Diane de Poitiers
En vain, le Roi cherche-t-il à s'illusionner lui-même, à se donner un peu de repos et de tranquillité en consolant cette amie inconnue qui le réchauffe de son amour et de ses souvenirs. Le Roi lui conseille de se consoler, de vivre contente avec sa mémoire.
Ainsi de tristes et fatales images dominent dans ces poésies; François Ier parle de sa langueur, de sa mort, des souvenirs qui resteront après lui; le Roi n'a plus son calme ni son courage; cette main, qu'il offre à son amie, était bien flétrie, bien souffrante.
La solitude du château de Madrid ne pouvait se peupler de ses amis, de ses compagnons d'armes, et quand, pour la seconde fois, Charles-Quint lui proposa de finir cette captivité par un traité, il y consentit enfin et demanda à sa mère et à sa sœur que des plénipotentiaires fussent envoyés à Madrid. On trouve dans le même recueil quelques lettres de Marguerite de Valois, et de Diane de Poitiers un peu graves et obscures; je n'ai remarqué qu'une seule phrase d'un sentiment exalté dans une lettre de Diane de Poitiers: «La main dont tout le corps est votre» et François Ier lui répond: «Vous dites, amye, qu'à tout le moins vous croyez avoir un seul et affectionné amy, c'est vrai; si je vous perdais je ne chercherais d'autre remède que de me perdre.» Il serait difficile de bien fixer la date précise de ces lettres, la plupart difficiles à comprendre et se ressentant pour le style de cette époque de transition entre le moyen-âge et les temps modernes: un mélange de latinisme et même de grécisisme[170].
La régente, profondément affectée de la situation d'esprit de François Ier, désigna enfin des plénipotentiaires pour discuter et arrêter les conditions définitives du traité: ces plénipotentiaires étaient Jean de Selves, premier président du parlement de Paris, Gabriel Gramont, évêque de Tarbes, et François de Tournon, évêque d'Embrun[171], tous esprits fort sérieux, très-aptes à discuter avec les membres du conseil de Castille. Le débat se prolongea tout l'automne de l'année 1525; Charles-Quint, qui ne parut jamais dans l'assemblée des plénipotentiaires, savait bien le caractère impatient, découragé, de François Ier et qu'à la fin, dans son désespoir, il accepterait les conditions du conseil de Castille. En effet, un traité fut signé à Madrid, le 15 janvier 1526, une des plus tristes nécessités du désastre de Pavie: le texte de ce traité a été recueilli officiellement[172]; il est signé (pour l'Espagne) par Charles de Lannoy, vice-roi de Naples, et par don Hugues de Moncade; et au nom de la France par les plénipotentiaires que j'ai déjà indiqués: le roi de France rend et restitue la duché de Bourgogne, ensemble le Charolais, la vicomté d'Auxonne dépendant de la Franche-Comté, et ladite restitution sera faite en six semaines: Il est convenu que le même jour et heure, que le roi de France sortira des terres d'Espagne, y entreront pour ôtages, les deux fils aînés dudit seigneur roi: à savoir, monseigneur le Dauphin et monseigneur le duc d'Orléans, ou le Dauphin seul avec le duc de Vendôme, messeigneurs d'Albanie, de Saint-Paul, de Guise, Lautrec, Laval de Bretagne, le marquis de Saluce, de Rieux, le grand sénéchal de Normandie, le maréchal de Montmorency, MM. de Brion et d'Aubigné au choix de la régente[173]. Le roi, de plus, renonce à tous ses droits sur le royaume de Naples, les États de Milan, la ville de Gênes, aux comtés de Flandre et d'Artois; il renonce encore à toutes ses prétentions sur la chatellenie et sur les châteaux de Péronne, Montdidier, comté de Boulogne, Guise et Ponthieu[174]. Avec ces renonciations déjà si capitales, François Ier déclarait qu'il agirait de tout son pouvoir pour empêcher Henri d'Albret de prendre le titre de roi de Navarre, et que jamais il n'aiderait les ducs de Gueldre et de Wurtemberg dans leur guerre contre l'Empereur. Enfin, on arrivait à la condition difficile, douloureuse, à celle qui concernait le connétable de Bourbon: le traité était sur ce point fort curieux dans ses termes: «Comme à l'occasion de l'absence dudit connétable ont été saisis et confisqués, les duchés de Bourbonnais, Auvergne, Clermont en Beauvoisis, Forêt, Montpensier, la Marche haute et basse, Beaujolais, Rouanais, Annonay, baronnie de Mercœur, seigneurie de Marignane en Provence, pays de Dombes etc., toutes ces terres devaient être restituées au connétable de Bourbon dans les six semaines du traité avec une amnistie générale en faveur des amis du duc de Bourbon, parmi lesquels est spécialement désigné le comte de Saint-Vallier, le père même de Diane de Poitiers. (Ce qui dément tout à fait l'histoire scandaleuse de sa grâce.)
On pouvait toutefois remarquer à l'égard du connétable de Bourbon qu'il ne s'agissait plus de lui créer un royaume indépendant ou souveraineté particulière[175], mais de lui restituer de simples biens confisqués par la couronne de France. L'Empereur avait beaucoup plus promis au connétable qu'il ne tenait; mais à la première époque de la guerre, il avait besoin de l'épée du duc de Bourbon, et depuis la bataille de Pavie, l'Empereur se croyait maître absolu de la position politique, et l'épée du connétable ne lui était plus indispensable. Désormais il lui fallait des serviteurs, plutôt que des alliés[176] et il le faisait sentir au duc de Bourbon en modifiant les conditions du traité.
Afin de colorer la violence par une pensée religieuse, Charles-Quint demanda à François Ier de le seconder de toute sa flotte dans l'expédition qu'il méditait contre les Turcs, dont les forces menaçaient l'Italie: «Car, par cette paix particulière, l'intention du seigneur Empereur et Roi très-chrétien est de se liguer dans une entreprise contre le Turc et autres infidèles et hérétiques de notre sainte mère l'Église.» De cette manière l'Empereur impunément pouvait se montrer inflexible, rigoureux; car l'alliance qu'il formait avec le roi de France, le traité qu'il lui imposait, n'avait qu'un but: grouper et réunir les forces de la chrétienté contre les infidèles et les hérétiques[177], et faire cesser les guerres particulières.
Le texte public du traité ne faisait aucune mention d'un subside d'argent, mais par des articles secrets il était dit: «Que la rançon de la personne du Roi serait fixée à deux millions d'écus d'or.» Dans le droit public de l'Europe au moyen-âge, tout captif devait sa rançon; en outre, le roi de France s'engageait à payer au roi d'Angleterre les 500 mille écus d'or que l'Empereur avait empruntés audit roi, afin de compenser les dépenses que l'expédition de François Ier, en Italie, avait occasionnées au trésor de Castille. Il n'existe pas dans les archives historiques, d'acte plus minutieusement rédigé que le traité de Madrid; il y respire l'esprit des universités espagnoles, ce mélange de science et d'habileté qui les caractérisait. C'était la grande époque des Castilles; Charles-Quint commandait aux deux mondes, il aspirait à la monarchie universelle; mais ces sortes de projets trop vastes ont toujours un côté faible; ils périssent par l'imprévu.
XVI
DÉLIVRANCE DU ROI.—SON AMOUR POUR MADEMOISELLE
D'HEILLY, CRÉÉE DUCHESSE D'ÉTAMPES.—DISGRACE DE
MADAME DE CHATEAUBRIAND.
1526.
Dès que le traité eut été signé à Madrid, quelque fatal qu'il pût être dans ses conditions, tout s'embellit autour du Roi; tout prit un sourire et une gaîté pour lui incomparable, car il allait revoir la France. Charles-Quint, jusque-là si renfermé en lui-même, si peu expansif de sa nature, vint joyeusement visiter celui qu'il traitait naguère gravement, tristement, comme un prisonnier d'État. Les deux princes se montrèrent dans les rues de Madrid, en se donnant les témoignages d'une mutuelle confiance.
Toutefois, l'Empereur n'avait pas une foi absolue dans la fidèle exécution du traité; châtiment de tous ceux qui imposent des conditions trop dures dans la victoire; un prince, une nation ne s'abaissent pas longtemps devant les abus de la force: de son côté François Ier avait quelque crainte que Charles-Quint ne lui rendît pas cette liberté tant désirée, après une captivité qui lui pesait si durement. Aussi la joie fut indicible de part et d'autre, lorsqu'on apprit que la duchesse d'Angoulême, la reine-mère, était arrivée à Bayonne avec les princes, ses petits-enfants, destinés comme ôtages. Aussitôt François Ier quitta Madrid[178], accompagné d'une escorte d'honneur et de surveillance, chargée de l'entourer jusqu'à la Bidassoa. Les historiens espagnols[179] disent que Charles-Quint vint avec le roi jusqu'à Vittoria, et que sur la route, plein de crainte sur la fidèle exécution du traité, l'Empereur lui dit: «Mon frère, vous voilà libre maintenant; jusqu'ici nous n'avons traité qu'en roi, agissons aujourd'hui en gentilshommes; me promettez-vous d'exécuter toutes vos promesses? répondez avec franchise.» François Ier s'y engagea solennellement et prit à témoin les croix qui bordaient la route, selon la coutume espagnole. Ces précautions, ces craintes n'étaient pas tout à fait imaginaires, et ce qui se passait à Paris pouvait les justifier.
Dès que le parlement avait eu connaissance du traité de Madrid, il avait examiné en secret une question de haute jurisprudence: Un traité signé par un roi captif, sans liberté d'action et de volonté, était-il obligatoire dans le droit public[180]? Ces délibérations qui n'avaient reçu aucune publicité, étaient pressenties par l'empereur Charles-Quint, et la cour de madame d'Angoulême était partie de Paris dans la conviction que tôt ou tard le traité serait déclaré nul. Dans cet itinéraire vers la Bidassoa, à travers toute la France, il se manifestait quelque chose de triste et d'affligé autour du royal cortége; on voyait deux jeunes princes, dont l'aîné avait à peine dix ans, s'acheminant vers la captivité, livrés en ôtage aux étrangers, aux ennemis, comme au temps des croisades de Philippe-Auguste et de saint Louis.
La duchesse d'Angoulême, attentive à tout ce qui pouvait distraire son fils bien-aimé et lui rappeler la France, avait conduit avec elle[181] une charmante cour de dames et de demoiselles qui devaient assister aux fiançailles de François Ier avec la sœur de Charles-Quint, la reine de Portugal, une des conditions du traité. «Il ne pouvait y avoir de noces sans ballet, et de fêtes sans dames.» Éléonore de Portugal avait ce caractère triste et compassé des princesses de la maison d'Autriche qui commençaient leur vie dans les couvents, et la finissaient dans des palais plus tristes encore. Le roi venait d'assister à une cruelle séparation sur la Bidassoa; ses deux enfants aimés étaient remis aux commissaires espagnols[182] au moment où le Roi traversait la rivière à cheval; libre enfin, et heureux de se trouver sur les terres de France, il avait fait d'une seule course le trajet de Fontarabie jusqu'à Bayonne, où la cour de madame d'Angoulême, sa mère, était arrivée apportant les joies et les plaisirs de la paix.
Parmi les filles qui accompagnaient madame d'Angoulême, il en était une distinguée entre toutes par sa vivacité, sa jeunesse et sa grâce particulière; on la nommait Anne de Pisseleu ou mademoiselle d'Heilly, fille d'Antoine, seigneur de Meudon, née en 1508; elle avait donc dix-huit ans lors du voyage de Bayonne[183], ses traits ont été conservés par deux œuvres immortelles; le Primatice a reproduit Anne de Pisseleu par la peinture, et Jean Goujon a ciselé son buste; elle n'était pas précisément jolie, un front trop avancé pour être intelligent, les yeux d'un bleu opaque, sans grande expression, un nez long, une charmante bouche un peu effacée par la proéminence des joues jeunes et rebondies[184], mais, par dessus tout, un grand éclat de fraîcheur comme ces jeunes filles gracieuses et robustes, élevées dans les châteaux du moyen-âge avec la vie active de la chasse, à cheval, un pieu à la main, un faucon sur le poing[185]. Telle était mademoiselle d'Heilly, lorsqu'elle fut présentée au roi François Ier, au retour de sa captivité de Madrid. Le Roi, alors dans la maturité de l'âge, impétueux encore dans ses sentiments, s'éprit d'une folle passion pour mademoiselle d'Heilly, de manière à tout oublier pour elle, à effacer les durs sacrifices du traité de Madrid, sacrifices immenses même dans la famille de François Ier: n'imposait-il pas une triste séparation? Il paraissait cruel à tous de voir s'éloigner comme ôtages les enfants du roi, si jeunes, si beaux, et tout en pleurs de quitter la cour de France. Ces deux enfants, le premier, François, dauphin de France, alors à dix ans, l'autre à huit ans, du nom de Henri, duc d'Orléans, d'une figure charmante[186], tous deux, on les livrait au roi d'Espagne, sans savoir la destinée qui leur serait réservée, car dans la pensée du conseil et du parlement, le traité de Madrid, contracté sans volonté libre, par un roi captif, était nul dans le fond et la forme; ce traité, on ne voulait donc pas l'exécuter? En ce cas, quelle résolution prendrait Charles-Quint dans sa colère contre les jeunes et royaux ôtages qu'on mettait dans ses mains? Le conseil de Castille était inflexible comme tous les pouvoirs absolus qui ont le sentiment de leur droit et de leur prérogative; les mœurs des Espagnes tenaient un peu aux habitudes d'une sévérité austère, impitoyable, contractée dans les guerres avec les Arabes; on pouvait donc être justement inquiet sur le sort qui serait réservé aux enfants de France, le jour où le parlement déclarerait publiquement nul le traité de Madrid.
