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Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 9 - (T - U - V - Y - Z)

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La tuile du comte Henri est fabriquée avec plus de perfection encore que la tuile ordinaire de Champagne. On remarquera que le trou est plus large par-dessous que par-dessus et carré. Cela était fait pour empêcher le clou de fendre la tuile, si celle-ci éprouvait quelques oscillations par l'effet du vent, ou lorsqu'on clouait la tuile sur l'endôlement. Cet élargissement laissait alors une certaine liberté à la tuile (voy. en A, fig. 6).

Les tuiles d'arêtiers de ces couvertures en tuiles plates sont de même fabriquées avec une grande perfection; elles étaient maintenues sur la fourrure d'arêtier de la charpente par des clous ou chevilles, et rendues solidaires souvent par un crochet soudé extérieurement sur le dos du rampant (voy. fig. 7).

Les tuiles de noues étaient faites de même que celles d'arêtiers, si ce n'est qu'elles ne portaient pas de crochets et qu'elles étaient naturellement tournées leur surface concave à l'extérieur. Quant aux faîtières, nous leur avons consacré un article spécial (voy. FAÎTIÈRE).

On voit en Champagne, et en Bourgogne (pays de la tuile par excellence) des tuiles à crochet dont les angles intérieurs, vus, sont abattus, comme ceux des bardeaux, et biseautés. Ces sortes de tuiles étroites, émaillées au pureau, sont fabriquées principalement pour couvrir les combles coniques (voy. fig. 8). En effet, les tuiles larges ne peuvent convenir à ces sortes de toitures, et leurs angles, suivant des tangentes à la courbe, donnent beaucoup de prise au vent et produisent un mauvais effet. Pour couvrir en tuiles des combles coniques, il est nécessaire de modifier les largeurs de ces tuiles tous les quatre ou cinq rangs, suivant le diamètre de la base du cône et sa hauteur, afin de couper toujours les joints. À cet effet, les tuiliers du moyen âge fabriquaient des tuiles de largeurs variées, et leur donnaient la forme d'un trapèze plus ou moins accusé, suivant que le comble conique était plus ou moins trapu (voy. fig. 8). C'était au couvreur à donner au tuilier la forme de la tuile, quand le comble était tracé, ce qui était facile à faire. C'était aussi au couvreur à profiter des dimensions différentes (en largeur) des tuiles, pour raccorder les joints et faire qu'à chaque rang, ils tombassent au milieu des tuiles du rang inférieur.

Dans quelques contrées du centre, sur les bords de la Loire, du Nivernais, du Poitou, on fabriquait aussi, vers la fin du XIIe siècle, des tuiles plates en forme d'écailles 301. Ces tuiles, plus étroites que les tuiles de Champagne et de Bourgogne, sont parfois émaillées et creusées sur le pureau de trois cannelures qui facilitent l'écoulement des eaux (fig. 9).

Elles sont percées de deux trous, sont munies, par-dessous, d'un crochet qui s'appuie sur la tête de la tuile inférieure, et étaient posées sur un endôlement de merrain. Ces sortes de tuiles sont épaisses (la terre de ces contrées n'étant pas très-dure), et n'ont pas résisté aux agents atmosphériques aussi complétement que les tuiles de Champagne et de Bourgogne. Toutes les tuiles dont nous venons de donner les formes et les dimensions étaient moulées sur sable, à la main, coupées au couteau, et non moulées dans des moules, comme le sont la plupart des tuiles façonnées modernes; leur cuisson (au bois) est régulière et complète. Les tuiles de Bourgogne anciennes sont inaltérables et aussi bonnes aujourd'hui qu'au moment de leur mise en place. L'émail qui les couvre (surtout l'émail noir brun) et la couverte transparente qui fait ressortir leur teinte rouge ont résisté au temps. Les émaux jaunes et verts sont ceux qui se sont le plus altérés. Dans les provinces du Nord-Est, dans les Flandres, on employait, dès le XVe siècle, la tuile en forme d'S, encore en usage aujourd'hui et connue sous le nom de tuile flamande. Cette tuile n'est bonne que pour des couvertures légères et qui n'ont pas à préserver absolument les parties sous-jacentes. Par les grands vents, elles laissent passer l'eau de pluie et se dérangent facilement. Dès une époque ancienne, peut-être le XIIIe siècle, on cessa d'employer dans les ouvrages ordinaires des provinces méridionales la tuile-canal avec couvre-joints, que donne la figure 1. On se contenta d'employer les tuiles creuses, c'est-à-dire que les tuiles formant couvre-joints, en les retournant, remplacèrent les tuiles-canal plates. Ce genre de couverture est encore usité dans tout le midi de la France, à partir du Lyonnais, de l'Auvergne, d'une partie du Limousin, du Périgord et en remontant jusqu'en Vendée; il n'est pas sans inconvénients. La tuile creuse étant moulée sur sable, la partie sablonneuse se trouve dans la concavité, c'est-à-dire dans le canal. Cette surface sablonneuse qui reçoit toute l'eau de pluie, est plus poreuse que la surface convexe; elle conserve l'humidité, arrête la poussière, et développe des végétations qui encombrent les rigoles, ce qui nécessite un entretien fréquent. Ce mode n'est bon que dans les contrées où la chaleur du soleil est assez puissante pour empêcher ces végétations de se former. En adoptant le système de tuiles plates pour les combles à fortes pentes, les constructeurs du Nord avaient évidemment reconnu les inconvénients du système antique romain et de ses dérivés, savoir: la persistance de l'humidité sur les charpentes et le développement des mousses dans les concavités des toitures. Le soin avec lequel ils ont fabriqué ces tuiles plates, l'emploi de l'émail qui empêchait la pénétration de l'humidité et la naissance des mousses, le système d'attaches, indiquent que les maîtres, en véritables architectes, ne dédaignaient pas ces détails importants de la construction. Les tuiles plates données dans les deux figures 5 bis et 6 font ressortir l'intelligence prévoyante de ces constructeurs des XIIIe et XIVe siècles. Il est à remarquer que cette industrie du tuilier ne fit que décroître à dater de la fin du XVe siècle jusqu'au commencement de celui-ci. Les tuiles de Bourgogne et de Champagne fabriquées pendant le dernier siècle sont relativement grossières et inégales de cuisson, et ce n'est guère que depuis une dizaine d'années que l'on s'est occupé en France de cette partie si intéressante de l'art de bâtir. Nous avons été poussés dans cette voie nouvelle de l'emploi de la terre cuite aux couvertures par nos voisins les Anglais et les Allemands, qui nous avaient devancés, ou plutôt qui n'ont jamais cessé de pratiquer ces utiles industries, dédaignées généralement chez nous par les artistes, trop préoccupés de leurs conceptions grandioses et peu pratiques pour entrer dans ces menus détails de la bâtisse.

Note 297: (retour) De l'église Sainte-Madeleine de Béziers.
Note 298: (retour) Ce système de couverture a été réemployé d'une manière complète dans la restauration des combles de l'église de Saint-Sernin de Toulouse.
Note 299: (retour) Dès le XIIe siècle on employait ces tuiles d'arêtiers dans les provinces méridionales et de l'Ouest.
Note 300: (retour) C'est avec cette tuile émaillée qu'était couverte la cathédrale de Troyes, de manière à former une mosaïque, de couleur rouge, noire et blanc jaunâtre.
Note 301: (retour) Sur les bas-reliefs de cette époque, on voit souvent représentées des tuiles de cette forme. On en rencontre parfois aussi sur les monuments et dans les débris.


TUYAU, s. m.--Voy. CONDUITE.



TYMPAN, s. m. Partie pleine comprise entre le cintre d'une porte (archivolte) et le linteau. On donne aussi le nom de tympan aux surfaces pleines comprises entre les extrados d'une arcature et le bandeau qui les couronne.

La surface A (fig. 1) est un tympan de porte; la surface B, un tympan d'entre-deux d'arcature. Les tympans de porte, étant posés sur le linteau, peuvent être faits de diverses manières; composés de petits matériaux en façon de remplissage, ou de grands morceaux de pierre parementés décorés de peintures ou de bas-reliefs. Il arrive aussi que les tympans de porte sont à claire-voie, donnent des jours d'impostes; mais cette disposition n'est guère adoptée qu'à dater du milieu du XIIIe siècle, notamment dans les monuments de la Champagne. La place occupée par le tympan, sous les archivoltes des portes, était particulièrement favorable à la sculpture. Dans cette position, les bas-reliefs ne pouvaient pas manquer de produire un grand effet, et n'avaient pas à redouter (protégés qu'ils étaient par la saillie des voussures ou des porches) l'action destructive de la pluie et de la gelée. Beaucoup de nos églises conservent encore de magnifiques tympans sculptés (voy. PORTE). Nous citerons parmi les plus remarquables, datant du XIIe siècle, ceux des portes des églises de Vézelay, de Saint-Benoît-sur-Loire, de Charlieu, du portail occidental de la cathédrale de Chartres, de la porte Sainte-Anne de Notre-Dame de Paris, de la porte centrale de la cathédrale de Senlis; parmi ceux du XIIIe siècle, les tympans des portes latérales des cathédrales de Chartres, de Reims, des portails des cathédrales de Paris, d'Amiens, de Bourges, etc. Jusque vers le commencement du XIIIe siècle, le tympan de porte, s'il est sculpté, ne comporte guère qu'un sujet; quelquefois, s'il est très-grand, il se compose de deux zones, ainsi qu'on peut le voir à la porte centrale et à la porte de la Vierge de Notre-Dame de Paris, rarement d'un plus grand nombre. À dater de 1240 environ, les tympans se composent généralement de plusieurs zones. Les sujets se superposent et se multiplient, ou bien ils sont enfermés dans des compartiments architectoniques. La statuaire perd ainsi de son importance magistrale, elle est soumise à une échelle plus petite. Au parti si large qui consistait à placer un linteau possédant sa sculpture, et au-dessus un grand bas-relief, on substitua une superposition de linteaux (voy. PORTE), plusieurs bandes de bas-reliefs dont les figures sont d'autant plus petites d'échelles que ces linteaux superposés sont plus multipliés. Au XIVe siècle, la sculpture des tympans est de plus en plus absorbée par les formes géométriques de l'architecture. Vers la fin du XVe siècle, les trumeaux se développent en avant des tympans, par des statues et des pinacles qui s'élèvent jusque sous la clef des archivoltes. Le trumeau n'est plus seulement alors un support, mais une sorte de contre-fort, de pilier très-orné qui coupe la porte, son linteau et son tympan en deux parts.

Malgré la rigidité de ses principes, l'architecture du moyen âge (et l'on a occasion de le reconnaître dans le cours de cet ouvrage) évite la monotonie, la banalité, ce qu'on appelle dans le langage des arts, les poncifs. Rarement trouve-t-on, dans les conceptions, même les plus vulgaires, ces chevilles, ces remplissages insignifiants, si fréquents dans les monuments que nous élevons aujourd'hui à grands frais. Le luxe des matériaux, l'exagération de la dépense, ne rachètent pas le défaut d'invention, la pauvreté de l'idée; nos maîtres des XIIe et XIIIe siècles étaient, semble-t-il, bien pénétrés de cette vérité. Aussi, tout en restant soumis aux principes fondamentaux de leur art, ils savaient en déduire les conséquences les plus variées; partant, les plus attrayantes, les plus nouvelles aux yeux du vulgaire.

À l'article PORTE, nous donnons d'assez nombreux types de tympans, disposés déjà d'une façon assez variée; mais, ici, force nous est de suivre une méthode, et d'exclure les cas exceptionnels qui, cependant, fournissent des exemples précieux de ce que le véritable génie sait tirer de l'application raisonnée d'un principe vrai. Nous allons procéder, à propos d'un de ces exemples, comme a dû procéder l'architecte du XIIIe siècle, afin de faire saisir la méthode critique de ces maîtres, auxquels on ne saurait refuser, avec le savoir, une modestie que nous n'avons pas le courage de leur reprocher 302.

On sait que pour soulager les linteaux des portes, les architectes terminaient les pieds-droits par des corbeaux qui diminuaient de toute leur saillie la portée de ces linteaux monolithes (voy. fig. 2).

Bien que ces linteaux A fussent déchargés par les archivoltes B, cependant ils avaient encore à porter le tympan C; parfois ils se brisaient sous cette charge, surtout lorsqu'ils ne pouvaient être faits de pierre résistante.

Si, à la place des corbeaux D, nous plaçons deux goussets de pierre E se contre-butant en F, il est évident que le linteau est complétement soulagé, que sa hauteur entre lits peut être singulièrement réduite au profit du tympan. C'est en raisonnant ainsi, que l'architecte auteur du portail méridional de l'église de Saint-Séverin à Bordeaux a dû procéder (fig. 3).

Le linteau de cette porte est en effet réduit à la hauteur d'un bandeau. Au-dessous, les corbeaux sont remplacés par une arcature trilobée avec demi-tympans couverts d'une délicate sculpture de ceps de vigne au milieu desquels se jouent des oiseaux. Une inscription qui donne la date de cette porte (1247) pourtourne l'orle du trilobe. Au-dessus se place, dans le linteau, le bas-relief du Jugement dernier; puis dans le tympan supérieur, le Christ assis sur un trône, montrant ses plaies, assisté des deux anges qui portent les instruments de la passion, et imploré par la Vierge et par saint Jean. Dans les voussures, des cordons de feuillages, les martyrs et les vierges. Sur les jambages en ébrasement, et développés latéralement entre les colonnettes, dans la hauteur, des demi-tympans de l'arcature, les Apôtres, l'Église et la Synagogue.

