Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6 - (G - H - I - J - K - L - M - N - O)
«Bien sembloit l'hermitage de vieil antiquité.
Cele part est alée s'a à l'uisset hurté.
D'un maillet qui là pent a sus l'uis assené 27.»
Les anneaux de fer attachés à des têtes de bronze en dehors des portes, dès une époque très-ancienne, servaient également de heurtoirs, car ils sont souvent munis d'une boule ou partie renflée qui frappait sur une grosse tête de clou. Ces anneaux facilitaient le tirage des vantaux lorsqu'on voulait les fermer; de plus ils étaient, à la porte de certaines églises, un signe d'asile. Pour requérir l'asile, il suffisait de saisir l'anneau. À ce sujet, Lebeuf 28 dit avoir eu connaissance de cet ancien usage (mentionné d'ailleurs par Grégoire de Tours) dans l'histoire des miracles de saint Germain, recueillis par le moine Hérie d'Auxerre, sous Charles le Chauve. Au XVIe siècle, pour indiquer l'action de se servir du heurtoir, on disait tabuter à la porte 29.
Voici (1) l'un des plus anciens heurtoirs à anneau que nous connaissions en France, et qui est attaché à la porte du nord de la cathédrale du Puy-en-Vélay; il date du XIe siècle; la tête de bronze est parfaitement conservée; l'anneau seul a été enlevé.
Nous en donnons un second (2) qui date du commencement du XIIIe siècle et qui est intact; il est attaché à la porte occidentale de la cathédrale de Noyon. Ici la tête et l'anneau sont en bronze.
Mais ces heurtoirs à anneaux paraissent avoir été particulièrement destinés aux portes d'églises, par suite peut-être de cette tradition du droit d'asile. Aux vantaux des portes d'habitations, les heurtoirs sont primitivement, ainsi que nous le disions tout à l'heure, des maillets, puis plus tard des marteaux suspendus au moyen de deux tourillons. Les plus anciens dont nous ayons pu nous procurer des dessins sont très-simples de forme (3) 30 et ne sont ornés que par les gravures au burin qui couvrent la tige du marteau ainsi que les deux boucles servant à maintenir ses tourillons. Les heurtoirs du XVe siècle sont moins rares; il en existe un fort beau sur le vantail de la porte de l'Hôtel-Dieu de Beaune 31. En voici un autre qui provient de Châteaudun et qui est de la même époque (4).
Les tourillons du marteau sont garantis de l'humidité par un petit toit en appentis percé d'une lucarne. Le tout est en fer forgé d'un joli travail. L'un des plus beaux provient d'une maison de Troyes (5), et est actuellement déposé dans le musée archéologique de la ville.
Il appartient également au XVe siècle, et le marteau se meut non plus au moyen de deux tourillons, mais est suspendu par un oeil à travers lequel passe un boulon. Devant la tige du heurtoir, sur un cul-de-lampe très-délicatement forgé et ciselé, est posé un enfant nu portant un écusson armoyé, vairé de... au chef de... chargé d'un lion léopardé de... Cette petite figure est une pièce de forge très-remarquable. En A, on voit le profil du marteau, moitié d'exécution. Probablement l'écu était peint aux couleurs du blason.
Au XVIe siècle, on en revient aux heurtoirs en forme d'anneau ou de boucle, avec poids à l'extrémité, pour les portes d'hôtels et de maisons. Il en existe de fort jolis de ce genre aux musées du Louvre et de Cluny. Les heurtoirs à marteau ne furent plus guère en usage que pour les portes d'habitations rurales.
Il y avait aussi des heurtoirs aux portes des châteaux forts.--«Atant es vous, chevalier qui hurte à la porte: et on vint as creniaus 32.» Toutefois il faut admettre que ces heurtoirs ne pouvaient être attachés qu'aux huis des poternes sans pont-levis, ou aux portes des barrières extérieures.
Les heurtoirs ont disparu de nos maisons et hôtels pour faire place aux sonnettes ou timbres, qui ont cet avantage de ne pas réveiller toute la maisonnée si quelque habitant attardé veut se faire ouvrir la porte au milieu de la nuit.
HÔPITAL. (Voy. HÔTEL-DIEU.)
HORLOGE, s. f. Reloige, reloge, orloge. Dès le XIe siècle, il y avait des horloges dans les églises et dans les châteaux. Ces horloges étaient habituellement placées à l'intérieur comme de grands meubles. Cet usage se perpétua jusqu'au XVIe siècle. Toutefois des sonneries annonçaient l'heure à l'extérieur.
Guillaume Durand, au XIIIe siècle, dans le chapitre Ier de son oeuvre 34, considère l'horloge comme une des parties essentielles de l'Église. «L'horloge, dit-il, sur laquelle on lit et on compte les heures, signifie l'empressement et le soin que les prêtres doivent avoir à dire les Heures canoniques au temps voulu, selon cette parole: Sept fois par jour je te louai, Seigneur.»
L'abbé Pierre de Chastelux donna, vers 1340, à l'abbaye de Cluny, une horloge remarquable en ce que son mécanisme présentait un calendrier perpétuel qui marquait l'année, le mois, la semaine, le jour, l'heure et les minutes, et un calendrier ecclésiastique qui désignait les fêtes et les offices de chaque jour. Cette horloge indiquait encore les phases de la lune, les mouvements du soleil, puis quantité de petites figurines mobiles représentant le mystère de la Résurrection, la Mort, saint Hugues et saint Odilon, abbés de Cluny, la sainte Vierge, la passion, etc. Les heures étaient annoncées par un coq qui battait des ailes et chantait à deux reprises; en même temps un ange ouvrait une porte et saluait la sainte Vierge; le Saint-Esprit descendait sur sa tête sous la forme d'une colombe, le Père Éternel la bénissait; un carillon harmonique de petites clochettes jouait un air; des animaux fantastiques agitaient leurs ailes, faisaient mouvoir leurs yeux; l'heure sonnait, et toutes les figurines rentraient dans l'intérieur de l'horloge 35.
Ces horloges compliquées étaient fort en vogue pendant les XIVe, XVe et XVIe siècles. À l'extérieur même, les sonneries des horloges étaient presque toujours accompagnées de Jacquemars, qui frappaient sur les timbres avec des marteaux. Quelques beffrois de nos villes du Nord, notamment celui de Compiègne, ont conservé ces jacquemars qui jouissent d'une grande popularité. Tout le monde a vu ou entendu parler des horloges célèbres des cathédrales de Lyon et de Strasbourg. La première horloge intérieure de Strasbourg fut commencée en 1352 et achevée en 1354, sous l'épiscopat de Jean de Lichtenberg; elle se composait d'un coffre de menuiserie, avec un grand disque en bois, représentant en peinture les indications relatives aux principales fêtes mobiles. Dans la partie du milieu se trouvait un cadran dont les aiguilles marquaient les mouvements du soleil et de la lune, les heures et leurs subdivisions. Le couronnement était orné d'une statuette de la Vierge, devant laquelle on voyait, à l'heure de midi, s'incliner trois mages; un coq chantait au même instant en battant des ailes. Un petit carillon jouait des airs à certaines heures. Cette horloge fut remplacée en 1547, puis refaite en 1838; c'est celle que nous voyons aujourd'hui sur la paroi du transsept méridional, en face de l'emplacement réservé à l'ancienne horloge 36.
On voit encore dans les cathédrales de Beauvais et de Reims des horloges dont les coffres datent du XIVe siècle. Elles sont toutes deux fort bien gravées dans le recueil publié par M. Gailhabaud 37.
Sur les tours d'églises du XIIe au XIVe siècle, aucun espace n'est disposé pour le placement de cadrans pouvant être aperçus de loin; ce qui fait supposer qu'avant le XVe siècle, si des sonneries indiquaient les heures aux habitants des villes, il n'y avait point de cadrans extérieurs. On ne voit apparaître ceux-ci que vers la fin du XVe siècle. Ils sont alors couverts par de petits auvents, et façonnés soit en bois, soit en plomb, et revêtus de peintures.
HÔTEL, s. m. On donnait le nom d'hôtel aux habitations qui, dans les villes, appartenaient à des seigneurs ou à de riches particuliers, mais qui n'avaient point le caractère d'un château, c'est-à-dire qui ne possédaient point de droits féodaux.
La résidence des souverains dans Paris s'appelait le palais. Le Louvre, bâti hors les murs, était un château. On désignait les autres résidences souveraines établies dans Paris, mais qui n'avaient point un caractère féodal, non plus sous le nom de palais, mais sous celui d'hôtel. On disait l'hôtel Saint-Pol, l'hôtel des Tournelles. On disait aussi l'hôtel de Cluny, l'hôtel de Sens, l'hôtel de Bourbon, l'hôtel de Nevers, l'hôtel de la Trémoille. À Bourges, l'habitation de Jacques Coeur est un véritable hôtel. Toutefois, pour ne pas mettre de la confusion dans l'esprit de nos lecteurs, nous avons rangé les hôtels dans l'article MAISON, la différence entre l'hôtel et la maison étant souvent difficile à établir.
HÔTEL DE VILLE, s. m. Maison commune. Le mouvement politique qui se manifesta, dès le XIe siècle, dans un certain nombre de villes, et qui eut pour résultat l'affranchissement de la commune, chercha naturellement à centraliser la conjuration en élevant un édifice propre à contenir les jurés. Toutes fois qu'une charte de commune était octroyée, le droit d'ériger une maison commune et un beffroi s'y trouvait compris. Mais, jusqu'au XIVe siècle, les communes ont à subir des vicissitudes si diverses, aujourd'hui octroyées, demain abolies, qu'il nous reste bien peu de maisons de ville antérieures à cette époque, le premier acte de l'autorité qui abolissait la commune étant d'exiger la démolition de l'hôtel et du beffroi. «Les maisons communes, dit M. Champollion-Figeac 38, appartenaient quelquefois au roi ou aux seigneurs suzerains qui en permettaient l'usage à de certaines conditions. En 1271, celle de Carcassonne provint d'un don royal, et le sénéchal y exerçait la police au nom du monarque 39... Celle de la ville de Limoges appartenait, en 1275, au vicomte de ce nom, qui permettait aux consuls de s'y assembler avec le prévôt pour discuter les affaires municipales, et elle portait le nom de Consulat. Elle avait cependant été construite par la commune; mais il fut reconnu que c'était sur un emplacement appartenant au vicomte, ce qui fut cause que la propriété lui fut adjugée sur sa réclamation.»
L'état précaire des communes, le peu de ressources dont elles disposaient pour subvenir à toutes les charges qui leur étaient imposées, devaient les arrêter souvent dans leurs projets de constructions de maisons de ville. Cependant certaines grandes cités, comme Bordeaux, par exemple, possédaient des édifices bâtis pour servir de maisons de ville, vers la fin du XIIe siècle 40. Il est certain que les villes de la Gaule situées au midi de la Loire avaient conservé, beaucoup mieux que celles du nord, les traditions municipales des derniers temps de l'Empire romain. «C'est là seulement, dit M. Aug. Thierry 41, que les cités affranchies atteignirent à la plénitude de cette existence républicaine, qui était en quelque sorte l'idéal auquel aspiraient toutes les communes.» Aussi ces villes possédaient-elles des édifices auxquels on peut donner le nom de maison commune, à une époque où, dans le Nord, on n'avait eu ni le loisir ni les moyens matériels nécessaires à leur érection. Certaines parties du Capitole de Toulouse indiquent une date fort ancienne, et cet hôtel municipal était une véritable forteresse dès le XIIe siècle.
Dans la petite ville de Saint-Antonin, située dans le département de Tarn-et-Garonne, cité autrefois importante et riche, il existe encore un hôtel de ville du milieu du XIIe siècle, qui est certainement l'un des plus curieux édifices civils de la France. Il servait de halle à rez-de-chaussée.
Le premier et le second étage contenaient chacun une salle et un cabinet. Une tour servant de beffroi couronnait un des côtés de la façade. Voici (1), en A, le plan du rez-de-chaussée. L'espace H servait de halle couverte et était mis en communication avec un marché M existant autrefois sur ce point; en P était le passage d'une voie publique sous le beffroi. L'escalier pour monter aux étages supérieurs était primitivement bâti en E; mais cet escalier, détruit depuis longtemps, a été remplacé par une vis qui est disposée en V. Le dessous du beffroi a subi quelques changements, afin de consolider les piles qui étaient fort altérées; mais ces changements laissent parfaitement voir la construction primitive. En B est tracé le plan du premier étage, auquel on arrivait par la porte F donnant sur l'ancien escalier. Ce premier étage se compose d'une salle S et d'un cabinet N ayant vue sur la place publique par la fenêtre R et sur une rue principale par celle T. Le sol de ce cabinet est élevé de quelques marches au-dessus de celui de la salle. Le plan C est celui du second étage. La porte d'entrée étant autrefois percée en F', du cabinet N' on montait à la guette du beffroi par un escalier en bois ou plutôt une sorte d'échelle de meunier passant à travers la voûte en berceau tiers-point qui couvre l'espace a,b,c,d. La salle principale S, au premier étage, est largement éclairée par une belle claire-voie qui a toujours été disposée pour être vitrée.
Nous donnons (2) l'élévation de cet édifice, dont la partie supérieure X seule est moderne 42, et (3) un détail de la claire-voie du premier étage.
En A est tracée la coupe de cette claire-voie avec le plancher B et l'arc C de rez-de-chaussée. En D, nous avons présenté la face extérieure d'une partie (1/3) du fenestrage, et, en E, sa face intérieure. Des châssis ouvrants viennent battre sur des traverses en bois hautes et basses G. La construction de tout le monument est traitée avec soin, faite en pierre très-dure du pays; la sculpture est d'une finesse et d'une pureté remarquables, tous les profils sont d'un excellent style et taillés en perfection. Des cuvettes en faïence émaillée, incrustées dans la pierre, ornaient certaines parties de la façade 43. Sur l'un des deux piliers qui coupent la claire-voie en trois travées, on remarque une statue d'un personnage couronné tenant un livre de la main droite et de la gauche un long sceptre terminé par un oiseau; sur l'autre, un groupe d'Adam et d'Ève tentés par le serpent. Ces figures en ronde-bosse, petite nature, sont d'un beau caractère et sculptées avec une extrême délicatesse de détails. La figure du personnage couronné a été l'occasion de quelques discussions. Quelques-uns ont voulu voir là Moïse, d'autres Charlemagne, d'autres encore un roi contemporain du monument. À grand'peine, sur le livre ouvert, nous avons pu, il y a quelques années, découvrir les fragments d'une inscription peinte.
Nous donnons ici les traces visibles de cette peinture sur les deux pages (4); traces dont nous n'avons pu déchiffrer le sens. Peut-être quelques archéologues seront-ils plus heureux que nous. Sans donner ici notre opinion pour autre chose que comme une hypothèse nouvelle, nous verrions dans cette statue le Christ dominateur: Christus regnat, Christus imperat.
Les colonnettes et chapiteaux de la claire-voie, son encadrement et les fenêtres, étaient colorés; sur les murs des salles recouverts d'enduits, nous avons pu constater des traces de peintures de deux époques (XIIe et XVe siècle). Derrière le portique du rez-de-chaussée était une place ayant toujours servi de marché; autrefois on ne pouvait y arriver qu'en passant sous les arcades du rez-de-chaussée.
Si nous voyons encore, dans le nord de l'Allemagne et en Belgique, des hôtels de ville d'une époque assez ancienne, comme ceux de Lubeck, d'Aix-la-Chapelle, bâtis au XIIIe siècle, ceux de Brunswick, de Dantzig, de Munster, de Ratisbonne, élevés pendant les XIVe et XVe siècles, nous ne possédons plus en France d'édifices de ce genre, sauf celui de Saint-Antonin, antérieurs à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe. On peut encore étudier les hôtels de ville de cette époque à Orléans, à Compiègne, à Saumur, à Luxeuil, à Beaugency, à Saint-Quentin. Entre tous, le plus complet, le plus remarquable, est certainement l'hôtel de ville de Compiègne, gravé avec beaucoup de soin dans l'ouvrage de MM. Verdier et Cattois 44.
Cet édifice se compose d'un seul corps de logis, avec grand escalier à vis dans la partie antérieure centrale; cet escalier est couronné par un très-joli beffroi. Au rez-de chaussée, au premier et au second étage, de grandes salles sont disposées à droite et à gauche de la tour centrale. Au-dessus de la porte, une large niche avait été remplie par une statue équestre de Louis XII. Deux échauguettes saillantes flanquent les deux angles du bâtiment. On observera que cette tradition avait été suivie encore dans l'hôtel de ville de Paris, élevé pendant le XVIe siècle et terminé sous Henri IV.
Les maisons de ville du Nord possédaient toujours un balcon saillant, une bretèche, d'où l'on pouvait parler au peuple assemblé sur la place. À Compiègne, ce balcon n'est déjà plus qu'une petite loge disposée à la base du beffroi, au niveau de la balustrade du comble. À Paris, la bretèche est remplacée par le large escalier avec perron qui donne accès à la cour centrale; mais à Arras, bien que l'édifice municipal date de la fin du XVIe siècle, la bretèche traditionnelle existe encore ou existait il y a peu d'années.
Plusieurs causes avaient contribué à priver les villes françaises situées au nord de la Loire des bâtiments destinés aux réunions municipales. Jusqu'au XIVe siècle, l'affranchissement des communes, bien qu'il eût eu des conséquences considérables au point de vue politique, n'avait pu que très-difficilement s'établir d'une manière durable. Vers la fin du XIIe siècle, des évêques, soit pour reconquérir l'autorité diocésaine qui leur avait été en grande partie enlevée par les établissements religieux, soit pour trouver un point d'appui dans leurs tentatives d'empiétement sur le pouvoir féodal laïque, s'étaient mis à élever à Noyon, à Senlis, à Sens, à Paris, à Amiens, à Chartres, à Troyes, à Bourges, à Reims, à Soissons, à Laon, à Cambrai, à Arras, à Beauvais, à Auxerre, à Rouen, d'immenses églises cathédrales, à la construction desquelles les populations urbaines avaient apporté une ardeur d'autant plus active, que ces édifices prenaient alors à la fois un caractère civil et religieux. Les citadins appelés par les évêques à concourir à l'édification du monument, avec l'assurance que ce monument leur serait ouvert pour leurs assemblées, regardèrent longtemps, dans ces villes dépendantes ou voisines du domaine royal, la cathédrale comme un édifice municipal. Et nous voyons en effet que, jusqu'au XVe siècle, les cathédrales servent non-seulement au service religieux, mais à des réunions politiques et profanes (voy. CATHÉDRALE). Cette habitude prise, les populations urbaines du nord de la France sentaient moins le besoin d'élever des maisons de ville, d'autant qu'ils savaient par expérience que ces édifices municipaux excitaient la défiance des seigneurs suzerains. L'ombre des cathédrales leur suffisait. Ainsi, ce n'est qu'en 1452 que Jean de Bourgogne accorde les permissions nécessaires pour bâtir un hôtel de ville à Auxerre. «Les habitants, dit Lebeuf 45, n'en avaient point eu jusqu'alors: quand il leur fallait traiter de leurs affaires, ils étaient obligés de tenir leurs assemblées dans les places publiques ou dans les églises, dans les chapitres de communautés ou dans les cloîtres religieux. C'était aussi dans ces lieux qu'on représentait les fêtes qui servaient de divertissements publics.» La cathédrale de Laon servit, jusqu'au XVIe siècle, de lieu de réunion pour les habitants de la ville. Des assemblées se tiennent pendant les XIVe et XVe siècles dans les cathédrales d'Auxerre, de Paris, de Sens, lorsqu'il s'agit de délibérer sur les affaires publiques. Ces édifices avaient conservé quelque chose de la basilique romaine; des marchés s'installaient sous leurs porches, et même, sous leurs voûtes, on vendait. Les évêques s'élevèrent naturellement contre ces habitudes; mais ce ne fut que bien tard qu'ils parvinrent à les détruire entièrement. Il ne faut pas, par conséquent, demander à la France des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, ces vastes bâtiments municipaux des villes de l'Italie et de la Flandre; ils n'ont jamais existé parce qu'ils n'avaient pas lieu d'exister. Mais aussi est-ce dans ces provinces françaises situées au nord de la Loire que l'on voit s'élever, sous une puissante impulsion, les plus grandes cathédrales qui aient été construites dans la chrétienté à cette époque.