Et cependant le roi François Ier, oubliant tout ce qu'il y avait de triste, de fatal dans cette situation, ne semblait préoccupé que de son fol amour pour mademoiselle d'Heilly, amour si public, si brusque, si impétueux, qu'il entraîna une rupture avec madame de Châteaubriand; on parla plus tard avec mystère, de tout un drame qui suivit cette rupture[187]: On dit que Jean de Laval-Montmorency, sire de Châteaubriand, avait attendu la disgrâce de sa femme, pour la renfermer dans une chambre tendue de noir en un de ses vieux manoirs de Bretagne, et qu'après quelques jours de repentir et de deuil, il lui fit ouvrir les veines. Sauval, l'historien anecdotique de la ville de Paris, affirme que le sire de Châteaubriand tua sa femme pour se livrer à de nouvelles amours. La légende veut même qu'il ait servi de type au populaire conte de Barbe-Bleue, recueilli par Perrault sur les légendes du moyen-âge.
Des témoignages incontestables refutent toutes ces absurdités. Madame de Châteaubriand parut encore à la cour après la faveur de mademoiselle d'Heilly: il existe dans le recueil des lettres de François Ier, une réponse de madame de Châteaubriand, pour remercier le roi d'une riche broderie qu'il lui envoyait[188]. Brantôme donne quelques détails sur les accidents de cette rupture. Le Roi ayant fait demander à madame de Châteaubriand les joyaux qu'il lui avait donnés, sur lesquels on lisait quelques devises amoureuses composées par la reine de Navarre, madame de Châteaubriand eut le temps de faire fondre ces bijoux, et répondit au gentilhomme messager, en lui remettant des lingots: «Portez cela au roi, et dites lui que, puisqu'il lui a plu me révoquer ce qu'il m'a donné si libéralement, je le lui renvoie en lingots; quant aux devises, je les ai si bien empreintes et colloquées en ma mémoire, et les y tient si chères, que je n'ai pas souffert que personne en disposât, en jouît et en eût de plaisir que moi-même[189].»
Madame de Châteaubriand, loin de mourir de mort violente et jalouse, ne trépassa que longtemps après, et Clément Marot écrivit même son épitaphe en vers d'une haute pensée philosophique:
Cette haute réflexion de philosophie si bien exprimée par le poëte, n'indique ni mort soudaine, ni violente. Madame de Châteaubriand vivait retirée de la cour pendant la faveur de mademoiselle d'Heilly, créée par lettres-patentes, duchesse d'Estampes; celle-ci, qui jouissait alors de toute la puissance royale, se faisait la protectrice des savants, des érudits de toute cette école demi-huguenote qui bourdonnait autour du Roi: elle donna asile à Rabelais dans les terres de son père, seigneur de Meudon[191], et Rabelais fut nommé curé de la paroisse où il écrivait ses étranges et fastidieuses bouffonneries.
Aussi n'est-il sorte de flatterie que les poëtes n'adressent à la duchesse d'Étampes, et Marot en tête lui prodigue l'encens à pleines mains. Mademoiselle d'Heilly, duchesse d'Étampes, un peu fatiguée d'un long voyage, avait perdu de sa fraîcheur, Marot lui adresse ce petit rondeau flatteur:
Quand tout l'encens des poëtes, des érudits s'élevait au pied de la duchesse d'Étampes, pour l'entraîner aux opinions nouvelles, Diane de Poitiers se rattachait de plus en plus au parti des Guises, aux fervents catholiques que menaçait l'élévation de la duchesse d'Étampes, favorable aux opinions de Calvin. C'est par ordre de la duchesse que Calvin traduisait les psaumes; c'est par son intermédiaire qu'il adressait au Roi des dédicaces, et afin de servir ses penchants, le Roi fit épouser à la duchesse, un gentilhomme très-enclin aux idées de la réformation, Jean de Brosses[193]; néanmoins mademoiselle d'Heilly garda le titre et le nom qu'elle devait au roi, celui de duchesse d'Étampes, avec cinquante mille livres de pension. Diane de Poitiers n'eut besoin d'aucune influence pour rentrer dans le patrimoine de son père, le comte de Saint-Vallier, que lui restituait une des stipulations du traité de Madrid. La duchesse d'Étampes, fière de sa jeunesse, bravait avec une certaine hauteur Diane de Potiers, alors appelée madame la grande sénéchale, et qu'une fortune singulière attendait plus tard avec le règne du dauphin, depuis Henri II.
XVII
LE CONNÉTABLE DE BOURBON EN ITALIE.—SAC
DE ROME PAR LES HUGUENOTS.—CALVIN ET LA DUCHESSE
D'ÉTAMPES.
1526-1527.
Aucune popularité ne fut comparable à celle du connétable de Bourbon parmi les gens d'armes, les aventureux de toutes nations et les soldats de tous camps, malgré le discrédit qu'on avait voulu jeter sur sa personne par sa défection: la gloire qu'il avait acquise à Pavie n'était pas la seule cause de cette popularité, il la devait encore à ce caractère hardi, batailleur, un peu sans foi ni loi, qui plaisait tant aux soudards et compagnons de guerre au moyen-âge: les Espagnols eux-mêmes chantaient sous la tente le connétable de Bourbon:
La chanson des gens d'armes sur le duc de Bourbon retentissait dans les batailles, comme celle de Rolland parmi les preux:
Ce chant faisait allusion à la bataille de Pavie et à la gloire que le duc de Bourbon y avait acquise; on put bien faire des légendes en France sur les dédains dont le connétable fut entouré en Espagne: nul grand de Castille ne lui tourna le dos, nul ne brûla sa maison après que le connétable l'avait habitée; nobles fables pour réchauffer le dévoûment des gentilshommes au roi de France. La renommée de Bourbon pouvait inspirer jalousie, jamais un tel dédain; sa place, au reste, était au milieu des reîtres et des lansquenets que lui amenait d'Allemagne, Fronsberg, plus mécréant encore que Bourbon, et à son côté le prince d'Orange, tout épris de la gloire des aventuriers.
A la tête de cette armée moitié allemande et flamande, moitié aragonaise, le corps espagnol surtout était mécontent, car il n'était pas payé; les soldats disaient dans leur rodomontades: que si no les pagavan, revolverian todo el mondo: y por mostrar en la obro sus intenciones sacquevavan y robovan todo[197]. Le connétable, avec une merveilleuse activité pour les satisfaire, faisait des emprunts, imposait les populations et mettait ainsi au courant leur solde. Il leur promettait surtout le pillage de l'Italie: de belles villes à dépouiller, les trésors des églises, les sous d'or de la bourgeoise commerçante[198]; «et tous ces braves gens comme dit Brantôme en étaient ravis de joie.» Si les Espagnols pouvaient se faire quelques scrupules sur une expédition contre le pape et les églises, il n'en était pas ainsi des reîtres et des lansquenets qui pratiquaient les enseignements de Luther. La réformation en Allemagne était restée bien peu de temps dans l'état de simple doctrine; elle s'était transformée en agitation et en guerre violente. C'est le côté par lequel on n'a pas assez étudié la réformation, quand on veut s'expliquer les mesures sévères qui furent prises pour la contenir et la réprimer. Le premier droit d'un gouvernement et d'une société est de se défendre, et le luthéranisme jetait au milieu du monde la guerre sociale des paysans et des grandes compagnies glorieusement comprimés par les Guises.
Le sentiment le plus profond, le plus vivace, j'ai presque dit le plus brute, au cœur des reîtres, c'était la haine contre le pape et Rome; cette haine, Luther l'avait suscitée avec une telle persévérance et une telle rudesse[199] qu'elle était passée dans le corps et dans les os de tous ces soldats de la réformation, parmi les féodaux surtout qui considéraient les abbayes et les terres monacales comme une proie facile offerte à leur avidité: la guerre éternelle entre la force matérielle et la puissance morale se renouvelait avec une nouvelle énergie au XVIe siècle.
Le type de ces féodaux était toujours Fronsberg, le baron de la Souabe, qui avait franchement accepté la supériorité militaire du connétable. Tout glorieux de son passé, Bourbon promettait à toutes ces bandes noires et grises le sac de Rome, la chute du pape, la dispersion des cardinaux; il s'engageait à donner à chaque chef de bons établissements en Italie. L'occasion était toute trouvée; Charles-Quint lui-même avait des griefs contre le pape, car avec cette inconstance qui le caractérise, le peuple italien était passé d'un système à un autre; l'Italie devait son indépendance à l'Empereur et par son épée elle s'était délivrée des Français et des Suisses; mais cette épée protectrice, l'Italie capricieuse voulait la briser pour agir et s'organiser seule, ce qui fut toujours sa pensée, d'autres diraient son rêve.
Les Vénitiens, le pape, les Florentins, en concluant une alliance bien fragile contre Charles-Quint, mettaient sur pied une armée de la Ligue italienne[200]. C'était aussi la prétention de ces souverainetés de s'armer entre elles pour un but commun qu'elles ne pouvaient atteindre, l'esprit d'unité leur manquant. Ils voulaient former une armée italienne, se grouper par des ligues nationales; presque aussitôt la faiblesse des moyens, la division des chefs amenaient la dissolution de cette armée.
Cette ligue italienne, le connétable s'était chargé de la combattre et de la vaincre; à cet effet, il avait lancé ses Allemands et ses Espagnols sur le centre même de l'Italie; ses lieutenants, Fronsberg[201] et le prince d'Orange[202], tous deux braves aventuriers, le secondaient de tous leurs moyens: La ligue italienne fut bientôt dispersée; le connétable et ses deux lieutenants envahirent les légations romaines, Ferrare se rendit aux lansquenets. Là, mourut le gros capitaine Fronsberg dans une orgie huguenote, en avalant une grande coupe de vin dans un calice: c'était pourtant un rude homme, à la taille haute, aux larges épaules, à la figure épaisse et enluminée; nul ne connaissait mieux le langage de guerre qui convenait à ses soudarts; le connétable donna de grands regrets à Fronsberg; puis il dit aux lansquenets, «ne suis-je pas un pauvre sire comme lui, sans bien ni terre, et ne me faut-il pas gagner ville et état?»
Rome se levait devant les aventuriers avec ses richesses infinies: il y avait alors une opinion répandue, c'est que Rome avait hérité des trésors du vieux monde, opinion qu'on voit se répandre dès le Ve siècle chez les Goths, les Vandales et après la chute de Constantinople, ces richesses avaient dû s'accroître. On disait que des tonnes d'or étaient enfouies dans les caveaux des basiliques; tout était riche à Rome: reliquaires, vases sacrés, chandeliers, ornements des autels, chappes et tiares; les mécréants se faisaient joie de ces profanations, et ils saluèrent Rome de leur chant de guerre, de leurs clameurs de victoire[203].
Presqu'aussitôt, l'assaut fut donné par les deux côtés des vastes murailles, qui s'étendaient sur un espace de près de cinq lieues, assaut terrible, bravement soutenu et fortement accompli. Un coup d'arquebuse frappa le connétable en pleine poitrine, et il tomba, blessé à mort. S'il faut en croire l'artiste un peu hableur, Benvenuto Cellini,[204] ce fut lui qui lança ce grand coup: il ne faut pas en vouloir aux artistes fantasques de ces petits mensonges, de ces vanteries fréquentes; leur imagination travaille ardemment; elle charpente avec naïveté un roman dont ils se croient les héros et qui devient pour eux de bonne foi, la vérité absolue. La mort glorieuse du connétable de Bourbon fit une impression profonde de tristesse et de colère parmi les bandes d'aventuriers; en langue espagnole ou allemande ils poussaient ces cris sauvages: «Il faut venger Bourbon par la chair et le sang»[205].
Un chant de geste et de guerre demeura longtemps parmi les aventuriers, en souvenir de la mort du connétable, leur chef bien-aimé.
Cet ordre fut cruellement exécuté. La description que fait Brantôme du sac de Rome par les lansquenets et les volontaires espagnols, soulève de tristes réflexions sur les mœurs des gens de guerre de cette époque, que plus tard Callot a dessinés. Il y a sans doute un peu d'exagération dans le récit du sire de Bourdeille qui n'était pas témoin oculaire des faits qu'il raconte par ouï dire: Brantôme n'était pas au siége de Rome; mais il avait écouté, entendu ce récit de la bouche même de quelques-uns de ces soudards, compagnons d'armes de sa jeunesse; le souvenir en était resté en sa mémoire: «Rome vaincue, dit Brantôme, ils se mirent à tuer, desrober, tuer et violer femmes sans tenir aucun respect ni à l'âge ni à dignité, sans respecter les saintes reliques des temples, ni les vierges, ni les moniales, jusques là que leur cruauté ne s'estendit pas seulement sur les personnes, mais encore sur les marbres et antiques statues: les lansquenets qui étaient imbus de la nouvelle religion, s'habillaient en cardinaux, en evêsques en leurs habits pontificaux et se promenaient ainsi parmi la ville, au lieu d'estaffier, fesaient ainsi marcher ces pauvres éclesiastiques, à côté ou en devant en habits de laquais, les uns les assommaient de coups, les autres se contentaient de leur donner des horions, les autres se moquaient d'eux et en tiraient des risées en les habillant en bouffons et maltassins; les uns leur levaient les queues de leur chappes en fesant leur procession par la ville et disant les litanies; bref ce fut un vilain scandale.»
Brantôme ajoute comme un souvenir: «Les huguenots en nos guerres en ont bien fait autant et mesme à la prise de Cahors, car, tant que dura leur séjour, les palefreniers tous les matins et soirs qui allaient abreuver leurs chevaux, s'habillaient de chapes des églises qu'ils avaient prises et montés sur leurs chevaux, allaient en l'abreuvoir et entournaient ainsi vestus en chantant les litanies et un qui avait trouvé la mitre allait derrière fesant l'office de l'évêque.[207]» Je rapporte ce passage de Brantôme, pour expliquer et justifier les réactions populaires contre les calvinistes.