Cette porte est accompagnée de deux arcades aveugles avec tympans dans lesquels sont figurées des scènes de la vie de saint Séverin. L'ensemble de cette composition, que donne la figure 3, est fort remarquable et produit un grand effet. En A nous présentons, à une grande échelle, l'un des demi-tympans du trilobe, d'un dessin à la fois original et gracieux. La sculpture en est plate, en façon de broderie, mais délicatement traitée, et devait produire tout son effet, avant que ce portail eût été abrité sous un porche plus récent. Le programme est d'ailleurs celui de beaucoup de portes d'églises; on voit cependant que l'architecte, grâce à ce développement des corbeaux supportant le linteau, a su en tirer un parti entièrement neuf. L'auteur du portail de Saint-Pierre-sous-Vézelay n'avait-il pas aussi tiré un parti nouveau de la composition du tympan de la porte centrale (voy. PORTE, fig. 65), en supprimant cette fois le linteau et en le remplaçant par un développement des corbeaux? Plus tard, vers la fin du XIVe siècle, les linteaux supportant les tympans furent fréquemment remplacés par des arcs surbaissés. Les corbeaux étaient ainsi supprimés; ces arcs surbaissés s'appuyaient sur les jambages et sur le trumeau ayant une saillie prononcée et découpant son couronnement en avant du tympan, le plus souvent ajouré et garni de vitraux. Les sujets en ronde-bosse qui remplissaient ordinairement les tympans du XIIIe siècle faisaient ainsi place à un fenestrage garni de vitraux. Comme nous l'avons dit, la Champagne avait, la première, adopté ce parti dès le XIIIe siècle. Les portes de la façade occidentale de la cathédrale de Reims le prouvent. Dans ce cas, le linteau portait une véritable fenêtre avec ses vitraux colorés, à la place des bas-reliefs. Il semble toutefois que la disposition des tympans pleins, décorés de sujets en ronde bosse, est préférable à ces fenestrages. En effet, les voussures garnies de statuettes forment un entourage, une sorte d'assistance au sujet principal décorant le tympan; si ce tympan est vide, ces rangées de voussures n'ont plus de raison d'être au point de vue de l'iconographie. Les maîtres de la meilleure période du XIIIe siècle dans l'Île-de-France l'avaient compris ainsi. Mais les belles conceptions iconographiques s'altèrent déjà dans les provinces voisines dès le milieu de ce siècle, et les architectes n'admettent plus, souvent alors, la sculpture que comme un motif de décoration, sans trop se préoccuper de l'unité des compositions d'ensemble. Ce n'est pas à nous à leur en faire un reproche, car, dans les édifices religieux que nous élevons, il est rare que la statuaire sortie des ateliers de divers artistes et faite sur commandes isolées, présente un ensemble iconographique dirigé par une pensée. Admettant que chaque figure ou chaque bas-relief soit un chef-d'oeuvre, ce défaut dans la conception générale, ce manque d'unité dans l'intention produit un assez triste effet. Il faut dire que le clergé, peu familier avec ces questions, préoccupé d'autres intérêts, plus importants peut-être au point de vue religieux, ne donne plus ces beaux programmes d'imageries qui sont si complets et si largement conçus dans les grandes églises du domaine royal de 1180 à 1240. Son goût ne le porte plus à aimer la belle et grave statuaire si bien ordonnée pendant notre meilleure période du moyen âge. Le joli, un peu fade, inauguré au XVIe siècle par l'école des Jésuites, ou le style italien de la basse renaissance, dominent toujours dans l'esprit des personnages qui, par leur situation dans l'Église, pourraient contribuer à rendre aux ouvrages de statuaire religieuse la virilité et le beau style qu'ils ont perdus.

Il est cependant quelques-unes de ces compositions de tympans du XVe siècle qui ne manquent pas de grandeur. Nous citerons, entre autres, les tympans du portail principal de la cathédrale de Tours, qui date de la fin de ce siècle.

Celui de la porte centrale (fig. 4) est à claire-voie, avec une sorte de double linteau ou plutôt de double imposte en arcs surbaissés. Le trumeau central, saillant, découpe la statue, son dais et la croix archiépiscopale qui le surmonte, en avant de la claire-voie vitrée. C'est là, nous le répétons, un parti souvent adopté à la fin du moyen âge et jusqu'au XVIe siècle. On trouve, dans notre article PORTE, un assez grand nombre de compositions de tympans pour qu'il ne soit pas utile d'insister ici sur le système décoratif de ces membres de l'architecture du moyen âge. Nous ne dirons que quelques mots des tympans d'arcatures compris entre leurs archivoltes. La sculpture d'ornement ou la statuaire jouent un rôle important sur ces sortes de tympans, d'une petite dimension généralement. Ces sculptures, faites pour être vues de près, sont traitées avec amour et habilement composées en vue de la place qu'elles occupent. On voit de très-remarquables tympans d'arcatures: aux portails de l'église de Notre-Dame la Grande, à Poitiers; à la cathédrale d'Angoulême (XIIe siècle); à la sainte Chapelle du Palais, à Paris; aux portails des cathédrales de Paris, de Bourges, d'Auxerre (XIIIe siècle); dans les chapelles de la nef des cathédrales de Bordeaux et de Laon (XIVe siècle), etc. (voyez ANGE, ARCATURE, AUTEL, CLOÎTRE, SCULPTURE, TRIFORIUM). Souvent ces tympans, lorsqu'ils sont d'une petite dimension, sont remplis par des animaux fantastiques.

Note 302: (retour) Peu d'architectes du moyen âge en France ont gravé leurs noms sur les monuments qu'ils élevaient, contrairement à l'habitude de leurs confrères italiens. Cette indifférence, ou cet excès de modestie leur a été reproché par un célèbre critique comme un aveu d'infériorité. Cependant il semblerait que c'est l'oeuvre qui doit être jugée, et que le nom de son auteur ne fait rien à l'affaire.




UNITÉ, s. f. Dans toute conception d'art, l'unité est certainement la loi première, celle de laquelle toutes les autres dérivent. En architecture, cette loi est peut-être plus impérieuse encore que dans les autres arts du dessin, parce que l'architecture groupe tous ces arts pour en composer un ensemble, pour produire une impression. L'architecture tend à un résultat suprême: satisfaire à un besoin de l'homme. La pensée de l'artiste, en composant un édifice quelconque, ne doit jamais perdre de vue ce but à atteindre, car il ne suffit pas que sa composition satisfasse matériellement à ce besoin, il faut que l'expression de ce besoin soit nette: or, cette expression, c'est la forme apparente, le groupement en faisceau, de tous les arts et de toutes les industries auxquels l'architecte a recours pour parfaire son oeuvre. Plus une civilisation est compliquée, plus la difficulté est grande de composer d'après la loi d'unité; cette difficulté s'accroit de la masse des connaissances d'arts antérieurs, des traditions du passé, auxquelles la pensée de l'artiste ne peut se soustraire, qui l'obsèdent, s'imposent à son jugement, et entraînent, pour ainsi dire, son crayon dans des sillons déjà tracés.

Un de nos prédécesseurs, dont les écrits sont justement estimés, a dit: «Aussi faut-il qu'un monument émane d'une seule intelligence qui en combine l'ensemble de telle manière qu'on ne puisse, sans en altérer l'accord, ni en rien retrancher, ni rien y ajouter, ni rien y changer 303.» On ne saurait mieux parler, mais on comprendra qu'il est difficile à un architecte qui, pour exprimer sa pensée, va puiser à des sources très-diverses, de remplir ce programme. Nous reconnaissons volontiers que beaucoup d'architectes, de nos jours, n'admettent pas la loi d'unité, qu'ils en nient la puissance, et préconisent une sorte d'éclectisme vague, permettant à la pensée de l'artiste d'aller chercher dans le passé, au nord et au midi, les expressions propres à donner une forme à cette pensée. Ces artistes affirment que, de cet amas de documents mêlés, il sortira l'architecture de l'avenir. Peut-être; mais, en attendant, celle du présent n'exprime le plus souvent que le désordre et la confusion dans les idées.

Nous ne sommes pas de ceux qui nient l'utilité de l'étude des arts antérieurs, d'autant qu'il n'est donné à personne d'oublier ou de faire oublier la longue suite des traditions du passé; mais, ce que tout esprit réfléchi doit faire en face de cet amas de matériaux, c'est de les mettre en ordre, avant de songer à les utiliser. Que fait celui qui hérite d'une riche bibliothèque, si ce n'est d'abord d'en classer les éléments suivant un ordre méthodique, afin de pouvoir s'en servir le jour où il en aura besoin? Faut-il encore, qu'après ce premier classement, il ait fait au moins un résumé analytique de chacun des ouvrages de cette bibliothèque, dans son cerveau, afin de pouvoir choisir et profiter judicieusement de ses choix. Parmi toutes les architectures qui méritent d'être signalées dans l'histoire du monde, il n'en est pas une qui ne procède d'après la loi d'unité. Sur quoi s'établit cette loi d'unité? C'est là d'abord ce qu'il convient de rechercher. Les besoins auxquels l'architecture se propose de satisfaire ne sont pas très-variés. Il s'agit toujours d'abriter l'homme, soit en famille, soit en assemblée, et de lui permettre, sous ces abris, de vaquer à des occupations, ou de remplir des fonctions plus ou moins étendues, suivant que son état social est plus ou moins compliqué. Si ces premières conditions diffèrent peu, la manière d'y satisfaire est très-variée. En effet, l'abri peut être fait de bois ou de pierre; il peut être creusé dans le tuf ou façonné en terre; il peut se composer de parties juxtaposées ou superposées; il peut n'avoir qu'une destination transitoire ou défier l'action du temps. C'est alors que l'art intervient et que la loi d'unité s'établit, et s'établit naturellement, parce que tout, dans l'ordre créé, n'existe que par l'unité d'intention et de conception. On veut faire une cabane de bois, on coupe des arbres: unité d'intention. On réunit ces arbres en utilisant leurs propriétés: unité de conception. Quoi qu'on puisse dire et faire, c'est donc sur la structure, d'abord, qu'en architecture la loi d'unité s'établit, qu'il s'agisse d'une cabane de bois ou du Panthéon de Rome. La nature n'a pas procédé autrement, et il est plus que téméraire de chercher des lois en dehors de celles qu'elle a établies, ou plutôt de nous soustraire à ces lois, nous qui en faisons partie. Les découvertes dans les sciences physiques nous montrent chaque jour, avec plus d'évidence, que si l'ordre des choses créées manifeste une variété infinie dans ses expressions, il est soumis à un nombre de lois de plus en plus restreint à mesure que nous pénétrons plus avant dans le mystère du mouvement et de la vie; et qui sait si la dernière limite de ces découvertes ne sera pas la connaissance d'une loi et d'un atome! En deux mots, la création, c'est l'unité; le chaos, c'est l'absence de l'unité.

Sur quoi établirait-on, en architecture, la loi d'unité, si ce n'était sur la structure, c'est-à-dire sur le moyen de bâtir? Serait-ce sur le goût? Mais le goût, en architecture, est-il autre chose que l'emploi convenable des moyens? Serait-ce sur certaines formes adoptées arbitrairement par un peuple, par une secte? Mais alors, si nous avons à côté de ces formes d'autres formes arbitrairement adoptées par un autre peuple ou une autre secte, nous aurons deux unités. Nous voyons l'architecture des Hellènes parfaitement conforme aux lois de l'unité, parce que cette architecture ne ment jamais à ses moyens de structure; de même, chez les Romains (quand il s'agit des monuments bâtis suivant le mode romain); de même chez les Occidentaux du moyen âge, pendant les XIIe et XIIIe siècles. Cependant ces monuments sont fort dissemblables, et ils sont dissemblables parce qu'ils obéissent à la loi d'unité établie sur la structure. Le mode de structure changeant, la forme diffère nécessairement, mais il n'y a pas une unité grecque, une unité romaine, une unité du moyen âge. Un chêne ne ressemble point à un pied de fougère, ni un cheval à un lapin; végétaux et animaux obéissent cependant à l'unité organique qui régit tous les individus organisés.

De fait, l'unité ne peut exister dans l'architecture que si les expressions de cet art découlent du principe naturel. L'unité ne peut être une théorie, une formule; c'est une faculté inhérente à l'ordre universel, et que nous voyons adaptée aussi bien aux mouvements planétaires qu'aux plus infimes cristaux, aux végétaux comme aux animaux. M. Quatremère de Quincy, dans son Dictionnaire d'architecture 304 distingue, dans l'art de l'architecture, «différentes sortes d'unités partielles, d'où résulte l'unité générale d'un édifice». Cet auteur divise ainsi ce qu'il appelle les unités partielles, sans définir, d'ailleurs, ce que peut être une unité partielle:

«Unité de système et de principe.
Unité de conception et de composition.
Unité de plan.
Unité d'élévation.
Unité de décoration et d'ornement.
Unité de style et de goût.»

