Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 4 - (C suite)
Toutes les personnes qui ont quelque notion d'architecture savent que les Romains, même lorsqu'ils construisaient des édifices voûtés, maintenaient plutôt la poussée des voûtes par des contre-forts intérieurs que par des piles formant saillie à l'extérieur. Ils avaient adopté, surtout en élevant des bâtiments civils, le système de construction que nous appellerons cellulaire, c'est-à-dire qu'ils composaient ces bâtiments d'une série de salles voûtées en berceau sur des murs de refend se contre-buttant réciproquement et n'exerçant ainsi aucune action de poussée à l'extérieur. De ce principe, suffisamment expliqué par la fig. 121, découlaient des conséquences naturelles. Si, par exemple, on voulait de toutes ces cellules accolées ne faire qu'une seule salle, il suffisait de faire pénétrer un berceau longitudinalement à travers tous ces berceaux transversaux: on obtenait ainsi une succession de voûtes d'arête (122), bien contre-buttées par les contre-forts intérieurs A, restes des murs de refend B, indiqués en plan perspectif dans la fig. 121. Cette disposition permettait d'élever en C soit des murs pleins, soit des claires-voies aussi légères que possible, puisque rien ne les chargeait. C'était là une construction très-simple, très-durable, facile à élever, et qui servit longtemps de type aux édifices civils de l'époque carlovingienne.
Pour éviter la dépense, et si l'on ne tenait pas absolument aux voûtes, on se contentait de poser, pendant la période romane, des planchers sur deux rangées parallèles d'arcs plein-cintre. On pouvait, par ce moyen, élever plusieurs étages les uns sur les autres, sans craindre de voir les murs latéraux se déverser, puisqu'ils étaient composés de contre-forts donnant une suite de piliers à l'intérieur et réunis par des arcs qui les étrésillonnaient; sous ces arcs, on ouvrait des baies autant que le besoin l'exigeait pour donner de l'air et de la lumière aux salles. Les fig. 115, 116, 117 et 118, qui nous présentent une des maisons élevées au XIIIe siècle dans la ville de Cluny, conservent encore les restes de cette tradition romaine, car le mur de face de cette maison ne se compose, en réalité, que d'une suite d'arcs en décharge masqués derrière le parement extérieur. Si cette combinaison se prêtait aux constructions civiles les plus ordinaires, elle était également favorable aux constructions militaires, ainsi que nous le verrons bientôt; elle fut appliquée fort tard encore dans la construction des grand'salles des châteaux et des évêchés, puisque la salle de Henri II à Fontainebleau nous en montre un des derniers exemples, qu'avant elle on voyait une salle du XIIIe siècle dans l'enceinte du château de Montargis, et que l'on voit encore à Angers, près de la cathédrale, une ancienne salle synodale du XIIe siècle, élevées toutes deux d'après ce principe (voy. SALLE).
Ce qu'il est fort important de constater dans les constructions civiles du moyen âge, c'est l'attention avec laquelle les constructeurs prévoient jusqu'aux moindres détails de la bâtisse. Ont-ils un plancher à monter, ils réserveront les trous des poutres bien équarris dans les parements intérieurs des murs, et ne les perceront pas après coup; ils engageront des corbeaux de pierre sous la portée de ces poutres; ils réserveront des rainures horizontales pour recevoir, le long des murs de refend, les lambourdes dans lesquelles s'assembleront les solives ou les trous régulièrement espacés de leurs scellements. Dans les ébrasements des baies, ils scelleront les gonds en construisant, ils ménageront des renforts à l'intérieur des meneaux pour recevoir les gâches des targettes ou verroux. Leurs cheminées, élevées en même temps que les murs, auront des tuyaux taillés avec le plus grand soin à l'intérieur; les jambages des âtres seront reliés aux murs et non accolés; le passage des tuyaux à travers les planchers, les supports des foyers supérieurs indiquent une extrême prévoyance, des dispositions étudiées avant la mise à exécution. Toutes ces choses seraient pour nous aujourd'hui un excellent enseignement, si nous voulions voir et nous défaire de cette manie de croire que nous ne pouvons rien prendre de bon dans le passé, lorsque ce passé est en-deçà des monts. Dans les grandes constructions civiles, comme les salles d'assemblée, les halles, les constructeurs du moyen âge ont presque toujours le soin de prendre des jours inférieurs et supérieurs: les jours inférieurs permettent de voir ce qui se passe au dehors, de donner de l'air; les jours supérieurs envoient la lumière directe du ciel. Ces baies relevées sont prises dans la hauteur du comble et forment lucarnes à l'extérieur. Si étendues que fussent les salles comme surface et hauteur, les fenêtres se trouvaient toujours proportionnées à la dimension humaine, et, ce qui est plus important, à la dimension raisonnable que l'on peut donner à un châssis de menuiserie destiné à être ouvert fréquemment. Quant aux châssis des lucarnes, ils s'ouvraient en tabatière au moyen de poulies et de cordelles (voy. LUCARNE) 35.
On est trop porté à croire que, pendant le moyen âge, si ingénieux que fussent les architectes, ceux-ci ne savaient concevoir ces larges dispositions d'ensemble, ces vastes bâtiments d'ordre civil réclamés par nos besoins modernes prenant de jour en jour plus d'importance: c'est là encore un préjugé. Il faut dire que la plupart de nos grandes églises, debout encore aujourd'hui, font bien voir que, dans l'architecture religieuse, les constructeurs savaient entreprendre et mener à fin des monuments très-vastes; mais pour les bâtiments civils du moyen âge, dénaturés pendant les derniers siècles, condamnés à une destruction systématique depuis la révolution, méprisés par nos édilités françaises, qui se donnent, en petit, le faible de Louis XIV, et veulent que tout dans leur ville rappelle leur passage..., pour nos bâtiments civils d'une date ancienne, disons-nous, ils sont devenus très-rares, et il n'est pas surprenant que les populations en aient perdu jusqu'au souvenir. Cependant il eût été bien étrange que des hommes capables de concevoir et d'exécuter de si vastes édifices religieux se fussent contentés, pour les besoins ordinaires de la vie, de petits bâtiments peu étendus, peu élevés, étroits, sortes de cabanes de chétive apparence. Il est certaines personnes qui voudraient faire croire, par suite d'un esprit de système dont nous n'avons pas à faire ici la critique, parce qu'il est complétement étranger aux idées d'art, que la société du moyen âge était enserrée entre l'église et la forteresse; qu'elle était, par suite, hors d'état de concevoir et de mettre à exécution de ces grands établissements d'utilité publique réclamés par nos moeurs modernes; qu'enfin elle vivait misérable, étouffée sous une oppression double, souvent rivale, mais toujours unie pour arrêter son développement. Au point de vue politique, le fait peut être discuté, ce n'est pas notre affaire; mais, au point de vue de l'art, il n'est pas soutenable. Les artistes qui traçaient les plans de nos cathédrales n'étaient point embarrassés lorsqu'il s'agissait de construire de ces grands établissements civils, tels que des hospices, des colléges, des maisons de ville, des marchés, des fermes amplement pourvues de tous leurs services. Comme architectes, il nous importe peu de savoir si ces hôpitaux, ces colléges, ces fermes dépendaient d'abbayes ou de chapitres, si ces maisons de ville étaient fréquemment fermées par les suzerains, si ces marchés payaient un impôt au seigneur du lieu. Ces établissements existaient, c'est là tout ce que nous tenons à constater; ils étaient bien disposés, bien construits, d'une manière durable et sage, c'est là ce qu'il faut reconnaître 36.
Prenons quelques exemples: examinons les belles dispositions des grand'salles des abbayes d'Ourscamp, de Saint-Jean-des-Vignes de Soissons, du Mont-Saint-Michel-en-Mer, des hôpitaux d'Angers 37, de Chartres, qui datent de la fin du XIIe siècle et du commencement du XIIIe. Où trouverons-nous de meilleures constructions, mieux conçues, plus grandioses, plus saines, sans luxe, et qui donnent une plus haute idée du savoir et du sens pratique des architectes? Les ensembles et les détails de quelques-uns de ces vastes bâtiments étant gravés avec un soin minutieux dans l'ouvrage de M. Verdier sur l'architecture civile, nous ne croyons pas nécessaire de les reproduire ici; nous donnerons à nos lecteurs quelques constructions qui n'ont point encore été étudiées et qui ont une importance au moins égale à celles-ci. Il existait, dans l'abbaye de Sainte-Marie de Breteuil, un vaste bâtiment flanqué de quatre tourelles et crénelé, qui pouvait au besoin se défendre. Son rez-de-chaussée renfermait les cuisines et leurs dépendances. Le premier étage contenait les dortoirs des hôtes du monastère; le deuxième, une grande infirmerie; le troisième, des magasins de provisions, et le quatrième, sous le comble, un grenier pour les grains. Un escalier latéral, passant à travers les contre-forts et couvert en appentis, s'élevait jusqu'au second étage; les tourelles d'angles possédaient en outre des escaliers à vis communiquant d'un étage à l'autre. Ce bâtiment n'était voûté qu'à rez-de-chaussée et sous les combles; il était divisé par un rang de piliers dans la longueur. Des contre-forts latéraux maintenaient la poussée des voûtes.
Voici (123) quel était l'aspect de ce bâtiment à l'extérieur 38. Nous voyons le pignon auquel est adossée la grande cheminée de la cuisine. Un contre-fort triangulaire, un éperon donnent de la force à ce mur pignon au droit du tuyau de la cheminée.
Pour bien saisir cette construction, il faut recourir au plan (123 bis), pris au niveau du rez-de-chaussée. Tout l'espace AA, c'est-à-dire la dernière travée de la salle, est occupé par la cheminée dont le tuyau s'élève en B entre deux arcs. En C sont des ouvertures extérieures communiquant par une trémie à des ventouses D destinées à activer vigoureusement le feu posé sur des grilles relevées, et à établir un courant d'air suffisant pour entraîner la fumée dans le tuyau central.
La fig. 123 ter, faite sur la ligne IK du plan, nous indique en B le tuyau de la cheminée, en C, la trémie ponctuée, et en D, les ventouses. On observera que la circulation du crénelage latéral n'est point interrompue par les tourelles et les pignons, mais, au contraire, que cette circulation subsiste devant les pignons à un niveau inférieur.
La fig. 123 quater indique, en A, la coupe du rez-de-chaussée sur la ligne EF du plan, et, en B, cette coupe sur la ligne GH. Dans la coupe A, on voit en C les arcs qui forment le manteau de la cheminée divisée par la grosse pile; en D, les bouches de ventouses avec la grille relevée. Dans la coupe B, les arcs M qui forment la voussure de la cheminée sont en brique, et le tuyau est marqué ponctué en O. Un tracé ponctué indique également les deux prises d'air P destinées à alimenter les ventouses par la trémie derrière la languette en brique qui forme le contre-coeur de la cheminée.
La coupe (124) faite sur le travers du bâtiment, en regardant le pignon opposé à la cheminée, complète la description de cette belle et simple construction. On voit, en A, l'escalier latéral qui monte jusqu'au second étage, à travers les contre-forts, augmentés de saillie pour le laisser passer. Les fenêtres B du troisième étage servant de magasins sont percées dans le pignon, au niveau du sol intérieur, afin de faciliter le montage des objets emmagasinés par des poulies et des potences extérieures. Il en est de même des portes G percées au niveau du sol du grenier. Les murs latéraux, épais, maintenaient à l'intérieur une température égale; l'aération des étages pouvait se faire facilement, au moyen des fenêtres ouvertes sur les quatre faces du bâtiment isolé de toutes parts. Les contre-forts enserrant les murs évitaient tout chaînage transversal, et cela d'autant mieux que souvent le nu des murs à l'intérieur était posé en surplomb d'un étage à l'autre, ainsi que l'indique la coupe transversale, fig. 124. C'était là un moyen souvent employé pour faire tendre les murs à s'incliner du dehors au dedans, et c'est en effet un excellent principe de construction, lorsque l'on peut donner à la base des murs assez d'épaisseur pour ne pas craindre un bouclement. Il faut remarquer, d'ailleurs, qu'habituellement les planchers intermédiaires (voy. la coupe transversale) ne relient pas les murs-goutterots; car voici comme sont disposées les portées de ces planchers sur les piliers intermédiaires. À chaque étage, les piles sont munies d'un chapiteau A (125), saillant seulement au droit des portées des poutres.
Il fallait donc que les murs-goutterots exerçassent une action de pression sur ces poutres et non de tirage. On peut ne pas adopter cette méthode dans les constructions, mais elle n'est pas sans avoir ses avantages, et, bien avant l'époque dont nous nous occupons, les Grecs de l'antiquité l'avaient suivie en élevant leurs temples. Si, dans les grandes constructions voûtées portées sur des piles isolées, les architectes du moyen âge avaient suivi des lois d'équilibre dont nous avons essayé de faire apprécier l'importance, ils avaient en même temps cherché à obtenir la concentration, la réunion de toutes les forces agissantes au centre de leurs édifices, de façon à ce que toutes les parties eussent une certaine disposition à se contre-butter réciproquement. Dans les constructions civiles, où les voûtes ne jouent qu'un rôle secondaire, où les planchers offrent des surfaces horizontales et rigides à différentes hauteurs, les constructeurs adoptèrent des méthodes de bâtir qui agissent du dehors en dedans contre ces surfaces rigides. Ils arrivaient à ce résultat par des dispositions d'ensemble et par des procédés tenant au détail de la construction. Ils donnaient aux murs, par exemple, des retraites en saillie les unes sur les autres à l'intérieur, comme nous l'avons dit tout à l'heure, et ils bâtissaient ces murs au moyen de grandes pierres à l'extérieur et de pierres basses de banc ou de moellon à l'intérieur.
Supposons la coupe d'un mur AB destiné à porter des planchers (126): le parement extérieur de ce mur sera composé de hautes assises de pierre ne formant pas parpaing, et chaque étage, séparé par un bandeau de pierre, sera en retraite de quelques centimètres l'un sur l'autre. Le parement intérieur, au contraire, sera monté en pierres plus basses et portera une saillie à chaque étage sur celui du dessous. Ainsi ce mur aura une propension à s'incliner du dehors au dedans: 1º parce que son axe B tombera en B' en dedans de l'axe inférieur A, 2º parce que le parement extérieur offrira une surface moins compressible que le parement intérieur. Donc ce mur ainsi construit exercera contre les bouts des poutres C une pression d'autant plus puissante que ces planchers seront plus élevés au-dessus du sol. Donc il sera superflu de chaîner les murs, qui, loin de tendre à s'écarter, auront au contraire une propension à s'incliner vers le centre du bâtiment.
On voit, par cet exemple, que, bien que la construction civile du moyen âge ait son caractère propre, distinct de la construction religieuse, cependant les architectes cherchent, dans l'une comme dans l'autre, à remplacer les masses inertes par des forces agissantes. Dans les constructions civiles, les planchers sont considérés comme des étrésillonnements posés entre des murs qui tendent à se rapprocher. Ainsi ces planchers sont roidis par la pression des murs, et l'ensemble de la bâtisse offre une grande solidité par suite de ces pressions contre un étrésillonnement.
Les constructeurs du moyen âge font preuve, dans les combinaisons des voûtes tenant aux édifices civils, d'une grande indépendance: le berceau, la voûte d'arête romaine, la voûte gothique en arcs d'ogive plein-cintre ou surbaissée, la voûte composée d'arcs espacés supportant des plafonds ou des voûtains, tout leur est bon, suivant l'occasion ou le besoin. Lorsque, dans l'architecture religieuse, ils ne suivaient plus qu'un seul mode de voûte, c'est-à-dire pendant les XIIIe et XIVe siècles, ils avaient cependant le bon esprit de n'appliquer ce système, dans les constructions civiles, qu'autant qu'il offrait des avantages. Souvent des bâtiments très-larges nécessitaient l'érection d'un ou deux rangs de piliers à l'intérieur pour porter les planchers des étages supérieurs, ainsi que nous l'avons vu plus haut; alors le rez-de-chaussée était généralement voûté; mais, comme ces quilles superposées, étrésillonnées seulement par les planchers, n'avaient pas de stabilité, on faisait en sorte de les bien asseoir, au moins sur les piles inférieures portant les voûtes, et, dans la crainte d'écraser les sommiers de ces voûtes sous la charge, on les rendait indépendants des piles.
Ainsi, par exemple (127): soit une pile A de rez-de-chaussée destinée à porter des voûtes, on établissait sur cette pile deux ou trois assises B formant encorbellement sur les quatre faces; on obtenait ainsi un repos C. Aux angles, on posait des sommiers D suivant les diagonales du carré, pour recevoir les claveaux E des arcs ogives de la voûte; au centre, on continuait d'élever librement la pile G recevant les planchers supérieurs, puis on fermait en moellon les remplissages H des voûtes. Les sommiers de ces voûtes, non plus que ses remplissages, ne recevaient aucune charge, et le massif garnissant les reins ne faisait qu'étrésillonner les piles. Craignant l'action des poussées au rez-de-chaussée sur des murs qui n'étaient pas toujours munis de contre-forts, les constructeurs établissaient souvent de très-puissants encorbellements le long de ces murs, pour diminuer d'autant les poussées et reporter leur résultante en plein mur ou même sur le parement intérieur de ces murs. Sur ces encorbellements, ils pouvaient alors se permettre de poser des arcs surbaissés, afin de prendre moins de hauteur.
Renonçant aux voûtes d'arêtes ou en arcs d'ogive sur les grands arcs A perpendiculaires aux murs (128), ils montaient des tympans verticaux B jusqu'au niveau de l'extrados de la clef de ces arcs A; puis ils bandaient, sur ces tympans, des berceaux C surbaissés eux-mêmes. Par ce moyen, ils arrivaient à voûter de grands espaces sans prendre beaucoup de hauteur et sans faire descendre les naissances des arcs assez bas pour gêner le passage. En multipliant et rapprochant ces arcs, ils pouvaient remplacer les voûtains C par des dalles formant plafond, posées sur des pannes en pierre (si les matériaux s'y prêtaient), ainsi que le fait voir la fig. 129.
Ces pannes étaient munies de feuillures, de façon à présenter leur surface supérieure au niveau de l'aire du dallage, comme l'indique la ligne ponctuée EF. Ces méthodes de bâtir se conservèrent très-tard sans modifications sensibles, car nous voyons encore des constructions du XVe siècle qui reproduisent ces dispositions sévères, grandioses et simples. Le plus bel exemple que nous connaissions de ces constructions civiles dans lesquelles les encorbellements jouent un rôle très-important est le château de Hoh-Koenigsbourg près Schelestadt 39. On pourrait prendre les salles principales de ce château pour des constructions du XIIIe siècle, tandis qu'elles ne furent bâties qu'au XVe siècle. Mais l'Alsace avait conservé, surtout dans l'architecture civile, les anciennes traditions de la bonne époque gothique. Le bâtiment principal du château de Hoh-Koenigsbourg, adossé au rocher (130), ne se compose que de contre-forts intérieurs avec mur extérieur fort mince du côté des cours. Il contient quatre étages; le rez-de-chaussée, qui servait de cuisines, est voûté en berceau surbaissé reposant sur des arcs très-plats en moellon, bandés d'une pile à l'autre. Le premier étage est plafonné au moyen de grandes plates-bandes appareillées soulagées par de puissants corbeaux; entre les plates-bandes, les parallélogrammes restant vides sont bandés en moellon. Le second étage est couvert par un plancher en bois dont les poutres maîtresses portent sur des corbeaux engagés dans les piles. Le troisième étage est voûté en berceau plein-cintre reposant sur des plates-bandes et sur de larges encorbellements disposés comme ceux du premier. Cette voûte supérieure portait une plate-forme ou terrasse couverte en dalles.
La coupe perspective (fig. 130) donne l'ensemble de cette singulière construction. Il faut dire que les matériaux du pays (grès rouge) se prêtent à ces hardiesses; on ne pourrait, avec nos matériaux calcaires des bassins de la Seine, de l'Oise ou de l'Aisne, se permettre l'emploi de linteaux aussi minces et d'une aussi grande portée 40. Mais dans l'architecture civile et militaire, plus encore que dans l'architecture religieuse, la nature des matériaux eut une influence très-marquée dans l'emploi des moyens de construction: cet exemple en est une preuve. Les plates-bandes longitudinales entre les contre-forts et celles transversales d'un contre-fort à l'autre sont appareillées en coupes.
Si nous faisons une section longitudinale sur ce bâtiment, chaque travée nous donne la fig. 131 41. On ne peut se faire une idée de la grandeur magistrale de ces bâtiments si on ne les a vus. Ici, rien n'est accordé au luxe; c'est de la construction pure, et l'architecture n'a d'autre forme que celle donnée par l'emploi judicieux des matériaux; les points d'appui principaux et les linteaux sont seuls en pierre de taille; le reste de la bâtisse est en moellon enduit. Nous avouons que cette façon de comprendre l'architecture civile a pour nous un attrait particulier. Il faut dire que le château de Hoh-Koenigsbourg est bâti sur le sommet d'une haute montagne, huit mois de l'année au milieu des neiges et des brouillards, et que, dans une pareille situation, il eût été fort ridicule de chercher des formes architectoniques qui n'eussent pu être appréciées que par les aigles et les vautours; que l'aspect sauvage de ces constructions est en parfaite harmonie avec l'âpreté du lieu.
À ce propos, nous nous permettrons une observation qui ne manque pas d'importance. Nous croyons être les premiers appréciateurs de ce qu'on appelle le pittoresque, parce que, depuis le XVIIe siècle, on ne trouvait plus de beautés que dans les parcs plantés à la française, dans les bâtiments alignés et symétriques, dans les terrasses revêtues de pierres et les cascades doublées de plomb. Sans nier la valeur de cette nature arrangée par l'art, il faut reconnaître cependant que la nature livrée à elle-même est plus variée, plus libre, plus grandiose et partant plus réellement belle. Un seigneur de la cour de Louis XIV ou de Louis XV préférait de beaucoup les parcs de Versailles ou de Sceaux aux aspects sauvages des gorges des Alpes ou des Pyrénées; le duc de Saint-Simon, qui n'avait aucun emploi à la cour, aimait mieux demeurer dans un appartement étroit et sombre à Versailles que de vivre dans sa charmante résidence de la Ferté. Or nos seigneurs du moyen âge étaient au contraire sensibles à ces beautés naturelles, ils les aimaient parce qu'ils vivaient au milieu d'elles. Sans parler de l'appréciation très-vive de la nature que l'on trouve dans les nombreux romans du moyen âge, nous voyons que les châteaux, les manoirs, les abbayes sont toujours situés de manière à faire jouir leurs habitants de l'aspect des sites qui les entourent. Leur construction s'harmonise avec les localités; sauvage et grandiose dans les lieux abrupts, élégante et fine au pied de riants coteaux, sur les bords des rivières tranquilles, au milieu de plaines verdoyantes. Dans les habitations, les vues sur les points les plus pittoresques sont toujours ménagées avec art et de façon à présenter des aspects imprévus et variés. Il faut donc, lorsqu'on étudie les constructions civiles du moyen âge, avoir égard au lieu, à la nature du climat, au site, car tout cela exerçait une influence sur le constructeur. Tel bâtiment qui est convenablement disposé et construit en plaine, dans une contrée douce et tranquille d'aspect, serait ridicule au sommet d'un rocher sauvage, entouré de précipices. Tel autre, par son caractère sévère, brutal même, semble tenir au sol désolé sur lequel il s'élève, mais paraîtrait difforme et grossier entouré de prairies et de vergers. Ces hommes barbares, au dire de plusieurs, étaient donc sensibles aux beautés naturelles, et leurs habitations reflétaient, pour ainsi dire, ces divers genres de beauté, se mettaient en harmonie avec elles. Nous qui sommes civilisés et qui prétendons avoir inventé le pittoresque, nous élevons des pavillons élégants sur quelque site agreste qui semble destiné à porter une forteresse, et nous bâtissons des constructions massives au bord d'un ruisseau courant à travers des prés. Ceci nous ferait croire que ces barbares du moyen âge aimaient et comprenaient la nature, sans en faire autrement de bruit, et que nous, qui la vantons à tout propos, en prose et en vers, nous la regardons d'un oeil distrait, sans nous laisser pénétrer par ses beautés. Les siècles sont comme les individus, ils veulent toujours qu'on les croie doués des qualités qui leur manquent et se soucient médiocrement de celles qu'ils possèdent. Tout le monde se battait pour la religion au XVIe siècle, et les neuf dixièmes des combattants, d'une part comme de l'autre, ne croyaient même pas en Dieu. On se piquait de chevalerie et de belles manières au XVIIe siècle, et les esprits se tournaient très-fort, à cette époque déjà, vers les idées positives et la satisfaction des besoins matériels. On ne parlait, au XVIIIe siècle, que de vertu, de nature, de douce philosophie, quand la vertu n'était guère de mise, qu'on observait la nature à travers les vitres de son cabinet, et qu'en fait de douce philosophie on ne pratiquait que celle appuyée sur un bien-être assuré pour soi et ses amis.