Il serait impossible de suivre plus loin les récits trop naïfs du sire de Bourdeille, dans la description du sac de Rome par les lansquenets et les compagnies d'aventuriers espagnols; Brantôme ne s'épargne pas la licence des tableaux et la franchise des expressions. L'opinion qu'il a des dames romaines (comtesses, marquises, baronesses), est un peu conforme à sa manière de conter les galanteries des dames à la cour de Henri II et de Charles IX. Il faut prendre Brantôme comme un charmant hableur, une espèce de Boccace français qui lance un peu au hasard des noms propres à côté des récits de galanterie souvent inventés; il les conte si bien, avec tant de naturel, qu'on ne distingue pas ses imaginations de la vérité, et qu'on se laisse doucement bercer par ses agréables aventures.
Pendant le sac de Rome, la dévastation des basiliques, le saccagement de la tombe des Apôtres[208], par les reitres plus cruels que les Huns et les Alains, le pape et les cardinaux s'étaient réfugiés au château Saint-Ange, où ils subirent un siége régulier; du haut de cette vaste tour (le Môle d'Adrien), ils purent contempler ces processions moqueuses, dans lesquelles les Huguenots, montés sur des ânes, transportaient les reliques et même le pain consacré. Les prédications de Luther avaient préparé ces excès de la soldatesque allemande.
L'empereur Charles-Quint, tout en désavouant le sac de Rome, n'en faisait pas moins assiéger le souverain pontife dans le château Saint-Ange, et le forçait à se rendre prisonnier en l'environnant de respect, et en s'agenouillant devant lui; l'empereur aimait les grands captifs. Il mêlait un respect affecté à sa politique d'invasion et de conquête; c'était sa seule hypocrisie.
Pour rester juste et impartial, il faut dire que les opinions de la Réforme s'étaient produites, en majorité jusqu'ici en France, dans des conditions plus calmes, plus modérées que les jacqueries luthériennes de l'Allemagne. Ces opinions purent mériter la protection de mademoiselle d'Heilly (la duchesse d'Étampes), comme elles avaient trouvé des partisans dans les classes scientifiques et universitaires. Le calvinisme, quoique plus hardi, plus dessiné comme doctrine, avait quelque chose de plus doux dans la parole et dans l'expression. Calvin, né à Noyon, loin de lutter contre la puissance royale, s'adressait à elle dans les formes les plus obséquieuses, pour demander sa protection; il dédiait à François Ier ses livres et ses œuvres[209]. Calvin avait pour protectrice avouée Marguerite de Valois (depuis duchesse d'Alençon), cette tendre sœur du roi, puis madame Marie de France, duchesse de Ferrare[210] et enfin la duchesse d'Étampes, toute puissante à la cour de François Ier.
Ce fut sur les instances de la maîtresse bien-aimée de François Ier, que Clément Marot traduisit les psaumes en français, que le soir on récitait dans le Pré-au-Clerc, ce beau rendez-vous de la cour[211]. Qu'on se représente au delà de la Seine, les prés fleuris en face du Louvre, ombragés de grands arbres et s'étendant jusqu'au village de Grenelle. L'université avait là ses jardins, ses allées, ses vergers en espaliers, sa fruiterie, et ses beaux treillis de vigne. Le soir, le Pré-au-Clerc retentissait d'une douce musique qui accompagnait les psaumes de David: chacun y mettait son air favori, et la popularité de l'œuvre de Marot fut si grande, que le roi en accepta enfin la dédicace:
Ainsi le Roi lui-même commandait cette traduction des psaumes que l'Église condamnait: ce fut par la duchesse d'Étampes, que Clément Marot obtint toutes les grâces de la cour; esprit fantasque, exigeant, tapageur, plus d'une fois le poëte avait eu des démêlés avec la justice; ses vers sur le Châtelet le constatent.
Les ennemis, que Marot dénonçait dans ses jeux de mots versifiés, étaient les catholiques ardents, les docteurs de la Sorbonne, les magistrats des cours de justice qui maintenaient les principes de la vieille société. Ce parti avait pour expression Diane de Poitiers, unie intimement aux Guise, la rivale de la duchesse d'Étampes, esprit politique qui voulait défendre les lois antiques de la chevalerie et de la société du moyen-âge.
On était, en effet, à une époque de transition scientifique; le moyen-âge s'affaiblissait, l'esprit de la chevalerie était son dernier souffle jeté sur le siècle de François Ier: sa guerre civile, les dissentions universitaires allaient se substituer aux belles joutes et aux tournois; et la preuve que ce vieil esprit s'en allait, ce fut la façon presque ridicule, dont se termina le grand cartel envoyé par Charles-Quint à François Ier!
XVIII
CARTEL DE CHARLES-QUINT A FRANÇOIS Ier.
1526-1527.
Un des épisodes les plus étranges dans l'histoire sérieuse, ce fut de voir le grave et politique Charles-Quint, oubliant les lois générales de son système habituellement plein de calme et de réflexion (comme l'esprit monacal de l'Espagne), pour se jeter dans les aventures d'un cartel de chevalerie. Le sang des ducs de Bourgogne lui était-il monté au cerveau? la colère d'avoir été trompé, joué par François Ier, lui faisait-elle oublier les lois de la prudence générale? Vainqueur partout au moyen de ses armées, comment se jetait-il en chevalier errant dans les hasards d'un combat singulier? C'est que lorsqu'une forte déception arrive, lorsqu'on a travaillé à l'accomplissement d'un système et que le but échappe, on ne raisonne plus, on agit avec sa colère et non point avec la réflexion. L'Empereur venait d'apprendre que le parlement de Paris avait déclaré nul l'acte scellé des armes royales de France, en vertu de ce principe du droit romain, qui exigeait la liberté, la spontanéité dans tous les actes légaux de la vie de l'homme; or, François Ier captif n'avait pu agir librement[213].
L'Empereur considérait cette façon de raisonner comme une grande déloyauté. Ce n'était pas le roi de France qui avait négocié et préparé le traité, mais des plénipotentiaires librement choisis par lui; il n'avait fait que ratifier leur œuvre discutée, réfléchie; et, d'ailleurs, n'avait-il pas engagé sa parole de gentilhomme et de chevalier, d'exécuter fidèlement les clauses du traité de Madrid? Cheminant tout à côté de l'Empereur depuis Burgos jusqu'à la Bidassoa, François Ier n'avait-il pas pris à témoin l'image de la croix, et ne se parjurait-il pas comme un félon en oubliant cette promesse? Comme il avait manqué à sa foi de chevalier, Charles-Quint le provoquait en cartel. Peut-être aussi, par un de ces caprices qui arrivent quelquefois aux esprits politiques, Charles-Quint voulait-il se jeter dans les aventures pour montrer son courage personnel et enlever à son rival, l'autorité et le prestige de roi chevalier.
Après la signature du traité de Madrid, François Ier avait envoyé pour le représenter auprès de Charles-Quint un ambassadeur; c'était un chevalier très en avant dans la confiance de la duchesse d'Angoulême, Henri de Calvimont, et plusieurs fois en sa présence, l'Empereur s'était exprimé en paroles aigres et colères sur la conduite du roi de France, jusqu'à la provocation. Les instructions de l'ambassadeur lui recommandaient beaucoup de calme, la nécessité de prolonger et d'attendre: en ce moment, François Ier négociait avec le roi d'Angleterre, et l'on était à la veille de la signature d'un traité offensif et défensif. Le traité avait pour but de forcer Charles-Quint à rendre les deux jeunes princes, fils de François Ier, moyennant une juste rançon, ce qui était dans le droit chrétien.
Le pape invitait tous les peuples à une croisade, et il fallait pour cela un durable système de conciliation[214].
L'empereur Charles-Quint était instruit de ces négociations et de ces actes[215]; impatienté des délais et de ces paroles évasives ou de cette mauvaise volonté, il s'écria tout haut en présence de l'ambassadeur de France, Calvimont: «Le roi, votre maître, a manqué déloyalement à la foi de chevalier qu'il m'avait donnée, et s'il osait le nier, je le soutiendrais seul à seul avec lui les armes à la main!» Dans les lois de la chevalerie c'était un véritable défi d'armes. Une dépêche de Calvimont informa François Ier de cet appel à un combat singulier: l'ambassadeur, n'exprimant aucune opinion, racontait les faits tels qu'ils s'étaient passés dans l'audience de l'Empereur.
A l'époque toute de négociation et de diplomatie où l'on se trouvait, François Ier avait tout à gagner en retardant une réponse. Le conseil était d'avis qu'en poursuivant la guerre en Italie, l'empereur Charles-Quint avait brisé lui-même le traité de Madrid, et qu'il n'y avait plus d'engagement de la part du roi de France, puisque la paix n'était pas observée, opinion partagée par le roi Henri VIII. Les deux conseils de France et d'Angleterre résolurent donc d'envoyer des hérauts-d'armes à Charles-Quint, pour lui déclarer solennellement la guerre. Ce n'était point ici un défi de chevalerie, la provocation d'un cartel, pour un combat corps à corps, les hérauts d'armes représentaient le suzerain, chef de la nation; ce qu'ils dénonçaient, c'était la guerre et non pas un combat de chevalerie[216] en champ-clos.
Le défi de Charles-Quint, au contraire, était une provocation individuelle, à laquelle tout chevalier devait répondre. Le héraut-d'armes de France s'appelait Guyenne, celui d'Angleterre Clarence; tous deux partirent donc couverts d'armures avec le blazon de leur maître sur la poitrine et le gonfanon à la main, précédés de deux trompettes également aux armes royales, s'acheminant à travers les terres de France et d'Espagne[217]; ils trouvèrent l'empereur Charles-Quint qui tenait sa cour plénière à Burgos. Ils s'annoncèrent comme messagers d'armes de France et d'Angleterre portant les paroles des rois leurs seigneurs; après trois appels au son de trompe, Guyenne, le héraut-d'armes de France, s'écria: «A toi, empereur Charles le cinquième, nous déclarons au nom des rois de France et d'Angleterre, que tu as forfait à l'honneur en retenant notre Saint-Père le pape captif au château de Saint-Ange, en gardant comme des serfs les enfants du roi de France qui n'étaient qu'otages, en refusant de payer à Henri, roi d'Angleterre, les sommes dont tu lui es débiteur[218].»
En entendant ces paroles hardies du héros-d'armes, l'empereur Charles-Quint, tout rouge de colère, répliqua d'une voix terrible: «En vérité, Guyenne, ton maître en a menti par la gorge, François de Valois, quoique libre, n'a pas cessé d'être mon prisonnier; il a violé sa parole de chevalier, car n'avait-il pas promis de venir se remettre en mes mains, si le traité de Madrid n'était pas exécuté, et il ne l'a pas été. Ton maître, ayant forfait à l'honneur, n'a plus qu'à répondre au défi d'un combat singulier que je lui porte à la lance, à l'épée, à la hache d'armes, ainsi que je lui ai envoyé dire par l'ambassadeur Calvimont. A présent pars, je te donne congé.»
Les hérauts-d'armes, remettant leur casque et haulme sur leur chef, s'acheminèrent donc à travers l'Espagne et la France vers la cour de Fontainebleau, où ils trouvèrent le roi François Ier au milieu des fêtes et des plaisirs de ses nouvelles amours pour la duchesse d'Étampes: Guyenne répéta mot à mot les paroles fières et dédaigneuses de Charles-Quint. François, le visage en feu, dicta le cartel suivant: «A toi, élu empereur d'Allemagne, tu en as menti par la gorge, quand tu soutiens que j'ai manqué à ma foi de gentilhomme; j'accepte ton défi, assigne un lieu de combat, promets-moi la sûreté du camp et terminons par l'épée ce qui s'est trop continué par l'écriture[219].»
Dans la loi de la chevalerie, assurer le camp, c'était donner un sauf-conduit solennel, de manière qu'en aucun cas il pût y avoir saisie de corps de l'un des deux combattants, car François Ier craignait toujours quelque piége tendu par Charles-Quint, et de voir ainsi recommencer sa captivité. Le héraut-d'armes Guyenne s'achemina une seconde fois pour les terres d'Espagne, portant le royal cartel dans une aumonière de soie. Charles-Quint tenait alors sa cour à Monco en Aragon: quand le héraut-d'armes eut achevé son défi et sonné ses trois coups de trompette, l'Empereur lui dit: «Rapporte au roi ton maître que j'accepte le cartel, le lieu fixé pour le combat sera l'île de la Bidassoa, la place même où François Ier m'a donné sa foi de gentilhomme d'exécuter le traité, et où il me remit ses enfants en otages; ce lieu placé entre les deux États, n'est-il pas sûr? nous enverrons de part et d'autre un prud'homme en chevalerie pour procurer la sûreté du camp et décider le choix des armes que je prétends m'appartenir, car je suis l'insulté[220].»
Charles-Quint prenait ce cartel si parfaitement au sérieux qu'il avait fait choix du chevalier qui devait l'accompagner comme témoin et second dans le duel, c'était don Baltazar Castiglionne, le plus loyal des paladins dans la grandesse d'Espagne, l'auteur du beau livre chevaleresque la Cortezia (la Courtoisie), parfait miroir d'honneur et de bravoure; ce choix ainsi fait, Bourgogne, le héraut-d'armes de Charles-Quint, s'achemina portant le défi en règle; il espérait trouver à la frontière un sauf-conduit tout préparé pour voyager en France, mais, par un concours de circonstances que l'on ne peut expliquer, ce sauf-conduit se fit attendre jusqu'au 18 août[221]. Voilà donc Bourgogne, voyageant à travers la France précédé de son écuyer, le blason d'Autriche sur la poitrine; il arriva à Fontainebleau le 6 septembre et se fit annoncer à son de trompe comme le messager de l'Empereur: le héraut Guyenne vint au devant de lui:
—Que demandes-tu, chevalier?
