plusieurs cris
Aux bien joustant tenez fort votre selle,
Et vous serez honorés et chéris.
. . . . . . . amour qui ne chancelle
L'enflammera d'amoureuse étincelle
Honneur donra[97] aux mieux faisans le prix,
Advisez tous cette doulce nouvelle,
Et vous serez honorés et chéris.
Servans d'amour, regardez doulcement,
Aux eschaffaux anges du Paradis,
Lors jouterez fort et joyeusement,
Et vous serez honorés et chéris.

Ces fêtes et tournois maintenaient l'honneur chevaleresque et la galanterie, ils formèrent le caractère national; et ce fut en gardant ces nobles mœurs, que la France fit de si grandes choses.

X
DÉFECTION DU CONNÉTABLE DE BOURBON.—COMPLICITÉ DU COMTE DE SAINT-VALLIER.—DIANE DE POITIERS.
1520-1522.

L'entrevue du camp du Drap-d'Or, si magnifique comme fête de chevalerie, n'eut pour résultat qu'une manifestation d'antipathie politique entre les Français et les Anglais. Il y a dans l'esprit des nations, je le répète, certains caractères qu'il est impossible de détruire, et les symptômes s'étaient produits avec une telle énergie, que François Ier rapporta du camp du Drap-d'Or la conviction profonde, que la neutralité de l'Angleterre serait à peine gardée dans la lutte violente, qui allait s'engager avec Charles-Quint[98]. Il y avait à la fois quelque chose de fier et d'imprudent dans le caractère de François Ier, il ne doutait jamais de lui-même et de sa chevalerie; c'était bien le vigoureux paladin de la vieille chanson des Gestes de Roland, cette chanson que plus tard le loyal et savant Lacurne Sainte-Palaye traduisait par ce vers si connu:

Combien sont-ils? Combien sont-ils?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et ne comptez vos ennemis
Qu'étendus morts sur la poussière.

Le Roi savait quelle était la puissance de Charles-Quint, mais avec sa tête chevaleresque, il n'avait jamais lu qu'Amadis de Gaule ou Tristan le Leonais eussent fait de telles réflexions, lorsqu'ils avaient à combattre des adversaires plus nombreux et formidables. Les politiques froids et réfléchis peuvent blâmer ces caractères imprudents même dans la gloire, mais donnez-les à juger à ces soldats d'honneur qui savent mourir sur un champ de bataille, ils en admireront la grandeur et la beauté; plus Charles-Quint était puissant, plus François Ier mettait d'orgueil à le vaincre. Rabelais, le cynique philosophe de Meudon, seul pouvait tourner en ridicule cette glorieuse audace de François Ier[99], et la comparer à Panurge dans l'île des Lanternes.

Le Roi confia de nouveau le gouvernement du royaume à sa mère, la duchesse d'Angoulême, régente pendant sa minorité, princesse remplie d'affection pour son fils, avec certaines passions, certaines antipathies, désireuse avant tout de joindre provinces sur provinces autour de la couronne de France. En vertu de cette idée, la duchesse d'Angoulême poursuivait un procès féodal contre le connétable de Bourbon sur la possession et l'héritage de plusieurs grands fiefs[100], le Bourbonnais, l'Auvergne, la Marche, le Forez, le Beaujolais, procès qui était une faute, au moment où la guerre avec Charles-Quint appelait le concours de toutes les forces des vassaux. On a dit que la duchesse d'Angoulême se vengeait d'un amour méconnu et rétrospectif; les faiseurs de chroniques ont développé ce petit roman, sans remarquer que la duchesse d'Angoulême avait alors plus de cinquante-cinq ans, que le connétable de Bourbon en avait à peine trente, et que Louise de Savoie, duchesse d'Angoulême était absorbée dans son amour maternel. La véritable cause du procès féodal, intenté au connétable de Bourbon, était le désir d'agrandir le royaume de France par de belles provinces, qui dans l'opinion des jurisconsultes, devaient revenir au domaine[101]. Le connétable de Bourbon, fier et impétueux caractère, devait vivement s'impressionner d'une confiscation qui lui arrachait la plus riche partie de ses apanages: de là ses premières négociations avec Charles-Quint.

Le connétable de Bourbon, après les grands services rendus au Roi et à la France à la bataille de Marignan, devait espérer une autre destinée[102]. Quand la guerre était prête à éclater, on l'humiliait encore en donnant toute confiance à la maison de Foix, qui, sous l'influence de la comtesse de Châteaubriand, grandissait au-dessus de la maison de Bourbon; le maréchal de Lautrec gardait le commandement de l'armée d'Italie malgré ses fautes. La comtesse de Châteaubriand avait une famille de soldats à protéger: Lautrec, Bonnivet, capitaines aussi braves, aussi impétueux aux batailles, mais moins capables que le connétable de Bourbon de diriger une expédition militaire, de conduire à bonne fin les batailles et d'administrer surtout une armée, composée de compagnons hardis, de reitres, de lansquenets insubordonnés, qu'il fallait maintenir dans une discipline indulgente. Cette situation injuste qu'on avait faite au fier connétable était difficile; le procès en parlement avait reçu une solennelle application, et tout le monde savait le mécontentement du duc de Bourbon, qui s'exprimait hautement et avec aigreur sur la reine-régente et François Ier.

Aucune de ces circonstances n'avait échappé à la sagacité politique de Charles-Quint: il avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer de la science militaire du connétable, et quand le roi de France l'humiliait, le persécutait, l'Empereur offrait de le grandir et l'élever. Le plan de Charles-Quint était vaste, réfléchi, profondément hostile à la France; il faisait rétrograder la monarchie jusqu'au règne de Charles VI avec ses infirmités et ses faiblesses. Il s'agissait de reconstituer le système des grands fiefs qui enlaçaient la couronne de France au XIVe siècle: les liens féodaux entre la maison de France et la maison de Bourbon n'étant pas très-bien définis, l'Empereur se proposait de constituer en faveur du connétable un royaume indépendant qui eût embrassé toutes les terres depuis le Bourbonnais jusqu'aux Pyrénées, depuis l'Auvergne jusqu'aux Alpes, de manière à morceller, à briser l'écu blasonné de la maison de Valois: ce royaume nouveau eût été donné au connétable[103]. Ainsi, le roi de France n'aurait plus été qu'un prince de second ordre, enserré d'un côté par les duchés de Bourgogne, dont les droits étaient passés à Charles-Quint comme légitime héritier; d'un autre côté par le roi d'Angleterre, qui devait reprendre une fraction de la Normandie, et enfin par le nouveau royaume institué au profit de la maison de Bourbon, qui agglomérait encore la Provence avec la promesse du Dauphiné. Ce projet se rattachait au système de monarchie universelle, auquel aspirait Charles-Quint, et qui ne pouvait admettre aucun roi puissant autour de son empire.

