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Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4 - (C suite)

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Si donc nous donnons une perspective de la pile M (53), nous voyons que l'arc doubleau A naît beaucoup au-dessous des autres arcs, et que son chapiteau B se conforme, par la place qu'il occupe, à cette différence de niveaux. Les tambours de la pile portent les deux sommiers CD de l'arc doubleau ML (du plan), qui se dégage au-dessous des chapiteaux des autres arcs. Quant à ces autres arcs, ils viennent reposer leurs sommiers sur un groupe de chapiteaux soulagé par des colonnettes monolithes. L'effet des poussées inégales et agissant à des hauteurs différentes de ces arcs est neutralisé par les charges verticales que portent les piles, lesquelles charges sont considérables.

Vers le milieu du XIIIe siècle déjà, en Angleterre, on était arrivé à des combinaisons d'arcs de voûte très-savantes et perfectionnées. Les Normands devinrent promptement d'habiles constructeurs, et, dans leurs édifices de l'époque romane, ils avaient fait des efforts remarquables en ce qu'ils indiquent une grande indépendance et une perfection d'exécution exceptionnelle. Déjà, au commencement du XIIe siècle, ils faisaient des voûtes en arcs d'ogive à arêtes saillantes, alors qu'en France on ne faisait guère que des voûtes d'arêtes romaines sans arcs ogives, mais à surfaces courbes en tous sens, ainsi que nous l'avons vu plus haut. Ils savaient le parti que l'on peut tirer des sommiers, et ils divisaient leurs chapiteaux, sinon les supports verticaux, en autant de membres qu'ils avaient d'arcs à recevoir. Ainsi, dans la partie romane de la cathédrale de Péterborough, les voûtes des bas-côtés du choeur qui s'ouvrent sur les transsepts sont, pour l'époque, conçues et exécutées avec plus de savoir et de précision que celles du domaine royal de France, de la Champagne, de la Bourgogne et du centre. Ces voûtes portent alternativement sur des piles cylindriques et prismatiques posées les angles sur les axes. Les chapiteaux passent de la section des piles au lit inférieur des divers arcs au moyen d'encorbellements adroitement combinés.

La fig. 54 présente la section horizontale ABCDEFGH d'une pile, le plan IKLMNOP des tailloirs du chapiteau, la trace du lit inférieur sur ces tailloirs, de l'arc doubleau Q, des archivoltes portant les murs du transsept R, des arcs ogives S, et de la base de la colonne engagée T s'élevant jusqu'à la charpente supérieure qui couvrait le vaisseau principal. Afin que les clefs des arcs ogives des voûtes du collatéral ne dépassent pas le niveau des extrados des archivoltes et arcs doubleaux qui sont plein cintre, ces arcs ogives sont tracés sur une portion de cercle moindre que le demi-cercle. La fig. 54 bis montre, en perspective, ce chapiteau et les retombées d'arcs; en A, on voit une branche d'arc ogive. Le tracé géométral (54 ter) explique la naissance de cette branche d'arc ogive A, le sommier de tous les arcs et les encorbellements du chapiteau.

Quand on compare cette construction avec celles qui lui sont contemporaines dans la France proprement dite, on a lieu de s'étonner du savoir et de l'expérience des architectes normands, qui déjà, au commencement du XIIe siècle, étaient en état de construire des voûtes en arcs ogives, et distribuaient les chapiteaux en autant de membres qu'ils avaient d'arcs à recevoir. Mais avant de suivre les progrès rapides de la voûte anglo-normande et de découvrir les conséquences singulières auxquelles arrivèrent les architectes d'outre-Manche, vers le milieu du XIIIe siècle, il nous faut examiner d'abord les moyens employés par les constructeurs français pour fermer les triangles des voûtes gothiques. Le principe général doit passer avant les variétés et les exceptions.

Soit (55) le plan d'une voûte en arcs d'ogive croisée d'un arc doubleau, suivant la méthode des premiers constructeurs gothiques. AB le demi-diamètre de l'arc doubleau principal; AC le demi-diamètre de l'arc ogive; AD l'arc formeret; DC le demi-diamètre de l'arc doubleau coupant en deux parties égales le triangle AEC. L'arc formeret doit commander d'abord. Supposons que le moellon maniable, qu'un maçon peut facilement poser à la main, ait la largeur XX' (largeur qui varie de 0,08 c. à 0,15 c. dans ces sortes de constructions). Nous rabattons les extrados de tous les arcs sur plan horizontal. Ces rabattements nous donnent, pour l'arc formeret, y compris sa naissance relevée, la courbe brisée AFD; pour l'arc doubleau principal, la courbe brisée EG; pour l'arc ogive, la courbe quart de cercle exact AI; pour l'arc doubleau d'intersection, la courbe brisée DH. N'oublions pas que l'arc ogive étant plein cintre, l'arc doubleau d'intersection doit avoir une flèche CH égale au rayon CI; que, dans les cas ordinaires, l'arc doubleau principal doit avoir une flèche JG moins longue que le rayon CI, et que l'arc formeret doit avoir, y compris sa naissance relevée, une flèche KF moins longue que celle de l'arc doubleau principal. La largeur des douelles du moellon de remplissage étant XX', nous voyons combien l'extrados du demi arc formeret AF, compris sa naissance verticale, contient de fois XX': soit quatre fois; nous marquons les points diviseurs LMN. Nous avons quatre rangées de moellon 10. Ramenant l'arc formeret sur sa projection horizontale AD, le point N pris sur la portion verticale de l'arc formeret tombe en N', le point M en M', le point L en L', le point F de la clef en K. Nous divisons alors la moitié AI de l'extrados de l'arc ogive en quatre parties, et marquons les points O, P, Q. Ramenant de même cette courbe sur sa projection horizontale AC, nous obtenons sur cet arc les points 0', P', Q', C. Nous procédons de la même manière pour l'arc doubleau d'intersection DC, dont l'extrados rabattu est DH. Nous divisons cet extrados en quatre parties, et marquons les points RST. Faisant pivoter l'arc sur son demi-diamètre DC, nous obtenons en projection horizontale les points R'S'T'C. Alors, réunissant le point N' au point O', le point M' au point P', le point L' au point Q', le point K au point C, etc., par des droites, ces droites nous donnent la projection horizontale des plans verticaux dans lesquels doivent passer les coupes d'intrados des douelles de remplissage. Ceci obtenu, l'arc doubleau principal commande le nombre des douelles des voûtes fermant les triangles ECJ. L'étalon XX' diviseur nous donnant sur l'extrados de l'arc doubleau principal rabattu en EG six divisions de douelles, nous marquons les points UVZ, etc., et, opérant comme ci-dessus, nous obtenons, sur la ligne de projection horizontale EJ de cet arc doubleau, les points U'V'Z'. Divisant de même l'extrados de l'arc ogive en six parties et projetant ces divisions sur la ligne de plan EC, nous obtenons les points Y Y'Y", etc. Nous réunissons alors le point U' au point Y, le point V' au point Y', etc., et nous avons la projection horizontale des plans verticaux dans lesquels doivent passer les coupes d'intrados des douelles de remplissage. Cette épure ne se fait pas sur le chantier. Après avoir divisé l'extrados des arcs formerets et des arcs doubleaux principaux qui commandent, suivant le nombre de douelles donné par la largeur du moellon, on divise en nombres égaux l'extrados des arcs ogives, comme nous venons de le démontrer, et l'on procède de suite à la construction des voûtes sans couchis: c'est la méthode employée qui donne en projection horizontale les lignes N'O'M'P'L'Q', etc., U'Y, V'Y', etc., que nous avons tracées sur notre épure.

Voici en quoi consiste cette méthode. Le constructeur dit, par exemple: la ligne CK, réunissant la clef des arcs ogives à la clef des formerets, aura 0,50 c. de flèche; le maçon, habitué à faire ces sortes de voûtes, n'a pas besoin d'en savoir davantage pour construire, sans épure, tout le triangle de remplissage ACD. Il lui suffit de prendre la longueur CK ou CJ, de la tracer en C'K' sur une planche (56), d'élever au milieu de cette ligne une perpendiculaire ab ayant 0,50 c., et de faire passer un arc par les trois points C'bK'. Avec cette courbe tracée à côté de lui, il monte au moins un tiers de chacun des côtés de son remplissage comme un mur. Il lui suffit de prendre, avec une ficelle, la longueur de chaque rang de moellon, de porter cette longueur sur l'arc C'bK' et de voir ce que cette corde donne de flèche à la portion d'arc ainsi coupée; cette flèche est celle qu'il doit prendre pour le rang de moellon à fermer. Le premier tiers des remplissages se rapproche tellement d'un plan vertical, que les moellons tiennent d'eux-mêmes sur leurs lits, à mesure que le maçon les pose, ainsi que le fait voir la fig. 57.

Mais au delà du premier tiers, ou environ, il faut l'aide d'une cerce, d'autant que les rangs de moellon s'allongent à mesure que l'on se rapproche de la clef. Or, parce que ces rangs s'allongent, il faudrait faire tailler une cerce pour chacun d'eux, ce qui serait long et dispendieux. Il faut alors avoir deux cerces, disposées ainsi que l'indique la fig. 58, étant ensemble plus longues que la ligne de clef des remplissages, et l'une des deux pas plus longue que le rang de claveaux, trop incliné pour pouvoir être bandé sans le secours d'un soutien. Chacune des cerces, coupées dans une planche de 0,04 c. environ d'épaisseur, porte au milieu une rainure évidée, concentrique à la courbe donnée par l'arc étalon dont nous avons parlé ci-dessus (fig. 56). À l'aide de deux cales C passant par ces rainures, on rend les deux cerces rigides, et on peut, à chaque rang de claveaux, les allonger suivant le besoin, en les faisant glisser l'une contre l'autre. Les cerces sont fixées sur l'extrados des arcs au moyen des deux équerres en fer AB clouées à l'extrémité des cerces; le maçon doit avoir le soin, après avoir placé les becs AB sur les points marqués sur les arcs, de laisser pendre la face de la cerce verticalement avant de la fixer contre les flancs des arcs, soit par des coins, soit avec une poignée de plâtre. Ainsi l'ouvrier ferme les remplissages des voûtes conformément à l'épure tracée fig. 50; c'est-à-dire, qu'en donnant à chaque rang des claveaux de remplissage une courbe assez prononcée qui les bande et reporte leur charge sur les arcs, il n'en est pas moins contraint de faire passer cette courbe dans un plan vertical, car c'est sous chaque ligne séparative des rangs de moellon qu'il doit placer la cerce, ainsi que le fait voir la fig. 59, et non sous les milieux de ces rangées de moellon. Ce n'est pas sans raison que l'on doit placer les cerces dans un plan vertical, et faire passer par conséquent l'arête du lit de chaque rangée de moellon dans ce plan vertical.

Ces lits (60) à l'intrados traçant des courbes, il en résulte que la section CD se trouve avoir un plus grand développement que la section DB qui commande le nombre des rangées de moellon, et même que la section DA, quoique en projection horizontale la ligne DA soit plus longue que la ligne DC. Le maçon doit tenir compte, à chaque rangée de moellons, de ce surplus du développement, et donner à chacun de ces rangs une douelle présentant la surface tracée en E. Il faut donc que l'ouvrier soit guidé par un moyen mécanique; la cerce, posée toujours verticalement, établit forcément la forme à donner aux douelles. Si le maçon fermait les remplissages par des rangées de claveaux dont les douelles seraient d'une égale largeur dans toute leur étendue, il serait obligé, arrivé à la clef, de tenir compte de tout le surplus du développement que donne la section CD sur la section DB, et il aurait deux derniers rangs de moellon présentant à l'intrados une surface analogue à celle figurée en G, ce qui serait d'un effet désagréable et obligerait d'employer, sur ce point, des moellons d'un échantillon beaucoup plus fort que partout ailleurs. Étant, par la position verticale de la cerce, obligé de faire passer l'arête d'intrados du lit de chaque rang de moellon dans un plan vertical, le maçon arrive, sans le savoir, à répartir sur chacun de ces rangs le surplus de développement imposé par la concavité de la voûte. Tout cela est beaucoup plus simple à exécuter qu'à expliquer, et nous n'avons jamais éprouvé de difficulté à faire adopter cette méthode dans la pratique. Un maçon adroit, aidé d'un garçon qui lui apporte son moellon débité et son mortier, ferme un triangle de voûte sans le secours d'aucun engin, sans cintres et sans autres outils que sa hachette et sa cerce. Une fois que l'ouvrier a compris la structure de ces voûtes (ce qui n'est pas long), il pose les rangs de claveaux avec une grande facilité, n'ayant qu'à les retoucher légèrement avec sa hachette pour leur ôter leur parallélisme. Presque toujours, lorsqu'il a acquis de la pratique, il abandonne les cerces à rainures, et se contente de deux courbes qu'il maintient avec deux broches, les allongeant à chaque rang, car les lits de ces moellons étant très-peu inclinés, si ce n'est près de la clef, il suffit d'un faible soutien pour les empêcher de glisser sur le mortier. Chaque rangée posée formant un arc, la cerce est enlevée sans qu'il en résulte le moindre mouvement. Il faut dire que ces moellons sont généralement peu épais, et que beaucoup de remplissages de grandes voûtes gothiques, surtout à la fin du XIIe siècle, n'ont pas plus de 0,10 c. à 0,12 c. d'épaisseur 11. Cette méthode de construire les voûtes n'est pas la seule; elle appartient uniquement à l'Île-de-France, au Beauvoisis et à la Champagne, pendant la seconde moitié du XIIe siècle; tandis que, dans les autres provinces, des moyens moins raisonnés sont adoptés. En Bourgogne, grâce à certaines qualités particulières de calcaires se délitant en feuilles minces, rugueuses, adhérentes au mortier, on construisit longtemps les voûtes en maçonnerie enduite, bloquée sur couchis de bois. Les voûtes du choeur de l'église abbatiale de Vézelay, bâti vers la fin du XIIe siècle, présentent un singulier mélange des méthodes adoptées par les constructeurs de l'Île-de-France et des traditions bourguignonnes. On voit combien les appareilleurs bourguignons, si habiles traceurs, étaient embarrassés pour donner aux claveaux de remplissage des formes convenables: ne pouvant en faire l'épure rigoureuse, ils tâtonnaient, bandaient les reins en matériaux taillés tant bien que mal; puis, ne sachant comment fermer ces remplissages, ils les terminaient par du moellon brut enduit. Ce n'était pas là une méthode, c'était un expédient.

Au milieu des provinces comprises dans l'ancienne Aquitaine, l'habitude que les constructeurs des Xe et XIe siècles avaient contractée de fermer leurs édifices par des coupoles s'était si bien enracinée, qu'ils ne comprirent que très-tard la voûte d'arête gothique, et qu'ils en adoptèrent l'apparence, mais non la véritable structure.

Chacun sait que les claveaux qui composent une coupole donnent en projection horizontale une succession de cercles concentriques, ainsi que l'indique la fig. 61. A étant la coupe et B le quart de la projection horizontale d'une coupole hémisphérique. Lorsque le système de la construction gothique prévalut dans le domaine royal, et que les architectes reconnurent le parti qu'on en pouvait tirer, on voulut bientôt l'adopter dans toutes les provinces occidentales du continent. Mais ces provinces diverses, séduites par la forme, par les allures franches et les facilités que présentait la nouvelle architecture pour vaincre des obstacles jusqu'alors insurmontables, ne purent cependant laisser brusquement de côté des traditions fortement enracinées parmi les praticiens; il en résulta une sorte de compromis entre la structure et la forme. Au XIIe siècle, on voit élever, sur toute la ligne qui se prolonge du Périgord à la Loire vers Angers et au delà, des voûtes qui, comme structure, sont de véritables coupoles, mais qui cherchent à se soumettre à l'apparence des voûtes d'arête. Ce sont des coupoles sous lesquelles deux arcs diagonaux ont été bandés, plutôt comme une concession au goût du temps que comme un besoin de solidité; car, par le fait, ces arcs ogives, très-faibles généralement, ne portent rien, sont même souvent engagés dans les remplissages et maintenus par eux. Cette observation est d'une importance majeure; nous verrons tout à l'heure quelles en furent les conséquences. Cependant ces faiseurs de coupoles quand même ne furent pas longtemps sans reconnaître que la structure de leurs voûtes n'était nullement en harmonie avec leur forme apparente. Le mouvement était imprimé déjà sur presque toute la surface de la France actuelle vers la fin du XIIe siècle; il fallait se soumettre au mode de construction inventé par les artistes du Nord; il fallait abandonner les traditions romanes: elles étaient épuisées; les populations les repoussaient parce qu'elles ne suffisaient plus aux besoins, et surtout parce qu'elles étaient l'expression vivante de ce pouvoir monastique contre lequel s'élevait l'esprit national. Les écoles soumises à la coupole firent une première concession au nouveau mode de construction; ils comprirent que les arcs ogives (diagonaux) étaient faits, dans la structure gothique, pour porter les remplissages: au lieu donc de poser les rangs de moellon de remplissage, comme ils avaient fait d'abord, sans tenir compte des arcs ogives, ainsi que l'indique la fig. 62, ils prirent l'extrados de ces arcs ogives comme point d'appui et bandèrent les rangs de moellon, non point des formerets ou arcs doubleaux sur les arcs ogives, comme les constructeurs de l'Île-de-France, mais des arcs ogives aux formerets et arcs doubleaux, en les entre-croisant à la clef.

La fig. 63 12 fera comprendre cette disposition. Cette construction était moins rationnelle que celle de la voûte du Nord, mais elle donnait les mêmes coupes; c'est-à-dire que de A, clef des formerets ou arcs doubleaux, à B, clef des arcs ogives, les triangles de remplissage ABC forment un angle rentrant, une arête creuse. Mais comme ces rencontres AB des rangs de moellon produisaient un mauvais effet, et qu'elles offraient une difficulté pour le maçon, qui avait besoin, sur cette ligne AB, d'une courbe en bois pour appuyer chaque rang de moellon à mesure qu'il les posait; on banda un nerf en pierre BF pour recevoir les extrémités des rangs de moellon et cacher les sutures.

À la fin du XIIe siècle, l'Aquitaine était anglo-normande, ainsi que le Maine et l'Anjou. Ce système de voûtes prévalut, non-seulement dans ces contrées, mais passa le détroit et fut adopté en Angleterre. Peu à peu, pendant les premières années du XIIIe siècle, on l'abandonna dans les provinces du continent, pour adopter définitivement le mode de l'Île-de-France; mais, en Angleterre, il persista, il s'étendit, se perfectionna et entraîna bientôt les constructeurs dans un système de voûtes opposé, comme principe, au système français. La manière de poser les rangs de moellon des remplissages des voûtes sur les arcs, empruntée dans l'Île-de-France aux voûtes d'arêtes romaines, en Angleterre à la coupole, eut des conséquences singulières. En France, les surfaces des remplissages restèrent toujours concaves, tandis qu'en Angleterre elles finirent par être convexes à l'intrados, ou plutôt par former des successions de cônes curvilignes renversés se pénétrant, et engendrer des formes bien opposées par conséquent à leur origine. Mais lorsqu'on étudie l'architecture gothique, on reconnaît bientôt que le raisonnement, les conséquences logiques d'un principe admis, sont suivis avec une rigueur inflexible, jusqu'à produire des résultats en apparence très-étranges, outrés, éloignés du point de départ. Pour celui qui ne perd pas la trace des tentatives incessantes des constructeurs, les transitions sont non-seulement perceptibles, mais déduites d'après le raisonnement; la pente est irrésistible: elles paraissent le résultat du caprice, si l'on cesse un instant de tenir le fil. Aussi ne doit-on pas accuser de mauvaise foi ceux qui, n'étant pas constructeurs, jugent ce qu'ils voient sans en comprendre les origines et le sens; ce qu'on peut leur reprocher, c'est de vouloir imposer leur jugement et de blâmer les artistes de notre temps qui croient trouver, dans ce long travail du génie humain, des ressources et un enseignement utile. Chacun peut exprimer son sentiment, quand il s'agit d'une oeuvre d'art, dire: «Ceci me plaît, ou cela me déplaît»; mais il n'est permis à personne de juger le produit de la raison autrement que par le raisonnement. Libre à chacun de ne pas admettre qu'une perpendiculaire abaissée sur une droite forme deux angles droits; mais vouloir nous empêcher de le prouver, et surtout de le reconnaître, c'est pousser un peu loin l'amour de l'obscurité. L'architecture gothique peut déplaire dans sa forme; mais, si l'on prétend qu'elle n'est que le produit du hasard et de l'ignorance, nous demanderons la permission de prouver le contraire, et, l'ayant prouvé, de l'étudier et de nous en servir si bon nous semble.

Avant donc de clore ce chapitre sur les voûtes, voyons comment les Anglo-Normands transformèrent la coupole de l'Ouest en une voûte d'une forme très-éloignée en apparence de la voûte hémisphérique. Nous avons dit tout à l'heure comment les constructeurs de l'Aquitaine, de l'Anjou, du Maine et de l'Angleterre, avaient été entraînés à ajouter un nerf de plus à la voûte en arcs d'ogive pour cacher le croisement des moellons de remplissage sous la ligne des clefs; c'est-à-dire, comment ils divisèrent une voûte carrée ou barlongue en huit triangles au lieu de quatre. Ce point de départ a une si grande importance, que nous demandons à nos lecteurs la permission d'insister.

Supposons une voûte en arcs d'ogive faite moitié par des Français au commencement du XIIIe siècle et moitié par des Anglo-Normands. La voûte française donnera, en projection horizontale (64), le tracé A; la voûte anglo-normande, le tracé B. Dès lors, rien de plus naturel que de réunir la clef du formeret C à la clef des arcs ogives D par un nerf saillant masquant la suture formée par la rencontre des triangles de remplissage en moellon ECD, FCD. Ces triangles de remplissage dérivent évidemment de la voûte en coupole, ou plutôt ce sont quatre pendentifs qui se rencontrent en CD. Les voûtes de l'Aquitaine ou anglo-normandes gothiques primitives ont d'ailleurs les clefs des formerets à un niveau inférieur aux clefs des arcs ogives, et leur ossature présente la fig. 65.

Cette figure fait bien voir que la voûte anglo-normande n'est autre chose qu'une coupole hémisphérique pénétrée par quatre arcs en tiers-point, car les arcs ogives sont des pleins cintres. Sur cette ossature, les rangs des remplissages en moellon sont bandés ainsi qu'il est marqué en G, tandis qu'en France, sur deux arcs ogives et quatre formerets de mêmes dimension et figure, les rangs des remplissages en moellon sont bandés conformément au tracé H. Donc, quoique les nerfs principaux des voûtes en France ou en Angleterre puissent être identiques comme tracé, en France le remplissage dérive évidemment de la voûte d'arête romaine, tandis qu'en Angleterre il dérive de la coupole. Jusqu'alors, bien que les principes de construction de ces deux voûtes fussent très-différents, leur apparence est la même, sauf l'adjonction du nerf réunissant les clefs des formerets ou arcs doubleaux à la clef des arc ogives, adjonction qui n'est point une règle absolue.

Pendant que dans l'Île-de-France et les provinces voisines, à la fin du XIIe siècle, on ne faisait guère que des voûtes en arcs ogives croisés d'arcs doubleaux, c'est-à-dire engendrées toujours par un plan carré et fermées par des triangles de remplissage biais, ainsi que le fait voir notre fig. 55, on cherchait, dans l'Ouest, à obtenir la même légèreté réelle et apparente, mais toujours en conservant quelque chose de la coupole.

Il existe, près de Saumur, une petite église qui indique de la manière la plus évidente les incertitudes des constructeurs de l'Ouest entre les innovations des architectes du domaine royal et les traditions de l'Aquitaine: c'est l'église de Mouliherne; là, les deux systèmes sont en présence. La première travée de l'édifice à une seule nef, touchant la façade, est voûtée conformément au plan (66). De A en B est un gros arc doubleau en tiers-point. De A en C et de B en D sont deux arcs ogives brisés, qui ne sont que des tores à section demi-circulaire. Un second arc doubleau EF à section pareille croise les deux diagonales. De E en G et de F en G sont bandés deux autres arcs diagonaux secondaires rencontrant les arcs ogives principaux en I et en K. Les quatre triangles compris entre les points EGF sont fermés suivant la méthode d'Aquitaine ou anglo-normande, c'est-à-dire conformément au principe de la coupole; les quatre autres triangles EDI, DGI, GCK, CFK, sont fermés d'après le système français, et cependant des nerfs LI, MI, NK, OK, réunissant les clefs des formerets, aux rencontres I et K, saillent au-dessous des rangs de clefs des remplissages. Ces nerfs sont même ornés de figures sculptées en relief. Quant aux triangles AER, BFR, ils sont fermés à la française par des remplissages biais. Mais un demi arc doubleau existant de G en R, le constructeur a cru devoir le continuer comme nerf de clef saillant jusqu'au sommet du gros arc doubleau AB. Donc la section faite suivant GS donne le tracé (67).

Si l'on veut prendre une idée exacte de l'aspect de cette voûte, il faut recourir à la vue perspective que nous donnons (68). Dans le domaine royal, on se serait contenté de fermer les triangles de remplissage (fig. 66) EDR, DGR, GCR, CFR, par des rangs de moellon posés des formerets ED, DG, etc., aux arcs doubleaux et arcs ogives ER, GR, DR, absolument comme on l'a fait pour le triangle AER.