—Le roi, ton maître.
—Il est impossible que tu le voies aujourd'hui, il est à Lonjumeau à courre le cerf et j'ai ordre de t'y conduire.
Le héraut d'armes Bourgogne se mit en marche accompagné de Guyenne pour atteindre François Ier à la chasse dans la forêt; quand ils virent les tours de Lonjumeau, Guyenne ayant distancé Bourgogne revint bientôt en disant: «Le roi est encore à la chasse avec la duchesse d'Étampes et je n'ai pu les rejoindre.» Après bien des allées et des venues, le roi de France enfin fit dire qu'il recevrait le message de Charles-Quint dans le château des Tournelles à Paris, et Bourgogne se hâta de s'y rendre conduit par le grand-maître de Montmorency, montrant partout une vive impatience de remplir son office.
Dès que le Roi l'aperçut, il s'écria:
—Héraut Bourgogne m'apportes-tu l'assurance du camp[222]?
—Permettez, sire, que je fasse mon office et que je lise le cartel que l'Empereur mon maître m'a chargé de porter à votre majesté.
—Héraut Bourgogne, je te le répète, m'apportes-tu la sûreté du camp?
Le héraut Bourgogne, au lieu de répondre, se mit en mesure de lire le cartel dans son entier. Le Roi l'interrompit:
—Assez, Bourgogne! donne-moi d'abord la patente de sûreté du champ-clos, et tu harangueras ensuite tant que tu voudras.
—J'ai ordre de lire à votre majesté le cartel et de vous le remettre en main.
—Je ne le permettrai pas; ton maître voudrait-il donner des lois dans mon royaume?
—Sire, je ne puis remplir mon office ainsi qu'il m'a été donné: constatez votre refus par écrit et donnez-moi un sauf-conduit pour le retour.
—Montmorency, qu'on le lui donne donc, dit le Roi impatienté.
Le héraut Bourgogne répéta à deux fois au grand-maître Montmorency:
—Monseigneur, vous voyez bien qu'on n'a pas voulu m'entendre, et cependant je dois vous dire que le cartel contenait la sûreté du camp.
Alors le héraut fit encore sonner trois fois de la trompette, provoqua le roi de France au nom de son maître en combat singulier et reprit la route d'Espagne à travers l'Orléanais, la Guyenne et la Gascogne[223].
XIX
LA PAIX DE CAMBRAI OU DES DAMES[224].
1528.
Quand on lit le procès-verbal minutieux du héraut-d'armes Bourgogne, tout en faisant même une grande part à sa passion personnelle pour l'empereur Charles-Quint, son maître, on serait tenté de croire à un manque de cœur et de courage du côté de François Ier. Il semble en résulter, en effet, que Charles-Quint cherchait très-sérieusement un duel corps à corps, même à outrance, à la lance, à l'épée, au poignard, et que François Ier l'éluda par des prétextes et des délais qui tinrent évidemment à des causes particulières qu'on expliquerait difficilement au point de vue de la chevalerie.
On ne peut croire néanmoins que François Ier, si brave, si déterminé, le vainqueur de Marignan, le héros de Pavie, qui, seul, combattait à pied, l'épée brisée, une multitude d'ennemis, eût cherché un prétexte pour éviter le champ-clos, si exalté par les chansons de gestes du moyen-âge; les romans de chevalerie fournissaient des exemples d'empereurs et de rois rompant une lance au carrefour d'une forêt avec une intrépidité incomparable contre un chevalier inconnu, et Charlemagne lui-même, le grand empereur, n'avait pas dédaigné de se mesurer avec Sacripan et Ferragus, comme on le lisait dans le poëme de l'Orlando furioso[225].
Il eût été difficile de croire à un piége de la part de Charles-Quint: on devait se battre en terre neutre sur l'extrême frontière, et il était si aisé de prendre ses précautions! Il faut donc penser que ce refus ou ces délais tenaient à une cause générale et politique: la question d'honneur et de courage restait en dehors. Le conseil de François Ier avait jugé que tout ce qui s'était fait à Madrid était nul et que Charles-Quint lui-même avait brisé le traité par des entreprises nouvelles qui en modifiaient singulièrement l'esprit et la tendance. Selon le conseil du roi de France la conséquence immédiate du traité de Madrid, devait être la paix absolue; François Ier avait tant cédé pour apaiser l'ambition de Charles-Quint! Comment arrivait-il donc que la guerre continuât en Italie et que l'Empereur combattît encore les Florentins, les Milanais et notre saint-père le Pape lui-même? Toutes les conditions étaient donc changées; la domination suprême de l'Italie était convoitée par Charles-Quint en violation manifeste du traité. Il est vrai que cette Italie méritait peu d'intérêt de la part de la France: les Milanais secouaient tout gouvernement régulier dans la guerre civile, sous les Sforza et les Visconti. Les Florentins, capricieusement, exilaient ou rappelaient les Médicis; les Romains s'agenouillaient devant les papes ou les chassaient: Bologne, Ferrare, étaient en pleine révolution, et les Vénitiens, naguère si puissants, s'affaiblissaient dans l'excès de leur propre ambition conquérante[226] dans l'Orient.
Au milieu de ces agitations intestines, se révélait le caractère ambitieux de la maison de Savoie. Au passage de François Ier, avant la triste bataille de Pavie, le duc Charles III, lié à la France, avait reçu du roi des subsides et des promesses d'agrandissement depuis le Piémont jusqu'à la frontière de Gênes; après les malheurs de la France, le duc brisait presque avec éclat cette alliance, sans s'arrêter même à la question de famille: car la régente, mère du roi de France, était la tante du duc Charles III[227]. L'empereur eut désormais la clef des Alpes et le concours des forces des ducs de Savoie.
La république de Gênes elle-même avait abandonné la cause de la France en péril; la désertion éclatante d'André Doria, le célèbre marin, mettait le sceau à cette politique d'oubli et d'abandon.
Le conseil de François Ier soutenait donc qu'il y avait rupture ou modification dans le traité de Madrid, et par conséquent liberté pour le roi de s'en affranchir ou de prendre tous les moyens pour le rendre moins lourd. L'habile diplomatie de la France d'ailleurs avait déjà obtenu quelques résultats d'alliance et de concours efficaces: durant même la captivité de François Ier à Madrid, la régente, Madame de Savoie, avait ouvert des négociations avec Henri VIII d'Angleterre, inquiet lui-même des empiétements de Charles-Quint; elles avaient abouti à des stipulations secrètes[228], et le cardinal Wolsey, après la délivrance du roi de France, était venu négocier sur le continent: un traité de mariage fut conclu entre le second fils du roi de France et Marie, princesse d'Angleterre. Cette alliance assurait le concours de Henri VIII dans une guerre, si Charles-Quint persistait à garder les deux fils de François Ier en captivité et à persécuter notre Saint-Père. Dans les caprices de sa puissance, Charles-Quint s'agenouillait devant le pape et le gardait captif; l'Empereur respectait la papauté, mais il voulait avoir son pape. On rencontre souvent de ces esprits dans l'histoire qui ménagent les institutions pourvu qu'elles se ployent à leur caprice.
Dans l'état où se trouvait l'Europe menacée par les Turcs, il était difficile qu'une longue guerre pût se renouveler entre les princes chrétiens, sous un simple prétexte d'ambition et de querelles personnelles; les esprits étaient tournés vers la croisade en Orient. Tout ce qui avait un cœur élevé songeait donc à combattre le Turc; et, sous l'influence de Diane de Poitiers, il s'était formé un ordre de chevalerie, dont le premier vœu était de combattre les infidèles avec les braves chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Il fallait donc assurer une paix définitive et sans esprit de retour entre Charles-Quint et François Ier: comme il était difficile de les rapprocher personnellement après tant d'irritation et d'injures, deux femmes encore se chargèrent de ménager la réconciliation des princes. En France, ce fut la prudente et active duchesse d'Angoulême[229], la mère de François Ier; elle avait négocié avec l'Angleterre et se croyait assez puissante pour conclure une seconde paix avec Charles-Quint. Pour l'Empereur, la femme choisie pour négocier fut Marguerite, archiduchesse d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, princesse d'une intelligence supérieure, la fille de l'empereur Maximilien et de Marie de Bourgogne; enfant, elle avait été fiancée à Charles VIII, roi de France, puis à l'infant d'Espagne, mort avant son mariage[230], enfin veuve presqu'aussitôt de Philibert-le-Beau, duc de Savoie; elle vit à peine son mari qu'elle pleura toute sa vie. Dès ce moment, Marguerite se consacra au gouvernement des Pays-Bas; une des héritières de la maison de Bourgogne, elle en avait gardé la hardiesse, la fierté; elle protégeait les lettres et les arts, et son gouvernement fut aimé et admiré: l'industrie des villes de Bruges, de Gand, de Malines, grandit sous ses lois: il n'y eut pas de révolte mais des libertés. Du gouvernement de Marguerite, datent la plupart de ces hôtels-de-ville à horloge, à clochetons qui couvrent les Flandres: les corporations libres et heureuses purent bâtir leur maison commune, se grouper dans la salle des festins, processionner an son des cloches à carillon. Les Flandres sont aujourd'hui encore les gardiennes de l'esprit de corporation au moyen-âge; c'est ce qui fait leur joie, leur liberté et leur grandeur!
La protection artistique de Marguerite d'Autriche s'étendit sur les domaines de Savoie, la patrie de l'époux pleuré; elle y fit construire la charmante église de Brou qui fait encore l'admiration des artistes. Maîtresse de toute la confiance de Charles-Quint, ce fut à elle que le pape s'adressa pour obtenir son intervention: il s'agissait d'une grande trève pour tourner les armes chrétiennes contre les Turcs. Ainsi, deux femmes allaient présider à des négociations délicates que la colère des princes avaient rendu impossibles; elles allaient donner à l'esprit chevaleresque une autre direction, celle de la croisade contre les Turcs. A Cambrai, furent réunies toutes les dames de la cour de Fontainebleau, de Gand, de Malines et de Bruxelles. Diane de Poitiers, la duchesse d'Étampes, suivirent la reine régente, comme attachées à sa personne, et pour présider aux fêtes de la chevalerie.
Les premières gravures de la Renaissance nous donnent, comme pour le camp du Drap-d'Or, la reproduction des solennités qui accompagnent les négociations de Cambrai: une surtout témoignait du mélange de l'esprit français et de la grande piété flamande. Dans une haute tour, est dame l'Église vêtue de blanc, toute en pleurs, assiégée par des mécréans tout noirs, Sarrasins et Turcs; elle implore le secours des chevaliers qui accourent de toute part, la croix sur la poitrine. Dans une miniature, on voit Constantinople et Jérusalem: les règles de la perspective n'y sont nullement gardées, les maisons semblent se refouler sur les maisons, les cités sont pleines de Sarrasins, mais sur l'horizon apparaît un ange à l'épée flamboyante qui montre aux chrétiens les cités captives.
L'esprit des croisades suffirait-il pour apaiser les colères politiques de Charles-Quint et de François Ier? Néanmoins les deux négociatrices en profitèrent pour signer la paix de Cambrai[231], que Brantôme, le premier, appelle la paix des dames. Ce traité modifiait sous quelques points de vue l'inflexible convention de Madrid: moyennant le mariage accompli de François Ier et d'Éléonore de Portugal, le roi de France gardait le duché de Bourgogne, sous la condition expresse qu'il serait donné en apanage à un des fils du roi, sous un simple hommage; le dauphin devait épouser une infante, car l'empereur Charles-Quint semblait mettre un grand prix à reconstituer l'illustre maison de Bourgogne, dont il était l'héritier et le représentant. La Flandre, l'Artois avec Tournai étaient réunis aux Pays-Bas sous le gouvernement de Marguerite d'Autriche. Le roi de France rendait aux héritiers du connétable de Bourbon, tous les fiefs confisqués, pour les tenir sous simple hommage, sans qu'on pût invoquer les arrêts prononcés par le parlement. La principauté d'Orange était reconstituée au profit de Philibert de Châlons[232], le compagnon si brave du connétable de Bourbon au siége de Rome, vaillant chevalier resté fidèle à la cause de Charles-Quint. La principauté d'Orange était enclavée dans les terres pontificales du comtat d'Avignon; plus tard elle passa dans la famille protestante des ducs de Nassau qui prirent le titre, depuis si glorieux, de prince d'Orange. Charles-Quint voulait ainsi entourer le royaume de France de principautés indépendantes et libres, afin d'en empêcher le développement territorial.
L'article de ce traité qui dut coûter durement à François Ier, ce fut la renonciation absolue à tous les droits, à toutes prétentions sur l'Italie, cette terre pour lui toute de prédilection. Le roi donnait sa parole sous la garantie du pape, de ne jamais plus revendiquer ses héritages du Milanais, de Naples et de Gênes, ces terres qu'il avait tant aimées. L'histoire des premiers Valois révèle l'amour immense de ces rois pour l'Italie; tous l'avaient traversée, les armes à la main, en la revendiquant comme leur patrimoine; il en fut ainsi jusqu'à la réformation qui annula l'action diplomatique de la France pendant un siècle.
XX
DÉLIVRANCE DES ENFANTS DE FRANCE.—TOURNOI DE LA RUE
SAINT-ANTOINE.—DIANE DE POITIERS.—LA DUCHESSE D'ÉTAMPES.
1529-1530.