Pour se faire une idée exacte de ce qu'il y avait de précaire dans l'établissement municipal de la ville de Paris, par exemple, il suffit de lire ce qu'écrit Sauval sur ce qu'était la maison de ville avant le milieu du XIVe siècle. Ce ne fut qu'en 1357 que le receveur des gabelles vendit au prévôt des marchands, Étienne Marcel, la maison qui devint définitivement l'hôtel de ville. «Pour ce qui est du bâtiment, ajoute Sauval, c'étoit un pelit logis qui consistoit en deux pignons, et qui tenoit à plusieurs maisons bourgeoises.» Ce fait seul donne assez à entendre que les hôtels de ville, en France, ne différaient guère, pour la plupart, jusqu'au XVe siècle, des maisons de particuliers. Cependant Bourgueville 46 prétend que la ville de Caen possédait une maison commune «de fort ancienne et admirable structure, de quatre estages en hauteur, en arcs-boutans fondez dedans la rivière sur pilotins, laquelle flue par trois grandes arches (cet hôtel de ville était bâti sur le pont Saint-Pierre); et aux coings de cest édifice et maison sont quatre tours qui se joignent par carneaux, en l'une desquelles (qui faict le befroy) est posée la grosse orloge: ceste quelle maison, pont et rivière, séparent les deux costez de la ville, de façon que les quatre murailles d'icelle commencent, finissent et aboutissent sur ce pont, anciennement appellé de Darnetal, comme il se treuve par certaine chartre, estant au matrologe ou chartrier de la ville, de l'an 1365.» En effet, dans de vieux plans de la ville de Caen 47, on voit, figuré sur le pont Saint-Pierre, un bâtiment en forme de châtelet (car il fallait passer sous l'hôtel de ville pour traverser l'Orne) dont la face orientale est ouverte en face la grande rue qui servait de lieu de foire. Le bâtiment est flanqué de quatre tourelles et couvert en pavillon; la tour du beffroi était bâtie à l'angle sud-ouest. La salle d'assemblée, située au premier étage, avait ses fenêtres ouvertes sur la rivière, du côté de l'arrivée des navires, au nord, et, au sud, sur des prairies. La situation de cette maison commune était donc des mieux choisies pour une ville marchande et industrielle.
La disposition des maisons communes, à dater de la fin du XIIIe siècle, paraît avoir été à peu près la même dans les villes du Nord, depuis la Picardie jusqu'à Lubeck. Un beffroi s'élevait au centre de la façade et était flanqué latéralement de deux grandes salles où pénétrait un grand logis à pignons latéraux. Le beffroi servait de prison commune, de dépôt des archives et de guette avec carillon. Devant la façade s'ouvrait, à rez-de-chaussée, un portique avec grands escaliers et loge ou bretèche pour les cris publics. La ville de Lubeck possède encore les restes d'un vaste hôtel de ville qui, au XIIIe siècle, se composait de trois grands logis accolés, avec trois pignons sur la face antérieure et trois autres sur la face postérieure. Ces pignons étaient percés de très-grandes fenêtres à meneaux qui éclairaient largement ces trois salles. Le rez-de-chaussée était occupé par des services secondaires. Il n'est pas besoin de rappeler ici que les maisons des villes du Nord du XIIIe au XVIe siècle présentaient leurs pignons sur la rue. Ce parti avait été adopté pour les hôtels de ville, et à Saint-Quentin encore la maison commune, dont la construction est du XVIe siècle, conserve le principe de cette disposition. En réunissant les documents épars que nous avons pu nous procurer sur les maisons communes de ces villes riches et commerçantes du Nord, il est possible de présenter un type de ces constructions qui, plus qu'aucune autre, ont été soumises à tant de changements et de catastrophes. Comme il serait beaucoup trop long et fastidieux de donner séparément ces renseignements épars, nous avons pensé que nos lecteurs ne nous sauraient pas mauvais gré de les réunir en un faisceau et de présenter un type complet d'un hôtel de ville de la fin du XIIIe siècle.
C'est ce que nous avons essayé de faire en traçant la fig. 5, qui donne, en A, le plan du rez de-chaussée d'un édifice municipal, et en B le plan du premier étage. Sous le portique antérieur C, à droite et à gauche, montent deux rampes qui arrivent au vestibule D, précédé de la loge E. On entre à rez-de-chaussée, sous les voûtes du vestibule, dans les prisons F du beffroi, et par les portes C dans les salles H destinées à des services journaliers. Au premier étage, du vestibule D on pénètre dans la pièce I située sous le beffroi, et de là dans une première salle K servant de vestibule aux deux grandes salles L, largement éclairées par les fenestrages M.
La fig. 6 présente l'élévation perspective de cet édifice.
Toutefois il arrivait fréquemment, avant le XVe siècle, que les beffrois étaient indépendants de l'hôtel de ville. Celui de Tournay, qui date du XIIe siècle, est isolé. Celui d'Amiens, dont la partie basse remonte au XIVe siècle, était également indépendant de la maison commune, ainsi que ceux de Commines et de Cambrai. Millin, dans le tome V de ses Antiquités nationales, donne une vue de l'hôtel de ville de Lille, démoli en 1664, et reproduite d'après un dessin de la bibliothèque de Saint-Pierre. D'après ce dessin, le bâtiment principal, sans beffroi, se compose d'un corps de logis à trois étages, avec deux grands pignons et échauguettes aux angles. La base du comble est crénelée. À la suite de ce bâtiment s'élève un logis plus bas avec crénelages surmontés de lions et de deux statues de sauvages, dont l'une porte l'étendard de la ville. Ces constructions, autant que l'imperfection du dessin permet de le reconnaître, paraissent appartenir au XIIIe siècle. Si beaucoup de beffrois très-anciens des villes du Nord étaient isolés, celui de Bergues Saint-Winox (Nord), qui datait du XIVe siècle, se trouvait autrefois disposé, relativement à la maison commune de cette ville, comme l'est celui de notre fig. 6. On observera qu'à Compiègne le beffroi est au centre du bâtiment principal et sur sa face; seulement il pénètre un gros et profond logis dont les deux pignons sont placés latéralement, de manière toutefois à présenter, au premier étage, un plan pareil à celui de la fig. 5.
Note 42: (retour) Cet édifice a été restauré sous la direction des Monuments historiques. La restauration s'est bornée toutefois à la construction de l'escalier postérieur, au couronnement de la tour qui menaçait ruine et à la réfection des planchers. Voy. l'Archit. civ. et domest. de MM. Verdier et Cattois.
HOTEL-DIEU, s. m. Maison-Dieu, maladrerie, hospice, hôpital, léproserie. Rien n'établit que les anciens eussent des maisons de refuge pour les malades où ceux-ci pouvaient recevoir les soins des médecins et attendre leur guérison. À Athènes, les soldats mutilés étaient entretenus aux frais de la république 48; mais il n'est pas dit que ce secours fût autre chose qu'une pension; d'ailleurs ce fait ne paraît pas avoir existé dans les autres villes de la Grèce. À Sparte, après la bataille perdue par les Lacédémoniens contre Antigone, les maisons des citoyens furent ouvertes pour recevoir les blessés 49. Les Romains, en campagne, avaient des espaces réservés aux hommes et aux chevaux malades; mais aucun auteur ne signale, ni à Rome ni dans les villes de l'Empire, des hôpitaux destinés soit aux soldats blessés, soit aux pauvres malades. Saint Jérôme, le premier, parle d'une certaine Fabiola, dame romaine fort riche, qui fonda, vers l'an 380, un hôpital dans lequel on recevait les malades, jusqu'alors gisant abandonnés dans les rues et sur les places publiques. Dans les premiers temps du moyen âge, en effet, dans les villes de l'Italie, de la France, de l'Allemagne, il se fait de nombreuses fondations pour soigner et loger les malades, les voyageurs, les pauvres. Dans l'origine, ces fondations consistent en l'abandon d'une maison, d'un local, avec une rente perpétuelle. Naturellement, les établissements religieux réguliers, les chapitres, les paroisses même, étaient les conservateurs de la fondation. «La plus ancienne mention, peut-être, de l'Hôtel-Dieu de Paris remonte, dit M. Guérard dans sa préface aux cartulaires de l'église Notre-Dame de Paris 50, à l'année 829.» Du Breul 51 admet que cet établissement fut fondé par saint Landry, vingt-huitième évêque de Paris, vers l'an 660. Guillaume de Nangis dit, dans la Vie du roi saint Louis, que ce prince l'augmenta considérablement en 1258. Lebeuf 52 prétend que cet hôpital portait encore le nom de Saint-Christophe dans le Xe siècle; il ne trouve point de preuves que saint Landry ait établi proche de la cathédrale une maladrerie ou un Hôtel-Dieu. «On doit distinguer, dit-il, entre un Hôpital, un Hôtel-Dieu ou une Maladrerie. J'ai beaucoup de peine à croire que les Maladreries ayent été originairement proche les cathédrales qui étoient bâties dans l'intérieur des cités. Pour ce qui est des indigens qui ne faisoient que passer, j'avoue qu'on a pu leur donner l'hospitalité dans ce quartier-là sous la seconde race de nos rois... Peut-être, ajoute-t-il, qu'avec de plus profondes recherches on trouveroit l'époque du changement de l'hôpital ou maison de l'hospitalité de cette cathédrale en Maladrerie ou Hôtel-Dieu.» En 1168, sous l'épiscopat de Maurice de Sully, le nombre des lits fut augmenté par suite d'un statut du chapitre de Notre-Dame. Il fut décidé que tous les chanoines qui viendraient à mourir ou qui quitteraient lenr prébende donneraient à cet hôpital un lit garni. Trente ans après ce règlement, Adam, clerc du roi Philippe Auguste, fit don à l'Hôtel-Dieu de deux maisons dans Paris, afin que, sur le revenu de ces maisons, le jour de son anniversaire, on fournirait aux malades «tout ce qu'il leur viendroit dans la pensée de vouloir manger.»
Pendant les XIe, XIIe et XIIIe siècles, il est fondé une quantité prodigieuse d'hospices; presque toutes les abbayes avaient un hôpital dans leur enceinte. De plus, on fonda un grand nombre de léproseries hors les villes. «La maison de Saint-Lazare, dit Lebeuf 53, ne doit être considérée que comme une célèbre Léproserie. Autant la ville de Paris étoit fameuse, autant sa Léproserie l'étoit en son espèce. Ce fut dans le XIIe siècle que l'on commença à avoir une attention plus singulière de séparer les lépreux d'avec le reste du peuple: de là l'époque de l'origine de toutes ces maladreries du titre de Saint-Lazare, dont on voit encore des restes proche une infinité de bourgs et de villages du royaume... Dès le règne de Louis le Jeune, il y avoit entre Paris et Saint-Denis un hôpital de lépreux, qui consistoit en un assemblage de plusieurs cabanes où ils étoient renfermés. Odon de Dueil, moine de Saint-Denis, écrit qu'il fut témoin, comme, en l'an 1147, le mercredi onzième de juin, ce même roi, venant prendre l'étendard à Saint-Denis avant de partir pour la croisade, entra dans cet hôpital situé sur sa route, et prit la peine d'y rendre visite aux lépreux dans leurs cellules, accompagné seulement de deux personnes.» Cette célèbre léproserie, dès la fin du XIIe siècle, était gouvernée par des religieux de l'ordre de Saint-Augustin. Les léproseries étaient au nombre de 2,000 dans les États du roi de France, au XIIIe siècle, ainsi que le prouve une donation faite par Louis VIII, dans son testament du mois de juin 1225 54. Nous ne chercherons pas à établir si la lèpre fut importée en France par les croisés revenus de Palestine, ou si, comme le prétendent quelques auteurs, cette maladie existait déjà, dès l'époque celtique, sur le sol occidental de l'Europe 55. Ce qu'il est difficile de nier, c'est que cette maladie, ou une maladie certainement analogue, qui était ou que l'on croyait contagieuse, existait sur toute la surface de l'Europe au XIIe siècle, même dans les contrées qui n'avaient envoyé personne en Palestine, puisque, d'après Mathieu Pâris, on ne comptait pas moins de 19,000 léproseries en France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Brabant, en Suisse, en Hongrie, en Pologne, en Bohême et dans les États du Danemark. Ces établissements, situés hors des villes, ainsi que nous venons de le dire, consistaient en une enceinte dans laquelle s'élevaient des cellules assez semblables à celles des chartreux, avec une chapelle commune. Les religieux qui avaient cure du temporel et du spirituel des léproseries logeaient dans des bâtiments voisins de l'église.
Il est clair que les dispositions architectoniques n'avaient rien à voir dans ces enclos parsemés de cabanes. Il n'en est pas de même pour les hôpitaux. Il nous reste, de l'époque du moyen âge et particulièrement des XIIe et XIIIe siècles, d'admirables bâtiments affectés aux malades recueillis dans les monastères, dans le voisinage des cathédrales, ou même dans des cités florissantes. Chaque monastère possédait son aumônerie, c'est-à-dire un personnel chargé d'exercer l'hospitalité. Pendant le moyen âge, l'hospitalité était obligatoire. Dès l'époque carlovingienne, il existait des impôts destinés à secourir les pauvres, les pèlerins, les malades. Charlemagne avait, dans ses ordonnances et capitulaires, recommandé à ses sujets d'offrir l'hospitalité, et «il n'était pas permis alors de refuser aux voyageurs le couvert, le feu et l'eau 56.» Les communes rivalisèrent avec les rois, les seigneurs et les simples particuliers, dans ces oeuvres de bienfaisance. Beaucoup de villes établirent des hospices, à leurs dépens, soit dans des bâtiments neufs, soit dans des édifices abandonnés que l'on faisait restaurer en vue de cette destination. Des hospices furent même bâtis dans des lieux isolés pour servir de refuges aux voyageurs et les garantir contre les voleurs qui infestaient les routes; ces bâtiments étaient souvent fondés par des cénobites et sous la garde de religieux. Les villes étant habituellement fermées le soir, les voyageurs attardés étaient contraints de passer la nuit à la belle étoile; des maisons de refuge, sortes de caravansérails gratuits, s'élevèrent non loin des portes. «En 1202, deux nobles allemands voulurent remédier à ce grave inconvénient, et firent construire un hospice hors la porte de Saint-Denis à Paris. Un emplacement d'une contenance de deux arpents fut promptement couvert de bâtiments. Une grande salle en pierre de taille, élevée au milieu du sol au moyen d'arcades formées à croix d'osier, y fut construite pour y coucher les pauvres; elle avait vingt-deux toises et demie de long et six toises de largeur 57.» En 1310, le nombre des maisons-Dieu, maladreries et léproseries qui recevaient des secours en argent sur la cassette particulière du roi de France, était de cinq cents environ; dans la banlieue de Paris seulement, quarante-huit maladreries profitaient de ces dons. La charité publique et privée sut encore rendre son assistance plus efficace, en fondant des hôpitaux pour certaines infirmités particulières. Saint Louis donna l'exemple en faisant bâtir l'hospice des Quinze-Vingts pour les aveugles de Paris; sans parler des léproseries, on fonda, dans beaucoup de villes, des hospices pour les boiteux, pour les fous, pour les vieillards indigents, pour les femmes en couche. Les confréries voulurent aussi avoir leurs maisons de refuge, leurs hospices, et enfin, pendant les pestes qui désolèrent les villes du moyen âge, des évêques, des seigneurs laïques prêtèrent des locaux dépendant de leurs résidences pour soigner les malades, et voulurent souvent eux-mêmes les assister. À côté des désordres de toute nature et des abus sans nombre qui signalèrent cette époque, il faut donc reconnaître que tous, petits et grands, cherchaient à adoucir le sort des classes souffrantes par les moyens les plus efficaces, et que l'esprit de charité ne fut jamais plus actif que dans ces temps. Il faut dire que, souvent, tel seigneur qui fondait un hospice en mourant avait, sa vie durant, fait plus de malheureux qu'on n'en pouvait secourir de longtemps dans la maison élevée par lui. Le moyen âge est ainsi fait: c'est un mélange sans mesure de bien et de mal; aussi y a-t-il autant d'injustice à présenter cette époque comme un temps de misères continuelles que comme un âge de foi vive, de charité et de sagesse. Partout, à côté d'un mal, d'un abus monstrueux, trouve-t-on le sentiment du droit, le respect pour l'homme, pour ses malheurs et ses faiblesses. Le mot de fraternité n'est pas seulement dans les discours, il trouve partout une application pratique, et si la passion ou l'intérêt font trop souvent enfreindre cette loi sacrée, du moins son principe n'est jamais méconnu. Par le fait, nos grandes institutions de charité nous viennent du moyen âge et lui survivent; il est bon de ne pas trop l'oublier: ayant profité de la belle partie de l'héritage, peut-être serait-il juste d'être indulgents pour son côté misérable.
On comprendra que parmi tant d'édifices élevés sous l'inspiration d'une charité vive et voulant immédiatement porter remède au mal, beaucoup n'étaient que des bicoques, des maisons que l'on appropriait tant bien que mal au service des pauvres et des malades; car nombre de ces hospices se composaient d'une maison donnée par un simple bourgeois, avec une rente à prendre sur son bien. Peu à peu ces modestes donations s'étendaient, s'enrichissaient par les quêtes et devenaient des établissements importants. Cependant il nous reste encore quelques hôpitaux du moyen âge qui, au point de vue de l'art, sont remarquables. Bien bâtis, bien aérés, spacieux, ils ont aussi cet avantage, sur les constructions analogues que nous élevons aujourd'hui généralement, de laisser à l'art une large place, de ne point attrister les malades par cet aspect froid et désolé qui caractérise de notre temps (sauf de rares exceptions) les édifices publics de charité 58.
Parmi les hôpitaux les plus anciens qui existent encore en France, il faut citer l'Hôtel-Dieu de Chartres, situé près de la cathédrale, et l'hôpital d'Angers. Ce dernier surtout est remarquable par son étendue et par les services qui l'entourent. En voici le plan (1).
Il se compose d'une grande salle à trois nefs A, précédée d'un cloître, d'une chapelle voisine B, de logements, dénaturés aujourd'hui, et d'un vaste magasin ou grenier C, propre à renfermer des provisions de toutes natures. La construction de cet établissement date de 1153. La chapelle est un peu plus moderne (1184). C'est aussi vers cette dernière époque que fut élevé le grand bâtiment aux provisions.