L'illustre auteur du Dictionnaire d'architecture ne nous dit pas comment l'unité de système se distingue de l'unité de conception, ni comment ces deux unités peuvent se séparer de l'unité de style et de goût; comment l'élévation d'un édifice, qui semblerait dériver nécessairement du plan, possède cependant son unité distincte de celle qui régit la composition de ce plan. Nous pensions que l'unité possédait cette propriété de ne pouvoir être divisée, et que ce qu'on peut diviser est pluralité. Cette colonne de six unités (et nous ne voyons pas pourquoi on s'en tiendrait à ce nombre) précède le paragraphe où il est dit que l'unité de système et de principe ne permet pas de poser des arcs sur des colonnes, ni un chapiteau corinthien sur un style ionique. C'est, semble-t-il, un préambule bien solennel pour une mince conclusion. Plus loin, cependant, l'auteur du Dictionnaire, à propos de l'unité d'élévation, écrit ces lignes que l'on ne saurait trop soumettre aux méditations de l'architecte: «Ce qui constitue particulièrement, dans l'architecture, l'unité d'élévation, c'est d'abord une telle correspondance de l'extérieur de sa masse avec l'intérieur, que l'oeil et l'esprit y aperçoivent le principe d'ordre et la liaison nécessaire qui en ont déterminé la manière d'être. Le but principal d'une façade ou élévation de bâtiment n'est pas d'offrir des combinaisons ou des compartiments de formes qui amusent les yeux. Là, comme ailleurs, le plaisir de la vue, s'il ne procède pas d'un besoin ou d'une raison d'utilité, loin d'être une source de mérite et de beauté, n'est plus qu'un brillant défaut. Mais là, comme ailleurs, le plus grand nombre se méprend en transportant les idées, c'est-à-dire en subordonnant le besoin au plaisir. De là cette multitude d'élévations d'édifices, dont les formes, les combinaisons, les dispositions, les ordonnances, les ornements, contredisent le principe d'unité fondé sur la nature propre de chaque chose. Ce qui importe donc à l'unité dont nous parlons, ce n'est pas qu'une élévation ait plus ou moins de parties, plus ou moins d'ornements, c'est qu'elle soit telle que la veulent le genre, la nature et la destination de l'édifice; c'est qu'elle corresponde aux raisons, sujétions et besoins qui ont ordonné de sa disposition intérieure; c'est que l'extérieur de cet édifice soit uni par le lien visible de l'unité à la manière d'être que les besoins du dedans auront commandée.» Nous n'avons pas à essayer, heureusement, d'accorder les opinions de l'ancien secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts avec les enseignements qui découlent des oeuvres d'architecture laissées par les membres passés et présents de la docte assemblée. Ce sont affaires de famille; nous constatons seulement que cette définition de l'unité des élévations, quant au fond, peut s'appliquer à l'unité dans les oeuvres d'architecture, sans qu'il soit utile de diviser cette unité. Ne mentir jamais au besoin, à l'ordonnance qu'impose ce besoin, aux moyens que fournit la matière en oeuvre, aux nécessités de la structure, ce sont les premières conditions de l'unité en architecture, et ces conditions ne sauraient séparer le plan de l'élévation, la conception du style 305. Nous ne concevons pas plus un architecte faisant un plan sans prévoir les élévations que donne ce plan, que nous ne concevrions l'ombre sans la lumière, ou la lumière sans l'ombre. D'ailleurs qu'entend-on par l'unité de plan? Est-ce que chaque partie de l'édifice projetée sur un plan horizontal possède les dimensions nécessaires, qu'elles soient placées en raison des besoins exprimés, qu'elles satisfassent pleinement à ces besoins en même temps qu'aux nécessités de la stabilité, de l'économie, de la durée, de l'orientation, de l'aspect intérieur et extérieur? Que chaque partie ne puisse être arbitrairement augmentée, diminuée, changée, sans qu'il en résulte quelque chose de moins bon? Que les pleins soient en raison de ce qu'ils doivent porter et que le mode de bâtir soit en rapport avec les matériaux à employer et avec les usages locaux? Si c'est là ce que l'on entend par l'unité de plan, c'est fort bien, à notre avis; mais nous ne pourrions comprendre la conception d'un plan ainsi dressé sans la conception simultanée des élévations; car, à prendre les choses à la lettre, le plan n'est que la projection horizontale de ce qu'on appelle l'élévation: or, comment concevoir et tracer la projection horizontale d'une chose qui serait à créer, qui n'existerait pas? Mais si, par l'unité de plan, on entend une image tracée sur le papier suivant certaines données symétriques, une sorte de dessin de broderie plaisant aux yeux par certaines pondérations de masses, de pleins et de vides, en torturant d'ailleurs les besoins auxquels tout édifice doit satisfaire, afin de rendre cette image plus agréable, alors nous avouons ne rien comprendre à cette unité; mais nous comprenons que cette unité peut être distincte de l'unité d'élévation, puisqu'elle n'a rien à voir avec les nécessités auxquelles il faut satisfaire, avec le mode de bâtir, avec la nature des matériaux à employer, avec l'économie et le bon sens, qui commande, paraît-il, de ne rien faire en architecture qui n'ait une raison d'être et dont on ne puisse justifier.

Il est un seul moyen de donner à une oeuvre d'architecture l'unité: c'est le programme et les forces connues--nous entendons par forces les ressources en hommes, argent et matériaux,--de trouver les combinaisons qui permettent de satisfaire à ce programme, et d'employer ces forces de manière à leur faire produire le résultat le plus complet. Il est évident que si, pour satisfaire à sa fantaisie, l'artiste jette une notable partie des ressources dont il dispose sur un point d'un édifice pour produire un effet, au détriment des autres; que si son édifice présente des échantillons de tous les moyens de structure et d'ornementation par amour de l'éclectisme; que s'il ment à la structure que lui fournit son temps pour imiter des formes appartenant à un mode passé; que si le monument qu'il élève n'a aucun lien avec les moeurs du temps; s'il choque ces moeurs par des dispositions appartenant à une civilisation différente ou à un autre climat, son oeuvre ne peut prétendre à l'unité.

L'unité n'existe qu'autant qu'il y a relation intime entre l'architecture et l'objet. Un temple dorien présente un type de l'unité architectonique; mais, si vous faites d'un temple dorien une bourse ou une église, l'unité est détruite: car, pour approprier cet édifice à une destination autre que celle pour laquelle on l'a élevé, il faut torturer ses dispositions, détruire ce qui constitue son unité.

Nous ne saurions trop le répéter, ce n'est qu'en suivant l'ordre que la nature elle-même observe dans ses créations que l'on peut, dans les arts, concevoir et produire suivant la loi d'unité, qui est la condition essentielle de toute création. Si, dans l'ordre des choses créées, on a cru voir parfois des déviations au principe de l'unité, l'étude plus approfondie a fini toujours par faire connaître que l'exception, au contraire, confirme la règle; et c'est une des gloires de la science moderne d'avoir rattaché de plus en plus, par l'observation, l'organisme universel à la loi d'unité, ce qui ne fait pas et ne peut faire que cet organisme ne soit varié à l'infini.

Nous disons: en architecture, procédez de même; partez du principe un, n'ayez qu'une loi, la vérité; la vérité toujours, dès la première conception jusqu'à la dernière expression de l'oeuvre. Nous ajoutons: voici un art, l'art hellénique, qui a procédé ainsi à son origine et qui a laissé des ouvrages immortels; voilà un autre art, sous une autre civilisation, la nôtre, sous un autre climat, le nôtre, l'art du moyen âge français, qui a procédé ainsi à son origine et qui a laissé des ouvrages immortels. Ces deux expressions de l'unité sont cependant dissemblables. Il faut donc, pour produire un art, procéder d'après la même loi.

Avec cette persistance aveugle, qui donne souvent au défaut de compréhension les allures de la mauvaise foi, on nous répète: Vous prétendez nous faire adopter aujourd'hui les formes admises par les maîtres du moyen âge; et pourquoi celles-là plutôt que d'autres? toutes nous sont bonnes, toutes peuvent nous servir, car elles sont toutes du domaine de l'humanité. Nous répondons: L'objection part d'une pensée première à laquelle l'analyse fait défaut. Depuis le XVIe siècle, nous avons pris en France des formes produites en architecture par l'application du principe d'unité, dans certains milieux, pour l'unité même, sans recourir à la loi d'où découlaient ces formes. On a cru remplir les conditions d'unité parce qu'on adoptait plus ou moins fidèlement certaines formes des architectures antérieures à notre temps, formes qui étaient les conséquences du principe d'unité, mais qui, par cela même qu'elles étaient les conséquences d'un principe, ne sont pas le principe. Ceux qui ont pris l'habitude de procéder ainsi, c'est-à-dire de prendre la forme sans tenir compte du principe qui l'avait fait éclore, ne sauraient admettre qu'on puisse procéder autrement; et, nous voyant étudier et analyser les applications de la loi générale faite par les maîtres du moyen âge, ils admettent que nous devons procéder ainsi qu'eux-mêmes le font, c'est-à-dire que, prenant la forme, l'apparence purement plastique de l'architecture du moyen âge, nous considérons cette forme comme notre unité préférée, non comme une conséquence de la loi générale d'unité, et que, dès lors, nous aurions cette prétention de prescrire l'emploi de cette forme.

Pour être plus clair, ayons recours à une comparaison que chacun peut saisir. Il y a, dans la nature inorganique que nous avons sous les yeux, une quantité innombrable de cristaux qui sont la conséquence d'une loi de la cristallisation. Reproduire l'apparence plastique de ces cristaux en n'importe quelle matière, ou établir des conditions physiques ou chimiques à l'aide desquelles ces cristaux peuvent se former d'eux-mêmes sous l'empire de la loi générale, sont deux opérations très-distinctes. La première est purement mécanique et ne donne qu'un résultat sans portée; la seconde met un attribut de la création au service de l'intelligence humaine. La question est donc ainsi réduite à sa plus saisissante expression: copier en une matière quelconque des cristaux qui sont le produit d'une loi régissant la cristallisation; ou chercher la loi, afin qu'en l'appliquant, il en résulte naturellement les cristaux propres à la matière employée. Pour trouver cette loi, il faut nécessairement définir les qualités de ces cristaux, analyser leur substance et les conditions sous lesquelles ils prennent la forme que nous leur connaissons. Et serait-on bien venu, dans le domaine de la science, de dire à un chimiste qui cherche la loi de la cristallisation, qu'il prétend nous faire vivre dans une géode?

Malheureusement, ce qu'on ne se permettrait pas dans le domaine de la science, on se le permet, sans scrupules, dans le domaine de l'architecture, par suite de l'obscurité que l'on s'est complu depuis longtemps à jeter sur l'étude de cet art et ses principes. L'architecture n'est pas une sorte d'initiation mystérieuse; elle est soumise, comme tous les produits de l'intelligence, à des principes qui ont leur siége dans la raison humaine. Or, la raison n'est pas multiple, elle est une. Il n'y a pas deux manières d'avoir raison devant une question posée. Mais la question changeant, la conclusion, donnée par la raison, se modifie. Si donc l'unité doit exister dans l'art de l'architecture, ce ne peut être en appliquant telle ou telle forme, mais en cherchant la forme qui est l'expression de ce que prescrit la raison. La raison seule peut établir le lien entre les parties, mettre chaque chose à sa place, et donner à l'oeuvre non-seulement la cohésion, mais l'apparence de la cohésion, par la succession vraie des opérations qui la doivent constituer. Si large qu'on veuille faire la part à l'imagination, elle n'a, pour constituer une forme, que la voie tracée par la raison. Les génies n'ont pas procédé autrement, et leurs ouvrages ne nous charment que parce qu'ils s'emparent de notre esprit ou de notre coeur, en passant par le chemin de notre raison.

Nos monuments du moyen âge possèdent par excellence l'unité: 1° parce qu'ils remplissent exactement, scrupuleusement, servilement, les programmes donnés, et qu'ils sont ainsi la plus vive expression de la civilisation au sein de laquelle ils ont été construits; 2° parce que leur forme n'est que le résultat combiné des moyens employés; 3° parce que toutes leurs parties sont conçues de manière à satisfaire aux besoins pour lesquels ils sont élevés, et à assurer leur stabilité et leur durée; 4° parce que leur décoration procède suivant un ordre logique et est toujours soumise à la structure; 5° parce que cette structure elle-même est sincère, qu'elle ne dissimule jamais ses procédés et n'emploie que les forces nécessaires.

Nos monuments du moyen âge n'ont pas six unités, ils ont l'unité. Les articles du Dictionnaire font assez ressortir cette qualité, pensons-nous, pour qu'il ne soit pas nécessaire de s'étendre plus longtemps sur son importance.

Note 303: (retour) Quatremère de Quincy, Dict. d'architect., UNITÉ.
Note 304: (retour) Voyez l'article UNITÉ.
Note 305: (retour) Voyez les articles GOÛT, STYLE.




VANTAIL, s. m. (ventail, wis, huis). Valve de menuiserie, tournant sur des gonds ou pivots, fermant la baie d'une porte. Il était d'usage, dans l'antiquité grecque, de suspendre souvent les vantaux au moyen de deux tourillons tenant au montant de feuillure. Ces tourillons entraient dans deux trous cylindriques ménagés sous le linteau et à l'extrémité du seuil. Ce procédé primitif obligeait de poser le vantail en construisant la porte. On voit encore des vantaux ainsi suspendus aux portes de monuments de la Syrie septentrionale qui datent des IVe et Ve siècles. Il faut savoir que ces vantaux sont de pierre (basalte généralement), et qu'il n'était pas possible de les suspendre autrement, puisqu'on ne pouvait y attacher des pentures. Toutefois ce procédé fut appliqué dans les Gaules aux portes de bois, et nous retrouvons cette tradition. conservée jusque vers la fin du XVIe siècle pour les constructions rustiques, notamment dans le Nivernais et en Auvergne.