La signature du traité de Cambrai faisait cesser la bien triste captivité des pauvres enfants du Roi, donnés comme otage pour l'exécution du traité de Madrid; ils avaient passé de cruels jours et subi bien des dures épreuves en Espagne! L'empereur Charles-Quint dans sa colère avait reporté sur eux ses ressentiments. Les enfants de France, exilés de Madrid, furent relégués dans un couvent de moines à Valadolid; là, gardant leur fierté et leur honneur, ils ne se plaignirent jamais; ils ne firent aucune démarche pour appeler le roi leur père aux sacrifices de sa couronne et de son pouvoir.
Une fois le traité de Cambrai conclu, les otages devenaient libres moyennant rançon, selon l'usage; elle fut fixée à deux millions d'écus d'or que la régente recueillit avec des peines infinies par un système d'économie, d'emprunt et d'impôt: ces sacs d'écus furent chargés sur des mulets[233] et conduits jusqu'à la Bidassoa. Comme le chancelier Duprat qui les conduisait était fort retord et que les Espagnols le savaient très-habile pour l'alliage des monnaies, ils envoyèrent des commissaires avec charge de vérifier le poids et l'aloi des écus, opération qui dura quatre mois; on reconnut un déficit dans le poids, il fallut ajouter quarante mille écus dans les balances pour le complément de la somme promise; les caisses chargées sur des mules pimpantes prirent la route de la frontière. En ce moment on vit paraître sur les rives de la Bidassoa un royal cortége[234]: en tête dix alcades, leurs bâtons blancs à la main; à la suite, le connétable de Castille, Fernandès Velasco, suivi de la reine douairière de Portugal, grave de contenance, suivie de ses duègnes et de ses filles d'honneur; à ses côtés et faisant disparate à sa gravité, les deux enfants de France, le Dauphin et le duc d'Orléans, alertes et forts contents de s'en revenir: les mœurs espagnoles étaient si différentes des coutumes vives et légères de la nation française! Le connétable de Montmorency conduisait à la fois la reine de Portugal et les princes: François Ier se porta à leur rencontre jusqu'à Bayonne; il accueillit ses enfants avec des transports de tendresse et de joie; l'un et l'autre s'étaient conduits avec tant de dignité dans leur malheur!
Le royal cortége se dirigea sur Bordeaux, qui salua la nouvelle reine par des fêtes, des festins, comédies, ballets et passes d'armes: les Espagnols récitèrent quelques joyeuses saynètes à l'occasion des noces qui furent accomplies par l'archevêque d'Embrun[235]; on suivit la route de la Guyenne, du Languedoc, lentement, entouré de peuples et de fêtes; chaque cité était en joie, et l'on vit bientôt se dessiner les tours et le vaste bâtiment du château d'Amboise. Dans cette royale demeure, les deux époux devaient attendre les préparatifs du couronnement de la nouvelle reine à Saint-Denis[236]. L'empereur Charles-Quint avait exigé cette cérémonie royale, afin qu'en aucun cas il put y avoir séparation ou divorce. La vieille abbaye se para de toutes ses reliques et du chef ou tête de Charlemagne enchâssé dans son reliquaire d'or. A l'occasion de ce couronnement de la reine Eléonore, un tournoi fut indiqué dans la rue Saint-Antoine, le lieu habituel de ces passes-d'armes: depuis deux mois, les messagers, écuyers, hérauts, varlets suivant l'usage, s'étaient dirigés vers tous les châteaux de France pour annoncer à son de trompe, la belle et joyeuse fête; on devait combattre à la lance, à l'épée (fer émoulu), à la masse d'armes, à la joûte et à la lutte, et ce fut une grande joie dans toutes les châtellenies. Quel chevalier pouvait manquer à l'appel de François Ier?
A l'extrémité, vers la porte Saint-Antoine, se trouvait la Bastille dont les jardins et les fossés s'étendaient jusqu'à la rivière[237]: un espace couvert de verdure et de prairies séparait la Bastille du château des Tournelles entouré de ses vergers, treillis[238] et d'un petit bois de cerisiers s'étendant jusqu'au bastillon et à la petite colline de Montreuil; entre ces jardins et la Seine, était la large rue Saint-Antoine se développant jusqu'au couvent des Célestins. C'était entre l'hôtel Saint-Paul et la ménagerie des Lyons que se donnaient les tournois.
Il devait être splendide ce tournoi donné par le roi François Ier à l'occasion de son mariage avec la reine de Portugal!
Au jour indiqué par les prudhommes et experts en chevalerie, on prépara de grandes lices sablées et bien arrosées d'eaux de senteur entre les échafaudages parés de couleurs brillantes, destinés aux dames et aux juges des tournois. La veille, à la passe d'armes, les champions suspendirent à des piquets dorés leurs gonfanons et leurs écus ornés de leurs armoiries, afin que les juges d'armes pussent apprécier et décider la loyauté et l'origine des tenants du tournois, car il ne fallait pas qu'un félon et discourtois chevalier pût se mêler dans les rangs de cette fleur des paladins de France[239]. Le chroniqueur Belleforest[240] a décrit le tournoi de la rue Saint-Antoine avec de longs et heureux détails; historien d'imagination, d'une naïveté charmante, Belleforest n'est pas, comme le fut après lui De Thou, un esprit fort, un parlementaire sérieux et chagrin, subissant le joug de l'idée politique et passionné pour son parti. Belleforest, gardant les traditions du moyen-âge, se complaît à la description des fêtes de chevalerie; il réfléchit peu, il raconte!
Belleforest a donc décrit ce tournoi de la rue Saint-Antoine avec des couleurs vives, comme celle d'une miniature de manuscrits[241]. Il raconte les lances brisées en l'honneur des dames et les carrières fournies. Après les honneurs rendus à la reine Éléonore, la lice fut ouverte pour disputer le prix de la beauté; les deux héroïnes furent la duchesse d'Étampes et Diane de Poitiers, déjà rivales de grâces et de pouvoir: des chevaliers croisèrent l'épée pour elles et vinrent leur offrir le gage de bataille. Le roi était alors sous la puissance de la jeunesse et de la grâce; la duchesse d'Étampes l'exerçait avec un charme si en dehors même des formules de respect que, dans sa correspondance, elle donne à François Ier le simple titre de Monsieur; enfant gâtée, elle semble compter sur l'amour qu'elle inspire à un roi déjà avancé dans la vie; elle lui commande avec grâce ses moindres caprices. Autour d'elle, se groupait le parti huguenot; Jean Calvin la choisit pour sa protectrice; Clément Marot lui adressait ses psaumes versifiés et ses plus jolis rondeaux. A une époque de parti, les opinions ardentes ne discutent pas le genre, la nature et même la moralité des protections qu'ils invoquent, pourvu que ces protections les servent et les fassent triompher.
A la cour de François Ier, sous la toute-puissance de la duchesse d'Étampes, on vit le duc d'Orléans, le second fils du roi, à treize ans, s'éprendre aussi comme un jeune et fou chevalier de Diane de Poitiers qui comptait déjà trente ans. Si on en croit Brantôme et les traditions qu'il avait recueillies sur Diane de Poitiers à cet âge, elle était la belle parmi les belles; et plus elle prenait des années, plus cette beauté jetait de l'éclat, si bien qu'on croyait qu'elle avait recours à la magie[242]. Cette magie était le résultat d'une vie active, du soin qu'elle prenait d'elle-même. Debout à cinq heures du matin, elle se trempait dans un bain d'eau froide, puis à cheval, elle s'élançait dans les forêts comme la Diane de la mythologie, la divinité dont elle avait pris le nom; elle chassait deux ou trois heures au courre, à la pique, le cerf, le sanglier, puis elle revenait se coucher sur son lit de repos, où elle passait la matinée à lire des romans de chevalerie, des livres d'astrologie et d'histoire, jusqu'à ses repas qu'elle prenait substantiels et légers.
L'amour un peu étrange qu'elle inspirait à un jeune homme de quatorze ans avait sans doute sa source dans les bontés que Diane avait témoignées aux jeunes princes captifs lors de leur triste départ pour l'Espagne; à Bayonne, lors de leur retour, Diane de Poitiers avait élevé Henri sur ses genoux et dans ses bras, elle l'avait caressé avec une affection de mère; aussi, quand Henri fit son gracieux début d'armes au tournoi de la rue Saint-Antoine, son premier coup de lance fut pour Diane de Poitiers; il ne la quittait plus dans ses courses des bois, à la chasse; on disait même que le petit amour que le Primatice avait placé à côté de Diane dans son admirable portrait n'était autre que Henri, duc d'Orléans. Il se rattachait peut-être à cette affection une idée de parti. Diane de Poitiers était rapprochée des Guise[243] et des Montmorency[244] (la maison de Lorraine toute dévouée aux catholiques et les Montmorency expression de la haute féodalité; ces deux maisons supportaient impatiemment l'influence de la duchesse d'Étampes, et Diane de Poitiers était sa rivale.
Après les fêtes des tournois vinrent les deuils: par une circonstance curieusement triste, les deux princesses, qui avaient signé le traité de Cambrai, la paix des dames, moururent à la distance à peine d'une année l'une de l'autre. La duchesse d'Angoulême, mère de François Ier, qui suivit Marguerite d'Autriche dans la tombe, avait exercé une influence de bien et de mal sur le règne de François Ier; généreusement dévouée, elle avait servi son fils avec amour, mais en même temps très-passionnée, elle avait été un obstacle à l'apaisement des partis; elle avait blessé, heurté bien des caractères, et on pouvait lui attribuer la défection du connétable de Bourbon[245]. Marguerite d'Autriche[246], tête à la fois politique et doucement chevaleresque, dévouée aux lettres, avait agi avec une grande prudence dans le gouvernement des Pays-Bas, en même temps qu'elle passait les plus tendres loisirs de sa vie à pleurer son dernier mari, Philibert de Savoie, qu'elle avait tant aimé; elle légua son corps à l'église de Brou, où l'on voyait son tombeau au milieu des merveilles de la Renaissance qui alors se réveillait au palais de Fontainebleau avec les chefs-d'œuvre de l'art.
XXI
LA RENAISSANCE DE L'ART.—DEL ROSSO.—PRIMATICE.—BENVENUTO
CELLINI.—BERNARD PALISSY.
1520-1540.
Les loisirs que la paix de Cambrai allaient laisser au roi François Ier lui permettraient désormais de satisfaire son irrésistible penchant pour les arts, ce goût des bâtiments qu'il avait pris durant son expédition d'Italie, et l'on a vu qu'à son retour, après la victoire de Marignan, le Roi avait fait un digne accueil à maître Léonard de Vinci. Cette Italie, si féconde, si riche en artistes, alors tout entière livrée à la guerre civile, aux misères[247] qu'elle entraîne, offrait peu de ressources à l'art, elle créait des infortunes et peu de travail; il se fit donc une émigration naturelle vers la France, où régnait un prince passionné pour les bâtiments, pour leur splendeur et leur ornementation.
Presque tous les châteaux jusqu'au XVIe siècle, même les résidences royales, avaient gardé les formes du moyen-âge. Il ne faut jamais être exclusif dans les admirations, et cependant il faut rester juste: l'architecture du XIIe au XVe siècle avait bien sa grâce particulière, son originalité nationale: ces tourelles élancées et couronnées de crénaux, ces ponts-levis, ces escaliers qui s'entrelaçaient comme un serpent au flanc des murailles, ces oratoires, ces églises à ogives, ces formes de bâtiments à la fois sveltes et solides avaient leur charme et leur diversité[248]. Les bâtiments du moyen-âge apparaissent de loin, comme les châteaux des fées dans les légendes bretonnes. Mais tout allait changer avec les mœurs et les habitudes: les châteaux féodaux étaient faits pour ces temps de morcellement et de partage du pouvoir suzerain, où l'abbé Suger, avec toutes les forces de la monarchie de Louis-le-Gros, assiégeait le château de Montmorency.
La perfection du style à ogives s'était produite sous le règne de saint Louis, et la Sainte-Chapelle à Paris était une œuvre admirable.
Lorsque la domination des Anglais força les rois de France à porter leur cour plénière dans la Touraine, ce fut encore les châteaux féodaux qui abritèrent le Dauphin, depuis Charles VII. Les débris du Plessis-les-Tours peuvent donner l'idée d'un château royal à cette époque de luttes entre la royauté, les féodaux et les Anglais; les types varient peu: les murailles, les tours, les machicoulis, les ponts-levis, les fossés sont du même style[249].
Ce fut donc à l'art de l'Italie qu'on dut la transformation des châteaux royaux en vastes bâtiments avec jardins bien dessinés, des pavillons larges et carrés, de longues galeries ornées de peintures, de sculptures, des jardins peuplés de statues. De loin on distingue encore et l'on reconnaît les bâtiments de la Renaissance avec leurs fenêtres longues et sculptées, leurs colonnes à torsades criblées de niches remplies de gracieuses statues: dans chaque salle, de hautes cheminées qui sont elles-mêmes des monuments, des plafonds mythologiques où étaient reproduits Jupiter, Vénus, Ulysse et ses aventures fabuleuses, l'histoire, traduite en poëme épique sur la pierre et le marbre. Dans les jardins, les beaux treillis, les fruiteries succédaient aux grands massifs d'arbres verts et séculaires: plus la forêt était profonde, plus le hallali se faisait entendre à cette époque où la chasse était un grand art; dans chaque bosquet étaient des statues en bronze ou en marbre. Les fontaines elles-mêmes, ornées de fantastiques compositions, des sirènes, des faunes, des salamandres; de petits châteaux en bronze d'où s'élançaient, en cascade bouillante, les eaux écumeuses roulant dans un bassin plein de vieilles carpes aux colliers d'or.