Tant que la voûte de l'Aquitaine et anglo-normande conserva ses arcs ogives très-surhaussés comme ceux de la voûte gothique primitive française, les apparences de ces voûtes furent à peu près les mêmes; mais, en France, on reconnut, dès la fin du XIIe siècle, l'avantage qu'il y aurait à élever les clefs des formerets et arcs doubleaux au niveau des clefs des arcs ogives: 1º pour pouvoir prendre des jours plus hauts; 2º pour laisser passer les entraits des charpentes au-dessus des voûtes, sans élever démesurément les murs latéraux. On voulut imiter ce perfectionnement dans les provinces anglo-normandes. Là, il se présentait une difficulté: le principe de construction des rangs des moellons de remplissage dérivé de la coupole se prêtait mal à l'adoption de cette innovation. Nous venons de dire qu'un nerf avait dû être posé sous la rencontre des abouts de ces rangs de moellon. Or, soit une voûte anglo-normande dont nous donnons la coupe (69), lorsqu'elle était construite suivant le tracé A, le nerf réunissant les clefs BC pouvait offrir par sa courbure une parfaite résistance; mais si elle était construite conformément au tracé D, d'après la nouvelle méthode française, le nerf saillant CE n'avait plus assez de flèche pour présenter une résistance suffisante; si la voûte était grande, il y avait à craindre que ce nerf ne vînt à fléchir en G, vers le milieu de sa longueur. Pour parer à ce danger, les constructeurs anglo-normands n'abandonnèrent pas pour cela leur méthode de remplissage; ils préférèrent soutenir ce point faible G par de nouveaux nerfs saillants, tracés en HI sur la projection horizontale K, et alors, au lieu de bander les arcs de remplissage en moellons comme il est tracé en L, ils les posèrent ainsi qu'il est tracé en K. En examinant le quart de voûte OMPI, on reconnaît que sa surface intérieure était bien près déjà, par suite de la disposition des rangs de moellons de remplissage, de donner une portion de cône curviligne concave. Une fois sur cette voie, les constructeurs anglo-normands ne songèrent plus à la voûte française: ils développèrent franchement le principe qu'ils n'avaient admis peut-être, dans l'origine, qu'à leur insu; ils ne virent dans la voûte gothique qu'un réseau d'arcs s'entrecroisant, se contre-étayant réciproquement, et soutenant des remplissages ne donnant plus chacun que des surfaces à peine concaves.

Au milieu du XIIIe siècle déjà, ils élevaient le choeur de la cathédrale d'Ély, dont les voûtes hautes donnent la projection horizontale (70) et la coupe CD faite suivant C'D'. Se fiant sur la force de ces arcs croisés et contre-étayés, ils n'hésitèrent pas à élever les clefs C'D' des formerets EF au-dessus des clefs G, afin de prendre des jours très-hauts, comme l'indique la coupe CD. Mais l'apparence de ces voûtes, à l'intérieur, est autre que celle des voûtes françaises. Voici la vue perspective d'une naissance des voûtes du choeur de la cathédrale d'Ély (71).

On voit que ces arcs ou arêtes saillantes donnent une gerbe de courbes dont une portion considérable présente une surface conique curviligne concave, et pour rendre cet effet plus saisissant, le constructeur a eu le soin de réunir tous ces arcs sur le tailloir des chapiteaux en un faisceau compacte dont nous indiquons le lit inférieur (71 bis) en A, et la section horizontale au niveau B, en C.

Mais si cette section horizontale trace une portion de polygone portant sur les branches de D en E; de D en F, qui est l'arc formeret, elle rentre brusquement, car la naissance de ce formeret étant beaucoup plus élevée que celle des arcs ogives, arcs doubleaux et tiercerons, le remplissage de moellons GF doit s'élever verticalement dans un plan passant par GF. Ces voûtes présentent donc, jusqu'à la naissance des formerets, un groupe de nervures se détachant de la construction, une masse compacte, lourde par le fait, avec une certaine prétention à la légèreté. Voulant conserver les clefs des formerets au niveau des clefs d'arcs ogives, ainsi que nous l'avons dit plus haut, et étant évidemment gênés dans leurs combinaisons par ces surfaces rentrantes et verticales GF, les constructeurs anglo-normands prirent le parti de relever les naissances des arcs doubleaux, arcs ogives et tiercerons, au niveau de celles des formerets. La présence de la surface FG verticale, à côté des surfaces courbes DE, n'était pas logique pour des rationalistes. Mais, plaçant les naissances de tous les arcs de la voûte au même niveau pour éviter ces surfaces verticales, les architectes anglais prétendaient cependant poser les clefs des arcs ogives et arcs doubleaux sur une même ligne horizontale; il fallait alors que ces arcs doubleaux et arcs ogives fussent très-surbaissés. On arriva donc, en Angleterre, à abandonner pour les arcs doubleaux la courbe en tiers-point, et pour les arcs ogives la courbe plein cintre, et à adopter des courbes composées de portions d'ellipses en conservant seulement les courbes en tiers-point franches pour les formerets, ainsi que l'indique la fig. 72; les clefs ABC sont dans un même plan horizontal.

De ces gerbes de nerfs formant comme des pyramides ou des cônes curvilignes renversés aux voûtes composées de cônes curvilignes se pénétrant, il n'y a pas loin; les constructeurs de la fin du XIVe siècle, en Angleterre, arrivèrent bientôt à cette dernière conséquence (72 bis). Mais ces voûtes ne sont plus fermées par des remplissages en maçonnerie de moellon sur des arcs appareillés; ce sont des voûtes entièrement composées de grandes pierres d'appareil, peu épaisses, exigeant des épures, un tracé compliqué et certains artifices, tels, par exemple, que des arcs doubleaux noyés dans les pavillons renversés, ainsi que nous l'avons marqué en ABC, sur le tracé figurant l'extrados de la voûte 13.

C'est ainsi que, par une suite de déductions, très-logiques d'ailleurs, les constructeurs anglo-normands passèrent de la coupole à ces voûtes étranges composées de pénétrations de cônes curvilignes, et s'éloignèrent entièrement de la construction française. En Normandie, ces voûtes ne furent jamais adoptées; mais de l'influence anglaise il resta quelque chose. Dans cette province, on abandonna souvent, vers la fin du XVe siècle, les voûtes composées de rangs de moellons bandés sur des arcs. On voulut aussi faire de l'appareil. Les Normands, les Manceaux, les Bretons firent volontiers des voûtes composées: soit de grandes dalles appareillées, décorées de moulures à l'intérieur, se soutenant par leurs coupes, sans le secours des arcs, soit de plafonds en pierre posés sur des arcs. On voit, dans l'église de la Ferté-Bernard, près le Mans, de jolies chapelles du XVIe siècle ainsi voûtées 14 (73).

Ce sont des dalles sculptées en caissons à l'intérieur, posées sur des claires-voies de pierre portées par des arcs ogives. Ce système de construction est élégant et ingénieux; mais on voudrait voir ici des fenêtres carrées, car les formerets en tiers-point qui les ferment n'ont plus de raison d'être. Le système des voûtes gothiques devait en venir là, c'était nécessairement sa dernière expression. Fermer les intervalles laissés entre les arcs par des plafonds, et, au besoin, multiplier les arcs à ce point de n'avoir plus entre eux que des surfaces pouvant être facilement remplies par une ou deux dalles, c'était arriver à la limite du système, et c'est ce qui fut tenté, souvent avec succès, au commencement de la renaissance, soit dans les monuments religieux, soit dans l'architecture civile. Il convient même de rendre cette justice aux architectes de la renaissance française qu'ils surent employer avec une grande liberté les méthodes gothiques touchant la construction des voûtes, et qu'en s'affranchissant de la routine dans laquelle se tenaient les maîtres du XVe siècle, ils appliquèrent aux formes nouvelles les ressources de l'art de la construction du moyen âge.

Au commencement du XVIe siècle, les architectes employèrent très-fréquemment le système de voûtes composées de dalles portées sur des nerfs, ce qui leur permit de décorer ces voûtes de riches sculptures et d'obtenir des effets inconnus jusqu'alors. Composant des sortes de réseaux de pierre, avec clefs pendantes ou rosaces aux points de rencontre des nervures, ils posèrent des dalles sculptées entre elles. Ce parti fut souvent adopté, par exemple, pour voûter des galeries ou des rampes d'escaliers en berceau surbaissé (74). Chaque claveau d'arête transversale A porte, des deux côtés de la petite clef pendante, une coupe B pour recevoir les claveaux C longitudinaux; les dalles D viennent simplement reposer en feuillures sur ces claveaux, ainsi que l'indique le détail X; A' est la coupe de l'un des arcs transversaux, B' un des claveaux de plates-bandes longitudinales, D' la coupe de la dalle. Cette méthode est simple, et une pareille construction est bonne, facile à exécuter, les dalles pouvant être sculptées avant la pose; elle présente toute l'élasticité que les constructeurs gothiques avaient obtenue dans la combinaison de leurs voûtes. Mais les artistes de la renaissance oublièrent assez promptement ces traditions excellentes, et s'ils conservèrent encore longtemps ces formes dérivées d'un principe raisonné de construction, ils appareillèrent ces sortes de voûtes comme des berceaux ordinaires, ne considérant plus les arêtes comme des nerfs indépendants.

Pendant les XVe et XVIe siècles, les Anglais et les Normands étaient arrivés, dans la construction des voûtes, à produire des effets surprenants par leur combinaison et leur richesse. Les architectes de l'Île-de-France, de la Champagne, de la Bourgogne et de la Loire, conservèrent, même dans ces derniers temps de la période gothique, plus de sobriété; pendant le XVIe siècle, ils cherchèrent bientôt à reproduire les formes, sinon la structure de la voûte romaine.

Lorsque le caractère des populations est laissé à ses inspirations et n'est pas faussé par un esprit de système étroit, il se peint avec une franchise entière dans les oeuvres d'art, et particulièrement dans celles qui sont en grande partie le résultat d'un raisonnement. Les Normands ont toujours été plutôt des praticiens hardis que des inventeurs; ils ont su, de tout temps, s'approprier les découvertes de leurs voisins et en tirer parti chez eux. Il ne faudrait pas leur demander ces efforts de l'imagination, ces conceptions qui appartiennent aux génies plus méridionaux, mais bien des applications ingénieuses, réfléchies, une exécution suivie et savante, la persistance et le soin dans l'exécution des détails. Ces qualités se retrouvent dans les édifices anglo-normands bâtis pendant les XIIe et XIIIe siècles. Il ne faut pas demander aux Anglo-Normands cette liberté d'allures, cette variété, cette individualité que nous trouvons dans notre construction française. Chez eux, une méthode passe-t-elle pour bonne et pratique, ils la perfectionnent, en étendent les conséquences, en suivent les progrès et s'y tiennent. Chez nous, au contraire, on cherche toujours et on ne perfectionne rien. Les constructions anglo-normandes sont généralement exécutées avec beaucoup plus de soin que les nôtres; mais en connaître une, c'est les connaître toutes: on n'y voit point éclater ces inspirations neuves, hardies, qui ont tourmenté nos architectes des premiers temps de l'art gothique; véritable époque d'émancipation intellectuelle des classes laborieuses du nord de la France.

Note 6: (retour) Bas-côté du choeur de Notre-Dame-du-Port, à Clermont.
Note 7: (retour) Ces arcs ont été détruits depuis et remplacés par des maçonneries et du bois lorsqu'on refît les couvertures, au XVe siècle. Il serait temps de penser à les replacer.
Note 8: (retour) Il est entendu que nous ne parlons ici que de la construction primitive du choeur de Notre-Dame de Paris, avant la construction des chapelles rayonnantes.
Note 9: (retour) On remarquera, en effet, que ces premières voûtes sont, comparativement à celles du milieu du XIIIe siècle, assez plates, et que leurs arcs doubleaux se rapprochent du plein cintre. Plus tard, ces voûtes parurent trop peu solides; on donna de l'aiguïté aux arcs ogives, ou bien on suréleva leur naissance, afin de pouvoir élever les clefs des arcs doubleaux.
Note 10: (retour) Pour ne pas compliquer la figure, nous supposons un nombre de divisions de douelles très-limité. L'opération est la même, quelle que soit la division des douelles.
Note 11: (retour) Les remplissages des grandes voûtes de la cathédrale de Paris n'ont pas plus de 0,10 c. d'épaisseur.
Note 12: (retour) Voûtes du cloître de Fontfroide près Narbonne, des bas-côtés de la cathédrale d'Ély, du cloître de Westminster (Angleterre), des bas-côtés de l'église d'Eu.
Note 13: (retour) Voy. le Mémoire de M. le Dr Willis sur la construction des voûtes au moyen âge, et la trad. de M. C. Daly, t. IV de la Revue d'Archit.
Note 14: (retour) La construction de ces chapelles date de 1543 et 1544.


MATÉRIAUX.--Il est une observation intéressante à faire et qui peut avoir une certaine portée. Plus les peuples sont jeunes, et plus les monuments qu'ils élèvent prennent un caractère de durée; en vieillissant, au contraire, ils se contentent de constructions transitoires, comme s'ils avaient la conscience de leur fin prochaine. Il en est des populations comme des individus isolés: un jeune homme bâtira plus solidement qu'un septuagénaire, car le premier n'a pas le sentiment de sa fin, et il semble croire que tout ce qui l'entoure ne saurait durer autant que lui. Or le moyen âge est un singulier mélange de jeunesse et de décrépitude. La vieille société antique conserve encore un souffle de vie; la nouvelle est au berceau. Les édifices que construit le moyen âge se ressentent de ces deux situations contraires. Au milieu des populations qui sont pénétrées d'une sève jeune et forte, comme les Normands et les Bourguignons par exemple, les constructions sont élevées beaucoup plus solidement et prennent un caractère plus puissant que chez les habitants des bords de la Seine, de la Marne et de la Loire, dont les moeurs se ressentent encore, pendant le XIIe siècle, des traditions romaines. Le Bourguignon a même, sur le Normand, un avantage considérable, en ce qu'il est doué d'une imagination active et que son tempérament est déjà méridional. Pendant la période romane, ses monuments ont un caractère de puissance que l'on ne saurait trouver dans les autres provinces françaises, et lorsque commence à se développer, le système de la construction gothique, il s'en empare et l'applique avec une énergie singulière. Peut-être a-t-il un goût moins sûr que l'habitant des bords de la Seine ou de la Marne, son voisin; mais il a certainement de plus que lui le sentiment de sa force, la conscience de sa durée et les moyens de déployer ces qualités juvéniles. Il semble que le territoire qu'il occupe lui vient en aide, car il lui fournit d'excellents matériaux, résistants, de grandes dimensions, se prêtant à toutes les hardiesses que son imagination ardente lui suggère. Au contraire, dans les bassins de la Seine, de la Marne, de l'Oise et de la Loire moyenne, dans la vieille France, les matériaux fournis par le sol sont fins, légers, peu résistants; ils doivent, par leur nature, éloigner l'idée de la témérité et obliger le constructeur à suppléer par des combinaisons ingénieuses à ce que le sol lui refuse. Il faut tenir compte des propriétés de ces matériaux divers, et de l'influence exercée par leurs qualités sur les méthodes employées par les constructeurs; mais, indépendamment de ces qualités particulières des matériaux propres à bâtir, nous le répétons, le caractère des habitants de ces provinces présente de grandes différences qui influent sur les moyens adoptés.

La transition est complète: de la structure romane, il ne reste plus rien; le principe d'équilibre des forces a remplacé le système de stabilité inerte. Tout édifice, à la fin du XIIe siècle, se compose d'une ossature rendue solide par la combinaison de résistances obliques ou de pesanteurs verticales opposées aux poussées, et d'une enveloppe, d'une chemise qui revêt cette ossature. Tout édifice possède son squelette et ses membranes; il n'est plus qu'une charpente de pierre indépendante du vêtement qui la couvre. Ce squelette est rigide ou flexible, suivant le besoin et la place; il cède ou résiste; il semble posséder une vie, car il obéit à des forces contraires, et son immobilité n'est obtenue qu'au moyen de l'équilibre de ces forces, non point passives, mais agissantes. Déjà nous avons pu apprécier les propriétés de ce système dans la description que nous avons donnée des constructions du choeur de l'église de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne (fig. 41, 42 et 43); mais combien cette construction paraît grossière et cherchée à la fois, mesquine et compliquée, si nous la comparons aux belles constructions bourguignonnes de la première moitié du XIIIe siècle. Là, tout est clair, franc, facile à comprendre; et quelle hardiesse savante! hardiesse de gens qui sont certains de ne point faillir, parce qu'ils ont tout prévu, qu'ils n'ont rien laissé au hasard, et connaissent les limites que le bon sens interdit de franchir.

Nous avons atteint la période de la construction au moyen âge pendant laquelle la nature des matériaux employés va jouer un rôle important. Nous ne saurions passer sous silence des observations qui doivent être comme l'introduction aux méthodes de bâtir des architectes gothiques. On avait construit une si grande quantité d'édifices publics et privés pendant le XIIe siècle, qu'on ne peut être surpris de trouver chez les constructeurs une connaissance approfondie des matériaux propres à bâtir et des ressources que présente leur emploi. Les hommes qui ne peuvent acquérir une instruction très-étendue, faute d'un enseignement complété par les observations successives de plusieurs siècles, sont obligés de suppléer à cette pauvreté élémentaire par la sagacité de leur intelligence; ne pouvant s'appuyer sur des documents qui n'existent pas, il leur faut faire eux-mêmes ces observations, les recueillir, les classer, en former une doctrine. La pratique seule les dirige; ce n'est que plus tard que les règles s'établissent, et il faut bien l'avouer, si complète que soit la théorie, si nombreuses et bonnes que soient les règles, elles ne parviennent jamais à remplacer les observations basées sur une pratique de chaque jour. À la fin du XIIe siècle, les constructeurs avaient remué et taillé une si grande quantité de pierres qu'ils étaient arrivés à en connaître exactement les propriétés, et à employer ces matériaux, en raison de ces propriétés, avec une sagacité fort rare. Alors, ce n'était pas, comme aujourd'hui, une chose facile que de se procurer de la pierre de taille; les moyens de transport et d'extraction étaient insuffisants, il fallait se fournir sur le sol; il n'était pas possible de se procurer des pierres de provenances éloignées: c'était donc au moyen des ressources locales que l'architecte devait élever son édifice, et souvent ces ressources étaient faibles. On ne tient pas assez compte de ces difficultés lorsqu'on apprécie l'architecture de ces temps, et on met souvent sur le compte de l'architecte, on considère comme un désir puéril d'élever des constructions surprenantes par leur légèreté, ce qui n'est en réalité qu'une extrême pénurie de moyens. La pierre à bâtir était, aux XIIe et XIIIe siècles, comparativement à ce qu'elle est de notre temps, une matière rare, chère par conséquent; force était de la ménager et de l'employer de façon à n'en faire entrer que le plus faible cubage possible dans les constructions. Il n'est pas besoin de recourir aux documents écrits pour reconnaître cette vérité; il suffit d'examiner les édifices publics ou privés avec quelque attention, on reconnaît bientôt alors que les constructeurs, non-seulement ne posent pas une pierre de plus qu'il n'est nécessaire, mais encore qu'ils ne mettent jamais en oeuvre que les qualités propres à chaque place, économisant avec un grand scrupule les pierres les plus chères, c'est-à-dire celles qui sont d'une très-grande dureté ou d'un fort volume. La main-d'oeuvre, au contraire, étant comparativement alors peu élevée, les architectes ne se faisaient pas faute de la prodiguer. Il est assez dans l'ordre des choses, d'ailleurs, que lorsqu'une matière est chère par elle-même, on cherche à faire ressortir sa valeur par une façon extraordinaire. Nous recommandons ces observations aux personnes qui, non sans raisons, condamnent aujourd'hui l'imitation servile de l'architecture gothique. Voici ce que l'on pourrait dire, mais on n'y a point encore songé: «Si, au XIIe siècle, le mètre cube de pierre valait en moyenne 200 fr. et la journée d'un tailleur de pierre 1 fr., il était raisonnable de n'employer que le moins de pierre possible dans un édifice, et il était naturel de faire ressortir la valeur de cette matière précieuse par une façon qui coûtait si peu. Mais aujourd'hui que la pierre vaut en moyenne 100 fr. le mètre cube et que la journée d'un tailleur de pierre représente 6 et 7 fr., il n'y a plus les mêmes raisons pour tant épargner la pierre aux dépens de la solidité, et donner à cette matière qui coûte si peu une façon qui coûte si cher 15.» Cette argumentation serait plus concluante contre les imitateurs de l'architecture gothique que ne l'est, par exemple, la comparaison d'une nef d'église gothique avec la carène renversée d'un navire; car cette comparaison est un éloge plutôt qu'une critique, comme le serait la comparaison de la coupole du Panthéon avec une ruche d'abeilles. Mais laissons là les comparaisons, qui ne sont point raisons, comme dit le proverbe, et poursuivons. Les constructeurs, au moyen âge, ne connaissaient pas la scie au grès, cette longue lame de tôle battue au moyen de laquelle, par un mouvement horizontal de va-et-vient, un ouvrier peut couper des blocs énormes en tranches aussi minces que le besoin l'exige. Il est encore soixante-dix départements en France dans lesquels cet engin si simple n'est pas employé, et ce sont ceux généralement où on construit le mieux, car on pourrait contester les avantages de la scie au grès. La France abonde en bancs calcaires très-variés, très-bons, et faciles à extraire. Ces bancs, comme chacun sait, sont durs ou tendres, minces ou épais, habituellement minces lorsqu'ils sont durs, épais lorsqu'ils sont tendres. Or il y a toujours avantage, dans les constructions, à respecter l'ordre de la nature; c'est ce que les anciens ont observé souvent, c'est ce qu'ont observé avec plus de scrupule les constructeurs gothiques. Ils ont extrait et employé les matériaux tels que les leur donnaient les bancs de carrières, en soumettant même les membres de l'architecture à ces hauteurs de bancs. Ne dédoublant jamais une pierre, ainsi que nous le faisons aujourd'hui sur nos chantiers, ils les ont posés, dans leurs bâtisses, entières, c'est-à-dire avec leur coeur conservé dans leur partie moyenne, leurs lits de dessous et de dessus, se contentant de les ébousiner 16. Cette méthode est excellente; elle conserve à la pierre toute sa force naturelle, tous ses moyens de résistance. Si les constructeurs gothiques des premiers temps employaient des pierres tendres pour les points d'appui (ce qu'ils étaient souvent forcés de faire, faute d'en trouver d'autres), ils avaient le soin de leur conserver une grande hauteur de banc; car, dans ce cas, la pierre tendre est moins sujette aux écrasements. Quant aux pierres dures, et entre autres les plus minces, qui sont généralement les plus fortes, ils s'en servaient comme de liaisons, de linteaux continus pour réunir des piles distantes les unes des autres; ils en composaient les points d'appui qui devaient porter une très-lourde charge, soit en les empilant les unes sur les autres, si ces points d'appui étaient très-épais, soit en les posant debout, en délit, si ces points d'appui étaient grêles. À l'égard de ces pierres posées en délit, on reconnaît toute la finesse d'observation des constructeurs. Ils n'ignoraient pas que les pierres posées en délit sont sujettes à se déliter; aussi les choisissaient-ils avec un soin particulier dans les bancs bas, très-homogènes et très-compactes, dans le cliquart à Paris, dans les pierres dures de Tonnerre 17, en Basse-Bourgogne et Champagne, dans ces petits bancs de la Haute-Bourgogne, durs comme le grès et sans délits 18. L'expérience leur avait démontré que certaines pierres dures, fines de grain, comme le cliquart et le petit banc dur de Tonnerre, par exemple, se composent de lames calcaires très-minces, superposées et réunies par une pâte solide; que ces pierres, par leur contexture même, ont, posées debout, à contre-fil pour ainsi dire, une force extraordinaire; qu'elles résistent à des pressions énormes, et que, fortement serrées sous une charge puissante, elles se délitent moins facilement que si elles étaient posées sur leur lit; car ce qui fait déliter ces pierres, c'est l'humidité qu'elles renferment entre leurs couches minces et qui gonflent leurs lamelles marneuses: or, posées à plat, elles sont plus aptes à conserver cette humidité que posées de champ. Dans ce dernier cas, l'eau glisse le long de leurs parois, et ne pénètre pas les couches superposées. Comme preuve de ce que nous avançons, nous pourrions citer nombre de chéneaux, de larmiers, de corniches, de dalles en liais ou cliquart, dans de très-anciens édifices, posés sur leur lit, et que l'on trouve fréquemment délités; tandis que les mêmes matériaux, dans les mêmes monuments, posés debout, en délit, se sont parfaitement conservés et ne se sont fendus que par suite d'accidents, tels que l'oxydation de crampons ou goujons, ou quelque défaut. Nous ne devons pas omettre ici un fait important dans les constructions du moyen âge, c'est que les lits sont taillés avec la même perfection que les parements vus, et que les pierres sont toujours posées à bain de mortier et non fichées ou coulées, ce qui est pis. Au surplus, et pour terminer cette digression sur les matériaux propres à bâtir, nous ajouterons que les constructeurs de la première période gothique ont soumis leur système de construction aux matériaux dont ils disposaient, et par conséquent les formes de leur architecture. Un architecte bourguignon, au XIIe siècle, ne bâtissait pas à Dijon comme à Tonnerre; si l'on retrouve dans une même province l'influence d'une même école, dans l'exécution des maçonneries on remarque des différences considérables résultant de la nature de la pierre employée. Mais, comme dans chaque province il est une qualité de matériaux dominante, les architectes adoptent une méthode de bâtir conforme à la nature de ces matériaux. La Bourgogne, si riche en pierres d'une qualité supérieure, nous fournit la preuve la plus évidente de ce fait.