Revenons à nos bâtisses... Le système de constructions en encorbellement était fort en vogue, dès le XIIe siècle, dans les bâtiments civils; c'est qu'en effet il est économique et présente quantité de ressources, soit pour soutenir des planchers, pour éviter de fortes épaisseurs de murs et des fondations considérables, recevoir des charpentes, porter des saillies, obtenir des surfaces plus étendues dans les étages supérieurs des bâtiments qu'à rez-de-chaussée, trouver des dégagements, des escaliers de communication d'un étage à un autre, offrir des abris, etc. C'était encore une application de ce principe des architectes du moyen âge, consistant à employer des forces agissantes au lieu de forces passives; car un encorbellement est une bascule qui demande un contre-poids pour conserver la fonction qu'on prétend lui donner. Les encorbellements ont l'avantage de ne pas produire des poussées, toujours difficiles à maintenir dans des constructions composées, comme toute habitation, de murs peu épais se coupant irrégulièrement, suivant la destination des pièces. Ils prennent moins de hauteur que les arcs, ou peuvent neutraliser leur poussée en avançant les sommiers en dehors des parements des murs, ce qu'il est facile de démontrer.
Soit AB (132) l'ouverture d'une salle dont le plancher sera supporté par des arcs, ainsi que le font voir les fig. 128 et 129; AC, BD, l'épaisseur des murs; CE, la hauteur entre planchers. Si nous bandons des arcs GF venant pénétrer dans les murs, en admettant même que nous ayons une forte charge en K, il y a lieu de croire que nous exercerons une telle poussée de G en H que le mur bouclera en dehors, car la résistance de frottement du lit GH ne sera pas suffisante pour empêcher un glissement; s'il n'y a pas de glissement, la longueur GH n'est pas telle que le lit ne puisse s'ouvrir en dehors et s'épauffrer en dedans, ainsi qu'il est figuré en I, effet qui produira le bouclement du mur et, par suite, la chute des arcs. Mais si nous avons un sommier très-saillant L et deux assises en encorbellement MN, en supposant une charge raisonnable K', nous pourrons résister au glissement par un lit LO beaucoup plus étendu et par un frottement plus considérable; la courbe des pressions exercée par l'arc venant pénétrer le lit LO en P trouvera là une résistance qui se résoudra en une ligne PR, plus ou moins inclinée en raison inverse du plus ou moins de poids de la charge K' supérieure. Si cette charge est très-puissante, du point R la résultante des poussées pourra devenir verticale et tomber en dedans du parement intérieur du mur, ou peu s'en faudra; c'est tout ce que l'on doit demander. Le constructeur a le soin, dans ce cas, de placer au moins une assise ayant son parement intérieur vertical à l'aplomb de la rencontre de l'arc avec le sommier en encorbellement, car il augmente ainsi la résistance à la poussée par le frottement de deux lits de pierres, tandis que s'il ne mettait qu'une seule assise en encorbellement sous le sommier, comme nous l'avons tracé en S, il n'aurait à opposer à la poussée que la résistance du lit TV, et le bouclement du mur pourrait se produire en Y comme il se produit en H'.
Lorsque les constructeurs ne peuvent donner à leur encorbellement, par une cause quelconque, la hauteur de trois ou quatre assises, alors ils se procurent des pierres très-résistantes et (133) ils les posent assez en saillie, comme l'indique la coupe A, pour que la courbe des pressions de l'arc tombe en B en dedans du parement intérieur du mur; alors la pierre A tend à basculer, ils la soulagent par une faible saillie C; son mouvement de bascule décrirait une portion de cercle dont D est le centre. Pour résister à ce mouvement de bascule, il y a la charge E, plus le remplissage F en maçonnerie. Ne pouvant basculer, l'encorbellement A ne tend plus qu'à glisser de B en G. Or il s'agit de rendre le frottement assez puissant sur ce lit DG au moyen de la charge verticale E pour empêcher ce glissement. Les encorbellements possèdent donc deux propriétés: le soulagement des portées au moyen des bascules arrêtées par les charges en queue, et l'action de résistance aux poussées obliques par l'augmentation des surfaces de frottement.
On reconnaît donc que, dans tous les cas, les constructeurs du moyen âge emploient les résistances actives, c'est-à-dire le système d'équilibre, au lieu du principe des résistances passives de la construction romaine. Comme toujours, d'ailleurs, ces constructeurs poussent les conséquences d'un principe admis jusqu'à ses dernières limites; ils ne semblent pas connaître ces impossibilités que notre art moderne oppose, sous forme de veto académique, aux tentatives hardies. La construction, pour eux, n'est pas cette science qui consiste à dire: «Voici les règles, voici les exemples, suivez-les, mais ne les franchissez pas.» Au contraire, la science, pour eux, dit: «Voici les principes généraux, ils sont larges, ils n'indiquent autre chose que des moyens. Dans l'application, étendez-les autant que la matière et votre expérience vous le permettent; nous ne vous demandons que de rester fidèles à ces principes généraux: d'ailleurs, tout est possible à celui qui les sait appliquer.» Est-ce là un art stationnaire, hiératique, étranger à l'esprit moderne, comme on a prétendu si longtemps nous le faire croire? Est-ce rétrograder que de l'étudier, de s'en pénétrer? Est-ce la faute de cet art si beaucoup n'en traduisent que l'apparence extérieure, en compromettent le développement par des pastiches maladroits? Imputons-nous à l'antiquité les mauvaises copies de ses arts? Pourquoi donc faire retomber sur les arts du moyen âge en France les fausses applications qu'on a pu en faire, soit en Italie avant la renaissance, soit chez nous de notre temps? Depuis le moment où il a été admis qu'il n'y avait d'architecture qu'en Italie, que les architectes ont été, comme des moutons marchant sur les pas les uns des autres, étudier leur art dans cette contrée, l'enseignement académique n'a voulu voir le moyen âge que là. Or les édifices du moyen âge en Italie sont, au point de vue de la structure, des bâtisses médiocrement entendues. Presque toujours ce ne sont que des constructions dérivées de l'antiquité romaine, revêtues d'une assez méchante enveloppe empruntée aux arts du Nord ou de l'Orient. À coup sûr, ce n'est pas là ce qu'il faut aller étudier au delà des monts. Comme construction, on n'y trouve ni principes arrêtés, ni suite, mais un amas désordonné de traditions confuses, des influences qui se combattent, un amour barbare pour le luxe à côté d'une impuissance évidente 42. Qu'est-ce que les basiliques de Rome, par exemple, reconstruites la plupart au XIIIe siècle, si on les compare aux édifices élevés chez nous à cette époque? De mauvais murs de brique, mal maçonnés sur des tronçons et des chapiteaux arrachés à des monuments antiques. Dans ces bâtisses barbares, où est l'art, où est l'étude? Si nous les considérons avec respect et curiosité, n'est-ce pas parce qu'elles nous présentent les dépouilles d'édifices magnifiques? Si nous nous émerveillons devant de riches joyaux pillés dans un palais, est-ce le pillard qui excite notre admiration? Soyons donc sincères, et mettons les choses à leur vraie place. Si les Romains du moyen âge trouvaient un sol couvert de débris antiques; si, au XIIIe siècle encore, les thermes d'Antonin Caracalla étaient debout et presque intacts, ainsi que le Colisée, le Palatin, et tant d'autres édifices, irons-nous admirer les oeuvres d'hommes plus barbares que les Vandales et les Huns, qui ont détruit froidement ces monuments pour élever de mauvaises bâtisses, dans lesquelles ces débris même sont maladroitement employés, grossièrement mis en oeuvre? Nous ne voyons apparaître là que la vanité d'un peuple impuissant; l'intelligence, les idées, l'art enfin font complétement défaut. Quel autre spectacle chez nous! C'est alors que les architectes laïques en France poursuivent avec persistance leur labeur; sans songer à leur gloire personnelle, ils ne cherchent qu'à développer les principes qu'ils ont su découvrir; ils croyaient que l'avenir était pour eux, et ce n'était pas une illusion, car, les premiers, ils commencent, dans l'ère moderne, la grande lutte de l'homme intellectuel contre la matière brute. Les constructeurs de l'antiquité sont les alliés et souvent les esclaves de la matière, ils subissent ses lois; les constructeurs laïques du moyen âge se déclarent ses antagonistes, ils prétendent que l'esprit doit en avoir raison, qu'il doit l'assujettir, et qu'elle obéira. Est-ce bien à nous, qui perçons les montagnes pour voyager plus à l'aise et plus vite, qui ne tenons plus compte des distances et défions les phénomènes naturels, de méconnaître ceux qui, par leur esprit investigateur et subtil, leur foi désintéressée en des principes basés sur la raison et le calcul (désintéressée, certes, car à peine quelques-uns nous ont laissé leur nom), nous ont devancés de quelques siècles, et n'ont eu que le tort d'arriver trop tôt, d'être trop modestes, et d'avoir cru qu'on les comprendrait. On dit que l'histoire est juste: c'est à souhaiter; mais sa justice se fait parfois attendre longtemps. Nous accordons que, du XIIe au XVe siècle, la société politique est désordonnée, le clergé envahissant, les seigneurs féodaux des tyrans, les rois des ambitieux tantôt souples, tantôt perfides; les juifs des usuriers, et les paysans de misérables brutes; que cette société est mue par de ridicules superstitions, et se soucie peu de la morale; mais nous voyons à travers ce chaos naître sans bruit une classe d'hommes qui ne sont ni religieux, ni nobles, ni paysans, s'emparant de l'art le plus abstrait, celui qui se prête aux calculs, aux développements logiques; de l'art auquel chacun doit recourir, car il faut se loger, se garder, se défendre, faire des temples, des maisons et des forteresses. Nous voyons cette classe attirer autour d'elle tous les artisans, les soumettre à sa discipline. En moins d'un demi-siècle, cette association de travailleurs infatigables a découvert des principes entièrement nouveaux, et qui peuvent s'étendre à l'infini; elle a fait pénétrer dans tous les arts l'analyse, le raisonnement, la recherche, à la place de la routine et des traditions décrépites; elle fonde des écoles; elle marche sans s'arrêter un jour, isolée, mais ordonnée, tenace, subtile, au milieu de l'anarchie et de l'indécision générale. Elle franchit les premiers échelons de l'industrie moderne dont nous sommes fiers avec raison; et parce que cette association passe son temps au travail au lieu de tracer des mémoires à sa louange; parce que ses membres, plus soucieux de faire triompher leurs principes que d'obtenir une gloire personnelle, inscrivent à peine leurs noms sur quelques pierres; qu'à force de recherches ils arrivent à l'abus même de ces principes; parce qu'enfin cette association est écrasée sous les trois derniers siècles dont la vanité égale au moins l'éclat, nous serions assez ingrats aujourd'hui pour ne pas reconnaître ce que nous lui devons, assez fous pour ne pas profiter de son labeur? Et pourquoi cette ingratitude et cette folie? Parce que quelques esprits paresseux ont leur siége fait et prétendent conserver les principes d'un art mort, qu'ils se gardent de mettre en pratique, qu'ils n'énoncent même pas clairement? Qui sont les esprits rétrogrades? Sont-ce ceux qui nous condamneraient à reproduire éternellement les tentatives incomplètes ou mal comprises faites par les trois derniers siècles pour régénérer l'architecture des Romains, ou ceux qui cherchent à remettre en honneur les ressources d'un art raisonné et audacieux à la fois, se prêtant à toutes les combinaisons et à tous les développements que nécessitent les besoins variables de la civilisation moderne? La balance de l'histoire des arts serait juste si on voulait la tenir d'une main impartiale, si on ne mettait pas toujours dans ses plateaux des noms au lieu d'y placer des faits, des individualités au lieu de monuments. Qu'avons-nous, en effet, à opposer à des noms comme ceux de Dioti Salvi, d'Arnolpho di Lapo, de Brunelleschi, de Michelozzo, de Baltazar Peruzzi, de Bramante, de San Micheli, de Sansovino, de Pirro Ligorio, de Vignola, d'Ammanati, de Palladio, de Serlio, de Jean Bullant, de Pierre Lescot, de Philibert Delorme, de Ducerceau, deux ou trois noms à peine connus. Mais si nos monuments français du moyen âge pouvaient parler; s'ils pouvaient nous donner les noms modestes de leurs auteurs; si surtout, en face des oeuvres des hommes que nous venons de citer, ils pouvaient nous montrer tous les mystères de leur construction, certainement alors l'histoire leur rendrait justice, et nous cesserions d'être les dupes, à notre détriment, d'une mystification qui dure depuis plus de trois siècles.
L'Europe occidentale peut s'enorgueillir à bon droit d'avoir provoqué le grand mouvement intellectuel de la renaissance, et nous ne sommes pas de ceux qui regrettent ce retour vers les arts et les connaissances de l'antiquité païenne. Notre siècle vient après celui de Montesquieu et de Voltaire; nous ne renions pas ces grands esprits, nous profitons de leurs clartés, de leur amour pour la vérité, la raison et la justice; ils ont ouvert la voie à la critique, ils ont étendu le domaine de l'intelligence. Mais que nous enseignent-ils? Serait-ce, par hasard, de nous astreindre à reproduire éternellement leurs idées, de nous conformer sans examen à leur goût personnel, de partager leurs erreurs et leurs préjugés, car ils n'en sont pas plus exempts que d'autres? Ce serait bien mal les comprendre. Que nous disent-ils à chaque page? «Éclairez-vous; ne vous arrêtez pas; laissez de côté les opinions toutes faites, ce sont presque toujours des préjugés; l'esprit a été donné à l'homme pour examiner, comparer, rassembler, choisir, mais non pour conclure, car la conclusion est une fin, et bien fou est celui qui prétend dire: «J'ai clos le livre humain!» Est-ce donc le goût particulier à tel philosophe qu'il faut prendre pour modèle, ou sa façon de raisonner, sa méthode? Voltaire n'aime pas le gothique, parce que l'art gothique appartient au moyen âge dont il sape les derniers étais: cela prouve seulement qu'il ne sait rien de cet art et qu'il obéit à un préjugé; c'est un malheur pour lui, ce n'est pas une règle de conduite pour les artistes. Essayons de raisonner comme lui, apportons dans l'étude de notre art son esprit d'analyse et de critique, son bon sens, sa passion ardente pour ce qu'il croit juste, si nous pouvons, et nous arrivons à trouver que l'architecture du moyen âge s'appuie sur des principes nouveaux et féconds, différents de ceux des Romains; que ces principes peuvent nous être plus utiles aujourd'hui que ne le sont les traditions romaines. Les esprits rares qui ont acquis en leur temps une grande influence sont comme ces flambeaux qui n'éclairent que le lieu où on les place; ils ne peuvent faire apprécier nettement que ce qui les entoure. Est-ce à dire qu'il n'y ait au monde que les objets sur lesquels ils ont jeté leurs clartés? Placez-les dans un autre milieu, ils jetteront sur d'autres objets la même lumière. Mais nous sommes ainsi faits en France: nous regardons les objets éclairés sans nous soucier du flambeau, sans le transporter jamais ailleurs pour nous aider de sa lumière afin de tout examiner. Nous préférons nous en tenir aux jugements prononcés par des intelligences d'élite plutôt que de nous servir de leur façon d'examiner les faits, pour juger nous-mêmes. Cela est plus commode, en vérité. Nous admirons leur hardiesse, l'étendue de leurs vues, mais nous n'oserions être hardis comme eux, chercher à voir plus loin qu'eux ou autre chose que ce qu'ils ont voulu ou pu voir.
Mais nous voici bien loin de nos maîtres des oeuvres du moyen âge. Retournons à eux, d'autant qu'ils ne se doutaient guère, probablement, qu'il fallût un jour noircir tant de papier, dans leur propre pays, pour essayer de faire apprécier leurs efforts et leurs progrès. En avance sur leur siècle, par l'étendue de leurs connaissances, et plus encore par leur indépendance comme artistes; dédaignés par les siècles plus éclairés, qui n'ont pas voulu se donner la peine de les comprendre, en vérité leur destinée est fâcheuse. Le jour de la justice ne viendra-t-il jamais pour eux?
Les besoins de la construction civile sont beaucoup plus variés que ceux de la construction religieuse; aussi l'architecture civile fournit-elle aux architectes du moyen âge l'occasion de manifester les ressources nombreuses que l'on peut trouver dans les principes auxquels ils s'étaient soumis. Il est nécessaire de bien définir ces principes, car ils ont une grande importance. L'architecture des Romains (non celle des Grecs, entendons-nous bien 43) est une structure revêtue d'une décoration qui devient ainsi, par le fait, l'architecture, l'architecture visible. Si l'on relève un monument romain, il faut faire deux opérations: la première consiste à se rendre compte des moyens employés pour élever la carcasse, la construction, l'édifice véritable; la seconde, à savoir comment cette construction a pris une forme visible plus ou moins belle, ou plus ou moins bien adaptée à ce corps. Nous avons rendu compte ailleurs de cette méthode 44. Ce système possède ses avantages, mais il n'est souvent qu'un habile mensonge. On peut étudier la construction romaine indépendamment de l'architecture romaine, et ce qui le prouve, c'est que les artistes de la renaissance ont étudié cette forme extérieure sans se rendre compte du corps qu'elle recouvrait. L'architecture et la construction du moyen âge ne peuvent se séparer, car cette architecture n'est autre chose qu'une forme commandée par cette construction même. Il n'est pas un membre, si infime qu'il soit, de l'architecture gothique, à l'époque où elle passe aux mains des laïques, qui ne soit imposé par une nécessité de la construction; et si la structure gothique est très-variée, c'est que les besoins auxquels il lui faut se soumettre sont nombreux et variés eux-mêmes. Nous n'espérons pas faire passer sous les yeux de nos lecteurs toutes les applications du système de la construction civile chez les gens du moyen âge; nous ne pouvons prétendre non plus tracer à grands traits les voies principales suivies par ce système; car l'un des caractères les plus frappants de l'art comme des moeurs du moyen âge, c'est d'être individuel. Si l'on veut généraliser, on tombe dans les plus étranges erreurs, en ce sens que les exceptions l'emportent sur la règle; si l'on veut rendre compte de quelques-unes de ces exceptions, on ne sait trop quelles choisir, et on rétrécit le tableau. On peut, nous le croyons, faire ressortir les principes, qui sont simples, rigoureux, et chercher parmi les applications celles qui expriment le mieux et le plus clairement ces principes.
Les quelques exemples que nous avons donnés mettent en lumière, nous en avons l'espoir, les conséquences du principe admis par les architectes laïques du moyen âge: apparence des moyens employés dans la structure des édifices, et apparence produisant réellement l'architecture, c'est-à-dire la forme visible; solution des problèmes donnés, par les lois naturelles de la statique, de l'équilibre des forces, et par l'emploi des matériaux en raison de leurs propriétés; acceptation de tous les programmes, quelle que soit leur variété, et assujettissement de la construction à ces programmes, par suite de l'architecture elle-même, puisque cette architecture n'est que l'apparence franchement admise de cette construction. Avec ces principes médités, avec quelques exemples choisis parmi les applications de ces principes, il n'est pas un architecte qui ne puisse construire comme les maîtres du moyen âge, procéder comme eux et varier les formes en raison des besoins nouveaux qui naissent perpétuellement au milieu d'une société comme la nôtre, puisque chaque besoin nouveau doit provoquer une nouvelle application du principe. Si l'on nous accuse de vouloir faire rétrograder notre art, il est bon que l'on sache du moins comment nous entendons le ramener en arrière; la conclusion de tout ce que nous venons de dire étant: «Soyez vrais.» Si la vérité est un signe de barbarie, d'ignorance, nous serons heureux d'être relégués parmi les barbares et les ignorants, et fiers d'avoir entraîné quelques-uns de nos confrères avec nous.
Les encorbellements jouent un rôle important dans les constructions civiles, nous en avons donné plus haut la raison; il nous reste à suivre les applications variées de cette méthode. Il existe dans la partie de la Champagne qui touche à la Bourgogne, et vice versâ, des maisons, très-simples d'ailleurs, construites pendant les XIIIe et XIVe siècles, qui portent pignon sur rue, et se composent, à l'extérieur, d'une sorte de porche avec balcon au-dessus, abrité par un comble très-saillant. Tout le système ne se compose que d'encorbellements adroitement combinés.
Ainsi (134), les murs goutterots portent un premier encorbellement en retour d'équerre, destiné à soutenir un poitrail recevant les bouts des solives du plancher du premier étage portant aussi sur le mur en retraite. Ce poitrail est surmonté d'un garde-corps. Un second encorbellement A donne aux murs goutterots une saillie qui protège le balcon et reçoit une ferme de pignon disposée de façon à porter le plancher du grenier et à permettre l'introduction des provisions dans ce grenier. La clôture en retraite à l'aplomb du mur de rez-de-chaussée n'est qu'un pan de bois hourdé.
Observons que le second encorbellement A (134 bis) laisse, au-dessus de sa dernière assise H, une portion de mur vertical HI, afin de charger les queues de pierres en encorbellement par une masse de maçonnerie. En arrière est le pan de bois G, qui clôt le premier étage. Pour éviter à la masse en encorbellement toute chance de bascule, les doubles sablières N qui portent le comble et qui couronnent les murs goutterots sur toute leur longueur, sont armées à leur extrémité de fortes clefs O qui maintiennent la tête des encorbellements. Cette disposition si simple se retrouve dans beaucoup de maisons de paysans (voy. MAISON).
Mais voyons maintenant comment, dans des bâtisses plus riches, plus compliquées, plus importantes, les constructeurs arrivent à se servir des encorbellements avec adresse, en se soumettant à des dispositions commandées par un besoin particulier. Il s'agit de percer une porte dans l'angle rentrant formé par deux bâtiments qui se coupent à angle droit, disposition assez commode, d'ailleurs, et qui était souvent commandée par les habitants d'un manoir ou d'une maison; de faire que cette porte donne entrée dans les salles du rez-de-chaussée à droite et à gauche, puis au premier étage; de supprimer le pan coupé dans lequel s'ouvre la porte, de retrouver l'angle droit formé par la rencontre des murs de face, dont l'un des deux, au moins, fera mur de refend en se prolongeant, et d'établir alors, au-dessus de cette porte et dans l'angle rentrant, un escalier de service communiquant du premier étage aux étages supérieurs. À force de ferrailles recouvertes de plâtre, on arriverait facilement aujourd'hui à satisfaire à ce programme. Mais s'il ne faut point mentir à la construction, la chose devient moins aisée.