Le premier des artistes qui vint en France après maître Léonard de Vinci, pour réaliser cette transformation, fut Del Rosso[250], connu plus généralement sous le nom de maître Roux; né à Florence sous le gouvernement des Médicis. Comme Léonard de Vinci, aucun art ne lui était inconnu: l'architecture, la peinture, la poésie, la musique. C'était le type de l'artiste italien que cette universalité dans une seule imagination; par dessus tout, maître Rosso possédait un faire original, un coloris brillant: l'église de l'Annonciada, à Florence, possédait son tableau de la transfiguration[251], où le peintre avait placé une troupe de Bohémiens sur le premier plan du tableau, au devant même des Apôtres. Durant le siége de Rome par le connétable, où tous les artistes se battirent pour le pape, en témoignage de la protection qu'il leur accordait, maître Rosso fut fait prisonnier par les Allemands; racheté par François Ier, il vint en France, où le roi lui confia, avec le titre de surintendant, la direction des bâtiments de Fontainebleau: maître Rosso construisit la principale galerie qu'il orna de belles peintures, aujourd'hui détruites par le temps et par l'humidité: elles représentaient les actions les plus mémorables du règne de François Ier; dans la galerie dorée on remarquait Vénus et Bacchus nus, Vénus et l'amour et la sybille Tiburtine annonçant la naissance du Messie. Chacune de ces figures reproduisait les portraits de François Ier et de Diane de Poitiers ou de la duchesse d'Étampes. Maître Rosso règna en maître à Fontainebleau jusqu'à l'arrivée du Primatice.
François Primatice, né à Bologne, l'élève chéri de Jules Romain[252], le peintre des vastes scènes de l'histoire antique, fut appelé en France un peu après Rosso[253], et à peine à côté l'un de l'autre les deux artistes conçurent une jalousie mutuelle qui se traduisit en combats singuliers; ces rivalités d'artistes s'expliquent et peuvent même se justifier; quand on a la passion de l'art, on se fait souvent de ses propres œuvres une idée exagérée, parce qu'on y a mis toute sa personnalité, sa force et sa vie; on se bat pour son œuvre, comme pour sa chair et son sang.
L'irritation en vint à ce point chez Rosso, que le Roi fut obligé de donner au Primatice une mission d'art pour recueillir les plus belles statues antiques de l'Italie: le modèle de Laocoon, de la Vénus de Médicis, de l'Ariane, bientôt coulés en bronze et destinés à orner les jardins de Fontainebleau. Primatice revint en France, et après la mort violente de Rosso[254], il reçut du roi la même charge, la même dignité d'intendant des bâtiments et châteaux; ce fut alors, qu'avec une ardeur extrême, il composa les plafonds de la galerie d'Ulysse à Fontainebleau, vaste sujet de mythologie et d'histoire, dont il ne reste plus que quelques débris: heureusement la gravure, plus respectée[255] que les ouvrages de l'art, a recueilli l'œuvre du Primatice; les générations futures portent si peu de respect au passé! Cette histoire d'Ulysse, si merveilleuse, qui prêtait tant à l'art, était d'un fini parfait et d'un brillant coloris; il reste du Primatice les deux figures de Diane de Poitiers et de la duchesse d'Étampes; Diane, surtout, la déesse des forêts, est splendide de fierté et de grâce; à demi cachée, elle semble attendre ses compagnes pour s'élancer ensuite dans la forêt à la poursuite du cerf et du sanglier: Primatice modifia tout le plan de maître Roux, pour l'achèvement de Fontainebleau; on dit que ce fut encore par jalousie et pour détruire ses œuvres.
Le plus étrange, le plus singulier de ces artistes au milieu de la Renaissance, ce fut Benvenuto Cellini, orfèvre-ciseleur, qui a écrit lui-même sa vie avec l'histoire de ses œuvres. J'aime les mémoires de Benvenuto Cellini, personnels, exagérés parce qu'ils sont précisément l'expression naïve du sentiment excessif de l'artiste; chez lui, pas de fausse modestie, de front humble et hypocrite, pour mendier un compliment: Benvenuto Cellini a tout fait; brave comme Roland, il a été excellent musicien grand poëte; il le dit du moins[256]; né au commencement du XVIe siècle, à l'époque de l'art de Nieler (la gravure sur cuivre, or ou argent), Benvenuto Cellini, se consacra à la ciselure, à la fonte des métaux, science nouvelle et florentine: il arriva à ce point de perfection qu'il put reproduire les modèles antiques, et composer lui-même d'admirables œuvres en bronze, en marbre, en or, en argent, d'une perfection à laquelle n'ont pu atteindre les artistes modernes. Appelé par le roi François Ier, après les troubles civils de Rome, Benvenuto Cellini, vint au château de Fontainebleau, où, par l'ordre du Roi et avec ses encouragements, il façonna des coupes[257], des vases, des statues. Dans ses mémoires il dit que le Roi lui commanda douze figures d'argent, de la hauteur de 5 pieds huit pouces, représentant six dieux et six déesses pour orner la table des royaux festins; quelques jours après, François Ier lui commanda une salière du poids de mille écus d'or: les deux statues de Jupiter et de Junon furent bientôt achevées, et le Roi vint les visiter dans l'atelier de Benvenuto; il était accompagné de la duchesse d'Étampes, à laquelle l'artiste galant offrit un beau vase ciselé de sa main[258] il reçut alors la commande d'un dessus de porte en argent et d'une fontaine architecturale, pour orner la cour d'honneur du château. Benvenuto Cellini a laissé la description détaillée de cette fontaine: elle devait être en bronze, haute de 5 pieds, et former un carré parfait, enlacé de petits escaliers pour monter sur une tour d'argent, d'où s'élançait une statue armée d'une lance, qui représentait le dieu Mars, dont le Roi était la vivante image: quatre statuettes formaient l'encoignure de la tour, la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique «dont le Roi était le protecteur.» Il cisela, par les ordres de François Ier, la statue d'Hébé, l'expression la plus pure, la plus suave, de la beauté antique; l'amphore qu'elle tenait de ses mains, d'une pureté de contours admirable, était incrustée de pierres précieuses. François Ier, charmé de ces chefs-d'œuvre, témoigna sa joie, sa reconnaissance; mais la duchesse d'Étampes, qui protégeait trop ouvertement le Primatice, blessa profondément l'amour-propre de Benvenuto Cellini, qui voulut quitter Fontainebleau; le Roi lui déclara qu'il n'en ferait rien: «Je vous étoufferai dans l'or, et vous vous en irez après si vous voulez[259].» La fierté de l'artiste fut au-dessus de l'amour de l'or. Tandis que le Primatice reproduisait sans cesse la duchesse d'Étampes dans ses décorations de galeries, Benvenuto Cellini, qui détestait la duchesse, avait choisi pour son modèle de prédilection, Diane de Poitiers, sous les traits de Diane chasseresse. Il trouvait dans ce corps quelque chose de parfait, un symbole de l'absolu dans le beau qui ravit les grands artistes: la duchesse d'Étampes, jalouse de Diane, blessa profondément Benvenuto Cellini, qui vint continuer son noble art à Florence[260].
Diane de Poitiers fut spécialement la protectrice, durant toute sa vie d'un art presque perdu, les belles poteries, et d'un artiste dont le nom glorieux doit survivre à tous les oublis, Bernard Palissy, qui eut à lutter contre la misère, la douleur et la jalousie[261]; ses poteries furent des chefs-d'œuvre d'un fini aussi parfait que les plus beaux vitraux du moyen-âge.
Lorsqu'on parcourt aujourd'hui les riches et très-rares galeries des amateurs de la Renaissance, on est frappé de l'art merveilleux de ces peintures sur émail qui reproduisent les sujets les plus divers de l'histoire, de la fable et de l'Écriture-Sainte, avec des couleurs si belles, si variées qu'on retrouve difficilement; le vert glauque de la mer, le rose tendre, le bleu céleste, teintes charmantes inaltérables, qui paraissent aussi brillantes après quatre siècles, que lorsqu'elles furent placées sur l'émail et l'argile. Ces poteries étaient-elles destinées au service de la table ou bien servaient-elles de simple ornement sur des étagères? Elles avaient l'un et l'autre emplois aux châteaux: on voit dans les tableaux de la Renaissance les dressoirs et armoires tout remplis de ces poteries rangées autour de la salle des festins; les plats, les assiettes, les vases sont étalés comme ornements. Aux jours des grandes solennités, ils servaient pour l'usage des convives; les varlets portaient sur ces poteries le faisan, le paon, la hure de sanglier, et dans les Paul Veronèse, les levriers lèchent des plats émaillés de mille couleurs[262]. L'aspect d'un festin royal de la Renaissance était magnifique: une large table couverte de statues d'argent, de vases et de coupes ciselés par Benvenuto Cellini; les mets servis sur les poteries d'émail de Bernard Palissy, égayées par les verreries de mille couleurs que les artistes vénitiens et bohémiens façonnaient en coupes, en amphores.
Les huguenots attaquaient déjà ce luxe, cette magnificence que protégeait Diane de Poitiers; avec leur haine des images, avec leur austérité de vêtements, ils ne pouvaient souffrir ces joies, ces brillantes expressions de l'art. Avec le triomphe de la réforme, jamais la Renaissance n'aurait donné au monde ses éclatants produits. Diane de Poitiers soulevait la haine du parti protestant, par ce luxe de la vie, cette grâce païenne d'ornementation. D'après les calvinistes, tout l'art devait consister dans des maisons blanches et propres, sans tableaux ni sculptures, où, assis sur des bancs de bois, ils auraient assisté à la lecture de la Bible; un artiste pour eux était un païen, un débauché, amoureux de la forme. Si déjà les huguenots brisaient les statues des saints ou de la Vierge dans les cathédrales, à plus forte raison ils jetaient leur malédiction sur les artistes, qui peignaient dans leurs tableaux passionnés les figures de Diane, de Vénus ou d'Hébé. On s'explique ainsi très-bien la répugnance des artistes pour le calvinisme; un ou deux seulement adoptèrent la réforme: froids sculpteurs, architectes corrects, ils firent des portiques, des escaliers, dessinèrent des allégories; mais la chaleur de la vie païenne leur manquait[263]: leurs œuvres ne parlent jamais aux passions ardentes qui sont l'art.
XXII
LA RENAISSANCE DANS LES LETTRES.—INFLUENCE DE
DIANE DE POITIERS ET DE LA DUCHESSE D'ÉTAMPES.
1530-1545.
Si dans la transformation de l'art du moyen-âge par la Renaissance, le paganisme grec imprima la beauté et la grandeur de la forme à la peinture, à la sculpture, à l'orfévrerie, à l'architecture, en fut-il de même pour ce qu'on a appelé la Renaissance des lettres, dont la gloire est attribuée à François Ier? Cette question est grave, et, à mon sens, ce qu'on a appelé la Renaissance dans les lettres ne fut, à quelque point de vue, qu'une invasion des idées, des formes de l'antiquité dans la langue et la littérature nationales; car ce serait une erreur de croire que le moyen-âge n'avait pas sa littérature, ses poëtes, ses versificateurs, ses historiens. La Renaissance du XVIe siècle ne fit que substituer un chaos d'érudition à la simplicité de la langue nationale[264], vivante et belle. Elle fut une époque de bizarrerie, une invasion étrangère dans la tradition française.
Au XVe siècle, les poëmes de chevalerie vivaient encore dans leur grâce et leur fécondité: ils racontaient des aventures merveilleuses, des féeries, des prouesses extraordinaires. La génération alors les lisait avec avidité; elle y trouvait son plaisir, sa distraction, ses mœurs, son histoire. Les poésies d'Alain Chartier, de Charles d'Orléans, d'Eustache Deschamps[265] respirent une fraîcheur, une naïveté d'image et d'expression claire et simple. Le pur moyen-âge, l'époque qui produisit les trouvères et les troubadours, le Roman de la rose, fut aussi littéraire qu'aucun autre temps; et, quant à l'histoire, quand elle ne compterait que Froissard, Monstrelet et leurs chroniques sérieuses et charmantes, ce serait suffisant pour grandir et glorifier un siècle: Froissard, tout à la fois ami du vrai et du merveilleux, qui promenait sa riche imagination et son enquête exacte sur les plus grands événements, en France, en Angleterre, en Flandre et en Espagne[266]!
Dira-t-on qu'il y a trop de crédulité dans ces épopées historiques, trop de détails minutieux? mais le merveilleux n'est-il pas ce qui fait vivre l'homme, ce qui fait épanouir son cœur, ce qui enchante son existence. La langue que parle Froissard est simple, facile, intelligible à tous: aucune obscurité dans les mots primitifs et clairs qui expriment les sentiments de l'âme, ou qui racontent les épisodes, les événements avec une ravissante fantaisie.
A toutes ces beautés, qui ont leur origine dans la nationalité française, que substitua la Renaissance? Pour la langue, un jargon inintelligible, un mélange de grec et de latin obscur, pédant, un bariolage autour de la primitive langue[267], des mots composés introduits dans la grammaire de ce temps qui exigent des commentaires, et qu'on ne peut lire sans le secours d'un vocabulaire spécial que les érudits enthousiastes sont forcés de placer à la fin de leur édition. Rabelais fut l'expression la plus vraie de ce langage transformé. Attiré par quelques sommaires de chapitres piquants, le lecteur pénètre dans son livre, et il est bientôt enveloppé de ténèbres et d'allusions grossières; son texte est plus difficile à retenir que la pure langue d'Horace et de Virgile; chaque mot exige une explication dont le sens obscur et enclavé dans le grec et le latin, se développe d'une façon lourde et fastidieuse.