Ces vantaux primitifs se composent d'un montant de feuillure A (fig. 1), pris dans un arbre branchu, de manière à trouver la traverse haute B dans le même morceau. Cette traverse haute s'assemble en C dans un montant de rive D, qui reçoit également le tenon E d'une traverse basse. Des planches épaisses sont chevillées sur cette membrure, qui n'est apparente qu'à l'intérieur. Les deux tourillons a et b entrent dans les trous cylindriques a', b', ménagés dans le seuil et dans une pierre tenant au jambage. Dans cette structure, il n'y a pas un clou; le tout est maintenu par des chevilles de bois. Ces sortes de vantaux sont doubles habituellement, et leurs montants de rive battent sur un arrêt tenant au seuil et sur une traverse haute de bois. Ils étaient fermés, à l'intérieur, par une barre de bois entrant dans les chantignoles G chevillées sur les montants de battement. Il y a tout à croire que cette façon de vantail remonte aux Gaulois, puisqu'on trouve encore la trace, dans des constructions privées de l'époque gallo-romaine, de ces trous cylindriques destinés à recevoir les tourillons des montants. On comprend sans peine combien ce grossier moyen de suspension des vantaux était défectueux. Les tourillons de bois roulaient difficilement dans leurs douilles de pierre b'; si les portes étaient d'une assez grande dimension, il fallait employer beaucoup de force pour faire pivoter les vantaux. Dès l'époque gallo-romaine, les pentures étaient en usage, puisqu'on en retrouve encore, et ce moyen de suspendre les huis fut généralement adopté à dater de la période carlovingienne (voyez SERRURERIE). Toutefois les vantaux furent composés au moyen de membrures sur lesquelles on appliquait des frises, si les portes étaient d'une assez grande dimension.

Le système de décharges pour empêcher les vantaux de donner du nez, c'est-à-dire de fléchir dans le sens de leur largeur sous leur propre poids, est toujours admis; on se sert même encore parfois, pendant le XIIe siècle, de bois branchus pour former ces décharges, ou du moins l'une d'elles; et les pentures de fer sont, ou apparentes à l'extérieur sur les frises, ou prises entre celles-ci et la membrure, comme dans l'exemple que nous donnons ici (fig. 2), qui est tiré d'une porte de l'ancienne église de Saint-Martin d'Avallon. On voit, dans cette figure qui présente l'un des vantaux vu du côté intérieur, que le montant de feuillure A est taillé dans un arbre branchu.

Des épaulements B et C, ménagés dans ce montant, reçoivent les pieds des décharges qui soulagent encore l'extrémité de la traverse haute D et le montant de battement E. Un gousset G réunit ce montant à la traverse basse H. Les pentures de fer sont prises entre cette membrure et les frises extérieures de revêtement, qui ne laissent voir que les chevilles qui les retiennent aux décharges et les têtes de clous qui les attachent à ces pentures. Ce travail assez grossier est cependant fort bien entendu au point de vue de la solidité et de l'usage. Bientôt l'exécution devint plus délicate, et les vantaux reçurent extérieurement diverses sortes de décorations, soit par l'application de pentures de fer forgé, soit par des revêtements de bois finement travaillés, soit par des peintures, des têtes de clous, des plaques de bronze ou de fer battu. Habituellement ces décorations dépendent de la structure.

Ainsi, par exemple, dans la figure 3 que nous donnons ici 306, on voit que le système de structure du vantail, composé d'un treillis de décharges compris entre les montants et les traverses, reproduit extérieurement, sur les frises, un treillis de moulures fines, perlées, avec têtes de clous aux rencontres (voyez le détail A). Ces clous s'engagent de quelques millimètres dans la saillie de ces moulures, ainsi que l'indique le profil B en C. Les têtes de clous sont garnies d'une rondelle de fer battu ornée (voy. en G). Les pentures sont, comme dans l'exemple précédent, prises entre la membrure et les frises de revêtement. Bien entendu la membrure est à l'intérieur. Les moulures en treillis sont clouées sur ces frises et correspondent au treillis des décharges. Les frises sont donc parfaitement maintenues par le parti décoratif, et les clous consolident les assemblages à mi-bois de la membrure treillissée. Ces bois croisés en tous sens, cloués ensemble, ne peuvent jouer, et la solidité de l'ouvrage est complète. Ces décorations rapportées extérieurement sur les frises ne sont pas toujours la reproduction de la structure des membrures; elles consistent souvent en des moulures clouées suivant certains compartiments géométriques, ainsi que l'ont pratiqué de tout temps les Arabes, en des formes empruntées à l'architecture, telles que frises, arcatures, gâbles, etc. 307. On voit encore, sur les vantaux des portes occidentales de la cathédrale de Sées des applications de ce genre qui figurent une sorte de grille composée de rangs de petites arcatures finement travaillées. Les rangées d'arcatures, au nombre de six, dans la hauteur du vantail, y compris le couronnement (voy. fig. 4), sont simplement clouées sur les frises qu'elles maintiennent planes.

En A, est tracé le détail en coupe d'une de ces arcatures avec sa colonnette, et en B la section de celle-ci. Les colonnettes, leurs chapiteaux et bagues sont faits au tour. Les rangs d'arcatures sont évidés dans une planche, et cloués, ainsi que l'indique notre tracé. Toute cette décoration était peinte, ainsi que le fond, de vives couleurs.

On trouve dans l'article MENUISERIE une assez grande variété de ces vantaux décorés, soit par application, soit par la combinaison des assemblages 308. Nous ne croyons donc pas nécessaire de nous étendre plus longuement ici sur ces ouvrages de bois.

Il arrivait aussi que l'on recouvrait les vantaux de portes au moyen de plaques de métal, bronze ou fer, et cela indépendamment des pentures 309. On voyait encore à la porte de gauche de la façade occidentale de l'église abbatiale de Saint-Denis, au commencement du dernier siècle, des vantaux de portes rapportés de Poitiers par Dagobert, et qui étaient recouverts de lames de bronze ajourées représentant des rinceaux avec des animaux. Ces vantaux avaient été replacés sur cette façade lors de sa reconstruction sous l'abbé Suger, comme des ouvrages dignes d'être conservés 310. Les moines et les chapitres détruisirent bon nombre de ces précieux objets depuis le règne de Louis XIV, et la révolution de 1792 jeta au creuset ce qui restait, si bien qu'aujourd'hui on a grand'peine, en France, à retrouver quelques traces de ces vantaux garnis de métaux plus ou moins habilement décorés. Quelques débris d'ouvrages de fer ont seuls échappé, à cause de leur peu de valeur, à ces dévastations. Des portes de trésors, de sacraires, laissent encore voir leurs revêtements de fer battu. Ces revêtements sont toujours faits au moyen de bandes de fer, car on ne fabriquait pas alors de la tôle: c'était au marteau que l'on pouvait obtenir des fers minces en pièces d'une faible dimension. Ces bandes étaient, le plus souvent, posées en treillis avec un clou à chaque point de rencontre.

La figure 5 présente un de ces vantaux bardés de bandes croisées de fer battu et reliées par des clous avec rosaces formant rondelles. En A, est donnée l'une de ces rosaces; en B, la section avec le croisement des fers, et en C, la section de la bordure d'encadrement 311. Ces sortes de vantaux n'ont que des dimensions médiocres. Dans la figure 5, entre les bandes croisées, on aperçoit le bois, mais il n'en était pas toujours ainsi: des ornements de fer battu découpés étaient parfois posés dans les intervalles de ces bandes (fig. 6); ils formaient des rosaces maintenues au centre par un clou et par les bandes, sous lesquelles leurs extrémités étaient pincées.

Ainsi le bois du vantail était presque totalement couvert par une armature solide qui composait une riche ornementation. Le fragment que nous donnons ici paraît dater du XIVe siècle, et provient de la collection des dessins de feu Garneray 312. On bardait aussi les vantaux de bandes de fer horizontales posées à recouvrement.

Ces bandes étaient unies ou découpées en manière d'écailles ou de lambrequins (fig. 7), maintenues les unes sur les autres, ainsi que l'indique la section A, avec force clous qui pénétraient dans le bois. Ce vantail était attaché à une porte de l'abbaye de Saint-Bertin, à Saint-Omer 313. Il paraît également remonter au XIVe siècle. C'était ainsi (sauf les ornements) qu'étaient habituellement bardés des vantaux de poternes des châteaux, quelquefois même des habitations privées. On se contentait le plus souvent, pour les vantaux de portes des maisons et hôtels, de garnitures de têtes de clous plus ou moins ouvragées (voyez CLOU), posées en quinconce ou suivant la trace des traverses et décharges contre lesquelles les frises s'appliquaient.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, il ne nous reste, en France, aucune trace de vantaux de portes du moyen âge revêtus de bronze; cependant plusieurs églises en possédaient. Dom Doublet 314 parle des portes faites d'après les ordres de l'abbé Suger pour la façade occidentale de la nouvelle église. Ces portes étaient, paraîtrait-il, très-richement décorées de lames de bronze doré et émaillé. «Il fit venir (Suger), dit D. Doublet, plusieurs fondeurs et sculpteurs expérimentés, pour orner et enrichir les battans de la porte principale de l'entrée de l'église, sur laquelle se void la Passion, Résurrection, Ascension, et autres histoires (avec la représentation dudit abbé prosterné en terre), le tout de fonte; et qu'il luy a convenu faire de grands frais, tant pour le métail, que pour l'or qui y a esté employé pareillement aussi pour les battans de la porte de main droite, en entrant, qu'il a fait enrichir de métail, or et esmail, laissant les anciens battans de la troisiesme porte de main gauche, qui estoient an premier bastiment de l'église.» Une inscription en vers était apparente sur le bronze de la porte principale. Nous la transcrivons ici d'après dom Doublet:

«Portarum quisquis attollere quæris honorem,

Aurum nec sumptus, operis mirare laborem,

Nobile claret opus, sed opus quod nobile claret;

Clarificet mentes, ut cant per lumina vera,

Ad verum lumen, ubi Christus janua vera,

Quale sit intus in his determinat aures porta,

Mens hebes ad verum per materialia surgit,

Et demersa prius bac visa Ince resurgit.»

Et sur le linteau au-dessus des vantaux:

«Suscipe vota tui judex districte Suggeri,

Inter oves proprias Cac me clementer haberi.»

Si le latin est médiocre, les pensées sont assez belles et bien appropriées à l'objet.

Nous ne chercherons pas, en l'absence de tout document graphique, à donner une restauration de ces monuments qui devaient être si intéressants.

On connaît les belles portes de bronze de la basilique normande de Monreale près Palerme, celles de la cathédrale de Pise, celles de Vérone. Ces vantaux sont composés par panneaux dans lesquels sont inscrits des sujets en bas-relief, avec ouvrages niellés et damasquinés. Il est à présumer que les vantaux des portes principales de l'église abbatiale de Saint-Denis étaient conçus de la même manière. On voit aussi sur le flanc méridional de la cathédrale d'Augsbourg des vantaux de portes revêtus de bronze, par panneaux, qui datent du XIIe siècle, mais qui contiennent des fragments provenant d'un monument beaucoup plus ancien. Si l'on s'en rapporte à certaines vignettes de manuscrits, on pourrait croire aussi que le moyen âge posait, sur les vantaux de portes, des revêtements de bronze par bandes horizontales, comme des frises superposées, décorées d'ornements et de figures.

Quant aux vantaux de bois composés par panneaux, nous renvoyons le lecteur à l'article MENUISERIE.

Note 306: (retour) Tiré de vantaux des portes de la cathédrale de Coutances, et d'une porte, aujourd'hui détruite, que l'on voyait sur le côté de l'église du Mont-Saint-Michel en mer, XIIIe siècle.
Note 307: (retour) Voyez MENUISERIE, fig. 11.
Note 308: (retour) Voyez MENUISERIE, fig. 12.
Note 309: (retour) Voyez, à l'article SERRURERIE, quelques exemples de ces pentures.
Note 310: (retour) «Sur les anciens battans de la porte ancienne de l'église que fit bastir le Roy Dagobert, cecy est escrit en lettres très antiques et entrelacées l'unes dans l'autres, assez difficiles à lire: Hoc opus Airardus coelesti munere fretus. Offert ecce tibi Dyonysi pectore miti.» (D. Doublet, Antiq. et recherches de l'abbaye de St-Denys en France, liv. I, chap. XXXIII.)
Note 311: (retour) Il existe encore des vantaux de ce genre à Sens, à Rouen (cathédrales). Nous en avons vu dans beaucoup d'églises, d'où ils ont été enlevés depuis une vingtaine d'années, à cause probablement de leur état de vétusté. L'exemple donné ici à été dessiné par nous, dans un magasin de ferrailles à Rouen.
Note 312: (retour) Sans indication de provenance.
Note 313: (retour) Dessin de la collection Garneray.
Note 314: (retour) Antiq. et recherches de l'abbaye de Saint-Denys en France, liv. I, ch. xxxiii.


VERGETTE, S. f. (tringlette). Barre de fer carrée ou ronde, mince, qui sert à maintenir les panneaux des vitraux entre les barlotières. Les panneaux de vitraux s'attachent aux vergettes au moyen de petites bandes de plomb soudées aux plombs de sertissure des verres (voyez VITRAIL).



VERRIÈRE, s. f.--Voyez VITRAIL.



VERROU, s. m.--Voyez SERRURERIE.



VERTEVELLE, s. f.--Voyez SERRURERIE.