Soit donc (135) le plan A du rez-de-chaussée de cette construction et le plan B du premier étage. On voit, en C, la porte qui s'ouvre dans le pan coupé; en D, les piles intérieures; en E, la projection horizontale des encorbellements intérieurs supportant l'angle rentrant, et en F, la projection horizontale des encorbellements portant l'angle saillant; GG sont les arcs contre-buttant l'angle rentrant et portant les murs de refend du premier étage.
Nous présentons (136) la vue extérieure de la porte avec les encorbellements qui lui servent d'auvent et qui portent l'angle saillant de l'escalier de service tracé sur le plan B du premier étage. Au besoin même, ces encorbellements peuvent masquer un mâchicoulis destiné à défendre la porte.
La fig. 137 donne la vue intérieure de la porte avec les encorbellements portant l'angle rentrant; en G sont les deux arcs contre-buttant ces encorbellements et supportant les murs de refend supérieurs. Le noyau de l'escalier s'élève sur le milieu H du pan coupé, et les encorbellements intérieurs et extérieurs sont maintenus en équilibre par les pesanteurs opposées des deux angles saillants de la cage de cet escalier. On a, depuis, voulu obtenir des résultats analogues au moyen de trompes; mais les trompes chargent les maçonneries inférieures beaucoup plus que ce système d'encorbellements, exigent des matériaux plus nombreux et plus grands, des coupes de pierres difficiles à tracer et plus difficiles encore à tailler. Ce n'est donc point là un progrès, à moins que l'on ne considère comme un progrès le plaisir donné à un appareilleur de montrer son savoir au détriment de la bourse de celui qui fait bâtir.
Si, pendant les XIVe et XVe siècles, les constructions religieuses ne modifièrent que peu les méthodes appliquées à l'art de bâtir par les architectes du XIIIe siècle, il n'en est pas de même dans les constructions civiles. Celles-ci prennent une allure plus franche; les procédés employés sont plus étendus, les méthodes plus variées; les architectes font preuve de cette indépendance qui leur manque dans les monuments religieux. C'est que déjà, en effet, la vie se retirait de l'architecture religieuse et portait toute son énergie vers les constructions civiles. Sous les règnes de Charles V et de Charles VI, le développement de l'architecture appliquée aux édifices publics, aux châteaux et aux maisons, est très-rapide. Aucune difficulté n'arrête le constructeur, et il arrive, en étendant les principes admis par ses devanciers, à exécuter les constructions les plus hardies et les mieux entendues sous le double point de vue de la solidité et de l'art. À cette époque, quelques seigneurs surent donner une impulsion extraordinaire aux constructions; ils les aimaient, comme il faut les aimer, en laissant à l'artiste toute liberté quant aux moyens d'exécution et au caractère qui convenait à chaque bâtiment 45. Les ducs de Bourgogne et Louis d'Orléans, frère de Charles VI firent élever des résidences, moitié forteresses, moitié palais de plaisance, qui indiquent chez les artistes auxquels furent confiés ces travaux une expérience, un savoir rares, en même temps qu'un goût parfait; chez les seigneurs qui commandèrent ces ouvrages, une libéralité sage et bien entendue qui n'est guère, depuis lors, la qualité propre aux personnages assez riches et puissants pour entreprendre de grandes constructions. Si Louis d'Orléans fut un grand dissipateur des deniers publics et s'il abusa de l'état de démence dans lequel le roi son frère était tombé, il faut reconnaître que, comme grand seigneur pourvu d'immenses richesses, il fit bâtir en homme de goût. Ce fut lui qui reconstruisit presque entièrement le château de Coucy, qui éleva les résidences de Pierrefonds, de la Ferté-Milon, et augmenta celles de Crépy et de Béthisy. Toutes les constructions entreprises sous les ordres de ce prince sont d'une exécution et d'une beauté rares. On y trouve, ce qu'il est si difficile de réunir dans un même édifice, la parfaite solidité, la force, la puissance avec l'élégance, et cette richesse de bon aloi qui n'abandonne rien aux caprices. À ce point de vue, les bâtiments de Coucy, élevés vers 1400, ont toute la majesté grave des constructions romaines, toute la grâce des plus délicates conceptions de la renaissance. Laissant de côté le style de l'époque, on est obligé de reconnaître, chez les architectes de ce temps, une supériorité très-marquée sur ceux du XVIe siècle, comme constructeurs; leurs conceptions sont plus larges et leurs moyens d'exécution plus sûrs et plus savants; ils savent mieux subordonner les détails à l'ensemble et bâtissent plus solidement. La grand'salle du château de Coucy, dite salle des Preux, était une oeuvre parfaite (voy. SALLE); nous n'en montrerons ici que certaines parties tenant plus particulièrement à l'objet de cet article. Cette salle s'élevait au premier étage sur un rez-de-chaussée dont les voûtes reposaient sur une épine de colonnes et sur les murs latéraux. Elle n'a pas moins de 16m,00 de largeur sur une longueur de 60m,00; c'est dire qu'elle pouvait contenir facilement deux mille personnes. D'un côté, elle prenait ses jours sur la campagne, à travers les épaisses courtines du château; de l'autre, sur la cour intérieure (voy. CHÂTEAU, fig. 16 et 17). Deux énormes cheminées doubles la chauffaient, et les baies latérales étaient au nombre de six, trois sur le dehors et trois sur la cour, sans compter un immense vitrage percé au midi sous le lambris de la voûte en bois. Les baies latérales étaient surmontées de lucarnes pénétrant dans le comble.
Voici (138) la coupe de cette salle prise sur une des fenêtres latérales avec la lucarne ouverte au-dessus, et (139) la vue perspective intérieure de cette fenêtre, qui n'a pas moins de 4m,00 d'ébrasement. La plate-bande qui la couvre est appareillée de dix claveaux, posés avec grand soin, lesquels, serrés par les courtines qui ont près de 4m,00 d'épaisseur, se sont maintenus horizontaux sans le secours d'aucune armature de fer. Dans la vue perspective, nous avons supposé le comble enlevé en A, afin de faire voir la construction de la lucarne du côté de l'intérieur. Ces lucarnes (voy. la coupe) donnaient sur le large chemin de ronde crénelé extérieur, de sorte qu'au besoin les gens postés sur ce chemin de ronde pouvaient parler aux personnes placées dans la salle. Les défenseurs étaient à couvert sous un petit comble posé sur le crénelage et sur des piles isolées A. La lumière du jour pénétrait donc sans obstacle dans la salle par les lucarnes, et cette construction est à une si grande échelle que, de la salle en B, on ne pouvait voir le sommet du comble du chemin de ronde, ainsi que le démontre la ligne ponctuée BC 46. De la charpente, il ne reste plus trace, et on ne trouve sur place, aujourd'hui, de cette belle construction, que les fenêtres et la partie inférieure des lucarnes; ce qui suffit, du reste, pour donner une idée de la grandeur des dispositions adoptées. Dans la salle des Preuses, dépendant du même château, nous voyons encore des fenêtres dont les ébrasements sont voûtés, ainsi que l'indique la fig. 140, afin de porter une charge considérable de maçonnerie. Les sommiers des arcs doubles en décharge s'avancent jusqu'à la rencontre de l'ébrasement avec les pieds-droits A (voy. le plan) de la fenêtre, afin d'éviter des coupes biaises dans les claveaux dont les intrados sont ainsi parallèles entre eux. L'arc supérieur seul reparaît à l'extérieur et décharge complétement le linteau.
Mais il va sans dire que les constructeurs n'employaient cette puissance de moyens que dans des bâtiments très-considérables et qui devaient résister moins à l'effort du temps qu'à la destruction combinée des hommes. Il semble même que, dans les intérieurs des châteaux, là où l'on ne pouvait craindre l'attaque, les architectes voulussent distraire les yeux des habitants par des constructions très-élégantes et légères. On sait que Charles V avait fait faire dans le Louvre, à Paris, un escalier et des galeries qui passaient pour des chefs-d'oeuvre de l'art de bâtir, et qui fixèrent l'admiration de tous les connaisseurs jusqu'au moment où ces précieux bâtiments furent détruits. Les escaliers particulièrement, qui présentent des difficultés sans nombre aux constructeurs, excitèrent l'émulation des architectes du moyen âge. Il n'était pas de seigneur qui ne voulût avoir un degré plus élégant et mieux entendu que celui de son voisin, et, en effet, le peu qui nous reste de ces accessoires indispensables des châteaux indique toujours une certaine recherche autant qu'une grande habileté dans l'art du tracé (voy. ESCALIER).
Pour les habitations plus modestes, celles des bourgeois des villes, leur construction devint aussi, pendant les XIVe et XVe siècles, plus légère, plus recherchée. C'est alors que l'on commence à vouloir ouvrir des jours très-larges sur la voie publique, ce qui était d'autant plus nécessaire que les rues étaient étroites; que l'on mêle avec adresse le bois à la pierre ou à la brique; que l'on cherche à gagner de la place dans les intérieurs en diminuant les points d'appui, en empiétant sur la voie publique par des saillies données aux étages supérieurs; que, par suite, les constructeurs sont portés à revenir aux pans-de-bois en façade.
Nous ne voulons pas étendre cet article, déjà bien long, outre mesure, et donner ici des exemples qui trouvent leur place dans les autres articles du Dictionnaire; nous avons essayé seulement de faire saisir les différences profondes qui séparent la construction civile de la construction religieuse au moyen âge. Nos lecteurs voudront bien recourir, pour de plus amples détails, aux mots BOUTIQUE, CHARPENTE, CHÉNEAU, ÉGOUT, ESCALIER, FENÊTRE, FONTAINE, GALERIE, MAISON, PAN-DE-BOIS, PLANCHER, PONT, etc.
Note 33: (retour) Ce n'est guère que vers la fin du XIIIe siècle que les forêts des Gaules commencèrent à perdre en étendue et en qualité, c'est-à-dire au moment où l'organisation féodale décroît. Pendant le XIVe siècle, beaucoup de seigneurs féodaux furent obligés d'aliéner partie de leurs biens, et les établissements monastiques, les chapitres ou les communes défrichèrent une notable portion des forêts dont ils étaient devenus possesseurs. Lors des guerres des XIVe et XVe siècles, les forêts n'étant plus soumises, dans beaucoup de localités, au régime conservateur du système féodal, furent cruellement dévastées. Celles qui existaient sur les montagnes furent ainsi perdues à tout jamais, par suite de l'entraînement des terres sur les pentes rapides. C'est ainsi que le midi et tout le centre de la France actuelle se virent dépouillés des futaies qui garnissaient les plateaux et dont nous constatons l'existence encore vers la fin du XIIIe siècle.
Note 35: (retour) On établissait des lucarnes avec face en pierre sur les bâtiments dès le XIIIe siècle, et cependant, sous Louis XIV, on prétendit que ce mode d'ouvrir des jours à la base des combles fut inventé par Mansard; et pour consacrer le souvenir de cette utile invention, on a donné depuis lors, à ces jours, le nom de mansardes, comme si tous les bâtiments civils, les châteaux et les maisons n'étaient pas pourvus de mansardes sous François 1er, sous Louis XIII et bien avant eux. Mais tel est le faible du XVIIe siècle, qui prétendit avoir tout trouvé. Or ce n'est qu'une prétention. Il en est de celle-ci comme de beaucoup d'autres à cette époque. Il a été écrit et répété bien des fois que la brouette, par exemple, avait été inventée au XVIIe siècle, lors des grands travaux de terrassement entrepris à Versailles; or nous avons des copies nombreuses de brouettes figurées sur des manuscrits et des vitraux du XIIIe siècle. Il est vrai que la forme de ces petits véhicules, à cette époque, est beaucoup plus commode pour le porteur que celle adoptée depuis le XIIIe siècle, et que nous reproduisons religieusement dans nos chantiers, comme si c'était là un chef-d'oeuvre. Il en est de même du haquet, inventé, dit-on, par Pascal.
Note 36: (retour) On peut comprendre l'esprit de passion qui fit détruire les châteaux et même les églises; mais ce qu'il est plus difficile d'expliquer, c'est la manie aveugle qui a fait démolir en France, depuis soixante ans, quantité d'édifices civils fort bons, fort beaux, fort utiles, uniquement parce qu'ils étaient vieux, qu'ils rappelaient un autre âge, pour les remplacer par des constructions déplorables et qui coûtent cher, bien qu'elles soient élevées avec parcimonie et qu'elles soient souvent très-laides. Beaucoup de villes se sont privées ainsi d'établissements qui eussent pu satisfaire à des besoins nouveaux, qui attiraient l'attention des voyageurs, et qui, à tout prendre, leur faisaient honneur.
Note 42: (retour) Un seul exemple pour prouver que nous n'exagérons pas. Nous avons vu, dans cet article, à la suite de quels efforts persistants les constructeurs du Nord sont arrivés à se rendre maîtres de la poussée des voûtes, et dans quelles conditions ils voulaient assurer la stabilité de ces voûtes. Or, en Italie, les écartements des arcs des monuments voûtés pendant le moyen âge et même la renaissance sont maintenus au moyen de barres de fer posées à leur naissance et restées visibles. À ce compte, on peut bien se passer d'arcs-boutants et de tout l'attirail des contre-forts, de combinaisons d'équilibre. On se garde bien, ou de reproduire ces barres de fer dans les dessins qu'on nous donne, ou d'en parler dans les ouvrages sur la matière. Mais, en vérité, est-ce là un moyen de construction? N'est-ce pas plutôt un aveu d'impuissance?
Note 43: (retour) Pour les architectes qui ont quelque peu étudié les arts de l'antiquité, la différence entre l'architecture des Grecs et celle des Romains est parfaitement tranchée: ces deux arts suivent, ainsi que nous l'avons dit bien des fois, des voies opposées; mais pour le vulgaire, il n'en est pas ainsi, et l'on confond ces deux arts, comme si l'un n'était qu'un dérivé de l'autre. Combien de fois n'a-t-on pas dit et écrit, par exemple, que le portail de Saint-Gervais, à Paris, est un portail d'architecture grecque? Il n'est guère plus grec que romain. C'est cependant sur des jugements aussi aveugles que la critique des arts de l'architecture se base chez nous depuis longtemps, et cela parce que nous, architectes, par insouciance peut-être, nous sommes les seuls en France qui n'écrivons pas sur notre art.
Note 45: (retour) Rien ne nous semble plus funeste et ridicule que de vouloir, comme cela n'arrive que trop souvent aujourd'hui, imposer aux architectes autre chose que des programmes; rien ne donne une plus triste idée de l'état des arts et de ceux qui les professent, que de voir les artistes accepter toutes les extravagances imposées par des personnes étrangères à la pratique, sous le prétexte qu'elles payent. Les tailleurs ont, à ce compte, plus de valeur morale que beaucoup d'architectes; car un bon tailleur, si on lui commande un habit ridicule, dira: «Je ne puis vous faire un vêtement qui déshonorerait ma maison et qui ferait rire de vous.» Ce mal date d'assez loin déjà, car notre bon Philibert Delorme écrivait, vers 1575: «...Je vous advertiray, que depuis trente cinq ans en ça, et plus, j'ay observé en divers lieux, que la meilleure partie de ceux qui ont faicts ou voulu faire bastiments, les ont aussi soubdainement commencez, que légèrement en avoient délibéré: dont s'en est ensuivy le plus souvent repentance et dérision, qui toujours accompagnent les mal advisez: de sorte que tels pensans bien entendre ce qu'ils vouloient faire, ont veu le contraire de ce qui se pouvoit et devoit bien faire. Et si par fortune ils demandoient à quelques uns l'advis de leur délibération et entreprinse, c'estoit à un maistre maçon, ou à un maistre charpentier, comme l'on a accoutumé de faire, ou bien à quelque peintre, quelque notaire, et autres qui se disent fort habiles, et le plus souvent n'ont gueres meilleur jugement et conseil que ceux qui le leur demandent... Souventes fois aussi j'ay veu de grands personnages qui se sont trompez d'eux-mêmes, pour autant que la plupart de ceux qui sont auprès d'eux, jamais ne leur veulent contredire, ains comme désirant de leur complaire, ou bien à faulte qu'ils ne l'entendent, respondent incontinent tels mots, C'est bien dict, monsieur; c'est une belle invention, cela est fort bien trouvé, et montrez bien que vous avez très bon entendement; jamais ne sera veu une telle oeuvre au monde. Mais les fascheux pensent tout le contraire, et en discourent par derrière, peult-être ou autrement. Voilà comment plusieurs seigneurs se trompent et sont contentez des leurs.» Nous pourrions citer les six premiers chapitres tout entiers du traité de Philibert Delorme; nous y renvoyons nos lecteurs comme à un chef-d'oeuvre de bon sens, de raison, de sagesse et d'honnêteté.
Note 46: (retour) Ces grandes salles étaient habituellement dallées; on les lavait chaque jour, et des gargouilles étaient réservées pour l'écoulement de l'eau. «Le sang des victimes s'écoulait de toute part et ruisselait par les ouvertures (rigel-stein) pratiquées vers le seuil des portes.» (Les Niebelungen, 35e aventure.)
CONSTRUCTIONS MILITAIRES. Entre les constructions militaires des premiers temps du moyen âge et les constructions romaines, on ne peut constater qu'une perfection moins grande apportée dans l'emploi des matériaux et l'exécution; les procédés sont les mêmes; les courtines et les tours ne se composent que de massifs en blocages revêtus d'un parement de moellon menu ou d'un très-petit appareil. Il semble que les Normands les premiers aient apporté, dans l'exécution des ouvrages militaires, certains perfectionnements inconnus jusqu'à eux et qui donnèrent, dès le XIe siècle, une supériorité marquée à ces constructions sur celles qui existaient sur le sol de l'Europe occidentale. L'un de ces perfectionnements les plus notables, c'est la rapidité avec laquelle ils élevaient leurs forteresses. Guillaume le Conquérant couvrit en peu d'années l'Angleterre et une partie de la Normandie de châteaux forts en maçonnerie, exécutés avec une parfaite solidité, puisque nous en trouvons un grand nombre encore debout aujourd'hui. Il est à croire que les Normands établis sur le sol occidental employèrent les procédés usités par les Romains, c'est-à-dire les réquisitions, pour bâtir leurs forteresses, et c'est, dans un pays entièrement soumis, le moyen le plus propre à élever de vastes constructions qui ne demandent que des amas très-considérables de matériaux et beaucoup de bras. On ne trouve, d'ailleurs, dans les constructions militaires primitives des Normands, aucune trace d'art: tout est sacrifié au besoin matériel de la défense. Ces sortes de bâtisses n'ont rien qui puisse fournir matière à l'analyse; elles n'ont d'intérêt pour nous qu'au point de vue de la défense, et, sous ce rapport, leurs dispositions se trouvent décrites dans les articles ARCHITECTURE MILITAIRE, CHÂTEAU, DONJON, TOUR.
Ce n'est guère qu'à la fin du XIIe siècle que l'on voit employer des procédés de construction particuliers aux ouvrages défensifs, composant un art à part. Aux blocages massifs opposant une résistance égale et continue, on substitue des points d'appui réunis par des arcs de décharge et formant ainsi, dans les courtines comme dans les tours, des parties plus résistantes que d'autres, indépendantes les unes des autres, de façon à éviter la chute de larges parties de maçonnerie, si on venait à les saper. C'est alors aussi que l'on attache une grande importance à l'assiette des ouvrages militaires, que les constructeurs choisissent des sols rocheux difficiles à entamer par la sape, et qu'ils taillent souvent le rocher même pour obtenir des escarpements indestructibles; c'est qu'en effet, pendant les grands siéges entrepris à cette époque, notamment par Philippe-Auguste, la sape et la mine étaient les moyens les plus ordinaires employés pour renverser les murailles (voy. SIÉGE).
Un des bas-reliefs qui décorent la façade occidentale de Notre-Dame-la-Grande à Poitiers, et qui date du commencement du XIIe siècle, nous représente déjà des murs de ville composés d'arcs de décharge portant sur des contre-forts extérieurs peu saillants (141). Mais il ne faut pas trop s'arrêter à ces représentations de monuments qui ne sont pas toujours conformes à la réalité. Les arcs de décharge, lorsqu'ils existent, sont habituellement apparents à l'intérieur des murailles pour porter le chemin de ronde et masqués par le parement extérieur. Le simple bon sens indiquait, en effet, que les arcs de décharge vus à l'extérieur marquaient aux assiégeants les points où il fallait attacher la sape et que la saillie des contre-forts cachait les pionniers. On doit donc prendre l'exemple ci-dessus comme la figure retournée de la muraille pour les besoins de la décoration sculpturale.
L'esprit que nous voyons déployer par les constructeurs français, vers la fin du XIIe siècle, dans les édifices religieux et civils, se retrouve dans les édifices militaires: ils songent à remplacer les forces passives de la construction romaine par des forces actives; mais, dans l'architecture militaire, il ne s'agit pas seulement de résister aux agents extérieurs, aux lois naturelles de la pesanteur, il faut opposer une résistance à la main destructive des hommes. La logique des artistes qui développent l'art de l'architecture au moyen âge, et le font sortir de l'ornière romane, est rigoureuse; nous avons eu l'occasion de le démontrer à nos lecteurs dans les deux premières parties de cet article; on comprendra que cet esprit logique et vrai trouvait une belle occasion de s'exercer dans la construction des édifices militaires, où tout doit être sacrifié au besoin de se défendre. La sape et la mine pratiquées au moyen des étançonnements auxquels on mettait le feu étant le principe d'attaque le plus ordinaire au XIIe siècle, il fallait opposer à ce principe un système capable de rendre inutiles les travaux des assaillants.
Si donc (142) nous construisons une tour conformément au plan A, et que les mineurs viennent s'attacher sur deux points rapprochés de la paroi extérieure et pratiquent les deux trous BC en les étançonnant avec des potelets, lorsqu'ils mettront le feu à ces potelets, toute la partie EF de la tour tombera en dehors et l'ouvrage sera détruit; mais si, en employant le même cube de matériaux et en occupant la même surface de pleins, nous avons le soin d'élever, au lieu d'un mur plein, une suite de niches comprises entre des contre-forts intérieurs, comme l'indique le plan G, il y a chance égale pour que le mineur tombe au-dessous d'un vide au lieu de tomber sous un plein, et alors son travail d'étançonnements incendiés ne produit pas de résultats; mais s'il s'attache sous un plein, celui-ci offrant une épaisseur plus grande que dans le plan A, son travail devient plus long et plus difficile; les renfoncements H permettent d'ailleurs de contre-miner, s'il travaille au-dessous de ces niches. De plus, les niches H peuvent être étançonnées elles-mêmes, à l'intérieur, de façon à rendre la chute d'une portion de la tour impossible, en admettant même que les trous de mine aient été faits en I et en K, sous les piédroits. Ainsi, déjà vers la fin du XIIe siècle, avec un cube de matériaux égal à celui employé précédemment, et même moindre, les constructeurs militaires étaient arrivés à donner une assiette beaucoup plus forte à leurs ouvrages. De plus, les constructeurs noyaient, dans l'épaisseur des maçonneries, de fortes pièces de bois chevillées entre elles par des chevilles de fer, afin de cercler leurs tours à différentes hauteurs. Le principe était excellent, mais le moyen très-mauvais; car ces pièces de bois, complétement dépourvues d'air, s'échauffaient rapidement et pourrissaient. Plus tard on s'aperçut de la destruction très-prompte de ces bois, et on y suppléa par des chaînages composés de crampons de fer scellés entre deux lits d'assises (voy. CHAÎNAGE).