Note 15: (retour) On se demandera peut-être comment il peut se faire que la pierre soit chère pendant que la main-d'oeuvre est bon marché, puisque la pierre n'acquiert de valeur que par son extraction. À cela nous répondrons que l'extraction peut être faite avec plus ou moins d'habileté d'abord et au moyen d'engins plus ou moins puissants; qu'un état industriel très avancé amène toujours une diminution de prix sur les matières premières, par la facilité d'extraction, de transport, et à cause de l'emploi de machines perfectionnées. Un mètre cube de pierre qui ne coûtera de transport que cinq francs, par exemple, par quarante kilomètres, sur un canal, coûtera vingt francs et plus amené sur des chariots, en supposant la même distance parcourue; si les routes sont mauvaises, la différence sera bien plus considérable. Or c'est ce qui avait lieu pendant le moyen âge, sans compter les péages et droits d'extraction qui, souvent, étaient énormes. La centralisation est un des moyens les plus certains d'obtenir les matières premières à bon marché. Autrefois il n'y avait pas un abbé ou un seigneur sur les terres duquel il fallait passer qui ne fît payer un droit de transit, et ces droits étant arbitraires, il en résultait une augmentation considérable sur les prix d'extraction. Et la preuve qu'il en était ainsi, c'est que nous voyons, par exemple, les établissements monastiques aller souvent chercher la pierre à des distances énormes, parce qu'elle provenait de carrières à eux appartenant et qu'elle n'avait qu'à suivre des routes libres de droits, tandis qu'ils ne faisaient pas venir des matériaux très-voisins, mais qui devaient traverser des territoires appartenant à des propriétaires non vassaux de l'abbaye.
Note 16: (retour) Ébousiner une pierre, c'est enlever sur ses deux lits les portions du calcaire qui ont précédé la complète formation géologique ou suivi cette formation; en un mot, c'est enlever les parties susceptibles de se décomposer à l'action de l'air ou de l'humidité.
Note 17: (retour) Ces bancs bas durs de Tonnerre ne sont plus exploités, bien que leurs qualités soient excellentes; on les appelait pierres des bois.
Note 18: (retour) Pierres de le Manse, de Dornecy, de Ravières, de Coutarnoux dur, d'Anstrude, de Thisy, de Pouillenay.


DÉVELOPPEMENTS (XIIIe SIÈCLE)--À Dijon, il existe une église de médiocre dimension, sous le vocable de Notre-Dame; elle fut bâtie vers 1220; c'est un chef-d'oeuvre de raison où la science du constructeur se cache sous une simplicité apparente. Nous commencerons par donner une idée de la structure de cet édifice. Le chevet, sans collatéral, s'ouvre sur la croisée; il est flanqué de deux chapelles ou absidioles orientées comme le sanctuaire, et donnant sur les transsepts dans le prolongement des bas-côtés de la nef.

L'abside de Notre-Dame de Dijon ne se compose, à l'intérieur, que d'un soubassement épais, peu élevé, portant des piles isolées reliées en tous sens, et n'ayant pour clôture extérieure qu'une sorte de cloison de pierre percée de fenêtres. Naturellement, les piles sont destinées à porter les voûtes; quant aux cloisons, elles ne portent rien, elles ne sont qu'une fermeture. À l'extérieur, la construction ne consiste qu'en des contre-forts.

La fig. 75 donne une vue perspective de cette abside; étant dépourvue de bas-côtés, les contre-forts contre-buttent directement la voûte sans arcs-boutants 19. Ces contre-forts sont épais et solides; en eux seuls réside la stabilité de l'édifice. Rien n'est plus simple d'aspect et de fait que cette construction. Des murs minces percés de fenêtres ferment tout l'espace laissé entre les contre-forts. Un passage extérieur en A est laissé pour faciliter les réparations des grandes verrières. Tous les parements sont bien garantis contre la pluie par des pentes sans ressauts et des corniches ou bandeaux. Ce n'est évidemment là qu'une enveloppe solide, un abri. Entrons maintenant dans l'église de Notre-Dame de Dijon. Autant l'extérieur est simple, solide, couvert, abrité, autant l'intérieur présente des dispositions légères, élégantes. Ce monument était et est encore bâti dans un quartier populeux, entouré de rues étroites; l'architecte a pensé qu'il devait tout sacrifier à l'effet intérieur. On reconnaît d'ailleurs qu'il a dû être limité dans ses dépenses, éviter les frais inutiles.

Il ne prodigue pas les matériaux, il n'a pas voulu poser une pierre de trop. L'abside donc, intérieurement (76), se compose d'un soubassement plein A, épais, construit en assises et décoré d'une arcature indépendante, en placage. De ce soubassement partent déjà les colonnettes B, qui montent jusqu'aux naissances des arcs de la grande voûte. Ces colonnettes sont posées en délit de la base à la tablette C, qui les relie par une bague à la construction extérieure. Sur ce soubassement est un passage ou galerie de service destinée à faciliter l'entretien des verrières D et à tendre l'église, s'il est besoin, les jours de fêtes. Les piles E sont isolées; elles se composent de quatre colonnes en délit, de la base aux chapiteaux, une grosse (0,37 c. de diamètre) et trois grêles (0,12 et 0,15 c. de diamètre). En A', nous donnons la section de ces piles. La grosse colonne et les deux latérales sont chacune d'une seule pièce jusqu'à l'assise F des chapiteaux, tandis que la colonnette montant de fond est d'un seul morceau jusqu'à la tablette G. Cette tablette G forme plafond sur la galerie basse et relie la grande arcature avec les parements extérieurs. Dans la hauteur de la galerie du deuxième étage (triforium), même disposition des piles, même section A'; seulement une colonnette intermédiaire H portant une arcature composée elle-même de grands morceaux de pierre minces, comme des dalles posées de champ. Au-dessus du triforium, un second dallage I sert de plafond à ce triforium et relie l'arcature à la construction extérieure; puis naissent les arcs de la grande voûte contre-buttés par les contre-forts extérieurs. Les fenêtres hautes s'ouvrent alors au-dessus de l'arcature du triforium, et ne sont plus en renfoncement comme au-dessous, afin de donner tout le jour possible et de laisser à l'extérieur le passage dont nous avons parlé plus haut. Ainsi la poussée des arcs se reporte obliquement sur les contre-forts extérieurs, lesquels sont bâtis en assises, et les piles intérieures ne sont que des points d'appui rigides, incompressibles, puisqu'ils sont composés de grandes pierres en délit, mais qui, par leur faible assiette, ne présentent qu'un quillage pouvant au besoin s'incliner d'un côté ou de l'autre, en dehors ou en dedans, sans danger, s'il survient un tassement.

Quant aux murs K, ce ne sont, comme nous l'avons dit, que des cloisons de 0,20 c. au plus d'épaisseur. Dépouillons maintenant cette construction de tout ce qui n'est qu'accessoire, prenons son squelette, voici ce que nous trouverons (77): A un contre-fort bâti, masse passive; B quille grêle, mais rigide, résistante comme de la fonte de fer, grâce à la qualité du calcaire employé; C assises au droit des arcs, et par conséquent flexibilité au besoin; D liaison du dedans avec le dehors; E seconde quille, mais plus courte que celle du bas, car le monument s'élève et les mouvements qui se produiraient auraient plus de gravité; F seconde assise de liaison du dedans avec le dehors; G sommiers; H simples fermetures qui n'ont rien à porter et ne servent qu'à clore l'édifice; I buttée là seulement où la poussée de l'arc agit. Rien de trop, mais tout ce qui est nécessaire, puisque cette construction se maintient depuis plus de six siècles et qu'elle ne paraît pas près de sa ruine. Il n'est pas nécessaire de rappeler ici ce que nous avons dit relativement à la fonction des colonnettes monostyles qui accompagnent les colonnes B et E, et que nous avons supposé enlevées dans la fig. 77; elles ne sont que des soutiens accessoires qui donnent de la fermeté et de l'assiette aux colonnes principales, sans être absolument indispensables. La charge des voûtes s'appuie bien plus sur les contre-forts, par suite de l'action de la poussée, que sur les cylindres BE (voy. fig. 33). Les groupes intérieurs de colonnettes ne portant qu'un poids assez faible, il n'était pas besoin de leur donner une grande résistance. Mais si nous avons un bas-côté, si les contre-forts, au lieu d'être immédiatement opposés à l'action des voûtes, en sont éloignés de toute la largeur de ce collatéral, alors les piles verticales doivent avoir plus d'assiette, car elles portent réellement le poids des voûtes.

La nef de la même église de Notre-Dame de Dijon est voûtée suivant la méthode gothique primitive. Les arcs ogives sont sur plan carré et recoupés par un arc doubleau. Les piles inférieures sont cylindriques, élevées en tambours et de diamètres égaux. De deux en deux, les chapiteaux diffèrent cependant, car ils portent alternativement ou un arc doubleau et deux arcs ogives, ou un arc doubleau seulement.

Voici (78) une vue d'une travée intérieure de la nef de Notre-Dame de Dijon. En A' nous avons tracé la section du sommier A, et en B' la section du sommier B, avec la projection horizontale des tailloirs des chapiteaux. Ces chapiteaux portent une saillie plus forte du côté de la nef, pour recevoir les colonnettes qui montent jusqu'aux naissances des voûtes, toujours par suite de ce principe qui consiste à reculer les points d'appui verticaux de façon à soutirer une partie des poussées (voy. fig. 34). En C' nous donnons la section horizontale des piles C et en D' celle des piles D au niveau du triforium, en E' la section horizontale des sommiers E et en F' celle des sommiers F au niveau des tailloirs recevant les grandes voûtes. Cet aperçu général présenté, examinons maintenant avec soin la structure de cette nef.

Nous l'avons dit déjà, l'architecte de l'église de Notre-Dame de Dijon disposait d'un terrain exigu, resserré entre des rues étroites; il ne pouvait donner aux contre-forts de la nef, étayant tout le système, une forte saillie en dehors du périmètre des bas-côtés. S'il eût suivi les méthodes adoptées de son temps, s'il se fût soumis à la routine, ou, pour être plus vrai, aux règles établies déjà par l'expérience, il eût tracé les arcs-boutants de la nef ainsi que l'indique la fig. 79. La poussée de la grande voûte agissant de A en B, il aurait posé le dernier claveau de l'arc en A et son chaperon en B, et il aurait avancé le devant du contre-fort en C de manière à ce que la ligne oblique des poussées ne dépassât pas le point G. Mais il ne peut sortir de la limite I: la largeur réservée à la voie publique ne le lui permet pas; d'un autre côté, il ne peut, à l'intérieur, dépasser le point K, qui est à l'aplomb de la pile engagée intérieure L, sous peine d'avoir un porte-à-faux et de briser l'arc doubleau M, dont il est important de conserver la courbure; car si un poids trop considérable agit sur les reins de cet arc en N, cet arc chassera la pile isolée intérieure suivant une direction OP. Donc, l'architecte doit établir la pile de son arc-boutant dans l'espace compris entre K et I'. Mais nous savons que cette pile doit être passive, immobile, car c'est elle qui est le véritable point d'appui de tout le système; elle ne peut évidemment acquérir cette immobilité (son assiette étroite étant donnée) que par une combinaison particulière, un supplément de résistance verticale.

Voici donc comment le constructeur résout le problème: il élève la pile entre les deux points voulus (79 bis); il charge fortement la tête de l'arc-boutant en A; il incline le chaperon BC de manière à le rendre tangent à l'extrados de l'arc; puis il amène la face postérieure du pinacle D jusqu'au point E en porte-à-faux sur le parement F, de manière que l'espace PF soit un peu moins du tiers de l'espace FG. Ainsi la poussée de la grande voûte est fortement comprimée d'abord par la charge A, elle est neutralisée par cette pression; ce n'est plus que l'arc-boutant qui agit lui-même sur la pile K, d'autant qu'il est chargé en A. Si donc cet arc devait se déformer, ce serait suivant le tracé R; il se briserait en S et la pile K s'inclinerait. Mais l'architecte recule son pinacle, charge la pile en dehors de son aplomb jusqu'au point E, c'est-à-dire jusqu'au point où la rupture de l'arc-boutant aurait lieu; il arrête donc cette rupture, car sous la charge le point S' de l'arc-boutant ne peut se relever; mais le pinacle D ne fait que comprimer l'arc, il ne le charge pas, puisque l'espace CO est plus grand que l'espace OP: donc la charge du pinacle, qui est une construction homogène bien faite, en grandes pierres de taille, se porte sur OC, le centre de gravité du pinacle étant entre O et C; donc, l'arc démoli, ce pinacle resterait debout; donc il charge la pile K d'un poids supérieur à celui qu'aurait un pinacle n'ayant que FG de largeur; donc il assure ainsi la stabilité de la pile FG, trop faible par elle-même pour résister à la poussée sans l'appoint de cette charge, et, en même temps, il comprime les reins de l'arc-boutant au point où cet arc tendrait à se briser en se relevant. Le fait est encore plus probant que toutes les déductions logiques; la construction de la nef de Notre-Dame de Dijon, malgré la faiblesse de ses contre-forts extérieurs, n'a pas subi la moindre déformation. Ne perdons pas de vue l'intérieur; observons que les voûtes ne poussent pas directement sur la tête des arcs-boutants, et qu'entre la tête de ces arcs et le sommier de la voûte il existe, au-dessus du triforium U, un contre-fort intérieur V seulement au droit de cette poussée, et qui neutralise singulièrement son action. Étudions les détails: le bloc de pierre T, contre lequel vient butter le dernier claveau de l'arc-boutant, n'est autre que le linteau portant le contre-fort dont nous venons de parler, et dans la hauteur duquel linteau sont pris les deux chapiteaux qui portent les formerets de la voûte (voy. fig. 78). Ce linteau est juste posé au niveau de l'action de la poussée de la grande voûte.

Disséquons cette construction pièce à pièce (80). Nous voyons en A la colonne, quille principale du triforium au droit des piles qui portent les naissances d'un arc doubleau et de deux arcs ogives, quille flanquée de ses deux colonnettes B. En C les grandes colonnettes en délit qui posent sur le tailloir du gros chapiteau du rez-de-chaussée, et qui passent devant le groupe ABB pour venir sous l'assise M des chapiteaux des arcs de la grande voûte; assise d'un seul morceau. En D le chapiteau du triforium. En E le sommier de l'arcature du triforium, d'un seul morceau. En F les deux morceaux fermant l'arcature. En G l'assise du plafond du triforium reliant l'arcature et l'assise des chapiteaux M au contre-fort extérieur sous le comble, contre-fort dont les assises sont tracées en H. En G' une des dalles posées à la suite de celle G et reliant le reste de l'arcature à la cloison bâtie sous les fenêtres supérieures dont I est l'appui. Ces dalles G' portent le filet-solin K recouvrant le comble du bas-côté. En L le premier morceau de contre-fort extérieur vu au-dessus du comble. En M l'assise des chapiteaux des grandes voûtes portant les deux bases des colonnettes en délit des formerets. En N le sommier des grandes voûtes dont le lit supérieur est horizontal, et qui porte les naissances des deux arcs ogives et de l'arc doubleau. En O le second sommier portant les deux arcs ogives et l'arc doubleau, le lit supérieur de celui-ci étant déjà normal à la courbe, tandis que les lits des deux arcs ogives sont encore horizontaux. En P le troisième sommier ne portant plus l'arc doubleau, qui est dès lors indépendant, mais portant encore les deux arcs ogives dont les lits supérieurs sont horizontaux. En Q le quatrième sommier ne portant plus que l'épaulement derrière les arcs ogives pour poser les premiers moellons des remplissages. En R le linteau dont nous parlions tout à l'heure, reliant les sommiers à la pile dont les assises sont tracées en S; ce linteau porte les épaulements derrière les arcs ogives, car il est important de bien étayer ces arcs ogives indépendants déjà et dont des claveaux sont figurés en T, tandis que l'un des claveaux de l'arc doubleau est figuré en V. En X l'assise de contre-fort extérieur portant amorce de l'appui des fenêtres, bases des colonnettes extérieures de ces fenêtres, et filet passant par-dessus le filet-solin du comble, ainsi que l'indique le détail perspectif Y. L'arrivée des claveaux des arcs-boutants vient donc butter le linteau R, et, à partir de ce linteau, l'intervalle entre la pile S et la voûte est plein (voy. la vue intérieure, fig. 78).

Si nous examinons la coupe fig. 79 bis, nous voyons que le contre-fort X, le mur du triforium Y, le passage Z et la pile intérieure présentent une épaisseur considérable; car ce passage est assez large: le mur et le contre-fort ont ensemble 0,60 c. environ, et le groupe de colonnes composant la pile intérieure 0,50 c. Or tout cela doit porter sur un seul chapiteau, couronnant une colonne cylindrique. Il y aura évidemment un porte-à-faux, et si le contre-fort X vient à s'appuyer sur les reins de l'arc doubleau du bas-côté, la pression qu'il exercera fera chasser la colonne en dedans, lui fera perdre son aplomb, et, une fois son aplomb perdu, tout l'équilibre de la construction est détruit.

Le constructeur a d'abord donné (81) au chapiteau la forme A; c'est-à-dire qu'il a ramené l'axe de la colonne dans le plan vertical passant par le milieu de l'archivolte B. Sur ce chapiteau, il a posé deux sommiers CD à lits horizontaux: le premier sommier C, portant les bases des colonnettes en délit, montant jusqu'à la naissance des grandes voûtes; le troisième sommier E porte les coupes normales aux courbes de l'arc doubleau, des arcs ogives et des archivoltes, car, à partir de ce sommier, les arcs se dégagent les uns des autres. Affranchi des arcs qui dès lors sont posés par claveaux indépendants, le constructeur a monté une pile, formant harpe à droite et à gauche, FGHIK en encorbellement jusqu'à l'aplomb du contre-fort L; dans l'assise I, il a eu le soin de réserver deux coupes M pour recevoir des arcs en décharge portant le mur du triforium N. La pile intérieure O, composée, comme nous l'avons dit ci-dessus, d'un faisceau de colonnettes en délit, porte sur le parement intérieur de cette pile. Il est entendu que les assises FGHIK sont d'un seul morceau chaque, et fortes. Le poids le plus lourd et la résistance qui présente le plus de roide est la pile O, puisqu'elle porte verticalement les voûtes contre-buttées; le contre-fort L ne porte presque rien, car la tête de l'arc-boutant ne le charge pas (voy. fig. 79 bis), il ne fait qu'équilibrer la bâtisse. Donc les pierres KIH, étant chargées à la queue en K'I'H', ne peuvent basculer; donc le contre-fort est soutenu. Quant à la poussée de l'arc doubleau P et des arcs ogives du collatéral, elle est complétement neutralisée par la charge qui vient peser à l'aplomb de la pile O. On comprend maintenant comment il est essentiel que la pile O soit composée de grandes pierres debout et non d'assises, car cette pile supporte une double action de compression: celle de haut en bas, par suite de la charge des voûtes, et celle de bas en haut, par l'effet de bascule produit par les contre-forts L sur la queue des pierres KI. Si donc ces piles O étaient bâties par assises, il pourrait se faire que les joints en mortier, fortement comprimés par cette double action, vinssent à diminuer d'épaisseur; or le moindre tassement dans la hauteur des piles O aurait pour effet de déranger tout l'équilibre du système. Au contraire, l'action de levier produit par les assises I et K sous la pile O a pour résultat (ces piles étant parfaitement rigides et incompressibles) de soutenir très-énergiquement la naissance des grandes voûtes.

On se rendra mieux compte de ce système de construction en supposant, par exemple, qu'on ait employé, pour l'exécuter, de la fonte de fer, de la pierre et du bois (82). Soit une colonne et son chapiteau en fonte A posés sur un dé en pierre et portant un sommier B de pierre. Le constructeur donne, vers l'intérieur de la nef, une plus forte saillie au chapiteau que du côté du collatéral. Sur ce chapiteau, il élève les assises BCDEFG, etc., en encorbellement. Il pose trois colonnes en fonte H le long du parement intérieur, doublées de trois autres colonnes H' (voy. la section H''); ces colonnes HH' sont reliées au contre-fort I par des colliers et un crampon K, afin de rendre le contre-fort solidaire de la pile et d'empêcher le rondissement de l'un ou de l'autre. Le contre-fort I est construit en assises de pierres. Sur les colonnes HH', l'architecte pose les sommiers L de la grande voûte; les deux colonnes latérales OO continuent seules jusqu'au linteau M qui contre-butte les arcs de la grande voûte. À l'extérieur, il élève une pile N en pierre afin de pouvoir maintenir le quillage intérieur dans la verticale au moyen de l'étaiement P contre-butté, pour éviter son relèvement, par les moises R. Il n'y a aucun inconvénient, au contraire, à ce que le contre-fort I, bâti en assises, vienne à se comprimer et tasser, car plus le point Q s'abaissera et plus l'étai P sera roidi contre la queue du linteau M. Cependant ce contre-fort I est nécessaire pour retenir la queue du linteau M dans un plan horizontal, mais surtout pour donner de la stabilité à la colonne A. En effet, il n'est pas besoin d'être fort versé dans la connaissance des lois d'équilibre pour savoir que si, entre une colonne Y et une colonne S, grêles toutes deux (82 bis), nous posons plusieurs assises horizontales, il sera impossible, si chargée que soit la colonne S, et si bien étrésillonnées que soient les assises dans un sens, de maintenir ces deux quilles dans un plan vertical parallèle au plan des étrésillons; tandis que, posant sur une colonne T (82 ter) des assises horizontales V, étrésillonnées dans un sens, et sur ces assises deux supports ou chandelles XX' passant dans un plan vertical perpendiculaire au plan des étrésillons, en supposant d'ailleurs ces deux chandelles XX' chargées, nous pourrons maintenir les colonnes XX' et T dans des plans parallèles aux étrésillons. C'est en cela que consiste tout le système de la construction des nefs gothiques posant sur des colonnes. Là est l'explication des galeries superposées de l'architecture bourguignonne, sorte de contre-fort vide dont le parement intérieur est rigide et le parement extérieur compressible, donnant ainsi une grande puissance de résistance et d'assiette aux naissances des voûtes hautes, évitant des culées énormes pour contre-butter les arcs-boutants, et détruisant par son équilibre et sa pression sur deux points distants l'effet de poussée des voûtes des bas-côtés.

En vérité, tout ceci peut paraître compliqué, subtil, cherché; mais on voudra bien reconnaître avec nous que c'est ingénieux, fort habile, savant, et que les auteurs de ce système n'ont fait aucune confusion de l'art grec avec l'art du Nord, de l'art romain avec l'art oriental; qu'ils n'ont pas mis la fantaisie à la place de la raison, et qu'il y a dans ces constructions mieux que l'apparence d'un système logique. Nous admettons parfaitement que l'on préfère une construction grecque, romaine ou même romane à celle de l'église de Notre-Dame de Dijon; mais on voudra bien nous permettre de croire qu'il y a plus à prendre ici, pour nous architectes du XIXe siècle, appelés à élever des édifices très-compliqués, à jouer avec la matière, possédant des matériaux très-différents par leur nature, leurs propriétés et la façon de les employer; forcés de combiner nos constructions en vue de besoins nouveaux, de programmes très-variés, très-différents de ceux des anciens...; qu'il y a plus à prendre, disons-nous, que dans la structure primitive et si simple du temple de Minerve d'Athènes, ou même dans la structure concrète, immobile, du Panthéon de Rome. Il est fâcheux que nous ne puissions toujours bâtir comme les anciens et observer perpétuellement ces règles si simples et si belles des constructeurs grecs ou romains; mais nous ne pouvons élever raisonnablement une gare de chemin de fer, une halle, une salle pour nos assemblées, un bazar ou une bourse, en suivant les errements de la construction grecque et même de la construction romaine, tandis que les principes souples appliqués déjà par les architectes du moyen âge, en les étudiant avec soin, nous placent sur la voie moderne, celle du progrès incessant. Cette étude nous permet toute innovation, l'emploi de tous les genres de matériaux, sans déroger aux principes posés par ces architectes, puisque ces principes consistent précisément à tout soumettre, matériaux, forme, dispositions d'ensemble et de détail, au raisonnement; à atteindre la limite du possible, à substituer les ressources de l'industrie à la force inerte, la recherche de l'inconnu à la tradition. Il est certain que si les constructeurs gothiques eussent eu à leur disposition de grandes pièces en fonte de fer, ils n'auraient pas manqué d'employer cette matière dans les bâtiments, et je ne répondrais pas qu'ils ne fussent bientôt arrivés à des résultats plus judicieux, mieux raisonnés que ceux obtenus de notre temps, car ils auraient franchement pris cette matière pour ce qu'elle est, en profitant de tous les avantages qu'elle présente et sans se préoccuper de lui donner d'autres formes que celles qui lui conviennent. Leur système de construction leur eût permis d'employer simultanément la fonte de fer et la pierre, chose que personne n'a osé tenter à notre époque, tant la routine a d'action sur nos constructeurs, qui ne cessent de parler de progrès, comme ces choristes d'opéras qui crient «Partons!» pendant un quart d'heure, sans bouger de la scène. Nous ne sachions pas que l'on ait essayé en France, jusqu'à ce jour, si ce n'est dans la construction des maisons de quelques grandes villes, de porter des masses considérables de maçonnerie, des voûtes en brique ou même en pierre, de bonnes bâtisses bien raisonnées et appareillées, élégantes et solides, sur des points d'appui isolés en fonte. C'est qu'en effet l'instruction classique ne peut guère permettre ces essais que les architectes du moyen âge n'eussent certainement pas manqué de faire, et probablement avec un plein succès.

Quant à s'arrêter en chemin, ce n'est pas ce qu'on peut reprocher aux architectes gothiques; nous allons voir avec quelle ardeur ils se lancent dans l'application de plus en plus rigoureuse des principes qu'ils avaient posés, et comme ils arrivent, en quelques années, à pousser à bout ces principes, à employer la matière avec une connaissance exacte de ses qualités, à jouer avec les problèmes les plus compliqués de la géométrie descriptive.