A l'effet de conduire cette négociation secrète et considérable avec le connétable, l'Empereur députa le comte de Beaurein[104], un de ses plus habiles conseillers, qui devait apporter les bulles d'institution du royaume de Provence; le négociateur trouva le connétable de Bourbon si profondément irrité contre la duchesse d'Angoulême, qu'il ne fut pas difficile de le convaincre et de l'entraîner. En acceptant ce traité hardi et secret dans cette circonstance particulière, le connétable ne commettait pas précisément une trahison envers la couronne de France: la maison de Bourbon ne possédait que l'Auvergne comme terre féodale du roi de France, et précisément le parlement venait de la confisquer; le connétable n'était plus qu'un chevalier sans terre, sans état, libre d'accepter toutes les conditions qu'on lui proposait, et celles que lui présentait Charles-Quint étaient magnifiques. Il ne signa rien: mais il engagea sa parole, et résolut de s'enfuir pour rester libre de sa personne et de sa dignité. Le connétable fit connaître son projet à quelques membres de sa famille, à quelques vassaux sur lesquels il pouvait compter, et parmi eux à son cousin le sire de Poitiers, comte de Saint-Vallier[105]; tous jurèrent sur le bois de la vraie croix qu'ils n'en diraient mot à âme qui vive. Dans sa déposition au grand procès, le comte de Saint-Vallier dit bien «qu'il avait cherché à détourner son cousin de cette funeste résolution[106]» ce qui n'est pas probable, car il entra complétement dans le complot. Ce qui avait été convenu fut exécuté, le connétable prit la fuite avec une hardiesse incomparable pour aller joindre l'empereur Charles-Quint[107]. Le comte de Saint-Vallier moins heureux, arrêté et traduit devant une commission du parlement, se défendit avec habileté, en protestant de son ignorance absolue des projets réels du connétable, en invoquant surtout la fidélité que, par la loi féodale, il devait à son seigneur immédiat le connétable, et le serment qu'il avait fait sur la vraie croix. Il fut flétri d'une sentence de félonie, on dressa un échafaud couvert d'un drap noir, la hache du bourreau était levée pour le frapper, quand un ordre du Roi vint tout à coup suspendre l'exécution.

De romanesques récits ont été faits sur la cause réelle qui détermina le Roi à cette clémence, et le plus accepté de ces récits est celui-ci: «Diane de Poitiers, jeune fille, sacrifia son honneur au Roi pour sauver la vie de son père.» Ce drame un peu honteux est inexact, faux, et l'on peut s'en convaincre par le rapprochement des dates et l'examen des pièces[108]. Le procès du connétable de Bourbon est de l'année 1523, ainsi que cela résulte de l'interrogatoire du comte de Saint-Vallier, encore existant (12 octobre 1523); Diane de Poitiers, née en 1499, avait été mariée le 6 novembre 1518, à Louis de Brézé, grand-sénéchal de Normandie; ainsi, en 1523, elle n'était ni jeune fille, ni sous la dépendance de son père; elle ne fut veuve que six ans après[109] et montra un grand désespoir à la mort de son mari, auquel elle éleva un monument funèbre où se lisait encore le nom de «Louis de Brézé, comte de Maulevrier.»

Diane de Poitiers était donc femme du sire de Maulevrier, quand elle fut aimée de François Ier. Était-ce avant ou après le grand procès, suivi contre les complices du connétable? Ici les faits manquent. L'origine d'un sentiment d'amour est presque toujours caché, et la publicité n'arrive que lorsque la faveur est venue à son apogée. Il faut remarquer qu'à la suite de la conjuration du connétable de Bourbon, il n'y eut aucune exécution à mort, tout fut transformé en prison perpétuelle, plusieurs des complices obtinrent même leur grâce absolue. Toutes les rigueurs se réunirent contre le comte de Saint-Vallier jusqu'au pied de l'échafaud: ce fut là seulement qu'il y eut commutation de peine; et encore quelle grâce! une transformation de la mort en une captivité perpétuelle[110]. On pourrait douter même de l'influence de Diane de Poitiers à cette époque, puisque, dit-on, très-aimée du Roi, elle ne put obtenir la liberté absolue de son père.

Peut-être François Ier avait-il compris toute la profondeur de cette conjuration et toutes ses conséquences politiques. Le connétable avait quitté la France pour se mettre à la tête des armées de Charles-Quint. La face de la guerre allait changer. Il y avait sans doute dans la chevalerie de François Ier de braves cœurs, de rudes bras, des courages indomptables; mais il n'y avait aucun chef d'expérience et de guerre qui pût être à la hauteur du connétable pour la direction et la tactique d'une armée. Bourbon avait été le véritable vainqueur de Marignan; il savait ranger une armée, la conduire avec intelligence. Si le maréchal de Lautrec, si les Bayard, les La Trémouille menaient vaillamment une troupe de chevalerie, de gens d'armes et même de reitres ou de lansquenets, là se bornait leur science militaire. Le connétable manquait donc à l'armée du Roi dans les circonstances périlleuses où se trouvait la France; le vide qu'il faisait dans les rangs était immense, et malgré son dépit, sa colère, le Roi le savait bien.

Cette époque de la défection du connétable marque non pas la période de triomphe et de faveur de Diane de Poitiers, mais celle de la toute-puissance de la reine-mère, Louise de Savoie, régente; elle seule gouverne, car le Roi est absorbé par la coalition qui, de tout côté, menace la France d'une invasion redoutable. Les lettres-patentes en faveur de la reine-mère sont des plus étendues; le Roi l'institue régente «à cause de son sens, vertu, prudence et intégrité pour régir et administrer jusqu'à ce qu'il soit de retour[111]

XI
LA CHEVALERIE FRANÇAISE DANS LE MILANAIS.—LES ESPAGNOLS EN PROVENCE.—LES DAMES DE MARSEILLE.
1523-1524.

L'alliance politique conclue entre l'empereur Charles-Quint et Henri VIII d'Angleterre, après la défection du connétable de Bourbon, était une véritable coalition militaire, que le roi François Ier ne pouvait repousser que par le développement de toutes les forces nationales. Il y eut dans toute la France un grand élan de chevalerie, qui se manifesta par une prise d'armes du ban et de l'arrière-ban et par des dons gratuits d'impôts.

Toutes les frontières allaient être envahies à la fois, et dans ces temps de sacrifice, les dames exerçaient un prestige de gloire, une puissance de générosité; elles firent vœu de n'aimer, de ne choisir pour leur servant d'amour, que les chevaliers qui partiraient, haut leur lance, dans les périls de la patrie pour combattre Charles-Quint avec ses Espagnols, ses Flamands, et Henri VIII avec ses Anglais[112]. Madame de Châteaubriand et Diane de Poitiers instituèrent un nouvel ordre de chevalerie, de courage et de galanterie.

Le premier théâtre de la guerre devait être encore l'Italie; les Français occupaient le Milanais, le protégeant contre les Suisses et les reitres, sans jamais obtenir les sympathies des Italiens, toujours les mêmes, impatients de tout joug et pourtant incapables de s'en délivrer[113]. La cause en était peut-être au mauvais gouvernement du maréchal de Lautrec, qui avait les pleins-pouvoirs de François Ier. Chaque brave capitaine, Bayard, La Palisse, Montmorency, combattant de droite, de gauche, faisaient des prodiges de valeur à Milan, Crémone, Brescia, sans obtenir ces résultats décisifs que la bataille de Marignan avait donnés aux Français. Le Roi avait confié le gouvernement suprême du Milanais à Guillaume Gouffier de Boissy, seigneur de Bonnivet, amiral de France, qui devait prendre la direction de l'expédition militaire résolue contre une ligue italienne, qui se formait encore une fois contre la domination des Français[114].