Il est une remarque que chacun peut faire et qui ne laisse pas d'être intéressante. Les mortiers employés généralement, pendant le XIIe siècle et le commencement du XIIIe, dans les églises et la plupart des constructions religieuses, sont mauvais, manquent de corps, sont inégalement mélangés, souvent même le sable fait défaut et paraît avoir été remplacé par de la poussière de pierre; tandis que les mortiers employés dans les constructions militaires à cette époque, comme avant et après, sont excellents et valent souvent les mortiers romains; il en est de même des matériaux. Les pierres employées dans les fortifications sont d'une qualité supérieure, bien choisies et exploitées en grand; elles accusent, au contraire, une grande négligence ou une triste économie dans la plupart des constructions religieuses. Évidemment les seigneurs laïques, lorsqu'ils faisaient bâtir des forteresses, avaient conservé la méthode romaine de réquisitions et d'approvisionnements que les abbés ou les évêques ne voulaient ou ne pouvaient pas maintenir. Il semblerait que les seigneurs normands eussent été les premiers à réorganiser le système de travail de bâtiments employé par les Romains 47, et leur exemple avait été suivi dans toutes les provinces du nord et de l'ouest. L'enthousiasme produit de grandes choses, mais il est de peu de durée. C'était un sentiment de réaction contre la barbarie qui avait fait élever les églises abbatiales et les vastes bâtiments qui les entouraient, c'était un désir de liberté et un mouvement de foi qui avaient fait élever les cathédrales (voy. CATHÉDRALE); mais, ces moments d'effervescence passés, les abbés comme les évêques ne trouvaient plus qu'un dévouement refroidi; par suite, des négligences ou des tromperies dans l'exécution des travaux. Avec la noblesse laïque, il n'en pouvait pas être ainsi; on ne demandait pas aux paysans du dévouement, on exigeait d'eux des corvées régulièrement faites, sous une surveillance inflexible. Cette méthode était certainement meilleure pour exécuter régulièrement des travaux considérables. Aussi ne devons-nous pas être surpris de cette haine transmise de génération en génération chez nous contre les forteresses féodales, et de l'affection que les populations ont conservée à travers les siècles pour leurs cathédrales. À la fin du dernier siècle, on a certes détruit beaucoup d'églises, surtout d'églises conventuelles, parce qu'elles tenaient à des établissements féodaux; mais on a peu détruit de cathédrales, tandis que tous les châteaux, sans exception, ont été dévastés, beaucoup même avaient été ruinés sous Louis XIII et Louis XIV. Pour nous constructeurs, qui n'avons ici qu'à constater des faits dont chacun peut tirer des conséquences suivant sa manière devoir les choses, nous sommes obligés de reconnaître qu'au point de vue du travail matériel on trouve, dans les forteresses du moyen âge, une égalité et une sûreté d'exécution, une marche régulière et une attention qui manquent dans beaucoup de nos édifices religieux.
Dans la construction des églises, on remarque des interruptions, des tâtonnements, des modifications fréquentes aux projets primitifs; ce qui s'explique par le manque d'argent, le zèle plus ou moins vif des évêques, des chapitres ou des abbés, les idées nouvelles qui surgissaient dans l'esprit de ceux qui ordonnaient et payaient l'ouvrage. Tout cela est mis bénévolement sur le compte de l'ignorance des maîtres des oeuvres, de la faiblesse de leurs moyens d'exécution 48. Mais quand un seigneur puissant voulait faire construire une forteresse, il n'était pas réduit à solliciter les dons de ses vassaux, à réchauffer le zèle des tièdes et à se fier au temps et à ses successeurs pour terminer ce qu'il entreprenait. C'était de son vivant qu'il voulait son château, c'était en vue d'un besoin pressant, immédiat. Rien ne coûte à Richard Coeur-de-Lion quand il veut élever la forteresse des Andelis, le château Gaillard, ni les usurpations, ni les sacrifices, ni les violences, ni l'argent; il commence l'édification de la place, malgré l'archevêque de Rouen, bien que la ville d'Andeli lui appartînt. La Normandie est déclarée en interdit, à l'instigation du roi de France. L'affaire est portée aux pieds du pape, qui conclut à une indemnité en faveur du prélat et lève l'interdit. Mais pendant ces protestations, ces menaces, ces discussions, Richard ne perd pas une journée; il est là, surveillant et activant les ouvriers; sa forteresse s'élève, et en un an elle est construite, et bien construite, la montagne et les fossés taillés, la place en état complet de défense, et l'une des plus fortes du nord de la France. Quand Enguerrand III fit élever le château de Coucy, c'était dans la prévision d'une lutte prochaine et terrible avec son suzerain. Un mois de retard pouvait faire échouer ses projets ambitieux; aussi peut-on voir encore aujourd'hui que les énormes travaux exécutés sous ses ordres furent faits avec une rapidité surprenante, rapidité qui ne laisse passer aucune négligence. De la base au fait, ce sont les mêmes matériaux, le même mortier, bien mieux, les mêmes marques de tâcherons; nous en avons compté, sur les parements encore visibles, près d'une centaine. Or chaque marque de tâcheron appartient à un tailleur de pierre, comme encore aujourd'hui en Bourgogne, en Auvergne, dans le Lyonnais, etc. 49 Cent tailleurs de pierre, de nos jours, donnent les proportions suivantes dans les autres corps d'ouvriers, en supposant une construction semblable à celle d'Enguerrand III:
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Tailleurs de pierre Traceurs, appareilleurs, souffleurs Bardeurs, pinceurs, poseurs Terrassiers, manoeuvres, corroyeurs Maçons et aides Pour approvisionner les chantiers: Carriers et chaufourniers Tireurs de sable Charretiers et aides Total Soit, nombre rond. |
100 20 100 200 200 100 25 50 795 800 |
Huit cents ouvriers occupés à la maçonnerie seulement supposent un nombre à peu près égal de charpentiers, serruriers, plombiers, couvreurs, paveurs, menuisiers et peintres (car tous les intérieurs du château de Coucy étaient peints sur enduit frais). On peut donc admettre que seize cents ouvriers au moins ont travaillé à la construction de cette forteresse. Et si nous examinons l'édifice: l'égalité de la pose et de la taille, la parfaite unité de la conception dans son ensemble et dans ses détails, l'uniformité des profils, indiquent une promptitude d'exécution qui rivalise avec ce que nous voyons faire de nos jours. Une pareille activité aboutissant à des résultats aussi parfaits sous le rapport de l'exécution ne se trouve qu'exceptionnellement dans les constructions religieuses, comme, par exemple, à la façade de Notre-Dame de Paris, dans les soubassements de la cathédrale de Reims, dans la nef de la cathédrale d'Amiens. Mais ce sont des cas particuliers, tandis que dans les forteresses du moyen âge, du XIIe au XVe siècle, on retrouve toujours la trace de cette hâte en même temps qu'une exécution excellente, des plans bien conçus, des détails étudiés, nul tâtonnement, nulle indécision.
Prenons, par exemple, une des tours d'angle du château de Coucy, qui ont chacune 15 mètres de diamètre hors oeuvre, non compris les talus inférieurs. Chacune de ces tours renferme cinq étages, plus l'étage de combles. L'étage inférieur, dont le sol est un peu au-dessus du sol extérieur, est voûté en calotte entre des murs d'une épaisseur de 3m,50 c. environ, plus le talus. Au-dessus de cet étage, qui n'est qu'une cave destinée aux provisions, s'élève un étage voûté en arcs d'ogive, à six pans intérieurement. Les autres étages sont fermés par des planchers. Voici (143) les plans superposés des étages au-dessus de la cave. Les piles de l'hexagone sont alternativement posées, pleins sur vides, de sorte qu'en coupe perspective nous voyons que les pieds-droits s'élèvent sur les clefs des arcs en tiers-point formant niches d'une pile à l'autre, ainsi que l'indique la fig. 144.
Cette construction évite le déliaisonnement qui peut se produire et se produit ordinairement dans un cylindre renfermant des niches percées les unes au-dessus des autres; elle permet aussi d'ouvrir des meurtrières se chevauchant et découvrant tous les points de l'horizon. Nous supposons détruite la voûte de l'étage inférieur au-dessus de la cave, afin de laisser voir l'ensemble de la construction. On ne peut descendre dans cette cave que par l'oeil percé au sommet de la voûte. On comprend comment une pareille construction, reposant sur un massif plein et sur un étage inférieur dont les murs cylindriques sont très-épais et renforcés par un talus extérieur, s'épaulant à chaque étage par le moyen des piles chevauchées, devait défier tous les efforts de la sape; car, pour faire tomber une tour ainsi bâtie, il eût fallu saper la moitié de son diamètre, ce qui n'était pas facile à exécuter au sommet d'un escarpement, et en présence d'une garnison possédant des issues souterraines sur les dehors.
Examinons maintenant la construction du donjon de Coucy, bâti par Enguerrand III vers 1225. C'est un cylindre de plus de 30 mètres de diamètre hors oeuvre sur une hauteur de 60 mètres. Il comprend trois étages voûtés de 13 mètres de hauteur chacun et une plate-forme crénelée. Le sol du rez-de-chaussée est à 5 mètres au-dessus du fond du fossé, et depuis ce sol intérieur jusqu'au dallage du fossé, le cylindre s'empatte en cône. La maçonnerie, pleine dans la hauteur des deux étages inférieurs, a 5m,50 c. d'épaisseur et est encore consolidée par des piles intérieures formant douze contre-forts portant les retombées des voûtes (voy. DONJON).
La fig. 145 donne la coupe perspective de cette énorme tour. Les niches inférieures sont étrésillonnées à moitié de leur hauteur par des arcs A formant des réduits relevés au-dessus du sol, propres au classement des armes et engins. Au premier étage, les niches entre les contre-forts s'élèvent jusqu'à la voûte, et leurs arcs en sont les formerets. Au second étage, la construction pouvait être plus légère; aussi le cylindre se retraite à l'intérieur pour former une galerie relevée B permettant à un très-grand nombre de personnes de se réunir dans la salle supérieure. Mais il faut expliquer la construction remarquable de cette galerie. En plan, le quart de cet étage du donjon présente la fig. 146. Sur les douze piles AB portent les arcs doubleaux de tête C tenant lieu de formerets à la grande voûte centrale D. Ces piles AB ont leurs deux parements latéraux parallèles. Des points b sont bandés d'autres arcs doubleaux G parallèles aux arcs C, mais plus ouverts, et dont les naissances viennent pénétrer les surfaces biaises des piles. Sur les arcs doubleaux C et G sont bandés des berceaux en tiers-point EF. D'autres berceaux IK parallèles aux côtés L du polygone à vingt-quatre côtés viennent reposer sur les pieds-droits e, sur les faces M et sur les cornes en encorbellement O. La coupe perspective, vue du point P, donne la fig. 146 bis, qui explique les pénétrations des arcs et berceaux dans ces surfaces verticales biaises.
Le plan 146 et la coupe perspective 146 bis font assez voir qu'au commencement du XIIIe siècle les architectes s'étaient familiarisés avec les combinaisons les plus compliquées de voûtes, et qu'ils savaient parfaitement en varier les dispositions en raison des besoins. Ce ne sont plus là les constructions religieuses. Ces contre-forts qui s'évasent pour se relier puissamment au cylindre extérieur et l'épauler au moyen des berceaux IK du plan 146, indiquent une observation très-savante des effets qui peuvent se produire dans d'aussi vastes constructions; et, en effet, bien que l'ingénieur Métézau ait chargé un fourneau de mine au centre du donjon pour le faire sauter, il ne put parvenir qu'à lancer les voûtes en l'air et à lézarder la tour sur trois points de son diamètre sans la renverser. L'énorme cylindre produisit l'effet d'un tube chargé de poudre et lançant les voûtes comme de la mitraille. Cette galerie supérieure porte un large chemin de ronde D (voy. la fig. 145) à ciel ouvert, et la voûte centrale était couverte en plomb.
En E (même figure) sont des chaînages en bois de 0,30 c. d'équarrissage formant un double dodécagone à chaque étage et se reliant à des chaînages rayonnants K, également en bois, qui se réunissaient au centre de la voûte au moyen d'une enrayure. Les trois voûtes centrales se composent chacune de douze arêtiers plein-cintre avec des formerets dont les clefs sont posées au niveau de la clef centrale; les triangles entre les douze arêtiers sont construits suivant la méthode ordinaire. Ainsi, chacune des douze travées étant très-étroite relativement au diamètre de la voûte, il en résulte que les arêtiers ne portent que des murs rayonnants jusqu'aux deux tiers de la voûte environ, et que cette construction centrale, étant très-légère, produit cependant un étrésillonnement puissant au centre du cylindre. Il n'est pas de système de voûtes, en dehors du système gothique, qui pût offrir des dispositions aussi favorables, il faut bien le reconnaître. L'ouvrage est, du haut en bas, construit en pierre d'appareil de 0,40 c. à 0,45 de hauteur, dont les parements sont taillés au taillant droit, librement, mais parfaitement dressés. À mesure que l'art de l'attaque des places devient plus méthodique, les constructions militaires se perfectionnent, les matériaux employés sont plus grands et mieux choisis, les murs plus épais et mieux maçonnés, les massifs remplis avec plus de soin et le mortier plus égal et plus ferme. Pendant le XIIIe siècle, les constructions militaires sont exécutées avec le plus grand soin, les moyens de résistance opposés aux attaques singulièrement étendus. On renonce le plus souvent aux parements de petit appareil ou de moellons usités pendant les XIe et XIIe siècles; ils sont faits en pierre d'appareil dure, possédant des queues assez longues pour ne pas être facilement arrachées par la pince ou le pic-hoyau des pionniers. Dans les massifs, on rencontre souvent des chaînes de pierre et des arcs de décharge noyés en pleine maçonnerie. Les parapets sont composés de parpaings, les surfaces extérieures admirablement dressées.
Jusque vers 1240 il arrive souvent que les assises sont posées sur des lits de mortier très-épais (0,04 c. à 0,05 c.), garnis d'éclats de pierre dure (147); mais ce procédé, qui donnait aux lits des assises une grande adhérence à cause de la quantité de mortier qui s'y trouvait employée 50, avait l'inconvénient de faciliter aux pionniers l'introduction de la pince entre les lits pour desceller les pierres. Au contraire, à dater de cette époque, les lits des assises formant les parements des fortifications sont minces (0,01 c. environ, quelquefois moins), les arêtes des pierres sont vives, sans épauffrures, et leurs faces rugueuses formant même souvent des bossages saillants afin de cacher la ciselure des lits et joints (148). Il était difficile, en effet, d'entamer les assises de pierres ainsi parementées; soit au moyen de la sape, soit par le mouton, le bélier et tous les engins propres à battre les murailles.
Sous Philippe le Hardi et Philippe le Bel, les constructions militaires firent un retour vers les traditions antiques. Nous avons vu comme les constructeurs du château d'Enguerrand III, à Coucy, avaient adopté pour les tours une enveloppe cylindrique épaisse extérieure, et comme, intérieurement, ils avaient admis des dispositions assez légères pour porter les voûtes ou les planchers, des piles minces formant entre elles des cellules voûtées en tiers-point; ils semblaient ainsi vouloir concilier les besoins de la défense avec les nouvelles méthodes de bâtir des architectes laïques du commencement du XIIIe siècle. Si, dans les constructions religieuses et civiles, ces principes nouveaux, développés dans le commencement de cet article, ne cessèrent de progresser et de s'étendre jusqu'à l'abus et la recherche, il n'en fut pas de même dans les constructions militaires; les architectes revinrent à des dispositions plus simples, à un système de construction plus homogène. À chaque pas, nous sommes obligés ainsi de nous arrêter dans l'étude de l'art de bâtir des artistes du moyen âge et de reprendre une nouvelle voie; car cet art logique se prête à toutes les exigences, à tous les besoins qui se développent, sans tenter jamais d'imposer une routine. Au moment où nous voyons les édifices religieux exclure le plein-cintre et l'art de la construction s'abandonner à une recherche excessive dans les églises, il revient, dans les constructions militaires, aux formes les plus sévères, au système de bâtisse concret, passif, aux principes, enfin, si bien développés par les Romains. Nous avons, dans les fortifications de la cité de Carcassonne, bâties à la fin du XIIIe siècle et au commencement du XIVe, un exemple frappant de cette révolution.
Comme nous avons l'occasion de présenter, dans le Dictionnaire, une grande partie des ouvrages principaux et des détails de ces fortifications 51, nous nous bornerons ici à donner, dans son ensemble et ses détails, une des défenses les plus importantes de cette enceinte, afin de faire voir à nos lecteurs ce qu'était devenu l'art de la construction militaire sous Philippe le Hardi. Nous choisissons la tour principale de cette enceinte, la tour dite du Trésau, qui ne le cède en rien aux plus belles constructions antiques que nous connaissions. Cette tour défend un des saillants de l'enceinte intérieure. Elle est construite suivant le système expliqué dans notre fig. 142(G), c'est-à-dire que ses deux étages au-dessus du sol extérieur se composent, du côté de l'attaque, de niches comprises entre des contre-forts intérieurs, niches au fond desquelles sont percées des meurtrières qui battent les dehors. D'un étage à l'autre, ces niches se chevauchent comme celles de la tour du château de Coucy. Le sol de la ville est à 7 mètres au-dessus du sol extérieur.
La fig. 149 donne le plan de la tour du Trésau, au niveau du rez-de-chaussée (cave pour la ville), de plain-pied avec le sol extérieur. Sous cet étage existe une cave taillée dans le roc, revêtue de maçonnerie et voûtée, à laquelle on descend par l'escalier à vis placé dans l'angle de droite de la tour.
Le premier étage (150) est élevé de quelques marches au-dessus du sol de la ville. Ce rez-de-chaussée et ce premier étage (rez-de-chaussée pour la ville) sont voûtés au moyen d'arcs doubleaux, de formerets et d'arcs ogives, suivant la méthode gothique. Le premier étage (fig. 150) possède une cheminée G, une porte donnant sur le terre-plein de la cité, un réduit E pour le chef du poste, et des latrines F en encorbellement sur le dehors. Le second étage (premier pour la ville) (fig. 151) possède des murs pleins vers le dehors, afin de charger et de relier puissamment la construction inférieure, dont le mur circulaire est percé de niches chevauchées et de meurtrières; cet étage est couvert par un plancher.
Le troisième étage (152) présente un chemin de ronde A à ciel ouvert, et, au centre, une salle sous comble, éclairée par deux fenêtres percées dans le mur-pignon D. Outre l'escalier B qui monte de fond, se trouve cependant, à partir du chemin de ronde, un second escalier B'; tous deux montent jusqu'au sommet de deux guettes qui flanquent le pignon D.
En se plaçant, le dos au pignon, sur le pavé du rez-de-chaussée (plan fig. 149), et regardant du côté de la défense, nous voyons (153) quelle est la construction intérieure de cette tour. Nous supposons la voûte séparant le rez-de-chaussée du premier étage démolie, afin de faire comprendre la disposition des niches intérieures formant meurtrières, chevauchées et portant les pleins sur les vides, pour découvrir tous les points de la circonférence à l'extérieur, et aussi pour couper les piles et éviter les ruptures verticales, conformément au système adopté pour les tours de Coucy, expliqué plus haut. La simplicité de cette construction, sa solidité, le soin avec lequel les parements sont appareillés en belles pierres de taille à l'intérieur et à l'extérieur, indiquent assez l'attention que les architectes de la fin du XIIIe siècle donnaient à l'exécution de ces bâtisses, comment ils sacrifiaient tout au besoin de la défense, comme ils savaient soumettre leurs méthodes aux divers genres de construction.
En parcourant les fortifications élevées autour de la cité de Carcassonne, sous Philippe le Hardi, on ne supposerait guère que, peu d'années plus tard, on élevait, dans la même ville, le choeur de l'église de Saint-Nazaire, dont nous avons présenté quelques parties à nos lecteurs.
La tour du Trésau est couverte par un comble aigu formant croupe conique du côté de la campagne, et qui vient, du côté de la ville, s'appuyer sur un pignon percé de fenêtres éclairant les divers étages. Si nous faisons une coupe transversale sur la tour en regardant le pignon, nous obtenons la fig. 154. En examinant les plans, on voit que ce mur-pignon est, relativement à sa hauteur, peu épais. Mais, de ce côté, il s'agissait seulement de se clore à la gorge de la tour, et ce mur est d'ailleurs solidement maintenu dans son plan vertical par les deux guettes FF, qui, par leur assiette et leur poids, présentent deux points d'appui d'une grande solidité. La jonction de la couverture avec le pignon est bien abritée par ces degrés qui forment solins sur le parement intérieur et qui facilitent la surveillance des parties supérieures de la tour. La toiture (dont la pente est indiquée par la ligne ponctuée IK) repose sur les deux grands bahuts K séparant absolument le chemin de ronde F de la salle centrale. Au niveau du rempart, le chemin de ronde G pourtourne la construction du côté de la ville, dont le sol est en CD, comme celui du dehors est en AB.
D'ailleurs, le soin apporté dans les conceptions d'ensemble de ces édifices militaires se manifeste jusque dans les moindres détails. On retrouve partout la marque d'une observation réfléchie et d'une expérience consommée. Ainsi, sans nous étendre trop sur ces détails qui trouvent leur place dans les articles du Dictionnaire, nous nous bornerons à signaler une de ces dispositions intérieures de la structure des fortifications de Carcassonne à la fin du XIIIe siècle. Quelques-unes des tours les plus exposées aux efforts de l'assaillant sont munies, à leur partie antérieure, de becs saillants destinés à éloigner les pionniers et à offrir une résistance puissante aux coups du mouton (bélier) (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE, TOUR). Or voici, dans ce cas particulier, comment est disposé l'appareil des assises (155).
Les joints des pierres, dans la partie antérieure de la tour, ne sont point tracés normaux à la courbe, mais à 45 degrés par rapport à l'axe AB; de sorte que l'action du mouton sur le bec saillant (point le mieux défilé et par conséquent le plus attaquable) est neutralisée par la direction de ces joints, qui reportent la percussion aux points de jonction de la tour avec les courtines voisines. Si l'assiégeant emploie la sape, après avoir creusé sous le bec et même au-delà, il trouve des joints de pierre qui ne le conduisent pas au centre de la tour, mais qui l'obligent à un travail long et pénible, car il lui faut entamer au poinçon chaque bloc qui se présente obliquement, et il ne peut les desceller aussi facilement que s'ils étaient taillés en forme de coins. Dans notre figure, nous avons tracé l'appareil de deux assises par des lignes pleines et des lignes ponctuées.
Lorsque l'architecture religieuse et civile se charge d'ornements superflus, que la construction devient de plus en plus recherchée, pendant les XIVe et XVe siècles, la construction militaire, au contraire, emploie chaque jour des méthodes plus sûres, des moyens plus simples et des procédés d'une plus grande résistance. Les constructions militaires de la fin du XIVe siècle et du commencement du XVe adoptent partout le plein-cintre et l'arc surbaissé; l'appareil est fait avec un soin particulier; les maçonneries de blocages sont excellentes et bien garnies, ce qui est rare dans les constructions religieuses. On évite toute cause de dépense inutile. Ainsi, par exemple, les arcs des voûtes qui, au XIIIe siècle et au XIVe encore, retombent sur des culs-de-lampe, pénètrent dans les parements, ainsi que l'indique la fig. 156 52.
Les sommiers de l'arc ogive sont pris dans les assises de parements de la tour. Il n'y a plus de formerets: ce membre paraît superflu avec raison. Le premier claveau A des remplissages des voûtes tient lui-même au parement; une simple rainure taillée dans ce parement reçoit les autres moellons remplissant les triangles entre les arcs. En même temps que tous les détails de la construction deviennent plus simples, d'une exécution moins dispendieuse, l'appareil se perfectionne, les matériaux sont mieux choisis en raison de la place qu'ils doivent occuper; les parements sont dressés avec un soin extrême jusque dans les fondations, car il s'agit de ne laisser prise sur aucun point au travail du mineur. Si l'on bâtit sur le roc, celui-ci est dérasé avec toute la perfection que l'on donne à un lit de pierres de taille; si le rocher présente des anfractuosités, des vides, ils sont bouchés au moyen de bonnes assises. On reconnaît sur tous les points cette surveillance, cette attention, ce scrupule qui sont, pour les constructeurs, le signe le plus évident d'un art très-parfait, d'une méthode suivie.