VERTU, s. f. L'iconographie du moyen âge met souvent en parallèle la personnification des vertus et des vices. L'antagonisme du bien et du mal est, comme on sait, une de ces idées admises chez presque tous les peuples de races supérieures. Nous la voyons se manifester dans les Védas, chez les Iraniens, chez les Égyptiens, et pendant l'antiquité païenne. Le monothéisme sémitique devait nécessairement repousser cette double influence, qui était, pour ainsi dire, le fondement du panthéisme. Les Juifs n'admettaient pas une puissance rivale de leur Jéhovah. Le péché, pour les Juifs, n'était qu'une infirmité attachée à l'homme, mais n'était pas supposé inspiré par une puissance supérieure à lui. La Genèse fait intervenir, il est vrai, entre le premier homme et la première femme, le serpent 315: «Le serpent étoit plus rusé que tous les animaux de la terre que l'Éternel Dieu avoit faits; il dit à la femme... etc.» Dans cet exemple, il n'est nullement question d'une puissance rivale, de l'Esprit du mal. Le serpent donne un conseil perfide; il n'est pas dit qu'un esprit ait revêtu sa forme, qu'il y ait un intérêt, qu'il en doive profiter; aucun esprit ne conseille à Caïn de tuer son frère. L'Éternel, voyant Caïn abattu lorsque son sacrifice est repoussé, lui dit: «Certes, si tu te conduis bien, tu seras considéré; si tu ne te conduis pas bien, le péché t'assiége à la porte, il veut t'atteindre, mais tu peux le maîtriser 316.» Pour les Grecs comme pour tous les peuples de race aryenne, le Mal était une force naturelle comme le Bien, force rivale, vaincue nécessairement, mais immortelle, luttant sans trêve, indépendante et vénérée, à cause de sa qualité divine. L'homme n'était qu'un jouet entre ces deux puissances, invoquant l'intervention de la bonne contre les actes de la mauvaise, mais ne croyant pas que sa volonté personnelle pût lutter contre cette dernière. Le panthéisme--nous parlons du panthéisme primitif appuyé sur l'observation des phénomènes naturels, et non du panthéisme énervé et superstitieux des derniers temps--considérait l'action des forces divines comme agissant bien au-dessus de la frêle humanité, comme engageant des luttes et exerçant sa puissance dans une sphère très-supérieure aux intérêts humains. L'homme était fatalement soumis à des décrets dont il ne pouvait pénétrer les motifs, et s'il invoquait les dieux, ce n'était jamais avec l'espoir de leur faire modifier en sa faveur le cours des choses. L'égoïsme sémitique admet que Jéhovah arrête la marche du soleil pour permettre à Josué d'écraser ses ennemis; on ne trouverait pas une légende analogue dans toute l'histoire religieuse des Aryas. Pour eux, les forces de la nature agissent dans la plénitude de leur puissance indépendante. Une divinité peut lutter contre le soleil, elle ne saurait lui commander d'arrêter son cours.

Ce préambule était nécessaire pour expliquer un phénomène philosophique qui se produit dans l'iconographie chrétienne de l'Occident, vers la fin du XIIe siècle. Alors les artistes, évidemment inspirés par les idées du temps, ne font plus intervenir, absolument, l'Esprit du mal; ils admettent des qualités bonnes et mauvaises, qualités inhérentes à l'homme; ils les personnifient. C'est un panthéisme circonscrit dans l'âme humaine au lieu d'avoir pour siége l'univers. Il est évident que le mot panthéisme ici ne peut rendre entièrement notre pensée; on n'adorait pas la Charité ou le Courage, on les personnifiait; on leur donnait un corps, des attributs, le nimbe même parfois; et si l'on ne rendait pas un culte à ces abstractions métaphysiques, la foule arrivait à les considérer comme des forces possédant une apparence sensible, des émanations divines. Il faut observer d'ailleurs que si les vertus sont personnifiées, les vices ne le sont point. Les vices, en opposition avec les vertus, sont représentés par un fait, non par un personnage; du moins est-ce le cas le plus habituel. Avant l'école laïque de la fin du XIIe siècle, les vertus comme les vices sont figurés par des faits tirés des Écritures. Dans la représentation des vices, le diable intervient toujours; c'est lui qui conseille et préside à l'exécution de l'acte mauvais, tandis que l'Esprit du mal n'intervient plus dans la représentation du vice opposé à la vertu, à dater de la fin du XIIe siècle. Ainsi, sur les ébrasements de la porte centrale de Notre-Dame de Paris, sont sculptées dans des médaillons douze Vertus, représentées par douze femmes drapées portant certains attributs; les Vices, en opposition, sculptés au-dessous de ces médaillons, sont figurés par des scènes. Exemples: La Foi, la première placée à la droite du Christ, porte un écu rempli par une croix. Au-dessous, un homme est agenouillé devant une idole. Le Courage, la première Vertu à la gauche au Christ, est vêtu d'une armure complète: cotte de maille sur sa robe, heaume sur la tête, bouclier sur lequel est un lion rampant à son bras gauche, épée nue dans sa main droite. Au-dessous, la Lâcheté: c'est un homme qui fuit devant un lièvre; il se retourne effaré et laisse tomber son épée 317.

C'est seulement vers la fin du XIIe siècle, ainsi que nous le disions, qu'apparaissent, sur nos monuments, ces représentations des Vertus, et, parmi ces sculptures, on peut citer comme des plus anciennes celles qui décorent les soubassements de la porte de gauche de la façade de la cathédrale de Sens. Elles montrent la Largesse, et en regard l'Avarice.

La Largesse (fig. 1) est une femme drapée, couronnée, assise. De ses deux mains, elle ouvre deux coffres remplis de sacs et d'écus. Deux lampes en forme de couronne sont suspendues à ses côtés; à ses pieds sont deux vases de fleurs.

L'Avarice (fig. 2) est une des belles sculptures de cette époque (1170 environ). Les cheveux épars sous un lambeau d'étoffe, la main gauche crispée, crochue, elle est assise sur un coffre qu'elle a fermé violemment de la main droite; sous ses pieds sont des sacs pleins d'écus. L'Avarice est ici personnifiée 318.

Guillaume Durand dit que les Vertus sont représentées sous la figure de femmes, parce qu'elles nourrissent et caressent l'homme 319; mais encore les artistes du moyen âge leur donnaient-ils un caractère énergique et militant. Dans les vitraux de la grande rose occidentale de Notre-Dame de Paris, les Vertus sont armées de lances et combattent les Vices, représentés par des personnages historiques parfois. Sardanapale représente la Folie; Tarquin, la Dissolution; Néron, l'Iniquité; Judas, le Désespoir; Mahomet, l'Impiété, etc.

C'est à la cathédrale de Chartres que les artistes du XlIIe siècle ont donné aux représentations des Vertus le plus complet développement. Là 320 les Vertus ne sont point opposées aux Vices, elles se déroulent sur les voussures, en pied, et sont divisées en trois ordres: les Vertus publiques et les Vertus privées. Les Vertus de l'homme privé sont placées dans la voussure intérieure, les Vertus de l'homme social dans la voussure extérieure; dans la voussure intermédiaire sont sculptées les Vertus domestiques. Chaque rang contient quatorze figures, en commençant par le voussoir de droite. À Chartres, les Vertus publiques présentent un grand intérêt iconographique. La première a perdu son titre; son bouclier est chargé de roses. Didron 321 la considère comme personnifiant la Mémoire.

La deuxième (fig. 3) représente la Liberté (Libertas): son écu est chargé de trois couronnes; elle tenait une lance dans sa main droite. La troisième est l'Honneur (Honor); son écu est chargé de mitres. La quatrième, qui a perdu son titre, est, d'après Didron, la Prière (Oratio); en effet, sur son écu est sculpté un ange tenant un livre. La cinquième, l'Adoration; un ange tenant un encensoir charge son écu. La sixième, la Vitesse, la Promptitude (Velocitas); trois flèches chargent son écu. La septième, le Courage (Fortitudo); sur son écu est un lion rampant. La huitième, la Concorde (Concordia); son écu est chargé de deux paires de colombes. La neuvième, l'Amitié (Amicitia); mêmes armes. La dixième, la Puissance; un aigle tenant un sceptre charge son écu. La onzième, la Majesté (Majestas); trois sceptres sur son écu. La douzième, la Santé (Sanitas) 322; trois poissons sur son écu. La treizième, la Sécurité (Securitas); un donjon sur son écu. La quatorzième, dont l'inscription est effacée, est désignée par Didron comme étant la Religion: un dragon mort sur son écu; un dragon vivant (le symbole du démon) sous ses pieds. Cette figure tient un étendard, et nous la désignerions plus volontiers comme représentant la Foi. Toutes ces statues tiennent des lances, des croix ou des étendards dans leur main droite, sont couronnées et nimbées. La sculpture est d'un beau style; leur allure est fière, les têtes expressives et les draperies jetées avec art. Remarquons, en passant, que la Liberté et la Promptitude, l'Activité, si l'on aime mieux, sont considérées comme des vertus du premier ordre, des vertus publiques; et avouons sincèrement qu'au milieu du XIXe siècle, nous ne les placerions pas sur nos églises. Pourrions-nous les sculpter même sur nos édifices civils? Nous y figurons l'Abondance, la Justice, l'Industrie; ou bien encore, la Religion, la Charité, la Foi, l'Espérance, et nous leur donnons l'apparence famélique et un peu niaise que l'on considère de notre temps comme l'attribut convenable à ces personnifications. Les oeuvres de nos artistes du XIIIe siècle nous paraissent plus vraies, plus vigoureuses et plus saines. Personne n'ignore que la plupart des critiques qui, par hasard, veulent dire un mot des arts du moyen âge, confondant volontiers les écoles et les époques, sans avoir pris la peine d'en examiner les produits, ne fût-ce que pendant un jour, reproduisent ce cliché accepté sans contrôle, savoir: que la sculpture du moyen âge est ascétique, maladive et comprimée sous une théocratie énervante... Nous n'avons nul désir de voir revenir la société vers ces temps, la chose serait-elle possible; mais nous voudrions que nos artistes montrassent dans leurs oeuvres, et dans la pensée qui les dirige, quelque chose de cette virilité si profondément empreinte dans la statuaire française des XIIe et XIIIe siècles. S'il s'agit de sculpture religieuse, on cherche aujourd'hui à satisfaire à nous ne savons quelle pensée pâle, étiolée, malsaine, sans vie, sorte de compromis entre des traditions affadies, mal comprises, et un canon classique; tandis que nous trouvons, dans cette statuaire de notre architecture du XIIIe siècle, un débordement de séve, un besoin d'émancipation de l'intelligence qui raffermit le coeur et pousse l'esprit en avant. Peu devrait nous importer qu'alors les évêques fussent des seigneurs féodaux, et que les seigneurs féodaux fussent de petits tyrans, si, sous ce régime, les artistes savaient relever le côté moral de l'homme et préparer des générations viriles. Ces artistes étaient dès lors en avant sur les nôtres, qui, trop peu soucieux de leur dignité, subissent la mythologie abâtardie et sénile de l'Académie, ou la religiosité fade des sacristies, sans oser exprimer une pensée qui leur soit propre. Si l'exécution, de nos jours, est belle, tant mieux, mais elle n'est qu'un vêtement qui doit couvrir une idée vivante, non des mannequins sortis d'un Olympe fané ou de l'oratoire des dévotes; Certes, les statuaires du moyen âge ont fait beaucoup de sculpture religieuse, ou du moins attachée à des édifices religieux, puisqu'on en élevait un grand nombre. Jamais cependant--que cela dépendît d'eux ou des inspirations auxquelles ils obéissaient--ils ne sont descendus à ces mièvreries avilissantes ou à ces platitudes que l'on donne aujourd'hui pour de l'art religieux. Les mâles sculptures de Chartres, de Reims, d'Amiens, de Paris, en sont la preuve. Il suffit de les regarder... sans avoir d'avance son siége fait.

Au XIIIe siècle, l'Église ne repoussait point du portail de ses édifices ces vertus civiles, le Courage, l'Activité, la Largesse, la Liberté, la Justice, l'Amitié, la Santé de l'esprit: près d'elles, les labeurs journaliers étaient représentés, comme à Notre-Dame de Chartres; au-dessous d'elles les Vices; puis les sciences, les arts, les travaux de l'intelligence. Ainsi se complétait le cycle encyclopédique que montrait au peuple la cathédrale française, autant que le permettait l'état des connaissances de l'époque.

En un mot, l'Église alors vivait et était digne de vivre, puisqu'elle entrait dans le mouvement social qui tendait à constituer une grande nation aux confins de l'Europe occidentale. C'était sa première vertu, à elle, d'être vraiment nationale, d'activer les développements intellectuels. Qu'elle ait pu s'en repentir; que, se sentant débordée par des esprits trop avancés suivant ses vues, elle ait essayé d'arrêter le mouvement qu'elle-même avait provoqué au coeur des diocèses, il n'en est pas moins certain qu'alors elle prenait l'initiative, que les arts s'en ressentaient, et que ces arts ne sauraient être considérés comme énervés, étouffés sous une théocratie tracassière et mesquine.

Les Vertus n'étaient pas seulement représentées sur les portails des églises; elles avaient leur place encore aux portes des palais, dans les grand'salles des châteaux, sur les façades des hôtels. Les preux sculptés sur les tours du château de Pierrefonds, les preuses sur celles du château de la Ferté-Milon, sont des personnifications de vertus héroïques, guerrières. Ces figures donnaient leurs noms aux tours. Ainsi, à Pierrefonds, les preux sont au nombre de huit, comme les tours. Ces statues de 3 mètres de hauteur et d'un beau travail, sont celles de César, de Charlemagne, de David, d'Hector, de Josué, de Godefroy de Bouillon, d'Alexandre et du roi Artus.

Sur la façade de l'hôtel de la chambre des comptes bâti par Louis XII, en face de la sainte Chapelle du Palais à Paris, on voyait quatre statues des Vertus, qui étaient: la Tempérance, tenant une horloge et des lunettes; la Prudence, tenant un miroir et un crible; la Justice, ayant pour attributs une balance et une épée; le Courage, qui embrassait une tour et étouffait un serpent 323. Le combat des Vertus et des Vices était le sujet de beaucoup de peintures et de tapisseries qui décoraient les salles des châteaux. Les romans, les inventaires, font souvent mention de ces sortes de tentures désignées sous le nom de moralités.