La fig. 2 présente la coupe transversale de la grande salle, dans laquelle quatre rangées de lits peuvent facilement trouver place. La construction de ces bâtiments est excellente, traitée avec soin, les chapiteaux des piliers d'un excellent style. Le bâtiment des provisions est un édifice remarquable par ses dispositions et ses détails 59.
L'Hôtel-Dieu de Chartres date à peu près de la même époque et consiste aujourd'hui en une grande salle à trois nefs, séparées par deux rangs de colonnes et portant des charpentes lambrissées. Au fond, trois voûtes en pierre ferment les trois dernières travées. C'est une disposition analogue à celle de l'hôpital d'Angers, et qui paraît avoir été généralement suivie pendant les XIIe et XIIIe siècles.
Dans les bâtiments abbatiaux de Saint-Jean-des-Vignes de Soissons et d'Ourscamp, on voit encore de belles salles qui ont été affectées aux malades. La salle dite des Morts, à Ourscamp, est, entre toutes ces constructions hospitalières, la plus belle et la mieux entendue. C'est toujours un grand vaisseau divisé en trois nefs, celle du milieu plus large que les deux autres; le tout est couvert par des voûtes d'arête et un vaste grenier.
La fig. 3 présente le plan de cette salle avec son annexe, qui servait probablement de cuisine et de laboratoire; la fig. 4 la coupe transversale de la grande salle des malades, et la fig. 5 une de ses travées.
On observera que les fenêtres sont disposées de manière à donner beaucoup de jour à l'intérieur, celles du haut étant à vitrages fixes et celles du bas pouvant s'ouvrir pour aérer la salle. Suivant la disposition généralement adoptée à cette époque, il devait y avoir quatre rangées de lits disposés ainsi que l'indique notre plan en A; la salle pouvait en contenir facilement cent. Le long du mur, au droit des colonnes, sont percées de petites niches à hauteur de la main, pour déposer les boissons ou les pansements des malades. Une grande cheminée, s'ouvrant contre le pignon B, permettait d'assainir et de réchauffer ce vaste intérieur 60. Le bâtiment et son annexe sont isolés. Le pignon G seul est rapproché des bras de croix de l'église, à laquelle on pouvait probablement communiquer par le petit passage H. Toute la construction date des premières années du XIIIe siècle; et l'intérieur était peint de joints rouges avec archivoltes festonnées en petites arcatures.
À l'article CONSTRUCTION, fig. 123 et suivantes, nous avons donné un bâtiment dépendant de l'abbaye Sainte-Marie de Breteuil, dont une partie servait d'hospice pour les pauvres. Presque toutes les abbayes possédaient ainsi des bâtiments assez vastes pour donner asile aux voyageurs, ou même de véritables hôpitaux, comme cette grande salle d'Ourscamp 61.
La ville de Tonnerre possédait, au XIe siècle déjà, un Hôtel-Dieu situé, suivant l'usage, à côté de l'église Notre-Dame, qui servait de chapelle à cet établissement; un autre hôpital, également de la même époque, existait dans le faubourg de Bourberault. «Les dépendances de cet hôpital, dit M. Camille Dormois 62, ne consistaient qu'en une petite chapelle obscure, une très-petite maison et un jardin.» En 1204, Eudes III, duc de Bourgogne, fonda, dans la même ville, l'hôpital du Saint-Esprit; mais Marguerite de Bourgogne, belle-soeur de saint Louis, reine de Sicile, voulut doter la ville de Tonnerre d'un hôpital magnifique. En 1293, elle acheta un vaste clos près d'une source appelée Fontenille, le long de l'Armençon et des murs de la ville. Dans l'acte de fondation, il est dit que les pauvres seront hébergés dans l'établissement, les convalescents nourris sept jours et renvoyés avec chemise, cotte et soulier; qu'une chapelle sera bâtie avec quatre autels; que les frères et soeurs, au nombre de vingt, chargés des soins intérieurs, auront pour mission de donner à manger et à boire à ceux qui auront faim et soif, de recevoir les étrangers et pèlerins et de les héberger, de vêtir les pauvres, de visiter les malades, de consoler les prisonniers et d'ensevelir les morts; que les frères et soeurs auront des dortoirs et réfectoires séparés, et ne devront prendre leurs repas qu'après le service des malades. L'hôpital fut-promptement élevé, et Marguerite se fit bâtir, à côté, un logis pour pouvoir surveiller elle-même son établissement; lorsqu'elle mourut, en 1308, les bâtiments et leurs dépendances étaient complétés depuis longtemps. Il nous reste de cet hôpital la grande salle et quelques dépendances, et nos lecteurs ne nous sauront pas mauvais gré probablement de leur donner un ensemble ainsi que des détails de la partie principale de cette grande salle, en même temps chapelle et hospice.
La figure 6 présente le plan à l'échelle de 0,001m pour mètre. En A est la grande salle, autrefois précédée d'un porche B avec escalier, dont nous allons indiquer la destination. Cette salle contenait quarante cellules de boiseries, sortes d'alcôves dans chacune desquelles était placé un lit (voir en C). En D était un autel principal sous une voûte, et en F deux chapelles également voûtées. Le tombeau de la fondatrice était en E, et se composait d'une figure de bronze couchée sur un sarcophage. La sacristie des chapelles était en G. En H, un jubé, posé devant le choeur, mettait en communication deux galeries latérales qui, établissant une circulation continue au-dessus des alcôves, permettaient d'ouvrir les fenêtres et de surveiller l'intérieur des cellules. On pouvait monter à ces galeries par l'escalier latéral du porche 63 et par un escalier I qui était mis en communication avec une galerie réunissant le logis L de la reine à la grande salle. De ses appartements, situés au premier étage de ce logis, cette princesse pouvait ainsi, soit descendre dans la salle, soit inspecter les cellules en se promenant sur la galerie qu'elles portaient. En Z était une petite chapelle. Les bâtiments de service de l'hôpital sont situés en K et la cuisine en M. On communiquait de ces bâtiments avec la salle au moyen d'une autre galerie N aboutissant à une petite porte. La voie publique passe en O. En P était le cimetière; en J, le jardin de la reine, borné par la muraille de la ville et par le ruisseau de Fontenille. En R, un lavoir; en V, un bras de l'Armençon, et en S le prieuré. Deux canaux souterrains passant des deux côtés de la grande salle entraînaient dans la rivière les vidanges de l'établissement. Outre les murailles de la ville, des remparts entouraient les autres parties du clos. En X était un puits public.
La fig. 7 donne la coupe transversale de ce magnifique vaisseau, qui n'a pas moins de 18m,60 de largeur dans oeuvre sur 88m,00 de long depuis le porche jusqu'au sanctuaire. La coupe (fig. 7) montre, en A, les alcôves avec la galerie supérieure B, passant par-dessus le jubé. On aperçoit au fond les trois absides. La charpente en chêne, bien conservée, nous donne des bois d'une longueur extraordinaire; les entraits, d'un seul morceau, ont 21m,40; les arbalétriers et chevrons portant ferme, 19m,00. Elle est entièrement lambrissée en berceau plein cintre légèrement surbaissé à l'intérieur. En C, nous avons tracé l'un des chevrons portant ferme, et en D une coupe d'une travée de charpente avec le lambrissage et les ventilateurs E, de 0m,10 d'ouverture. Les fenêtres latérales, à meneaux, sont disposées pour pouvoir être ouvertes du bas jusqu'à la naissance des tiers-points, et des marches, ménagées dans l'appui, permettent de tirer les targettes. Ce vaisseau, qui existe à peu près intact, sauf le porche, produit un grand effet. C'est un des plus beaux exemples de l'architecture civile de la fin du XIIIe siècle; il n'a pas moins fallu que toute l'insistance de la Commission des monuments historiques pour obtenir de la ville de Tonnerre sa conservation. Pourquoi la ville de Tonnerre voulait-elle démolir cet édifice? C'est ce qu'on aurait beaucoup de peine à savoir probablement. Pourquoi la ville d'Orléans a-t-elle démoli son ancien Hôtel-Dieu, l'un des plus beaux édifices de la Renaissance? Combien de villes se sont ainsi, sans raison sérieuse, dépouillées des monuments qui constataient leur ancienneté, qui leur donnaient un intérêt particulier et qui retenaient des étrangers dans leurs murs! Beaucoup regrettent, un peu tardivement, ces actes de vandalisme, et s'étonnent de ce que les voyageurs passent indifférents au milieu de leurs rues neuves, n'accordant pas même un regard au frontispice à colonnes du palais de justice, ou à la façade de l'hôpital nouveau que l'on confond volontiers avec une caserne.
La disposition des lits de l'hôpital de Tonnerre, logés chacun dans une cellule avec galerie de service supérieure, mérite de fixer notre attention. Chaque malade, en étant soumis à une surveillance d'autant plus facile qu'elle s'exerçait de la galerie, se trouvait posséder une véritable chambre. Il profitait du cube d'air énorme que contient la salle et recevait du jour par les fenêtres latérales; sa tête étant placée du côté du mur et abritée par la saillie du balcon, il ne pouvait être fatigué par l'éclat de la lumière. On objectera peut-être que la ventilation de ces cellules était imparfaite; mais la salle ne contenant que quarante lits, les fenêtres latérales pouvant être ouvertes, et le vaisseau étant fort élevé, ventilé par les trous percés dans le lambrissage de la charpente, on peut admettre que les conditions de salubrité étaient bonnes.
Pour faire saisir à nos lecteurs la disposition des cellules et des galeries de surveillance, nous présentons(8) une vue perspective d'une des travées de la salle.
Les fenêtres de la galerie étaient garnies de vitraux en grisaille, celles du sanctuaire en vitraux colorés. Une longue flèche en charpente surmontait ce sanctuaire; elle était couverte de plomberie peinte et dorée, et ne fut détruite qu'en 1793. Toute la charpente de la salle est couverte en tuiles vernies avec faîtières en terre cuite émaillée.
Par l'escalier carré pratiqué vers le nord, à côté de l'une des deux chapelles du chevet, on arrivait à une salle voûtée bâtie au-dessus de cette chapelle, et servant autrefois, comme encore aujourd'hui, de trésor et de chartrier. Le tympan de la porte principale s'ouvrant sous le porche du côté de la rue était décoré d'un bas-relief représentant le Jugement dernier, dont il existe encore quelques fragments 64.
Tous ceux qui s'intéressent quelque peu à nos anciens édifices ont visité le charmant Hôtel-Dieu de Beaune, fondé en 1443 par Nicolas Rolin, chancelier du duc de Bourgogne. Cet établissement est à peu près tel que le XVe siècle nous l'a laissé, bien qu'il soit construit, en grande partie, en bois. Il se compose de trois corps de logis élevés autour d'une cour quadrangulaire. Dans le bâtiment qui donne sur la rue est placée la grande salle, avec sa chapelle à l'extrémité, la porterie et quelques pièces voûtées destinées aux provisions. Les deux autres corps de logis, devant lesquels passe une galerie à deux étages, contiennent le noviciat des soeurs, trois salles, la cuisine et la pharmacie. De grands gâbles en charpente, vitrés, donnent du jour dans les salles par-dessus les galeries du dehors, tandis que l'aération se fait par les galeries mêmes et par les faces opposées (voy. l'Architecture civile et domestique de MM. Verdier et Cattois, t. I). La cour de cet établissement, d'un aspect riant, bien proportionnée, contenant encore son puits du XVe siècle, son lavoir et sa chaire, donnerait presque envie de tomber malade à Beaune. La porte sur la rue est protégée par un auvent en charpente couvert en ardoise (voy. AUVENT).
Nous donnons (9) le plan de l'Hôtel-Dieu de Beaune, et (10) la vue de l'angle de la cour du côté de l'escalier principal desservant les deux étages. En A (voy. le plan) est l'entrée; en B, un passage de service; en C, la grande salle lambrissée 65 avec sa chapelle D, maintenant séparée de la salle; en E, le réfectoire des soeurs et le salon de la supérieure; en F, les salles aux provisions; en G, le noviciat des soeurs; en H, des salles de malades; en I, un passage donnant sur un jardin; en K, la cuisine, et en L la pharmacie; le puits est placé en O, la chaire en M, et le lavoir en P.
Examinons maintenant un de ces établissements plus modestes qui, éloignés des grands centres, voisins de quelque abbaye ou de quelque prieuré, étaient si fort répandus sur le sol français au moyen âge. Entrons dans la maladrerie dite du Tortoir, non loin de la route qui mène de Laon à la Fère (Aisne). Nous allons retrouver là les curieuses dispositions intérieures de l'hôpital de Tonnerre. La maladrerie du Tortoir date, croyons-nous, de la première moitié du XIVe siècle 66.
L'ensemble de l'établissement, compris dans un carré, contient encore trois bâtiments de l'époque de la construction (11). A, la salle des malades; B, une chapelle; C, un corps de logis à deux étages, pour les religieux probablement et pour la cuisine. Les autres bâtiments qui existent aujourd'hui dans l'enceinte sont d'une époque assez récente. Occupons-nous de cette salle A. Ses deux extrémités sont fermées par deux pignons avec cheminées. Sur le préau, à l'intérieur de l'enceinte, s'ouvre une large porte, avec guichet à côté; sur cette face, pas d'autres ouvertures que deux fenêtres relevées. Devant cette large porte était suspendu un appentis très-saillant (si l'on en juge par ses amorces et les entailles de la charpente), qui servait d'abri aux chariots amenant les malades. Pour l'usage ordinaire, on se contentait de passer par la petite porte. Sur les dehors, au contraire, cette salle de malades était percée de deux rangs de larges fenêtres disposées de telle façon que celles du bas éclairaient des cellules en bois, semblables à celles de l'hôpital de Tonnerre, et celles du haut s'ouvraient sur une galerie, à laquelle on montait par un escalier ménagé dans la travée I (voy. le plan) dépourvue de fenêtre. À Tonnerre, l'intervalle entre chaque cloison est de 2 toises (3m,95); même espace entre les axes des contre-forts de la salle du Tortoir (voy., fig. 12, un angle de la face de la salle du côté extérieur).
En supposant les cloisons des cellules de la même profondeur que celles de l'hôpital de Tonnerre, et plaçant sept cloisons dans l'axe de chaque contre-fort, la salle ayant dix mètres de large, il restait six mètres pour la circulation du côté de l'entrée, en dehors des cellules (voy. le plan), et on pouvait placer sept lits dans celles-ci, l'escalier de la galerie prenant la place d'une cellule. Or ce nombre de sept lits est très-fréquemment admis dans ces petits établissements de charité. Si nous nous rappelons que les maladreries étaient spécialement réservées aux malheureux affectés de maladies contagieuses, et que des précautions minutieuses étaient prises non-seulement pour les séparer des populations, mais aussi pour les isoler entre eux, nous comprendrons ici cette disposition des cellules avec fenêtres, qui permettaient à ces pauvres gens de voir la campagne et de se réchauffer aux premiers rayons du soleil, car ces fenêtres donnent au levant. Elles étaient d'ailleurs munies de volets à l'intérieur, de manière à éviter la trop grande chaleur. Un chemin de ronde avec mâchicoulis réunissait les bâtiments et était mis en communication, par des portes percées dans les pignons, avec la galerie intérieure. Un fossé entourait l'enceinte, ainsi qu'on peut le reconnaître en examinant les soubassements extérieurs de la grande salle. On n'arrivait au sommet des quatre tourelles que par la galerie et des échelles posées dans ces tourelles servant d'échauguettes.
Le moyen âge montrait donc dans la composition de ces établissements de bienfaisance l'esprit ingénieux qu'on lui accorde dans la construction des monuments religieux. C'est un singulier préjugé, en effet, de vouloir que ces architectes eussent été si subtils lorsqu'il s'agissait d'élever des églises, et en même temps si grossiers lorsqu'il fallait élever des édifices civils. Ce n'est pas leur faute si l'on a détruit, depuis le XVIe siècle, la plupart de ces établissements de bienfaisance divisés à l'infini, mais généralement bien disposés d'ailleurs, pour les remplacer par des hôpitaux dans lesquels, au contraire, on a cherché, peut-être à tort, à concentrer le plus grand nombre de malades possible. Louis XIV, le grand niveleur de toute chose et de tout état en France, a gratifié les hôpitaux élevés sous son règne des biens de ces nombreuses maladreries et léproseries qui n'avaient plus guère de raison d'exister, puisque, de son temps, il n'y avait pas de lépreux à soigner; mais ce n'est pas à dire que les hôpitaux du XVIIe siècle soient des modèles à suivre comme disposition, au point de vue de la salubrité, de l'hygiène, et du respect que l'on doit avoir pour les malades pauvres. Dans le peu d'hôpitaux du moyen âge qui nous sont restés, nous trouvons un esprit de charité bien entendu et délicat. Ces bâtiments sont d'un aspect monumental sans être riches; les malades ont de l'espace, de l'air et de la lumière; ils sont souvent séparés les uns des autres, comme on peut le constater dans les exemples précédents; leur individualité est respectée, et certes s'il est une chose qui répugne aux malheureux qui trouvent un refuge dans ces établissements, malgré les soins si éclairés qu'on leur donne abondamment aujourd'hui, c'est la communauté dans de vastes salles. Souvent alors la souffrance de chaque malade s'accroît par la vue de la souffrance du voisin. Sans prétendre que le système cellulaire, appliqué fréquemment dans les hôpitaux du moyen âge, fût préférable matériellement au système adopté de notre temps, il est certain qu'au point de vue moral il présentait un avantage. Nous tenons à constater qu'il émanait d'un sentiment de charité très-noble chez les nombreux fondateurs et constructeurs de nos maisons-Dieu du moyen âge.
Avant de terminer cet article, nous tenterons encore de détruire une erreur fort répandue, touchant l'établissement des léproseries. On a prétendu que la lèpre avait été rapportée d'Orient en Occident au moment des croisades; mais, ainsi que nous l'avons dit plus haut, il y avait, du temps de Mathieu Pâris, 19,000 ladreries en Europe, la plupart bâties dans des contrées qui n'avaient eu aucun rapport avec l'Orient. De plus, des 300,000 hommes conduits en Orient par le frère de Philippe 1er, 5,000 à peine parvinrent en Palestine, et très-peu revinrent en Europe. De l'armée de l'empereur Conrad III, il ne resta qu'un bien petit nombre de croisés en état de revoir leur patrie. Louis le Jeune et Richard Coeur-de-Lion revinrent presque seuls de Palestine. Comment donc ces armées, qui furent englouties en Orient, auraient-elles pu rapporter et répandre la lèpre en Occident, de manière qu'on fût obligé de fonder 19,000 maisons pour soigner les lépreux? Sans entrer dans une discussion qui ne serait pas à sa place ici, à propos de l'invasion de cette maladie en Europe et particulièrement en France, on peut toutefois reconnaître comme certain qu'elle existait. bien avant les croisades 67.
Voici la liste des principaux hôpitaux fondés à Paris du VIIe au XVIe siècle:
Hôtel-Dieu, fondé, dit la tradition. par saint Landry (VIIe siècle).
Hôpital des Haudriettes, fondé sous Clovis, et où l'on prétend que mourut sainte Geneviève. Au XIIIe siècle, la famille Haudry reconstruisit cet établissement.
Hôpital de Saint-Gervais, fondé par Gatien Masson, prêtre, en 1171, la chapelle de cet hôpital ne fut dédiée qu'en 1411.