L'église de Notre-Dame de Dijon est un petit édifice, et on pourrait croire que les architectes bourguignons de la première moitié du XIIIe siècle n'ont osé se permettre des hardiesses pareilles dans des monuments d'une grande étendue comme surface et fort élevés. C'est le contraire qui a lieu; il semble qu'en opérant sur une vaste échelle, ces constructeurs prennent plus d'assurance encore et développent avec plus de franchise encore leurs moyens d'exécution. Le choeur de la cathédrale de Saint-Étienne d'Auxerre fut rebâti, de 1215 à 1230 environ, sur une crypte romane (voy. CRYPTE), qui fit adopter certaines dispositions inusitées dans les grandes églises de cette époque. Ainsi le sanctuaire est entouré d'un simple collatéral avec une seule chapelle absidale carrée. Quant à sa construction, elle présente une parfaite analogie, dans les oeuvres basses, avec celle de l'église de Notre-Dame de Dijon. Toutefois, à Auxerre, la bâtisse est plus légère encore, et certaines difficultés, résultant des dispositions romanes du plan qu'on ne voulait pas changer, ont été résolues de la manière la plus ingénieuse.

Nous donnons (83) la moitié du plan de la chapelle absidale placée sous le vocable de la sainte Vierge. Ce plan est pris à la hauteur de la galerie du rez-de-chaussée portant, comme à Notre-Dame de Dijon, sur une arcature. En X, nous avons figuré, à une plus petite échelle, la projection horizontale de la voûte du collatéral devant cette chapelle. Suivant la méthode bourguignonne, les formerets sont isolés du mur; ils reposent sur des colonnettes en délit AB, CD, EF, GH, etc. Des colonnes-noyau, également posées en délit, supportent l'effort des pressions, et la voûte se compose de deux arcs ogives IK, LM, d'un arc doubleau NO, et de deux arcs intermédiaires PQ, RS. Ces deux arcs intermédiaires viennent, au droit du collatéral, retomber sur deux colonnes isolées QS, en délit, d'un seul morceau chaque, ayant 0,24 c. de diamètre sur 6m,60 de haut de la base au-dessous du chapiteau. La difficulté était de neutraliser si exactement les diverses poussées qui agissent sur ces colonnes QS, qu'elles ne pussent sortir de la verticale. C'était un problème à résoudre semblable à celui que l'architecte des chapelles de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne s'était posé, mais sur une échelle beaucoup plus grande et avec des points d'appui incomparablement plus grêles. Plaçons-nous un instant dans le bas-côté, et regardons le sommet de la colonne S, dont le diamètre, ainsi que nous l'avons dit déjà, n'est que de 0,24 c. Sur cette colonne est posé un chapiteau dont le tailloir est octogone et assez large pour recevoir la naissance des deux arcs ST, SR; plus deux colonnettes portant les arcs doubleaux SQ, SY. Un haut sommier, dont le lit inférieur est en A (84) et le lit supérieur en B, est renforcé dans les angles restant entre les arcs et les colonnettes par des gerbes de feuillages.

Jusqu'au niveau du tailloir du chapiteau C, l'arc D du bas-côté s'élève et se courbe déjà au moyen de deux autres sommiers à lits horizontaux, tandis que l'arc E (intermédiaire de la chapelle), d'un diamètre plus grand, s'éloigne plutôt de la verticale, et se compose, à partir du lit B, de claveaux indépendants. Les colonnettes F des arcs doubleaux d'entrée de la chapelle sont monolithes et étayent ces sommiers, les roidissent et s'appuient fermement sur deux faces du tailloir.

La fig. 85 donne la section de cette naissance de voûtes au niveau GH. Cette construction est hardie, on ne saurait le nier; mais elle est parfaitement solide, puisque, depuis six siècles et plus, elle n'a subi aucune altération. Nous voyons là une des applications les plus ingénieuses du système de la voûte gothique, la preuve non équivoque de la liberté des constructeurs, de leur sûreté d'exécution et de leur parfaite connaissance de la résistance des matériaux. Ces colonnettes sont en pierre dure de Tonnerre, ainsi que les sommiers. Quant à l'effet que produit cette chapelle et son entrée, il est surprenant, mais sans inspirer cette inquiétude que cause toute tentative trop hardie. Les arcs se contre-buttent si bien en réalité, mais aussi en apparence, que l'oeil est satisfait. Jusqu'à cette quadruple gerbe de feuillage qui surmonte le chapiteau et donne du corps au sommier inférieur, tout concourt à rassurer l'observateur. Mais pourquoi, objectera-t-on peut-être, ces deux colonnes d'entrée? pourquoi l'architecte ne s'est-il pas contenté de jeter un arc doubleau d'une pile d'angle de cette chapelle à l'autre? À cela il n'est qu'une réponse; recourons à nos fig. 41, 42 et 44 de cet article, et l'explication est donnée: il s'agit, à cause de la disposition rayonnante du bas-côté, d'obtenir sur la précinction extérieure un plus grand nombre de points d'appui que sur la précinction intérieure, afin d'avoir des arcs doubleaux à peu près égaux comme base, exactement égaux sous clef pour fermer les triangles des voûtes au même niveau.

Si les voûtes de la chapelle de la Vierge et du collatéral de la cathédrale d'Auxerre sont disposées comme la plupart des voûtes bourguignonnes du XIIIe siècle, c'est-à-dire si leurs formerets sont éloignés des murs, et si un dallage portant chéneau réunit ces formerets aux têtes de ces murs, l'architecte du choeur n'a pas cru probablement que ce procédé de construction fût assez solide pour terminer les grandes voûtes du vaisseau principal. Il a dû craindre le quillage de ce système dans un édifice très-vaste, et il a pris un moyen terme entre le système champenois et le système bourguignon.

Le système champenois consiste bien à isoler le formeret du mur, mais à bander entre ce formeret et le mur un berceau sur l'extrados dudit formeret. Examinons donc en quoi consiste le système champenois. Nous le voyons arrivé à son apogée dans un petit édifice de la Marne, l'église de Rieux, près Montmirail. Voici d'abord (86) la moitié du plan de l'abside de cette jolie église. On voit que ce plan ressemble beaucoup à celui de l'abside de Notre-Dame de Dijon. Mais nous sommes en Champagne, sur un territoire où les matériaux résistants et d'une grande dimension sont rares; aussi les pilettes A ne sont plus composées de colonnes en délit: ce sont des groupes de colonnettes engagées présentant une assez forte section pour pouvoir être bâties en assises.

De plus, ces pilettes, au lieu d'être élancées, sont courtes. Examinons maintenant l'abside de Rieux à l'intérieur (87); nous voyons en B des berceaux concentriques aux formerets, y tenant, circonscrivant les fenêtres et portant la charpente du comble et la corniche extérieure 20. Ainsi, voici deux provinces Voisines, la Bourgogne et la Champagne, qui chacune partent du même principe de construction; mais dans la première de ces provinces, les matériaux propres à la maçonnerie sont abondants, fermes, faciles à extraire en grands morceaux; la construction se ressent des propriétés particulières au calcaire bourguignon; dans la seconde, au contraire, on ne trouve que des bancs de craie, des pierres marneuses, peu solides, ne pouvant être extraites des carrières qu'en morceaux petits; les architectes soumettent leur mode de construction à la nature des pierres de leur province. L'église de Rieux date des premières années du XIIIe siècle; la sculpture appartient presque au XIIe. La Champagne est en avance sur la Bourgogne et même sur l'Île-de-France, quand il s'agit de développer le principe de la construction gothique. Déjà les fenêtres de l'abside de Rieux sont pourvues de meneaux en délit, tandis que, dans l'Île-de-France, on ne les voit guère apparaître que vingt ans plus tard, et, en Bourgogne, vers 1260 seulement. La méthode indiquée dans la fig. 87, pour la construction des voûtes et des points d'appui qui les supportent, est déjà appliquée dans la chapelle absidale de l'église de Saint-Remy de Reims, antérieure de vingt ans au moins à l'abside de Rieux; elle est développée dans la cathédrale de Reims, dans les voûtes des chapelles et du grand vaisseau (voy. CATHÉDRALE, fig. 14, CHAPELLE, fig. 36).

Revenons maintenant à la cathédrale d'Auxerre; examinons le parti que son architecte a su tirer des deux méthodes bourguignonne et champenoise. Voici (88) une vue de l'intérieur du haut choeur; nous avons supposé une des grandes fenêtres enlevée, pour laisser voir comment les arcs-boutants contre-buttent la voûte et comment le contre-fort intérieur est percé à la hauteur du triforium et de la galerie au-dessus. En A, on distingue le berceau bandé entre les formerets et l'archivolte des fenêtres; mais, par une concession au système bourguignon, ce berceau ne naît pas, comme en Champagne, sur les chapiteaux B; il ne commence qu'un peu plus haut sur un linteau C posé sur les flancs du contre-fort intérieur. Ce berceau est ici posé sur l'extrados du formeret, il est indépendant; tandis que, dans la construction champenoise, le berceau et le formeret ne font qu'un, ou plutôt le berceau n'est qu'un très-large formeret. Les meneaux des fenêtres sont construits en assises, et non composés de colonnes et de châssis en délit. Nous donnons en D la section horizontale de la pile haute au niveau E; en F, la section de la pile au niveau G du triforium. Suivant le principe bourguignon, ces piles sont en délit dans toute la hauteur des passages. La corniche et le chéneau supérieur ne posent donc pas sur un dallage comme dans les bas-côtés et la chapelle de la Vierge de ce même édifice, mais sur les arcs A. La charpente du comble est assise sur les formerets. Le chéneau supérieur rejette ses eaux sur les chaperons de claires-voies surmontant, chargeant et consolidant les arcs-boutants. Ces chaperons sont assez résistants, assez épais, assez bien supportés par la claire-voie, dont les montants sont très-serrés, pour former un véritable étai de pierre opposant sa rigidité à la poussée de la voûte. La fig. 89 donne une vue extérieure de l'un de ces arcs-boutants, fort bien construits et bien abrités par les saillies du chaperon.

Laissons un instant les provinces de Champagne et de Bourgogne pour examiner comment, pendant ce même espace de temps, c'est-à-dire de 1200 à 1250, les méthodes de la construction gothique avaient progressé dans les provinces françaises, l'Île-de-France, la Picardie et le Beauvoisis.

Une des qualités propres à l'architecture gothique (et c'est peut-être la plus saillante), c'est que l'on ne saurait étudier sa forme, son apparence, sa décoration, indépendamment de sa structure 21. On peut mentir avec l'architecture romaine, parce que sa décoration n'est qu'un vêtement qui n'est pas toujours parfaitement adapté à la chose qu'il recouvre; on ne saurait mentir avec l'architecture gothique, car cette architecture est avant tout une construction. C'est principalement dans les édifices de l'Île-de-France que l'on peut constater l'application de ce principe. Nous avons vu qu'en Bourgogne, grâce à la qualité excellente des matériaux et à la possibilité de les extraire en grands morceaux, les architectes ont pu se permettre certaines hardiesses qui peuvent passer pour des tours de force. Ce défaut ne saurait être reproché aux architectes de l'Île-de-France ou à leur école; ces constructeurs sont sages, ils savent se maintenir dans les limites que la matière impose, et même lorsque l'architecture gothique se lance dans l'exagération de ses propres principes, ils conservent encore, relativement, la modération, qui est le cachet des hommes de goût.

Les bassins de la Seine et de l'Oise possèdent des bancs calcaires excellents, mais dont les épaisseurs sont faibles lorsque les matériaux sont durs, fortes lorsqu'ils sont tendres; c'est du moins la loi générale. Les constructions élevées dans ces bassins se soumettent à cette loi.

Toute la partie antérieure de la cathédrale de Paris fut élevée dès les premières années du XIIIe siècle; comme construction, c'est une oeuvre irréprochable. Tous les membres de l'immense façade occidentale, supérieure comme échelle à tout ce que l'on construisit à cette époque, sont exactement soumis à la dimension des matériaux employés. Ce sont les hauteurs de bancs qui ont déterminé les hauteurs de toutes les parties de l'architecture.

Jusqu'à présent, en fait de constructions primitives de l'époque gothique, nous n'avons guère donné que des édifices d'une dimension médiocre; or les procédés qui peuvent être suffisants lorsqu'il s'agit de construire un petit édifice, ne sont pas applicables lorsqu'il s'agit d'élever des masses énormes de matériaux à une grande hauteur. Les architectes laïques du XIIIe siècle, praticiens consommés, ont très-bien compris cette loi, tombée aujourd'hui dans l'oubli, malgré nos progrès scientifiques et nos connaissances théoriques sur la force et la résistance des matériaux propres à bâtir. Les Grecs n'ont guère élevé que des monuments petits relativement à ceux de l'époque romaine, ou si, par exception, ils ont voulu dépasser l'échelle ordinaire, il faut reconnaître qu'ils n'ont pas subordonné les formes à ce changement des dimensions: ainsi, par exemple, la grande basilique d'Agrigente, connue sous le nom de temple des Géants, reproduit, en colossal, des formes adoptées dans des temples beaucoup plus petits; les chapiteaux engagés de cet édifice sont composés de deux blocs de pierre juxtaposés. Faire un chapiteau engagé, en réunissant deux pierres l'une à côté de l'autre, de façon à ce qu'il y ait un joint dans l'axe de ce chapiteau, est une énormité en principe. Dans ce même monument, les colosses, qui probablement étaient adossés à des piles et formaient le second ordre intérieur, sont sculptés dans des assises de pierre si faibles, que leurs têtes se composent de trois morceaux. Faire une statue, une cariatide, fût-elle colossale, au moyen d'assises superposées, est encore une énormité pour un véritable constructeur. Les joints étaient cachés sous un stuc peint qui dissimulait la pauvreté de l'appareil, soit; à notre point de vue, en nous mettant à la place du constructeur gothique, l'ignorance du principe n'est pas moins évidente. Mais il faut juger les arts en leur appliquant leurs propres principes, non point en leur appliquant les principes qui appartiennent à des arts étrangers. Nous ne faisons pas ici un procès à l'architecture grecque; seulement nous constatons un fait, et nous demandons qu'on juge l'architecture gothique en prenant ses éléments propres, son code, et non en lui appliquant des lois qui ne sont pas faites pour elle.

Les Romains n'ont qu'une seule manière de bâtir applicable à tous leurs édifices, quelle que soit leur dimension; nos lecteurs le savent déjà, les Romains moulent leurs édifices sur une forme ou dans une forme, et les revêtent d'une enveloppe purement décorative, qui n'ajoute et ne retranche rien à la solidité. Cela est excellent, cela est raisonnable; mais cela n'a aucun rapport avec la construction gothique, dont l'apparence n'est que le résultat de la structure 22.

Revenons à notre point de départ. Nous disions donc que les architectes gothiques du XIIIe siècle ont soumis leur mode de construction à la dimension des édifices qu'ils voulaient élever. Il est une loi bien simple et que tout le monde peut comprendre, sans avoir les moindres notions de statique; c'est celle-ci: les pierres à bâtir étant données et ayant une hauteur de banc de 0,40 c., par exemple, si nous élevons une pile de 3m,20 de hauteur avec ces pierres, nous aurons neuf lits horizontaux dans la hauteur de la pile; mais si, avec les mêmes matériaux, nous élevons une pile ayant 6m,40 de hauteur, nous aurons dix-sept lits. Si chaque lit subit une dépression d'un millimètre, pour la petite pile, le tassement sera de 0,009m, et, pour la grande, de 0,017m. Encore faut-il ajouter à cette dépression résultant de la quantité des lits le plus grand poids, qui ajoute une nouvelle cause de tassement pour la grande pile. Donc, plus le constructeur accumule des pierres les unes sur les autres, plus il augmente les chances de tassement, par suite de déchirements et d'instabilité dans les divers membres de son édifice, puisque, si son édifice grandit, les matériaux sont les mêmes. Ces différences ne sont pas sensibles entre des édifices qui diffèrent peu par leurs dimensions, ou lorsque l'on consent à mettre un excès énorme de forces dans les constructions; mais si l'on ne veut mettre en oeuvre que la quantité juste de matériaux nécessaires, et si, avec les mêmes matériaux, on veut élever une façade comme celle d'une église de village et comme la façade de Notre-Dame de Paris, on comprendra la nécessité d'adopter des dispositions particulières dans le grand édifice, afin de combattre les chances singulièrement multipliées des tassements, des ruptures et, par suite, de dislocation générale. Nous avons vu déjà comment les constructeurs gothiques primitifs avaient trouvé une ressource contre les tassements et les déformations qui en résultent dans l'emploi des pierres debout, en délit, pour roidir les piles les plus hautes, bâties par assises. Nous avons fait connaître aussi comment, pendant l'époque romane, des constructeurs avaient enveloppé un blocage dans un revêtement de pierre conservant à l'extérieur l'apparence d'une construction de grand appareil. Les architectes gothiques, ayant pu constater l'insuffisance de ce procédé et son peu de cohésion, substituèrent la maçonnerie en petit appareil au blocage, et prétendirent lui donner de la résistance et surtout du roide en y adjoignant de grands morceaux de pierre isolés, reliés seulement, de distance en distance, au corps de la bâtisse, par des assises posées sur leur lit pénétrant profondément dans cette bâtisse. Des pierres en délit, ils firent des colonnes, et des assises de liaison, des bases, des bagues, des chapiteaux, des frises et bandeaux. C'est là l'origine de ces arcatures de soubassement, de ces ordonnances de colonnettes plaquées contre des parements, et souvent même de ces revêtements ajourés qui décorent les têtes des contre-forts extérieurs ou des murs. La façade de la cathédrale de Paris nous fournit de beaux exemples de cette construction mixte, composée d'assises et de placages en délit, dont la fonction est si franchement accusée et qui présente de si brillants motifs de décoration. Il faut, il est vrai, avoir été appelé à disséquer ces constructions pour en reconnaître le sens pratique; rien n'est plus simple en apparence, comme construction, que l'énorme façade de Notre-Dame de Paris, et c'est une de ses qualités. En voyant une pareille masse, on ne peut supposer qu'il faille employer certains artifices, des combinaisons très-étudiées pour lui donner une parfaite stabilité. Il semble qu'il a suffi d'empiler des assises de pierre de la base au faîte et que cette masse énorme doit se maintenir par son propre poids. Mais, nous le répétons, élever une façade de vingt mètres de haut ou de soixante-neuf mètres, ce sont deux opérations différentes; et la façade de vingt mètres, parfaitement solide, bien combinée, dont les dimensions seraient triplées en tous sens, ne pourrait être maintenue debout. Ce sont là de ces lois que la pratique seule peut faire connaître. Il n'est pas besoin de faire des calculs compliqués pour comprendre, par exemple, qu'une pile dont la section horizontale carrée donne un mètre superficiel, et dont la hauteur est de dix mètres, donne dix mètres cubes reposant sur une surface carrée d'un mètre de côté; que si nous doublons cette pile en hauteur, épaisseur et largeur, bien que les rapports entre sa hauteur et sa base soient pareils à ceux de la première pile, nous obtenons une surface carrée de deux mètres de côté, soit quatre mètres superficiels et un cube de quatre-vingts mètres. Dans le premier cas, le rapport de la surface avec le cube est de 1 à 10, dans le second, de 1 à 20. Les rapports des pesanteurs avec les surfaces augmentent donc dans une proportion croissante à mesure que l'on augmente l'échelle d'un édifice 23. Cette première règle élémentaire posée, il se présente, dans la construction de très-grands édifices, une difficulté qui vient encore augmenter l'effet des pesanteurs produites par l'accroissement du cube. Si les matériaux ne dépassent pas une certaine hauteur de banc, leurs dimensions en longueur et largeur sont également limitées; il en résulte que si l'on peut élever, par exemple, une pile donnant un mètre de surface dans sa section horizontale au moyen d'assises prises chacune dans un seul bloc de pierre, il n'en sera pas de même lorsqu'une pile donnera quatre mètres de surface dans sa section horizontale, car on ne peut guère se procurer des assises de cette dimension. Ainsi, en augmentant l'échelle d'un édifice, d'une part on change les rapports entre les cubes ou pesanteurs et les surfaces, de l'autre on ne peut obtenir une homogénéité aussi complète dans les parties qui le constituent. Nouvelle cause de rupture, de dislocation. Pour éviter le danger qui résulte d'une charge trop considérable reposant sur une surface peu étendue, naturellement on est amené à augmenter cette surface à la base, quitte à la diminuer à mesure que la construction s'élève et que les pesanteurs deviennent moindres par conséquent. Le type qui se rapproche le plus de ce principe est une pyramide; mais une pyramide est un amas, ce n'est pas une construction.

Supposons une tour élevée sur quatre murs; en coupe, cette tour présente la fig. 90. Nous avons donné aux murs, à la base, une épaisseur suffisante pour résister à la pression des parties supérieures, et, autant pour diminuer cette pression que pour ne pas empiler des matériaux inutiles, nous avons successivement réduit l'épaisseur de ces murs à mesure que notre construction s'est élevée. Mais alors toute la charge AB s'appuie sur la surface CD, et si le surcroît de force DEF n'est pas parfaitement relié, ne fait pas exactement corps avec la charge AB, du bas en haut, le tassement le plus considérable devant se faire de A en B, il se déclarera des déchirures d'abord en I, puis en H, puis en G; ce surcroît de force DEF que nous avons ajouté sera plus nuisible qu'utile, et toute la pesanteur venant alors à charger effectivement sur la surface CD, le parement intérieur de la muraille s'écrasera. Si notre tour n'est pas fort élevée, il nous sera facile de relier parfaitement, au moyen de longues pierres, les parements extérieurs avec les parements intérieurs, de faire une maçonnerie homogène, et alors ce sera réellement la base CE qui portera toute la charge; mais si notre tour est très-haute, si sa masse est colossale, quelques précautions que nous prenions, la construction devant se composer d'une quantité considérable de pierres, jamais nous ne pourrons relier les deux parements assez exactement pour résister à cette différence de pression qui s'exerce à l'intérieur et à l'extérieur; notre maçonnerie se dédoublera, et les effets que nous venons de signaler se produiront. Il faut donc user d'artifice. Il faut faire en sorte que le parement extérieur, moins chargé, présente une roideur supérieure au parement intérieur, et qu'au droit des retraites il y ait une liaison très-puissante avec le corps de la bâtisse. En d'autres termes, il faut que le parement extérieur étaye le corps de la maçonnerie et produise l'effet que rend sensible la fig. 90 bis. Or cela n'est pas aisé lorsque l'on ne possède que des pierres ayant toutes à peu près la même dimension. Cependant l'architecte de la façade de la cathédrale de Paris est arrivé à ce résultat par la combinaison très-savante et bien calculée de sa construction. Il a commencé par établir chaque tour, non sur des murs pleins, mais sur des piles (voy. le plan de la cathédrale de Paris, au mot CATHÉDRALE), car il est plus aisé de donner de l'homogénéité à la construction d'une pile qu'à celle d'un mur. Ces piles extérieures et intérieures sont bâties en assises de pierre dure, régulières, bien arasées, renfermant un blocage excellent et composé de grosses pierres noyées dans un bain de mortier. La pile intérieure est contre-buttée en tous sens puisqu'elle est intérieure, et elle supporte un poids vertical; mais les piles donnant à l'extérieur, sur le parvis ou latéralement, ont dû être étayées par un puissant empattement. Or toute la construction est bien parementée en longues pierres à l'intérieur et à l'extérieur, et, du soubassement à la souche des tours, les contre-forts sont construits ainsi que l'indique la fig. 91.

Il est résulté de la méthode employée que, bien qu'il y ait eu une pression beaucoup plus forte exercée sur le parement intérieur (dont la ligne ponctuée AB indique la pénétration à travers la saillie des jambages des baies à différentes hauteurs) que sur le parement extérieur des contre-forts, et que, par suite de cette pression, on puisse remarquer un tassement sensible à l'intérieur, toutes les charges se reportant, par la disposition des blocs de pierre noyés dans l'épaisseur du blocage et cramponnés à diverses hauteurs, sur le parement extérieur, et formant, comme l'indique la fig. 91 bis, une superposition d'angles en dents de scie, la charge CD pèse sur la base EF, la charge EG pèse sur la base IK, la charge IL pèse sur toute la base MN, et ainsi de suite jusqu'en bas du contre-fort. Mais puisque, par le fait, la dépression doit se faire entre les points EG, IL, MO, PR, il en résulte que les saillies GF, LK, ON, RS, viennent appuyer très-fortement leurs angles F, K, N, S, sur le parement extérieur V; or celui-ci subissant une dépression moindre que le parement intérieur, puisqu'il est moins chargé, remplit l'office de l'étayement que nous avons indiqué dans la fig. 90 bis.

Aujourd'hui que nous n'élevons plus de ces constructions colossales et composées de parties très-diverses, nous ne soupçonnons guère les effets qui se manifestent dans des circonstances pareilles, et nous sommes fort étonnés quand nous les voyons se produire en causant les plus sérieux désordres. Il est aisé de raisonner théoriquement sur ces énormes pesanteurs réparties inégalement; mais dans la pratique, faute de précautions de détail, et en abandonnant l'exécution aux méthodes de la routine, nous en sommes réduits, le plus souvent, à reconnaître notre impuissance, à accuser l'art que nous professons, le sol sur lequel nous bâtissons, les matériaux, les entrepreneurs, tout et tout le monde, sauf la parfaite ignorance dans laquelle on veut nous laisser, sous prétexte de conserver les traditions classiques. Nous admettons volontiers que l'architecture des Romains soit supérieure à l'architecture gothique, cela d'autant plus volontiers, que, pour nous, l'architecture des Grecs, des Romains et des Occidentaux du moyen âge, est bonne, du moment qu'elle reste fidèle aux principes admis par chacune de ces trois civilisations; nous ne disputerons pas sur une affaire de goût. Mais si nous voulons élever des monuments à l'instar de ceux de Rome antique, il nous faut les bâtir comme bâtissaient les Romains; ayons de la place, des esclaves, une volonté puissante; soyons les maîtres du monde, allons requérir des hommes et prendre des matériaux où bon nous semblera... Louis XIV a pris le rôle du Romain constructeur au sérieux, jusqu'à prétendre parfois bâtir comme un Romain. Il a commencé l'aqueduc de Maintenon en véritable empereur de l'antique cité; il a commencé sans pouvoir achever. L'argent, les bras, et, plus que tout cela, la raison impérieuse, ont manqué. Dans nos grands travaux des voies ferrées, nous nous rapprochons aussi des Romains, et c'est ce que nous avons de mieux à faire; mais pour nos constructions urbaines, les monuments ou les habitations de nos cités, lorsque nous prétendons les singer, nous ne sommes que ridicules, et nous ferions plus sagement, il nous semble, de profiter des éléments employés chez nous avec raison et succès par des générations d'artistes ayant admis des principes qui s'accordent avec nos besoins, nos moyens, nos matériaux et le génie moderne.