L'artillerie à feu vient arrêter les architectes au moment où ils ont poussé aussi loin que possible l'étude et la pratique de la construction militaire. Devant elle, ces raffinements de la défense deviennent inutiles; il faut opposer à ce nouveau moyen de destruction des masses énormes de maçonnerie ou des terrassements. Le canon, en bouleversant ces parapets couverts et ces mâchicoulis si bien disposés, en écrétant les remparts, en les sapant à la base, ne permet plus l'emploi de ces combinaisons ingénieuses faites pour résister à l'attaque rapprochée. Et cependant telle était la puissance de beaucoup de places fortes aux XIVe et XVe siècles, qu'il a fallu souvent des siéges en règle pour y faire brèche et les réduire. Afin de ne pas étendre davantage cet article déjà fort long, nous renvoyons nos lecteurs, pour l'étude des détails de la fortification au moyen âge, aux mots ARCHITECTURE MILITAIRE, BOULEVARD, CHÂTEAU, COURTINE, CRÉNEAU, DONJON, ÉCHAUGUETTE, MÂCHICOULIS, PORTE, SIÉGE, TOUR.
Note 47: (retour) En Normandie, il existait, pendant le moyen âge, une classe de paysans désignés sous le nom général de bordiers. Les bordiers étaient assujettis aux travaux les plus pénibles, et entre autres aux ouvrages de bâtiments, tels que transports de matériaux, terrassements, etc.; en un mot, ils aidaient les maçons. (Voy. Étud. sur la condit. de la classe agric. en Normandie au moyen âge, par Léop. Delisle, 1851, p. 15, 20, 79, 83, et les notes p. 709.)
Note 49: (retour) Les marques gravées sur les parements vus, par les tailleurs de pierre, étaient faites pour permettre au chef d'atelier de constater le travail de chacun; ces marques prouvent que le travail était payé à la pièce, à la tâche, et non à la journée (voy. CORPORATION); de plus, elles donnent le nombre des ouvriers employés, puisque chacun avait la sienne.
Note 50: (retour) Il faut remarquer ici que le mortier a d'autant plus de force de cohésion, qu'il se trouve en plus grande masse; un lit de mortier très-mince est brûlé (comme disent les maçons) par la pierre, et n'est plus qu'une lame poudreuse, gercée, sans adhérence, parce qu'en posant les pierres, celles-ci boivent rapidement l'eau contenue dans le mortier, et que celui-ci, se desséchant trop vite, perd sa qualité.
CONTRE-COURBE, s. f. C'est le nom que l'on donne aujourd'hui aux courbes renversées qui terminent un arc en tiers-point à son sommet. Les contre-courbes forment l'extrémité supérieure d'un arc en accolade (voy. ACCOLADE). C'est pendant le XIVe siècle que l'on voit poindre les contre-courbes au sommet des arcs aigus. Elles ne prennent d'abord que peu d'importance, puis peu à peu elles se développent et deviennent un des motifs les plus riches de l'architecture gothique à son déclin. On voit déjà des contre-courbes surmonter les archivoltes des fenêtres éclairant les chapelles au nord de la cathédrale d'Amiens, et ces chapelles datent de 1375.
Voici comme se tracent les contre-courbes; en règle générale, les contre-courbes prennent d'autant moins d'importance que les arcs sont plus aigus. Ainsi (1) soit un arc brisé ABC, ayant les centres des deux courbes en A et B: c'est un arc en tiers-point parfait. Dans ce cas, les contre-courbes ne prennent guère naissance qu'au cinquième de la courbe en D. Tirant une ligne de B en D et la prolongeant jusqu'à sa rencontre avec l'axe OX de l'arc, puis une seconde ligne de A en D également prolongée, on élève une perpendiculaire sur le milieu de la ligne DE. La rencontre de cette perpendiculaire avec la ligne AD prolongée donne le point F, qui est le centre d'une des contre-courbes, lesquelles devront dès lors se toucher au point E. Si l'arc est moins aigu et que ses centres soient placés aux points G qui divisent la base de cet arc en trois parties, chaque courbe sera divisée en quatre parties, et la naissance de la contre-courbe sera en H. On procédera comme ci-dessus, tirant une ligne IH prolongée jusqu'à sa rencontre avec l'axe OX, puis une seconde ligne GH prolongée; on élèvera une perpendiculaire sur le milieu de la ligne HK, et la rencontre de cette perpendiculaire avec la ligne GH prolongée donnera en L le centre de la contre-courbe. Si l'arc est plein cintre ou surbaissé, ainsi qu'il arrive fréquemment au commencement du XVIe siècle (tracé P), la contre-courbe prendra naissance en R, moitié du quart de cercle ST, et, employant la même méthode, on obtiendra la contre-courbe RV. Les profils de l'archivolte étant UU', l'opération devra être faite sur l'arête Z du membre saillant de cette archivolte; on obtiendra ainsi le tracé Y, de manière que les différents membres a des moulures aient leur contre-courbe pénétrant dans la courbe maîtresse. Quant à l'espace b, il ne se creuse pas habituellement plus profondément que le nu d du mur, et il se décore d'ornements, de bas-reliefs, ou reste plat; le membre saillant seul de l'archivolte forme la contre-courbe. Au XVIe siècle, on rencontre souvent des archivoltes à contre-courbes brisées, ainsi que l'indique le tracé Q, les rayons gh, iR étant égaux entre eux. Ce sont ces abus des formes de l'art gothique qui ont été repoussés avec raison par les architectes de la renaissance, et il faut dire que c'est presque toujours sur ces abus que l'on veut juger cet art, qui certes pouvait se passer de recherches d'autant moins motivées qu'elles contrarient l'appareil et gênent le constructeur. Mais les architectes des derniers temps du moyen âge avaient été amenés peu à peu à surmonter les arcs brisés de ce membre inutile par la prédominance croissante de la ligne verticale sur la ligne horizontale. Les arcs brisés eux-mêmes leur semblaient contrarier, par leur courbe terminée au sommet, les lignes ascendantes des édifices; il fallait que ces arcs arrivassent, comme toutes les parties de l'architecture, à la ligne verticale. On est toujours disposé à l'indulgence pour les artistes qui, bien qu'engagés dans une voie fausse, rachètent le vice du principe par une exécution parfaite et un certain goût dans les détails. C'est ce qui arrive lorsque l'on examine nos édifices de la fin du XVe siècle. Sans approuver les abus dans lesquels ils tombent, la recherche dans la combinaison des formes, on est souvent séduit par le charme qu'ils ont su répandre dans les infinis détails de ces combinaisons. Les artistes de l'Île-de-France ont été les seuls qui, à cette époque de décadence, aient su conserver une certaine modération; chez eux on aperçoit toujours la marque d'un goût épuré, même à travers leurs erreurs. Et pour ne parler ici que des contre-courbes surmontant les archivoltes, nous les voyons dans cette province privilégiée, donner à cette singulière innovation des formes, des proportions relatives, que l'on ne pourrait trouver ailleurs. Ils se gardent d'appliquer les contre-courbes à de grandes archivoltes, ce qui est toujours d'un effet lourd et disgracieux; ils les tracent seulement au-dessus d'arcs secondaires, et souvent ils dissimulent leur aiguïté supérieure en rectifiant quelque peu la courbe donnée par le trait de compas. Il nous suffira d'un exemple pour faire ressortir cette observation. Dans la cour du charmant hôtel de la Trémoille que nous avons vu démolir en 1841 (non sans regrets, car cette destruction a été un acte de vandalisme inutile et auquel il eût été facile de ne pas se livrer), il existait une tourelle dont la partie saillante était portée sur deux colonnes 53. Une archivolte surmontait ces deux points d'appui, et elle était taillée à contre-courbure. (Voir ci-contre la fig. 2.)
On voit qu'ici l'architecte a tracé les contre-courbes, non point seulement au moyen de deux traits de compas, mais en rectifiant l'aiguïté, ainsi que nous venons de le dire. Cette archivolte n'a qu'un mètre environ d'ouverture et n'est point appareillée en claveaux; sa partie supérieure est prise dans une seule assise reposant sur deux sommiers. Ce n'est donc qu'une décoration, et les contre-courbes marient adroitement le sommet de l'arc avec les nombreux membres verticaux dont la tourelle est garnie du haut en bas. Il en est de cet exemple comme de toute oeuvre d'art: chacun peut connaître la règle, mais il n'y a que les artistes de goût qui savent l'appliquer comme il convient. Dans les monuments nombreux du XVe siècle qui couvrent la France et l'Allemagne, les contre-courbes sont rarement tracées avec autant de finesse; leurs naissances, placées trop bas ou trop haut, écrasent l'arc inférieur ou ne se marient pas avec ses branches. Ajoutons que les contre-courbes ne produisent jamais un bon effet que lorsqu'elles surmontent des arcs d'un petit diamètre.
CONTRE-FICHE, s. f. Pièce de charpente inclinée, dont la fonction est de servir d'étai dans la charpenterie (voy. CHARPENTE). La pièce A (1) est une contre-fiche.
CONTRE-FORT, s. m. Pilier, pilare. C'est un renfort de la maçonnerie élevé au droit d'une charge ou d'une poussée. Il n'est pas nécessaire d'expliquer ici la fonction du contre-fort, cette fonction étant longuement développée dans l'article CONSTRUCTION. Nous nous bornerons à signaler les différentes formes apparentes données aux contre-forts dans les édifices religieux et civils, et les transformations que ce membre de l'architecture a subies du Xe au XVIe siècle.
Les Romains, ayant adopté la voûte d'arête dans leurs édifices, durent
nécessairement chercher les moyens propres à maintenir l'effet de
poussée de ces voûtes. Ils trouvèrent ces masses résistantes dans la
combinaison du plan des édifices, ce que l'on peut reconnaître en
visitant les salles des Thermes, et particulièrement l'édifice connu à
Rome sous le nom de basilique de Constantin. Mais lorsque les barbares
s'emparèrent des dernières traditions de l'art de la construction
laissées par les Romains, ils ne trouvèrent pas des artistes assez
savants ou éclairés pour comprendre ce qu'il y a de sage et de raisonné
dans les plans des édifices voûtés de l'antiquité romaine; cherchant à
imiter les plans des basiliques latines, voulant voûter d'abord les nefs
latérales, ils furent conduits forcément à résister extérieurement à la
poussée de ces voûtes par des renforts en maçonnerie auxquels ils
donnèrent d'abord l'apparence de colonnes ou demi-cylindres engagés,
puis bientôt de piliers carrés montant jusqu'aux corniches.
Parmi les contre-forts les plus anciens du moyen âge, on peut citer ceux qui maintiennent les murs de l'église de Saint-Remy de Reims (Xe siècle). Ce sont des demi-cylindres (1) consolidant les murs des collatéraux au droit des poussées des voûtes, et les murs de la nef centrale au droit des fermes de la charpente; car alors cette nef centrale n'était point voûtée. Ces contre-forts primitifs sont couronnés soit par des cônes, soit par des chapiteaux qui souvent ne portent rien. La forme cylindrique fut bientôt abandonnée dans le nord pour les contre-forts, tandis que cette forme persiste dans l'ouest jusque vers le milieu du XIIe siècle. On voit encore, dans le Beauvoisis, quantité d'églises ou d'édifices monastiques qui adoptent la forme angulaire pour les contre-forts, très-large à la base et assez étroite au sommet pour ne pas dépasser la saillie de la corniche. Nous en donnerons ici un exemple, tiré de la petite église d'Allonne, dont le chevet paraît avoir été construit vers la fin du XIe siècle(2).
Ces contre-forts maintiennent la poussée des voûtes d'arête, et ils sont composés de façon à pouvoir former retour d'équerre, ainsi que l'indique le plan A. Leur sommet, qui n'est plus qu'un pilastre de 0,20 c. de saillie environ, est terminé par un ornement sculpté B, figurant à peu près un chapiteau sur lequel repose la tablette servant de corniche. Cependant les contre-forts rectangulaires primitifs, peu saillants, sont généralement couronnés et empattés, ainsi que l'indique la fig. 3, dans l'Île-de-France, la Champagne, la Bourgogne et la Normandie; mais dans cette dernière province, dès le XIe siècle, ils se composent souvent de deux ou trois corps retraités en section horizontale, tandis qu'en élévation ils montent de fond, sans ressauts: tels sont les contre-forts qui flanquent la façade de l'église abbatiale de Saint-Étienne à Caen (4). D'ailleurs, contrairement à la méthode bourguignonne et champenoise, ces contre-forts normands anciens, dans les constructions monumentales, sont élevés en assises basses, régulières, de même hauteur que celles composant les parements des murs et se reliant parfaitement avec elles. Mais dans les bâtisses élevées avec économie, n'ayant que des murs en moellonnages enduits, les contre-forts normands se composent d'assises inégales et souvent de carreaux posés en délit. Alors, quelquefois, les fenêtres éclairant les intérieurs sont percées dans l'axe même des contre-forts; c'est un moyen d'éviter les fournitures de pierres qui devraient être faites pour former les jambages et archivoltes de ces fenêtres, si elles étaient percées entre les contre-forts. Il est entendu que ces baies ouvertes au milieu des piles ne peuvent appartenir qu'à des édifices non voûtés et couverts par des lambris en charpente.
Nous connaissons plusieurs exemples de cette disposition singulière, l'un dans l'église de Saint-Laurent près Falaise (5), l'autre dans celle de Montgaroult (Orne)(6), un troisième à Écajeul près Mézidon 54.
Nous donnons ailleurs, à l'article CONSTRUCTION, les procédés d'appareil employés pendant l'époque romane pour élever des contre-forts en pierre et les relier aux murs. Nous n'aurons donc à nous occuper ici que des formes données à ces points d'appui pendant le moyen âge.
On admettra facilement que les édifices étant très-simples à l'extérieur, avant le XIIe siècle, les contre-forts dussent participer à cette simplicité et qu'ils dussent aussi présenter des saillies assez faibles, puisque les murs étaient eux-mêmes très-épais. En effet, ils n'étaient guère alors qu'une chaîne de pierre, saillante, renforçant les points d'appui principaux, et ils étaient terminés à leur sommet ainsi que l'indiquent les figures précédentes, ou ils se trouvaient couverts par la tablette de la corniche, conformément au tracé (7), ne débordant pas la saillie de celle-ci.
Mais lorsque au XIIe siècle le système de construction employé jusqu'alors fut modifié par l'école laïque, que cette école, laissant de côté les traditions romaines, put appliquer avec méthode les principes de la construction gothique, le contre-fort devint le membre principal de tout édifice voûté. Les murs ne furent plus que des remplissages destinés à clore les vaisseaux, des sortes d'écrans, n'ajoutant rien ou peu de chose à la stabilité. À l'extérieur alors, les contre-forts constituant à eux seuls les édifices couverts par des voûtes en maçonnerie, il fallut faire apparaître franchement leur fonction, leur donner des formes en rapport avec cette fonction, et les décorer autant que peut l'être tout membre d'architecture qui doit non-seulement être solide, mais conserver encore l'apparence de la force. Ce n'est cependant que par des transitions que les premiers architectes gothiques arrivent à oser donner aux contre-forts l'importance qu'ils devaient prendre dans des constructions de ce genre. Leurs premiers essais sont timides; les traditions de l'architecture romane ont sur eux un reste d'influence à laquelle ils ne peuvent se soustraire brusquement. Il est clair que tout en voulant adopter, à l'intérieur, leur nouveau système de voûtes, ils cherchent à conserver, à l'extérieur des édifices, l'apparence romane à laquelle les yeux s'étaient habitués, ou que si, par force, les contre-forts doivent présenter un relief assez considérable sur le nu des murs, ils essayent de rappeler, dans la manière de les décorer, des formes d'architecture qui appartiennent plutôt à des piliers portant une charge verticale qu'à des piliers buttants. Ces tentatives sont évidentes dans le Beauvoisis, fertile en édifices voûtés de l'époque de transition. Nous en donnons deux exemples à nos lecteurs.
Le contre-fort (8) épaule le mur des collatéraux de la nef de l'église de Saint-Étienne de Beauvais (XIIe siècle); il est, comme toute la maçonnerie de cet édifice, construit en petits matériaux, et les colonnettes supérieures paraissant supporter la corniche sont montées en assises se reliant à la bâtisse.
Le contre-fort (9), plus saillant que ceux de l'église de Saint-Étienne, appartient à l'ancienne collégiale de Saint-Évremont à Creil (XIIe siècle). On voit ici que l'architecte n'a eu d'autre idée, pour décorer ce pilier buttant, que de lui donner l'apparence d'un pilastre décoré de chapiteaux. Ne sachant trop comment amortir ce pilier, il l'a couvert d'un talus en pierre décoré d'écailles simulant des tuiles. Le parti de décorer les contre-forts par des colonnettes engagées aux angles et destinées à en dissimuler la sécheresse appartient, pendant les XIIe et XIIIe siècles, presque exclusivement aux bassins de l'Oise et de l'Aisne. Mais on s'aperçoit néanmoins que les architectes de cette contrée, déjà fort habiles, au XIIe siècle, dans la construction des voûtes, sont assez embarrassés de savoir comment faire concorder les retraites successives qu'ils doivent donner aux piliers buttants pour résister aux poussées obliques des voûtes avec l'apparence de support vertical conservé à ces piliers. On reconnaît la trace de ces incertitudes dans les contre-forts d'angle de la tour sud de l'église de Saint-Leu d'Esserent, contre-fort dont nous donnons les membres superposés (10).
À propos de ces contre-forts d'angle, il faut ici observer qu'il se présentait une difficulté à laquelle les architectes du XIIe siècle ne donnèrent pas tout d'abord la solution la plus naturelle. Si ces contre-forts épaulaient une tour, par exemple, dont les murs, à cause de leur élévation, doivent se retraiter à chaque étage, il arrivait que, plantant leurs contre-forts à rez-de-chaussée, ainsi que l'indique la fig. 11, ils ne savaient comment relier la tête de ces contre-forts avec le point B, angle de l'étage supérieur de la tour; il leur fallait élever les parements EF de ces contre-forts verticalement et retraiter les parements GH pour atteindre ce point B, ce qui produisait un mauvais effet, les contre-forts paraissant s'élever de travers, ainsi que le démontre la fig. 10. Pour éviter ce défaut, le moyen était bien simple; aussi, après quelques tâtonnements, fut-il employé: c'était (11 bis) d'élever les contre-forts au droit des parements intérieur et extérieur de l'étage supérieur ABC, et de laisser ressortir dans l'angle K les empattements des étages inférieurs des murs. Cette méthode fut, depuis lors, invariablement suivie par les constructeurs gothiques.
Sur les parois de l'église de Saint-Martin de Laon, citée plus haut, et dont la construction date du milieu du XIIe siècle, on voit déjà des contre-forts composés avec art et se reliant bien à la bâtisse. Le pignon du transsept méridional de cette église possède des contre-forts d'angle qui se retraitent adroitement, et un contre-fort posé dans l'axe sous la rose, afin de bien épauler le mur (voy. PIGNON). Le bandeau, sous les fenêtres inférieures, pourtourne ces contre-forts et sert de première assise au talus de leur seconde retraite. Au-dessus ce sont les tailloirs des chapiteaux de ces mêmes fenêtres qui commencent la troisième retraite, plus forte sur la face que sur les côtés, afin de ne pas diminuer trop brusquement la largeur de ces piles. Le contre-fort central seul reçoit un troisième bandeau se mariant avec les archivoltes des secondes fenêtres, tandis que les contre-forts d'angle s'arrêtent, par un simple talus, sous ce bandeau. Avec cette liberté, qui est une des qualités de l'architecture du XIIe siècle au moment où elle quitte les traditions romanes, les constructeurs de l'église de Saint-Martin de Laon, ayant eu l'idée de placer dans les bras de croix trois chapelles carrées orientées, et voulant voûter ces bras au moyen de deux voûtes d'arête seulement, ont dû élever un contre-fort dans l'axe de la chapelle du milieu. Voici comme ils ont procédé pour résoudre ce problème: sur les murs séparatifs des chapelles, ils ont construit deux contre-forts A, A (12), réunis par un arc en tiers-point; puis, sur la clef de cet arc, ils ont élevé le contre-fort B destiné à contre-butter l'arc doubleau et les arcs ogives de la voûte haute. Cette disposition leur a permis de percer une fenêtre sous le contre-fort B, afin d'éclairer le bras de croix au-dessus de l'archivolte d'entrée de la chapelle centrale. Nous voyons encore, à l'extérieur de l'abside de l'église conventuelle de Saint-Leu d'Esserent, une chapelle centrale à deux étages dont les contre-forts supérieurs portent sur les archivoltes des fenêtres inférieures. La pesanteur de ces contre-forts se répartit sur les jambages et trumeaux séparant ces fenêtres. Au XIIIe siècle, les architectes renoncent à chevaucher ainsi les pleins et les vides, les contre-forts portent de fond; cependant il y avait, dans ce procédé de bâtir, une ressource précieuse, en ce qu'elle permettait de diviser inégalement les différents étages d'un édifice, ce qui, dans bien des cas, est commandé par les dispositions intérieures. Jusqu'à la fin du XIIe siècle, on n'avait point encore songé à augmenter la stabilité des contre-forts au moyen d'une charge supérieure; on cherchait à les rendre stables par leur masse et l'assiette de leur section horizontale. Cependant nons voyons déjà, dans l'exemple précédent (fig. 12), que la tête du contre-fort dépasse la corniche de l'édifice et qu'elle est chargée d'un pinacle 55. Mais lorsque les constructeurs diminuèrent les surfaces occupées par les points d'appui, ils suppléèrent à la faible section horizontale de ces points d'appuis par des charges supérieures.
Avant de faire connaître les progrès successifs de la construction du
contre-fort pendant le XIIIe siècle, nous devons signaler certaines
variétés de ce membre important de l'architecture dans les principales
provinces. Dans l'Île-de-France, la Champagne et la Normandie, les
contre-forts affectent généralement la forme rectangulaire, et ils
prennent, dès l'époque romane, l'apparence qui leur convient, celle d'un
pilier buttant, d'une masse résistante. Mais dans les provinces où les
traditions gallo-romaines s'étaient conservées, comme en Bourgogne, en
Auvergne, dans le Poitou, la Saintonge et le Languedoc, jusqu'à la fin
du XIIe siècle, les architectes cherchent à donner à leurs contre-forts
l'apparence d'une ordonnance romaine, c'est-à-dire qu'ils les composent
d'une ou de plusieurs colonnes engagées, surmontées de leurs chapiteaux,
et portant l'entablement, réduit à une simple tablette moulurée.
Nous voyons, à l'extérieur des chapelles absidales des églises d'Auvergne, d'une partie de la Guyenne, du Bas-Languedoc et du Poitou, des contre-forts composés d'après ce système (voy. CHAPELLE, fig. 27 et 33). En Bourgogne, souvent ces contre-forts-colonnes se terminent par un talus posé sur le chapiteau, ainsi que le fait voir la fig. 13 56. Quelquefois même, les contre-forts du XIIe siècle, dans la Haute-Marne et le long de la Saône, affectent, sur leur face antérieure, la forme de pilastres romains cannelés, avec chapiteaux imités de l'ordre corinthien, comme autour de l'abside de la cathédrale de Langres. Les contre-forts des chapelles absidales de l'église Notre-Dame de Châlons-sur-Marne ne sont que des colonnes engagées, cannelées, dont les chapiteaux portent des statuettes couvertes de dais se mariant avec la corniche. Ces traditions furent complétement rejetées par les artistes du XIIIe siècle. Dans l'architecture de cette époque, et lorsque l'art gothique est franchement adopté, le contre-fort est un contre-fort, et n'essaye plus de se cacher sous une forme empruntée à l'architecture antique. Nous avons un exemple remarquable du contre-fort gothique primitif dans l'abside de l'église de Vétheuil près Mantes. Nous donnons (14) l'élévation de ces contre-forts, et (15) leur plan, à la hauteur du passage extérieur qui règne au-dessous des appuis des fenêtres tout au pourtour du chevet.