A chaque époque de son histoire, l'Italie, composée de populations hostiles les unes aux autres, avait cherché à se réorganiser en un seul corps de nation par une ligue politique et militaire momentanément formée, quelquefois dissoute par des antipathies ou des haines avant même qu'elle eût produit des résultats de délivrance et encore moins de nationalité. Cette fois, les Lombards, les Florentins, les Romains, les Modénais, les Napolitains, s'étaient formés en ligue, sous la protection de l'empereur Charles-Quint, pour marcher contre les Français et les expulser de la Lombardie. Les chefs militaires de cette ligue étaient Prosper Colonnia et François Sforza[115], tous deux Italiens et profondément hostiles à la France. Les troupes devaient se joindre aux Espagnols, aux Flamands, aux reitres et aux lansquenets placés sous l'épée du connétable de Bourbon, qui en avait reçu le commandement suprême des mains de l'Empereur. Tous marchaient également contre la chevalerie de France, qui opposait la bravoure la plus brillante, mais aussi la plus désordonnée à la ruse, à la finesse des Italiens, dont l'historien Guichardini nous fait le tableau si animé: Guichardini, chaud patriote, qui espérait restaurer la nationalité italienne! De là, ses déclamations contre les Français qu'il considérait comme des obstacles à la délivrance de la patrie. Mais n'étaient-ils pas des étrangers aussi, ces Suisses, ces reitres et lansquenets, la plupart huguenots et mécréans, que l'Italie appelait à son secours? Le caractère du connétable plaisait à ces troupes d'aventuriers, qui avaient pleine confiance dans la hardiesse de ses projets, dans la fougue de son caractère et la force de son bras.

La guerre d'Italie n'était qu'un point dans le vaste dessein de l'Empereur, qui voulait ramener la France à l'état d'abjection et d'abaissement, où elle se trouvait sous Charles VI. D'après son traité particulier avec le connétable, la Provence entrait dans le lot assigné au chef de la maison du Bourbon; le connétable, impatient de prendre possession de la terre promise, dirigea son corps de troupes vers le Var, par Gênes et Nice; la Provence n'était-elle pas le plus beau fleuron ajouté à ses domaines[116]? L'Empereur devait joindre une flotte et un corps de débarquement espagnol, pour seconder l'expédition du connétable. Le vieux Peschiera la commandait; plein de raillerie et de jalousie, le général espagnol n'obéissait que malgré lui au connétable; il avait reçu l'ordre secret de l'Empereur de s'emparer du littoral de la Provence: car il y avait longtemps que Marseille, république si riche, si commerçante, était convoitée par l'Espagne: n'y parlait-on pas la langue de l'Aragon et de la Catalogne? son pavillon était illustré en Orient et par toutes les mers; ses navires faisaient des escales en Egypte, et tant l'intimité était grande entre les Catalans et les Provençaux, qu'une colonie de pêcheurs était venue s'établir dans les rochers, vers une anse favorable de la côte qui gardait le nom des Catalans[117].

Traversant le bas Piémont au pas de course, après avoir franchi le Var, le connétable de Bourbon et ses lansquenets, auxquels s'étaient jointes quelques bandes ou régiments espagnols, pénétrèrent dans la Provence, dégarnie de troupes: l'ennemi s'empara de Grasse, Antibes, Toulon (qui alors n'étaient pas fortifiées), et d'Aix, la capitale du roi Réné, naguère si plaisante et si gaie, ravageant tout, les riches campagnes, les terres en fleurs; puis, le connétable marcha sur la ville de Marseille, objet de convoitise pour l'empereur Charles-Quint, car Marseille liait la Catalogne à Gênes; ces côtes devaient former une ligne déports jusqu'en Italie. Aussi, à l'expédition du connétable, s'étaient jointes des troupes venues d'Espagne, sur la flotte que commandait Peschiera; caractère prudent et tout à fait opposé à l'impétuosité du connétable, le marquis de Peschiera connaissait les Marseillais de vieille date, il les savait très-décidés à défendre leur ville, ou comme ils l'appelaient, leur république municipale, leurs lois et leurs franchises.

C'était au contraire avec une sorte de dédain que le connétable parlait de la résistance de Marseille: «Les bourgeois et marchands devaient venir la corde au cou implorer sa clémence et demander son commandement.» C'était mal juger l'esprit et la situation de Marseille et de sa corporation municipale; on ne peut lire sans émotion dans le vieux historien Ruffi, la chronique de notre belle époque civique; Ruffi[118] la source de toute érudition en Provence, vieux conseiller municipal qui, assis sur sa chaise curule ou sous l'ombrage des pins de sa bastide, secouée par le mistral, écrivait avec un patriotisme érudit les faits de notre ville: que sommes-nous à côté de ces fidèles chroniqueurs du XVIIe siècle?

Marseille alors s'élevait sur le flanc de la colline, abritant son port creusé dans l'anse qui sépare la montagne de la Vierge-de-la-Garde et la Colline-des-Moulins, situation admirable qui la garait du vent impétueux, du mistral et de la tempête des sables du Rhône; les champs de Canèbe ou Chanvre[119] véritables marais, n'étaient pas bâtis encore; la population armée des corporations, porte-faix, forgerons, ouvriers constructeurs, s'était accrue de quelques compagnies corses et gênoises[120] au service de la république municipale. Les murailles comptaient huit tours, parmi lesquelles la tour de Sainte-Paule, la plus haute, protégeait la porte de la Joliette, (Paule et Jules-César, deux noms de la vieille Rome, la sœur de Marseille[121] dans les médailles votives). L'armée du connétable, venue d'Aix, s'établit sur les hauteurs de la ville, en face même des murailles et de la porte de Jules-César; quand les batteries furent établies, les couleuvrines commencèrent à jouer, et l'on vit, comme aux temps héroïques, un beau spectacle; tandis que les hommes combattaient fièrement sur les remparts, les femmes apportaient des matériaux pour réparer les brèches, les projectiles de guerre pour lancer à l'ennemi. Ces femmes de Marseille, de race hellénique et gauloise, étaient fières et glorieuses de la cité; à cette époque, les romans de chevalerie mêlaient les femmes à tous les dévouements: elles avaient leurs Marphises, leurs Bradamantes, leurs Clarisses, transformation des Amazones de l'antiquité.

Marseille, malgré sa belle défense, eut inévitablement succombé, sans quelques circonstances qu'il faut noter: 1o la victoire de l'amiral André Doria[122] qui, à la tête des flottes gênoises et marseillaises[123], dispersa la flotille espagnole; 2o la jalousie invincible du marquis de Peschiera, commandant les Espagnols contre le connétable de Bourbon; ils ne pouvaient se supporter l'un l'autre; l'espagnol savait que la Provence était un lot qui revenait au connétable comme fief de son nouveau royaume, il le servait mal et mollement. Peschiera raillait même les efforts de Bourbon contre Marseille, et plusieurs fois il fit remarquer combien les Marseillais pointaient bien en envoyant leurs boulets jusque dans la tente du connétable, et il lui disait: «ce sont les timides bourgeois qui viennent la corde au cou et les clefs à la main se jeter à vos pieds»[124].

Mais ce qui sauva la Provence, ce qui délivra Marseille, ce fut la marche rapide d'un corps de gendarmerie de France, qui s'avança jusqu'au delà d'Avignon[125], sous la conduite du roi François Ier lui-même. Les Espagnols et les lansquenets, ainsi pris par les flancs, resserrés entre les Gênois, les Marseillais et les Provençaux insurgés levèrent le siége de Marseille en toute hâte: ce fut presqu'une fuite. François Ier et sa brillante cour séjournèrent quelque temps à Aix, le Roi y fit célébrer les jeux du roi Réné, comme comte de Provence et il visita la Sainte-Baume, grotte antique où s'abrita Madeleine la pécheresse; le nom du roi de France fut longtemps incrusté sur ces rochers abruptes, couronnés d'une forêt séculaire, où le druidisme antique s'était abrité avec son caractère sombre et sanglant.