Déjà nous en avons dit assez sur la construction du moyen âge pour faire comprendre en quoi son principe diffère complétement du principe de la construction romaine, comment les procédés qui conviennent à l'une ne peuvent convenir à l'autre, comment les deux méthodes sont la conséquence de civilisations, d'idées et de systèmes opposés. Ayant admis le principe de l'équilibre, des forces agissantes et opposées les unes aux autres pour arriver à la stabilité, les constructeurs du moyen âge devaient, par suite du penchant naturel à l'homme vers l'abus en toute chose, arriver à exagérer, dans l'application successive de ces principes, ce qu'ils pouvaient avoir de bon, de raisonnable et d'ingénieux. Cependant, nous le répétons, l'abus se fait moins sentir dans les provinces du domaine royal et particulièrement dans l'Île-de-France que dans les autres contrées où le système de la construction gothique avait pénétré.

Ce qu'il est facile de reconnaître, c'est que, déjà au milieu du XIIIe siècle, les constructeurs se faisaient un jeu de ces questions d'équilibre si difficiles à résoudre dans des édifices d'une très-grande dimension et composés souvent de matériaux faibles. Dans le nord, ils ne construisent qu'en pierre; mais ils emploient simultanément, dans le même édifice, la pierre appareillée par assises, posée sur son lit de carrière, le gros moellon noyé dans le mortier, masse compressible au besoin, et les blocs en délit, rigides, inflexibles, pouvant être, dans certains cas, d'un grand secours. L'élasticité étant la première de toutes les conditions à remplir dans des monuments élevés sur des points d'appui grêles, il fallait pourtant trouver, à côté de cette élasticité, une rigidité et une résistance absolues. C'est faute d'avoir pu ou voulu appliquer ce principe dans toute sa rigueur que la cathédrale de Beauvais n'a pu se maintenir. Là, l'élasticité est partout. Ce monument peut être comparé à une cage d'osier... Nous y reviendrons tout à l'heure, car ses défauts même sont un excellent enseignement... Ne quittons pas sitôt notre cathédrale de Paris. La coupe d'un des contre-forts des tours fait assez voir que les constructeurs du commencement du XIIIe siècle n'empilaient pas les pierres les unes sur les autres sans prévision et sans se rendre compte des effets qui se produisaient dans d'aussi grands édifices par suite des lois de la pesanteur. Leur maçonnerie vit, agit, remplit une fonction, n'est jamais une masse inerte et passive. Aujourd'hui, nous bâtissons un peu nos édifices comme un statuaire fait une statue; pourvu que la forme humaine soit passablement observée, cela suffit; ce n'en est pas moins un bloc inorganisé. L'édifice gothique a ses organes, ses lois d'équilibre, et chacune de ses parties concourt à l'ensemble par une action ou une résistance. Tout le monde n'a pu voir l'intérieur des contre-forts des tours de Notre-Dame de Paris, et nous prévoyons l'objection qui nous a quelquefois été adressée, savoir: que notre imagination nous fait prêter à ces artistes des siècles passés des intentions qu'ils n'ont jamais eues. Prenons donc pour les esprits défiants un exemple qu'ils pourront vérifier avec la plus grande facilité dans le même monument. Les grandes voûtes de la nef de la cathédrale de Paris sont composées, comme chacun peut le voir, d'arcs diagonaux comprenant deux travées et recoupés d'un arc doubleau; c'est le système primitif des voûtes gothiques longuement développé dans cet article. Il résulte de cette combinaison que les piliers de la grande nef sont chargés inégalement, puisque, de deux en deux, ils reçoivent un arc doubleau seulement ou un arc doubleau et deux arcs ogives, et cependant ces piliers de la grande nef sont tous d'un diamètre égal. Il y a là quelque chose de choquant pour la raison, dans un très-grand édifice surtout, puisque ces charges inégales doivent produire des tassements inégaux, et que si les piles qui reçoivent trois arcs sont assez puissantes, celles qui n'en reçoivent qu'un le sont trop; si, au contraire, celles qui ne reçoivent qu'un arc sont d'un diamètre convenable, celles qui en reçoivent trois sont trop grêles. En apparence, il n'y a rien à objecter à cette critique, et nous devons avouer que nous avons été longtemps à nous expliquer un pareil oubli des principes les plus simples chez des artistes procédant toujours par le raisonnement.

Cependant, voici qui nous prouve qu'il ne faut jamais se presser de porter un jugement sur un art qu'à peine nous commençons à déchiffrer. Entrons dans les collatéraux de la cathédrale, doubles dans la nef comme autour du choeur; mais remarquons, en passant, que cette nef fut bâtie quinze ou vingt ans après le choeur, et que les architectes du commencement du XIIIe siècle qui l'ont élevée profitaient des fautes commises par leur prédécesseur. Nous observons que les piliers qui séparent les doubles collatéraux de la nef ne sont pas semblables entre eux; de deux en deux, nous voyons alternativement une colonne monocylindrique composée de tambours de pierre, et une colonne centrale également composée de tambours, mais flanquée de dix colonnettes en délit d'un seul morceau chacune (voy. le plan fig. 92).

Pourquoi cette différence de construction?... Est-ce caprice, fantaisie? Mais pour peu qu'on ait étudié ces monuments, on demeure convaincu que le caprice n'entre pour rien dans les combinaisons des constructeurs de cette époque, surtout s'il s'agit d'un membre d'architecture aussi important que l'est un pilier 24. La question: «Pourquoi cette différence?» étant posée, avec quelque attention nous la résoudrons bientôt. Ces piliers intermédiaires A, entourés de colonnettes en délit, sont au droit des colonnes de la grande nef qui reçoivent la charge la plus forte, c'est-à-dire un arc doubleau et deux arcs ogives. Or il faut savoir que, primitivement, les arcs-boutants de la nef n'étaient pas ceux que nous voyons aujourd'hui, qui ne datent que de la seconde moitié du XIIIe siècle. Ces arcs-boutants primitifs étaient à double volée, c'est-à-dire qu'ils venaient d'abord se reposer sur un pilier intermédiaire posé sur les piles AB du double collatéral, et qu'ils étaient contre-buttés à leur tour par des arcs-boutants secondaires franchissant les espaces AC, BD (voy., au mot CATHÉDRALE, la fig. 2 donnant la coupe de la nef de Notre-Dame de Paris). Certainement les arcs-boutants destinés à contre-butter l'arrivée des arcs doubleaux et arcs ogives des grandes voûtes étaient plus puissants que ceux destinés seulement à contre-butter un simple arc doubleau à peine chargé. Peut-être même l'arc doubleau intermédiaire des grandes voûtes n'était-il pas contre-butté par un arc-boutant, ce qui n'eût pas empêché les voûtes de conserver leur courbure, puisque, dans les deux bras de la croisée, nous voyons encore des arcs doubleaux simples, ainsi abandonnés à eux-mêmes, qui ne se sont pas déformés. Les explications précédentes contenues dans cet article ont fait voir que le pilier vertical portant les voûtes ne joue qu'un rôle secondaire, et qu'une grande partie du poids des voûtes soutirée par les arcs-boutants vient peser sur la culée de ces arcs-boutants. Donc il était raisonnable de donner aux piliers destinés à porter les piles sur lesquelles reposaient les arcs-boutants, ou tout au moins des arcs-boutants plus puissants que les autres, une plus grande résistance. Mais l'architecte eût-il donné un diamètre un peu plus fort aux piles A qu'aux piles B (fig. 92), que ces piliers A auraient encore été comprimés par la charge très-forte qu'ils devaient supporter, et que leur tassement eût occasionné des désordres très-graves dans les oeuvres hautes, la rupture des arcs-boutants et, par suite, la déformation des grandes voûtes. L'architecte ne voulait pas cependant donner à ces piliers A une épaisseur telle qu'ils eussent rendu la construction des voûtes des collatéraux difficile et produit un effet très-disgracieux; il a donc, comme toujours, usé d'artifice: il a entouré ses piles cylindriques, élevées par assises, de fortes colonnettes en délit; il a entouré les tambours de dix étais résistants, incompressibles (93), certain que ce système de construction ne pouvait subir ni tassement ni déformation, et que, par conséquent, des arcs-boutants très-puissants, pesant sur ces piles, ne pourraient subir aucun affaissement. Cette disposition avait encore l'avantage de laisser au-dessus des chapiteaux, entre les arcs doubleaux et arcs ogives, une forte assise E portant directement sur la colonne centrale A (voy. fig. 92).

La méthode consistant à employer les matériaux (pierres) soit sur leur lit, soit en délit, se perfectionne rapidement pendant la première moitié du XIIIe siècle. C'est qu'en effet il y avait là une ressource à laquelle nous, qui prétendons tout avoir inventé, nous recourons chaque jour, puisque nous employons la fonte de fer dans nos constructions avec beaucoup moins d'intelligence, disons-le, que ne le faisaient les constructeurs gothiques lorsqu'ils cherchaient à obtenir des points d'appui incompressibles et rigides en employant certaines pierres d'une excellente qualité.

Voyons d'autres applications mieux raisonnées encore de ces principes. Le choeur de la cathédrale d'Amiens, bâti quelques années avant celui de Beauvais, est, au point de vue de la construction gothique, un chef-d'oeuvre, surtout dans les parties basses 25. Examinons d'abord les piles du sanctuaire de Notre-Dame d'Amiens. Ces piles donnent en plan une grosse colonne cylindrique ayant 1m,20 de diamètre, cantonnée de quatre colonnes, dont trois d'un diamètre de 0,45 c. et une d'un diamètre de 0,35 c.

Ces quatre colonnes ne sont engagées que d'un quart dans le cylindre central. Les tailloirs des chapiteaux sont tracés pour recevoir exactement les arcs des voûtes, ainsi qu'il apparaît dans la fig. 94, et les profils de ces arcs sont eux-mêmes taillés en raison de leurs fonctions. Les archivoltes A sont composées d'un double rang de claveaux; elles portent le mur. Les arcs doubleaux B des bas-côtés, qui ne soutiennent que la voûte et étrésillonnent la construction, ont un profil plus grêle, et toute leur résistance se présente de champ, comme un nerf, une côte. Les arcs ogives C sont profilés d'après le même principe, mais plus fins que les arcs doubleaux, la charge qu'ils ont à supporter étant plus légère et leur fonction moins importante. Un seul sommier, le premier D, a son lit supérieur horizontal; au-dessus de ce sommier, chaque arc se dégage et se forme de claveaux indépendants les uns des autres.

On observera que les triangles E des remplissages des voûtes montent verticalement jusqu'au point où leur rencontre avec l'extrados du second arc F, faisant fonction de formeret, leur permet de suivre sa courbure. Supposons une section horizontale de cette construction au niveau P, nous obtenons la fig. 95, sur laquelle nous avons tracé, par des lignes blanches et ponctuées, la combinaison de l'appareil alternatif des assises. En S est un massif solidement bâti, non point en blocage, mais au moyen d'assises superposées formant tas-de-charge et portant la bascule du contre-fort de la galerie supérieure. Si nous coupons verticalement la pile suivant son axe MN, nous trouvons cette construction (96).

A est le niveau des chapiteaux à la naissance des voûtes du bas-côté; B, le sommier de ces voûtes avec son chaînage provisoire R, posé seulement pendant la construction, afin de maintenir le devers des piles et d'arrêter la poussée des arcs latéraux jusqu'à ce que ces piles soient chargées (voy. CHAÎNAGE); C, l'arc doubleau qui est libre; D, les assises en encorbellement recevant le contre-fort E de la galerie de premier étage. Ce contre-fort, composé de grands morceaux de pierre posés en délit, est relié à la pile maîtresse I par un linteau intermédiaire F. En G est l'assise formant couverture de la galerie, passage supérieur au niveau de l'appui des fenêtres hautes et liaison. En H, la colonne isolée composée de grands morceaux de pierre comme le contre-fort, par conséquent rigide, laquelle vient soulager la tête de l'arc-boutant. Toute la charge est ainsi reportée sur la pile I, d'abord parce que c'est sur cette pile que naissent les arcs des voûtes, puis parce que le contre-fort E, ainsi que la colonne H, étant composés de pierres en délit, le tassement et la charge, par conséquent, se produisent sur cette pile I. Cette charge étant beaucoup plus considérable que celle s'appuyant sur le contre-fort E, il en résulte que les assises D en encorbellement détruisent complétement la bascule ou le porte-à-faux du contre-fort E. L'arc doubleau C est libre; il ne peut être déformé par la pression des piles E, puisqu'elle n'agit pas sur ses reins. Cette construction est fort simple; encore fallait-il la trouver; mais voici qui indique la sagacité extraordinaire des maîtres de l'oeuvre de cette partie si remarquable de la cathédrale d'Amiens. Les bas-côtés et chapelles rayonnantes du rond-point de cet édifice donnent en plan horizontal, au-dessus des bases, la fig. 97. Les arcs-boutants qui contre-buttent la poussée des voûtes supérieures sont à double volée, c'est-à-dire qu'ils chargent sur une première pile posée sur les faisceaux A de colonnes, et sur une seconde pile posée sur les culées B. En coupe suivant CB, ces arcs-boutants présentent le profil (98).

Cette coupe fait assez voir que si la charge portant sur les piles C est considérable, celle portant sur les piles A est plus puissante encore, en ce qu'elle est active, produite non-seulement par le poids du contre-fort D, mais par la pression de l'arc-boutant. Toute construction composée d'assises tasse, et ce tassement est d'autant plus prononcé que la charge est plus forte. Un tassement se produisant sur les piles C n'aura aucun danger si les piles A tassent moins, car, en examinant la coupe 98, on verra que l'abaissement de quelques millimètres de la pile C, si la pile A résiste, n'aura pour effet que de faire presser davantage l'arc-boutant contre les reins des voûtes hautes et de bander toute la bâtisse avec plus de puissance en la pressant vers l'intérieur, qui ne peut se déformer du dehors au dedans, puisqu'il est sur plan polygonal; mais il faut que la pile A ne tasse pas autant que la pile C. Toute la résistance de la construction est soumise à cette condition. Or voici comment les constructeurs ont résolu ce problème. Les piles C ont été montées par assises séparées par des joints de mortier épais, suivant la méthode des maçons de cette époque; les piles A, au contraire, sont composées de faisceaux de colonnes élevées en grands morceaux de pierre, sortes de chandelles (pour nous servir d'un terme de charpenterie) qui ne peuvent tasser comme le font des assises nombreuses posées à bain de mortier. Ne voulant pas donner à ces piles A une large assiette afin de n'encombrer point l'entrée des chapelles, il n'était pas de meilleur moyen pour les rendre très-rigides sous la charge qu'elles devaient supporter que de les composer d'un faisceau de colonnes presque monolithes, et, en diminuant ainsi le nombre des joints, d'éviter toute cause de tassement. Observons que les matériaux dont disposaient les architectes picards peuvent être impunément posés en délit, et que s'ils ont élevé ces colonnes des piles A en plusieurs morceaux, c'est qu'ils ne pouvaient se procurer des monolithes de dix mètres de hauteur; ils ont pris les plus grandes pierres qu'ils ont pu trouver, variant entre un et deux mètres, tandis que les piles C sont composées d'assises de 0,50 c. à 0,60 c. de hauteur.

À Amiens, la théorie et la pratique ont eu raison des difficultés que présentait l'érection d'un vaisseau ayant 15m,00 de largeur d'axe en axe des piles sur 42m,50 de hauteur sous clef, flanqué de collatéraux de 7m,00 de largeur dans oeuvre sur 19m,00 de hauteur sous clef. Cette vaste construction a conservé son assiette, et les mouvements qui ont dû nécessairement se produire dans une bâtisse aussi étendue n'ont pu en altérer la solidité.

Alors les architectes avaient renoncé aux voûtes croisées comprenant deux travées; voulant répartir les poussées également sur les points d'appui séparant ces travées, ils avaient adopté, dès 1220, les voûtes en arcs d'ogive barlongues, conformément au plan (99); c'était plus logique: les piles AMIH étaient pareilles et les contre-forts B semblables entre eux, les arcs-boutants de même puissance. Les constructeurs allaient en venir aux formules; leur sentiment d'artiste avait dû être choqué par ces voûtes croisées sur des travées doubles paraissant reporter les charges de deux en deux piles, et dont les arcs ogives CD, par leur inclinaison, venaient masquer les fenêtres ouvertes de C en E sous les formerets. D'ailleurs, ainsi que nous l'avons dit déjà, ces arcs ogives, ayant un diamètre CD très-long relativement aux diamètres des arcs doubleaux CF, les obligeaient à relever beaucoup les clefs G, ce qui gênait la pose des entraits des charpentes, ou nécessitait des élévations considérables de bahuts au-dessus des formerets CE. En bandant des voûtes en arcs d'ogive par travées, les arcs ogives AH étant plein cintre, il était facile de faire que les clefs L de ces arcs ogives ne fussent pas au-dessus du niveau des clefs K des arcs doubleaux AI-MH qui étaient en tiers-point.

Nos lecteurs en savent assez maintenant, nous le croyons, pour comprendre, dans son ensemble aussi bien que dans ses détails, la construction d'une grande église du XIIIe siècle, telle, par exemple, que la cathédrale de Beauvais. Nous allons donc, afin d'éviter les redites, et pour résumer les méthodes éparses dont nous venons de donner une idée, suivre pas à pas une de ces grandes constructions depuis les fondements jusqu'à la charpente des combles. Si nous choisissons la cathédrale de Beauvais, ce n'est pas que cet édifice soit parfait quant à l'exécution, mais c'est qu'il est l'expression la plus vraie et la plus absolue de la théorie du constructeur vers le milieu du XIIIe siècle. Cet édifice s'est en partie écroulé moins d'un siècle après l'achèvement du choeur; cependant il était conçu de façon à pouvoir demeurer debout pendant des siècles. La catastrophe qui en a complétement altéré le caractère fut causée par une exécution médiocre, le défaut de points rigides ou leur trop faible résistance, et surtout par la nature des matériaux, qui n'étaient ni assez grands ni assez solides. Si l'architecte du choeur de Beauvais eût possédé les matériaux de la Bourgogne, ceux employés à Dijon et à Semur, par exemple, les beaux calcaires de Châtillon-sur-Seine, ou encore la pierre de Montbard, d'Anstrude ou de Dornecy, ou même, ce qui eût été possible, les pierres de Laversine, de Crouy, et certains bancs durs des bassins de l'Oise ou de l'Aisne, le choeur de Beauvais fût resté debout. Le maître de l'oeuvre de Beauvais fut un homme de génie, qui voulut arriver aux dernières limites du possible en fait de construction de pierre; ses calculs étaient justes, ses combinaisons profondément savantes, sa conception admirable; il fut mal secondé par les ouvriers, les matériaux mis à sa disposition étaient insuffisants. Son oeuvre n'en est pas moins un sujet d'études très-précieux, puisqu'il nous fournit le moyen de connaître les résultats auxquels le système de construction du XIIIe siècle pouvait atteindre. Nous avons donné, à l'article CATHÉDRALE, fig. 22, le plan du choeur de Beauvais. Ce plan, si on le compare à celui de la cathédrale d'Amiens, fait voir que les deux travées parallèles voisines des piles de la croisée sont plus étroites que les deux suivantes; le constructeur évitait ainsi des poussées trop actives sur les deux piles des transsepts formant entrée du choeur. Quant aux deux travées suivantes, elles ont une largeur inusitée (près de 9m,00 d'axe en axe des piles). Le besoin de donner les espaces libres est si évident à Beauvais, que les piles du rond-point ne sont pas cantonnées de colonnettes latéralement pour recevoir les archivoltes, mais seulement dans le sens des rayons de l'abside pour recevoir les nerfs des grandes voûtes, les arcs doubleaux et arcs ogives du collatéral. Conformément à la méthode des constructeurs de cette époque, lorsqu'ils ne sont pas détournés de leurs théories par des questions d'économie, la fondation du choeur est admirablement faite. Les chapelles portent sur un massif plein, circulaire, revêtu de pierres de taille, comme à la cathédrale d'Amiens, présentant à l'extérieur un puissant empattement également revêtu de libages bien dressés et posés à bain de mortier. Cette précinction de maçonnerie pleine se relie au mur qui porte les piles isolées du sanctuaire par des murs rayonnants, sous le sol.

À la cathédrale d'Amiens, où nous avons pu examiner la fondation jusqu'au bon sol, nous avons trouvé, en dehors, le profil (100). En A est une couche de terre à brique de 0,40 c. d'épaisseur posée sur l'argile vierge; en B est un lit de béton de 0,40 c. d'épaisseur; puis, de C en D, quatorze assises de 0,30 à 0,40 c. d'épaisseur chacune, en libages provenant des carrières de Blavelincourt près d'Amiens. Cette pierre est une craie remplie de silice, très-forte, que l'on exploite en grands morceaux. Au-dessus, on trouve une assise E en pierre de Croissy, puis trois assises de grès sous le sol extérieur. Au-dessus du sol extérieur, tout l'édifice repose sur six autres assises de grès bien parementées et d'une extrême dureté. Derrière les revêtements de la fondation est un blocage de gros fragments de silex, de pierre de Blavelincourt et de Croissy, noyés dans un mortier très-dur et bien fait. C'est sur ce roc factice que repose l'immense cathédrale. À Notre-Dame de Paris, les fondations sont de même faites avec le plus grand soin, revêtues de forts libages d'une grande épaisseur, le tout reposant sur le bon sol, c'est-à-dire sur le sable inférieur de la Seine, qui est à gros grains et verdâtre. Pour les pilotis que l'on prétend exister sous la maçonnerie de la plupart de nos grandes cathédrales, nous n'en avons jamais trouvé de traces 26.

Maintenant, revenons à Notre-Dame de Beauvais. Nous avons donné, à l'article ARC-BOUTANT, fig. 61, l'ensemble du système adopté pour la construction des arcs-boutants de l'abside de la cathédrale de Beauvais. Il nous faut revenir sur les détails de cette construction; on verra comme l'architecte de ce choeur tenta de dépasser l'oeuvre de son confrère d'Amiens. Cependant ces deux absides sont bâties en même temps, celle de Beauvais est peut-être plus récente de quelques années. Nous supposons, ainsi que nous venons de procéder pour un arc-boutant du choeur de Notre-Dame d'Amiens, une coupe faite sur l'axe des piles de l'abside de Beauvais (101). Il est intéressant de mettre en parallèle ces deux coupes; aussi les donnons-nous à la même échelle. À Amiens, les piles du sanctuaire ont 14m,00 de hauteur du pavé du collatéral au tailloir des chapiteaux recevant les arcs des voûtes des bas-côtés; à Beauvais, ces mêmes piles ont 15m,90. Mais, à Amiens, les chapelles absidales ont toute la hauteur du collatéral, tandis qu'à Beauvais elles sont beaucoup plus basses, et, entre les terrasses qui les couvrent et les voûtes de ce collatéral, il existe une galerie, un triforium F. À Amiens, c'est la pile intermédiaire qui possède la résistance passive, rigide, grâce à sa masse et au système de construction des piles inférieures, ainsi que nous venons de le démontrer; la seconde pile n'est qu'un appoint, une sûreté, un surcroît de précaution, nécessaire cependant. À Beauvais, le maître de l'oeuvre prétendit donner à cette pile intermédiaire une résistance active, agissante, et reporter sur la seconde pile, celle extérieure, cette résistance passive qu'il faut toujours trouver quelque part. Il crut ainsi pouvoir obtenir plus de légèreté dans l'ensemble de sa construction, plus de hauteur et plus de solidité. Ainsi que nous venons de le dire, les piles E du sanctuaire ont plus de champ, sont plus épaisses que celles d'Amiens, dans le sens des poussées. Les faisceaux de colonnettes portant l'arc ogive et les formerets des voûtes hautes sont posés en encorbellement sur le chapiteau inférieur G. L'assiette HI est donc plus grande, et le contre-fort K du grand triforium porte d'aplomb sur la pile inférieure. Sur ce contre-fort du triforium, ce n'est plus une seule colonne qui s'élève, comme à Amiens, pour recevoir la tête de l'arc-boutant: ce sont deux colonnettes en délit jumelles, comme le fait voir la section horizontale A' faite sur AB. Ces colonnettes jumelles soulageaient le linteau L, qui était une assise formant plafond. Deux autres colonnettes étaient posées entre cette assise-linteau et la tête du premier arc-boutant, laquelle tête s'appuie contre un bloc énorme de pierre M, chargé par une assise de corniche et un piédestal N portant une statue colossale. Deux colonnettes jumelles sont encore posées devant cette statue, entre le premier et le second arc-boutant. Ces dernières colonnettes ne portent pas la tête de cet arc-boutant, mais un pinacle dont nous indiquerons tout à l'heure la forme et la structure. Cet ensemble se rapporte à peu près à ce que nous avons vu à Amiens. Nous observons cependant que tout ce système de construction double porte d'aplomb sur la pile inférieure, la partie intérieure étant construite en assises et celle extérieure en grands morceaux rigides, posés en délit, afin de donner du roide à cet ensemble si grêle et si élevé 27; nous observons encore que le très-fort linteau L, le bloc M et sa charge N, tendent évidemment à ajouter un poids considérable au sommet du quillage inférieur pour le maintenir dans la verticale et faire que sa fonction d'étançon soit bien réelle. Voilà donc la pile intérieure rendue aussi rigide que possible; il s'agit maintenant de résister à la poussée de la voûte qui s'exerce à une prodigieuse hauteur. L'architecte ne crut pas pouvoir se contenter d'un seul arc-boutant, comme à Amiens, fût-il surmonté d'une claire-voie rigide; il avait raison, car à Amiens, dans les parties parallèles du choeur qui reçoivent trois nerfs de voûtes au lieu d'un seul, ces arcs-boutants, avec claires-voies, se sont relevés par suite de la pression des voûtes, et, au XVe siècle, il fallut bander de nouveaux arcs-boutants sous ceux du XIIIe. Mais voici où le maître de l'oeuvre de Beauvais fit preuve d'une hardiesse sans exemple et en même temps d'une sagacité rare. On voit que la pile O intermédiaire ne porte pas d'aplomb sur la pile P, tête de chapelle, comme à la cathédrale d'Amiens, mais que son axe est à l'aplomb du parement intérieur de cette pile P. Disons tout de suite que cette pile O, dont nous donnons la section horizontale sur CD en C', présente plus de poids vers son parement C que sur celui D. Son centre de gravité est donc en dedans de la ligne ponctuée R, c'est-à-dire sur la pile P. Cependant cette pile est ainsi en équilibre, tendant à s'incliner plutôt vers l'intérieur de l'église que vers le gros contre-fort extérieur; elle vient donc, par sa position: 1º soutirer la poussée des deux arcs-boutants, 2º ajouter à la résistance opposée par ces arcs-boutants une tendance d'inclinaison vers le choeur. La pile O verticale remplit ainsi la fonction d'un étai oblique. Si cette résistance active ne suffit pas (et elle ne saurait suffire), la pile O est maintenue à son tour, dans sa fonction, par les deux derniers arcs-boutants ST et le gros contre-fort passif. Mais, objectera-t-on peut-être, pourquoi cette pile intermédiaire? pourquoi les grands arcs-boutants ne viennent-ils pas se reposer simplement sur le gros contre-fort passif extérieur? C'est que le gros contre-fort extérieur ne pourrait contre-butter la poussée d'arcs-boutants d'un aussi grand rayon, à moins d'être augmenté du double, et que, grâce au contre-fort intermédiaire O, il n'a plus qu'à contre-butter une pression diffuse, presque nulle.