Hôpital de Sainte-Catherine, appelé primitivement de Sainte-Opportune (1180 environ), La chapelle fut construite en 1222, puis réparée en 1479.
Hôpital de la Sainte-Trinité, rue Saint-Denis, fondé par les deux frères Escuacol en 1202. Cet hôpital possédait une fort belle salle pour coucher les pauvres. En 1210, on y ajouta une chapelle. Les enfants des pauvres étaient recueillis et élevés dans l'établissement. Cet hôpital fut successivement augmenté jusqu'en 1598.
Hôpital des Quinze-Vingts, fondé par saint Louis en 1254.
Hôpital de Saint-Marcel (anciennement de l'Oursine), fondé par Marguerite de Provence après la mort de saint Louis.
Hôpital des Jacobins, fondé en 1263. En 1366, Jeanne de Bourbon, femme de Charles V, l'augmenta.
Hôpital de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, fondé par Philippe IV en 1286.
Hôpital tenant au prieuré de la Charité (Notre-Dame-des-Billettes), fondé par le bourgeois de Paris Roger Flamming, en 1299.
Hôpital Saint-Jacques-aux-Pèlerins, rue Saint-Denis, fondé en 1315 par Louis X. La chapelle fut terminée en 1323.
Hôpital Saint-Julien-aux-Ménétriers, fondé par deux ménétriers en 1330. En 1334, les fondateurs augmentèrent cet hôpital par l'acquisition de plusieurs maisons voisines.
Hôpital du Saint-Sépulcre, fondé par Philippe de Valois en 1333.
Hôpital du Saint-Esprit, fondé en 1361 pour les enfants.
Hôpital conventuel ou commanderie du Petit-Saint-Antoine, fondé en 1368, sous Charles V.
Note 58: (retour) Il faut reconnaître que depuis peu on a fait chez nous de grands progrès en ce genre. L'hospice de Charenton, ceux de Vincennes et du Vézinet, sont non-seulement parfaitement appropriés à leur destination; mais ce sont aussi, comme oeuvres d'architecture, des édifices faits pour donner aux malades des idées plutôt agréables que tristes.
Note 63: (retour) Les comptes de 1556, d'après l'excellent travail de M. C. Dormois cité plus haut, présentent des dépenses occasionnées par la réfection de l'une de ces galeries.«Payé à Jehan Desmaisons, charpentier, la somme de 91 liv. 40 s. pour la fasson de la grande gallery dudit hospital, contenant 20 toises de long et 2 de large... À Nicolas..., maçon, pour avoir fait la massonnerie pour soutenir les poteaux d'icelle gallery... À Jehan et Pierre les Mathieux, couvreurs, la somme de 8 liv. 13 s. pour avoir couvert l'escalier de la d. gallery... À Jehan, marchand,... pour ferrer les portes de l'hospital et les chevrons de la grande gallery,...» etc.
Il existait encore, en dehors de ces établissements, dans un grand nombre de communautés et dans les paroisses, des maisons ou salles pour les malades, les pauvres et les pèlerins.
HÔTELLERIE. Il existait, à l'époque gallo-romaine, sur les grands chemins, des hôtelleries à distances assez rapprochées pour que le voyageur pût trouver un gîte à la fin de chaque journée. Ces auberges, mansions, étaient de grandes hôtelleries dans lesquelles on trouvait des chevaux de poste, un gîte, à boire et à manger. Elles servaient d'étapes pour les soldats et étaient placées sous la surveillance d'inspecteurs, frumentarii et curiosi, qui veillaient à leur bonne tenue et qui étaient chargés d'espionner les voyageurs. Les hôtelleries devenaient ainsi des lieux utiles à la police secrète des préfets du prétoire, et cependant, pour avoir droit de gîte dans les mansions, il fallait se munir d'une sorte de carte de circulation, diploma tractatorium. D'ailleurs, les mansions servaient de gîte non-seulement aux simples particuliers et aux soldats, mais aux magistrats et préteurs en tournée, et à l'empereur lui-même lorsqu'il voyageait. C'est dans une mansion du pays des Sabins que Titus fut pris de la fièvre dont il mourut peu de jours après. S'il fallait montrer sa carte de circulation pour coucher dans une mansion, à plus forte raison ne pouvait-on se procurer des chevaux de relais qu'avec des lettres de poste.
Après l'invasion des barbares, cette institution des hôtelleries impériales fut, bien entendu, entièrement ruinée. Les races germaines pratiquaient largement l'hospitalité. Un Franc, un Bourguignon, ne croyaient pas pouvoir refuser l'entrée de sa maison à un étranger; aussi, dans les voyages, pendant les premiers siècles du moyen âge, avait-on pour habitude, à chaque couchée, de demander le gîte et la nourriture dans les habitations que l'on rencontrait sur son chemin. Si le propriétaire auquel on s'adressait était trop pauvre ou trop à l'étroit pour pouvoir vous satisfaire, il vous accompagnait chez un voisin mieux partagé, et tous ensemble prenaient leur repas. «Aucune autre nation, dit Tacite en parlant des Germains 68, n'accueille ses convives et ses hôtes avec plus de générosité; fermer sa maison a une personne, quelle qu'elle fût, serait un crime 69. Selon sa fortune, chacun reçoit l'hôte, offre un repas; et lorsque les provisions sont épuisées, celui qui, tout à l'heure, recevait, indique un autre asile et y conduit: ils entrent chez ce nouvel hôte sans invitation, et sont accueillis avec une égale bonté: connus, inconnus, sont, quant aux droits d'hospitalité, traités avec les mêmes égards.» En faisant la part de l'exagération dans le tableau tracé par Tacite, il est certain toutefois que les conquérants barbares des Gaules regardaient l'hospitalité comme un devoir dont on ne pouvait s'affranchir.
Cependant, du temps de Grégoire de Tours, il existait des auberges, puisqu'il en signale quelques-unes. Les établissements monastiques répandus sur le sol des Gaules dès le IXe siècle exerçaient l'hospitalité, et dans les abbayes ou prieurés des XIe et XIIe siècles il est toujours fait mention de la maison des hôtes, bâtie proche la porte d'entrée. Il n'en existait pas moins, au XIIe siècle, un nombre prodigieux d'hôtelleries sur les grands chemins et dans les faubourgs des villes, et ces hôtelleries, moins bien surveillées que ne l'étaient celles du temps de l'Empire, étaient le refuge des voleurs, des assassins, des femmes perdues, des joueurs et des débauchés. La légende de l'Enfant prodigue le représente toujours, à cette époque, dans une hôtellerie, au milieu de femmes qui l'enivrent et lui dérobent son argent. Courtois d'Arras est dépouillé dans une auberge où on lui présente tout ce qui peut séduire un jeune homme: car les hôtelleries alors étaient bien garnies, pourvues de bons lits mous de plumes, de bon vin à foison, souvent frelaté cependant, de volaille et de venaison; des filles étaient attachées à l'établissement et servaient d'appât pour attirer, retenir et dépouiller les voyageurs.
Au XIIIe siècle, les hôtelleries, tavernes, étaient le refuge de la lie des villes, et les ordonnances des rois restaient sans effet devant ces repaires de la canaille. Sous Philippe Auguste, en 1192, et pendant la régence de la reine Blanche de Castille, en 1229, des rixes terribles eurent lieu entre des écoliers de l'Université et des cabaretiers de Paris; le prévôt fut incarcéré à la suite de la première, et l'Université renvoya les clercs à la suite de la seconde, sous le prétexte qu'on ne leur rendait pas justice. Au XIVe siècle, ces désordres ne firent que s'accroître; la plupart des hôteliers étaient coupeurs de bourses, détrousseurs de passants; si bien qu'en 1315, pour ôter aux aubergistes l'envie d'assassiner les étrangers qui s'arrêtaient chez eux, il fut rendu une ordonnance dans laquelle il était dit que «l'hoste qui retient les effets d'un étranger mort chez lui doit rendre le triple de ce qu'il a retenu 70.» C'est dans une hôtellerie de la rue Saint-Antoine, à l'enseigne de l'Aigle, que Jeanne de Divion vint s'installer pour fabriquer les faux à l'aide desquels Robert d'Artois prétendait s'emparer de la succession de la comtesse de Mahaut. Ce lieu, dit M. Le Roux de Lincy, «était un petit séjour situé au bord de la rivière et plus loin que la Grève, partie de la ville alors presque déserte.» Les hôtelleries servaient aussi de repaire aux faux monnayeurs, ainsi que le témoigne ce passage du Renart contrefait 71:
«C'est hostel de gloutonnie
Plain de trestoute ribandie
Recept de larrons et houlliers
De bougres, de faux monnoiers.
Quant tous malvais voeullent trichier
Es tavernes se vont muchier
Hostel de bourdes et vantance
Plain de male perseverance.»
C'était aussi dans les hôtelleries que venaient discourir les fauteurs de troubles publics, que se cachaient les espions 72.
On comprendra que ces établissements n'étaient autre chose que des maisons, le plus souvent isolées, et n'ayant d'autre marque distinctive qu'une enseigne pendue à la porte.
HOURD, s. m. Hourt, hour, ourdeys, gourt. Échafaud fermé de planches; appliqué à l'architecture militaire, est un ouvrage en bois, dressé au sommet des courtines ou des tours, destiné à recevoir des défenseurs, surplombant le pied de la maçonnerie et donnant un flanquement plus étendu, une saillie très-favorable à la défense. Nous avons expliqué, dans l'article ARCHITECTURE MILITAIRE (voy. fig. 14, 15, 16 et 32), les moyens de construction et l'utilité des hourds; toutefois l'objet prend une si grande importance dans l'art de la défense des places du XIe au XIVe siècle, que nous devons entrer dans des développements.
Il y a tout lieu de croire que, dès l'époque romaine, les hourds étaient en usage, car il est question, dans les Commentaires de César, d'ouvrages en bois qui sont de véritables hourds. Nous en avons donné un exemple à l'article FOSSÉ, fig. 1. Dans l'ouvrage en bois qui couronnait les fossés du camp de César devant les Bellovaques, les galeries réunissant les tours sont des hourds continus protégeant un parapet inférieur 73. La nécessité pour les défenseurs de commander le pied des remparts, d'enfiler les fossés et de se mettre à l'abri des projectiles lancés par les assiégeants, dut faire adopter les hourds dès l'époque gallo-romaine. Les crénelages supérieurs ne pouvaient, en cas de siége, présenter une défense efficace, puisque en tirant, les archers ou arbalétriers étaient obligés de se découvrir. Si l'assiégeant se logeait au pied même des murs, il devenait de toute impossibilité aux assiégés non-seulement de lui décocher des traits, mais même de le voir, sans passer la moitié du corps en dehors des créneaux. À la fin du XIe siècle déjà et au commencement du XIIe, nous remarquons, au sommet des tours et remparts, des trous de hourds percés au niveau des chemins de ronde 74. Souvent alors ces trous sont doubles, de manière à permettre de poser, sous la solive en bascule, un lien destiné à soulager sa portée.
Les merlons des tours et courtines du château de Carcassonne (1100 environ) sont hauts (1m,60 à 1m,80); les trous de hourds sont espacés régulièrement, autant que le permet la courbe des tours ou les dispositions intérieures; sous leurs pieds-droits sont percés, tout à travers, quatre trous: deux un peu au-dessous de l'appui des créneaux, deux au niveau du chemin de ronde.
Du chemin de ronde (1), les charpentiers faisaient couler par le trou inférieur une première pièce A, puis une seconde pièce B, fortement en bascule. L'ouvrier passant par le créneau se mettait à cheval sur cette seconde pièce B, ainsi que l'indique le détail perspectif B', puis faisait entrer le lien C dans son embrèvement. La tête de ce lien était réunie à la pièce B par une cheville; un potelet D, entré de force par derrière, roidissait tout le système. Là-dessus, posant des plats-bords, il était facile de monter les doubles poteaux E, entre lesquels on glissait les madriers servant de garde antérieure, puis on assujettissait la toiture qui couvrait le hourdis et le chemin de ronde, afin de mettre les défenseurs à l'abri des projectiles lancés à toute volée. Des entailles G ménagées entre les madriers de face permettaient de viser. Ainsi des arbalétriers postés sur les hourds pouvaient envoyer des projectiles par des meurtrières multipliées et jeter des pierres par le mâchicoulis K sur les assaillants. Du chemin de ronde, d'autres arbalétriers ou archers avaient encore les meurtrières à demeure L, par lesquelles, au-dessous des hourds, ils envoyaient des traits aux assiégeants. La communication du chemin de ronde avec le hourd s'établissait de plain-pied par les crénelages, dont les merlons sont assez élevés pour permettre à un homme de passer. La couverture était faite de forts madriers sur lesquels on posait de la grande ardoise ou de la tuile, et si on craignait l'envoi de projectiles incendiaires, des peaux fraîches, de grosses étoffes de laine, du fumier ou du gazon. Ce blindage était fait au sommet des courtines et tours de toute place forte destinée à subir un siége en règle, le crénelage en maçonnerie ne servant qu'en temps de paix et pour la garde ordinaire. Par le fait, les créneaux étaient autant de portes qui mettaient les hourds en communication avec le chemin de ronde sur un grand nombre de points; et si le hourdage venait à brûler ou à être détruit par les pierriers de l'assiégeant, il restait encore debout une défense de maçonnerie offrant une dernière protection aux soldats qui garnissaient les remparts.
Ces sortes de hourds n'étaient pas généralement posés à demeure, mais seulement en temps de guerre. En temps de paix, ces charpentes étaient facilement démontées et rangées à couvert dans les tours et dans les nombreux réduits disposés le long des remparts, à l'intérieur. Aussi, pour faciliter la pose et pour éviter de numéroter les pièces, de les classer et de les chercher, les trous de hourds sont percés à des distances égales, sauf dans certains cas exceptionnels, de sorte que tous les madriers de garde, formant parement, coupés de longueur, glissaient indifféremment entre les montants doubles assemblés à l'extrémité des solives en bascule. On comprend dès lors comment la pose des hourds pouvait être rapidement exécutée. En effet, les montants doubles de face posés (2), et dont la section est tracée en A, le charpentier n'avait qu'à laisser couler entre eux les madriers de garde, ainsi qu'on le voit en B. Si des pierres d'un fort volume, lancées par les machines de l'assiégeant, avaient rompu quelques madriers, on pouvait de même les remplacer promptement et facilement du dedans des hourds pendant la nuit, sans avoir besoin ni de clous ni de chevilles.
Cependant, quelquefois, les hourds étaient à demeure, particulièrement au sommet des tours; alors on les hourdait en maçonnerie comme des pans de bois, ou on les couvrait d'ardoises. Il existe encore, dans le château de Laval, une tour du XIIe siècle qui a conservé un hourdage supérieur dont la construction paraît remonter au XIIIe siècle. Ce hourdage fait partie du comble et se combine avec lui (3).
C'est un bel ouvrage de charpenterie exécuté en beau et fort bois de chêne. Suivant l'usage de cette époque, chaque chevron de la charpente est armé, porte ferme et repose sur les blochets A (voy. la coupe C), lesquels sont portés sur la tête des poteaux de face D recevant une sablière S, et maintenus par les grandes contre-fiches intérieures moisées E. Ces contre-fiches viennent en outre soulager ces chevrons vers le premier tiers de leur longueur. Sous chaque poteau de face et sous chaque contre-fiche est posé un patin P qui forme bascule et mâchicoulis. En G, on voit le système du hourdage de face, lequel est voligé et couvert d'ardoises comme le comble lui-même. De distance en distance, de petites ouvertures sont percées dans le hourdage pour permettre de tirer. L'enrayure basse est maintenue par des entraits comme dans toutes les charpentes de combles coniques. Nous reviendrons tout à l'heure sur ces hourds à demeure, très-fréquents dans les constructions militaires du XVe siècle qui ne sont point couronnées par des mâchicoulis avec murs de garde en pierre de taille.
Pendant le XIIIe siècle, on simplifia encore le système des hourdages en charpente au sommet des remparts. On renonça aux trous doubles, on se contenta d'un seul rang de larges trous carrés (0,30 c. x 0,30 c. environ) percés au niveau des chemins de ronde; et, en effet, une pièce de bois de chêne de 0,30 c. d'équarrissage, fût-elle de trois mètres en bascule, peut porter un poids énorme. Or les hourds avaient rarement plus de 1m,95 c. de saillie (une toise). Il n'est pas nécessaire de s'étendre ici sur ces hourds simples, dont nous avons suffisamment indiqué la construction dans l'article ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 32. Mais souvent, au XIIIe siècle, il est question de hourds doubles, notamment dans l'Histoire de la croisade contre les Albigeois 75.
À Toulouse, assiégée par le comte Simon de Montfort, les habitants augmentent sans cesse les défenses de la ville:
«E parec ben a lobra e als autres mestiers
Que de dins et de fora ac aitans del obriers
Que garniron la vila els portals els terriers
Els murs e las bertrescas els cadafales dobliers
Els fossatz e las lissas els pons els escaliers
E lains en Toloza ac aitans carpentiers.
... 76»
Ailleurs, au siége de Beaucaire:
«Mas primier fassam mur ses cans e ses sablo
Ab los cadafales dobles et ab ferm bescalo 77.»
Nous avons dû chercher sur les monuments mêmes la trace de ces hourds à deux étages. Or, à la cité de Carcassonne, des deux côtés de la porte Narbonnaise, dont la construction remonte au règne de Philippe le Hardi, nous avons pu reconnaître les dispositions d'un de ces échafauds doubles, indiquées par la construction de merlons très-puissants et taillés d'une manière toute particulière.
Ces merlons (4) sont appareillés en fruit sur le chemin de ronde, ainsi que l'indique le profil A. Leur base est traversée au niveau du chemin de ronde, par des trous de hourds de 0,30 c. de côté, régulièrement espacés. Sur le parement du chemin de ronde du côté de la ville est une retraite continue B. Les hourds doubles étaient donc disposés ainsi: de cinq pieds en cinq pieds passaient par les trous de hourds les fortes solives C, sur l'extrémité desquelles, à l'extérieur, s'élevait le poteau incliné D, avec des contre-poteaux E formant la rainure pour le passage des madriers de garde. Des moises doubles J pinçaient ce poteau, se reposaient sur la longrine F, mordaient les trois poteaux GHI, celui G étant appuyé sur le parement incliné du merlon, et venaient saisir le poteau postérieur K également incliné. Un second rang de moises, posé en L, à 1m,80 du premier rang, formait l'enrayure des arbalétriers M du comble. En N, un mâchicoulis était réservé le long du parement extérieur de la courtine. Ce mâchicoulis était servi par des hommes placés en O, sur le chemin de ronde, au droit de chaque créneau muni d'une ventrière P. Les archers et arbalétriers du hourd inférieur étaient postés en R, et n'avaient pas à se préoccuper de servir ce premier mâchicoulis. Le second hourd possédait un mâchicoulis en S. Les approvisionnements de projectiles se faisaient au dedans de la ville par les guindes T. Des escaliers Q, disposés de distance en distance, mettaient les deux hourds en communication. De cette manière, il était possible d'amasser une quantité considérable de pierres en V, sans gêner la circulation sur les chemins de ronde ni les arbalétriers. En X, on voit de face, à l'extérieur, la charpente du hourdage dépourvue de ses madriers de garde, et, en Y, cette charpente garnie. Par les meurtrières et mâchicoulis, on pouvait lancer ainsi sur l'assaillant un nombre prodigieux de projectiles. Comme toujours, les meurtrières U, à demeure, percées dans les merlons, dégageaient au-dessous des hourds et permettaient à un second rang d'arbalétriers postés entre les fermes, sur le chemin de ronde, de viser l'ennemi. On conçoit que l'inclinaison des madriers de garde était très-favorable au tir. Elle permettait, de plus, de faire surplomber le second mâchicoulis S en dehors du hourdage inférieur. La dépense que nécessitaient des charpentes aussi considérables ne permettait guère de les établir que dans des circonstances exceptionnelles, sur des points mal défendus par la nature, et c'était précisément le cas des deux côtés de la porte Narbonnaise, particulièrement pour la courtine du nord (voy. PORTE), sur l'étendue de laquelle, entre cette porte et la tour du Trésau, ce système a été appliqué.