Note 315: (retour) Genèse, chap. iii, trad. de Cahen.
Note 316: (retour) Genèse, chap. iv.
Note 317: (retour) Voici quelles sont les Vertus représentées sur ces ébrasements, avec les actes vicieux en opposition.--À la droite du Christ: 1° La Foi. Au-dessous, l'adoration d'une idole.--2° L'Espérance, femme drapée portant un étendard sur son écu. Au-dessous, un homme se transperce avec son épée.--3° La Charité, tenant une brebis sur son giron (figure mutilée). Au-dessous, l'Avarice, tenant une bourse et enfermant des sacs dans un coffre.--4° La Justice: une salamandre couvre son écu (symbole du juste éprouvé par l'adversité). Au-dessous, l'Injustice (figure détruite).--5° La Prudence: son écu porte un serpent enroulé autour d'un bâton. Au-dessous, un homme errant, les vêtements déchirés, tenant une torche de la main droite et de la gauche un cornet: c'est la Folie.--6° L'Humilité: sur l'écu, un aigle au vol abaissé. Au-dessous, l'Orgueil, représenté par un homme emporté par un cheval fougueux qui le jette â la renverse.

À la gauche du Christ: 1° La Force.--2° La Patience: un boeuf couvre son écu. Au-dessous, la Colère: une femme, les cheveux épars, chasse un religieux avec un bâton.--3° La Mansuétude: un agneau est sculpté sur son écu. Au-dessous, la Dureté: femme couronnée assise sur un trône, pousse du pied un suppliant agenouillé devant elle.--4° La Concorde: sa main droite déroule une banderole sur laquelle elle jette les yeux; sa gauche tient un cartouche sur lequel sont gravés un lis et une branche d'olivier. Au-dessous, deux hommes se battent.--5° L'Obéissance: un chameau agenouillé se voit sur son écu. Au-dessous, un homme fait un geste de mépris devant un évêque qui l'exhorte.--6° La Persévérance, une couronne suspendue sur l'écu. Au-dessous, un religieux quitte son monastère. (Voyez la Descript. de Notre-Dame de Paris, par MM. de Guilhermy et Viollet-le-Duc, 1856.)

Note 318: (retour) C'est ainsi qu'un trouvère du XIIIe siècle décrit la Largesse et l'Avarice:

«Les .il. choses vi vis à vis:

L'une fu grande et bien taillie,

D'un blanc samit appareillie;

Cote en ot, sorcot et mantel

Afubli .i. poi en chantel;

La face ot doucement formée,

Qui fu si à point colorée

Com nature le pot miex fère.

Bouche et vermeille, et par miex plère

Ot vairs iex, rians et fenduz,

Les braz bien fez et estenduz,

Blanches mains, longues et ouvertes.

Aux templières que vi aperte.

Apparut qu'ele et teste blonde,

Je croi, plus que nule du monde.

Corone et bele ou chief assise

Qui li sist bien à grant devise.

Son non enquis en tele manière:

--Je vous pri, douce dans chière,

Que me le diez de vous le non.

-- Sire, fist-ele, mon renon

Fu jadis chièri et amè;

Mon non est LARGUECE clamé.--

De l'autre errez je la manière:

Ele et forme et grande plenière;

Noire estoit et descolorée,

Fade en tout, et fu afublée

D'une robe de vert esreuse;

A véir fu pou deliteuse:

«D'une vielle pane l'orrée

De menu vair entrepelée.

Tenues levres et bouche unquaise

Ot; je ne sai s'el fu pusnaise;

Ou nez ot estroites narrines

Qu'ele ot gresle et lone et verrines;

Les vaines parmi son visuge

Qu'elle ot traités à grant outrage,

Le col ot lonc, nervu et gresle,

Noirs cheveus dont l'un l'autre mesle;

Si ot granz mains et longue brache

Dont el tient fort cels qn'ele embrache.

Corone ot d'or trop merveilleuse,

Mainte pierre i ot précieuse;

Ele ot noirs iex, fens et poingnanz.

A regarder mult resoingnanz.

Quant je l'oi grant pose esgarder

Et sa contenance avisée,

Je enquis ma dame Larguece

Qui estoit cele déablesse

El me dist estoit AVARICE,

Qui perist chascun par son visce.»

(Additions aux poésies de Rutebeuf, édition des OEuvres de Rutebeuf, par A. Jubinal, 1839.)

Note 319: (retour) «Virtutes vero in mulieris specie depinguntur, quia mulcent et nutriunt.» (Rationale divin. offic., lib. I, cap. III.)
Note 320: (retour) Voussure de gauche du porche nord.
Note 321: (retour) Voyez l'intéressant article de Didron sur les Vertus de Notre-Dame de Chartre. (Annales archéologiques, t. VI, p. 35).
Note 322: (retour) La santé est un don et non une vertu; mais il est évident que le mot sanitas s'entend ici au moral. C'est de la santé de l'esprit qu'il s'agit, non de la santé physique.
Note 323: (retour) Dubreul, Antiquités de Paris, liv. I.


VIERGE (SAINTE). C'est vers le milieu du XIIe siècle que le culte voué à la sainte Vierge prend un caractère spécial en France. Jusqu'alors les monuments sculptés ou peints donnent à la sainte Vierge une place secondaire: c'est la femme désignée par Dieu pour donner naissance au Fils. Elle est un intermédiaire, un moyen divin, mais ne participe pas à la Divinité. Si au XIIe siècle, le dogme, en cela, ne change pas, les arts en modifient singulièrement le sens; et les arts ne sont, bien entendu, qu'une expression d'un sentiment populaire qui exagérait ou dépassait la pensée dogmatique. Les évêques, en faisant rebâtir leurs cathédrales dans le nord de la France, vers la fin du XIIe siècle, sous une inspiration essentiellement laïque 324, crurent devoir abonder dans le sens religieux des populations. La plupart de ces grands édifices furent placés sous le vocable de Notre-Dame; et la place de la mère de Dieu prit une importance toute nouvelle dans l'iconographie religieuse. À Notre-Dame de Senlis, l'histoire de la sainte Vierge occupe le portail principal; à Notre-Dame de Paris, deux des portes furent réservées aux représentations de la Vierge, celle de gauche de la façade occidentale, et celle du transsept du côté septentrional. À Reims, la statue de la sainte Vierge occupe le trumeau de la porte centrale. À Notre-Dame de Chartres, une des portes du XIIe siècle est consacrée à la Vierge, etc. Le sentiment populaire, qui tendait déjà à considérer la Vierge comme un personnage quasi divin, ne fit que croître. Des églises et des chapelles sans nombre furent élevées à la mère du Sauveur. Les statues abondaient non-seulement dans les monuments religieux, mais dans les carrefours, au coin des maisons, sur les façades des hôtels, sur les portes des villes, des châteaux. La représentation du Christ était, avant cette époque, admise dans les monuments comme personnage divin, visible et tangible, tandis que celle de Dieu le Père n'était que très-rarement reproduite (voy. TRINITÉ). Cela était d'ailleurs conforme au dogme catholique; il était naturel de représenter le Fils de Dieu, puisque le Père avait voulu qu'il descendît sur la terre et se fît homme.

On voit, par exemple, sur un grand nombre de sarcophages chrétiens du Ve au VIIIe siècle, le Christ représenté au milieu des apôtres, sous la figure d'un jeune homme imberbe. Le Père n'est figuré, dans ces sculptures, que par une main qui sort d'une nuée. Quant à la Vierge, il n'en est guère question, ou, si elle apparaît, elle occupe une place infime, inférieure même à celle des apôtres. Les artistes se conformaient en cela à la lettre des Évangiles. La Vierge ne commence à prendre une place apparente qu'au moment où l'on représenta le crucifiement, c'est-à-dire, en Occident, vers le VIIIe ou IXe siècle. Alors, conformément au texte de l'Évangile de saint Jean, elle occupe la droite de la croix et saint Jean la gauche. Dans les scènes du jugement dernier du commencement du XIIe siècle, comme à Vézelay, par exemple, et un peu plus tard à Autun, la Vierge n'intervient point; tandis que nous la voyons agenouillée à la droite de son fils, priant pour les humains, dans les scènes du jugement qui datent du commencement du XIIIe siècle.

Mais, avant cette époque, c'est-à-dire vers 1140, déjà elle est assise sur un trône, tenant le Christ enfant entre ses genoux. Elle est couronnée; des anges adorateurs encensent l'Enfant divin. Nous voyons la Vierge ainsi représentée aux portes du côté droit des façades des cathédrales de Chartres et de Paris, dans les tympans, portes qui datent de cette époque 325.

La figure 1 reproduit la Vierge de la cathédrale de Paris, mieux conservée que celle de Notre-Dame de Chartres, mais semblable, quant à la pose et aux attributs. La mère du Sauveur maintient, de la main gauche l'Enfant dans son giron; de la droite, elle porte un sceptre terminé par un fruit d'iris. Elle est nimbée, ainsi que le Christ; celui-ci bénit de la main droite, et tient de la gauche le livre des Évangiles. L'exécution de cette figure, beaucoup plus grande que nature, est fort belle, et les têtes ont un caractère qui se rapproche beaucoup de la sculpture grecque archaïque.

Cette manière de représenter la sainte Vierge était empruntée aux artistes grecs; c'était une importation byzantine due aux ivoires et peintures qui furent, en si grand nombre, rapportés d'Orient par les croisés. Dans ces représentations peintes ou sculptées grecques, il est évident que le Christ, par la place qu'il occupe, par son geste bénissant, est le personnage principal; que la Vierge, toute vénérée qu'elle est, n'est là qu'un support, la femme élue pour enfanter et élever le Fils de Dieu. Le milieu du XIIe siècle ne sort pas de cette donnée, et l'on voit encore, dans l'église abbatiale de Saint-Denis, une Vierge de bois de cette époque, provenant du prieuré de Saint-Martin des Champs, qui reproduit exactement cette attitude 326. L'archaïsme grec, dont ces objets d'art étaient empreints, ne pouvait longtemps convenir aux écoles laïques de la fin du XIIe siècle. On voit encore la Vierge assise tenant le divin Enfant, au milieu de son giron (dans l'axe), suivant le mode grec, dans quelques édifices du commencement du XIIIe siècle, comme à la cathédrale de Laon, comme à l'une des portes nord de Notre-Dame de Reims; puis c'est tout. À dater de cette époque, la Vierge n'est plus représentée assise et tenant son fils dans son giron que dans les scènes de l'adoration des mages. Si elle occupe une place honorable, elle est debout, couronnée, triomphante, tenant son fils sur son bras gauche, une branche de lis (arum) ou un bouquet dans la main droite, ou bien encore elle étend cette main comme pour accorder un don. Sa physionomie est calme, elle regarde devant elle; c'est à elle que les hommages sont adressés. Le Christ est un enfant qui, dans les monuments les plus anciens, bénit encore de sa petite main droite et tient une sphère ou un livre dans sa main gauche, mais qui, plus tard, passe son bras droit derrière le cou de sa mère et joue avec un oiseau. Alors le visage de la mère sourit et se tourne parfois vers la tête de l'enfant. C'est la mère par excellence, la femme revêtue d'un caractère divin, et c'est bien à elle, en effet, que la foule s'adresse; c'est elle qu'elle implore, c'est en son intervention toute-puissante qu'elle croit, et l'Enfant n'est plus dans ses bras que pour marquer l'origine de cette puissance.

Bien entendu, nous ne prétendons ici, en aucune façon, discuter la question dogmatique; nous ne faisons que rendre compte des transformations qui furent la conséquence de l'intervention laïque dans la représentation de cette partie de l'iconographie sacrée. Le mouvement des esprits religieux vers le culte de la Vierge acquit, pendant le XIIIe siècle, une importance telle, que parfois le haut clergé s'en émut; mais il n'était pas possible d'aller à l'encontre. On ne s'adressait plus, dans ses prières, qu'à la Vierge, parce qu'elle était, aux yeux des fidèles, l'intermédiaire toujours compatissant, toujours indulgent et toujours écouté entre le pécheur et la justice divine. On conçoit combien ce sentiment fut, pour les artistes et les poëtes, une inépuisable source de sujets. Cela convenait d'ailleurs à l'esprit français, qui n'aime pas les doctrines absolues, qui veut des palliatifs à la loi, et qui croit volontiers qu'avec de l'esprit, un heureux tour, un bon sentiment, on peut tout se faire pardonner.

Pour le peuple, la Vierge redevenue femme, avec ses élans, son insistance, sa passion active, sa tendresse de coeur, trouvait toujours le moyen de vous tirer des plus mauvais cas, pour peu qu'on l'implorât avec ferveur 327. Dans les légendes des miracles dus à la Vierge, si nombreuses au XIIIe siècle, parfois poétiques, souvent puériles, il y a toujours un côté gaulois. C'est avec une dignité douce et fine que la Vierge sait faire tomber le diable dans ses propres piéges. Les artistes, particulièrement, semblent posséder le privilége d'exercer l'indulgente sollicitude de la mère du Christ; musiciens, poëtes, peintres et sculpteurs lui rendent-ils aussi à l'envi un hommage auquel, en sa qualité de femme, elle ne saurait demeurer insensible.

Toujours présente là où son intervention peut sauver une âme ou prévenir un danger; exigeant peu, afin de trouver plus souvent l'occasion de faire éclater son inépuisable charité; ses conseils, quand parfois elle en donne, sont simples et ne s'appuient jamais sur les récriminations ou les menaces. Telle est la Vierge que nous montrent les légendes, les poésies, et dont les sculpteurs et les peintres ont essayé de retracer l'image. C'est là, on en conviendra, une des plus touchantes créations du moyen âge et qui en éclaire les plus sombres pages.