Il n'est pas douteux qu'ici l'architecte a voulu opposer à la courbe des pressions exercées par les arcs de la voûte une buttée oblique, résistante par sa masse et par la coupe de son profil, composée d'une succession de retraites, mais qu'il n'a pas songé encore à neutraliser la poussée oblique par une surcharge verticale. On s'aperçut bientôt que ces glacis répétés étaient dégradés par les eaux pluviales tombant en cascade de l'un sur l'autre; qu'il n'était pas besoin de donner aux contre-forts une largeur aussi forte, puisque la résultante des poussées n'agissait que dans leur axe, et qu'il suffisait d'assurer leur stabilité par une largeur proportionnée à leur hauteur, en les considérant comme des portions de murs. Les contre-forts des chapelles absidales de la cathédrale du Mans, bâties vers 1220, en conservant le principe admis à Vétheuil, présentent déjà un perfectionnement sensible.
Ces contre-forts (16) se retraitent au-dessus de chaque glacis, et ils sont couronnés par des gargouilles qui jettent les eaux du comble loin des retraites supérieures. Il faut dire que ces chapelles sont bâties sur le penchant d'un escarpement, et qu'il a fallu donner aux contre-forts un empattement considérable pour maintenir la construction, dont le sol intérieur est élevé de cinq mètres environ au-dessus du sol extérieur. Vers le milieu du XIIIe siècle, les architectes renoncèrent définitivement aux glacis: ils montèrent leurs contre-forts verticalement sur les faces latérales, sauf un empattement à la base, en les retraitant de quelques centimètres seulement sur leur face antérieure au-dessus de chaque bandeau ou larmier qui protégeait les parements de ces faces à différentes hauteurs. C'est ainsi que sont construits les contre-forts de la Sainte-Chapelle du Palais à Paris et ceux des chapelles absidales de la cathédrale d'Amiens (voy. CHAPELLE, fig. 3 et 40). Les contre-forts conservant ainsi à leur sommet une saillie à peu près égale à celle de leur plan au niveau du sol, on eut l'idée de les couronner par la corniche qui servait de chéneau et de placer aux angles saillants de cette corniche ou au milieu de leur larmier des gargouilles qui, dans cette position, rejetaient les eaux pluviales loin des parements. Au-dessus de la corniche, on éleva des pinacles qui, par leur poids, augmentaient la stabilité des contre-forts. La construction devenant, à la fin du XIIIe siècle, de plus en plus légère, les architectes, cherchant sans cesse les moyens de diminuer le cube des matériaux en conservant la stabilité de leur bâtisse par des charges verticales, n'élevèrent souvent alors leurs contre-forts que jusqu'au point de la poussée des voûtes, et, sur ces piles engagées, ils montèrent des pinacles détachés de la construction n'ayant plus d'autre effet que de charger la portion buttante des piles. On trouve un des meilleurs exemples de cette sorte de construction autour des chapelles absidales de la cathédrale de Séez (fin du XIIe siècle) (17).
La poussée des voûtes n'agit pas au-dessus du niveau A. Là, le contre-fort se termine par un pignon et cesse de se relier à l'angle de la chapelle; à cheval sur le pignon, s'élève un pinacle détaché B, relié seulement à la bâtisse par la gargouille qui le traverse et par le bloc C qui participe à la balustrade. Ainsi, ce pinacle charge le contre-fort, sert de support à la gargouille, maintient l'angle saillant de la balustrade, n'a pas l'apparence lourde du contre-fort montant d'une venue jusqu'à la corniche, et sert de transition entre les parties inférieures massives et la légèreté des couronnements, en donnant de la fermeté aux angles saillants des chapelles.
Vers le milieu du XIIIe siècle, dans les édifices religieux et les salles voûtées, les architectes avaient pris le parti de supprimer entièrement les murs et d'ouvrir, sous les formerets des voûtes, des fenêtres qui occupaient l'intervalle laissé entre deux contre-forts (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, CONSTRUCTION). Cette disposition, donnée par le système de la construction qui tendait de plus en plus à reporter la charge sur ces contre-forts, donnait une apparence très-riche à l'extérieur des édifices, en occupant par des fenestrages à meneaux tous les espaces laissés libres, mais faisait d'autant plus ressortir la nudité des piles extérieures auxquelles il fallait donner une grande solidité. Les architectes furent donc entraînés à décorer aussi les contre-forts, afin de ne pas présenter un contraste choquant entre la légèreté des fenestrages et la lourdeur des piles. C'est ainsi qu'au commencement du XIIIe siècle déjà nous voyons les contre-forts de la cathédrale de Chartres se décorer de niches et de statues. Cette ornementation, d'abord timide, renfermée dans la silhouette donnée par la bâtisse, se développe promptement; elle se marie avec les pinacles supérieurs comme autour de la nef de la cathédrale de Reims (voy. PINACLE), comme aussi sur la face occidentale de la grand'salle synodale de Sens (voy. SALLE), vers 1240. Jusqu'au XVe siècle, cependant, les contre-forts conservent l'aspect de force et de solidité qui leur convient; pendant le XIVe siècle même, il semble que les architectes renoncent à décorer leurs faces: ils se contentent de les surmonter de pinacles très-élevés et très-riches, comme autour des chapelles de la cathédrale de Paris. Mais n'oublions pas que le XIVe siècle, qui souvent tombe dans l'excès de légèreté, est généralement sobre de sculpture. Parmi les contre-forts les plus richement ornés de la fin du XIIIe siècle et du commencement du XIVe, on peut citer ceux du choeur de l'église de Saint-Urbain de Troyes. La décoration de ces contre-forts ne consiste toutefois qu'en un placage de pierres en délit superposées et attachées par des crampons aux piles construites en assises (voy. CONSTRUCTION, fig. 103). Ce système de revêtements décoratifs, fort en usage au XIIIe siècle, est complétement abandonné par les architectes du siècle suivant, qui sont avant tout des constructeurs habiles, et ne laissent à l'imagination de l'artiste qu'une faible place.
Vers la fin du XIVe siècle, on commence à modifier l'épannelage des contre-forts, qui jusqu'alors conservaient leurs faces parallèles et perpendiculaires au nu des murs; on cherche à dissimuler la rigidité de leurs angles, à diminuer l'obscurité produite par leurs fortes saillies, en posant leurs assises diagonalement, ainsi que l'indique la fig. 18. Au moyen des pans abattus AB, on obtenait des dégagements; les fenestrages placés entre eux étaient moins masqués et recevaient plus de lumière du dehors. Les deux carrés se pénétrant, corne en face, permettaient une superposition de pyramides d'un effet assez heureux. Il existe de très-jolis contre-forts construits d'après ce système le long des chapelles de la nef de la cathédrale d'Évreux (19).
L'époque gothique à son déclin ne fit que surcharger de détails ces membres essentiels de l'architecture, au point de leur enlever leur caractère de piliers de renfort. Leurs sections horizontales ne présentèrent plus que d'étranges complications de courbes et de carrés se pénétrant, laissant des niches pour des statuettes, formant des culs-de-lampe pour les supporter; tout cela tracé et taillé avec une science et une perfection extraordinaires, mais ne présentant aux yeux, après tant d'efforts et de difficultés d'exécution, que confusion. Celui qui veut se rendre compte, par exemple, du tracé des gros contre-forts qui épaulent la façade occidentale de la cathédrale de Rouen, et qui furent élevés au commencement du XVIe siècle sous le cardinal d'Amboise, peut passer un mois entier à relever leurs plans, à comprendre les pénétrations des centaines de prismes qui les composent; et cependant ce travail et cette recherche ne produisent, en exécution, qu'un effet désagréable.
Les contre-forts du XVe siècle et du commencement du XVIe se composent généralement d'un corps dont les faces se coupent et se pénètrent suivant des angles à 45 degrés. Ainsi la base est carrée, présentant une face parallèle au mur et deux faces perpendiculaires à ce mur. Au-dessus de la première retraite, le carré, au lieu de présenter un de ses côtés sur la face, présente un angle; les deux côtés diagonaux alors sont flanqués jusqu'à une certaine hauteur de deux appendices à base carrée, les faces parallèles aux faces de la génératrice, et formant des prismes terminés par des pyramides; au-dessus, le contre-fort se présente d'angle et porte des pignons, puis son pinacle.
Le plan (20) donne la
section horizontale de ces sortes de contre-forts, et l'élévation (21)
leur aspect. Ce principe, pendant les derniers temps de l'architecture
gothique, est appliqué avec une monotonie désespérante. Quelquefois, ces
carrés, posés leurs faces parallèles aux parements ou diagonalement, se
subdivisent encore, se creusent en niches, se couvrent d'un plus ou
moins grand nombre de profils; mais le principe est toujours le même
(voy. PINACLE, TRAIT). C'est encore dans l'Île-de-France que les abus de
ces pénétrations sont le moins fréquents et que l'on rencontre,
jusqu'aux derniers efforts du gothique, un goût fin; que l'on sent, chez
les architectes, une sorte de répulsion pour les exagérations.
Le joli hôtel de la Trémoille à Paris, dont la démolition est à jamais regrettable, et qui avait été bâti dans les premières années du XVIe siècle, conservait, au milieu du luxe d'architecture de cette époque, cette sobriété dans les détails et cette raison dans la composition sans lesquelles toute oeuvre d'architecture fatigue les yeux. Un portique voûté, ouvert sur la cour, régnait le long du bâtiment bâti sur la rue. Ces voûtes reposaient sur des piles grêles épaulées par des nerfs saillants tenant lieu de contre-forts et donnant de l'assiette à ces piles 57. Les archivoltes des portiques pénétraient dans les faces obliques des contre-forts, de manière à marier les courbes avec les points d'appui verticaux. À l'hôtel de la Trémoille, on ne trouvait pas ces surcharges de dais, de culs-de-lampe, ces pénétrations de prismes qui donnent à un édifice l'apparence d'une oeuvre d'orfévrerie faite pour être curieusement examinée de près. La construction de cette habitation était si bien entendue que, malgré l'extrême légèreté des piles et la poussée des voûtes, rien n'avait bougé; cependant, lorsque la démolition se fit, on ne trouva aucun chaînage de fer au niveau du premier étage. Il va sans dire qu'au niveau des naissances des arcs des voûtes on n'avait pas placé, comme dans les portiques de l'architecture italienne, ces barres de fer horizontales qui accusent si brutalement l'impuissance des constructeurs.
La renaissance se trouva évidemment fort embarrassée lorsque la nécessité l'obligeait à placer des contre-forts à l'extérieur des édifices pour résister à des poussées. Elle n'imagina rien de mieux que de les décorer de pilastres ou de colonnes empruntées à l'art romain. Quelquefois, comme dans la cour du château vieux de Saint-Germain-en-Laye, elle les réunit aux différents étages de la construction par des arcs formant galerie ou balcons; mais c'était encore là une tradition gothique dont nous indiquons l'origine dans notre article sur la CONSTRUCTION, fig. 120. Elle ne tarda pas à s'éteindre comme les autres, et lorsqu'il fallut absolument établir des contre-forts devant les façades des bâtiments religieux ou civils, on superposa des ordres romains les uns sur les autres. Si cette application singulière des ordres antiques produisit un grand effet (ce que nous nous garderons de décider, puisque c'est matière de goût), elle eut pour résultat de dissimuler la véritable fonction du contre-fort; comme construction, d'occasionner des dépenses inutiles et d'étager plusieurs corniches les unes sur les autres: or, ces corniches répétées ont l'inconvénient d'arrêter les eaux pluviales et de faire pénétrer l'humidité dans les maçonneries. Mais n'oublions pas que l'affaire importante, pour les architectes, depuis la fin du XVIe siècle, c'était de chercher des prétextes pour placer des colonnes, n'importe où ni comment. Chacun voulait avoir élevé un ou plusieurs ordres, et tout le monde trouvait cela fort beau. Dès l'instant qu'en architecture on sort des règles imposées par le bons sens et la raison, nous avouons que, pour nous, il importe assez peu que les formes adoptées soient empruntées aux Romains ou aux gothiques. On a fini par considérer le contre-fort comme un aveu d'impuissance, et par les supprimer dans les constructions modernes; mais comme il faut que les maçonneries se tiennent debout, que les poussées soient contre-buttées et que le dévers ou le bouclement des murs soit arrêté dans des bâtiments vastes, on a pris le parti de donner aux murs l'épaisseur qu'on eût dû donner seulement à quelques piles isolées, aux contre-forts en un mot. Les maçonneries étant estimées en raison du cube en oeuvre, c'est ainsi qu'on est arrivé à payer très-cher le plaisir de dire et de répéter que les constructeurs gothiques étaient des barbares; et ce qui est plaisant, c'est d'entendre dire très-sérieusement à ceux qui payent ces gros murs inutiles, que les contre-forts accusent l'ignorance des constructeurs.
COQ, s. m. Guillaume Durand 58, dans son Rational des divins offices, s'exprime ainsi à propos du coq qui surmonte le point culminant de l'église en Occident:
«Le coq, placé sur l'église, est l'image des prédicateurs, car le coq veille dans la nuit sombre, marque les heures par son chant, réveille ceux qui dorment, célèbre le jour qui s'approche; mais d'abord il se réveille et s'excite lui-même à chanter, en battant ses flancs de ses ailes. Toutes ces choses ne sont pas sans mystère; car la nuit, c'est ce siècle; ceux qui dorment, ce sont les fils de cette nuit, couchés dans leurs iniquités; le coq représente les prédicateurs qui prêchent à voix haute et réveillent ceux qui dorment, afin qu'ils rejettent les oeuvres de ténèbres, et ils crient: «Malheur à ceux qui dorment! lève-toi, toi qui dors!» Ils annoncent la lumière à venir, lorsqu'ils prêchent le jour du jugement et la gloire future; mais, pleins de prudence, avant de prêcher aux autres la pratique des vertus, ils se réveillent du sommeil du péché et châtient leur propre corps. L'apôtre lui-même en est témoin, quand il dit: «Je châtie mon corps, et je le réduis en servitude, de peur que par hasard, après avoir prêché aux autres, je ne vienne moi-même à être réprouvé.» Et de même que le coq, les prédicateurs se tournent contre le vent, quand ils résistent fortement à ceux qui se révoltent contre Dieu, en les reprenant et en les convainquant de leurs crimes, de peur qu'ils ne soient accusés d'avoir fui à l'approche du loup. La verge de fer sur laquelle le coq est perché représente la parole inflexible du prédicateur, et montre qu'il ne doit pas parler de l'esprit de l'homme, mais de celui de Dieu, selon cette parole: «Si quelqu'un parle, que ce soit les discours de Dieu...» Et parce que cette verge elle-même est posée au-dessus de la croix ou du faîte de l'église, cela signifie que les Écritures sont consommées et confirmées...»
Ainsi donc, au XIIIe siècle, il était bien entendu que le coq placé au sommet des clochers était un symbole; de plus, il est clair que ce coq était mobile et servait de girouette. Mais, bien avant cette époque, il est question de coqs posés sur les flèches des églises. La tapisserie de Bayeux, qui date au moins du commencement du XIIe siècle, nous représente un coq sur l'église abbatiale de Westminster, et ce coq, contrairement aux usages modernes, a les ailes éployées 59.
Walstan, auteur du Xe siècle, dans le livre de la Vie de saint Switin, parle d'une manière assez poétique du coq placé au sommet de l'église que l'évêque Elfège avait fait bâtir à Winchester 60:
«Un coq d'une forme élégante, et tout resplendissant de l'éclat de l'or, occupe le sommet de la tour; il regarde la terre de haut, il domine toute la campagne. Devant lui se présentent et les brillantes étoiles du nord et les nombreuses constellations du zodiaque. Sous ses pieds superbes, il tient le sceptre du commandement, et il voit au-dessous de lui tout le peuple de Winchester. Les autres coqs sont les humbles sujets de celui qu'ils voient ainsi planant au milieu des airs, et commandant avec fierté à tout l'Occident; il affronte les vents qui portent la pluie, et, se retournant sur lui-même, il leur présente audacieusement sa tête. Les efforts terribles de la tempête ne l'ébranlent point, il reçoit avec courage et la neige et les coups de l'ouragan; seul il a aperçu le soleil à la fin de sa course se précipitant dans l'océan, et c'est à lui qu'il est donné de saluer les premiers rayons de l'aurore. Le voyageur qui l'aperçoit de loin fixe sur lui ses regards; sans penser au chemin qu'il a encore à faire, il oublie ses fatigues; il s'avance avec une nouvelle ardeur. Quoiqu'il soit encore en réalité assez loin du terme, ses yeux lui persuadent qu'il y touche.»
Ce symbole de vigilance, de lutte contre les efforts du vent, placé au point le plus élevé des monuments religieux, appartient à l'Occident. Il n'est pas question de coqs placés sur les clochers des églises de l'Italie méridionale. Serait-ce pour cela qu'on les a enlevés de la plupart de nos églises? ou que du moins on ne les replace pas généralement lorsqu'on les restaure?
Nous n'avons point trouvé de coqs de clochers d'une époque ancienne, ou ceux que nous avons pu voir étaient d'un dessin et d'un travail si grossier que nous ne croyons pas nécessaire de les reproduire ici. Nous ne pouvons que souhaiter que les coqs reprennent leur ancienne place; ne fût-ce que comme girouettes, ils ont leur utilité.
CORBEAU, s. m. Support de pierre ou de bois formant saillie sur le parement d'un mur, ayant sa face antérieure moulurée ou sculptée, présentant ses deux faces latérales droites, et recevant, soit une tablette de corniche, soit un bandeau, ou encore une naissance de voûte, une pile en encorbellement, un linteau de porte, une poutre-maîtresse, etc. L'origine véritable du corbeau est donnée par la saillie que présente une solive de bois sur le nu d'un mur, ainsi que l'indique la figure 1, saillie ménagée pour porter un pan-de-bois en encorbellement, un comble, un poteau, etc.
Les Romains, pendant le Bas-Empire, avaient adopté les corbeaux en pierre ou en marbre pour porter en saillie, sur les murs, de petits ordres d'architecture, des chambranles, des pieds-droits, ou encore des tablettes de corniches et de bandeaux. Les architectes de l'époque romane s'emparèrent de ce membre et ne se contentèrent pas seulement de l'employer comme un détail décoratif, ils l'utilisèrent si bien qu'il devint un des moyens de construction très-usité pendant les XIe et XIIe siècles. À leur tour, les architectes de l'époque gothique s'en servirent dans un grand nombre de cas avec succès. Les constructions de bois furent pendant longtemps admises par les barbares devenus les maîtres des Gaules, et lorsqu'ils purent élever des édifices en maçonnerie, ils conservèrent à certains détails de l'architecture les formes données par la charpente; seulement ils imitèrent ces formes en pierre. Les plus anciens corbeaux affectent toujours la forme d'un bout de poutre ou de solive, orné par des profils ou de la sculpture: tels sont les corbeaux que l'on voit dans la nef de l'église de Saint-Menoux près Moulins (IXe ou Xe siècle), et qui supportent une tablette recevant dans l'origine un plafond en charpente (2).
Au-dessous de cette corniche, entre les archivoltes des collatéraux et à l'aplomb des colonnes, on voit aussi des corbeaux sculptés en forme de têtes humaines (3), et qui étaient destinés probablement à recevoir le pied des liens soulageant les entraits de la charpente. Les imagiers des Xe, XIe et XIIe siècles, paraissent avoir pris les corbeaux de pierre comme un des motifs les plus propres à recevoir de la sculpture. Ils les décorent de figures d'hommes et d'animaux, de têtes, de sujets symboliques, tels que les vices et les vertus, les signes du zodiaque, les travaux de l'année; ils s'évertuent à les varier. C'est surtout en Auvergne, dans le Berri, le Poitou, le Bourbonnais et le long de la Garonne, que l'on trouve, sur les édifices de l'époque romane, une quantité prodigieuse de corbeaux d'une exécution remarquable, à dater de la fin du XIe siècle. Ces corbeaux sont presque toujours destinés à porter les tablettes des corniches ou bandeaux.
Bien que les voûtes aient été très-anciennement adoptées dans les édifices de l'Auvergne, cependant la tradition des couvertures en charpente se fait sentir par la présence des corbeaux qui sont conservés sous les tablettes des corniches jusqu'à la fin du XIIe siècle. L'église de Notre-Dame-du-Port à Clermont, celle de Saint-Étienne de Nevers, possèdent des corniches à corbeaux historiés fort intéressants à observer. La plupart affectent la forme donnée par la fig. 4.
C'est évidemment là une imitation d'un bout de solive oeuvrée. Ces rouleaux qui accompagnent le nerf principal ne sont autre chose que les copeaux produits par la main du charpentier pour dégager ce nerf du milieu. Il suffit de savoir comment l'ouvrier peut, avec la bisaiguë, évider le bout d'une solive de façon à y réserver un renfort, pour reconnaître que ces rouleaux reproduisent les copeaux obtenus par le travail du charpentier. Une figure (5) rendra notre explication intelligible pour tout le monde. Soit une solive à l'extrémité de laquelle on veut ménager un renfort A. L'ouvrier enlèvera, des deux côtés de ce renfort, avec sa bisaiguë, une suite de copeaux minces pour ne pas fendre son bois; puis il les coupera à leur base, s'il veut complétement dégager le renfort. Voyant que ces copeaux formaient un ornement, on aura eu l'idée, primitivement, de ne les point couper, et les solives auront été ainsi posées. Plus tard, cette décoration, produite par le procédé d'exécution employé par l'ouvrier, aura été figurée en pierre. C'est ainsi que la plupart des ornements de l'architecture qui ne sont pas imités du règne végétal ou du règne animal prennent leur origine dans les moyens d'exécution les plus naturels.
Si l'on veut chercher l'origine des formes d'un art de convention, comme l'architecture, il faut recourir aux moyens pratiques qui se conservent les mêmes à travers les siècles et se résoudre à étudier ces moyens pratiques, sans quoi on peut faire bien des bévues. Peu à peu, à la place de l'arête centrale renforçant le bout de la solive, et la laissant cependant dégagée de manière à l'allégir, on a figuré des animaux, des têtes; les copeaux latéraux perdent de leur importance, mais se retrouvent encore tracés sur les côtés.
C'est ainsi que sont sculptés la plupart des corbeaux de l'église abbatiale de Saint-Sernin de Toulouse, qui datent du XIIe siècle, et qui sont d'une singulière énergie de composition. Voici l'un d'eux provenant de la corniche de la porte du sud (6).
Les copeaux disparaissent complétement vers le milieu du XIIe siècle, ainsi que nous en avons la preuve en examinant la corniche de l'abside de la petite église du Mas d'Agen (7).
Les corbeaux persistent sous les tablettes des corniches des édifices du Poitou, de la Saintonge et du Berri, jusque pendant les premières années du XIIIe siècle. La belle arcature qui clôt le bas-côté de la nef de la cathédrale de Poitiers (1190 à 1210) est surmontée d'une corniche dont la tablette formant galerie est portée sur de charmants corbeaux ornés de figures (8).
Les corbeaux de pierre disparaissent des corniches pendant le XIIIe siècle, et ne sont plus guère employés que comme supports exceptionnels, pour soutenir des balcons, des encorbellements, des entraits de charpente ou des poutres-maîtresses de planchers.