Pour expliquer nettement la fonction de la pile O, supposons que nous ayons à étayer le choeur de Beauvais; supposons que nous ne possédions, pour faire cet étayement, que le gros contre-fort: si (101 bis) nous posons nos étais ainsi qu'il est indiqué en A, nous renverserons certainement le contre-fort C; mais si, entre ce contre-fort C, nous posons, suivant le tracé B, un étai DE intermédiaire, légèrement incliné vers le choeur, mais maintenu dans un plan vertical passant par l'axe des piles ou le rayon du sanctuaire, et que, de cet étai, nous serrions deux batteries FG contre la voûte, puis deux autres batteries HI, nous n'aurons plus à craindre l'effet des poussées de la voûte V sur le gros contre-fort C, car l'étai intermédiaire DE soutirera une grande partie de la poussée des deux batteries FG et la reportera sur sa semelle D. Là est tout le problème que s'est posé et qu'a résolu l'architecte du choeur de Notre-Dame de Beauvais. Malheureusement, l'exécution est défectueuse. Il est certain cependant que cet énorme édifice aurait conservé une parfaite stabilité, si l'architecte eût posé les colonnettes jumelles au-dessus du triforium plus fortes et plus résistantes, s'il eût pu les faire en fonte, par exemple. Les désordres qui se sont manifestés dans la construction sont venus tous de là; ces colonnettes, trop grêles, se sont brisées, car elles ne pouvaient résister à la charge qui se reporta sur elles lorsque les piles intérieures vinrent à tasser par suite de la dessication des mortiers. Se brisant, les linteaux L cassèrent (fig. 101), les gros blocs M, en bascule, s'appuyèrent trop fortement sur la tête du premier arc-boutant, celui-ci se déforma, et la voûte suivant le mouvement, la pression sur ces arcs-boutants fut telle qu'ils se chantournèrent presque tous; leur action devint nulle, par suite les arcs-boutants supérieurs lâchèrent un peu, puisque la voûte ne pressait plus sur eux. L'équilibre était rompu: il fallut faire des travaux considérables pour éviter une chute totale de l'édifice. La fig. 101 ter, donnant en perspective le sommet des contre-forts recevant la tête des arcs-boutants, nous fait bien voir que l'intention du maître de l'oeuvre était d'obtenir, au droit des piles du choeur de la cathédrale de Beauvais et sous les arcs-boutants, des contre-forts évidés, mais parfaitement rigides, afin: 1º de charger le moins possible les piles inférieures; 2º de faire que les tassements des parties intérieures construites en assises, roidies par les colonnettes en délit, reportassent naturellement les charges en dedans. De cet exemple et de ceux appartenant à la construction gothique proprement dite, il découle ce principe, savoir: que toute construction élevée au moyen d'assises superposées en grand nombre doit être étayée, roidie par l'adjonction de monolithes entourant, flanquant, épaulant les piles composées de pierres superposées. Ce principe est à peine appliqué par les Romains, qui n'avaient pas besoin d'y recourir; il appartient aux constructeurs gothiques. De ce principe, ils font un des motifs les plus ordinaires de la décoration des édifices, et, en effet, il se prête aux combinaisons les plus brillantes et les plus hardies.

Certes, il y a, dans l'exemple de construction que nous venons de donner à nos lecteurs, de graves défauts, et nous ne les dissimulons pas. Cet échafaudage extérieur de pierre, qui fait toute la force de la bâtisse, est soumis aux intempéries de l'atmosphère: il semble que le constructeur, au lieu de chercher à protéger les organes essentiels de son monument, ait pris plaisir à les exposer à toutes les chances de destruction. Son système d'équilibre dépend de la résistance absolue de matériaux trop souvent imparfaits. Il veut évidemment étonner, et il sacrifie tout à ce désir. Mais à côté de ces défauts si graves, quelle connaissance approfondie des lois de l'équilibre! quel assujettissement de la matière à l'idée, quelle théorie fertile en applications! N'imitons jamais ces constructions subtiles; mais profitons hardiment de tant de connaissances acquises. Pour en profiter, faut-il au moins les cultiver et les pratiquer.

À l'article CHAÎNAGE, nous avons indiqué quels étaient, pendant le moyen âge, les procédés employés pour chaîner les édifices. Aux longrines de bois usitées pendant l'époque romane, les constructeurs du XIIIe siècle, s'apercevant que celles-ci étaient promptement pourries, substituèrent des crampons en fer reliant les pierres composant les assises. Toutefois, cette méthode ne fut guère employée que dans l'Île-de-France avec une singulière exagération. Il est tel monument, comme la Sainte-Chapelle du Palais à Paris, où toutes les assises, de la base au faîte, sont cramponnées. À Notre-Dame de Paris même, on s'aperçoit que toutes les constructions élevées ou reprises à partir des premières années du XIIIe siècle sont, à des hauteurs assez rapprochées, reliées par des crampons coulés en plomb. Certainement ces constructeurs n'avaient pas une entière confiance en leurs méthodes si ingénieuses, et leur bon sens naturel leur faisait sentir déjà qu'ils poussaient la hardiesse trop loin. La façon dont sont disposés ces chaînages fait bien voir d'ailleurs que ce qu'ils redoutaient le plus, c'était le bouclement ou la torsion des piles et des murs, et, en cela, le système de chandelles de pierre adopté par les architectes bourguignons avait une supériorité marquée sur l'emploi dangereux des crampons de fer scellés en pleines pierres. Il faut dire aussi que les constructeurs de l'Île-de-France se procuraient difficilement des pierres longues, résistantes, pouvant être impunément posées en délit, tandis qu'elles étaient communes en Bourgogne et d'une excellente qualité.

Il est temps maintenant d'entretenir nos lecteurs d'un édifice qui, à lui seul, résume, en les exagérant avec une grande adresse, toutes les théories des constructeurs de l'école gothique. Nous voulons parler de l'église Saint-Urbain de Troyes. En 1261, Jacques Pantaléon, natif de Troyes, fut élu pape sous le nom d'Urbain IV, à Viterbe; il mourut en 1264. Pendant son pontificat, il voulut faire élever à Troyes une église sous le vocable de saint-Urbain: ce monument fut commencé, rapidement construit; il resta inachevé cependant, le successeur d'Urbain n'ayant probablement pas jugé à propos de continuer l'oeuvre de son prédécesseur. Telle qu'elle est, l'église de Saint-Urbain de Troyes indique chez le maître de l'oeuvre qui fut chargé de son érection une hardiesse singulière et une science de constructeur faite pour étourdir. Si la date de la fondation de l'église Saint-Urbain et celle de l'interruption des travaux n'était pas un fait historique d'une authenticité incontestable, on serait tenté de supposer que cet édifice fut construit vers le commencement du XIVe siècle. Nous-même, devant des preuves aussi peu discutables, nous avons hésité longtemps avant de croire que le XIIIe siècle avait vu commencer et achever ce qui existe de ce monument: ayant pour habitude de nous fier tout d'abord aux signes archéologiques, nous ne pouvions donner à la construction de Saint-Urbain une date antérieure au XIVe siècle; mais une étude approfondie de la construction nous a fait voir que la tradition historique était d'accord avec le fait. On ne construisait plus ainsi au XIVe siècle. Seulement l'architecte de Saint-Urbain était un de ces artistes chez lesquels les principes les plus avancés de la théorie s'allient à une expérience profonde, à une pratique qui n'est jamais en défaut, à une connaissance sûre de la qualité des matériaux, à des ressources infinies dans l'exécution et une originalité naturelle; c'était, pour tout dire en un mot, un homme de génie. Son nom nous est inconnu comme ceux de la plupart de ces artistes laborieux; si le pape Urbain IV eût envoyé d'Italie un architecte pour bâtir son église à Troyes, certes nous le connaîtrions, mais nous n'aurions pas à nous étendre longuement sur son oeuvre, car l'Italie méridionale, alors, n'élevait que des édifices qui ne fournissent guère de types propres à être étudiés.

Le plan de l'église de Saint-Urbain de Troyes est champenois. Le choeur rappelle celui de la petite église de Rieux que nous venons de donner; sur les quatre piliers de la croisée devait s'élever une tour probablement fort élevée, si l'on examine la section large de ces piliers. Deux autres clochers flanquaient l'entrée, accompagnée d'un porche saillant comme celui de l'église Saint-Nicaise de Reims. La tour centrale ne fut point commencée, la nef et la façade restèrent inachevées. On peut toutefois, par ce qui reste de ces parties, se rendre un compte exact de ce que devait être cette église. Le choeur et les transsepts sont complets. Jetons les yeux d'abord sur le plan de l'église de Saint-Urbain (102), pris au niveau du rez-de-chaussée; cet ensemble est nécessaire pour apprécier les diverses parties de sa construction. Ce plan présente des points d'appui solides, épais, résistants, une disposition générale très-simple. Planté entre deux rues, deux porches profonds, bien abrités, donnent entrée dans les deux branches de la croix. Au-dessus du rez-de-chaussée, à la hauteur de 3m,30, toute la construction ne présente plus qu'une lanterne vitrée, d'une extrême légèreté, maintenue par les contre-forts qui seuls restent pleins jusqu'aux chéneaux supérieurs. C'est donc la construction de ces contre-forts qui doit nous préoccuper en premier lieu.

Voici (103) l'un des contre-forts de l'abside présenté parallèlement à l'une des faces latérales. Le soubassement plein, de 3m,30 de haut, s'arrête en A. En B' est tracée la section horizontale du contre-fort au niveau B, et en C' la section horizontale au niveau C. D est la claire-voie vitrée extérieurement de la galerie G; F, la claire-voie libre portant le plafond H servant de passage au niveau de l'appui des grandes fenêtres supérieures; E, les meneaux de ces fenêtres vitrées. Les archivoltes des fenêtres dont l'arrachement est en I servent de formerets aux grandes voûtes. Le chéneau supérieur K est porté, intérieurement par le remplissage posé sur les archivoltes I, extérieurement par un arc L et tout un système d'ajours dont nous donnerons le détail tout à l'heure. Les claires-voies D et F sont en partie posées en feuillure, de sorte que ces claires-voies sont indépendantes des contre-forts et sont de véritables châssis de pierre compris entre les contre-forts.

Disons un mot des matériaux qui entrent dans cette construction, car leur qualité est en partie la cause du système adopté. À Troyes même, on ne peut se procurer de la pierre de taille: les environs ne fournissent que de la craie, bonne tout au plus pour faire des remplissages de voûtes. L'architecte de Saint-Urbain a dû faire venir de la pierre de Tonnerre pour les pièces d'appareil, et, afin d'économiser ces matériaux transportés à grand frais, il s'est servi, autant qu'il a pu, d'une certaine pierre dite de Bourgogne que l'on trouve à quelques lieues de Troyes, et qui n'est qu'un calcaire grossier assez ferme, mais bas de banc et se taillant mal. C'est avec ces derniers matériaux qu'il a élevé la partie massive des contre-forts, en revêtissant leur face externe M de grandes plaquettes de pierre de Tonnerre posées en délit et finement taillées. C'est aussi avec la pierre de Tonnerre qu'il a fait les piles intérieures, les claires-voies, les arcs, les chéneaux et toutes les parties délicates de la construction: or la qualité de Tonnerre employée ici est un banc peu épais, très-résistant, très-ferme, très-compacte et pouvant être posé en délit sans danger. Par le fait, cette construction est une bâtisse en moellon smillé, solide mais grossier, habillée d'une pierre fine très-belle, employée avec la plus stricte économie, comme on le ferait du marbre aujourd'hui. La légèreté des claires-voies, des meneaux, dépasse tout ce que nous connaissons en ce genre, et cependant les matériaux employés ont été si bien choisis, l'élasticité de cette construction est si complète, que très-peu de morceaux se sont brisés. D'ailleurs la structure étant parfaitement solide et bien pondérée, les détériorations survenant aux claires-voies et fenêtres n'ont nulle importance, celles-ci pouvant être facilement remplacées, comme de véritables châssis, sans toucher au gros oeuvre. L'anatomie de cette construction doit être examinée avec le plus grand soin. Nous allons essayer d'en faire toucher du doigt les détails.

Prenons donc d'abord toute la partie du contre-fort comprise entre H et O, c'est-à-dire le plafond de la galerie et son linteau reliant la pile intérieure au contre-fort, l'enchâssement de claires-voies et l'écoulement des eaux sur ce point. En A (104), on voit la coupe prise dans l'axe du contre-fort et de la pile. B est la gargouille rejetant à l'extérieur les eaux recueillies sur le passage G, c'est-à-dire non-seulement la pluie tombant verticalement sur ce dallage, ce qui est peu de chose, mais celle fouettant contre les vitraux; C est le caniveau de recouvrement faisant parpaing, c'est-à-dire prenant toute l'épaisseur du contre-fort; D, la console soulageant le linteau E, lequel sert de caniveau et relie la pile intérieure H au contre-fort; F, l'assise de recouvrement de la galerie portant chéneau; I, les deux joues formant parements extérieurs et maintenant le linteau-caniveau E, ainsi que l'indique le détail perspectif K en I'. Dans ce détail, le morceau E' est le linteau-caniveau; C', le second caniveau, et B' la gargouille. Le grand détail L montre, en place, les deux morceaux I en I'', le caniveau C en C'' et le morceau de recouvrement F en F'' avec le linteau E en E''. Tout cet appareil est fait avec le plus grand soin, les pierres bien taillées et bien posées; aussi ne voit-on aucune rupture. Observons que le caniveau-linteau E (détail A) est laissé libre dans sa portée de R en S sous les morceaux I; c'est-à-dire que le lit RS est épais, jointoyé, seulement après que les tassements de la construction ont produit leur effet, afin d'éviter toute chance de rupture. On voit en M (détail L) les feuillures destinées à recevoir les claires-voies vitrées extérieures de la galerie, et en N celles destinées à recevoir la claire-voie intérieure supportant la pièce de recouvrement et les meneaux des fenêtres. Comment des claires-voies aussi minces peuvent-elles être maintenues toutes deux dans des plans verticaux? Celle intérieure n'a que 0,21 c. d'épaisseur et celle extérieure 0,22 c., compris toutes saillies. Leur rigidité est obtenue par le moyen le plus simple, en ce que l'arcature de chacune d'elles, comprise entre les feuillures dont nous venons de parler, est d'un seul morceau. Chaque claire-voie n'est donc composée que de trois morceaux: deux pieds-droits et une dalle de champ percée d'ajours. Il ne faut pas oublier ce que nous avons dit plus haut des matériaux employés dans la construction de l'église de Saint-Urbain. L'architecte avait fait sa bâtisse résistante en pierre commune, sorte de moellon piqué, et tout ce qui n'était qu'accessoire, décoration, chéneaux, claires-voies, en pierres de Tonnerre, basses de banc, très-fermes, mais de grandes dimensions en longueur et largeur. Ces pierres de Tonnerre ne sont réellement que des dalles dont l'épaisseur varie de 0,20 c. à 0,30 c., d'une excellente qualité. L'édifice ne se compose que de contre-forts entre lesquels sont posées des dalles de champ ajourées. Ce singulier système de construction est appliqué partout avec cette logique rigoureuse qui caractérise l'architecture de la fin du XIIIe siècle 28.

Prenons donc la claire-voie extérieure de la galerie du choeur de Saint-Urbain, et examinons comment elle est taillée, posée, et comment elle se maintient dans son plan vertical. Nous la traçons ici (105), en plan A, en élévation extérieure B, et en coupe C. La pierre de recouvrement D, rendant ces deux arcatures solidaires, formant chéneau et appui des fenêtres hautes, est faite d'une ou de deux pièces venant se joindre aux morceaux pris sous les piliers intérieurs et tracés en F'' dans le détail L de la fig. 104. Pour donner plus de poids et plus de rigidité à la grande dalle ajourée formant l'arcature extérieure vitrée (fig. 105), et dont la coupe est tracée en E, cette dalle porte une balustrade G faisant corps avec elle, prise dans le même morceau, de sorte que le chéneau D, formant plafond de la galerie, est porté sur une saillie réservée à l'intérieur le long de l'arcature extérieure, tandis que le lit inférieur de ce plafond vient mordre l'arcature intérieure, également composée d'une grande dalle de champ ajourée et maintenue à ses extrémités par les feuillures N de notre détail L de la fig. 104. Il faut dire que, pour produire un effet plus piquant, l'architecte a donné à l'arcature ajourée intérieure un dessin plus délicat, une autre forme qu'à l'arcature extérieure; ces deux claires-voies produisent ainsi la plus brillante découpure, des jeux surprenants qui se détachent sur un fond de vitraux colorés 29.

Voyons maintenant la partie supérieure de la construction du choeur de Saint-Urbain, car c'est là où l'architecte a déployé une sagacité remarquable. Si nous recourons à la fig, 103, nous observerons que les fenêtres hautes sont posées à l'aplomb du bahut du comble en I, que leurs archivoltes servent en même temps de formerets et d'arcs de décharge pour porter la charpente, que le chéneau K pose partie sur une saillie réservée au-dessus de cette archivolte et sur une claire-voie L établie à 0,50 c. environ en avant de la fenêtre.

Voici (106) en A la face extérieure de cette claire-voie; en B, la coupe faite suivant CDEF, Sur cette coupe, on trouve, en G la coupe de la fenêtre, son archivolte-formeret en H et la voûte en I. La claire-voie portant le chéneau K se compose d'un arc renforcé d'un gâble remplissant les fonctions de liens de charpente. Des cercles L ajourés contribuent à soutenir le chéneau dans la longueur de sa portée de E en M. Ce chéneau, à chaque travée, est seulement fait de deux morceaux de pierre se joignant au point culminant des pentes en N; chacun de ces morceaux est taillé ainsi qu'il est indiqué en O, la portée sur la claire-voie ayant lieu de E' en M', et la partie P étant évidée et ne portant plus larmier pour laisser passer le sommet du gâble. L'appareil de ce gâble et des cercles à jour L est fidèlement tracé sur notre figure. Le fleuron, sa souche pénétrant dans la balustrade et la pointe des gâbles sont pris dans un seul morceau de pierre, afin d'ajouter un poids nécessaire à l'extrémité de l'appareil. Mais, pour éviter toute chance de déversement de ce gâble en dehors; les deux morceaux de balustrade R ne sont pas posés suivant une ligne droite, mais forment un angle légèrement obtu, ainsi que l'indique le plan S; T, étant la souche du fleuron, sommet du gâble, et R'R' étant les deux morceaux de balustrade taillés chacun dans une seule dalle: ainsi, le sommet T du gâble ne peut se déverser en dehors, contre-butté qu'il est par les deux dalles à jour R'R' qui s'appuient sur les sommets des contre-forts percés de gargouilles pour l'écoulement des eaux, ainsi qu'on le voit en V. C'est plutôt là une combinaison de charpente qu'une construction de maçonnerie; mais n'oublions pas que la qualité de la pierre employée à Saint-Urbain se prête à une pareille structure, et que, grâce à ces artifices, l'architecte est arrivé à élever un monument d'une légèreté extraordinaire, qui ne se compose réellement que d'une maçonnerie de moellon et de dalles de champ ajourées. Les arcs-boutants qui buttent les grandes voûtes de cette église au-dessus des chapelles sont construits conformément à ce système de claires-voies et de grands morceaux de pierre posés en guise d'étais (voy. ARC-BOUTANT, fig. 66).

L'architecte de l'église de Saint-Urbain (sa donnée acceptée) a été fidèle à son principe dans toutes les parties de sa construction. Il a compris que dans un édifice aussi léger, bâti avec du moellon et des dalles, il fallait laisser à ces claires-voies une grande liberté pour éviter des ruptures; aussi n'a-t-il engagé ces dalles que dans des feuillures qui permettent à la maçonnerie de tasser sans briser les délicates clôtures ajourées qui remplacent les murs. On voit, en examinant la fig. 106, que les chéneaux sont libres, réduits presque au rôle de gouttières, et qu'en supposant même une brisure, les infiltrations ne peuvent causer aucun préjudice à la maçonnerie, puisque ces chéneaux sont suspendus sur le vide au dehors, au moyen de ces gâbles ajourés. Il fallait être hardi pour concevoir une construction de ce genre; il fallait être habile et soigneux pour l'exécuter, tout calculer, tout prévoir et ne rien laisser au hasard: aussi cette construction, malgré son excessive légèreté, malgré l'abandon, et des réparations inintelligentes, est-elle encore solide après cinq cent soixante ans de durée. L'architecte n'a demandé aux carrières de Tonnerre que des dalles, ou tout au plus des bancs de 0,30 c. d'épaisseur, d'une grande dimension il est vrai, mais d'un poids assez faible: il évitait ainsi la dépense la plus forte à cette époque, celle du transport. Quant à la main-d'oeuvre, elle est considérable; mais ce n'était pas alors ce qui coûtait le plus. L'église de Saint-Urbain se présentera souvent dans le cours de cet ouvrage, car elle est certainement la dernière limite à laquelle la construction de pierre puisse atteindre, et, comme composition architectonique, c'est un chef-d'oeuvre (voy. ARC-BOUTANT, BALUSTRADE, CROIX, FENÊTRE, GARGOUILLE, PORCHE, PORTE, VITRAUX).

Il faut revenir quelque peu sur nos pas. Dans l'Île-de-France, ainsi que nous l'avons déjà fait observer, nous ne saurions signaler les hardiesses des Bourguignons du commencement du XIIIe siècle et des Champenois de la fin de ce siècle, lorsque ceux-ci purent employer de grands matériaux, durs, serrés de grain et résistants comme la pierre de Tonnerre. Les constructeurs de l'Île-de-France ne font guère de ces claires-voies prises dans une seule pierre, de ces cloisons ajourées; ils maintiennent la stabilité de leurs édifices, moins par des surfaces ou des quilles rigides, que par des poids accumulés sur les points qui leur paraissent ne pas présenter une assiette suffisante. Nous trouvons une preuve remarquable de ce fait, dès le milieu du XIIIe siècle, dans les grandes constructions.

Nous avons vu que les architectes gothiques étaient arrivés, dans les édifices voûtés, à considérer les formerets comme des arcs de décharge et à vider complétement la construction sous ces formerets, à ne conserver que des contre-forts. Ils supprimaient les murs comme étant une accumulation inutile de matériaux entre ces contre-forts, puisque ceux-ci devaient recevoir et supporter toutes les charges; mais ces formerets, n'étant pas chargés à la clef, pouvaient dévier du plan vertical, par suite de la pression et de la poussée des rangs de moellon des voûtes qu'ils recevaient. Remarquons (107) que le formeret ABC, au sommet de ses deux branches d'arc, à la clef B, là où cet arc en tiers-point présente le plus de flexibilité, reçoit précisément les derniers rangs de moellons BD de remplissage, lesquels ont une légère action de poussée de D en B, par suite de leur courbure. Il pouvait se faire que le sommet B s'écartât du plan vertical, si on ne parvenait à le rendre immobile. Élever un mur sur ce formeret ABC ne pouvait consolider cet arc que faiblement, puisque ces deux triangles de maçonnerie AEB, CFB chargeaient beaucoup plus les reins de cet arc que sa clef B. Le moyen le plus sûr était de charger cette clef B. Les constructeurs arrivèrent donc, vers le milieu du XIIIe siècle, à élever, à l'extérieur, sur les formerets des voûtes, faisant encadrement de baies, des gâbles HIG en maçonnerie, et rendirent ainsi, par l'adjonction de cette charge BG, les sommets des formerets immobiles ou du moins assez stables pour résister à la poussée des clefs des remplissages des voûtes BD. Un des premiers essais de ce système se voit à la Sainte-Chapelle du Palais à Paris. Observons que les architectes champenois, qui avaient adopté des formerets d'une résistance très-puissante il cause de leur grande épaisseur, puisqu'ils étaient de véritables berceaux en tiers-point, recevant les remplissages des voûtes; que les architectes bourguignons, qui isolaient leurs formerets des clôtures extérieures, en laissant entre eux et ces clôtures un espace assez large étrésillonné par les assises de couronnement, n'avaient pas besoin de recourir à l'artifice expliqué par la fig. 107. Aussi n'est-ce guère que dans l'Île-de-France, le Beauvoisis et la Picardie que nous voyons, vers 1240, adopter ce moyen de donner de la stabilité aux formerets. C'est ainsi que des différences dans le caractère de l'architecture des diverses provinces de France, au XIIIe siècle, se trouvent presque toujours expliquées par une nécessité de la construction. Si l'on veut se rendre compte de l'utilité de ces gâbles, regardés généralement comme un motif de décoration, il faut examiner la fig. 108.