La Vierge possède d'ailleurs les priviléges de la Divinité, car c'est de son propre mouvement, et sans recourir à son fils, qu'elle accomplit ses actes miséricordieux; elle paraît pourvue de la procuration la plus étendue sur les choses de ce monde. En s'étendant ainsi, le culte rendu à la Vierge devenait un motif d'oeuvres d'art innombrables. Les statues de la sainte Vierge faites pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles se comptent par centaines en France, et beaucoup sont très-bonnes; toutefois celles de ces statues qui remontent à la première moitié du XIIIe siècle doivent être considérées comme étant du meilleur style. La fin de ce siècle et le commencement du XIVe nous ont laissé plusieurs de ces ouvrages, qui, au point de vue de la grâce et du naturalisme le plus élégant et le plus délicat, sont des chefs-d'oeuvre. Nous citerons les statues du portail nord de la cathédrale de Paris 328; celle du portail dit de la Vierge dorée à Amiens; une vierge d'albâtre oriental (cathédrale de Narbonne); une vierge de marbre (demi-nature), dans l'église abbatiale de Saint-Denis, etc.

Pour faire saisir ces transformations, vers le naturalisme, de l'image de la sainte Vierge, nous donnons, figure 2, celle de la porte de droite de la face occidentale de Notre-Dame d'Amiens, qui date du commencement du XIIIe siècle, et figure 3, celle du portail de la Vierge dorée de la même église, qui date de la fin de ce siècle.

La première figure est grave, elle étend la main en signe d'octroi d'une grâce. L'Enfant bénit; sa pose est, de même que celle de la mère, calme et digne. La seconde est tout occupée de l'Enfant, auquel s'adresse son sourire. La première a l'aspect d'une divinité; elle reçoit les hommages et semble y répondre; de son pied droit elle écrase la tête du dragon à tête de femme, et, sur le piédestal qui la porte, sont représentées la naissance d'Ève et la chute d'Adam. La seconde statue est une mère charmante qui semble n'avoir d'autre soin que de faire des caresses à l'enfant qu'elle porte sur son bras. En examinant ces deux oeuvres de sculpture, on mesure le chemin parcouru par les artistes français dans l'espace d'un siècle. Ce qu'ils perdent du côté du style et de la pensée religieuse, ils le gagnent du côté de la grâce, déjà un peu maniérée et du naturalisme. L'exécution de la statue de la Vierge dorée est merveilleuse. Les têtes sont modelées avec un art infini et d'une expression charmante; les mains sont d'une élégance et d'une beauté rares, les draperies excellentes. Mais cette Vierge est une noble dame tout heureuse de s'occuper de son enfant, et qui ne semble point attaquée de cette maladie de langueur dont une certaine école de critiques d'art entend gratifier la statuaire du moyen âge. Plus de dragon sous les pieds de la Vierge dorée d'Amiens; son nimbe, richement orné de pierreries et de cannelures gironnées, est soutenu par trois angelets d'un charmant travail.

Pendant le moyen âge, la Vierge n'est représentée sans l'Enfant que dans les sujets légendaires où elle intervient directement, ou dans la scène de l'Assomption. Mais alors elle tient dans la main un livre des Évangiles, comme pour la rattacher toujours à la vie du Christ. Tous les amateurs quelque peu éclairés connaissent la charmante sculpture de Notre-Dame de 329, et dont nous reproduisons ici la partie principale, c'est-à-dire la figure de la Vierge. Six anges enlèvent l'auréole de nuées qui entoure la figure; deux autres l'encensent à la hauteur de la tête. Le voile de la mère du Sauveur s'enroule dans la partie supérieure du nimbe nuageux. La Vierge est dépourvue de la couronne au moment où son corps est enlevé par les anges, puisqu'à cette apothéose succède le couronnement par son fils, qui l'attend à sa droite. Les couronnements de la Vierge sont très-fréquemment représentés, soit en sculpture, soit en peinture. C'est un des sujets affectionnés par les artistes des XIIIe et XIVe siècles. La cathédrale de Paris en possède deux qui sont très-remarquables: celui de la porte de gauche de la façade occidentale, qui date des premières années du XIIIe siècle 330, et celui de la porte dite Rouge, du côté nord, qui date de 1260 environ. On voit aussi, sur les tympans des cathédrales de Senlis et de Paris, de très-beaux bas-reliefs qui représentent la mort de la Vierge. À cette scène le Christ est présent, et reçoit l'âme de sa mère dans ses bras 331.

Le nombre et la nature des vêtements que les artistes du moyen âge donnent à la Vierge ne se modifient pas du XIIe au XVe siècle. La différence n'est que dans la manière de porter ces vêtements, qui se composent toujours d'une robe de dessous, ample et longue, montant jusqu'au cou, avec manches étroites et ceinture, d'un manteau et d'un voile par-dessus les cheveux, sous la couronne. Ce voile descend sur les épaules jusqu'au milieu du dos.

Pendant les XIIe et XIIIe siècles, le manteau laisse voir le devant de la robe et se drape plus ou moins amplement sur les bras; mais, vers la fin du XIIIe siècle, le manteau revient d'un bras sur l'autre sur le devant, et masque la robe, dont on n'aperçoit plus que le sommet et le bord inférieur.

Les couleurs données aux vêtements de la Vierge sont le rouge et le bleu: le rouge, quelquefois le blanc, pour la robe, le blanc pour le voile, et le bleu pour le manteau. Les broderies qui sont figurées en or sur ces étoffes sont: le lion de Juda rampant, dans un cercle; des petites croix fichées, et la rose héraldique.

VIERGES SAGES ET FOLLES. La parabole des Vierges sages et des Vierges folles est sculptée sur un grand nombre de nos monuments religieux. Dans nos cathédrales, les Vierges sages sont presque toujours sculptées sur le jambage de la porte principale, à la droite du Christ; les Vierges folles, sur le jambage de gauche. Au-dessous des Vierges sages, qui, habituellement, sont au nombre de cinq, est figuré un arbre feuillu, et au-dessous des Vierges folles, en nombre égal, un arbre au tronc duquel mord une cognée. Au-dessus des Vierges sages, une porte ouverte; au-dessus des folles, une porte fermée. À la cathédrale de Sens, les jambages de la porte principale possèdent leur collection de vierges, qui datent de 1170 environ, bien que sur le trumeau soit élevée la statue de saint Étienne; mais tout porte à croire que cette statue de saint Étienne a été posée là après la chute de la tour méridionale, au moment où, par suite de cette chute, on dut remanier une bonne partie de la façade occidentale, et que l'on refit le tympan de la porte principale. Pour nous, cette statue de saint Étienne occupait le trumeau de la porte de droite avant la ruine de la tour. Sa position au trumeau central dérange complétement toute l'iconographie de la partie ancienne de cette porte, faite pour accompagner la statue du Christ.

À la cathédrale d'Amiens, on voit les Vierges sages et folles sculptées sur les jambages de la porte centrale, des deux côtés du Christ; de même à Notre-Dame de Paris. À la cathédrale de Strasbourg, les Vierges sages et folles sont sculptées, non pas en bas-reliefs sur des jambages, mais occupent des ébrasements. Ce sont de charmantes statues 332 qui datent du commencement du XIVe siècle.

Ces statues des Vierges sages et des Vierges folles sont particulièrement intéressantes à étudier, parce qu'elles reproduisent minutieusement l'habit des femmes du temps où elles ont été sculptées; car il ne faudrait pas croire que toutes les statues du moyen âge reproduisent les vêtements de l'époque où elles ont été faites. Si quelques personnages légendaires, quelques saints du diocèse, des évêques, des religieux et des donateurs sont revêtus de l'habit que l'on portait au moment où ils ont été sculptés, la Vierge, les apôtres, les personnages de l'Ancien Testament, ceux dont il est fait mention dans le Nouveau, sont vêtus d'après une tradition dont l'origine se trouve dans les premiers monuments chrétiens et chez les artistes byzantins.

Note 324: (retour) Voyez CATHÉDRALE.
Note 325: (retour) Il ne faut pas perdre de vue que le tympan de la porte de droite de la façade occidentale de Notre-Dame à Paris provient de l'église du XIIe siècle bâtie par Étienne de Garlande, et fut replacé, lors de la construction de cette façade, au commencement du XIIIe siècle.

On voit dans le baptistère de Saint-Valérien, à Rome, une peinture qui ne paraît pas d'ailleurs antérieure au IXe siècle, et qui représente la Vierge tenant l'enfant Jésus dans son giron; elle n'est pas couronnée, mais sa tête est couverte d'un voile bleu très-ample, par-dessus une coiffe blanche. L'enfant tient un volumen dans la main gauche, et bénit de la droite, à la manière grecque. (Voyez les Catacombes de Rome, par L. Perret, pl. LXXXIII.)

Note 326: (retour) Il en est beaucoup d'autres exemples en France, soit en statuaire, soit en vitraux, qui datent également du milieu du XIIe siècle.
Note 327: (retour) Voyez la légende de Théophile (Rutebeuf). Voyez le Livre des miracles de la Vierge, manuscrits de la biblioth. du séminaire de Soissons.
Note 328: (retour) Voyez, à l'article SCULPTURE, la tête de cette statue, fig. 24.
Note 329: (retour) Cette sculpture fait partie des bas-reliefs qui ornaient autrefois le cloître de Notre-Dame et que l'on voit encore sur les parois des chapelles du chevet, côté nord. Elle date des premières années du XIVe siècle.
Note 330: (retour) Voyez SCULPTURE, fig. 16.
Note 331: (retour) Les litanies de la Vierge sont parfois figurées sur nos églises; on les voit sculptées dans l'une des chapelles du XVIe siècle de la curieuse église de la Ferté-Bernard.
Note 332: (retour) Porte de gauche de la façade occidentale (voyez, à l'article SCULPTURE, la figure 25).


VITRAIL, s. m. (verrière, verrine). Nous ne sommes plus au temps où de graves personnages prétendaient que le verre était inconnu aux Grecs et aux Romains. Tous les musées de l'Europe, aujourd'hui, possèdent des objets de verre qui remontent à une haute antiquité, et qui, par la perfection de la fabrication, ne le cèdent en rien à ce que Byzance et Venise ont vendu à toute l'Europe pendant le moyen âge.

Les Asiatiques et les Égyptiens obtenaient des pâtes de verre colorées de diverses couleurs, et les tombes gauloises nous rendent des objets de cuivre ou d'or sertissant de petits morceaux de verres colorés, des bracelets, des bulles et des grains de collier en pâtes vitrifiées.

Les Romains employaient le verre pour garnir les fenêtres de leurs habitations. Garnissaient-ils des châssis de croisée de verres colorés? Nous savons qu'ils employaient des matières naturelles translucides, des albâtres, des talcs, des gypses, qui tamisaient, dans les intérieurs des appartements ou des monuments, une lumière nuancée; mais jusqu'à présent il n'a point été découvert de panneaux de vitrages antiques composés de verres de diverses couleurs.

Il faut dire que, dans les monuments des Romains et de la Grèce antique, les fenêtres étaient petites et rares. Dans les grands édifices, comme les thermes, par exemple, la lumière du jour était habituellement tamisée par des claires-voies de métal ou de marbre sans interposition de verres. L'immensité de ces vaisseaux, l'orientation bien choisie, permettaient l'emploi de ce procédé sans qu'on eût à souffrir de l'action de l'air extérieur; d'autant que ces baies étaient percées à une grande hauteur, et qu'elles n'influaient sur l'air ambiant des parties inférieures que comme moyen de ventilation. Outre que les Romains, aussi bien que les Grecs, étaient habitués à vivre dehors, le climat de la Grèce et de la partie méridionale de l'Italie ne nécessitait pas des précautions habituelles contre le froid.

Mais si l'on ne peut affirmer que les Grecs et les Romains de l'antiquité aient employé les verres colorés pour les vitrages, on peut admettre que les Asiatiques possédaient ce mode de décoration translucide dès une époque reculée. C'est à dater des rapports de Rome avec l'Asie que nous voyons introduire en Italie les mosaïques composées de cubes de pâtes de verre colorées. Quand l'empire s'établit à Byzance, c'est d'Orient que viennent ces vases de verre coloré auxquels, en Occident, on attachait, dès le VIIe siècle, un si grand prix. Les choses se modifient peu en Orient, et les claires-voies de stuc ou de marbre sertissant des morceaux de verre de couleurs variées, que nous voyons attachées à des monuments des XIIIe et XIVe siècles en Asie et jusqu'en Égypte, doivent être une très-ancienne tradition dont le berceau parait être la Perse.

Quoi qu'il en soit de ces origines plus ou moins lointaines, on fabriquait des vitraux colorés en grand nombre dès le XIIe siècle en Occident, et le moine Théophile, qui appartient à cette époque, ne présente pas les moyens de fabrication de ces objets comme étant une nouveauté. Son texte, au contraire, dénote une longue pratique de ce genre de peinture translucide, et les vitraux que nous possédons encore, datant de ce siècle, sont, comme exécution, d'une telle perfection, qu'il faut bien supposer, pour obtenir ce développement d'une industrie dont les moyens sont passablement compliqués, une longue expérience.

Il est étrange, objectera-t-on, qu'il ne reste pas un seul panneau de vitrail coloré authentique avant le XIIe siècle, tandis que nous possédons encore des objets bien antérieurs à cette époque. Mais quand on sait avec quelle facilité, chez nous, on laisse périr les choses qui ne sont plus de mode, et comment les vitraux se détruisent aisément dès qu'ils sont déplacés, cette objection perd beaucoup de sa valeur.