Voici (9) un riche corbeau découvert près de la cathédrale de Troyes, qui date du commencement du XIIIe siècle, et qui paraît avoir été destiné à supporter une forte saillie, telle que celle d'un balcon, par exemple, ou la poutre-maîtresse d'un plancher. Souvent alors, dans les édifices civils ou militaires, on rencontre de puissants corbeaux de pierre composés de plusieurs assises et remplissant exactement la fonction d'un lien de charpente sous une poutre-maîtresse. Tels sont les corbeaux encore en place dans les salles hautes de la porte Narbonnaise à Carcassonne (fin du XIIIe siècle), et qui soutenaient les énormes entraits des pavillons des deux tours (10). Le constructeur a certainement eu ici l'idée de mettre ce membre de pierre en rapport de formes avec la pièce de bois qu'il soulageait.
La salle d'armes de la ville de Gand, en Belgique, a conservé des corbeaux analogues sous ses poutres-maîtresses (11), mais beaucoup plus riches et figurant exactement un lien reposant sur un corbeau A engagé dans le mur, et portant sous la poutre un chapeau B, ainsi que cela se doit pratiquer dans une oeuvre de charpenterie.
Au XVe siècle, ces formes rigides sont rares, et les corbeaux destinés à porter des poutres sont riches de sculpture, souvent ornés de figures et d'armoiries, mais ne conservent plus l'apparence d'une pièce de bois inclinée ou placée horizontalement et engagée dans la muraille. Tels sont les corbeaux des grand'salles des châteaux de Coucy et de Pierrefonds (12), qui soulageaient les entraits des charpentes.
Les mâchicoulis usités dans les ouvrages militaires des XIVe et XVe siècles sont supportés par des corbeaux composés de trois ou quatre assises en encorbellement (voy, MÂCHICOULIS).
Depuis l'époque romane jusqu'au XVIe siècle, les linteaux des portes en pierre sont habituellement soulagés par des corbeaux saillants sur les tableaux, de façon à diminuer leur portée et par conséquent les chances de rupture. Quand les portes ont une grande importance comme place et comme destination, ces corbeaux sont décorés de sculptures très-riches et exécutées avec un soin particulier, car elles se trouvent toujours placées près de l'oeil. Il existe, sous le linteau de la porte sud de la nef de l'église de Saint-Sernin à Toulouse, deux corbeaux en marbre blanc.
Nous donnons (13) l'un d'eux, qui représente le roi David assis sur deux lions; on voit encore apparaître ici la trace des copeaux latéraux, sous forme d'un simple feston. Cette sculpture appartient au commencement du XIIe siècle. Les linteaux des portes principales de nos grandes églises du XIIIe siècle sont supportés toujours par des corbeaux d'une extrême recherche de sculpture. Nous citerons ceux des portes de la cathédrale de Paris, de la porte nord de l'église de Saint-Denis, ceux des cathédrales de Reims, d'Amiens. Les architectes ont habituellement fait sculpter sur ces corbeaux de portes des figures qui se rattachent aux sujets placés sur les pieds-droits ou les linteaux.
La Bourgogne, si riche en beaux matériaux, présente une variété extraordinaire de corbeaux, et ceux-ci affectent des formes qui appartiennent à cette province. Sans parler des corbeaux fréquemment employés dans les corniches (voy. CORNICHE), ceux qui soutiennent les linteaux de porte ont un caractère de puissance très remarquable. Ils sont renforcés parfois vers leur milieu, afin d'opposer à la pression une plus grande résistance. Nous donnons (14) un de ces corbeaux de la fin du XIIe siècle qui provient de la porte occidentale de l'église de Montréale (Yonne). Plus tard, leurs profils sont encore plus accentués, ainsi que le fait voir la fig. 15 (corbeau provenant d'une des portes du bas-côté du choeur de la cathédrale d'Auxerre, XIIIe siècle).
Au XIIe siècle, les arcs des voûtes sont souvent supportés par des corbeaux. Pendant cette époque de transition, il arrivait que les constructeurs, suivant la donnée romane, n'élevaient des colonnes engagées que pour porter les archivoltes et les arcs doubleaux, et que, voulant bander des arcs ogives, pour recevoir les triangles des voûtes, ils ne trouvaient plus, une fois les piles montées, une assiette convenable pour recevoir les sommiers de ces arcs ogives; alors, au-dessus des chapiteaux des arcs doubleaux, ils posaient un corbeau qui servait de point de départ aux arcs diagonaux. C'est ainsi que sont construites les voûtes du collatéral de la nef de l'église Notre-Dame de Châlons (16) et celles du bas-côté du choeur de la cathédrale de Sens. Dans l'église de Montréale que nous venons de citer, pour ne pas embarrasser le sanctuaire par des piles engagées portant de fond, l'architecte a porté non-seulement les arcs ogives, mais encore l'arc doubleau séparant les deux voûtes qui couvrent l'abside carrée, sur de puissants corbeaux profondément engagés dans la construction (17). Dans cette figure, on voit, en A, le tirant de bois posé pour maintenir la poussée des arcs pendant la construction, et coupé au nu du sommier lorsque cette construction s'est trouvée suffisamment chargée.
Au XIIIe siècle, lorsque les voûtes ne portent pas de fond, elles ne reposent plus sur des corbeaux, mais sur des culs-de-lampe (voy. ce mot). Le corbeau de pierre appartient presque exclusivement à l'époque romane, au XIIe siècle et au commencement du XIIIe. Quant au corbeau de bois, c'est-à-dire aux saillies formées par les poutres ou les solives sur le nu d'un mur, il se retrouve dans toutes les constructions de bois jusqu'à l'époque de la renaissance (voy. CHARPENTE, MAISON, PAN-DE-BOIS, SOLIVE).
CORBEILLE, s. f. Forme génératrice du chapiteau autour de laquelle se groupent les ornements, feuillages ou figures qui le décorent. La corbeille repose, à sa partie inférieure, sur l'astragale, et est surmontée du tailloir ou abaque (voy. CHAPITEAU).
CORDON, s. m. Moulure composée d'un seul membre, qui règne horizontalement sur un mur vertical. Le cordon n'a pas l'importance du bandeau, qui indique toujours une arase de la construction, comme un plancher, par exemple, un étage. Le cordon est un membre intermédiaire dont la place n'est indiquée que par le goût, afin de détruire la nudité de parties verticales trop hautes. On ne trouve de cordons que dans l'architecture romane, car, dans l'architecture gothique, toutes les assises horizontales formant saillie ont toujours une signification réelle et indiquent un sol, une arase.
CORNICHE, s. f, Entablement. Couronnement d'une construction en pierre ou en bois et destiné à recevoir la base du comble. La corniche est un des membres de l'architecture du moyen âge qui indique le mieux combien les principes de cette architecture diffèrent de ceux admis par les Romains.
Dans l'architecture romaine, la corniche appartient à l'entablement, qui lui-même appartient à l'ordre, de sorte que si les Romains superposent plusieurs ordres dans la hauteur d'un monument, ils ont autant de corniches que d'ordres. Ainsi un édifice composé de plusieurs ordres superposés n'est qu'un échafaudage d'édifices placés les uns sur les autres. Bien mieux, si le Romain place un ordre à l'intérieur d'une salle, il lui laisse sa corniche, c'est-à-dire son couronnement destiné à recevoir le comble. Cela peut produire un grand effet, mais ne saurait satisfaire la raison. D'ailleurs, dans les ordres romains, qui sont dérivés des ordres grecs, la corniche, par la forme de ses moulures, sa saillie et les appendices dont elle est accompagnée, indique clairement la présence d'un chéneau, c'est-à-dire la base d'un comble et le canal longitudinal recevant les eaux de pluie coulant sur la surface de ce comble. Or, à quoi bon un chéneau à mi-hauteur d'un mur et surtout à l'intérieur d'une salle voûtée ou lambrissée? Donc, pourquoi une corniche? Nous avons dit ailleurs combien le Romain était peu disposé à raisonner l'enveloppe, la décoration de ses édifices 61. Nous ne leur en faisons pas un reproche, seulement nous constatons ce fait: que, dès l'époque romane, les architectes, si grossiers qu'ils fussent, partaient de principes très-opposés à ceux des Romains, ne se servant des divers membres de l'architecture qu'en raison de leur fonction réelle, dépendante de la structure. Où avaient-ils pris ces principes? Était-ce dans leur propre sentiment, par leur seule faculté de raisonner? Était-ce dans les traditions byzantines? C'est ce que nous ne chercherons pas à décider. Il nous suffit que le fait soit reconnu, et c'est à quoi les exemples que nous allons donner tendront, sans qu'il puisse rester de doutes à cet égard dans l'esprit de nos lecteurs. D'abord, en examinant les édifices les plus anciens de l'ère romane, nous voyons que les architectes ont une tendance prononcée à les élever d'une seule ordonnance de la base au faîte; à peine s'ils marquent les étages par une faible retraite ou un bandeau. Cette tendance est si marquée, qu'ils en viennent bientôt à allonger indéfiniment les colonnes engagées, sans tenir aucun compte des proportions des ordres romains, et à leur faire toujours porter la corniche supérieure (la véritable corniche), si élevée qu'elle soit au-dessus du sol. Abandonnant l'architrave et la frise de l'entablement romain, la colonne porte directement la corniche, le membre utile, saillant, destiné à protéger les murs contre les eaux pluviales. Cela dérange les dispositions et proportions des ordres romains; mais cela, par compensation, satisfait la raison. Les Romains percent des arcades entre les colonnes d'un ordre engagé, c'est-à-dire qu'ils posent une première plate-bande (l'architrave), une seconde plate-bande (la frise) et la corniche au-dessus d'un arc, ce que nous n'empêchons personne de trouver fort beau, mais ce qui est absolument contraire au bon sens. Les architectes romans, à l'imitation peut-être des architectes byzantins, adoptent les arcs pour toutes les ouvertures ou pour décharger les murs; ils posent souvent, à l'extérieur, des colonnes engagées, mais ils ne font plus la faute de les surmonter d'un entablement complet, nécessaire seulement lorsque les colonnes sont isolées. La colonne engagée prend le rôle d'un contre-fort (c'est son véritable rôle), et son chapiteau vient porter la tablette saillante de couronnement de l'édifice, autrement dit la corniche.
Voici (1) un exemple entre mille de ce principe si naturel de construction 62. La corniche n'est plus ici qu'une simple tablette recevant les tuiles de la couverture; entre les colonnes engagées, cette tablette repose sur des corbeaux. Les eaux tombent directement sur le sol sans chéneau, et, afin de trouver à la tête du mur une épaisseur convenable pour recevoir le pied de la toiture, sans cependant donner aux murs une épaisseur inutile à la base, des arcs de décharge portés sur des pilastres ou contre-colonnes engagées AB et sur des corbeaux augmentent, sous la corniche, l'épaisseur de ce mur. Chaque morceau de tablette a son joint au-dessus de chacun des corbeaux, ce qui est indiqué par le raisonnement. Si la corniche romaine est décorée de modillons (lesquels figurent des corbeaux, des bouts de solives) comme dans l'ordre corinthien et l'ordre composite, ceux-ci sont taillés dans le bloc de marbre ou de pierre dont est composée cette corniche. C'est un travail d'évidement considérable; il y a entre la forme apparente et la structure un désaccord complet. Dans ces corniches romanes, au contraire, l'apparence décorative n'est que la conséquence réelle de la construction. Chaque corbeau est un morceau de pierre profondément engagé dans la maçonnerie; entre ces corbeaux, il n'y a plus qu'un carreau de pierre, posé comme le sont les métopes de l'ordre dorique grec; puis, d'un corbeau à l'autre, repose un morceau de tablette. De distance en distance, les grosses colonnes engagées renforcent la construction en arrêtant tout effet de bascule ou de dérangement, qui pourrait se produire à la longue dans une trop grande longueur de ces tablettes posées seulement sur des corbeaux. Une pareille corniche se répare aisément, puisqu'elle se compose de membres indépendants les uns des autres, pouvant se déposer et se reposer sans nuire à la solidité de l'ensemble et sans qu'il soit besoin d'échafauds.
Les plus beaux exemples de corniches composées d'une simple tablette reposant sur les chapiteaux de colonnes engagées et sur des corbeaux se trouvent en Auvergne dès le XIe siècle. La corniche des chapelles absidales de l'église de Notre-Dame-du-Port à Clermont est une des plus riches; car non-seulement les corbeaux et les chapiteaux sont finement travaillés, mais les tablettes sont décorées de billettes, et leur surface vue, entre les corbeaux, est ornée d'une sorte de petite rosace creuse. Les entre-corbeaux sont composés de pierres noires et blanches formant des mosaïques, et, sous les corbeaux, règne un cordon de billettes qui sépare nettement les divers membres dont se compose la corniche du nu du mur. Nous donnons (2) l'aspect perspectif de cette corniche; en A, son profil, et en B, une des rosaces creusées dans le lit inférieur de la tablette.
Ce système de corniches est généralement adopté dans les provinces du centre, dans toute l'Aquitaine et le Languedoc, pendant le XIe et la première moitié du XIIe siècle. En Bourgogne, l'époque romane nous fournit une grande variété de corniches. Il faut observer, d'ailleurs, que les corniches prennent d'autant plus d'importance, présentent des saillies d'autant plus prononcées qu'elles appartiennent à des contrées riches en beaux matériaux durs. Dans l'Île-de-France, en Normandie et dans le Poitou, on n'employait guère, avant le XIIe siècle, que les calcaires tendres si faciles à extraire dans les bassins de la Seine, de l'Oise, de l'Eure, de l'Aisne et de la Loire. Ces matériaux ne permettaient pas de faire des tablettes minces et saillantes. Les architectes s'en défiaient, non sans raison, et ils avaient pris l'habitude d'élever leurs bâtisses en petites pierres d'échantillon, c'est-à-dire ayant toutes à peu près la même dimension. Des carrières, on leur apportait des provisions de pierres toutes équarries 63, de huit pouces ou d'un pied de hauteur sur une épaisseur pareille, et sur une longueur de dix-huit à vingt-quatre pouces. Ils s'arrangeaient pour que tous les membres de l'architecture pussent concorder avec ces dimensions. On comprend qu'alors ils ne pouvaient donner une forte saillie à leurs corniches. Les monuments romans, si communs sur les bords de l'Oise, ne présentent ni corniches ni bandeaux saillants, et tout l'effet produit par ces membres de l'architecture est dû à une étude très-fine et judicieuse des rapports entre les parties lisses de la construction et les parties moulurées. La Bourgogne, au contraire, fournit des pierres dures, basses, et qu'il est facile d'extraire en grands morceaux; aussi, dans cette province, les corniches ont une énergie de profils, présentent des variétés de composition que l'on ne trouve point ailleurs en France.
Sur les bas-côtés de la nef de l'église abbatiale de Vézelay (dernières années du XIe siècle), on voit une corniche construite toujours d'après le principe roman, c'est-à-dire composée de corbeaux portant une tablette saillante; mais son caractère ne rappelle en rien les corniches des provinces du centre. Comme style, elle leur est très-supérieure. Nous la donnons ici (3) dans tous ses détails, vue en perspective et en coupe. Le corbeau est bien franchement accusé, il a tous les caractères d'un bout de solive de bois; mais ses profils retournent devant la tablette de manière à former un encadrement autour des rosaces doubles qui sont, entre ces corbeaux, comme des métopes inclinées, comme des panneaux de bois embrévés au moyen de languettes. La construction est parfaitement d'accord avec la forme apparente; les corbeaux sont des pierres longues pénétrant dans la maçonnerie; la tablette est large, et les entre-corbeaux ne sont que des carreaux de pierre de 0,20 c. à 0,25 c. de profondeur. C'est là vraiment l'extrémité d'un comble en charpente reposant sur un mur en maçonnerie, et il est impossible de ne pas y trouver la tradition d'une construction de bois. Mais n'oublions pas que lorsqu'on construisait la nef de Vézelay, il y avait un siècle à peine que tous les grands édifices étaient couverts et lambrissés en bois, et que les voûtes étaient une innovation (voy. CONSTRUCTION).
Cette corniche est un exemple unique, d'ailleurs; car, dans le même édifice, les murs de la haute nef sont couronnés d'une autre manière.
Dans le court intervalle qui dut séparer la construction du sommet de la nef de celle des bas-côtés, les architectes avaient eu le temps de renoncer déjà aux traditions de charpenterie pour décorer la naissance des combles; ils inventèrent une nouvelle corniche, fort singulière il est vrai, mais qui accuse déjà l'appareil de pierre. Elle se compose de morceaux de pierre égaux, formant une suite de corbeaux en quart de cercle ornés d'oreilles en manière de crochets (voy. fig. 4).
En A, la coupe de cette corniche faite entre deux corbeaux; en B, sa face; en C, sa projection horizontale, et en D, son aspect. Là est l'origine de la corniche franchement bourguignonne, qui ne cesse d'être adoptée jusque pendant le XIIIe siècle; corniche dont les corbeaux sont juxtaposés sans intervalles entre eux, et dont la forme la plus générale est celle donnée par la fig. 5 64. Le tracé de cette corniche, en projection horizontale, donne une suite de demi-cercles creusés entre chaque corbeau; ceux-ci sont donc évidés latéralement en quart de cercle. En coupe, ces corbeaux sont tracés suivant un quart de cercle convexe, comme l'exemple fig. 4, avec ou sans crochets: ce sont les plus anciens; ou en quart de cercle concave, avec biseaux, comme l'exemple fig. 5: ce sont les plus modernes.
Les corniches romanes bourguignonnes indiquent, comme tous les membres de l'architecture de cette province, un art du trait avancé, et surtout une observation très-fine des effets produits par les lumières et les ombres. Aussi ces corniches, bien que simples à tout prendre, ont-elles une apparence de fermeté et de richesse en même temps qui satisfait les yeux; elles couronnent les murs d'une façon monumentale, en produisant un jeu de lumières et d'ombres très-piquant et qui contraste avec la nudité des parements. Avant le XIIIe siècle, c'est dans les provinces du centre et en Bourgogne qu'il faut aller chercher des corniches d'un grand caractère et bien combinées. Dans le nord, au contraire, pendant la période romane, les corniches sont pauvres, peu saillantes (ce qui tient à la qualité des matériaux, ainsi que nous l'avons dit plus haut) et peu variées comme composition. Cependant la corniche à corbeaux se rencontre partout, avant le XIIIe siècle: c'est un parti pris, et les exceptions sont rares. Les architectes romans du nord poussent même l'application du principe de la corniche à corbeaux jusque dans ses conséquences les plus absolues. Ainsi, les corbeaux étant faits pour empêcher la bascule des tablettes (ils n'ont pas d'autre raison d'être), les morceaux de pierre dont se composent ces tablettes n'étant pas tous de la même longueur, et les corbeaux devant se trouver naturellement sous les joints, il en résulte que ces corbeaux sont irrégulièrement espacés; leur place est commandée par la longueur de chaque morceau de tablette. Il arrive même fréquemment que la moulure qui décore l'arête inférieure de la tablette s'arrête au droit de chaque corbeau et laisse voir le joint vertical. Cela est d'ailleurs parfaitement raisonné. Les murs des chapelles absidales de l'église de Notre-Dame-du-Pré au Mans sont encore couronnés de corniches du XIe siècle, qui sont taillées suivant ces principes (6). Les murs sont bâtis en petits moellons bruts, et la tablette de la corniche est composée de morceaux, les uns longs, les autres courts. Les corbeaux, étant posés sous les joints de cette tablette, se trouvent irrégulièrement espacés. On voit, sur notre figure, que la moulure de la tablette n'existe qu'entre les corbeaux et laisse le joint franc. Ici encore on retrouve les corbeaux à copeaux rappelant ceux de l'Auvergne (voy. CORBEAU), ce qui fait supposer que ce genre d'ornementation avait eu un grand succès pendant les XIe et XIIe siècles. Dans l'exemple que nous donnons (fig. 6), cependant, il semble que les sculpteurs ont imité cet ornement sans en comprendre le sens, et ils l'ont exécuté de la façon la plus barbare; tandis que les écoles du centre, dès le XIe siècle, sont remarquables par la finesse et la pureté de leur sculpture.
Sur les bords de l'Oise et de l'Aisne, dès le XIe siècle, on voit apparaître entre les corbeaux et la tablette moulurée du centre et de Bourgogne une assise taillée en forme de petite arcature ou de dents de scie. Il existe autour du petit monument octogone qui, à Laon, passe pour avoir été une chapelle de templiers, une corniche fort étrange, du commencement du XIIe siècle, conçue d'après ces données. Aux angles (7), elle porte sur des colonnes engagées terminées par des têtes; sur les faces, ce sont des corbeaux épannelés qui reçoivent les intervalles entre les triangles formant décoration. Les joints de cette sorte de frise se trouvent au-dessus des corbeaux, et une tablette, à profil continu, couronne le tout. Sur les corbeaux, les tympans entre les triangles sont allégis par de petites arcades dont les fonds sont inclinés, ainsi que le fait voir la coupe A faite sur le milieu d'un corbeau.
La tradition de la construction de bois apparaît encore ici. Les corbeaux sont taillés comme on taille un bout de solive; puis, sous les triangles, on retrouve encore le copeau que produirait le travail du charpentier pour évider un madrier en forme de dents de scie. Toutefois, ces derniers vestiges des constructions de bois disparaissent bientôt dans cette contrée si abondante en matériaux calcaires propres à la construction, et les corniches à petites arcatures simples ou subdivisées règnent seules jusqu'à la fin du XIIe siècle: or, ces corniches n'ont plus rien qui rappelle la construction en bois.
Voici (8) une de ces corniches si fréquentes dans le Beauvoisis; elle provient de la petite église de Francastel (commencement du XIIe siècle). Dans cette même contrée, vers le commencement du XIIIe siècle, les architectes renoncent aux petites arcatures, mais ils conservent encore les corbeaux et ils commencent à décorer la tablette des corniches par de la sculpture; nous en trouvons un exemple sur la nef de l'église de Saint-Jean-au-Bois près Compiègne (9).
Si les bords de l'Oise, de l'Aisne et de la Seine entre Montereau et Mantes, conservent les corbeaux sous les tablettes des corniches jusqu'au commencement du XIIIe siècle; c'est-à-dire jusqu'à l'application franche du style gothique, la Champagne et la Bourgogne abandonnent encore plus difficilement cette tradition romane. Ainsi, au sommet du choeur de la cathédrale de Langres, XIIe siècle, nous voyons une corniche dans laquelle les corbeaux prennent une importance majeure (10).
La tablette est alternativement supportée par des corbeaux moulurés et représentant des têtes d'hommes ou d'animaux. Au sommet du porche de l'église de Vézelay, dès 1130 environ, on remarque déjà ces alternances de corbeaux profilés et de têtes. À la fin du XIIe siècle, autour du choeur de l'église de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne, la corniche présente encore des corbeaux à têtes, d'autres ornés de rosaces, d'autres simplement profilés. Mais ici la tablette prend déjà plus d'importance, et elle se couvre d'une riche décoration de feuillages (11).
Dans l'Angoumois, le Poitou et la Saintonge, la corniche à corbeaux, dans le style de celle d'Auvergne, est reproduite jusque vers la fin du XIIe siècle (voy., à l'article CHAPELLE, la fig. 33, qui représente une portion de l'abside de l'église de Saint-Euthrope de Saintes).
En Normandie, la corniche romane est d'une grande simplicité et ne présente qu'une faible saillie sur le nu des murs. Souvent elle ne se compose que d'une simple tablette de 0,10 c. à 0,15 c. d'épaisseur. Cependant les corbeaux, avec ou sans arcature, se rencontrent fréquemment. Ces corbeaux même reposent parfois sur un filet orné, comme autour de l'abside de l'abbaye aux Dames de Caen (12) (XIIe siècle).