Que reste-t-il de ces vieux souvenirs, de cette grande mémoire de la défense de Marseille par ses citoyens et ses illustres dames? les murs ont été détruits, la tour Sainte-Paule, la porte de Jules-César ont été renversées par les embellisseurs des cités. Le sol a été nivelé pour laisser place au vent du mistral, et à ce sable du Rhône, à la poussière de la Crau et d'Arenc. La civilisation moderne respecte peu les traditions du passé, elle sera dévorée à son tour par ses fils comme châtiment! Il est triste de voir Marseille si grande dans l'histoire, si antique dans ses souvenirs, renverser ses derniers monuments du passé: la vieillesse glorieuse a tort, on brise ses durs ossements; on la découronne de ses vestiges; l'industrie est impitoyable dans ses ravages et matérialise toutes les idées. Si la peinture n'avait crayonné le souvenir de l'héroïsme des dames marseillaises, si elle n'avait reproduit les murailles antiques, les tours, la cathédrale de la Major, l'esplanade de la Tourette, la place de Linche, les moulins et les sources abondantes qui tombaient des Accoules, sous les beaux jardins ombragés de Platanes, il ne resterait aucune trace de l'ancien Marseille, de cette ville aujourd'hui entrepôt de passage plutôt que cité, où les caravanes de la civilisation posent un instant leurs tentes de voyage vers l'Orient.

XII
LES POÈTES D'AMOUR ET DE GUERRE.—JEAN ET CLÉMENT MAROT.—DIANE DE POITIERS.
1524-1530.

Tandis que l'ennemi envahissait le territoire, les grands tournois, les héroïsmes de la guerre, les sentiments exaltés de l'amour, avaient leurs chanteurs et leurs poëtes. A cette époque de la renaissance, on ne saurait assez dire combien l'exaltation produite par la lecture des beaux romans de chevalerie produisit de fabuleux exploits: la guerre est si triste dans ses réalités, qu'il est besoin d'une poésie idéale pour exalter les âmes. Si l'on n'avait eu, je le répète, que le vieux sybarite de Meudon, comparant François Ier à Panurge et ses soldats à des moutons, l'ennemi aurait paisiblement envahi le territoire, et Charles-Quint serait resté maître de la Provence. Heureusement les imaginations chevaleresques rêvaient un monde de gloire que le pourceau de Touraine ne comprenait pas: Rabelais garnissait sa panse, tandis que Bayard, Lautrec, La Trémouille, Montmorency, couraient défendre la patrie.

Les lectures favorites de François Ier et de ses paladins, de Diane de Poitiers, de madame de Châteaubriand, étaient le Roman de la Rose, commencé par Guillaume Lorris[126] et terminé par Jean de Meung. Malgré quelques méchancetés contre les dames, quelques mystiques histoires, le Roman de la Rose exaltait les âmes et créait les nobles actions. Le monde des réalités est si peu de chose, qu'il resserre l'œuvre de l'homme dans un cercle rétréci et matériel; il faut s'enivrer du fantastique pour courir à tous les héroïsmes. Qu'on me pardonne cette admiration pour Amadis de Gaule, pour Tristan le Léonnais, pour les quatre fils Aymond: j'aime à vivre avec ces épopées, ces contes et ces fables, la joie de nos aïeux.[127] Lorsqu'on veut s'expliquer l'héroïsme de Bayard ou de Gaston de Foix, il faut ouvrir un de ces grands romans du moyen-âge, où tout est en dehors du possible: il n'y a que la vie usuelle qui ne soit pas comprise et racontée; le chevalier a le privilége de passer au milieu des prodiges pour arriver à un but fabuleux: amour ou gloire. C'est ce qui le faisait l'ami des poëtes et des chanteurs de fables.

On les voit ces chanteurs à la suite de toutes les batailles aux époques les plus reculées, lors de la conquête de l'Angleterre par les Normands, et Robert Wace le Trouvère en a gardé mémoire. Les deux Marots, les poëtes de Louis XII et de François Ier, suivirent ces Rois dans leur guerre. Jean Marot, le père de Clément, aussi remarquable que lui, né de race normande, était devenu le secrétaire et le poëte de la reine Anne de Bretagne, femme de Louis XII; il accompagna le Roi dans son expédition en Italie, à Gênes, à Milan, à Venise, riches cités qu'il célébra dans ses poésies. Il aimait les batailles et écrivait au milieu des hasards de la guerre. A la mort de Louis XII, devenu le poëte en titre de François Ier, il le servit également dans sa politique et dans sa gloire[128]: voulant associer les trois États aux succès de la guerre, il composa son dialogue entre clergé, noblesse et labour, qui tous offraient leurs bras et leurs deniers pour la gloire de la France. N'était-ce pas le devoir de tous de relever la patrie, que les sceptiques abaissaient, en détruisant le prestige des belles actions? Quand le Roi fut vainqueur à Marignan, Jean Marot composa une Epître galante des dames de Paris au roi François Ier étant au delà des monts; puis une autre aux courtisans de France étant pour lors en Italie[129]. Parmi de hardies comparaisons qu'on ne peut toujours suivre dans leur licence, Jean Marot place bien au-dessus des Italiennes, les dames de France, pour les grâces, le maintien et les mille trésors de leur beauté ravissante. Aussi, après les avoir louées à l'extrême, il veut les enseigner dans leur conduite, et c'est pourquoi il écrit son Doctrinal des Princesses et nobles Dames, livre d'enseignements pour le maintien, l'esprit et les beaux habits qu'elles doivent porter. Poëte soldat, il chantait au milieu des camps; son Manuel, son Doctrinal, son Bréviaire, c'était le Roman de la Rose, d'une si fabuleuse popularité jusqu'au XVIe siècle, où les ennuyeuses controverses et la guerre civile vinrent détrôner les doux passe-temps des châteaux.

Clément, son fils, entra comme page dans la maison des Neuville-Villeroy, déjà grande à son origine; puis, il passa comme valet de chambre dans le service de Marguerite de Valois, duchesse d'Alençon, sœur de François Ier, ce ravissant esprit, qui adorait l'art de faire les vers; à cette cour, il connut Diane de Poitiers, qui devint un moment sa protectrice, et à laquelle il adressait ses rondeaux et ballades. Il se montra ardent, passionné pour la divinité de ses rêves, passion de poëte, idéale, vaniteuse; on a dit qu'il fut aimé de Diane de Poitiers et de Marguerite de Valois; l'amour-propre des poëtes a supposé tant de choses! S'il avait été aimé de Marguerite, s'il avait eu puissance sur des cœurs si élevés, eût-il tendu la main dans ses poésies pour demander une gratification, et son traitement arriéré de valet de chambre[130]. Les poëtes ne marchandent pas leurs expressions d'amour et d'enthousiasme; grelottant de froid, souvent ils chantent les feux du soleil, et mourant de faim ils décrivent les banquets somptueux. Il ne faut jamais prendre dans leur sens moderne les expressions galantes et d'une douce familiarité de la langue naïve du moyen-âge, l'amour n'y est pas voilé, les grâces restent nues; les savants en galanteries expriment leurs passions pour des dames quelquefois inconnues, et jettent des baisers qui passent à travers les crénaux pour arriver jusqu'aux tourelles[131]. Clément Marot garda ces traditions dans ses ballades; noble cœur, plein de courage, servant d'armes très-brave, comme son père, il suivit François Ier dans son expédition de Flandre et se battit bien, en brave gentilhomme.[132] Inquiet de sa nature, frondeur de caractère, il n'épargnait personne dans ses vers pour l'éloge et le blâme. Ainsi que les trouvères et les troubadours du moyen-âge, il fit une rude guerre au clergé ou papelards; on le soupçonna même d'une certaine tendance pour les opinions nouvelles: n'était-il pas de mode parmi les universitaires et les lettrés de déclamer contre l'Église? Les poëtes du XVIe siècle rappelaient les hardiesses des troubadours albigeois au XIIIe siècle; l'esprit ne peut se passer de certaines allures frondeuses, et Clément Marot les gardait avec une grande liberté: gourmand de son ventre, il n'observait aucune des abstinences de l'Église, ce qui le faisait soupçonner d'être huguenot ou mangeur de la vache à Colas; il paraît qu'il fut dénoncé pour s'être affranchi des abstinences du vendredi.