Si les courtines étaient garnies de hourds, à plus forte raison le sommet des tours devait-il être muni de cette défense nécessaire, puisqu'on avait plus d'avantage à attaquer une tour qu'une courtine; aussi les tours de la cité de Carcassonne sont-elles toutes percées, au niveau de leur plancher supérieur, de trous de hourds très-larges, bien dressés et également répartis sur la circonférence. Mais ces tours étant couvertes par des charpentes, il était indispensable de disposer celles-ci de telle sorte que l'on pût poser les toitures des hourds sans gâter celles des tours. À cet effet, on laissait au-dessus des corniches un espace vide entre les blochets, pour passer les chevrons du hourd (5), qui étaient calés sur les semelles du comble et arrêtés derrière les jambettes au moyen de clefs, ainsi que l'indique le profil A.
Le hourdage d'une tour ronde se trouvait former un plan polygonal à plus ou moins de côtés, suivant que la circonférence de la tour était plus ou moins étendue, car les trous de hourds sont toujours, comme les créneaux et meurtrières, percés à distances égales. Le mâchicoulis continu était ouvert soit le long du parement de la tour, en B, soit le long des madriers de garde, en C, suivant le lieu et l'occasion; voici pourquoi: les bases des tours (comme celles des courtines) sont montées en talus, sauf de rares exceptions. Le talus finissait ordinairement au niveau de la crête de la contrescarpe du fossé. Si l'assaillant parvenait à combler le fossé, il arrivait au sommet du talus, en G, comme l'indique le tracé M. Alors le mâchicoulis percé en C ne battait pas verticalement les mineurs attachés en G; il était donc nécessaire d'avoir un mâchicoulis, en B, le long du parement même de la tour. Si, au contraire, le mineur s'attachait à la base de la tour, au fond du fossé en F, il fallait ouvrir un mâchicoulis en C, directement au-dessus de lui, car les projectiles tombant par le mâchicoulis B, ricochant sur le talus, devaient décrire une parabole ab par-dessus la tête des mineurs. Mais si l'assaillant se présentait en masse à la base d'une tour ou d'une courtine, garanti par une galerie roulante, une gate, le projectile tombant verticalement du mâchicoulis B lui causait plus de dommages en ricochant, car il pouvait entrer ainsi sous la gate. En P, nous donnons une vue perspective du sommet d'une tour de la fin du XIIIe siècle, faisant partie de l'enceinte de la cité de Carcassonne, avec ses hourds posés et en partie recouverts de peaux fraîches, afin d'éviter l'effet des projectiles incendiaires sur toutes les pièces saillantes du hourdage.
Mais, dès la première moitié du XIIIe siècle, on avait déjà cherché à parer, au moins en partie, aux dangers d'incendie que présentaient ces hourds saillants posés sur des solives en bascule, et contre lesquels les assaillants lançaient une quantité de barillets de feux grégeois, de dards garnis d'étoupe, de résine ou de bitume enflammés, toutes matières qui, par leur nature, pouvaient s'attacher aux charpentes et produire un feu très-vif que l'eau ne pouvait éteindre. Nous voyons déjà, au sommet des tours élevées à Coucy par Enguerrand III de 1220 à 1230, des consoles en pierre destinées à la pose des hourds de bois. La combinaison de ces hourds est très-apparente et fort ingénieuse au sommet du donjon de Coucy (voy. DONJON, fig. 39). Le pied des hourds de ce donjon célèbre, le plus grand de tous ceux que possède l'Europe, est à 40 mètres au-dessus de la contrescarpe du fossé. Et bien qu'à cette hauteur les assiégés n'eussent pas à redouter les projectiles incendiaires, ils ont établi, tout autour de l'énorme cylindre, quarante-huit consoles de pierre de 1m,07 de saillie sur 0,30 c. d'épaisseur, pour asseoir le hourdage dont notre fig. 6 donne la coupe en A.
En B, on voit l'une des consoles formées de deux assises chacune. Sur ces consoles, en temps de guerre, reposait un patin C, recevant deux poteaux inclinés DE. Des moises F, posées un peu au-dessus du niveau de la ventrière des créneaux, servaient à porter un plancher destiné aux arbalétriers. En avant de ce plancher était ouvert un mâchicoulis G à l'aplomb de la base du talus du donjon au fond du fossé. Suivant le système précédemment expliqué, des madriers de garde entraient en rainure en avant des poteaux D, doublés d'un deuxième poteau pincé à sa base par les moises. Au sommet de la corniche H est élevé un talus double de pierre, sur lequel venait s'appuyer le double chevronnage II', dont le glissement était maintenu par l'équerre J. Sur le banc continu K intérieur étaient posés d'autres poteaux inclinés L, pincés par les moises M et s'assemblant dans les chevrons I'. Sur ces moises M, des longrines recevaient un plancher O, qui, au droit de chaque créneau, se reposait sur la ventrière, mais de manière à laisser entre ces planchers et celui du hourdage un mâchicoulis N à l'aplomb du parement extérieur de la tour. Le plancher O, mis en communication avec la terrasse par quelques escaliers P, permettait d'arriver au plancher du hourdage, et de poster un second rang d'arbalétriers qui pouvaient tirer par les meurtrières en maçonnerie R (voy. la face intérieure T qui représente, en T', le crénelage nu, et en T''le crénelage avec les hourds). L'angle du tir est surtout disposé pour couvrir de projectiles le chemin de ronde de la chemise du donjon. Les mâchicoulis suffisaient amplement pour battre le fond du fossé dallé, creusé entre cette chemise et la tour. Les défenseurs postés soit sur le hourdage, soit à l'intérieur, étaient ainsi parfaitement à couvert. Des pierres amassées dans l'embrasure des créneaux sur le plancher O pouvaient être poussées du pied et être jetées rapidement par le mâchicoulis N. En S sont percées les conduites rejetant à l'extérieur les eaux de la terrasse; ces conduites étaient autrefois garnies de plomb, comme la terrasse elle-même. Un fragment du plan du sommet du donjon de Coucy, avec les hourds posés supposés coupés au niveau ab (7), complète l'explication de la fig. 6.
Nous avons tenu à nous rendre compte de la manière de poser ces hourds, à une hauteur de 46 mètres au-dessus du fond du fossé, sur des consoles isolées en contre-bas des crénelages. Ayant eu à poser un échafaudage à la hauteur de ces consoles, pour placer deux cercles en fer et pour réparer les couronnements profondément lézardés par l'explosion de 1652, nous avons dû chercher naturellement quels avaient été les moyens pratiques employés au XIIIe siècle pour assembler les hourds. Or tout est prévu et calculé dans ce remarquable couronnement de donjon pour faciliter ce travail en apparence si périlleux, et nous avons été conduit, par la disposition même des maçonneries, des pleins et des vides, à appliquer les procédés qu'employaient les charpentiers du XIIIe siècle, par la raison qu'on ne peut en employer d'autres. On se rappelle (voy. DONJON, fig. 38 et 39) comment est tracé le plan de la plate-forme du donjon de Coucy. Cette plate-forme se compose d'un large chemin de ronde circulaire, pourtournant une voûte à douze pans revêtue de plomb et formant un pavillon plat, au centre duquel est percé un oeil. Ce chemin de ronde circulaire, et divisé par pentes et contre-pentes pour rejeter les eaux en dehors, pouvait être facilement nivelé au moyen de madriers posés sur cales.
Ces madriers (voy. fig. 8), sur deux rangs A et B, formaient deux chemins de bois sur lesquels étaient posée une grue dont les roues A, d'un plus grand diamètre que celles B, permettaient la manoeuvre circulaire. Le nez C de cette grue dépassait l'aplomb de la grande corniche D à l'extérieur. Comme sur les talus de cette corniche s'élevaient quatre pinacles P, il fallait que la flèche de la grue pût se relever pour passer au droit de ces pinacles. Cette flèche pivotait donc sur un tourillon G, et était ramenée à son inclinaison, puis arrêtée à la queue par la traverse F et par un boulon I. Le détail K présente cette grue de face du côté du treuil. Mais il fallait que les charpentiers pussent, à l'extérieur, assembler les pièces que cette grue péchait et enlevait par les ouvertures des créneaux. Un échafaud en bascule, indiqué en L en profil et en L' de face, permettait d'avoir un premier pont M au droit de chaque créneau et au niveau des moises basses du hourdage, et un second pont N, en contre-bas, pour pouvoir poser les patins sur les consoles et assembler les poteaux inclinés dans ces patins. Des ouvriers à cheval sur le sommet des talus de la corniche pouvaient facilement assembler les chevrons entre eux et régler le plan de chaque ferme. Ainsi, de l'intérieur du donjon, l'opération entière de la pose des hourds pouvait se faire en peu de temps et sans exiger d'autres échafauds que ces petits planchers en bascule établis en dehors de chaque créneau, d'autres engins que cette grue, manoeuvrant circulairement par le moyen de ses roues de diamètres différents. L'échafaud L en bascule était fait seulement pour un créneau et transporté successivement par la grue elle-même 78. En examinant cette dernière figure avec attention, on voit 1º que l'ouverture des créneaux est mise en rapport avec les écartements des consoles, pour que les moises pendantes O puissent passer juste le long de leurs parois; 2º que la fermeture en tiers-point de ces créneaux est faite pour permettre d'étançonner convenablement les deux solives en bascule posant sur la ventrière V; 3º qu'au moyen des deux traverses RR, des jambettes inclinées S et des chandelles également inclinées J, les solives en bascule M ne pouvaient ni branler ni s'en aller au vide; 4º que les talus de la grande corniche, dont on ne pouvait s'expliquer l'utilité, sont parfaitement motivés par l'inclinaison des chevrons qui venaient se reposer franchement sur leurs faces; 5º que la forte saillie intérieure et extérieure de cette corniche soulageait d'autant ces chevrons; qu'enfin ce qu'il y a d'étrange au premier abord dans ce couronnement colossal, nullement motivé par la présence des créneaux et des meurtrières, s'explique du moment qu'on étudie la combinaison des hourds et la manière de les poser. Mais telle est cette architecture du moyen âge: il faut sans cesse chercher l'explication de toutes ses formes, car elles ont nécessairement, surtout dans les édifices militaires, une raison d'être, une utilité; et cela contribue à l'effet saisissant de ces vastes constructions.
La fig. 9 donne en perspective les manoeuvres des charpentiers posant les hourds du donjon de Coucy. On voit comment les petits ponts en bascule des créneaux suffisaient parfaitement pour assembler ces charpentes ferme par ferme; car celles-ci placées, la circulation était de suite établie en dehors pour clouer les planches du chemin de ronde et les madriers de la couverture. Il faut bien admettre certainement que les charpentiers de cette époque étaient fort habiles au levage, et il suffit d'ailleurs, pour s'en convaincre, de voir les charpentes qu'ils ont dressées; mais les moyens pratiques employés ici sont si bien expliqués par la disposition des lieux, et ces moyens sont si sûrs, si peu dangereux, comparativement à ce que nous voyons faire chaque jour, que le hourdage du donjon de Coucy ne devait présenter aucune difficulté sérieuse 79.
Il ne fallait pas moins, pour armer une fortification de ses hourds, des ouvriers, du bois en quantité, et encore risquait-on de laisser brûler ces galeries extérieures par l'ennemi; aussi, vers le commencement du XIVe siècle, renonce-t-on généralement en France aux hourds de charpente pour les remplacer par des mâchicoulis avec mur de garde en pierre (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 33, 34, 36, 37 et 38, et l'article MÂCHICOULIS). Ce n'est que dans les provinces de l'Est que les architectes militaires continuent à employer les hourds. On en voit encore un grand nombre, qui datent des XIV, XVe et XVIe siècles, en Suisse, en Allemagne; mais ces hourds sont habituellement posés sur la tête des murs et ne se combinent plus avec les crénelages comme ceux des XIIe et XIIIe siècles.
Voici, par exemple, un hourdage posé au sommet d'un clocher du XIIe siècle, à Dugny près Verdun. Ce hourdage (10) est, bien entendu, d'une époque postérieure, du XIVe siècle, pensons-nous. Il se compose d'un pan de bois posé en encorbellement sur des solives et revêtu d'une chemise de planches verticales clouées sur les traverses hautes et basses de ce pan de bois. Le tout est recouvert d'un comble 80. Beaucoup de tours des environs de Verdun sont encore garnies de ces hourds élevés pendant les guerres des XIVe et XVe siècles et qui, depuis lors, ont été laissés en place et servent de beffrois.
À Constance, en Suisse, on voit encore un certain nombre de tours garnies de hourds qui datent du XVe siècle. Le bâtiment de la douane de cette ville, qui date de 1398, a conservé à sa partie supérieure une belle galerie de hourds de la même époque, galerie dont nous présentons (11) une coupe.
Ces hourds se combinent avec la charpente du comble et couronnent la tête des murs sur deux côtés du bâtiment faisant face aux quais (voy. BRETÈCHE, fig. 3). Le tracé A fait voir le système de hourdage en planches verticales à l'extérieur, et le tracé B le détail de la découpure inférieure de ces planches en sapin d'une forte épaisseur, avec leurs couvre-joints C. Comme toujours, un mâchicoulis continu est réservé en D.
On établit encore des hourds contre l'artillerie à feu; mais alors on prenait la précaution de remplacer les planches par un hourdis en maçonnerie entre les membrures. On voit des hourds de ce genre encore existants en Lorraine et en Suisse, notamment au-dessus de la tour qui termine le pont de Constance du côté de la ville. À Nuremberg, il existe encore des hourds du XVIe siècle sur les remparts élevés par Albert Dürer (voy. CRÉNEAU, fig. 18). Ces hourds sont maçonnés entre les membrures et couronnent les parapets des courtines par-dessus la grosse artillerie.
On donnait aussi le nom de hourd à des échafauds que l'on dressait soit dans des salles, soit sur l'un des côtés d'un champ, pour permettre à des personnes de distinction de voir certaines cérémonies, des ballets ou des combats en champ clos. Ces hourds étaient alors encourtinés, c'est-à-dire recouverts de riches étoffes, d'écussons armoyés, de peintures sur toile, de tapisseries. Leur intérieur était disposé en gradins et quelquefois divisé en loges séparées par des cloisons drapées. Les manuscrits du XVe siècle nous ont conservé un grand nombre de ces échafauds décorés, établis à l'occasion d'un tournois, d'un banquet ou d'une fête.
Note 76: (retour) Vers 6854 et suiv.«Il y parut bien à l'oeuvre et aux autres métiers;
Dedans comme dehors on ne voit qu'ouvriers
Qui garnissent la ville et les portes et les plates-formes,
Les murs et les bretèches, les hourds doubles,
Les fossés et les lices, les ponts, les escaliers,
Et dans Toulouse ce ne sont que charpentiers.
...»
Note 78: (retour) C'est là le procédé qui a été employé par nous lors de la restauration, sans qu'il y ait eu le moindre accident à déplorer. Trois ouvriers ont été tués pendant les reprises des lézardes, mais par suite d'une négligence dans la manoeuvre. Ce malheur est arrivé, d'ailleurs, en dehors des ponts dont il est fait ici mention, et sur lesquels on a pu barder des pierres lourdes, des pièces de fer et de bois d'un poids considérable.
HOURDAGE, s. m. Hourdeïs. Réunion de hourds (voy. HOURD).
HOURDIS, s. m. Maçonnerie de brique ou de plâtras faite entre les membrures d'un pan de bois.
HUIS, s. m. Vieux mot employé pour désigner les vantaux d'une porte; toute partie de menuiserie ouvrante (voy. PORTE, VANTAIL).
HUISSERIE, s. f. Partie de menuiserie isolée formant cloison ou barrière (voy. MENUISERIE).
IMAGERIE, s. f. Ymagerie. Ce mot s'appliquait, au moyen âge, à toute représentation de scènes sculptées sur la pierre ou le bois. Les sculpteurs de figures avaient le titre d'ymagiers à dater du XIIIe siècle (voy. STATUAIRE).
IMBRICATION, s. f. S'emploie aujourd'hui pour désigner un appareil délicat de parements, formant des dessins variés par la disposition de petites pierres taillées ou de briques. Les imbrications sont quelquefois composées de pierres de diverses couleurs, comme en Auvergne et dans certaines provinces du Midi; de pierres et de terres cuites, comme dans le cloître de la cathédrale du Puy; de briques de diverses nuances ou émaillées. Les imbrications obtenues au moyen de pierres posées de manière à décorer des parements sont fréquentes pendant les XIe et XIIe siècles. On n'en trouve plus que fort rarement dans les édifices du XIIIe siècle. Les imbrications formées de briques de nuances variées se rencontrent particulièrement dans les maisons et châteaux des XVe et XVIe siècles (voyez APPAREIL).
INCRUSTATION, s. f. Ce mot ne peut s'appliquer dans l'architecture du moyen âge en France qu'à des remplissages en plomb ou en mastic d'intailles faites dans de la pierre dure, comme, par exemple, dans des dallages, dans des pierres tombales (voy. DALLAGE). En France, on n'a pas employé ce genre d'incrustation si fréquent en Italie, et qui consiste à remplir avec des marbres de couleur, découpés, des dessins creusés dans des plaques de marbre blanc. On voit des incrustations de ce genre dans la petite église de San-Miniato près Florence, faites pour décorer le pavage, la clôture et l'ambon du sanctuaire et même la façade (XIIIe siècle). La cathédrale de Sienne, celle de Florence (Sainte-Marie-des-Fleurs), celle de Gênes, sont couvertes extérieurement d'incrustations de marbre.
INTRADOS, s, m. Surface intérieure d'un arc ou d'une voûte (voyez EXTRADOS).
JAMBAGE, s. m. Nom que l'on donne aux deux montants verticaux d'une baie, porte ou fenêtre, lorsque cette baie est terminée par un linteau. Lorsque la baie est fermée par un arc, on donne, de préférence, aux deux montants verticaux qui portent l'arc, le nom de pieds droits, AA (1) sont les jambages de la baie B (voy. PORTE).
JAMBETTE, s. f. Terme de charpenterie qui désigne habituellement la petite pièce de bois légèrement inclinée qui soulage le pied de l'arbalétrier d'une ferme ou un chevron et s'assemble dans l'entrait ou le blochet. A (1) est une jambette (voy. CHARPENTE).
JARDIN, s. m. Cortil, courtil, gardin. Dans les bourgs et les villes même (principalement celles des provinces du Nord), beaucoup de maisons possédaient des jardins. Il est fait mention de jardins dans un grand nombre de pièces des XIIe et XIIIe siècles; et souvent, derrière ces maisons, dont les façades donnaient sur des rues étroites et boueuses, s'ouvraient de petits jardins.