A l'esprit de gracieuse fantaisie ou de vérité naïve du moyen-âge, la Renaissance substitua l'école critique et d'examen qui n'est pas la certitude et la trouble souvent; on eut des commentateurs à l'infini, on voulut tout expliquer par de subtiles interprétations: Scaliger, Vatable, Ramus, Agrippa, Erasme, Oécolampade, cette pléiade de noirs docteurs qu'ont-ils enseigné, qu'ont-ils distrait? Une épopée chevaleresque vous menait dans un monde inconnu, une chronique rapportait les faits à travers les mœurs de la génération; mais que vous révélait un érudit du XVIe siècle dans cette dispute sur les textes qu'avait enfantés la réformation? Alors furent abandonnés les lectures attrayantes: les Quatre fils Aymon, le Roman de Pierre de Provence et de la Belle Maguelone, Jehan de Saintré et la Dame des belles cousines, pour les livres fastidieux de Casaubon ou les dissertations de Vatable. Froissard, Monstrelet furent dédaignés; on eut les froides histoires; on se passionna pour les textes de l'antiquité, on pensa moins à la vieille France qu'à la Grèce, à l'Assyrie, à Rome.
L'origine de cette invasion étrangère fut dans l'émigration bysantine[268] qui suivit la prise de Constantinople par les Turcs. A cette époque de faiblesse et de décadence, Constantinople était remplie de rhéteurs et de grammairiens qui, par Venise, inondèrent l'Italie. Si la ville de Constantin[269] était encore grande au XVe siècle par son luxe et son industrie, son génie d'invention dans les arts de la mécanique, elle tombait au bruit des disputes scholastiques dans ses écoles pleines de sophistes et de discoureurs. Venise recueillit les arts, les ouvriers en soie, en tapis, en verre de couleur, elle abandonna les savants à l'Italie. La République s'occupa même très-peu des manuscrits des bibliothèques, qu'elle abandonna à quelques protes d'imprimerie, les Manuccio. Il n'en fut pas de même de l'Italie qui s'abreuva de grec, de latin, d'hébreu et de syriaque. On s'enthousiasma pour Lascaris, le chef de cette émigration scientifique, et le moyen-âge fut délaissé. On traita de folie l'Orlando furioso, et, plus tard, le Tasse fut jeté dans une maison d'aliénés. On eut alors les textes d'Aristote, de Platon, des philosophes de l'école d'Alexandre; on se perdit en subtilités sur la plus inutile des sciences, la philosophie résumée en aphorisme d'enseignement. Ce fut la Renaissance qui créa cette classe d'érudits qui vécurent sur les textes comme les vieilles chenilles sur les feuilles, rongeant les pensions du roi, tandis que les poëtes, les écrivains qui immortalisaient le pays, étaient dans toutes les privations de la vie. Oui, il fallait accueillir les ouvriers bysantins qui portaient l'art de tisser la soie et l'or, le secret du feu grégeois et des machines hydrauliques; mais ces rêveurs de scholastiques à quoi pouvaient-ils servir? Grandir les subtilités d'un peuple, c'est avancer sa ruine morale, et les Grecs de Bysance eux-mêmes en avaient donné l'exemple. Ce furent des explications de textes qui, multipliées à l'infini, se transformèrent en disputes d'école; et ces disputes, à leur tour, produisirent la guerre civile du XVIe siècle. Le heurtement des doctrines aboutit tôt ou tard aux batailles sanglantes, et l'esprit de critique eut son couronnement dans la guerre civile. Nul ne pouvait nier la beauté des œuvres antiques; mais ces beautés exclusivement grecques, transportées sur une terre étrangère, devaient altérer l'essor du génie national, comme une invasion étrangère opprime un pays. Il n'est pas vrai que la France alors fut barbare: elle avait sa langue, son génie, sa littérature; ce qu'on appelle la Renaissance fut l'oppression de ce génie même par la scholastique bysantine.
Le merveilleux, qui ne meurt jamais chez un peuple, subit même une triste transformation: comparez les charmantes féeries des romans et des épopées du moyen-âge avec les centuries de Nostradamus. Le savant est crédule aussi; mais il est obscur, ennuyeux. Ce qu'on appelle les érudits disputeurs ne grandirent pas la vérité, seulement ils la rendirent invisible par la pesanteur de leur forme; ils changèrent la féerie en devination et le merveilleux en crédulité pedante[270].
Aussi le temps a fait justice de ces scholastiques: que reste-t-il, je le répète, de Casaubon, de Vatable, de Oécolampade, de Scaliger, est-il possible de les lire tous sans un immense ennui et le sentiment de leur inutilité? Tandis que Froissard, Philippe de Commines, Monstrelet se lisent et se liront toujours avec un charme particulier tant que vivra la langue française. Combien donc eut raison Diane de Poitiers d'aimer, de protéger la littérature du moyen-âge, les chevaleresques débris de ces temps poétiques. Au contraire, la duchesse d'Étampes, dominée par les érudits de la Renaissance, engagea le roi à fonder cette institution qui fut depuis appelée le Collége de France[271], d'abord simple collége de langue, d'enseignement de l'hébreu, du grec, du syriaque, pour lesquels on instituait des chaires spéciales. Il y avait ici un but d'utilité; le mal fut de donner trop d'importance à ces travaux d'érudition sur des textes qui changèrent l'esprit et les tendances de la littérature du moyen-âge. La Renaissance eut pour résultat définitif de créer le doute dans l'explication des livres saints, de remplacer l'autorité par l'incertitude, la simplicité, la naïveté historiques par des travaux où un docte esprit de parti remplaça la vérité des chroniques. De Thou détrôna Froissard, la poésie quitta les habits des trouvères et des troubadours pour des robes d'emprunt grecques et romaines.
Tandis que Diane de Poitiers protégeait plus spécialement la réimpression des romans de chevalerie, image de l'ancien caractère français, et qu'elle faisait accepter par le roi la dédicace d'Amadis des gaules[272], la duchesse d'Étampes laissait mettre son nom à la tête des psaumes de Luther et de Calvin. Diane voulait une France revêtue d'armures brillantes, le casque à plumes flottantes, la cotte de mailles d'argent; la duchesse d'Étampes la plaçait sous la calotte doctorale. L'une la faisait assister aux tournois, aux belles fêtes de la chevalerie; l'autre la faisait asseoir sur les bancs de l'école, avide de la parole des docteurs. Et cependant plus que jamais la France avait besoin de son attitude guerrière!
XXIII
MODIFICATION DE LA DIPLOMATIE DU MOYEN-AGE.—ALLIANCE
POLITIQUE DE FRANÇOIS Ier AVEC LA PORTE
OTTOMANE ET LES LUTHÉRIENS.
1540-1547.
Le traité de Cambrai, bien qu'il eût modifié sous quelques points de vue les conditions inflexibles de la convention de Madrid, était encore trop dur pour les forces relatives qu'il laissait à la France; il était donc dans la nature des choses que François Ier cherchât tous les moyens de secouer cette situation humiliante pour un pays si robuste encore, soit par une nouvelle guerre, soit par des alliances politiques qui lui feraient regagner le terrain perdu. L'influence de la duchesse d'Étampes, en détournant le roi des idées et des conditions du moyen-âge, l'avait rendu plus facile sur les moyens de trouver des alliés au dehors et des forces nouvelles dans sa politique.
Depuis la croisade jusqu'au XVe siècle, l'union des princes chrétiens contre les infidèles dominait les alliances politiques, et la chrétienté tout entière s'était ébranlée pour se jeter sur l'Orient[273]. Sous François Ier, cette opinion s'altérant, le roi de France osa appeler à son aide la puissance ottomane, chose étrange et nouvelle. On n'avait pas d'exemple d'une telle hardiesse, et les chroniques de la croisade parlent avec indignation des tentatives de l'empereur Frédéric II pour essayer un traité d'alliance avec les soudans et les émirs de l'Égypte et de la Syrie[274].
Dans la situation difficile où se trouvait François Ier, sous cette étreinte de traités inflexibles, il tourna les yeux vers la puissance conquérante des Ottomans, qui avait pour grand ennemi Charles-Quint. Et comme si ce n'était pas assez, le Roi tendit également la main aux princes luthériens d'Allemagne, résolution au moins aussi hardie dans les idées du temps. Qui ne sait l'indignation qu'inspirait l'hérésie à l'époque croyante? Les chroniques rappelaient la cruelle guerre des Albigeois[275]: une croisade s'était formée contre eux, et l'on avait vu les féodaux du Parisis, de la Normandie, de la Brie et de la Champagne s'élancer sur les belles terres du Midi, et s'emparer des fiefs de Toulouse, Montpellier, Alby et Carcassonne. L'Eglise pardonnait beaucoup aux féodaux: la joie des festins, les mœurs faciles avec les châtelaines du Midi; mais un pacte avec les infidèles ou les hérétiques était une acte en dehors de la civilisation et des mœurs de la société.
La politique hardie de François Ier changea toutes ces idées[276]; tandis que les armées ottomanes menaçaient la Hongrie, il signait une alliance avec la sublime Porte, afin de lutter, aidé de ces forces immenses, contre son ennemi le plus acharné. Le Roi ne vit dans les Turcs que des auxiliaires pour seconder sa résistance à la monarchie universelle de Charles-Quint: cette alliance avec Soliman, le roi de France n'osa point d'abord l'avouer; elle fut tenue secrète, car elle aurait suscité mille indignations dans la chrétienté menacée.
Ce qui fit la grandeur de Charles-Quint, ce fut l'universalité de sa pensée; il n'en dévia jamais: il avait compris que, pour reconstituer l'empire de Charlemagne, le premier gage qu'il devait donner à la politique, c'était l'expulsion des Turcs de l'Europe. Il voulut donc s'assimiler toutes les forces, apaiser cette sorte de guerre civile que les opinions nouvelles suscitaient dans la chrétienté, et à l'aide de cette fraternité de tous les peuples chrétiens, arriver à la reconstitution de l'Empire.
Il y avait au fond du cœur de Charles-Quint sans doute une pensée d'ambition et de grandeur personnelle, et la couronne de Charlemagne était son but; mais toute pensée universelle est par cela même un progrès dans l'histoire de l'humanité. François Ier, au contraire, soit par nécessité, soit par les tendances même de son caractère, divisa les opinions, les intérêts de l'Europe autant qu'il le put; il traita directement avec les Turcs, que Charles-Quint voulait expulser de l'Europe; il les appela pour ainsi dire dans le cœur de l'Allemagne, sur les côtes de la Méditerranée, en Italie; il tendit la main aux pirates, aux barbaresques sur les côtes d'Afrique, d'où ils menaçaient l'Espagne et la Provence; il ne recula pas devant un système de subsides et de tribut payés aux barbares. Charles-Quint suivit une politique contraire; après ses victoires d'Afrique, il signa un traité de délivrance pour tous les esclaves chrétiens qui allèrent proclamer la splendeur de son nom en Europe.
Le roi François Ier agit avec hardiesse auprès des électeurs protestants de l'Allemagne: il signa la ligue de Smalkalde contre l'empereur Charles-Quint, origine du morcellement de l'Allemagne, et qui la rendit impuissante pendant un siècle[277]; la ligue de Smalkalde créait cette anarchie qui se transforma plus tard en fédération, toujours indécise, si lourde à se mouvoir; les luthériens firent bien quelques démonstrations insignifiantes contre l'invasion des Turcs dans la Hongrie et l'Autriche, mais l'Allemagne fut absorbée dans sa propre guerre civile d'États à États.
Cette politique de François Ier fut dénoncée à l'Europe chrétienne par Charles-Quint; c'était une belle époque pour l'Empereur; il venait de signer son traité avec Muley-Assan. Le roi maure de Tunis, en se déclarant le vassal de l'Espagne, délivrait vingt mille esclaves chrétiens que Charles-Quint fit revêtir de riches habits avant de les rendre à leur patrie. François Ier prenait parti, au contraire, pour les Turcs et les luthériens?
Ce fut alors que, pour se justifier, le roi de France crut essentiel de laisser le cours de la justice s'accomplir à l'égard des opinions nouvelles qui pénétraient dans les écoles et les universités[278]. Pour s'expliquer le système de répression des calvinistes par le Parlement et le Châtelet, il faut se rappeler qu'en France l'inquisition n'avait pas été admise comme elle l'était en Espagne: l'inquisition, sorte de jury, constatait l'hérésie, et la main séculière ensuite appliquait la peine prononcée par les vieux édits de Ferdinand et d'Isabelle.
En France, la Sorbonne jugeait la doctrine, constatait l'hérésie; le Châtelet, pouvoir de police, faisait l'enquête, et le Parlement prononçait l'arrêt. Le roi intervenait rarement dans ces sortes de procès, et il fut presque toujours enclin à faire grâce, témoin les vers si pleins de reconnaissance de Clément Marot, adressés à la duchesse d'Étampes, la protectrice des Huguenots. Et pour les esprits sérieux et politiques, j'oserai examiner une question grave, à savoir si le refus d'admettre l'inquisition en France ne fut pas une faute considérable de la part des rois. Il faut prendre les opinions d'un siècle dans les conditions qu'elles se produisent: le catholicisme alors était la doctrine gouvernementale, il constituait l'unité: admettre une autre doctrine, c'était briser cette unité qui est la force des pouvoirs, et la preuve en est qu'un siècle de guerre civile fut légué à la France et à l'Allemagne par la réformation.
Au contraire, l'Espagne du XVIe siècle grandit dans sa magnificence, grâce à l'unité des doctrines que protégeait l'inquisition; au milieu des périls que créait la présence des maures, des juifs, des faux chrétiens, l'Espagne ne développait ses forces que par la surveillance attentive et les moyens répressifs; tous les pouvoirs forts et menacés qui veulent sauver un pays ont besoin de ces deux forces: la police et la répression. Les deux comités de salut public et de sûreté générale sous la Convention nationale ne furent que les formes de l'inquisition appliquée à la politique; or, au moyen-âge, le catholicisme c'était le gouvernement; si bien que, jusqu'à ce qu'un droit public nouveau se fût formé au XVIIIe siècle, la guerre européenne et civile eut pour principe le catholicisme et la réforme. La vieille Espagne découvrait un nouveau monde, arrêtait les conquêtes des Turcs à Lépante, jetait à flots d'or sa poésie, ses drames, ses artistes en vertu de sa force, de son unité, de son repos maintenus, par l'inquisition[279].