Un jour j'écrivis à ma mie
Son inconstance seulement
Mais elle ne mie fut endormie
A me le rendre chaudement,
Car dès lors elle tint parlement
Avec je ne sais quel papelard
Elle lui dit tout bellement:
Prenez-le, il a mangé du lard[133].

Or, manger du lard, ce n'était plus garder l'abstinence, c'était le signe qui vous faisait reconnaître huguenot. Dans l'opinion du peuple, le huguenot était un maudit, il mangeait de la vache à Colas, dicton des multitudes qui avaient leur instinct dans ces jugements. Les jeûnes, les abstinences avaient été institués par l'Église, non-seulement pour imposer la pénitence, mais encore pour signaler aux riches ce que le pauvre souffrait de privations: le jeûne que l'opulent faisait à certaine période, le pauvre ne le supportait-il pas toujours? Et il était bon de le rappeler aux heureux qui faisaient un dieu de leur ventre.

Des commentateurs ont supposé que la Mie de Marot, dont il est question dans ces mauvais vers et qui le dénonça, fut Diane de Poitiers. Il faut vraiment manquer de toute critique pour croire que madame de Châteaubriand, où Diane de Poitiers se fussent abaissées à dénoncer un poëte, valet de chambre spécialement protégé par Marguerite de Valois! Si Clément Marot fut poursuivi, c'est qu'il avait par ses écrits attaqué la foi de l'Église; s'il fut mis au Châtelet, ce fut par ordre ou mandement des officiers de justice et par le parlement.

Lors, six pendards ne faisant mie,
A me surprendre finement,
Et de jour pour plus d'infamie
Firent mon emprisonnement.
Ils vinrent à mon logement
Lors, il va dire aux gros pendards:
Par là, morbleu! voilà Clément,
Prenez-le, il a mangé du lard.

Marot, batailleur, plein de fantaisie, se faisait sans cesse arrêter sur la voie publique par les sergens. Aussi c'était surtout contre les gens de justice que Marot déclamait; n'est-ce pas la plainte ordinaire de tous ceux que la justice poursuit? Marot parlait du Châtelet en termes durs et amers:

Là, les plus grands, les plus petits détruisent
Là, les petits peu ou point aux grands nuisent,
Là, trouve-t-on façon de prolonger
Ce qui se doit ou se peut abréger,
Là, sans argent, pauvreté n'a raison,
Là, se détruit mainte bonne maison etc.[134].

Ces déclamations toujours les mêmes, à toutes les époques, s'adressaient au Châtelet. Pourquoi y mêler Diane de Poitiers et madame de Châteaubriand, nobles esprits qui inspiraient à François Ier les belles résolutions de lutter contre la coalition des Espagnols, des Allemands, des Italiens et des Anglais, qui menaçaient la monarchie. Les gens de littérature sont ainsi faits, quand on ne leur laisse pas dire et faire tout ce qu'ils veulent, ils se disent persécutés. François Ier qui comprenait mieux les généreux dévouements, savait tout ce qu'à d'autres époques les femmes avaient rendu de services à la France; n'est-ce pas lui qui à Fontainebleau écrivit ces vers charmants sur Agnès Sorel:

Gentille Agnès plus d'honneur en mérite
La cause étant de France recouvrer
Que ce que peut en un cloître ouvrer
Close nonain ou bien dévôt ermite.

Oui, telle était Diane de Poitiers, amoureuse de toutes les gloires, poussant le Roi comme Agnès Sorel «à France recouvrer», elle le jetait en nouvel Amadis de Gaule, partout où il y avait péril et honneur. Diane, fidèle à la loi catholique, voulait maintenir la force d'impulsion que la foi donnait à la chevalerie, mais dénoncer un pauvre diable de poëte, tel que Clément Marot, un valet de garde-robe, parce qu'il avait mangé du lard et qu'il était parpaillot, c'est ce qui ne peut être supposé! Les érudits ont bien souvent des petites idées et des sentiments même au-dessous de leurs idées[135].

XIII
L'ARMÉE FRANÇAISE EN ITALIE.—LA BATAILLE DE PAVIE.
1521-1525.

Si nulle chevalerie n'était plus brave, plus noblement courageuse que les gens d'armes de France, nulle aussi n'était plus imprudente, plus aventureuse, s'exposant à des dangers volontaires par le sentiment excessif de sa propre valeur: en France ce caractère ne peut se changer, il fait notre gloire et notre orgueil; sentiment tellement extrême qu'il inspire un vrai mépris pour la valeur retenue et réfléchie. Le paladin modèle ne devait rien trouver d'impossible, ce qui avait eu souvent de tristes résultats militaires. Ainsi, les deux beaux types de la chevalerie française, Gaston de Foix[136] et Bayard[137], chaque fois qu'ils avaient été chargés de commander des expéditions lointaines, avaient exposé leurs gens d'armes à des périls et souvent même à d'inévitables défaites. Ils se battaient en Roland, en Renaud de Montauban, les héros qu'avait choisis l'Arioste dans le poëme qu'il venait de publier, sous le titre d'Orlando furioso[138], qui exerça une grande influence sur cette génération. Ce caractère d'imprudence glorieuse, les généraux italiens et espagnols le connaissaient parfaitement, et ils en profitaient avec leur habileté et leur expérience accoutumées, pour entraîner les Français dans les piéges, où les poussait la fougue de leur glorieux caractère.

Le commandement de l'armée d'Italie avait été laissé à l'amiral Bonnivet, brave capitaine, qui avait du sang de Montmorency dans les veines, et comme dit Brantôme: «gentil esprit fort bien disant, fort beau et agréable»[139], qui avait remplacé le maréchal de Lautrec dans le Milanais: plus brave qu'expérimenté, l'amiral Bonnivet assiégeait Milan, sans prêter une grande attention à l'armée centrale italienne, que commandait le marquis de Peschiera; et cependant, cette armée composée de toutes les races italiennes, milanaises, gênoises, lombardes, romaines, comptait de bons soldats. Les Napolitains surtout (et c'est une remarque à faire que cette grande renommée alors des régiments napolitains) formaient les meilleures troupes de Charles-Quint[140]; on les citait pour leur excellente discipline et leur patiente valeur,—la race normande semblait y avoir laissé son empreinte depuis le Xe siècle. L'amiral Bonnivet, repoussé en plusieurs rencontres, un peu découragé, remit le commandement de l'armée à Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, capitaine d'une médiocre capacité; pour la vaillance et la loyauté, rien de plus digne d'éloge que Bayard, il se battait à outrance comme un digne preux des meilleurs temps. Mais, c'était un bien pauvre chef d'armée, presque partout il était battu. Il le fut à Rebec, près Milan, où il soutint mal le choc des Espagnols si disciplinés: le capitaine Bayard se faisait vieux, il devenait grognard, discoureur. A Biagrasso, où il prit le commandement de la retraite, il reçut encore un échec; dans la confusion d'une marche en arrière rapide, Bayard, qui se battait partout comme un lion, fut frappé d'un coup d'arquebuse à croc dans les reins[141]; blessé à mort, il prononça quelques humbles prières à Dieu, regardant sa longue épée en croix comme un héros du temps des croisades. Le connétable de Bourbon, qui poussait sa victoire avec vigueur, vint jusqu'à lui et lui dit quelques mots de courtoisie et de regrets sur sa blessure, et de touchants éloges de sa vaillance.