L'amour pour les jardins et les fleurs a toujours été très-vif parmi les populations du nord de la France, et les fabliaux, les romans, sont remplis de descriptions de ces promenades privées. Pour les châteaux, le jardin était une annexe obligée; il se composait toujours d'un préau gazonné, avec fontaine lorsque cela était possible, de berceaux de vignes, de parterres de fleurs, principalement de roses, fort prisées pendant le moyen âge, d'un verger et d'un potager. Si l'on pouvait avoir quelque pièce d'eau, on y mettait des cygnes et du poisson 81. Des paons animaient les pelouses, et les volières étaient une des occupations favorites des dames. Les intendants de Charlemagne devaient nourrir des paons sur ses domaines 82; la liste des plantes dont on devait orner les jardins est même donnée tout au long 83. On y trouve les lis, les roses, quantité de plantes potagères; le pommier, le prunier, le châtaignier, le sorbier, le néflier, le poirier, le pêcher, le coudrier, l'amandier, le mûrier, le laurier, le pin, le figuier, le noyer et le cerisier.
Dans le Ménagier de Paris 84, il est fait mention de toutes les plantes potagères et d'agrément que l'on doit cultiver dans les jardins. On y trouve les fèves, la marjolaine, la violette, la sauge, la lavande, la menthe, le panais, l'oseille, les poireaux, la vigne, le chou blanc pommé, les épinards, le framboisier, la joubarbe, la giroflée, le persil, le fenouil, le basilic, la laitue, la courge, la bourrache, la follette, les choux-fleurs, les brocoli, l'hysope, la pivoine, la serpentine, le lis, le rosier, le groseillier, les pois, le cerisier, le prunier, etc. L'auteur ne se contente pas de donner une simple nomenclature, il indique la manière de planter, de semer, de soigner, de fumer, de greffer ces plantes; les méthodes employées pour détruire les fourmis, les chenilles, pour conserver les fruits, les légumes et même les fleurs en hiver. Dans la campagne, les jardins étaient entourés de haies ou de palis, quelquefois de murs; les allées étaient déjà, au XVe siècle, bordées de huis. Le tracé de ces jardins ressemblait beaucoup à ces plans que nous voyons reproduits dans les oeuvres de Du Cerceau 85, c'est-à-dire qu'ils ne se composaient que de plates-bandes séparées par des allées et de grandes pelouses quadrangulaires (préaux) entourées d'arbres et de treilles formant ombrage.
Les abbayes possédaient de magnifiques jardins avec vergers, qui étaient souvent, pour ces établissements religieux, une source de produits considérables. Les moines faisaient exécuter des travaux importants pour y amener de l'eau et les arroser au moyen de petits canaux de maçonnerie ou de bois. Tel monastère était renommé pour ses pommes ou ses poires, tel autre pour ses raisins ou ses prunes; et, bien entendu, les religieux faisaient tout pour conserver une réputation qui augmentait leur richesse.
JESSÉ (ARBRE DE). Généalogie du Christ. Dans l'Évangile selon saint
Matthieu, il est dit que Jessé engendra David, qui fut roi, et que,
depuis ce roi jusqu'à Jésus-Christ, il y eut vingt-huit générations. Or,
dans beaucoup de nos monuments religieux, la généalogie du Christ est
représentée commençant à Jessé, duquel sort un tronc d'arbre portant un
certain nombre de rois, puis saint Joseph, la sainte Vierge et le
Christ. Ce motif de sculpture et de peinture a fourni aux statuaires et
aux peintres verriers particulièrement un de leurs sujets favoris à
dater de la fin du XIIe siècle. Beaucoup de nos cathédrales placées sous
le vocable de la sainte Vierge présentent un arbre de Jessé dans les
voussures de la porte principale. On en voit un fort bien sculpté au
portail central de la cathédrale d'Amiens, dans la voussure
intermédiaire du côté droit en entrant. Le Jessé (1) est représenté
dormant suivant l'usage, coiffé d'un bonnet juif; au-dessus de lui est
placé le roi David, couronné, et toute la succession des rois. On voit
également un arbre de Jessé, sculpté au commencement du XIIIe siècle, à
la porte centrale de la cathédrale de Laon; un du XVIe siècle au portail
de la cathédrale de Rouen, etc. Un vitrail du XIIe siècle, au-dessus de
l'entrée de la cathédrale de Chartres, représente un arbre de Jessé qui
est un des plus beaux exemples de l'art de la verrerie à cette époque;
là, Jessé est couché sur un lit, au pied duquel brûle une lampe. Il
existe également un très-beau vitrail du temps de l'abbé Suger,
représentant l'arbre généalogique, dans la chapelle de la Vierge de
l'église abbatiale de Saint-Denis. On en trouve également, du XIIIe
siècle, dans les cathédrales de Reims, d'Amiens, de Bourges, à la
Sainte-Chapelle du Palais. Un des vitraux les plus remarquables du XVIe
siècle qui existe en France se voit dans l'une des chapelles absidales
de l'église Saint-Étienne de Beauvais, et représente un arbre de Jessé;
on en trouve, de la même époque, dans les cathédrales d'Autun, de Sens,
etc. On en sculptait quelquefois sur les poteaux corniers des maisons.
Il n'y a pas longtemps qu'il existait un arbre de Jessé à l'angle d'une
maison de la rue Saint-Denis, à Paris. On en trouve un, à peu près
intact, à l'angle d'une maison de Sens.
JOINT, s. m. Séparation verticale remplie de mortier ou de plâtre entre deux pierres d'appareil. Chaque pierre d'appareil est toujours placée entre deux lits horizontaux AB, CD (1) et deux joints verticaux AC, BD (voy. CONSTRUCTION).
Dans les constructions du moyen âge, les joints, d'abord très-épais jusqu'au XIe siècle, deviennent alors très-minces, particulièrement dans les provinces méridionales et en Bourgogne, et sont presque dépourvus de mortier; ils s'épaississent vers le milieu du XIIe siècle, et les pierres étant posées à bain de mortier sans être ravalées après la pose, ces joints en mortier ne sont pas repassés au fer, mais simplement coupés à la truelle. Les constructeurs ne faisant pas de ravalements ne faisaient pas non plus de rejointoiements.
Cependant il est quelques provinces, comme l'Auvergne, où, pendant les XIe et XIIe siècles, on faisait des joints en mortier légèrement saillants sur les parements et coupés vifs aux arêtes, ainsi que l'indique le profil (2); mais ces joints ne s'appliquent généralement qu'à de petits appareils. Ils sertissent, par exemple, les imbrications composées de matériaux de diverses couleurs, en formant autour de chaque pierre un filet d'un centimètre de largeur environ, saillant d'un millimètre sur le nu du mur. Ces sortes de joints étaient faits après la pose, repassés et soigneusement recoupés au fer. Le mortier en est fort dur, mais n'a pas toujours une parfaite adhérence avec celui qui a servi à la pose et qu'il a fallu dégrader à une certaine profondeur pour rejointoyer.
On voit aussi, dans des édifices de la fin du XIe siècle des provinces méridionales voisines du Centre, comme l'église Saint-Sernin de Toulouse, par exemple, des joints saillants, mais à section convexe (3). Ceux-ci, en n'arrêtant pas l'humidité qui coule le long des parements, sont moins sujets à se dégrader par l'effet de la gelée.
La durée des joints dépend beaucoup de la qualité de la pierre employée.
Avec les calcaires poreux, avec les calcaires siliceux très-rugueux, on
fait d'excellents joints; il n'en peut-être de même avec le grès, qui
jamais n'adhère parfaitement au mortier par suite de son aptitude
particulière à absorber l'humidité. Alors les mortiers se dessèchent et
se dégradent promptement. Aussi avons-nous observé, dans quelques
monuments de l'Alsace, comme à la cathédrale de Strasbourg, par
exemple
86, que les constructeurs (pour éviter, sur des plans inclinés
ou des parements directement exposés à la pluie, la dégradation des
joints de mortier, toujours pulvérulents, surtout près de la surface
extérieure), avaient pratiqué, des deux côtés de ces joints, de petites
saignées pour conduire les eaux sur les parements et préserver le
mortier du lavage (4).
En principe, du moment qu'on ne peut poser les pierres absolument jointives, comme le faisaient les Grecs et même les Romains lorsqu'ils employaient le grand appareil, mieux vaut un joint épais qu'un joint mince, le mortier ne se conservant qu'à la condition de former un volume assez considérable. Les plus mauvais joints sont les joints coulés soit en mortier, soit en plâtre. L'eau s'évaporant ou étant absorbée par la pierre, le coulis subit un retrait, et il reste des vides dans lesquels vient se loger la poussière qui engendre des végétaux. La seule méthode à employer quand on élève des constructions en pierre, c'est de poser les pierres à la louve et à bain de mortier; le fichage est quelquefois commandé, comme, par exemple, dans les reprises en sous-oeuvre; mais il demande à être fait avec un soin extrême. Dans ce cas, dès que le mortier fiché commence à prendre, il faut le bourrer avec des palettes de fer jusqu'au refus; puis on rejointoie quelque temps après jusqu'à une profondeur de cinq à six centimètres. Bien entendu, ce que nous disons ici s'applique encore plus aux lits qu'aux joints.
Les architectes du moyen âge ont souvent simulé des joints en peinture dans les intérieurs, soit en rouge sur fond blanc ou jaune, soit en blanc sur fond ocre (voy. PEINTURE).
JUBÉ, s. m. Ambon, lectrier, doxale, pupitre. Le jubé appartient à la primitive Église; c'était alors une tribune élevée placée en bas du choeur, entre celui-ci et les fidèles répandus dans la nef. Du haut de cette tribune se faisaient les leçons tirées des épîtres ou des évangiles, et même des prédications. Prudence rapporte que l'évêque instruisait le peuple du haut du jubé 87. Grégoire de Tours décrit le jubé de l'église de Saint-Cyprien 88. Le pape Martin Ier fit lire les canons du concile de Latran du haut du jubé de cette basilique. Les capitulaires de Charlemagne ordonnent d'y lire les règlements du prince. On chantait aussi, au jubé, l'Alleluia, les proses ou séquences; mais cet usage ne fut pas conservé. Du temps de Guillaume Durand, on chantait déjà in plano, et on ne montait au jubé que les jours de grandes fêtes pour dire les leçons.
Ce n'est pas ici le lieu de chercher à décrire les diverses sortes de jubés qui existaient dans les églises d'Orient et d'Occident pendant les premiers siècles; il est certain que l'ambon de l'Église grecque et de l'Église latine, jusqu'au XIVe siècle, n'était point du tout, comme forme, ce que nous entendons aujourd'hui par jubé. Les ambons de Saint-Vital de Ravenne, de Saint-Marc de Venise, de Saint-Laurent-hors-les-murs à Rome, de Saint-Ambroise de Milan, de la cathédrale de Sienne, de l'église de San-Miniato à Florence, sont plutôt de vastes chaires pouvant contenir plusieurs personnes que des jubés comme ceux de nos églises occidentales qui, à dater du XIIe siècle au moins, forment une séparation, une sorte de galerie relevée entre le haut de la nef et le bas du choeur. Dans les églises abbatiales d'Occident, ces jubés servaient ainsi de clôture antérieure au choeur des religieux, clôture percée quelquefois de trois portes, mais le plus souvent d'une seule. Deux escaliers y montaient: l'un à droite en entrant, du côté de l'Épître, l'autre à gauche du côté de l'Évangile; ce qui n'empêchait pas la galerie supérieure d'être d'une seule venue d'un côté à l'autre de la nef, comme une tribune. Il n'existe plus en France, malheureusement, un seul jubé d'une époque ancienne, et cependant toutes nos églises abbatiales, toutes nos cathédrales en possédaient, mais aussi beaucoup d'églises paroissiales. Il faut observer toutefois que les grandes cathédrales bâties vers la fin du XIIe siècle et le commencement du XIIIe, comme celles de Noyon, de Paris, de Chartres, de Bourges, de Reims, d'Amiens, de Rouen, n'avaient point été primitivement disposées pour recevoir des jubés et des clôtures de choeur (voy. CHOEUR). Ce ne fut que vers le milieu du XIIIe siècle que les évêques ou les chapitres firent élever des jubés devant le choeur des cathédrales. Thiers cependant prétend que la cathédrale de Sens 89, de son temps, possédait un jubé fort ancien, puisqu'il lui donne une date de huit siècles (ce qui d'ailleurs n'était pas possible, la cathédrale ayant été construite à la fin du XIIe siècle). Mais sa description est intéressante, car elle nous indique que ce jubé était, suivant la tradition primitive, séparé en deux ambons. «Ils sont, dit-il 90, de pierre, séparés l'un de l'autre; le crucifix est entre deux 91. Ils sont soutenus par-devant de quatre colonnes de pierre, qui font trois arcades en face. Ils ont chacun leur entrée du côté du choeur, et chacun leur sortie du côté de la nef, aux deux côtés de la principale porte du choeur. La plupart des autres tribunes de cette sorte n'ont que chacune un escalier par lequel on entre et on sort. Ce qu'il y a de particulier aux tribunes de Sens, est qu'on chante l'Épître dans celle qui est à gauche en entrant au choeur, et l'Évangile dans celle qui est à droite.» Non-seulement il n'est pas possible d'accorder au jubé de la cathédrale de Sens l'âge que lui donne Thiers, mais il est fort douteux même que ce jubé fût antérieur au XIIIe siècle. Jusqu'au XIVe siècle, la cathédrale de Sens ne possédait pas de transsept, conformément aux dispositions de plusieurs grandes églises épiscopales bâties à la fin du XIIe siècle ou au commencement du XIIIe; elle se composait d'une seule nef avec collatéraux pourtournant le sanctuaire et de trois chapelles: l'une carrée à l'abside, et deux orientées latéralement à la hauteur du bas-choeur actuel 92. On ne saurait indiquer dès lors la place d'un jubé contemporain de l'église du XIIe siècle. Toujours suivant les données des cathédrales de cette époque, on ne voit pas qu'une clôture ait été prévue autour du sanctuaire. Or il ne se faisait guère de jubé sans clôture. Nous ne pouvons donc considérer l'opinion de Thiers comme suffisamment fondée pour admettre que, même exceptionnellement, en France, il ait existé des jubés dans les cathédrales bâties par l'école laïque de 1160 à 1230. Nous admettrions plus volontiers que, dans ces édifices, il a pu être élevé des ambons, ou vastes chaires, comme celles de Saint-Marc de Venise, sauf le style; mais certainement le sanctuaire était entièrement ouvert et souvent de plain-pied avec le collatéral, comme à Notre-Dame de Paris, comme à Meaux, à Sens, et à Senlis primitivement. Les jubés n'apparurent dans les cathédrales qu'après l'acte d'union des barons de France en novembre 1246, c'est-à-dire lorsque les évêques durent renoncer à leur prétention de connaître de toutes les contestations judiciaires, sous le prétexte que tout procès résultant d'une fraude, et que toute fraude étant un péché, c'était au pouvoir religieux à juger les affaires réelles, personnelles ou mixtes, les causes féodales ou criminelles, et même les simples délits. Les évêques étant réduits, par la fermeté du roi saint Louis, par l'établissement de ses baillis royaux et l'organisation du parlement, à s'en tenir à la juridiction spirituelle ou à celle qu'ils possédaient comme seigneurs féodaux; ne pouvant, comme ils l'avaient espéré au commencement du XIIIe siècle, faire de la cathédrale, la cathedra, le siége de toute espèce de juridiction, se contentèrent d'en faire des églises épiscopales, et s'enfermèrent avec leurs chapitres dans ces vastes sanctuaires élevés sous une inspiration à la fois politique et religieuse (voy. CATHÉDRALE).
Nous avons donné, à l'article CHOEUR, les figurés de deux jubés, ceux de l'église abbatiale de Saint-Denis et de la cathédrale de Paris. C'est d'après ces dispositions que furent élevés les jubés de Notre-Dame de Chartres, de Saint-Étienne de Bourges, de Notre-Dame d'Amiens, de la cathédrale de Reims, de 1250 à 1500 93. Celui de la cathédrale d'Alby, qui date du commencement du XVIe siècle; ceux des églises de la Madeleine à Troyes, de Saint-Étienne-du-Mont à Paris, de Saint-Florentin, d'Arques, qui existent encore, sont des oeuvres remarquables de l'époque de la Renaissance.
On conserve, dans l'une des chapelles des cryptes de Notre-Dame de Chartres, les débris de l'ancien jubé jeté bas par le chapitre dans le dernier siècle. Ces fragments, qui appartiennent tous au milieu du XIIIe siècle, sont d'une beauté rare, entièrement peints et dorés; ils ont été découverts par feu Lassus, notre confrère et ami. Nous avons trouvé depuis peu, sous le dallage du choeur de la cathédrale de Paris, refait par l'ordre de Louis XIV, quantité de débris du jubé qui datait du commencement du XIVe siècle et était d'une finesse d'exécution incomparable. Malheureusement ces fragments ne sont pas assez nombreux pour pouvoir reconstituer d'une manière certaine et dans toutes leurs parties ces charmants monuments. De tous les jubés que nous possédons encore en France, celui de la cathédrale d'Alby est certainement le plus vaste, le plus complet et le plus précieux; chargé d'une multitude infinie de sculptures, de tailles délicates, il présente un des spécimens les plus extraordinaires de l'art gothique arrivé aux dernières limites de la délicatesse et de la complication des formes. Quelques églises de Bretagne conservent encore leurs jubés de bois; nous citerons, comme le plus remarquable, celui de Saint-Fiacre au Faouët, qui date de la fin du XVe siècle. Il est entièrement peint.
JUGEMENT DERNIER. Ce sujet est fréquemment représenté, soit en sculpture, soit en peinture, dans nos églises du moyen âge. Mais la manière de le représenter diffère suivant le temps et suivant les écoles provinciales.
C'est sur le portail des églises abbatiales que nous voyons le Jugement dernier tenant tout d'abord une place importante; mais, au XIIIe siècle, il apparaît dans les tympans des portes principales des cathédrales, des églises paroissiales et même des chapelles.