Mais l'architecture est un art impérieux: dès que vous modifiez un de ses membres, dès que vous ajoutez quelque chose à l'ordonnance, vous voyez les difficultés de détail s'accumuler. Un premier changement du système, que vous supposez peu important tout d'abord, en exige un second, puis un troisième, puis une foule d'autres. Alors ou il faut rétrograder, ou devenir l'esclave des exigences que vous avez provoquées par une première tentative ou une première concession. On se débat contre ces difficultés successives qui semblent naître à mesure qu'on les surmonte. Dans les temps où la paresse d'esprit est regardée comme une vertu, on traite ces tentatives périlleuses de tendances perverses, d'oubli des saines doctrines. Mais les architectes du moyen âge, et surtout de l'époque dont nous nous occupons en ce moment, n'auraient jamais cru qu'un pas en arrière ou un repentir fût un progrès: ils sentaient qu'ils étaient entraînés par leurs propres principes, et ils résolvaient avec courage chacune des difficultés nouvelles qu'ils soulevaient sans repos...

Surmonter les formerets de triangles de pierre pour charger leurs clefs, ce n'est, au premier abord, qu'un peu plus de pierre et un peu plus de main-d'oeuvre. Mais il faut des chéneaux sur les formerets, des balustrades sur ces chéneaux; il faut que ces chéneaux posent sur les formerets et non sur les remplissages des voûtes; il faut que les pentes de ces gâbles rejettent elles-mêmes les eaux quelque part; il faut orner ces lignes rigides; il faut que ce nouveau membre ajouté à l'architecture trouve sa place sans empiéter sur celle des autres membres indispensables. Notre fig. 108 explique comment les constructeurs du milieu du XIIIe siècle surent concilier à la fois les exigences purement matérielles et celles de l'art. Leur formeret A (voir la coupe), bandé et doublé souvent d'une archivolte B, ayant l'épaisseur des moellons de remplissage de la voûte, ils posèrent, sur les deux tiers environ de la largeur de ces arcs, le gâble plein C, en ménageant une entaille peu profonde à sa base pour incruster le chéneau D posé sur le dernier tiers de la largeur des arcs. Le gâble dégagé, ce chéneau portait larmier de recouvrement de la corniche, ainsi qu'on le voit en E, et recevait la balustrade, suivant l'usage, dans une rainure. Deux pierres F, portant cuvette et gargouilles, étaient disposées à la base du gâble pour recueillir les eaux tombant sur les tablettes de recouvrement de ces gâbles. Ces tablettes, prises dans de longs morceaux pour éviter les joints, étaient taillées suivant le tracé G, au-dessous de la corniche, s'incrustaient dans les tympans et étaient munies, derrière les crochets posés en feuillure, d'une petite rigole I, propre à recueillir les eaux et à les conduire dans les cuvettes des gargouilles. Au-dessus de la corniche, ces tablettes étaient alors taillées conformément au tracé H, rejetant les eaux devant et derrière. Un chapeau K, pris dans un seul morceau de pierre, maintenait l'extrémité des deux tablettes inclinées ainsi que les branches de crochets. La balustrade L se posait en arrière, affleurant le nu postérieur du gâble, afin de laisser passer les rangs de crochets M rapportés dans des rainures par incrustement. Plus tard, on évida entièrement ces gâbles, qui parurent trop lourds comme aspect, au-dessus des meneaux si légers des fenêtres. Cet exemple fait comprendre combien chaque nouveau membre ajouté à l'architecture gothique entraînait une série de détails, d'études et de combinaisons. On nous dira peut-être que ce sont là des efforts bien grands pour les motifs qui les provoquent: la critique sera juste, mais elle frappe beaucoup plus haut. Dans l'ordre naturel, combien ne voyons-nous pas de combinaisons compliquées, de détails, d'efforts longs et puissants, pour produire en apparence de minces résultats? Ce n'est pas nous qui avons créé le monde, qui avons présidé à son ordonnance; et si les choses y sont bien arrangées, il faut reconnaître que cet arrangement n'est rien moins que simple. Les architectes du moyen âge admettront une critique qui pourrait s'adresser au grand ordonnateur de l'univers. Ces architectes ont, comme leurs prédécesseurs, eu la matière inerte à leur disposition; ils ont dû se soumettre aux lois de l'attraction, de la résistance, tenir compte du vent et de la pluie. En présence de la matière inerte et de l'action des forces naturelles, ils ont cru que l'équilibre était la loi vraie de la construction: peut-être se sont-ils trompés; mais on avouera du moins qu'ils se sont trompés en gens de génie, et il y a toujours quelque chose de bon à prendre chez les hommes de génie, même quand ils se trompent. D'ailleurs, il faut bien reconnaître que plus l'homme cherche, plus il combine et complique les choses, et plus tôt il arrive à constater l'infirmité de son jugement. Voici des rationalistes (qu'on me passe le mot), des artistes qui suivent un principe, vrai à tout prendre, en se conformant aux règles les plus rigoureuses de la logique; qui prennent, pour bâtir, de la pierre de taille, c'est-à-dire une matière qui est formée de manière à être employée par superposition, par assises, en un mot: par conséquent, les lignes principales de leurs constructions doivent donc être horizontales. Point; après un demi-siècle de recherches, de combinaisons toutes plus ingénieuses les unes que les autres, ils arrivent, au contraire, à faire dominer, dans leurs édifices, la ligne verticale sur la ligne horizontale, et cela sans cesser un seul instant de suivre les conséquences du principe vrai qu'ils ont posé. Bien des causes les conduisent à ce résultat. Nous en avons signalé quelques-unes, comme, par exemple, l'utilité des pierres posées debout pour roidir les constructions, la nécessité de charger les points d'appui sollicités à sortir de la verticale par les poussées obliques. Il en est une dernière qui a son importance. Dans les villes du moyen âge, le terrain était rare. Toute ville, par suite du système féodal, était fortifiée, et on ne pouvait reculer les fortifications d'une cité tous les dix ans. Il fallait donc renfermer les monuments dans des espaces étroits, n'occuper que le moins de surface possible. Or si vous bâtissez d'après un principe qui fait que toutes les actions de votre construction soient obliques, et si vous ne pouvez vous étendre, il faut bien suppléer par des pesanteurs verticales à l'espace qui vous manque en surface. Une loi imposée d'abord par la nécessité et que l'on subit comme telle devient bientôt une habitude et un besoin, si bien que, lors même que l'on pourrait s'en affranchir, on s'y soumet, elle plaît, elle est entrée dans les moeurs. Dès que les architectes du moyen âge ont compris que la structure de leurs édifices voûtés les amenait à multiplier les charges verticales pour résister à toute pression oblique, ils ont franchement pris leur parti, et comme il faut nécessairement que, dans un édifice, la ligne horizontale l'emporte sur la ligne verticale, ou celle-ci sur la ligne horizontale, à moins de se résoudre à faire de véritables échiquiers, ils sont arrivés à supprimer presque complétement la ligne horizontale, ne conservant plus celle-ci que comme arasement d'étages, pour indiquer un repos intérieur, un sol. D'ailleurs, toujours de plus en plus conséquents avec leurs principes, les maîtres des oeuvres, à la fin du XIIIe siècle, indiquent clairement, à l'extérieur des édifices, l'ordonnance intérieure, et en cela nous ferions bien de les imiter. Examinons un bâtiment gothique à l'extérieur, nous dirons s'il est voûté en pierre ou s'il est couvert par une charpente 30. Ses pinacles nous indiqueront le nombre de ses points d'appui intérieurs; ses bandeaux, les arases au-dessus des voûtes; la puissance de ses contre-forts, l'énergie des poussées, leur direction; ses fenêtres, le nombre des formerets et des travées; la forme des combles, le périmètre des diverses salles, etc.

À Saint-Urbain de Troyes déjà, les divers membres de la construction sont si délicats, ils possèdent chacun une fonction si nette et indépendante, que l'architecte les assemble, mais ne les relie pas; il les pose à côté les uns des autres, les maintient ensemble par des embrèvements, des incrustements, comme de la menuiserie; mais il évite de les liaisonner, car le liaisonnement produit l'homogénéité de toutes les parties, et c'est ce que le constructeur redoute dans l'emploi d'un système où toute partie de la construction agit, résiste, possède son action ou sa résistance propre, action et résistance qui ne peuvent être efficaces qu'autant qu'elles sont indépendantes. Au commencement du XIVe siècle, ce parti pris de laisser à chaque membre de la construction française sa fonction propre et de réunir ces membres en raison de la fonction particulière à chacun d'eux, est poussé jusqu'à l'exagération du principe. Cela est bien sensible dans un monument fort intéressant, élevé de 1320 à 1330; nous voulons parler du choeur de l'église Saint-Nazaire de Carcassonne, l'une des rares conceptions originales d'une époque pendant laquelle l'art de l'architecture tombait déjà dans l'application des formules et laissait de côté toute tentative nouvelle, toute expression individuelle.

L'examen attentif, l'analyse de ce monument, nous ont révélé un fait intéressant aujourd'hui pour nous: c'est la méthode simple suivie par l'architecte et ses subordonnés pour élever une construction fort compliquée en apparence, et qui semblerait devoir exiger une quantité fabuleuse d'opérations et de tracés. En réalité, les difficultés d'appareil n'existent pas. Cette construction n'est qu'un assemblage de plans verticaux dont les rabattements n'exigent qu'un seul tracé chacun. Il faut admettre, bien entendu, avant toute chose, que l'architecte sait ce qu'il veut, qu'il voit son édifice sous tous ses aspects avant de commencer les fondations, qu'il s'est rendu compte des diverses parties de sa construction; qu'il a fait, avant la taille de la première pierre, le travail que nous faisons sur un édifice que nous mesurons et examinons dans ses derniers détails. L'architecture gothique est exigeante à ce point, et c'est peut-être ce qui lui attire le plus d'ennemis. Il est si consolant de dire, lorsque se présente une difficulté sur le tas: «Nous verrons cela au ravalement.» Il est si pénible, lorsque tout n'est pas prévu d'avance, d'entendre, chaque jour, une longue série de questions présentées par l'appareilleur ou le conducteur; questions auxquelles il faut répondre clairement, simplement, en homme qui sait ce qu'il va dire, comme s'il eût prévu ce qu'on aurait à lui demander! Donc, l'architecte du choeur de Saint-Nazaire de Carcassonne a fait non-seulement le plan de son édifice, non-seulement des élévations et des coupes, mais il sait d'avance le point exact des naissances des divers arcs, de leur rencontre, de leur pénétration; il a tracé leurs profils et sait sur quoi ils doivent porter; il connaît les résultats des poussées, leur direction, leur puissance; il a calculé les charges, il a réduit les forces et les résistances à leurs plus justes limites. Il sait tout cela d'avance, il faut qu'il le sache dès la première assise au-dessus de terre. Sa conception étant ainsi entière, fixée sur son papier et dans son cerveau, ses subordonnés marchent en aveugles. Il dit à l'un: «Voici le dessin de la pile A qui se répète deux fois; voici le dessin du contre-fort C qui se répète dix fois, etc.; voici le tracé de la fenêtre A qui se répète six fois, celui de la fenêtre B qui se répète sept fois; voici une branche d'arc ogive avec ses sommiers, d'arc doubleau avec ses sommiers, etc.» Ceci dit, l'architecte peut s'en aller et laisser tailler toutes les assises et morceaux de chacun de ces membres. Les tailles finies, survient un maître poseur, qui, sans erreur possible, fait monter et assembler toutes ces diverses pièces prenant forcément leur place chacune comme les pièces d'une machine bien conçue. Cette façon de procéder explique comment, à cette époque (à la fin du XIIIe siècle et au XIVe), des architectes français faisaient exécuter des monuments dans des contrées où peut-être ils n'avaient jamais mis les pieds; comment on demandait d'Espagne, du midi de la France, de Hongrie, de Bohême, des projets de monuments à ces architectes, et comment ces monuments pouvaient s'élever et rappeler exactement, sauf dans quelques détails de profils et de sculpture, les édifices bâtis entre la Somme et la Loire. Le choeur de l'église de Saint-Nazaire de Carcassonne fut probablement érigé ainsi, à l'aide de tracés fournis par un architecte du Nord qui peut-être ne séjourna guère dans cette ville; ce qui nous le ferait croire, c'est qu'évidemment l'architecte a évité toute difficulté exigeant une décision sur place, ces difficultés qu'on ne résout pas par un dessin, mais par des explications données aux appareilleurs et aux ouvriers même sur le chantier, en suivant de l'oeil leur travail, en prenant au besoin le troussequin, la règle, l'équerre, et se couchant sur l'épure. L'architecte, par exemple, a presque entièrement, dans les voûtes de cet édifice, renoncé aux sommiers communs à plusieurs arcs; il a donné la courbe de chacun de ces arcs, leurs profils; on les a taillés chacun sans avoir à s'occuper de l'arc voisin, et le maître poseur est venu arranger tout cela comme un jeu de patience. Mais pour faire apprécier la singulière méthode de construction employée dans le choeur de l'église Saint-Nazaire de Carcassonne, il est utile de donner d'abord la moitié du plan de ce choeur avec son transsept (109).

Nous voyons dans ce plan la projection horizontale des voûtes; elles ont toutes leurs clefs au même niveau ou peu s'en faut, bien que leurs dimensions et leurs formes soient dissemblables; nécessairement les naissances de ces voûtes se trouvent dès lors à des niveaux très-différents. Il faut voir encore la coupe générale de cette construction sur AB.

L'architecte avait pensé fermer les voûtes C (110) à un niveau inférieur aux grandes voûtes du sanctuaire et du transsept; la construction avait même été élevée ainsi jusqu'au-dessus des naissances de ces basses voûtes, ainsi que le font voir les lignes ponctuées DE; mais l'architecte a dû céder au désir de produire plus d'effet en relevant les clefs de toutes les voûtes au même niveau. Peut-être une exigence du clergé fit-elle adopter ce dernier parti; ce qui est certain, c'est que les naissances basses, indiquées ponctuées, furent coupées au nu des piles, ainsi qu'il est facile de le reconnaître, et que ces naissances furent relevées, comme l'indique notre tracé, afin d'avoir sur tout le pourtour de l'édifice des fenêtres égales en hauteur.

La fig. 111 présente la coupe sur la ligne GH du plan. Remarquons tout de suite que, pour empêcher le rondissement des piles si grêles sollicitées par des poussées inégales, produites par l'exhaussement des voûtes secondaires, l'architecte a posé des étrésillons en fer I de 0,05 c. carrés, visibles dans nos deux coupes; que la pierre employée est un grès dur très-résistant et qui permettait de poser les voûtes sur des points d'appui grêles. Examinons maintenant avec soin les détails de cette construction; prenons la tête de la pile K (du plan) au point où cette pile reçoit un grand arc doubleau intermédiaire du sanctuaire, deux archivoltes, un arc doubleau de chapelle et deux branches d'arcs ogives.

La section horizontale de cette pile (112) est tracée en A. De B en C, nous voyons quatre assises de sommiers qui reçoivent le grand arc doubleau. À partir de la coupe C, normale à la courbe de l'arc doubleau E, les claveaux de cet arc sont indépendants; la pile s'élève derrière le remplissage F de cet arc, sans liaisons avec lui, jusqu'au chapiteau de formeret G. La saillie de ce chapiteau forme liaison avec le remplissage, puis la pile s'élève encore indépendante jusqu'à sa rencontre avec le formeret H. Au-dessus du chapiteau G, le remplissage monte verticalement de I en K. Il est évidé d'un trèfle L, qui décore la nudité de ce triangle recevant les voûtains en moellons taillés. Les deux barres de fer M servent d'étrésillons entre cette pile et la suivante; ils maintiennent la poussée de l'arc doubleau E.

Prenons la pile suivante L du plan, celle de l'angle rentrant, qui se trouve prise entre trois meneaux, qui reçoit un gros arc doubleau, deux grandes branches d'arcs ogives des voûtes principales, et une troisième branche d'arc ogive de chapelle (113). On voit encore ici que le tracé de chacune de ces parties a été fait indépendamment des autres, et que l'appareil ne présente que le moins de liaisons possible pour éviter les épures trop compliquées. Cette indépendance des divers membres des voûtes venant retomber sur les piles laisse une grande élasticité à la construction, élasticité nécessaire dans un monument aussi léger, très-élevé et chargé fort inégalement. On peut constater en effet, dans le choeur de l'église de Saint-Nazaire, des torsions, des mouvements considérables, sans que pour cela la bâtisse ait rien perdu de sa solidité. Encore une fois, ce ne sont pas là des exemples à suivre, mais fort utiles à connaître, à cause des moyens simples et pratiques mis en oeuvre. Voyons le côté extérieur de cette même pile (114).

Nous sommes placés dans l'angle de la chapelle, au point V du plan; nous supposons la partie supérieure des meneaux de la grande fenêtre de cette chapelle enlevée 31. On voit en A la barre de fer qui maintient la tête des colonnettes de ces meneaux et qui sert en même temps de chaînage à la naissance des arcs (voy. MENEAU); en B, la rainure réservée pour poser la partie cintrée ajourée des meneaux; en C, les sommiers du formeret qui enveloppe le châssis en pierre découpée; en E, la branche d'arc ogive de la voûte de la chapelle dont les deux assises de sommiers se confondent avec celles de l'arc formeret. À partir du lit D, les claveaux de cet arc ogive sont indépendants. En G, l'archivolte entourant la découpure cintrée et ajourée de la première fenêtre du sanctuaire et tenant lieu de formeret de voûte à l'intérieur; en F, l'archivolte-formeret des meneaux non vitrés séparant la chapelle du choeur. Ici on observera que cet arc F est mouluré dans la partie cachée par la maçonnerie de l'angle rentrant derrière l'arc ogive E: ce qui prouve de la manière la plus évidente que chaque membre de la construction a été tracé et taillé séparément sur le chantier d'après des épures partielles, et que ces diverses parties ainsi préparées par l'appareilleur ont été mises en place par le poseur, qui seul connaissait chacune de leurs fonctions et leurs rapports dans l'ensemble de la bâtisse. Le maçon est venu remplir les intervalles restant entre ces membres s'enchevêtrant, se pénétrant, tout en restant libres. Nous avons tracé en K la projection horizontale de cet angle rentrant avec la pénétration des deux archivoltes-formerets G.

Une pareille construction ne se compose que de piles recevant des nerfs élastiques, mais résistants, portant les remplissages des voûtes, ou maintenant des châssis de pierre dans de larges feuillures; elle nous fait connaître que le maître de l'oeuvre ne pouvait rien abandonner au hasard, rien ajourner, tout prévoir dès la première assise, classer ses épures avec méthode, et qu'il n'avait besoin, la pierre étant taillée sur ces épures, et les morceaux prêts, que de donner ses instructions à un poseur habile qui venait prendre successivement toutes les parties de l'édifice et les mettre en place dans leur ordre, comme le gâcheur du charpentier prend une à une les pièces d'une charpente taillée à l'avance sur l'aire, pour les mettre au levage. Aujourd'hui on procède autrement: on accumule des blocs de pierre, sans trop savoir souvent quelle sera la forme définitive qu'ils prendront, et on taille à même ces blocs les pénétrations des sommiers, les moulures, comme on pourrait le faire dans une masse homogène, sans trop se soucier des lits, des joints qui ne coïncident pas avec les formes données. Est-ce mieux? Est-ce le moyen d'obtenir une construction plus solide? Il est permis d'en douter. On peut affirmer toutefois que c'est moins raisonnable, moins habile, moins intelligent et plus coûteux.

Il n'est pas de construction religieuse du moyen âge plus avancée que celle des églises de Saint-Urbain de Troyes et de Saint-Nazaire de Carcassonne dans la voie ouverte par les architectes du XIIIe siècle. On ne pouvait, en effet, aller au delà sans substituer le métal à la pierre. Soit que les architectes du XIVe siècle aient été arrêtés par cette impossibilité, soit que de fâcheux essais leur aient démontré qu'ils dépassaient déjà les limites imposées par la matière, toujours est-il qu'une réaction eut lieu vers 1330, et que les constructeurs abandonnèrent ces méthodes trop hardies pour revenir à un système plus sage; mais cette réaction eut pour effet de détruire l'originalité: on en vint aux formules. À cette époque, nous voyons les architectes laisser de côté, dans les oeuvres vives de leurs bâtisses, l'assemblage simultané des pierres sur leur lit et en délit qui avait fourni aux constructeurs du XIIIe siècle de si beaux motifs d'architecture; ils conservent les formes imposées par ce système, mais ils n'en apprécient plus la raison; perdant quelque chose de l'esprit aventureux de leurs devanciers, ils renoncent aux délits pour les points d'appui, comme moyens de rigidité, et reviennent aux constructions élevées par assises, en réservant les pierres en délit pour les meneaux, les arcatures en placages, c'est-à-dire pour les membres de l'architecture qui ne portent pas charge et ne sont que des châssis ou des décorations. Cependant comme pour suivre, au moins quant à l'apparence, les conséquences du système de construction admis au XIIIe siècle, ils multiplient les lignes verticales, ils veulent que non-seulement les membres des voûtes, les arcs, aient chacun leur point d'appui, mais encore les moulures dont ces arcs sont ornés. Il résulte dès lors entre la forme donnée aux piles, par exemple, et la construction de ces piles, la contradiction la plus évidente. Par le fait, les constructeurs du XIVe siècle reviennent à des formes plus lourdes, bien qu'ils s'efforcent de dissimuler cette réaction sous une apparence de légèreté, en multipliant les membres déliés de l'architecture. Comme praticiens, ils sont fort habiles, fort prudents, pleins d'expérience et adroits; mais ils manquent complétement d'invention: ils n'ont plus de ces hardiesses qui dénotent le génie; ils sont plus sages que leurs prédécesseurs du XIIIe siècle, mais ils ont les défauts qui accompagnent souvent la sagesse: leurs méthodes sûres, leurs formules, sont empreintes, malgré tous leurs efforts, d'une monotonie fatigante.

L'exemple le plus frappant et l'un des plus complets de la construction religieuse du XIVe siècle est la cathédrale de Narbonne, dont le choeur seul fut bâti de 1370 à 1400 32. C'est l'oeuvre d'un maître consommé dans son art, mais dépourvu de cette imagination, de ces ressources inattendues qui charment dans les constructions du XIIIe siècle et qui se prêtent aux conceptions les plus variées. Ce qui donne le degré d'habileté pratique à laquelle les architectes du XIVe siècle étaient arrivés, ce sont ces reprises en sous-oeuvre, ces reconstructions partielles faites dans des édifices plus anciens. À cette époque, les matériaux employés sont toujours de la première qualité, le trait savant, l'appareil excellent, la taille exécutée avec un soin remarquable. D'ailleurs le système général de la construction se modifie très-peu, il est appliqué avec plus de sûreté et avec une parfaite connaissance des forces passives et actives, des pesanteurs et des poussées. Les arcs-boutants, par exemple, sont bien tracés, posés exactement où ils doivent l'être. Nous en avons une preuve bien évidente à la cathédrale de Paris. Tous les arcs-boutants de la nef et du choeur furent refaits à cette époque (vers 1330), et refaits de façon à franchir les galeries du premier étage et à venir retomber sur les gros contre-forts extérieurs (voy. ARC-BOUTANT, fig. 59, CATHÉDRALE). Ces arcs-boutants, qui ont un rayon très-étendu et par conséquent une courbure très-peu prononcée, ont été calculés avec une exacte connaissance de la fonction qu'ils avaient à remplir, et lorsqu'on songe qu'ils ont dû tous être refaits dans des conditions nouvelles, appuyant d'anciennes constructions, on est obligé de reconnaître, chez ces constructeurs du XIVe siècle, une grande expérience et une adresse peu commune. Nous ne croyons pas qu'il soit nécessaire de nous étendre plus longuement sur les constructions religieuses du moyen âge, car nous n'apprendrions rien de nouveau à nos lecteurs après ce que nous avons déjà dit. Les articles du Dictionnaire constatent d'ailleurs les différences qui résultent des perfectionnements de détail apportés par les architectes des XIVe et XVe siècles dans les constructions religieuses. Nous nous occuperons maintenant des constructions civiles et militaires qui procèdent d'après leurs méthodes particulières, n'ayant que peu de rapports avec les constructions des édifices purement religieux.