La chronique prête à Bayard des reproches amers adressés au connétable sur sa trahison envers le Roi, reproches que l'on ne trouve que dans la vie de Bayard[142]. Je ne crois pas à ces paroles; en vertu des idées féodales, le connétable de Bourbon, dégagé de tous liens par la confiscation de ses fiefs, n'était plus qu'un aventurier sans patrimoine et sans terre, qui combattait selon sa fantaisie; il n'y avait pas alors de sujets du roi, mais des vassaux du suzerain: les idées de la nationalité étaient très-imparfaites, et le connétable de Bourbon n'était pas plus déloyal que le duc de Bourgogne combattant Charles VII ou Louis XI. Le connétable poursuivit sa victoire en dispersant les gens d'armes de Bayard qui faisaient leur retraite sur le Piémont. Le connétable se hâta de marcher sur Turin, espérant par un coup de main hardi se saisir du passage des Alpes, s'assurer l'alliance[143] du duc de Savoie, et rattacher à sa cause cette maison toujours disposée pour le vainqueur.

Quand ces désastres frappaient l'armée d'Italie, François Ier était à Lyon au retour de son expédition de Provence, que les Espagnols venaient d'évacuer. Le Roi résolut donc de passer encore une fois les Alpes, soit pour appuyer la retraite de ses gens d'armes, soit pour prendre l'initiative contre le connétable de Bourbon, car il avait ici une injure personnelle à venger. François Ier, que nul n'égalait en bravoure, voulait se mesurer avec le connétable et le vaincre en bataille rangée, comme le plus brave et le meilleur capitaine. Le Roi traversa rapidement les Alpes[144], le Pas de Suze était encore libre, hâtant ainsi sa marche sur Milan, qui était le but de la campagne. Nulle résistance ne lui fut d'abord opposée; Milan était alors ravagé par la peste; le peuple mourait par milliers, et les convois funèbres remplaçaient les fêtes de fleurs et de ballets, qui avaient accueilli la première entrée des Français en Lombardie[145]; on eût dit Florence à ce temps de désolation, de la peste noire, quand Boccace composait ses contes aux sons funèbres des cloches des campaniles. Le Roi fut donc obligé de disperser son armée dans les plaines du Milanais, afin de la préserver de ces émanations funestes, de ces vents empestés; il put d'abord manœuvrer sans obstacles, car le connétable de Bourbon, alors préoccupé de réorganiser son armée, s'était rendu dans la basse Allemagne pour recruter les reitres et les lansquenets, qui avaient en lui bonne confiance pour le butin et la victoire. A l'imagination de ces lansquenets de la Souabe et du Rhin, s'offrait une expédition jusqu'au centre de l'Italie, contre Rome surtout et le Pape: les prédications de Luther encore récentes travaillaient l'Allemagne de vives haines contre l'église; le connétable de Bourbon, avec son caractère de hardiesse, avait promis une riche proie, sans respect pour les sanctuaires[146]; il parcourait l'Allemagne en faisant ainsi un appel à tous les aventuriers, reitres, lansquenets hérétiques. En quelques mois, le connétable en groupa plus de dix mille autour de lui, tous braves, déterminés, gens de sac et de corde, héros de courage ou gibier de potence, selon les temps et les circonstances, mécréants excommunies qui passèrent les Alpes Lombardes sous un chef étrange, digne du crayon d'Albert Durer. Il avait nom Fronsperg ou Fronsberg[147]; d'origine de Souabe, d'une haute stature, d'une force de corps extraordinaire, mécréant de toutes manières, gros buveur de vin du Rhin, d'une corpulence épaisse, d'un ventre proéminant, il avait fait faire une chaîne d'or pour étrangler le pape[148]. Les lansquenets firent leur jonction avec les Espagnols, que commandait Antonio de Lève; et ces troupes se placèrent sous les ordres du connétable de Bourbon, en qui tous plaçaient leur confiance, comme au plus habile capitaine de son temps et au chef le plus sans scrupule sur les résultats de la victoire.

La situation de François Ier dans le Milanais, entouré par tous les points, cerné par les Alpes, n'était longtemps tenable et possible qu'en conservant une libre communication avec le port de Gênes, d'où les renforts pouvaient arriver. Les Gênois avaient promis de seconder l'armée du roi de France, leur ancien seigneur, par un ou deux corps d'arbalétriers et bombardiers[149]: tiendraient-ils leur parole? Or, pour conserver ces libres communications, il fallait nécessairement aux Français la possession de Pavie. Un corps considérable de l'armée s'y était porté sous les ordres du maréchal de Montmorency. Ce siége fut long et meurtrier, parce que la défense fut belle et confiée à don Antonio de Lève, qui espérait l'arrivée prompte du connétable. Durant le long siége de Pavie, l'armée de François Ier s'était dispersée en petits corps pour suivre des expéditions différentes, et un mouvement de concentration commandé par le Roi, fut mal exécuté[150]. Le connétable manœuvra avec tant d'habileté qu'il se plaça entre la ville assiégée et l'armée des assiégeants: ainsi le camp retranché qu'avaient construit les Français pour s'y protéger en cas de revers, se trouva tout à coup entouré par les Allemands du connétable, les Espagnols du marquis de Peschiera, les Italiens et les Napolitains du vice-roi de Lannoy, et, derrière l'armée, Pavie, dont la garnison pleine d'espérance redoublait ses efforts. L'armée de France se trouvait pressée dans un cercle de fer qui se resserrait chaque jour davantage.

Fallait-il attendre l'ennemi dans le camp retranché? alors on s'exposait à manquer de toutes choses, à voir Pavie ravitaillée, et à se trouver ainsi soi-même assiégé! Devait-on prendre l'initiative d'une bataille? la victoire pouvait seule sauver l'armée! et c'est à ce dernier parti que s'arrêta le roi François Ier[151].

Pour répondre à tant d'ennemis à la fois, les Français durent considérablement étendre leurs ailes et affaiblir leur centre. Le connétable, avec son expérience de guerre, vit l'imprudence et la faute de ce mouvement, et sans étendre ses lignes, il groupa ses troupes en forts carrés de lances pour couper les corps les plus faibles, et les séparer du centre de bataille en les entourant. Quand les trompettes eurent sonné, le corps intrépide des aventuriers allemands se précipita, en poussant des cris sauvages, sur l'aile gauche que commandait le duc de Suffolk, à la tête des Écossais; ces braves alliés de la France se défendirent vaillamment, formés en carrés profonds, mais, écrasés par le nombre, ils roulèrent les uns sur les autres sans quitter leurs rangs. En même temps, les Espagnols et les Napolitains, coupant l'aile droite du corps de bataille, faisaient contre cette aile une attaque aussi vigoureuse que celle des reitres; ainsi, les deux envergures de l'immense oiseau de proie, comme le dit Guichardin, étaient arrachées du corps qui restait seul en butte à l'attaque du connétable[152].

Au milieu de ce corps de bataille, se trouvait François Ier, à la tête de sa plus brave gendarmerie; le Roi ne cherchait ni à se déguiser ni à se confondre: monté sur son grand cheval de bataille, couvert de son armure brillante, de son haubert à fil d'argent, de son casque orné de plumes blanches flottant jusque sur le dos, on le voyait de tous les points de la bataille; sa stature élevée l'exposait à tous les regards: comme le Roland de l'Arioste, il portait des coups valeureux de droite et gauche, ne craignant pas les combats singuliers. Autour de lui les plus braves gentilshommes tombaient en faisant des trouées profondes, et peut-être ce combat de géants eût-il rétabli la bataille, si le marquis de Lève n'eût fait avancer un corps tout nouvellement formé, c'étaient les arquebusiers basques, petits hommes légers, habitués à courir dans la montagne comme des chamois, instruits au tir de l'arquebuse, à ce point qu'ils ne manquaient jamais leur homme, et quand l'arquebuse n'atteignait pas son coup, ils se glissaient comme des serpents, et avec de longs coutelas qu'ils arrangeaient au bout de leur arquebuse en guise de lance, ils atteignaient le poitrail des chevaux, qu'ils éventraient lestement (ces coutelas forgés à Bayonne prirent depuis le nom de baïonnettes).