De tous les exemples qui précèdent, on peut conclure ceci: c'est que, pendant la période romane, et dans les provinces diverses qui composent aujourd'hui la France, la corniche se compose, à très-peu d'exceptions près, d'un rang de corbeaux supportant une tablette saillante. Nous allons voir comment les architectes laïques de la fin du XIIe siècle adoptent un système de corniches tout nouveau, en empruntant cependant à la corniche romane quelque chose de sa physionomie, savoir: les alternances de lumières et d'ombres produites par les saillies des corbeaux plus ou moins espacés. D'abord, constatons qu'au moment de la transition, les architectes négligent les traditions romanes, cherchent même à s'en affranchir entièrement. Ainsi, autour de la cathédrale de Noyon, dont la construction remonte à 1150 environ, les corniches ne sont plus que de simples profils. L'église Saint-Martin de Laon, bâtie à peu près à la même époque, nous fait voir, au sommet du choeur, une corniche qui ne se compose que de deux tablettes superposées (13). Sur la nef de la même église, on trouve pour toute corniche une tablette ornée de rosaces (14).
À la cathédrale de Senlis apparaissent déjà, vers 1150, les corniches à crochets; or ces crochets ne sont autre chose que des tiges végétales, terminées par une sorte de bourgeon ou de paquet de feuilles non encore épanouies (voy. CROCHET), et ils remplissent l'office de corbeaux très-rapprochés; seulement ils ne soutiennent plus la tablette, qui, devenue plus épaisse, est indépendante.
Si l'architecture inaugurée par l'école laïque, à la fin du XIIe siècle, diffère essentiellement, comme principe de construction, de l'architecture romane, elle s'en éloigne plus encore peut-être par les infinis détails qui entrent dans la composition d'un édifice. L'architecture romane suivait, sans les analyser, les traditions très-confuses de l'antiquité romaine, les influences byzantines et les habitudes locales. Une corniche, par exemple, pour l'architecte roman, est une tablette saillante destinée à éloigner du mur le bout des tuiles de la couverture, afin que les eaux pluviales ne lavent pas les parements. La tablette est simple ou décorée; ce n'est toujours qu'une assise de pierre basse, dont le profil est donné par le caprice, mais qui ne remplit aucune fonction utile. N'étaient les tuiles qui couvrent ce profil, l'eau de la pluie coulerait le long des parements, car son tracé n'est pas fait en façon de coupe-larme, comme le larmier de la corniche grecque. Les architectes de l'époque de transition laissent de côté la corniche à corbeaux romane; ils n'ont pas le loisir encore de s'occuper de ces détails; ils ne pensent qu'à une chose tout d'abord, c'est à rompre avec les traditions antérieures. Mais lorsqu'ils eurent résolu les problèmes les plus difficiles imposés par leurs nouvelles méthodes de construction (voy. CONSTRUCTION), ils songèrent à appliquer aux détails de l'architecture les principes rationnels qui les dirigeaient. Ils ne voulurent plus de ces combles égouttant les eaux directement sur le sol ou sur les constructions inférieures: ils pensèrent, avec raison, qu'une corniche doit porter un chéneau, afin de diriger les eaux par certains canaux disposés pour les recevoir; qu'il est utile de rendre l'accès des couvertures facile, pour permettre aux couvreurs de les réparer en tous temps. Dès lors ces corniches romanes, si peu saillantes, si faibles, ne pouvaient leur suffire, non plus que les minces tablettes qu'ils avaient placées sur leurs murs lorsqu'ils rejetèrent les corniches à corbeaux. Ils s'appliquèrent donc à chercher une forme convenable pour l'objet et qui n'empruntât rien aux traditions du passé. Cette forme, ils la trouvèrent et l'adoptèrent tout à coup; car à peine si l'on aperçoit une transition, et c'est bien, sans qu'il soit possible de le contester, dans l'Île-de-France et la Champagne que cette nouvelle forme apparaît brusquement, c'est-à-dire au sein de cette grande école d'architectes laïques qui, à la fin du XIIe siècle, établit sur des principes nouveaux une architecture dont les formes étaient d'accord avec ces principes, nouvelles par conséquent.
Une des plus anciennes corniches gothiques qui existe est celle qui couronne les chapelles absidales de la cathédrale de Reims. Elle se compose d'une assise formant encorbellement, enrichie de crochets feuillus, et d'une seconde assise dont le profil est un larmier (15). Mais ici encore l'assise inférieure a, comparativement à l'assise supérieure, une grande importance; le larmier rappelle encore la tablette de la corniche romane, et sur sa pente A, de distance en distance, sont réservées de petites surfaces horizontales que Villard de Honnecourt nomme des cretiaus, et qui permettaient d'abord aux ouvriers de marcher sur la saillie de ces larmiers, puis servaient à diviser les eaux tombant des combles ou découlant des parements et à les éloigner des joints; car il faut remarquer que ces corniches ne devaient pas porter des chéneaux et gargouilles, mais qu'elles laissaient encore les eaux pluviales égoutter entre ces cretiaus. En effet, suivant le projet de Robert de Coucy, ces chapelles devaient être surmontées de combles pyramidaux qui venaient reposer immédiatement sur le bord des corniches 65.
Trouvant bientôt ces larmiers insuffisants, les architectes du XIIIe siècle leur donnèrent une plus grande saillie; à l'assise, plus de hauteur. Les corniches supérieures du choeur de la cathédrale de Paris (16), refaites au commencement du XIIIe siècle, nous montrent déjà des larmiers A très-saillants recevant un chéneau conduisant les eaux dans des gargouilles espacées. Peu après la pose de ces corniches A, les architectes de la cathédrale ajoutèrent une seconde assise B au larmier primitif, pour lui donner une apparence plus mâle et pour éviter le démaigrissement C, qui pouvait faire craindre des ruptures. Déjà ces larmiers A avaient été destinés à porter une balustrade, qui fut remplacée lorsque l'on reposa la seconde assise B 66. On observera que chaque crochet ornant la première assise D est sculpté dans un morceau de pierre, comme s'il remplissait l'office d'un corbeau. Les corniches de la cathédrale de Paris peuvent être considérées comme les plus belles parmi celles du commencement du XIIIe siècle; celles de la façade offrent cette particularité unique que leurs larmiers sont pris dans deux assises, afin de pouvoir leur donner une plus forte saillie. Ainsi, la corniche qui couronne la galerie qui pourtourne les tours et les réunit est composée de trois assises: une assise de crochets et feuilles et deux assises de larmiers (17); l'assise supérieure est percée de trous, de distance en distance, sous la balustrade, pour laisser écouler les eaux tombant sur les terrasses (voy. CHÉNEAU, fig. 2). Le larmier remplit ici l'office d'un égout très-saillant, destiné à éloigner les eaux des parements.
Habituellement, les larmiers sont pris dans une seule hauteur d'assise; mais les détails de la façade occidentale de la cathédrale de Paris sont d'une dimension au-dessus de l'ordinaire, et il semble que l'architecte à qui l'on doit la partie supérieure de cette façade, c'est-à-dire les deux tours avec leur galerie à jour (1225 environ), ait voulu donner aux membres de l'architecture une importance relative très-grande. La corniche supérieure des deux tours, qui était destinée à recevoir la base de flèches en pierre, dont la construction ne fut qu'amorcée, est unique comme hauteur d'assises dans le style gothique ancien. Elle se compose de deux assises de crochets, chacune de ces assises ayant 0,75 c. de hauteur entre lits; d'un larmier surmonté de deux assises en talus, et de la balustrade posée lorsqu'on renonça à continuer la construction des flèches. Chaque crochet est taillé dans un bloc de pierre énorme; ainsi que le fait voir notre fig. 18; les assises du larmier et de la pente au-dessus sont cramponnées tout au pourtour par des crampons doubles A tenant lieu d'un quadruple chaînage. On voit que l'architecte avait pris ses précautions pour pouvoir élever ses flèches sans danger.
Cependant les larmiers de corniches du commencement du XIIIe siècle parurent probablement avoir des profils trop anguleux et rigides aux architectes déjà très-avancés du milieu de ce siècle, car, à cette époque, vers 1240, nous voyons souvent les coupe-larmes à plans droits de la dernière assise de corniche remplacés par un profil d'un aspect moins sévère. Un boudin avec une arête saillante sert de coupe-larme et remplace la mouchette du larmier primitif gothique. La corniche qui couronne le choeur de la cathédrale de Troyes est une des plus belles que nous connaissions de cette époque brillante de l'art gothique (1240), et elle est couronnée par un boudin à larmier, profilé ainsi que nous venons de le dire.
La figure 19 donne la face et le profil de cette corniche. On remarquera comme les joints A sont adroitement disposés pour se combiner avec le double rang de crochets et ne pas venir tout à travers de la sculpture, ainsi que ne manquent pas de le faire aujourd'hui nos architectes. Ici, l'ornement, courant en apparence, ménage parfaitement la place de ce joint vertical. Vers la même époque, dans les provinces où le style gothique, avec toutes ses conséquences, pénétrait difficilement, comme en Normandie par exemple, nous voyons les traditions romanes persister encore à côté des formes nouvelles. La corniche de la nef de la cathédrale de Rouen est, sous ce rapport, très-curieuse à observer. On y retrouve la petite arcature romane mêlée aux crochets du XIIIe siècle et surmontée du larmier arrondi(20). Elle nous présente, comme tous les membres d'architecture de cette époque, un appareil très-judicieux.
Les corniches, pendant le cours du XIIIe siècle, offrent peu de variétés; elles se composent presque toujours de deux assises: l'une en forme de gorge décorée de crochets ou de feuilles, la seconde portant un larmier saillant. Toutefois le larmier avec talus n'existe que si la corniche forme chéneau, car si (comme il arrive fréquemment dans l'architecture civile et militaire) l'égoût du toit repose directement sur le bord de la corniche, celle-ci est terminée par un listel vertical et non plus par une pente. Ainsi l'ardoise ou la tuile forme larmier devant ce listel, et l'assise supérieure de la corniche est profilée elle-même en coupe-larme, afin d'éviter toute chance de bavure sur les parements, dans le cas où l'égoût du toit viendrait à faillir.
Nous donnons (21) une de ces corniches si fréquentes pendant les XIIIe et XIVe siècles dans l'architecture civile, corniche dont l'assise supérieure sert au besoin de coupe-larme, et dont l'assise inférieure, dépourvue de toute sculpture, forme un gros boudin saillant. Il existe encore, au Palais-de-Justice de Paris, plusieurs corniches de ce genre qui sont d'un fort bon effet, quoique très-simples.
Voici maintenant une jolie corniche composée d'une seule assise formant coupe-larme; elle est placée au sommet de la tour dite de la Justice, à Carcassonne (21 bis) (fin du XIIIe siècle). La moulure est arrêtée au droit de chaque joint renforcé d'une saillie formant corbeau. Cela est bien raisonné, surtout lorsque toutes les pierres doivent être taillées sur le chantier avant la pose, car alors il est certain que les joints ne présentent point de balèvres et que les moulures ne sont pas jarretées. Les profils de ces corniches sans talus sont toujours coupés de façon à ce que le bord inférieur du listel forme mouchette pour égoutter les eaux en dehors des parements, si le premier rang de tuiles ou d'ardoises ne remplit pas cette fonction (22).
Le XIVe siècle conserve généralement les corniches en deux assises, et la seule différence que l'on signale entre ces corniches et celles du XIIIe siècle, c'est que les profils des larmiers sont plus maigres, et les ornements, feuilles ou crochets, plus grêles et d'une exécution plus sèche. Il ne faudrait pas croire cependant que les architectes de cette époque n'aient point cherché parfois des combinaisons nouvelles. Ainsi, nous voyons autour du choeur de l'église de Saint-Nazaire de Carcassonne (1325 environ) une corniche dont la composition est aussi originale que l'exécution en est belle. Cette corniche revient aux traditions romanes, c'est-à-dire qu'elle se compose d'un rang de corbeaux supportant une assise formant larmier, mais décorée de larges feuillages entre chacun de ces corbeaux; elle reçoit un chéneau et une balustrade.
Voici (23) le détail perspectif de cette corniche. En A est tracée sa coupe entre les corbeaux. Posée à une grande hauteur, cette corniche produit beaucoup d'effet, à cause du jeu des ombres et des lumières sur ces saillies si franchement accusées.
Ici, contrairement aux habitudes des artistes du XIVe siècle, les détails de la sculpture sont à l'échelle du monument; ils ne rapetissent pas les masses, mais les font valoir, au contraire, par une exécution grasse et large.
Pendant le cours du XIVe siècle, nous voyons peu à peu les crochets remplacés, dans l'assise inférieure des corniches, par des frises de feuillages profondément refouillées, mais dont l'irrégularité et l'exécution maigre ne donnent plus ces points saillants à espaces égaux, ces têtes de crochets qui, à distance, sont d'un effet si monumental et rappellent encore les corbeaux de l'époque romane. Nous présentons(24) une de ces corniches, de la fin du XIVe siècle, provenant du sommet de la tour nord de la cathédrale d'Amiens. Les corniches du XIVe siècle, indépendamment de la maigreur des profils et de la sécheresse de la sculpture, sont généralement peu saillantes, ce qui devenait nécessaire alors que tous les membres horizontaux de l'architecture étaient sacrifiés aux lignes verticales; mais, vers le milieu du XVe siècle, les corniches de couronnement, au contraire, prennent de la saillie, se composent souvent d'un assez grand nombre d'assises superposées en encorbellement, ornées de cordons de feuillages, de manière à présenter une circulation facile à la base des combles. Les feuillages courent devant des gorges profondes, séparées entre elles par de fines moulures, et les larmiers rappellent la forme exagérée du larmier à boudins de la fin du XIIIe siècle, c'est-à-dire que le talus supérieur est concave, que le boudin s'aplatit, se termine par une mouchette très-saillante, et que la gorge inférieure est largement évidée (25).
Au commencement de la renaissance, on aperçoit déjà, dans l'architecture civile surtout, un retour vers les formes de la corniche romaine: le larmier gothique est supprimé. Cependant, ce n'est guère que vers le milieu du XVIe siècle que l'entablement romain reparaît dans les édifices. La belle corniche de la tour carrée du château de Blois, bâtie sous Louis XII, conserve encore ses membres gothiques, avec quelques détails empruntés à l'architecture antique. Sur un rang d'oves retournées est posée une arcature soutenue par des corbeaux, qui rappelle les mâchicoulis de couronnement des châteaux-forts du XIVe siècle. Sur l'arcature, on retrouve l'assise en gorge décorée de feuillages disposés comme les crochets des XIIIe et XIVe siècles, puis le larmier du XVe siècle à peine altéré 67.
L'hôtel de ville d'Orléans, bâti en 1442 par maître Viart, et qui présente, malgré cette date ancienne, tous les caractères de l'époque de Louis XII, est couronné d'une corniche dans le genre de celle du pavillon carré du château de Blois 68. Au château de Chambord, on retrouve encore les dernières traces de la corniche de château du moyen âge, avec ses arcs en petites niches figurant des mâchicoulis.
Nous terminerons cet article en donnant des corniches de bois provenant de constructions civiles. Celle-ci (26) se trouve communément disposée à la base des combles des maisons de Troyes élevées en pans-de-bois. C'est un principe de corniche adopté pendant les XIVe et XVe siècles. Les blochets forment des corbeaux, à l'extérieur, au-dessus de la sablière, et portent un petit plafonnage en planches sous les coyaux.
Cette autre corniche (27) date du commencement du XVe siècle, et appartient à une maison de bois située rue de la Savonnerie, à Rouen. Sur une sablière A, moulurée, sont assemblés des potelets B qui reçoivent les solives C du plancher supérieur; les bouts de ces solives sont soulagés par les corbeaux D. Entre ces corbeaux est posée une petite arcature découpée dans un madrier, et qui forme comme une suite de mâchicoulis. Sur les bouts des solives règne la filière E de couronnement; un pigeonnage remplit les intervalles G entre les corbeaux.
Note 66: (retour) À la cathédrale de Chartres, on voit deux larmiers superposés au sommet des chapelles et du choeur; il est évident que les architectes du commencement du XIIIe siècle s'aperçurent, à leurs dépens, qu'en posant une tablette mince sur la première assise de corniche, mais beaucoup plus saillante que ne l'étaient les tablettes romanes, il se produisait des ruptures. Ils doublèrent donc ces tablettes d'abord, puis en vinrent à les faire plus épaisses.
CORPORATION, s. f. Association, ou plutôt conjuration (suivant l'ancienne signification de ce mot) de gens de métiers, unis par des conventions particulières, qui consistaient en des droits et devoirs réciproques. Il existait des corporations de métiers sous l'empire romain; elles prétendaient même avoir été établies depuis Numa, et on les désignait sous le nom de collegia, corpora opificum. Au moyen âge, les industriels, les marchands et les ouvriers des villes conservèrent les traditions romaines dans les grandes cités méridionales, et les corporations ne cessèrent d'exister, tandis que dans les villes du nord on ne les voit guère s'établir qu'au moment de l'affranchissement des communes, c'est-à-dire vers le XIIe siècle. Les rois les prirent sous leur protection, comme un des moyens propres à affaiblir la puissance féodale. Sous saint-Louis, elles furent réglementées à Paris par Étienne Boileau 69. Pour devenir membre d'une corporation, à cette époque, il fallait faire un apprentissage qui durait plus ou moins longtemps, et à l'expiration duquel on devenait maître. Les maîtres exerçaient une sorte de contrôle les uns sur les autres, maintenaient par conséquent le prix de la main-d'oeuvre et la bonne qualité des produits. Il ne s'agissait pas alors de libre concurrence, et les marchands ou les industriels des villes ne pouvaient résister à la tyrannie des seigneurs qu'en s'unissant étroitement sous le patronage du suzerain. Ils formaient ainsi des corps puissants avec lesquels il fallait compter, et qui, par leur organisation même, assuraient au suzerain certains revenus régulièrement perçus. Les maîtrises s'obtinrent souvent à prix d'argent, ce qui constituait une ressource pour le trésor; ou bien encore le roi, moyennant un capital une fois payé, autorisait des corporations qui acquéraient ainsi le droit de percevoir certains impôts sur les entrées des marchandises, des péages sur les rivières, sur les ponts, à l'entrée des ports, etc.
Pour ne pas sortir de notre sujet, les corps de métiers attachés aux bâtiments se composaient, au XIIIe siècle, des charpentiers, des maçons, des tailleurs de pierre, des plâtriers et morteliers, des imagiers, des peintres et tailleurs d'images (sculpteurs), des faiseurs de ponts. Quant aux maîtres des oeuvres, à ce que nous appelons aujourd'hui des architectes, ils ne paraissent pas avoir jamais formé un corps; nous ne pouvons avoir même qu'une idée assez vague de la nature de leurs attributions jusqu'au XVe siècle. Nous voyons qu'on les appelait dans les villes pour bâtir des édifices, et qu'on leur accordait des honoraires fixes pendant la durée du travail (voy. ARCHITECTE); mais présidaient-ils aux marchés passés avec les divers chefs d'ouvriers? établissaient-ils des devis? réglaient-ils les comptes? Tout cela paraît douteux. Dès la fin du XIIIe siècle, on voit des villes, des abbés ou des chapitres, passer des marchés avec les maîtres des divers corps d'état sans l'intervention de l'architecte. Celui-ci semble conserver une position indépendante et n'encourir aucune responsabilité; c'est un artiste, en un mot, qui fait exécuter son oeuvre par des ouvriers n'ayant avec lui d'autres rapports que ceux de fournisseurs ou de tâcherons vis-à-vis un intendant général. Le système de régie n'était pas habituellement employé; les ouvriers de chaque métier travaillaient à leurs pièces; l'architecte distribuait la besogne, et un piqueur relevait probablement le travail de chacun. Sur la grande inscription sculptée à la base du portail méridional de la cathédrale de Paris, l'architecte Jean de Chelles est désigné sous le titre de tailleur de pierre, latomus. Robert de Luzarches, ainsi que ses successeurs, Thomas et Regnault de Cormont, prennent le titre de maîtres dans l'inscription du labyrinthe de la cathédrale d'Amiens. Il est certain qu'un maçon ou tailleur de pierre ne pouvait concevoir et faire exécuter les diverses parties d'un édifice à l'érection duquel le charpentier, le serrurier, le sculpteur, le menuisier, le verrier devaient concourir. Et dans l'architecture gothique, les divers membres de la construction et de la décoration sont trop intimement liés, pour que l'on puisse admettre un instant que chaque corps d'état pût agir isolément sans un chef suprême. Une des qualités les plus remarquables de cette architecture, c'est que tout est prévu, tout vient se poser à la place nécessaire et préparée. Il fallait donc une tête pour prévoir et donner des ordres en temps utile. Quoi qu'il en soit, si les corporations attachées aux bâtiments ont beaucoup travaillé pendant le moyen âge, si elles ont laissé des traces remarquables de leur habileté, au point de vue politique elles ne prennent pas l'importance de beaucoup d'autres corporations. On ne les voit guère se mêler dans les troubles des communes, réclamer une extension de priviléges, imposer des conditions, former ces puissantes coalitions qui inquiétèrent si longtemps la royauté.
COUPE DE PIERRES (voy. APPAREIL, CONSTRUCTION, TRAIT).
COUPOLE, s. f. Voûte hémisphérique, ou engendrée par deux courbes se coupant au sommet, ou par une demi-ellipse posée sur plan circulaire ou polygonal, soutenue sur quatre arcs doubleaux ou sur des murs pleins. Le mot coupole n'est employé que depuis l'invasion de l'architecture italienne aux XVIe et XVIIe siècles; c'est le mot italien cupola francisé. Les Romains, dès le temps de la République, avaient élevé des coupoles sur des murs circulaires ou formant un assez grand nombre de pans. Mais ce fut à Byzance que furent érigées par les empereurs les premières coupoles posées sur pendentifs. Il est peu croyable que la célèbre coupole de Sainte-Sophie ait été la première construction tentée en ce genre. Le coup d'essai eût été bien hardi, puisque cette coupole est d'un diamètre supérieur à toutes les autres voûtes sur pendentifs qui existent. L'idée d'élever une coupole sur pendentifs vint-elle naturellement aux architectes byzantins à la suite d'essais, ou leur fut-elle suggérée par l'étude de monuments orientaux inconnus aujourd'hui? c'est ce que nous n'entreprendrons pas de décider. Il est certain (et c'est à quoi nous devons nous arrêter dans cet article) que la coupole byzantine fut, pour les architectes des premiers siècles du moyen âge, un type qu'ils cherchèrent à imiter en Occident. Sous Charlemagne, on éleva celle d'Aix-la-Chapelle à l'instar de la coupole de Saint-Vital de Ravennes; mais dans ces deux exemples les pendentifs n'apparaissent pas et les calottes portent de fond. À Venise, à la fin du Xe siècle, on construisait sur pendentifs les coupoles de l'église de Saint-Marc, et cet édifice était copié peu après à Périgueux (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 4 et 5). Cependant, avant cette époque, des essais de voûtes sur pendentifs avaient été tentés en Occident. Il existe, à la pointe orientale de l'île de Saint-Honorat, sur les côtes de la Méditerranée, une petite église dont la construction paraît remonter au VIIe ou VIIIe siècle: c'est la chapelle de Saint-Ferréol; en voici le plan (1) et l'élévation extérieure du côté de l'entrée (2)
Il est difficile d'imaginer une construction plus barbare. En examinant le plan, on voit, en A, la projection horizontale d'une petite coupole à base circulaire; or les espaces B ne forment point un berceau, comme on pourrait le croire, mais des pendentifs gauches, de manière à trouver une section horizontale pour la coupole A. Le constructeur a simplement fait gauchir les rangs d'un berceau pour arriver à ce résultat, ce qui lui a donné un appareil tout à fait étrange.