Sur la porte de la cathédrale d'Autun, dont la construction est de 1140 environ, nous voyons sculpté un des jugements derniers les plus anciens et les plus complets. Le Christ occupe la partie centrale du tympan; à côté de lui se tient un ange qui pèse les âmes et un diable qui attend les damnés. Dans le linteau, à la droite du Christ, sont les élus qui regardent le ciel. Un ange colossal prend une à une les âmes des bienheureux et les introduit, par une fenêtre, dans un palais qui représente le paradis À la gauche du Sauveur sont les damnés; un ange armé d'une épée leur interdit la communication avec les élus. Ces damnés, nus, ont la tête plongée dans leurs mains. Déjà, dans cette sculpture, l'idée dramatique domine; les expressions sont rendues avec une vigueur sauvage qui ne manque ni de style ni de noblesse. Mais c'est au commencement du XIIIe siècle que les artistes se sont plu à représenter d'une manière étendue les scènes du Jugement dernier; non-seulement alors elles occupent les tympans au-dessus des portes, mais les claveaux inférieurs des voussures. Le Jugement dernier de la porte centrale de la cathédrale de Paris est un des mieux traités. Le linteau est entièrement occupé par des personnages de divers états sortant de leurs tombeaux, réveillés par deux anges qui, de chaque côté, sonnent de la trompette. Tous ces personnages sont vêtus; on y voit un pape, un roi, des guerriers, des femmes, un nègre. Dans la zone supérieure, au centre, est un ange qui pèse les âmes; deux démons essayent de faire pencher l'un des plateaux de leur côté. À la droite du Christ sont les élus, tous vêtus de longues robes et couronnés. Ces élus sont représentés imberbes, jeunes et souriants; ils regardent le Christ. À la gauche, un démon pousse une foule d'âmes enchaînées portant chacune le costume de leur état. Les expressions de ces personnages sont rendues avec un rare talent: la terreur, le désespoir se peignent sur leurs traits. Dans la partie supérieure est, au centre, le Christ assis, demi-nu, qui montre ses plaies; deux anges, debout, à droite et à gauche, tiennent les instruments de la Passion; puis sont placés à genoux, implorant le Sauveur, la Vierge et saint Jean. Les voussures du côté des damnés sont occupées, à la partie inférieure, par des scènes de l'enfer, et, du côté des élus, par un ange et les patriarches, parmi lesquels on voit Abraham tenant des âmes dans son giron; puis des élus groupés. Cette sculpture remarquable date de 1210 à 1215; elle était entièrement peinte et dorée.
Nous trouvons le même sujet représenté à la cathédrale de Chartres, à Amiens, à Reims, à Bordeaux. Mais, dans ces derniers bas-reliefs, les âmes sont représentées nues généralement, sauf celles des élus, et les compositions sont loin de valoir celle de Notre-Dame de Paris. Le sentiment dramatique est déjà exagéré, les groupes sont confus, les damnés grimaçants, les démons plus ridicules qu'effrayants. Presque toujours l'entrée de l'enfer est représentée par une gueule énorme vomissant des flammes au milieu desquelles des démons plongent les damnés. Au XIVe siècle, ce sujet, bien que fréquemment représenté, perd beaucoup de son importance; les figures, trop nombreuses, sont petites, et les artistes, en cherchant la réalité, en multipliant les scènes, les personnages, ont enlevé à leur sculpture ce caractère de grandeur si bien tracé à Paris. On voit des bas-reliefs représentant le Jugement dernier sur le tympan du portail des Libraires à la cathédrale de Rouen, sur la porte principale de l'église Saint-Urbain de Troyes, qui datent du XIVe siècle, et qui, par leurs détails sinon par l'ensemble, présentent encore des sculptures traitées avec une rare habileté. Des vitraux de roses étaient souvent occupés par des scènes du Jugement dernier dès le commencement du XIIIe siècle. Celles de la rose de l'église de Mantes, qui appartiennent à cette époque, sont fort belles. La rose sud de la cathédrale de Sens (XVIe siècle) présente d'assez bonnes peintures de ce même sujet. Mais les meilleures peintures sur verre du Jugement dernier, de l'époque de la Renaissance, sont celles de la sainte-chapelle du château de Vincennes, attribuées à Jean Cousin. Il existe aussi quelques peintures murales du Jugement dernier en France; nous mentionnerons particulièrement celles de la cathédrale d'Alby, qui datent de la fin du XVe siècle.
KARNEL, s. m. (voy. CRÉNEAU).
KEMINÉE, s f. (voy. CHEMINÉE).
LABYRINTHE, s. m. Il était d'usage, pendant le moyen âge, de disposer, au milieu de la nef de certaines grandes églises, des pavages de pierres blanches et noires ou de carreaux de couleur formant, par leurs combinaisons, des méandres compliqués auxquels on donnait le nom de labyrinthe, de chemin de Jérusalem ou de la Lieue. Nous ne saurions dire quelle fut l'origine de ces sortes de pavages. M. Louis Pâris, dans son Mémoire du mobilier de Notre-Dame de Reims, prétend que ces pavages étaient une réminiscence de quelque tradition païenne: c'est possible; cependant il n'en est fait mention ni dans Guillaume Durand, ni dans les auteurs antérieurs à lui qui ont écrit sur les choses touchant aux églises. Les plus anciens labyrinthes que nous connaissions ne sont pas antérieurs à la fin du XIIe siècle, et le seigneur de Caumont, dans son Voyaige d'oultremer en Jhérusalem 94, en parlant du labyrinthe de Crète 95, ne dit rien qui puisse faire croire à une tradition de cette nature, c'est-à-dire qu'il n'établit aucun point de comparaison entre le labyrinthe du Minotaure et ceux qu'il avait évidemment vus tracés sur le pavé des églises de son pays. Le labyrinthe de la cathédrale de Reims s'appelait dédale, méandre, lieue ou chemin de Jérusalem. Quelques archéologues ont voulu voir, dans ces pavés à combinaisons de lignes concentriques, un jeu des maîtres des oeuvres, en se fondant sur ce fait, que trois de ces labyrinthes, ceux de Chartres, de Reims et d'Amiens, représentaient, dans certains compartiments, les figures des architectes qui avaient élevé ces cathédrales. Nous nous garderons de trancher la question. On trouve les tracés de la plupart de ces labyrinthes dans l'ouvrage de M. Amé intitulé: Carrelages émaillés du moyen âge et de la Renaissance. M. Vallet, dans sa description de la crypte de Saint-Bertin de Saint-Omer, établit que les fidèles devaient suivre à genoux les nombreux lacets tracés par les lignes de ces méandres, en mémoire du trajet que fit Jésus de Jérusalem au Calvaire. La petite basilique de Reparatus à Orléans-Ville (Algérie) montre, sur son pavé, une mosaïque que l'on peut prendre pour un de ces labyrinthes, c'est-à-dire un méandre compliqué. Or cette basilique date de 328, ainsi que le croit M. F. Prévost. Cet usage est-il venu d'Orient après les premières croisades? ou est-il une tradition locale? Nous inclinons à penser que la représentation des maîtres de l'oeuvre sur ces pavages les rattacherait à quelque symbole maçonnique adopté par l'école des maîtres laïques, d'autant que nous ne voyons apparaître ces labyrinthes sur les pavages des églises qu'au moment où les constructions religieuses tombent dans les mains de cette école puissante. Si ces méandres avaient été tracés pour représenter le trajet de Jésus de la porte de Jérusalem au Calvaire, il est à croire qu'un signe religieux aurait rappelé les stations, ou du moins la dernière; or on ne remarque rien de semblable sur aucun des labyrinthes encore existants ou sur ceux dont les dessins nous sont restés. De plus, nous trouvons des carrelages émaillés qui représentent des combinaisons de lignes en méandres dans des dimensions si petites, qu'on ne pouvait, à coup sûr, suivre ces chemins compliqués, ni à pied ni à genoux, puisque quelques-uns de ces labyrinthes, comme celui de l'église abbatiale de Toussaints (Marne), n'ont pas plus de 0,25 c. de côtés. À vrai dire, ces derniers méandres datent du XIVe siècle et peuvent passer pour une copie d'oeuvres plus grandes; mais, encore une fois, les petits ou les grands ne renferment aucun signe religieux.
LAMBOURDE, s. f. Terme de charpenterie qui sert à désigner une pièce de bois posée horizontalement le long d'un mur sur des corbeaux, ou flanquant une poutre maîtresse, sur laquelle viennent s'assembler et porter les solives des planchers dont la construction reste apparente. A (1) est une lambourde accolée à un mur, et BB sont des lambourdes flanquant une poutre maîtresse.
Dans ce dernier cas, les lambourdes étaient maintenues contre la poutre au moyen de longues chevilles de fer, de boulons à clavettes ou d'étriers (voy. PLANCHER). On donne aussi le nom de lambourdes à des longrines de bois de faible équarrissage qui posées sur les planchers, servent à clouer les parquets; mais les parquets n'étant pas fort anciens en France, la dénomination de lambourde donnée à ces longues cales est très-moderne.
LAMBRIS, s. m. Lambruscature. Ne s'employait, au moyen âge, que pour désigner un revêtement uni de planches. Les charpentes des XIIIe, XIVe et XVe siècles sont souvent, à l'intérieur, garnies de lambris en forme de berceau plein cintre ou en tiers-point. Ce sont alors des charpentes lambrissées (voy. CHARPENTE). Ces lambris étaient toujours revêtus de peintures plus ou moins riches. On en voit encore beaucoup en Bretagne, en Normandie et en Picardie. La grand'salle du Palais à Rouen est couverte par une charpente lambrissée. La salle de l'hôpital de Tonnerre possède également une énorme charpente lambrissée (voy. HÔTEL-DIEU, SALLE). On garnissait aussi fréquemment de lambris la partie inférieure des salles ou chambres, c'est-à-dire de planches avec couvre-joints au-dessous des tapisseries. Ces lambris étaient isolés des murs et cloués sur des tasseaux scellés au plâtre dans des rainures A (1). On évitait ainsi la fraîcheur des murs, toujours assez dangereuse dans les habitations.
LANTERNE DES MORTS. Fanal, tournièle, phare. Pile creuse en pierre terminée à son sommet par un petit pavillon ajouré, percé à si base d'une petite porte, et destinée à signaler au loin, la nuit, la présence d'un établissement religieux, d'un cimetière. «Adont moru Salehedins li miudres princes qui onkes fust en Paienie et fu enfouis en la cymitère S. Nicholai d'Acre de jouste sa mère qui moult ricement y fu ensévelie: et à sour eaus une tournièle bièle et grant, où il art nuit et jour une lampe plaine d'oile d'olive: et le paient et font alumer cil del hospital de S. Jehan d'Acre, qui les grans rentes tiènent que Salehedins et sa mère laissièrent 96.»
Les provinces du centre et de l'ouest de la France conservent encore un assez grand nombre de ces monuments pour faire supposer qu'ils étaient jadis fort communs. Peut-être doit-on chercher dans ces édifices une tradition antique de la Gaule celtique. En effet, ce sont les territoires où se trouvent les pierres levées, les menhirs, qui nous présentent des exemples assez fréquents de lanternes des morts. Les mots lanterne, fanal, phare, pharus ignea 97, ont des étymologies qui indiquent un lieu sacré, une construction, une lumière. Later, laterina, en latin, signifient brique, lingot, bloc, amas de briques; [Grec phanos], en grec, lumineux, flambeau; [Grec phanês], dieu de lumière; fanum, lieu consacré; par, en celtique, pierre consacrée; fanare, réciter des formules de consécration. Le dieu celte Cruth-Loda habite un palais dont le toit est parsemé de feux nocturnes 98. Encore de nos jours, dans quelques provinces de France, les pierres levées dont on attribue, à tort selon nous 99, l'érection aux druides, passent pour s'éclairer, la nuit, d'elles-mêmes, et pour guérir les malades qui se couchent autour la nuit précédant la Saint-Jean. La pierre des Érables (Touraine), entre autres, prévient les terreurs nocturnes. Il est bon d'observer que le menhir des Érables est percé d'un trou de part en part, ainsi que plusieurs de ces pierres levées. Ces trous n'étaient-ils pas disposés pour recevoir une lumière? et s'ils devaient recevoir une lumière, ont-ils été percés par les populations qui primitivement ont élevé ces blocs, ou plus tard? Que les menhirs aient été des pierres consacrées à la lumière, au soleil, ou des pierres préservatrices destinées à détourner les maladies, à éloigner les mauvais esprits, ou des termes, des bornes, traditions des voyages de l'Hercule tyrien, toujours est-il que le phare du moyen âge, habituellement accompagné d'un petit autel, semble, particulièrement dans les provinces celtiques, avoir été un monument sacré d'une certaine importance. Il en existait à la porte des abbayes, dans les cimetières, et principalement sur le bord des chemins et auprès des maladreries. On peut donc admettre que les lanternes des morts érigées sur le sol autrefois celtique ont perpétué une tradition fort antique, modifiée par le christianisme.
Les premiers apôtres des Gaules, de la Bretagne, de la Germanie et des contrées scandinaves, éprouvaient des difficultés insurmontables lorsqu'ils prétendaient faire abandonner aux populations certaines pratiques superstitieuses. Souvent ils étaient contraints de donner à ces pratiques, qu'ils ne pouvaient détruire, un autre but et de les détourner, pour ainsi dire, au profit de la religion nouvelle, plutôt que de risquer de compromettre leur apostolat par un blâme absolu de ces traditions profondément enracinées. M. de Caumont 100 pense que les lanternes des morts, pendant le moyen âge, étaient destinées particulièrement aux services des morts qu'on apportait de très-loin et qui n'étaient point introduits dans l'église. Il admet alors que le service se faisait dans le cimetière et que le fanal remplaçait les cierges. Cette opinion est partagée par M. l'abbé Cousseau 101: «Les églises mères (ecclesiæ matrices) seules, dit M. Cousseau, possédaient sans restrictions tous les droits qui se rattachent à l'exercice du culte. Cela résultait de ce que souvent le seigneur, en faisant donation d'une église à un corps religieux, apportait à sa libéralité cette restriction, que le droit de dîme, le droit de sépulture, etc., ne seraient pas compris dans la donation.» Que les lanternes des morts aient été utilisées pour les services funèbres dans les cimetières, le fait paraît probable; mais qu'on ait élevé des colonnes de plusieurs mètres de hauteur pour placer à leur sommet, en plein jour, des lampes allumées dont personne n'aurait pu apercevoir l'éclat, et cela seulement avec l'intention de remplacer l'éclairage des cierges, c'est douteux. Si les lanternes des morts n'eussent été destinées qu'à tenir lieu de cierges pendant les enterrements, il eut été plus naturel de les faire très-basses et disposées de manière que la lumière pût être aperçue de jour par l'assistance. Au contraire tout, dans ces petits monuments, paraît combiné pour que la lampe que renferme leur lanterne supérieure puisse être vue de très-loin et de tous les points de l'horizon. M. Lecointre, archéologue de Poitiers 102, «remarque que les colonnes creuses ou fanaux étaient élevés particulièrement dans les cimetières qui bordaient les chemins de grande communication ou qui étaient dans des lieux très-fréquentés. Il pense que ces lanternes étaient destinées à préserver les vivants de la peur des revenants et des esprits de ténèbres, de les garantir de ce timore nocturno, de ce negotio perambulante in tenebris dont parle le Psalmiste; enfin de convier les vivants à la prière pour les morts.» Quant à l'idée qu'on attachait à ces monuments, au XIIe siècle par exemple, M. Lecointre nous paraît être dans le vrai; mais nous n'en sommes pas moins disposés à croire que ces colonnes appartiennent, par la tradition, à des usages ou à des superstitions d'une très-haute antiquité 103. Il est à regretter qu'il ne nous reste plus de lanternes des morts antérieures au XIIe siècle; il n'y a pas à douter de leur existence, puisqu'il en est parfois fait mention, entre autres à la bataille livrée entre Clovis et Alaric, mais nous ne connaissons pas la forme de ces premiers monuments chrétiens.
Une des lanternes des morts les mieux conservées, datant du XIIe siècle, se voit à Celfrouin (Charente)(1). La petite porte qui servait à introduire, à allumer et à guinder la lampe, est relevée de trois mètres au-dessus de la plate-forme circulaire sur laquelle s'élève l'édicule; ce qui fait supposer qu'il fallait se servir d'une échelle pour allumer cette lampe et la hisser au sommet de la cheminée. La lanterne de Celfrouin, contrairement à l'usage adopté, n'a qu'une seule ouverture au sommet, par laquelle on peut apercevoir la lumière de la lampe. Quant à la petite tablette qui se trouve disposée sous l'ouverture inférieure, elle ne saurait être considérée comme un autel, mais seulement comme un repos destiné à appuyer l'échelle et à placer la lampe pour l'arranger avant de la monter.
Une autre lanterne, plus complète que celle-ci, se trouve dans le village de Ciron (Indre); elle date de la fin du XIIe siècle. Posée sur une large plate-forme élevée de sept marches au-dessus du sol, elle possède une table d'autel et, à la droite de cette table, l'ouverture nécessaire à l'introduction de la lampe (2).
Cette porte était fermée par un vantail en bois. Nous donnons, en A, le plan général du monument de Ciron; en B, le plan au niveau de l'autel, et en C, au niveau de la lanterne supérieure.
La fig. 3 présente l'élévation et la coupe de ce monument, bien conservé encore aujourd'hui. La lanterne est à claire-voie, de manière à laisser voir la lumière de tous les points de l'horizon.
La fig. 4 présente une vue perspective et un plan de la lanterne des morts d'Antigny (Vienne), qui date du milieu du XIIIe siècle. Le monument, suivant l'usage, repose sur une plate-forme de trois marches; il est sur plan carré, possède son petit autel avec une marche, une porte latérale pour l'introduction de la lampe et quatre ouvertures au sommet pour laisser passer la lumière. L'amortissement supérieur était probablement terminé par une croix, comme les deux exemples précédents.
Les lanternes des morts perdent leur caractère de pierre levée, de colonne isolée, pendant le XIVe siècle, et sont remplacées par de petites chapelles ajourées dans lesquelles on tenait une lampe allumée (voy. CHAPELLE, fig. 20). C'est ainsi que les vieilles traditions gauloises, qui s'étaient perpétuées à travers le christianisme jusqu'à la fin du XIIIe siècle, changeaient de forme peu à peu jusqu'à faire oublier leurs origines.
Note 103: (retour) Pour ne donner ici qu'un petit nombre d'exemples de l'antiquité de cette tradition, Hérodote rapporte que, dans le temple de l'Hercule tyrien, il y avait une colonne isolée en émeraude (escarboucle) qui éclairait d'elle-même tout l'intérieur de ce temple. Le géographe Pomponius Méla prétend qu'au sommet du mont Ida, célèbre dans l'antiquité par le jugement de Pâris, on voit, la nuit, briller des feux qui se réunissent en faisceau avant le lever du soleil. Euripide dit la même chose dans les Troyennes.
LARMIER, s. m. Profil pris dans une hauteur d'assise, formant bandeau ou membre supérieur de la corniche, et destiné à protéger les parements, en faisant écouler loin des murs l'eau pluviale.
Le larmier de la corniche romaine n'est qu'un léger évidement A (1) pratiqué au-dessous de la saillie formée par le membre saillant de la corniche; par conséquent, l'eau pluviale, avant de quitter la pierre protectrice, suit la pente ab, le filet c, la doucine d et la face e. Ce principe est à peu près suivi pendant l'époque romane, et même souvent alors, le larmier faisant défaut, l'eau bave sans obstacle tout le long des profils jusqu'aux parements des murs que ces profils doivent protéger. Si l'école laïque de la fin du XIIe siècle soumettait toutes les parties de la construction à un raisonnement absolu, elle ne négligeait pas les profils; pour l'exécution de ce détail, elle abandonnait les traditions romanes; elle inventait des profils en raison des nécessités reconnues, comme elle inventait un système de construction appuyé sur de nouveaux principes. Cette école donna donc aux larmiers, c'est-à-dire aux assises protectrices des parements, le profil qui était le plus favorable au rejet des eaux. Ce profil se composait (2) d'un talus A, terminé à sa partie inférieure par un coupe-larmes B nettement découpé. Si l'on voulait éloigner davantage la goutte d'eau du parement, on ajoutait une moulure sous le coupe-larme (3) (voy. CORNICHE). Ce principe fut suivi pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles; vers ces derniers temps, on voulut donner plus de légèreté à ces talus, et, au lieu de les couper suivant un plan droit, on leur donna une forme concave (4).