Oh! que de braves chevaliers furent ainsi frappés! que de dignes compagnons du Roi mordirent la poussière, Chabanne, La Palisse[153], La Trémouille qui eut le cœur et la tête percés (deux nobles blessures)[154]; ils tombèrent aux pieds du Roi. François Ier venait d'avoir son cheval tué d'un coup de glaive tranchant. Debout comme un héros de l'Iliade, il frappait d'estoc et de taille avec une force et une dextérité sans égale, tenant son épée des deux mains, qu'un homme fort peut à peine soulever aujourd'hui. Comme le Roi était reconnu, on ne cherchait pas à le tuer, mais à le prendre comme à un jeu d'échec; déjà blessé au front dans sa lutte héroïque, il reçut un nouveau coup d'épée à la jambe, et, un genou en terre, il combattait encore, entouré de Basques qui voulaient le saisir avec des espèces de lacets, lorsqu'un gentilhomme français, du nom de Lemperant, écuyer du duc de Bourbon, se faisant jour dans la foule, arriva auprès du Roi, se prosterna devant lui le suppliant de se rendre au connétable. Politiquement le Roi eût bien fait; avec le connétable il pouvait espérer un traité favorable, comme d'un vassal à son suzerain, mais le sentiment de l'honneur et de l'indignation était trop vif, trop énergique contre Bourbon qui l'avait trahi. François Ier préféra rendre son épée au lieutenant de Charles-Quint, de Lannoy, vice-roi de Naples. Il espérait en la puissance et la générosité de son ennemi[155]: traiter avec Charles-Quint pouvait être un malheur, jamais une honte! de Lannoy, appelé sur le champ de bataille, mit le genou en terre, et reçut avec le plus grand respect l'épée de François Ier accablé de la double douleur de ses blessures et de sa défaite.

A ce moment, se passait une scène de grande chevalerie; le connétable de Bourbon et l'amiral de Bonnivet se cherchaient des yeux dans toute la bataille pour engager un combat singulier. Guillaume de Gouffier de Boissy, sire de Bonnivet[156], tout dévoué à la reine-mère, avait conseillé le procès de confiscation contre le connétable, et préparé ainsi sa défection. Ils s'en voulaient donc l'un et l'autre à mort et espéraient croiser le fer. La bataille était perdue pour la France, Bonnivet courait en fou pour atteindre corps à corps le connétable, lorsqu'il fut entouré par les Basques; en vain le connétable voulut traverser les aventuriers pour engager un combat personnel, les archers n'obéirent pas; ils voulaient faire prisonnier Bonnivet, qui, avec un beau dédain de la vie, se précipita au plus fort de la mêlée, et tomba percé de coups de pique; quand le connétable le vit ainsi étendu tout sanglant, il versa des larmes abondantes: «Malheureux, tu es cause de la perte de la France et de la tristesse qui m'accable même dans ma victoire!»

XIV
CAPTIVITÉ DE FRANÇOIS Ier A MADRID.
1524-1525.

Tous ces respects, qui entouraient le roi de France captif, n'étaient que de la chevalerie: un roi, dans les idées féodales et religieuses, était l'objet d'un culte profond et antique, et nul n'eût osé effacer l'empreinte de l'huile sainte du couronnement et du sacre. Mais tous ces respects ne détournaient pas les projets de politique générale de Charles-Quint, et François put bientôt reconnaître la faute qu'il avait commise en ne remettant pas son épée à Lemperant, l'officier chargé des ordres du connétable[157]. D'après le droit public de cette époque, tout captif devait sa rançon; il était évident que Charles-Quint l'imposerait dure, impérative et surtout en rapport avec ses intérêts politiques. Héritier des ducs de Bourgogne, ces grands vassaux hautains, représentant de la maison d'Anjou et de Provence, Charles-Quint devait reprendre sur François Ier tout ce que Louis XI avait réuni à la couronne de France, et essayer de reconstruire les liens de cette féodalité des temps de Charles VI et de Charles VII, qui enlaçait le trône de France sous des étreintes si dures.

François Ier fut d'abord envoyé à la citadelle de Pizzitone, sous prétexte de le guérir de ses blessures[158]: Le conseil de Castille, réuni à la hâte, avait décidé, sur l'avis inflexible du duc d'Albe, que le roi de France serait conduit à Madrid, et qu'une fois en Espagne, il serait pris à l'égard du roi de France toutes les résolutions que les intérêts du royaume pourraient commander. Charles-Quint, qui avait inspiré les avis de son conseil, fit semblant de les subir; et comme s'il voulait se mettre à l'abri de toute influence particulière et chevaleresque, il s'absenta de Madrid, au moment même où François Ier y arrivait. Le roi fut traité avec toute sorte de respect, mais gardé à vue; l'aspect de cette ville toute monacale, la caractère grave, compassé de la grandesse espagnole, était en opposition complète avec les façons galantes et ouvertes de François Ier; il en conçut un grand ennui, une douleur si profonde, qu'il en tomba malade. En vain, plusieurs fois, il avait demandé une entrevue personnelle avec Charles-Quint, qui l'éludait toujours, afin d'abandonner à son conseil le soin d'imposer un traité inflexible.

A la cour de France, la nouvelle de la captivité du Roi avait excité un sentiment de tristesse désolée. Sa mère, la duchesse d'Angoulême, prit la régence, et, avec l'autorité politique, la tutelle de ses fils si jeunes encore, le Dauphin et Henri, duc d'Orléans. Depuis le roi Jean, jamais la situation du royaume n'avait été plus triste, il n'y avait ni paix publique ni unité. Il fallait lever des impôts pour préparer la rançon du Roi; on devait craindre l'opposition des parlements, qui en général profitaient des pénuries du pays pour renouveler leurs remontrances. Les prédications de Luther et de Calvin avaient soulevé partout des espèces de jacqueries; les châteaux étaient pillés[159] par des bandes armées, et les paysans étaient soulevés en Lorraine, en Champagne, et jusque dans le Parisis. Sur un seul point, en Alsace, douze mille reitres tudesques, à l'aspect rude, à la parole gutturale, s'étaient rués sur les propriétés, en proclamant une sorte d'égalité et de fraternité sombre et menaçante. La régente, pour ramener un peu d'ordre, dut prendre quelques mesures contre la propagation des idées de Luther[160]. Il y eut moins de persécutions religieuses que de précautions de sureté publique à cette époque.

Ici se manifestent des faits historiques considérables: le commencement de la puissance des Guise et leur union politique avec Diane de Poitiers. Le premier de ces braves princes lorrains venait de disperser comme des loups enragés les paysans luthériens soulevés, dans plusieurs sanglantes rencontres, et ses services grandissaient son pouvoir. Sous l'influence de ses victoires, par le concours de Diane de Poitiers, le comté de Guise fut érigé en duché-pairie. Il y avait une grande conformité d'opinions entre Diane de Poitiers et les Guise, pour réprimer ces nouveautés religieuses qui se reproduisaient comme une grande jacquerie et menaçaient d'une guerre civile en préparant le retour des grandes compagnies.