L'attitude même prise par François Ier, la protection accordée au parti luthérien par Marguerite sa sœur, amena en France l'organisation plus serrée du parti catholique, et dès ce moment il entoura fortement la haute famille des Guise. Si la duchesse d'Étampes protégeait le prêche, les poëtes tels que Marot, les universitaires commentateurs de la Bible; les Guises avec Diane de Poitiers adoptèrent le parti contraire, et alors se développa le jeune amour du duc d'Orléans, presque enfant, pour Diane de Poitiers; le second fils du roi, en adopta publiquement les couleurs; le chiffre de Diane fut brodé sur ses armures: il devint presque chef de parti, et il fut question pour la première fois de son mariage avec Catherine de Médicis.
XXIV
LA JEUNE CATHERINE DE MÉDICIS.—LA COUR
DE FRANÇOIS Ier.
1530-1535.
L'Italie était définitivement perdue pour la France en vertu de deux traités solennels, et il semblait que tout espoir fut enlevé au roi François Ier de recouvrer jamais cette terre de sa prédilection; toutefois ce droit qu'il ne pouvait plus réclamer directement, il cherchait à l'obtenir par des alliances intimes et des mariages politiques. François Ier avait secondé de tous ses efforts le pape Clément VII (de la famille des Médicis), et le souverain Pontife avait caressé la pensée d'un projet de mariage entre sa propre nièce Catherine de Médicis et un des fils du roi de France, le jeune duc d'Orléans, le chevalier courtois de Diane de Poitiers[280].
Les Médicis étaient d'une puissante race, d'une illustration, toute personnelle, petits-fils de simples marchands de laines et de soie. Or, s'allier au roi de France était pour eux un grand honneur. François Ier, à son tour, trouvait dans ce mariage un principe d'influences personnelles en Italie. Indépendamment de sa dot en ducats d'or, Catherine de Médicis apportait comme héritage le duché d'Urbino, et comme éventualité, même le grand-duché de Toscane; et, ce qui était plus considérable encore pour le roi de France, ses prétentions sur Reggio, Modène, Pise, Livourne, Parme et Plaisance. Le chroniqueur Martin du Bellay, en récapitulant ainsi les avantages considérables qu'apportait la princesse italienne, raconte que, lorsque les trésoriers de France se plaignirent au maréchal Strozzi de l'exiguïté de la dot, le maréchal répondit: «Oui, la dot est petite, l'argent est d'un poids léger; mais vous oubliez que madame Catherine apporte en plus, trois bagues d'un prix inestimable, la seigneurie de Gênes, le duché de Milan, le royaume de Naples.» Paroles qui ne peuvent être prises que dans un sens figuré et comme une espérance, car Catherine de Médicis n'avait aucun droit légal, sérieux sur ces seigneuries; seulement le maréchal voulait dire que, par cette alliance avec le pape et les Médicis, François Ier reprenait moralement sa situation en Italie, et qu'il y retrouvait toutes les prétentions des Valois[281].
Aussi Charles-Quint, profondément affecté de ce mariage, fit tous ses efforts pour l'empêcher; puis, il voulut opposer les Sforza aux Médicis, et donna lui-même une de ses nièces à ce vigoureux condottieri du Milanais: François Sforza appartenait à une famille également issue de sa propre fortune. L'Empereur se tourna vers le duc de Savoie, ce gardien des Alpes, et lui offrit aussi une alliance de famille: Charles-Quint voyait bien que François Ier n'avait pas abandonné ses belles illusions sur l'Italie, et que le dernier mariage tendait à les réaliser[282]. Il voulut donc y mettre obstacle.
Catherine de Médicis à Fontainebleau, c'était comme l'Italie tendant les bras à la France; le pape devenait l'allié du roi, comme on voit sur la grande mosaïque de Rome le pape Adrien tendant la main à Charlemagne. François Ier souriait à l'Italie comme à un souvenir de ses belles et premières années. Toutefois, la situation personnelle de Catherine de Médicis à cette nouvelle cour devenait d'une extrême délicatesse. La jeune Florentine trouvait le duc d'Orléans en plein amour avec Diane de Poitiers, et, chose étrange, Catherine de Médicis, qui avait dix-huit ans à peine, se trouvait en rivalité avec une maîtresse de plus de trente-cinq ans, si belle pourtant, qu'on croyait, je le répète, que la magie seule avait pu conserver ces traits inaltérables, cette fraîcheur de jeunesse qui faisait l'admiration de maître El Rosso et du Primatice.
Avec une habileté qui tenait de sa nature italienne, Catherine de Médicis ne heurta nullement cette situation; elle ne manifesta ni dépit ni colère, elle avait subi à Florence d'autres spectacles; elle s'était habituée à ces doubles amours, à ces sentiments partagés. Étrangère en France, jetée au milieu d'un monde inconnu, son but fut de plaire à chacun, de s'associer aux plaisirs d'une cour charmante, d'y créer des distractions nouvelles à l'italienne, de se faire aimer surtout de François Ier, déjà maladif, et qu'une vieillesse prématurée menaçait autant dans son ambition que dans ses plaisirs; le Roi partageait sa vie entre Fontainebleau, Amboise et Saint-Germain. Catherine de Médicis le suivait partout, sans se prononcer dans ses préférences entre Diane de Poitiers et la duchesse d'Étampes, se contentant de leur sourire à toutes deux, de se faire à elle-même une cour particulière dans cette cour générale, où chacun devait avoir sa dame et son amour. Brantôme, plein des souvenirs de cette époque, raconte dans son naïf langage que le Roi «voulait fort que tous les gentilshommes se fissent des maîtresses, et s'ils ne s'en faisaient, il les estimait mal et sot, et bien souvent aux uns et aux autres, il leur en demandait les noms et promettait de leur dire du bien et de les servir[283].»
Telle était, au reste, la loi de la chevalerie, les dames étaient les pensées, la préoccupation de tous les gentilshommes; seulement à l'époque de François Ier, les idées payennes et artistiques s'étaient introduites à la cour; il ne n'agissait plus toujours de la fidélité inaltérable, du culte religieux du chevalier pour sa dame, comme dans le roman d'Amadis. Ces dames elles-mêmes passaient d'un amour à un autre, et selon Brantôme encore, «la duchesse d'Étampes ne gardait pas grande fidélité au Roi, ainsi qu'est le naturel des dames, qui ont fait autrefois profession d'amour.» Le Roi semblait s'y résigner, et tout jeune homme n'avait-il pas écrit ces vers sur un vitrail.
Brantôme cite un nom ou deux parmi les amants de la duchesse d'Étampes, mais Brantôme est une de ces charmantes mauvaises langues qu'on écoute plaisamment sans les croire toujours[284]. Le parler d'ailleurs à cette époque était plus libre que les mœurs n'étaient mauvaises; il ne gardait ni voile ni draperie; le nu conserve sa chasteté, témoin la Vénus antique. A cette cour qui parlait la langue de Boccace, il y avait respect pour les dames à côté des récits d'amour. «Le Roi, continue Brantôme, faisait bien mieux de recevoir une si honnête troupe de dames et de demoiselles dans sa cour que de suivre les errements des anciens rois du temps passé, qui se faisaient accompagner par des femmes de mauvaise vie[285].» Brantôme se sert d'une expression plus hardie et plus naïve qu'il serait difficile de rapporter.
Catherine de Médicis sut ardemment plaire à la cour, avide de plaisirs nouveaux: à cheval dans les bois, toujours en selle aux chasses du Roi, elle inventa des étriers d'une forme élégante, qui laissaient voir la plus jolie jambe du monde; placée entre Diane de Poitiers et la duchesse d'Étampes, elle leur donnait l'exemple du courage sur des haquenées fougueuses; chaque rendez-vous de chasse offrit une fête à la florentine, ou une soirée à la vénitienne; doux souvenir de l'Italie. Il y eut des représentations scéniques, des spectacles, où les feux se mélèrent à l'eau; des chanteurs à la voix douce, ravissaient la cour. Catherine, fort liée avec le Primatice et Benvenuto Cellini, attira après eux tout ce que l'Italie avait d'artistes pour embellir les fêtes: les jardins furent ornés comme des décors de théâtre; on enlaça des chiffres d'amour dans la Salamandre, symbole de François Ier. On trouve quelques-unes de ces Salamandres parsemées sur les châteaux d'Amboise et de Blois; une seule, pauvre délaissée, est encore aux flancs d'une pierre rongée sous une porte basse dans la cour de Fontainebleau[286]; nul ne la remarque dans cette royale demeure, dans ces jardins solitaires que le Primatice a dessinés.
XXV
LA FRANCE ENVAHIE UNE SECONDE FOIS PAR CHARLES-QUINT.
LA TRÈVE DE DIX ANS.
1533-1538.
L'irritation profonde que l'empereur Charles-Quint manifestait dans toutes les occasions contre la déloyauté du Roi de France, devait à la fin éclater par la guerre sérieuse sur une grande échelle; le territoire de la monarchie fut bientôt envahi par ses extrémités: la Provence et la Picardie, car l'immense empire de Charles-Quint, enlaçait toutes les terres de France, comme dans de fortes tenailles, par l'Espagne, les Flandres et la Franche-Comté, tandis que la défection du duc de Savoie lui livrait les Alpes. Charles-Quint paraissait si sûr de la victoire et de la conquête, qu'il avait dit à son historien Paul Jove[287], «de le suivre sous sa tente, et de tailler sa plume parce qu'il aurait bientôt de la grande besogne.» Etrange historien que Paul Jove, faisant et defaisant les renommées au milieu de sa villa splendide du lac de Como, bâtie sur les ruines du palais de Pline, entouré de portraits des hommes illustres dont il écrivait la vie avec l'histoire de son temps; on l'accusait de corruption, il acceptait des présents de toutes mains, il vivait grandement, dans les banquets parmi les courtisanes, recevant des chaînes d'or, des sacs de ducats de tous ceux dont il faisait l'éloge. Triste coutume alors admise que cette corruption! témoin l'Arétin, le cynique entre tous, qui fit même sur Paul Jove plus d'une épigramme[288].
Ce fut un triste temps pour la Provence, que celui de l'invasion des Allemands et des Espagnols sous Charles-Quint; toutes ces terres aimées du soleil, depuis Nice jusqu'à Toulon furent couvertes de reîtres, de lansquenets, de bandes italiennes et savoyardes, qui dévastèrent les grandes cités: Aix, la capitale du roi Réné, Arles et Tarascon. Marseille résista une fois encore; le capitaine de ses galères du nom de Paulin ou Paul, arma tous ses habitants, plaça ses canons sur les murailles et refusa de capituler. Cette résistance donna le temps à l'armée de François Ier de s'avancer jusqu'à Avignon. Le Roi avait vu que le péril était en Provence; il avait appelé à son aide les forces turques, et déjà les galères au pavillon ottoman arrivaient dans le port de Marseille. La défense de la Picardie fut confiée au duc de Guise; le danger s'accroissait, car des corps de cavalerie flamande s'étaient avancés jusqu'à Compiègne. Le duc de Guise, si grand capitaine, préserva Paris d'une invasion[289].
L'armée que conduisait le Roi depuis Lyon jusqu'à Avignon[290], était bien l'image de la vive cour de François Ier; pleine d'ardeur et de courage, elle gardait néanmoins cette légèreté de caractère, cet esprit de folle galanterie qui ne l'abandonna jamais, et dont le Roi donnait l'exemple: c'est ce qui faisait dire au maréchal de Tavannes: «Charles-Quint voit les femmes quand il n'a plus d'affaires, le Roi voit les affaires quand il n'a plus de femmes.» François Ier, en effet, conduisait avec lui la duchesse d'Étampes; le dauphin jouait à la paume avec sa belle maîtresse, la marquise de l'Estrange, et le duc d'Orléans, le second fils du Roi, avait sous sa tente Diane de Poitiers: il résultait de cette vie licencieuse, un certain désordre dans la marche des troupes; nul ne pouvait contester le courage de cette chevalerie, mais l'indiscipline était partout. En pleine route, on jouait, on ballait, on donnait des tournois, des passes d'armes avec la joie la plus franche, la plus folle; on répétait les grandes actions des héros de chevalerie, si bien que Lanoue dit: «Si quelqu'un eut voulu blâmer les Amadis, je crois qu'on lui aurait craché au visage.»
Tout à coup une triste nouvelle se répandit dans le camp! le dauphin tomba malade avec la rapidité de la foudre, il mourut le jour même dans les bras de son père. Quelle fut la cause de cette mort subite, de ce trépassement d'un tout jeune homme? Il fut dit bien des suppositions: on parla d'un empoisonnement, par quelle main? Il fut fait un procès criminel; Montécuculi condamné à mort pour cet affreux événement, était-il coupable? le dauphin trempé de sueur avait pris un verre d'eau glacée, puisé au ruisseau de la fontaine de Vaucluse, il s'était alité pour ne plus se relever! La crudité de cette eau des Alpes n'avait-elle pas produit l'effet d'un poison? était-il besoin des trames de l'Espagne[291] pour amener les tristes effets d'une pleurésie? Le dauphin était fort aimé: le maréchal de Montmorency écrivait de lui «ne vistes oncque, homme à qui le harnais fut plus séant que à lui.» Il fut pleuré longtemps après sa mort, et Malherbe, dans une triste élégie, rappelle le souvenir de cette mort[292].