Mais comme cet évidement affaiblissait la pierre, comme aussi le filet A paraissait épais à côté de cette surface courbe, on arriva à profiler l'extrémité du larmier, le coupe-larme, suivant le tracé (5), vers la fin du XVe siècle.
Le larmier persiste longtemps encore dans l'architecture de la Renaissance; c'est qu'en effet ce profil était certainement le plus propre à garantir les parements sous un climat où les pluies sont fréquentes. En règle générale, le filet B du larmier (fig. 2) est toujours tracé à angle droit avec la ligne du talus. Les larmiers sont puissants et épais dans l'architecture du XIIIe siècle de l'Île-de-France; ils sont plus fins et moins hauts en Champagne; ils ne se voient qu'assez tard (vers la seconde moitié du XIIIe siècle) en Bourgogne, et alors ils affectent toujours la forme d'une dalle talutée avec une mouchette profonde sous le talus (voy. PROFIL).
LATRINES, s. f. Privé, retrait. Le mot latrines ne s'emploie qu'au pluriel. On admet volontiers que nos aïeux, dans leurs maisons, palais et châteaux, n'avaient aucune de ces commodités dont aujourd'hui on ne saurait se passer (dans les villes du Nord au moins); et de ce qu'à Versailles les seigneurs de la cour de Louis XIV se trouvaient dans la nécessité de se mettre à leur aise dans les corridors, faute de cabinets, on en déduit, en faisant une règle de proportion, que chez les ducs de Bourgogne ou d'Orléans, au XVe siècle, on ne prenait même pas tant de précautions 104 .
Cependant, si les châteaux du moyen âge ne présentaient pas des façades arrangées par belle symétrie, des colonnades et des frontons, ils possédaient des latrines pour les nobles seigneurs comme pour la garnison et les valets; ils en possédaient autant qu'il en fallait et très-bien disposées. À Coucy, les tours et le donjon du commencement du XIIIe siècle ont des latrines à chaque étage, construites de manière à éviter l'odeur et tous les inconvénients attachés à cette nécessité. Les latrines du donjon s'épanchent dans une fosse large, bien construite, et dont la vidange pouvait se faire sans incommoder les habitants. Quant aux latrines des tours, elles étaient établies dans les angles rentrants formés par la rencontre de ces tours et les courtines, et rejetaient les matières au dehors dans l'escarpement boisé qui entoure le château.
Voici (1) un de ces cabinets donnant sur un palier A en communication avec les salles et l'escalier. B est la courtine, C la tour. De B en D est construit un mur en encorbellement masquant le siége E. En F est un urinoir et en G une fenêtre. Le tracé H donne l'aspect du cabinet à l'extérieur, et le tracé I sa coupe sur AX. Là il n'y avait pas à craindre l'odeur, puisque les matières tombaient dans un précipice.
La fig. 2 nous présente un cabinet qui existe encore intact dans le château de Landsperg (Bas-Rhin) 105 , et qui jette, de même que ceux des tours de Coucy, les matières à l'extérieur. Le siége d'aisances est entièrement porté en encorbellement sur le nu du mur. La figure A donne le plan, la figure B la coupe, et la figure C la vue de l'encorbellement du siége avec la chute en perspective. Comme il y avait lieu de se défier des traits qui pouvaient être lancés du dehors, on observera que le constructeur a eu la précaution de placer une dalle de champ descendant en contre-bas des deux corbeaux latéraux, afin de masquer complétement les jambes de la personne assise sur le siége, composé d'une simple dalle trouée. La nuit, il était d'usage de se faire accompagner, lorsqu'on se rendait au cabinet, par un serviteur tenant un flambeau. Cette habitude ne paraît avoir été abandonnée que fort tard. Grégoire de Tours rapporte qu'un prêtre mourut aux privés pendant que le serviteur qui l'avait accompagné avec un flambeau l'attendait derrière le voile qui tombait sur l'entrée 106 ; et dans les Mémoires de Jehan Berthelin, écrits vers 1545, nous lisons qu'un chevalier du roi, logé à Rouen à l'hôtel du Cheval blanc, «luy estant levé il se en alit aux pryvetz avec le serviteur dudit logis, lesquels tous deux fondyrent et tombèrent dedens lesdits pryvets, et furent tous deux noiez à l'ordure 107 .» Dans les Cent nouvelles nouvelles, il est également question de personnages qui se font accompagner par des serviteurs. Ceci explique pourquoi, dans les latrines du moyen âge, on laissait une place large devant les siéges, ou souvent une sorte de couloir assez long entre le siége et l'entrée.
Les fosses étaient l'objet d'une attention particulière de la part des constructeurs; nous en avons de nombreux exemples dans des châteaux du moyen âge. Elles étaient voûtées en pierre, avec ventilation et pertuis pour l'extraction. Mais c'est surtout dans la construction des latrines communes que les architectes ont fait preuve de soin. Dans les châteaux devant contenir une assez grosse garnison, il y a toujours une tour ou un bâtiment séparé réservés à l'établissement des latrines. Il y avait au château de Coucy, entre la grand'salle et le bâtiment des cuisines, des latrines importantes dont la fosse est conservée. On voit des restes de latrines disposées pour un personnel nombreux dans un des trois châteaux de Chauvigny (Poitou). En Angleterre, au château de Langley (Northumberland), il existe un bâtiment à quatre étages destiné aux latrines, lesquelles sont établies d'une manière tout à fait monumentale. On en voyait de fort belles et grandes au château de Marcoussis, à peu près pareilles à celles de Langley. Les latrines du château de Marcoussis, élevées au XIIIe siècle, adossées à l'une des courtines, se composaient d'un bâtiment étroit, couvert, mais dépourvu de planchers, et dont les cabinets (3) 108 communiquaient avec les étages des logis voisins au moyen des portes et des passages B (voir la coupe transversale A).
La fosse était en C, et sa voûte était composée de deux arcs doubleaux entre lesquels passaient les trois trémies de chute des trois étages de siéges. Ces siéges étaient au nombre de quatre à chaque étage, et du sol D (rez-de-chaussée) au comble, posé à 1m,00 environ en contre-haut de la fenêtre supérieure E, il n'y avait pas de planchers. Ainsi la ventilation pouvait se faire facilement et l'odeur n'était pas entraînée par les portes B dans les logis voisins. En F, nous avons tracé la coupe du bâtiment parallèlement aux siéges, et pour les laisser voir, nous avons supposé les appuis G en partie détruits.
Au château de Pierrefonds, dont la construction date de 1400, il est une tour, du côté des logements de la garnison, qui était entièrement destinée aux latrines. Nous donnons (4) les tracés de cette curieuse construction. En A est figuré le plan de la tour au niveau du sol extérieur du château qui est le sol de la fosse; en C est le pertuis d'extraction; en D, un ventilateur, et en E un massif de pierres de taille planté au milieu de la fosse pour faciliter la vidange des matières. Le tracé B donne le plan du premier étage (rez-de-chaussée pour la cour du château). Des salles G, on ne pouvait arriver aux latrines que par le long couloir F, muni de deux portes. La salle H possédait une suite de siéges en I et un coffre L qui était la descente des latrines des deux étages supérieurs. La coupe perspective faite sur BK fait voir, en M, la fosse avec le massif N et le ventilateur O; en P, les siéges du rez-de-chaussée; en R, les siéges du premier étage, et en S les siéges du troisième. Pour faire voir les trémies et tous les siéges, nous avons supposé les planchers enlevés. La dernière trémie S se prolongeait, par une cheminée latérale, jusqu'au-dessus des combles, de manière à former appel, et près du tuyau de prolongation de cette dernière trémie était disposé un petit foyer pour activer cet appel. Il faut bien reconnaître que beaucoup de nos établissements occupés par un personnel nombreux, tels que les casernes, les lycées, les séminaires, n'ont pas des latrines aussi bien disposées que celles-ci. Observons que, grâce au pertuis latéral d'extraction de la fosse et au massif central, il était très-facile de faire faire des vidanges fréquentes et promptes; que cette fosse contenait un cube d'air considérable; qu'elle était doublement ventilée, et que, par conséquent, elle ne devait pas dégager beaucoup de gaz dans les pièces, lesquelles étaient ventilées par des fenêtres; que d'ailleurs toutes les entrées ménagées aux divers étages de cette tour consistent en des couloirs longs, détournés, ventilés eux-mêmes et fermés par des doubles portes.
Dans le même château, les latrines du grand logis seigneurial ou donjon sont disposées, avec un soin extrême, dans une partie étroite des bâtiments recevant de l'air de deux côtés, isolées et ouvrant les fenêtres des cabinets au nord (voy. DONJON, fig. 41, 42 et 43). Il faut remarquer que les jours des grandes latrines de la garnison que nous venons de donner dans la figure précédente s'ouvrent également vers le nord. Ces précautions minutieuses apportées à la construction de ces parties importantes des habitations font place, vers la fin du XVIe siècle, à une négligence extrême. Mais c'est qu'alors on se préoccupait avant tout de faire ce qu'on appelait de belles ordonnances symétriques; que le bien-être des habitants d'un palais ou d'une maison, ce que nous appelons le comfort, était soumis à des conditions architectoniques plutôt faites pour des dieux que pour de simples mortels. En finissant, nous ne devons pas omettre de prémunir nos lecteurs contre les récits d'oubliettes que font tous les cicerone chargés de guider les amateurs de ruines féodales. Dix-neuf fois sur vingt, ces oubliettes, qui émeuvent si vivement les visiteurs des châteaux du moyen âge, sont de vulgaires latrines, comme certaines chambres de torture sont des cuisines. Plusieurs fois nous avons fait vidanger des fosses de château que l'on considérait, avec une respectueuse terreur, comme ayant englouti de malheureux humains; mêlés à beaucoup de poudrette, on y trouvait quantité d'os de lapins ou de lièvres, quelques pièces de monnaie, des tessons et des momies de chats en abondance.
Note 104: (retour) Cette négligence à satisfaire aux nécessités de notre nature physique était poussée très-loin dans le temps où l'on songeait surtout à faire de l'architecture noble. Non-seulement le château de Versailles, où résidait la cour pendant le XVIIIe siècle, ne renfermait qu'un nombre tellement restreint de privés, que tous les personnages de la cour devaient avoir des chaises percées dans leurs gardes-robes; mais des palais beaucoup moins vastes n'en possédaient point. Il n'y a pas fort longtemps que tous les appartements des Tuileries étaient dépourvus de cabinets, si bien qu'il fallait chaque matin faire faire une vidange générale par un personnel ad hoc. Nous nous souvenons de l'odeur qui était répandue, du temps du roi Louis XVIII, dans les corridors de Saint-Cloud, car les traditions de Versailles s'y étaient conservées scrupuleusement. Ce fait, relatif à Versailles, n'est point exagéré. Un jour que nous visitions, étant très-jeune, ce palais avec une respectable dame de la cour de Louis XV, passant dans un couloir empesté, elle ne put retenir cette exclamation de regret: «Cette odeur me rappelle un bien beau temps!»
LAVABO, s. m. Grande vasque en pierre ou en marbre répandant l'eau par une quantité de petits orifices, percés autour de ses bords, dans un bassin inférieur, et destiné aux ablutions; par extension, le nom de lavabo a été donné à la salle ou à l'aire au milieu de laquelle s'élevait la fontaine. La plupart des cloîtres de religieux possédaient un lavabo. Quelquefois le lavabo était posé au centre du préau, à ciel ouvert, plus fréquemment le long d'une des galeries du cloître ou dans un angle, et alors le lavabo était couvert; c'était une annexe du cloître vers laquelle les religieux se dirigeaient avant d'entrer au réfectoire et en revenant des travaux des champs, quand ils travaillaient aux champs. Les cisterciens, qui, au XIIe siècle, se piquaient de revenir aux premières rigueurs de la vie monastique, qui excluaient de leurs couvents tout luxe, toute superfluité, avaient cependant construit des lavabos dans leurs cloîtres, disposés non point comme un motif de décoration, mais comme un objet de première nécessité. C'est qu'en effet les cisterciens du XIIe siècle s'occupaient à de rudes travaux manuels; il leur fallait, avant d'entrer à l'église ou au réfectoire, laver les souillures qui couvraient leurs mains. Aussi voyons-nous que les lavabos des monastères cisterciens sont une partie importante du cloître. L'abbaye de Pontigny possédait un lavabo dont la cuve existe encore; celle du Thoronet (Var), XIIe siècle, possède au contraire l'édicule qui contenait la cuve, tandis que celle-ci a disparu.
Voici (1) le plan de ce lavabo; c'est une salle hexagone tenant à la galerie du cloître qui longe le réfectoire; les religieux entraient dans la salle par une porte et sortaient par l'autre, de manière à eviter tout désordre; ils se rangeaient ainsi autour du bassin, au nombre de six ou huit, pour faire leurs ablutions.
La fig. 2 présente la coupe de ce lavabo sur ab 109. Conformément à la règle de l'ordre de Cîteaux, cette salle est extrêmement simple, couverte par une coupole en pierre à cinq pans avec arêtiers dans les angles rentrants.
L'abbaye de Fontenay, près Montbard, dépendant du même ordre, possédait, le long de l'une des galeries de son cloître, un lavabo d'une remarquable construction (3) 110. En A était le réfectoire. Les religieux entraient à la file dans le lavabo par une arcade et sortaient par l'autre, comme au Thoronet. Une colonne centrale, passant à travers la vasque B, portait la retombée de quatre voûtes d'arête avec arcs doubleaux. Cette salle, assez spacieuse pour permettre à quinze religieux au moins de se tenir autour du bassin, était basse comme les galeries du cloître et bien abritée du vent et du soleil par conséquent.
La fig. 4 présente une vue perspective de ce lavabo prise du point C, en supposant la voûte coupée de a en b. C'était là un édifice dont la disposition était rigoureusement prise d'après le programme donné et qui devait présenter un aspect agréable, bien que l'architecture en fût très-simple. Les beaux matériaux calcaires dont disposaient les religieux de Fontenay leur avaient permis d'élever cette salle au moyen de gros blocs de pierre; les noyaux des piles sont monolithes, les bases et chapiteaux pris dans une seule assise. Ce mode de construction ajoutait au caractère de grandeur du monument malgré sa petite dimension. L'abbaye de Saint-Denis possédait une fort belle vasque dans son cloître qui servait aux ablutions des moines; cette vasque, déposée aujourd'hui au milieu de la seconde cour de l'École des Beaux-Arts, date du XIIIe siècle, est d'un profil remarquable et présente, tout autour, entre chaque goulotte, une tête sculptée d'un beau style 111. Lorsque les moines ne pouvaient amener l'eau dans une vasque pour les ablutions journalières, ils se contentaient d'un puits avec une auge circulaire ou semi-circulaire 112 autour ou à proximité.
Cependant, en Espagne, les couvents possédaient des lavabos magnifiques. Le voisinage des établissements arabes, dans lesquels l'abondance de l'eau était considérée comme une nécessité de premier ordre, avait dû exercer une certaine influence sur les constructions des cloîtres. C'est aussi dans les monastères du midi de la France qu'on trouvait autrefois les lavabos les mieux disposés et les plus spacieux. Il est à regretter que ces salles, qui se prêtaient si bien aux compositions architectoniques, aient été détruites partout, dès avant la fin du dernier siècle, par les moines eux-mêmes, qui ne se soumettaient plus à l'usage de se laver au même moment et ensemble. Les lavabos consistaient seulement parfois en une grande auge en marbre, en pierre ou en bronze, placée à l'entrée du réfectoire (voyez, dans le Dictionnaire du Mobilier, l'article LAVOIR).
LAVATOIRE, s. m. Auge placée dans une salle près du cloître des monastères, et servant à déposer et laver les morts avant leur ensevelissement.
L'usage de laver les morts avant de les enterrer est une pratique qui remonte à l'antiquité 113 et qui s'est conservée jusqu'à la fin du dernier siècle dans quelques provinces, comme le pays basque, par exemple, les environs d'Avranches et le Vivarais. Le sieur de Moléon 114 décrit ainsi le lavatoire de l'abbaye de Cluny: «Au milieu d'une chapelle fort spacieuse et fort longue, où l'on entre du cloître dans le chapitre, est le lavatoire, qui est une pierre longue de six ou sept pieds, creusée environ de sept ou huit pouces de profondeur, avec un oreiller de pierre qui est d'une même pièce que l'auge; et un trou au bout du côté des pieds, par où s'écoulait l'eau après qu'on avait lavé le mort.» L'auteur donne un figuré de ce lavatoire que nous présentons ici (1); il ajoute qu'il y avait des pierres semblables dans l'hôpital de la ville de Cluny, dans le chapitre de l'église cathédrale de Lyon, dans le revestiaire de celle de Rouen et dans presque tous les monastères des ordres de Cluny et de Cîteaux.
LÉGENDE, s. f. Ce mot, en architecture, s'applique aux représentations groupées, soit sculptées, soit peintes, sur mur ou sur verre, de sujets légendaires, comme, par exemple, l'histoire de l'Enfant prodigue, l'histoire du mauvais Riche, ou bien certaines vies de saints racontées dans la Légende dorée. Les portails de nos églises du moyen âge présentent souvent des sujets légendaires sculptés sur leurs soubassements à dater de la fin du XIIIe siècle. À la cathédrale d'Auxerre, au portail de la Calende de la cathédrale de Rouen, au portail occidental de celle de Lyon, on voit de très-fines sculptures représentant des sujets légendaires. Mais c'est surtout sur les vitraux que s'étendent les séries innombrables de ces sortes de sujets (voy. VITRAIL).
LICE, s. f. Barrière, palissade, par extension, espace réservé entre les deux enceintes d'une ville fortifiée, ou entre les murs et les barrières extérieures (voy. ARCHITECTURE MILITAIRE). On donnait aussi le nom de lices aux champs clos destinés aux exercices, joutes, tournois, pas d'armes et jugements de Dieu.
Lorsqu'une armée campait et s'entourait de palis, on disait «sortir des lices» pour sortir de l'enceinte palissadée. Quand Harold vient de Londres au-devant de Guillaume le Bâtard, il fait placer son corps d'armée derrière des palissades. Le matin de la bataille, Harold va reconnaître l'ennemi,
«E de lor lices furz issu 115.»
Après la bataille de Mansourah ou de la Massoure, des espions viennent avertir saint Louis qu'il sera attaqué de grand matin dans son camp. «Et lors commanda le roy à touz les cheveteins des batailles que il feissent leur gent armer dès la mienuit, et se traisissent hors des paveillons jusques à la lice, qui estoit tele que il y avoit lous merriens, pour ce que les Sarrazins ne se férissent parmi l'ost; et estoient atachiés en terre en tel manière, que l'en pooit passer parmi le merrien à pié 116.» Ainsi, dans les campements faits à la hâte, les pieux qui formaient la lice étaient espacés l'un de l'autre de manière à permettre aux gens de pied de passer entre eux. Ces pieux formaient ainsi une suite de merlons qui n'empêchaient pas les fantassins de se jeter sur l'assaillant, mais qui arrêtaient les charges de cavalerie, et permettaient aux soldats de se rallier s'ils étaient obligés de se replier.
Les châteaux étaient toujours entourés de lices, c'est-à-dire de barrières palissadées, quelquefois avec fossés, qui protégeaient le pied des remparts et permettaient de faire des rondes extérieures lorsque l'on était investi. C'était là une tradition des populations guerrières du Nord.