Note 19: (retour) On voudra bien nous permettre à ce sujet une observation: en appréciant le plus ou moins de mérite des édifices religieux gothiques, quelques critiques (qui ne sont pas architectes, il est vrai) ont prétendu que, des églises du moyen âge en France, la plus parfaite, celle qui indique de la part de l'architecte une plus grande somme de talent, est la Sainte-Chapelle de Paris, car cette église conserve une parfaite stabilité sans le secours des arcs-boutants; et, partant de là, les mêmes critiques, heureux sans doute d'avoir fait cette découverte, ont ajouté: «L'arc-boutant, étai permanent de pierre, accusant l'impuissance des constructeurs, n'est donc qu'une superfétation barbare, un jeu inutile, puisque, même pendant le moyen âge, des artistes habiles ont su s'en passer.» L'argument est fort; mais la Sainte-Chapelle n'a pas de bas-côtés; partant, l'architecte n'était pas obligé de franchir cet espace et de reporter les poussées des grandes voûtes à l'extérieur en dehors de ces bas-côtés. C'est ainsi pourtant que l'on parle presque toujours d'un art qu'on ne connaît pas; et la foule d'applaudir, car les praticiens ne croient pas qu'il soit nécessaire de réfuter de pareils arguments. Ils ont tort: une erreur répétée cent fois, fût-elle des plus grossières, mais répétée avec assurance, finit chez nous par être admise parmi les vérités les moins contestables; et nous voyons encore imprimer aujourd'hui, de la meilleure foi du monde, sur les arts et en particulier sur l'architecture gothique, des arguments réfutés depuis longtemps par la critique des faits, par l'histoire, par les monuments et par des démonstrations appuyées sur la géométrie. Tout ce travail de la vérité qui veut se faire jour passe inaperçu aux yeux de certains critiques, qui prétendent probablement ne rien oublier et ne rien apprendre.
Note 20: (retour) M. Millet a bien voulu relever pour nous ce charmant petit édifice fort peu connu, et le meilleur type peut-être de l'architecture champenoise du commencement du XIIIe siècle.
Note 21: (retour) Nous avons été souvent appelé à défendre des projets de restauration de monuments gothiques, à donner la raison de dépenses nécessaires et considérables pour les sauver de la ruine. Dans l'espoir bien naturel d'obtenir des économies, on nous a souvent répété: «Ne faites que le strict nécessaire, laissez à des temps meilleurs le soin d'achever, de sculpter, de ravaler, etc.» La réponse était difficile, car il eût fallu faire suivre un cours d'architecture gothique aux personnes qui nous ouvraient ces avis, pour leur faire comprendre que dans les édifices gothiques tout se tient, que la pierre est posée ravalée et sculptée, et qu'on ne peut, à vrai dire, construire un monument gothique en laissant quelque chose à faire à ceux qui viendraient après nous. Au point de vue de l'art, est-ce donc là un défaut? Et n'est-ce donc pas, au contraire, le plus bel éloge que l'on puisse faire d'une architecture, de dire, après l'avoir démontré, que tout ce qui la constitue est si intimement lié, que sa parure fait si bien partie de sa structure, que l'on ne peut séparer l'une de l'autre?
Note 22: (retour) On nous accusera peut-être de nous répéter dans le cours de cet ouvrage; mais les préjugés contre lesquels il nous faut combattre ne sont que le résultat de l'erreur ou de fausses appréciations répétées avec une persistance rare. En pareil cas, la vérité, pour faire briller ses droits, n'a d'autre ressource que d'employer la même tactique.
Note 23: (retour) Nous avons quelquefois rencontré des architectes fort surpris de voir les piles de leurs églises s'écraser sous la charge, et dire: «Mais nous avons exactement suivi les proportions relatives de tel édifice et employé des matériaux analogues, comme résistance; la construction gothique ne présente réellement aucune sécurité.» On pourrait répondre: «Nulle sécurité, il est vrai, si l'on veut augmenter ou diminuer les échelles en conservant les proportions relatives; la construction gothique demande que l'on prenne le temps de l'étudier et d'en connaître les principes, et les architectes gothiques ont eu le tort d'inventer un système de construction qui, pour être appliqué, doit être connu et raisonné.»
Note 24: (retour) Le caprice est une de ces explications admises dans bien des cas, lorsque l'on parle de l'architecture gothique; elle a cet avantage de rassurer la conscience des personnes qui aiment mieux trancher d'un mot une question difficile que de tenter de la résoudre.
Note 25: (retour) Voyez, au mot CATHÉDRALE, le résumé historique de la construction de Notre-Dame d'Amiens. Les parties hautes du choeur ne purent être terminées qu'avec des ressources insuffisantes.
Note 26: (retour) Il en est de ces pilotis de Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame d'Amiens, comme de tant d'autres fables que l'on répète depuis des siècles sur la construction des édifices gothiques. Il ne serait pas possible de construire une grande cathédrale sur pilotis. Ces édifices ne peuvent être fondés que sur de larges empattements; les pesanteurs étant très-inégales en élévation, la première condition de stabilité était de trouver une masse parfaitement homogène et résistante au-dessous du sol.
Note 27: (retour) Au XIVe siècle, les colonnettes posées sur le triforium s'étant brisées furent remplacées par une pile pleine (voy. la fig. 61, à l'article ARC-BOUTANT); mais on peut encore aujourd'hui reconnaître leur position et à peu près leur diamètre.
Note 28: (retour) Comment se fait-il que nous, qui possédons aujourd'hui la fonte de fer, ou bien encore qui pouvons nous procurer des pierres de taille d'une qualité excellente et en très-grands morceaux, n'avons-nous pas songé à mettre en pratique la méthode si heureusement appliquée à la construction de l'église de Saint-Urbain? Quelles ressources ne trouverait-on pas dans l'étude et l'emploi de ce système si vrai, si simple, et qui conviendrait si bien à beaucoup de nos édifices dans lesquels on demande de grands jours, de la légèreté, et qu'il nous faut élever très-rapidement?
Note 29: (retour) Cette décoration qui clôt le sanctuaire de Saint-Urbain ne fut probablement pas admirée de tout le monde à Troyes: car, il y a quelques années, on eut l'idée de la masquer par une énorme décoration de sapin et de carton-pierre peinte en blanc. Rien n'est plus ridicule que cet échafaudage de carton qui étale sa misère prétentieuse devant une des plus charmantes conceptions de l'art du XIIIe siècle à son déclin. La barbarie qui dévaste est certes plus dangereuse que la barbarie des auteurs du maître-autel de Saint-Urbain; mais, cependant, que diraient les amis des arts en Europe, s'ils voyaient élever une façade en plâtre sculpté devant la façade occidentale de la cour du Louvre, sous le prétexte de l'embellir? Que de progrès nous avons à faire encore pour ne plus mériter l'épithète de barbares que nous donnons si volontiers à des temps où certes on ne se serait jamais permis de masquer une oeuvre exécutée avec intelligence, avec soin et talent, derrière une superfétation inutile, grossière par la matière et le travail, sans forme, sans goût, produit de l'ignorance mêlée à la plus ridicule vanité.
Note 30: (retour) À ce propos, et pour démontrer jusqu'à quel point les opinions sur l'architecture sont fausses aujourd'hui, nous citerons ce jugement d'un homme fort éclairé d'ailleurs, qui, voyant des contre-forts extérieurs indiqués dans un projet, prétendait les faire supprimer par l'architecte, en donnant pour raison que les progrès de la construction devaient faire renoncer à ces appendices appliqués aux édifices dans des temps barbares, et qui n'indiquent autre chose que l'ignorance, etc. Autant dire que nous sommes trop civilisés pour être vrais, et que le mensonge est la marque la plus certaine du progrès.
Note 31: (retour) Cette opération ayant été faite sous nos yeux, nous avons pu reconnaître très-exactement et reproduire ici cette construction.
Note 32: (retour) Il faut dire que nous n'avons pas en France un seul grand édifice complet d'architecture religieuse du XIVe siècle. Le XIIIe siècle n'avait pas laissé de grands monuments à construire en ce genre. Le XIVe siècle ne put que terminer des édifices déjà commencés, et n'eut pas le loisir d'achever le petit nombre de ceux qu'il fonda.


CONSTRUCTIONS CIVILES. Vers les premiers temps du moyen âge, les traditions romaines s'étaient perpétuées, sur le sol des Gaules, dans les constructions civiles comme dans les constructions militaires; cependant le bois jouait alors un rôle plus important que pendant la période gallo-romaine. Le système de construction gallo-romaine ne diffère pas du système romain: ce sont les mêmes procédés employés, plus grossiers quant à l'exécution. Pendant la période mérovingienne, on reconnaît l'emploi très-fréquent du bois, non-seulement pour les couvertures, mais dans les plafonds, les lambris, les portiques, les parois même des habitations. La Germanie et les Gaules produisaient le bois de charpente à profusion, et cette matière étant d'un emploi facile, il était naturel de s'en servir de préférence à la pierre et à la brique, qui exigent une extraction difficile, des tailles, des transports pénibles ou une cuisson préalable et du temps 33.

Les incendies qui détruisirent un si grand nombre de villes et de bourgades pendant les IXe, Xe et XIe siècles, contribuèrent à faire abandonner le bois dans la construction des bâtiments privés comme dans la construction des églises. On n'employa plus ces matériaux que pour les planchers, les combles et les divisions intérieures des habitations. Au XIIe siècle déjà, nombre de villes présentaient des façades de maisons en pierre d'appareil ou en moellon, si ce n'est cependant sur certains territoires dépourvus de carrières, comme en Champagne et en Picardie, par exemple.

Les établissements monastiques, si riches au XIIe siècle, donnèrent l'exemple des constructions civiles en pierre, et cet exemple fut suivi par les particuliers. Il faut dire, à l'honneur des constructeurs de cette époque, qu'en adoptant la pierre ou le moellon à la place du bois, ils prirent très-franchement un mode de construction approprié à ces matériaux, et ne cherchèrent pas à reproduire, dans leur emploi, les formes ou les dispositions qui conviennent au bois de charpente. Toujours disposés à conserver à la matière mise en oeuvre sa fonction réelle et l'apparence qui lui convient, ils n'essayèrent point de dissimuler la nature des matériaux. Les moyens employés étaient d'ailleurs d'une extrême simplicité, et ces artistes qui, dans leurs constructions religieuses, montraient, dès le XIIe siècle, une subtilité singulière, une recherche de moyens si compliqués, se contentaient, pour les bâtiments civils, des méthodes les plus naturelles et les moins cherchées. Économes de matériaux qui coûtaient alors, comparativement, plus cher qu'aujourd'hui, leurs habitations sont, pendant les XIIe et XIIIe siècles, réduites au nécessaire, sans prétendre paraître plus ou autre chose qu'elles ne sont, c'est-à-dire des murs percés de baies, soutenant des planchers composés de poutres et de solives apparentes, bien abrités sur la rue et les cours par des toits saillants rejetant les eaux loin des parements. Très-rarement, si ce n'est dans quelques villes du midi et du centre, les rez-de-chaussée étaient voûtés; par conséquent, nul contre-fort, nulle saillie à l'extérieur. Le plus souvent des murs en moellons smillés apparents, avec quelques bandeaux, des jambages et des linteaux de portes et de fenêtres en pierre de taille; encore ces linteaux et ces jambages ne faisaient-ils pas parpaings, mais seulement tableaux sur le dehors; les bandeaux seuls reliaient les deux parements intérieur et extérieur des murs.

Pour donner une idée de ces constructions civiles les plus ordinaires au XIIe siècle et au commencement du XIIIe, de la simplicité des moyens employés, nous choisissons, parmi un assez grand nombre d'exemples, l'une des maisons de la ville de Cluny, si riche en habitations du moyen âge. Voici (115) la face du mur extérieur de cette maison sur la rue. On voit que la construction ne consiste qu'en un moellonnage avec quelques pierres de taille pour les bandeaux, les arcs, les fenêtres et leurs linteaux. Les arcs du bas s'ouvrent dans des boutiques. À droite est la porte de l'allée qui conduit à l'escalier. Le premier étage présente une galerie à jour composée de pieds-droits et de colonnettes éclairant la grande salle. Les baies sont carrées pour pouvoir recevoir des châssis ouvrants. Dans les linteaux, sous les arcs intérieurs qui portent le mur du second étage, sont percés de petits jours dormants. Le second étage est éclairé par une claire-voie moins importante, et un comble très-saillant rejette les eaux loin des parements.

En plan, le premier étage donne la fig. 116, et la fig. 117 reproduit le mur de face vu de l'intérieur, avec ses arcs de décharge au-dessus des linteaux du premier étage, les bancs dans les fenêtres et la portée des poutres soutenant le solivage. Ces poutres principales, posées sur le mur de face entre les arcs, reliaient les deux murs parallèles de la maison et servaient de chaînage; elles étaient soulagées sous leur portée par des corbeaux en bois, ainsi que le fait voir la coupe. (118) (voy. MAISON).

C'est là l'expression la plus simple de l'architecture privée pendant le moyen âge; mais les constructions civiles n'avaient pas toujours un caractère aussi naïf. Dans les grandes habitations, dans les châteaux, les services étant beaucoup plus compliqués, les habitants très-nombreux, il fallait trouver des distributions intérieures, des dégagements. Cependant il était certaines dispositions générales qui demeuraient les mêmes pour l'habitation seigneuriale comme pour celle du bourgeois. Il fallait toujours avoir la salle, le lieu de réunion de la famille chez le bourgeois, de la maisnée 34 chez le seigneur; puis les chambres, avec leurs garde-robes et leurs retaits; des dégagements pour arriver à ces pièces, avec des escaliers particuliers: c'était donc, sous le même toit, des pièces très-grandes et d'autres très-petites, des couloirs, de l'air et du jour partout. On se figure, bien à tort, que les habitations des seigneurs comme des petits bourgeois, au moyen âge, ne pouvaient être que sombres et tristes, mal éclairées, mal aérées; c'est encore là un de ces jugements absolus comme on n'en doit point porter sur cette époque. À moins que des dispositions de défense n'obligeassent les seigneurs à n'ouvrir que des jours très-rares, ils cherchaient, au contraire, dans leurs châteaux, la lumière, l'air, la vue sur la campagne, les orientations différentes pour avoir partout du soleil ou de la fraîcheur à volonté. Pour peu que l'on prenne la peine d'y songer, on comprendra, en effet, que des hommes qui passaient la plus grande partie de leur existence à courir la campagne ne pouvaient bénévolement se renfermer, quelquefois pendant des semaines entières, dans des chambres sombres, sans vue, sans air, sans lumière. Si les dispositions défensives d'une résidence obligeaient les habitants à ouvrir le moins de jours possible à l'extérieur, si les cours des châteaux entourés de bâtiments élevés étaient tristes et sombres souvent, les habitants, cependant, cherchaient, par toutes sortes de moyens ingénieux, à se procurer des vues sur la campagne, de l'air et du soleil. De là ces tourelles flanquantes, ces échauguettes, ces encorbellements, ces retours d'équerre qui permettaient d'ouvrir des jours masqués du dehors. Des habitudes fort sensées imposaient encore aux architectes, dans les grandes habitations, des dispositions particulières. On n'admettait, pendant le moyen âge, pas plus que pendant l'antiquité, qu'une grande salle et une petite chambre eussent la même hauteur entre planchers; qu'un couloir fût aussi élevé que les pièces qu'il est destiné à desservir. Il a fallu des siècles de faux raisonnements en architecture pour oublier des principes si vrais et pour nous obliger à vivre dans de grandes salles basses sous plafond, si l'étage que nous occupons est bas, ou dans de petits cabinets démesurément élevés, si nous possédons un étage ayant quatre ou cinq mètres entre planchers. Dans de grandes villes, les étages étant réglés forcément, on comprend encore que la nécessité ait imposé des dispositions aussi peu commodes que ridicules; mais là où l'architecte est libre, dans une maison de plaisance, dans un château, il est fort peu raisonnable de ne pas avoir égard aux dimensions en superficie des pièces pour fixer la hauteur qui convient à chacune d'elles, d'éclairer des cabinets ou couloirs par des fenêtres ayant la même dimension que celles ouvertes sur de grandes pièces, de faire que des corridors latéraux obstruent tous les jours d'une des faces d'un bâtiment, que des paliers d'escaliers coupent des baies à moitié de leur hauteur, que des entre-sols soient pris aux dépens de grandes fenêtres pour ne pas déranger une certaine ordonnance d'architecture qui importe assez peu aux habitants d'un palais; ou bien encore, d'établir, au milieu de bâtiments doubles, des corridors desservant des pièces à droite et à gauche, corridors éclairés par des jours de souffrance, mal aérés, sombres, bruyants comme des couloirs d'auberges, perdant une place précieuse et chargeant les planchers dans leur partie la plus faible. Les architectes du moyen âge ne faisaient rien de tout cela, et ne pensaient même pas que ce fût possible; ce n'est pas nous qui les en blâmerons. Leurs bâtiments d'habitation étaient presque toujours simples en profondeur, et pour que les pièces qui les divisaient transversalement ne se commandassent pas, ce qui eût été fort incommode dans bien des cas, ils établissaient, le long de ces bâtiments, des galeries fermées, basses, qui desservaient chaque pièce, en permettant encore d'ouvrir des jours au-dessus d'elles. Exemple (119).

Si le bâtiment avait plusieurs étages, cette disposition pouvait être conservée avec tous ses avantages (120). On voit en A le premier étage avec sa galerie de service C, au-dessus de laquelle s'ouvrent des jours éclairant les salles; en B, l'étage supérieur, presque toujours lambrissé, éclairé par des fenêtres surmontées de lucarnes du côté opposé à la galerie et par des lucarnes seulement au-dessus de cette galerie. Le couloir de l'étage supérieur est porté sur des arcs qui permettent, entre leurs pieds-droits, l'ouverture des jours éclairant directement le premier étage. Une disposition de ce genre existe encore au Palais-de-Justice de Paris, dans la partie occidentale; elle date du XIIIe siècle. On ne peut méconnaître ce qu'il y a de raisonnable, de vrai, dans une pareille construction, qui donne à chaque service son importance relative, qui laisse aux pièces principales tout l'air et la lumière dont elles ont besoin, et qui accuse bien franchement, à l'extérieur, les services et les distributions intérieures du bâtiment. Cela est certainement plus conforme aux bonnes traditions antiques que ne l'est une suite de colonnes ou de pilastres plaqués, on ne sait pourquoi, contre un mur. C'est qu'en effet l'architecture religieuse du moyen âge, qui s'écarta des formes antiques, en sut longtemps conserver l'esprit dans l'architecture civile. Nous allons en fournir plus d'une preuve.

Lorsque les habitations sont vastes et les bâtiments composés de plusieurs étages, ce dont les architectes du moyen âge ne se faisaient pas faute, par cette raison simple que deux étages l'un sur l'autre coûtent moins à bâtir que si l'on couvre une superficie égale à celle de ces deux étages à rez-de-chaussée, puisque alors il faut doubler les fondations et les combles; si, disons-nous, les bâtiments contiennent plusieurs étages, l'architecte multiplie les escaliers de façon que chaque appartement ait le sien. Cependant il y a toujours un degré principal, un escalier d'honneur qui conduit aux pièces destinées aux réceptions. Pendant la période romane, les degrés de pierre de taille sont assez rares; on les faisait, le plus souvent, en charpente, c'est-à-dire en superposant des tronçons de poutres équarris, des billes de bois quelque peu engagées dans les murs latéraux. Alors les escaliers se composaient de deux rampes droites avec paliers, et se trouvaient compris dans une cage barlongue longitudinalement traversée par un mur de refend (voy. ESCALIER). Cette méthode fut presque entièrement abandonnée par les constructeurs du XIIIe siècle, qui adoptèrent les escaliers à vis avec noyau et emmarchements de pierre, comme tenant moins de place et desservant plus aisément les divers étages auxquels il fallait arriver. Si ces escaliers à vis étaient d'un très-petit diamètre, c'est-à-dire de cinq pieds dans oeuvre, ils étaient souvent noyés dans l'épaisseur des murs formant une saillie peu prononcée à l'extérieur plutôt qu'à l'intérieur; si, au contraire, ils occupaient une cage cylindrique ou polygonale d'un assez grand diamètre dans oeuvre (huit ou dix pieds), ils formaient complétement saillie à l'extérieur et ne gênaient pas les distributions intérieures. Quant aux corps de logis, ils possédaient chacun leur comble particulier, et si les bâtiments étaient doubles en profondeur, il y avait un comble sur chacun d'eux avec chéneau intermédiaire. Les architectes du moyen âge ayant cru devoir adopter des combles dont la pente est au-dessus de 45 degrés, et ne connaissant pas les toits à brisis, ne pouvaient comprendre un bâtiment double en profondeur sous un seul toit, car ce toit eût atteint alors des dimensions énormes en hauteur. Chaque corps de logis, chaque pavillon, chaque escalier possédant son comble particulier, soit en pyramide, soit en appentis, soit à deux pentes avec pignons ou avec croupes, il était facile de poser, au besoin, ces combles à des niveaux différents, d'obtenir ainsi des pièces élevées entre planchers lorsqu'elles étaient grandes, ou basses lorsqu'elles étaient petites. Cette méthode employait beaucoup de bois, une surface de couverture très-étendue, exigeait des chéneaux en plomb à l'intérieur; mais elle avait cet avantage sur celle qui consiste à envelopper tous les services d'un bâtiment sous un même toit, de fournir aux architectes des ressources variées quant aux hauteurs à donner aux pièces, de leur permettre d'ouvrir un très-grand nombre de lucarnes pour éclairer les pièces supérieures, de dégager les couronnements des escaliers qui servaient ainsi de guettes au-dessus des combles et procuraient une ventilation pour les étages inférieurs. Comme aspect, ces combles distincts couvrant des corps de logis groupés, accusant leur forme et leur destination, étaient très-pittoresques et donnaient aux grandes habitations l'apparence d'une agglomération de maisons plus ou moins hautes, plus ou moins étendues en raison des services qu'elles contenaient. Cela, on le conçoit, différait de tous points de nos constructions modernes, et il faut dire que ces traditions se conservèrent jusque vers le milieu du XVIIe siècle. Comme principe, sinon comme forme, on retrouve dans ces dispositions la trace des grandes habitations antiques, des villæ, qui n'étaient, à vrai dire, que des groupes de bâtiments plus ou moins bien agencés, mais distincts par leur forme, leur hauteur et leur couverture. Très-peu soumis aux lois de la symétrie, les architectes du moyen âge plaçaient d'ailleurs les différents services des grandes habitations, d'après l'orientation, en raison des besoins des habitants et en se conformant à la configuration du sol. C'était encore là un point de ressemblance avec les villæ antiques qui, dans leur ensemble, n'avaient rien de symétrique. Dans les cités, presque toutes fortifiées alors, le terrain était rare comme dans toutes les villes fermées. Dans les châteaux, dont on cherchait toujours à restreindre le périmètre autant par des motifs d'économie que pour les pouvoir défendre avec une garnison moins nombreuse, la place était comptée. Il fallait donc que les architectes cherchassent, à la ville comme à la campagne, à renfermer le plus de services possibles dans un espace relativement peu étendu. Sous ce rapport, les constructions civiles du moyen âge diffèrent de celles des anciens; ceux-ci, dans leurs villæ, ne bâtissaient guère que des rez-de-chaussée et occupaient de grandes surfaces. Obligés de se renfermer dans des espaces resserrés, les constructeurs du moyen âge se virent contraints de prendre des dispositions intérieures différentes également de celles adoptées chez les Romains, de superposer les services, de trouver des dégagements dans l'épaisseur des murs; par suite, de chercher des combinaisons de constructions toutes nouvelles. N'oublions pas cependant ce point important, savoir: que les traditions antiques se perpétuent dans les constructions civiles, par cette raison bien naturelle que tout ce qui tient à la vie de chaque jour se transmet de générations en générations sans interruption possible, que les habitudes intérieures ne peuvent se modifier brusquement, et que s'il est possible de faire une révolution radicale dans le système de construction de monuments publics, comme les églises, cela devient impossible pour les maisons ou les palais que l'on habite, et dans lesquels chacun a pris l'habitude de vivre comme vivait son père.

Le système de construction appliqué, à la fin du XIIe siècle, aux édifices religieux, n'a, dans les édifices civils, qu'une faible influence. L'arc en tiers-point avec ses conséquences si étendues, comme nous l'avons fait voir, apparaît à peine dans ces derniers édifices. La construction civile et militaire conserve quelque chose de l'art romain, quand déjà les dernières traces de cet art ont été abandonnées depuis longtemps dans l'architecture religieuse. Il y avait donc, à dater de la fin du XIIe siècle, deux modes bien distincts de bâtir: le mode religieux et le mode civil; et cet état de choses existe jusque vers le milieu du XVIe siècle. Les monastères même adoptent l'un et l'autre de ces modes; les bâtiments d'habitation n'ont aucun rapport, comme système de construction, avec les églises ou les chapelles. Cependant l'une des qualités principales de la construction au moment où elle abandonne les traditions romanes, la hardiesse, se retrouve aussi bien dans l'architecture civile que dans l'architecture religieuse; mais, dans l'architecture civile, il est évident que les idées positives, les besoins journaliers, les habitudes transmises, ont une influence plus directe sur les méthodes adoptées par le constructeur. Ainsi, par exemple, les constructions en moellons et blocages se retrouvent longtemps dans l'architecture civile, après que toutes les constructions religieuses s'élèvent en pierre de taille; les plates-bandes en pierre s'appliquent partout aux habitations des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles, quand on n'en trouve plus trace dans les églises. Les contre-forts, même lorsqu'il existe des étages voûtés, sont évités autant que possible à l'extérieur des palais et maisons, tandis qu'à eux seuls ils constituent tout le système de la construction des églises. Le bois ne cesse d'être employé par les architectes civils, tandis qu'il n'est plus réservé que pour les combles des cathédrales et de tous les monuments religieux de quelque importance. Enfin, les architectes cherchent à éviter les pleins, à diminuer les points d'appui, ils arrivent à supprimer totalement les murs en élevant leurs grandes constructions religieuses; tandis que, dans l'architecture civile, ils augmentent l'épaisseur des murs à mesure que les habitudes de bien-être pénètrent partout, et que l'on tient à avoir des habitations mieux fermées, plus sûres et plus saines. L'étude de ces deux modes de bâtir doit donc être poursuivie séparément, et si nous trouvons des points de rapport inévitables entre ces deux systèmes, c'est moins dans les moyens pratiques que dans cette allure franche et hardie, ces ressources infinies qui appartiennent aux architectes laïques du moyen âge.

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