Il n'en avait pas été ainsi de madame de Châteaubriand, qui par sa famille, appartenait essentiellement au tiers parti, à la modération, à la tolérance. Amie de Marguerite de Valois, la sœur de François Ier, noble cœur, mais liée avec le poëte Marot, avec les érudits, Bèze, Erasme, Bude, et même avec Calvin, madame de Châteaubriand n'avait pas les opinions fermes et tenaces de Diane de Poitiers; elle n'aimait pas les Guise et se plaçait avec les Montmorency, pour lutter contre leur influence. Clément Marot, qu'elle protégeait, s'était montré brave pendant la guerre d'Italie, et à Pavie il avait été blessé à côté du Roi: revenu en France, toujours un peu brouillon, il avait été mis encore au Châtelet, d'où il avait écrit au Roi pour déplorer ses malheurs, en implorant la générosité de Charles-Quint[161]. Il ne put suivre Marguerite de Valois, mais il applaudit au projet qu'elle venait de former, de se rendre à Madrid afin de consoler son frère captif, alors très-souffrant et surtout plongé dans une profonde mélancolie[162]. Marguerite avait obtenu un sauf-conduit de Charles-Quint, limité pour le temps, et, sans hésiter, la princesse était partie avec quelques-unes de ses dames, parmi lesquelles était la comtesse de Châteaubriand, car Marguerite n'aimait pas Diane de Poitiers, trop liée aux Guises pour approuver la tolérance de Marguerite de Valois envers les huguenots.

Quand cette cour de nobles dames vint à Madrid, elle trouva le roi François Ier alité, les larmes aux yeux, le désespoir au cœur; Charles-Quint ne l'avait visité qu'une fois, sous prétexte qu'un traité sérieux devenait impossible, dans des relations trop intimes, car à ses yeux, disait-il, il n'y avait pas de Roi captif, mais un frère malheureux[163]; simple prétexte pour laisser toute liberté aux exigences impératives du conseil de Castille. Si même Charles-Quint avait donné un sauf-conduit à Marguerite, c'est qu'il craignait pour la vie de son prisonnier, sa seule garantie: Peut-on croire néanmoins aux sentiments si bas qu'on prête à ce grand esprit, Charles-Quint, et qu'on pourrait ainsi résumer: ce François Ier mort, plus de gage pour imposer à la France une paix inflexible.» En repoussant même ce côté odieux de la négociation, il eût été déplorable pour sa renommée de chrétien et de Roi, qu'un prince tel que François Ier, mourût d'ennui et de douleur dans le triste retiro de Madrid. Aussi le sauf-conduit fut accordé avec facilité à Marguerite de Valois et à ses dames qui, partout sur leur route, furent accueillies avec honneur et distinction, et furent conduites jusqu'à Madrid[164] par les officiers de l'Empereur.

Dire quelle fut pour François Ier la tendresse de cette sœur bien-aimée, ce serait le récit d'une vie toute de dévouement: rieuse de caractère, spirituelle de propos, la princesse était entourée de jeunes femmes gracieuses comme elle, et la marguerite, comme dit Marot, brillait au milieu d'une corbeille de fleurs. Dans les longues soirées de la captivité de Madrid, elle improvisa et lut à son frère ses contes un peu hardis à la manière de Boccace, ces libres compositions qui ont survécu comme les cent nouvelles de Louis XI, un de ses passe-temps favoris[165]. L'Heptameron, qui prit plus tard le nom de la reine de Navarre, est une suite de petites nouvelles, très-attrayantes sur tous les sujets d'amour et de galanterie. François Ier aimait les petits scandales de propos; il provoquait les confidences d'amour, les indiscrétions de ses compagnons de chevalerie. A travers les voiles transparents, les historiettes de Marguerite de Valois, sa sœur chérie, lui faisaient des révélations sur les mœurs de sa cour, sur les dames qu'il avait connues et aimées: Brantôme a été plus libre et plus osé dans ses portraits, sans épargner même la reine Marguerite; «bien disante des choses d'amour et qui en savait plus que son pain quotidien en matière de galanteries.»

XV
NÉGOCIATIONS POUR LE TRAITÉ DE MADRID.
1525.

C'était comme un doux rêve pour François Ier que le séjour de Marguerite de Valois et de ses gracieuses dames à Madrid. Ce temps heureux devait bientôt s'effacer; le Roi une fois rétabli et le sauf-conduit expiré, Charles-Quint pressait le départ de cette petite cour de France qui était venue s'abattre comme un chœur joyeux d'oiseaux gazouillant. La gravité espagnole s'inquiétait de ces joies qui pouvaient cacher quelques projets d'évasion. Le conseil de Castille, le duc d'Albe son chef, avait même prévenu Charles-Quint, «qu'il se tramait quelque chose d'héroïque, d'inattendu, entre François Ier et sa sœur, une résolution qui pouvait tout à coup changer la situation politique si glorieuse pour l'Espagne, qu'avait créée la bataille de Pavie. Le désespoir du Roi ne pouvait-il pas le porter à des extrémités fatales?»

François Ier avait demandé loyalement à l'Empereur, quelle condition il imposait à sa délivrance. Le conseil de Castille, après de longs retards, avait enfin répondu en envoyant un projet de traité d'une inflexibilité rigoureuse pour le captif. Ces conditions étaient celles-ci: 1o la renonciation absolue à tous les droits du roi de France sur le Milanais, Gênes, le royaume de Naples, et à toute influence sur l'Italie centrale; 2o la cession ou ce que Charles-Quint appelait la restitution[166] de la Bourgogne à l'héritier de ses anciens ducs, c'est-à-dire à lui, Charles, le petit-fils de Marie de Bourgogne; 3o la constitution au profit du connétable de Bourbon d'un royaume indépendant qui se composerait de la Provence, du Dauphiné, du Bourbonnais, du Forêt, du Lyonnais,[167] de manière à ce que le royaume de France fût réduit à l'état où il se trouvait sous Charles VI et Charles VII; en un mot le retour de la monarchie française jusqu'au XVe siècle.

On s'expliquait très-bien comment François Ier avait d'abord rejeté ces dures et malheureuses conditions; il avait donc pris tout à coup dans ses conversations avec Marguerite de Valois sa sœur, une résolution que le conseil de Castille avait pressentie et pénétrée. En France le Roi ne mourait jamais, si donc François Ier abdiquait, le dauphin devenait Roi sous la régence de sa mère sans intervalle, sans interruption d'un règne à un autre, et il ne resterait plus à Madrid dans les mains des Espagnols, qu'un prince captif sans royaume et sans terre qui serait délivré quand Dieu voudrait[168]. Cette abdication signée du roi, Marguerite de Valois la portait dans les plis de sa robe et le conseil de Castille avait soupçonné cette ruse ou ce qu'il appelait le vol moral du prisonnier; mais au moment où il en était informé, la princesse passait la frontière et arrivait en Navarre évitant ainsi toute investigation.

Hélas! la résolution qu'avait pris François Ier était au dessus de ses forces et l'ennui jetait ses pavots sur sa volonté engourdie; il s'était cru assez résigné pour supporter une longue captivité, il ne le pouvait pas. La mélancolie l'avait ressaisi: plus de sommeil, plus d'appétit, plus de banquet; son œil morne et consterné se tournait vers la France. Les bibliothèques possèdent un recueil de poésies bien tristes, bien navrantes écrites par le roi François Ier, captif à Madrid. La langue n'en est pas pure, la versification incorrecte et obscure exprime des plaintes lamentables comme si la mort approchait[169]: quelques-unes de ces poésies sont adressées à Marguerite, sa sœur; d'autres à une amie inconnue, est-ce à Diane de Poitiers, est-ce à madame de Châteaubriand?

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