De toutes les verrières qui, pendant la révolution, avaient été transportées au musée des monuments français, que reste-t-il? Une dizaine de panneaux à Saint-Denis, quelques-uns à Écouen et à Chantilly, et c'est tout 333.

Il nous faut donc prendre l'art du verrier au moment où apparaissent les monuments, c'est-à-dire vers 1100; et l'on peut dire que ces monuments du XIIe siècle sont les plus remarquables, si l'on considère cet art au point de vue décoratif.

L'ouvrage du moine Théophile est le plus ancien document écrit que l'on possède sur la fabrication des vitraux, et ce religieux vivait dans la seconde moitié du XIIe siècle 334 du moins les recettes qu'il donne, le goût de l'ornementation qu'il prescrit, semblent-ils indiquer cette date.

Ce n'est pas en théoricien que Théophile écrit son livre, mais en praticien; aussi a-t-il pour nous aujourd'hui un intérêt sérieux, d'autant que les procédés qu'il indique concordent exactement avec les monuments qui nous restent de cette époque. Il nous faut donc analyser ces documents. Il commence 335 par donner la manière de composer les verrières.

«D'abord, dit-il, faites une table de bois plane et de telle largeur et longueur que vous puissiez tracer dessus deux panneaux de chaque fenêtre.» Cette table est enduite d'une couche de craie détrempée dans de l'eau et frottée avec un linge. C'est sur cette préparation bien sèche que l'artiste trace les sujets ou ornements avec un style de plomb ou d'étain; puis, quand le trait est obtenu, avec un contour rouge on noir, au pinceau. Entre ces linéaments, les couleurs sont marquées pour chaque pièce au moyen d'un signe ou d'une lettre.

Des morceaux de verre convenables sont successivement posés sur la table, et les linéaments principaux, qui sont ceux des plombs, sont calqués sur ces verres, lesquels alors sont coupés au moyen d'un fer chaud et du grésoir 336.

Théophile ne dit pas clairement s'il indique sur la table (que nous appellerons le carton) le modelé complet des figures ou ornements. Il ne parle que du trait; cependant, lorsqu'il s'agit de peindre, c'est-à-dire de faire le modelé sur les verres découpés, il dit qu'il faudra suivre scrupuleusement les traits qui sont sur le carton. Ce passage s'explique naturellement, si l'on examine comment sont peints les vitraux du XIIe siècle.

Sur ces morceaux de verre, le modelé n'est autre chose qu'une suite de traits dans le sens de la forme.

Nous allons revenir tout à l'heure sur cette partie importante de l'art du verrier.

Théophile 337 indique la recette pour faire la grisaille, le modelé, le trait répété sur les verres. Tous ceux qui ont regardé de près des vitraux fabriqués pendant les XIIe et XIIIe siècles, savent que les verres employés sont colorés dans la pâte, et que le modelé n'est obtenu qu'au moyen d'une peinture noire ou noir brun appliquée au pinceau sur ces verres et vitrifiée au feu. C'est de cette couleur noire que parle Théophile dans son chapitre XIX. Il la compose de cuivre mince brülé dans un vase de fer, de verre vert et de saphir grec. Il ne nous dit pas ce qu'il entend par saphir grec. Était-ce une substance naturelle ou artificielle, un fondant, un oxyde? Il y a tout lieu de croire que le saphir grec était un verre bleuâtre des fabriques de Venise qui avait une propriété fondante. Et en effet, les verres de Venise possèdent cette qualité à un degré très-supérieur à nos anciens verres. Ces trois substances sont broyées sur une tablette de porphyre, mêlées en parties égales; savoir un tiers de cuivre, un tiers de saphir grec, un tiers de verre vert, et délayées avec du vin ou de l'urine. Cette couleur, placée dans un pot, est appliquée au pinceau, soit claire, soit plus sombre, soit épaisse, pour faire des traits noirs et fins; ou bien elle est étendue sur le verre en couche mince et est enlevée avec un style de bois, de façon à former des ornements très-déliés ou des touches se détachant en lumière sur un fond obscur, mais encore translucide.

Les verres, ainsi préparés, sont mis au four afin de vitrifier cette peinture monochrome. D'après Théophile, ce serait donc à l'aide d'un oxyde de cuivre que cette couleur brune serait obtenue. Cependant les morceaux de vitraux peints des XIIe et XIIIe siècles, que nous avons pu faire analyser, n'ont donné, pour cette coloration vitrifiée noire-brune, que des oxydes de fer, et c'est encore le protoxyde de fer que l'on emploie aujourd'hui pour cet objet 338. Du reste, un protoxyde de cuivre calciné donne une poudre brune qui, mise au four avec un fondant, peut produire un effet analogue à celui que présente le protoxyde de fer, mais avec une nuance verdâtre.

Une question importante dans la fabrication des vitraux, en dehors de celles qui concernent l'artiste, c'est la manière d'obtenir les feuilles de verre. Au XIIe siècle, d'après Théophile, les plaques de verre étaient obtenues à l'aide de deux procédés qu'on n'emploie plus de nos jours.

Avec la canne à souffler, l'ouvrier cueillait dans le creuset une masse de verre incandescent; il soufflait de manière à obtenir une bouteille en forme de vessie allongée. Approchant l'extrémité de cette vessie de la flamme du fourneau, cette extrémité se liquéfiait et se perçait. Avec un morceau de bois, l'ouvrier dilatait cette ouverture de façon qu'elle arrivât au diamètre le plus large de la vessie.

Alors de ce cercle inférieur, en rapprochant les deux bords opposés, il formait un huit. Le verre, ainsi préparé, était détaché de la canne au moyen du frottement d'un morceau de bois humide sur le col de la bouteille. Faisant chauffer l'extrémité de la canne au four, avec les parcelles de verre incandescent qui y tenaient encore, il collait le bout de la canne au milieu du huit. L'extrémité supérieure de la bouteille était alors présentée à la flamme; puis on opérait comme précédemment en élargissant l'ouverture. Le morceau de verre ainsi disposé, on le séparait de la canne et on le portait au four de refroidissement. Ces verres, qui avaient la forme que donne la figure 0, étaient remis au feu pour être dilatés, fendus et aplanis 339. On employait aussi le procédé des verres en boudines, plus rapide et plus simple. L'ouvrier soufflait une vessie; il en présentait l'extrémité inférieure à la flamme, comme il est dit plus haut; puis, dilatant cette extrémité, il faisait pivoter très-rapidement la canne: les bords dilatés du verre, par l'effet de la force centrifuge, tendaient à s'éloigner du centre, et l'on obtenait ainsi un disque concentriquement strié, plus épais au centre que vers les bords. Les verres ainsi aplanis, soit d'après la première méthode, soit d'après la seconde, étaient primitivement colorés dans le creuset au moyen d'oxydes métalliques. Théophile ne parle pas de verres doublés; et, en effet, les vitraux des XIIe et XIIIe siècles n'en montrent point, sauf pour le rouge. Encore voit-on des morceaux d'un beau rouge orangé du XIIe siècle, qui sont teints dans la masse 340, ou tout au moins à moitié environ de leur épaisseur. Cette fabrication du rouge doit être une tradition antique.

En effet, les cubes de verre qui composent les mosaïques de l'intérieur de l'église Sainte-Sophie de Constantinople, et sur lesquels une feuille d'or est appliquée, sont généralement d'un beau rouge chaud, translucide, avec strates d'un ton sombre opaque. Les strates rouges translucides ont 3 ou 4 millimètres d'épaisseur, et donnent une belle coloration qui rappelle celle de certains verres rouges du XIIe siècle. Mais dès cette époque on obtenait le verre rouge par un autre procédé. L'ouvrier souffleur avait deux creusets remplis de verre blanc verdâtre au four. Dans l'un des deux on jetait des raclures ou paillettes de cuivre rouge, et l'on remuait; immédiatement le souffleur cueillait une boule de verre blanc dans l'un des creusets, et il la plongeait dans le second creuset tenant en suspension des lamelles de cuivre. Il égalisait la prise sur une pierre chaude, soufflait et opérait comme il est dit ci-dessus. Ainsi obtenait-on des verres doublés, dans la moitié, au plus, de l'épaisseur desquels la coloration rouge se présente comme fouettée. Si l'on casse un de ces morceaux de verre, la coloration rouge se montre par stries ou paillettes inégalement réparties dans cette doublure du verre blanc verdâtre, ainsi que l'indique la section (fig. 1).

Ce procédé de coloration par paillettes s'entrecroisant inégalement donne au ton rouge un aspect jaspé, miroitant, d'une grande puissance. On comprendra, en effet, que la lumière passant à travers le verre et venant frapper les lamelles de rouge fouettées dans la pâle, se reflétant réciproquement, doive produire une coloration d'une intensité et d'une transparence sans égales. Chaque lamelle de pâte rouge produit l'effet d'un paillon, et l'on voit à la fois une coloration rouge translucide et un éclat rouge reflété des lamelles voisines. Plus tard, à dater du milieu du XIVe siècle, le verre rouge est obtenu au moyen d'une doublure extrêmement mince sur un verre blanc verdâtre; le rouge n'est plus fouetté dans la pâte, mais apposé sur elle, en faisant la boudine.

Aussi ce verre rouge donne-t-il une coloration plus égale et, de près, plus puissante que celle des verres des XIIe et XIIIe siècles: mais, à distance, l'éclat de ces verres doublés est moins lumineux, moins fin; il est souvent lourd, écrasant dans l'ensemble; en un mot, l'effet décoratif est moins bon. Cependant l'opération de la doublure des boudines donnait encore certaines inégalités, des stries plus ou moins colorées, qui conservaient au ton une certaine transparence. Aujourd'hui, les verres rouges doublés sont parfaitement égaux de ton, et pour les employer, les peintres verriers sont obligés, s'ils veulent obtenir une coloration fine à distance, de les jasper par des moyens factices. Au XIIe siècle, on n'avait pas les jaunes obtenus avec des sels d'argent; les jaunes étaient des verres blancs enfumés, et c'était le hasard qui les donnait, ainsi que l'indique Théophile 341.

Les jaunes de sels d'argent ne datent que du XIVe siècle; ils ne sont qu'appliqués sur le verre blanc.

Au point de vue décoratif, les verres en boudines, ou grossièrement étendus, présentaient un avantage. Comme ces verres étaient teints dans la masse, au moins pendant les XIIe et XIIIe siècles (sauf le rouge), les différences d'épaisseur de la feuille de verre laissaient apparaître des dégradations de tons que les artistes verriers employaient avec beaucoup d'adresse, en coupant le verre de manière que la partie la plus mince se trouvât du côté du clair. Même pour les fonds unis, ces différences d'épaisseur donnaient à toute coloration un aspect chatoyant qui, à distance, augmente singulièrement l'intensité des tons.

Tous les coloristes savent que pour donner à un ton toute la valeur qu'il doit avoir, il faut qu'il ne se présente à l'oeil que par parcelles, par échappées, si l'on peut ainsi parler. Les Vénitiens, les Flamands, connaissaient bien cette loi, et, pour s'en convaincre, il suffit de regarder leurs peintures.

Ce qui est vrai pour la peinture appliquée sur un panneau ou sur un mur est encore plus rigoureux, s'il s'agit de peinture translucide. Dans les vitraux, les couleurs participent de la lumière qui les traverse, et ont un éclat tel, que la moindre parcelle colorée prend, à distance, par le rayonnement, une importance prodigieuse. Mais il faut dire que les rayonnements des couleurs translucides ont des valeurs très-différentes. Ainsi, en ne prenant que les trois couleurs fondamentales, celles du prisme, le bleu, le jaune et le rouge, ces trois couleurs appliquées sur des verres, et translucides par conséquent, rayonnent plus ou moins. Le bleu est la couleur qui rayonne le plus, le rouge rayonne mal, le jaune pas du tout s'il tire vers l'orangé, un peu s'il est paille.

Ainsi, supposons un dessin de vitrail composé d'après la figure 2. Les traits noirs indiquent les plombs (voy. en A). Les compartiments R sont rouges, les compartiments L sont bleus, et les filets C, blancs. Voici l'effet qui se produira à une distance de 20 mètres environ (voy. en B).

Les compartiments circulaires l, bleus, rayonneront jusqu'à la circonférence ponctuée, et le rouge ne restera franc que dans les milieux de chacun des compartiments r. Il résultera de ceci: que toutes les surfaces o seront rouges glacées de bleu, c'est-à-dire violettes; que les blancs isolateurs entre les tons, mais n'ayant pas de rayonnement colorant, seront glacés légèrement en bleu en v, ainsi que les plombs eux-mêmes; que l'effet général de cette verrière sera froid et violacé dans la plus grande partie de sa surface, avec des taches r rouges, criardes si vous n'êtes pas très-éloigné de la verrière, sombres si vous êtes séparé d'elle par une grande distance. Mais si (voy. en A) nous diminuons le champ des disques bleus L par de la peinture noire, ainsi qu'on le voit en D, nous neutralisons en partie l'effet de rayonnement de ces disques. Si à la place des filets blancs C, nous mettons des filets blanc jaunâtre ou blanc verdâtre, et si nous traçons sur ces filets des lignes comme il est marqué en e, ou des perlés comme il est marqué en f, alors nous obtenons un effet beaucoup meilleur. Les bleus, ainsi puissamment entourés de dessins noirs et redessinés en noir intérieurement, perdent de leur faculté rayonnante. Les rouges sont beaucoup moins violacés par leur voisinage. Les tons jaunâtres ou blanc verdâtre des filets acquièrent de la finesse par le glacis bleu qui, mordant sur chacune de leurs extrémités, laisse entre ces extrémités une partie chaude qui s'allie avec le rouge, surtout si nous avons eu le soin d'augmenter la valeur des plombs par ces perlés ou par de simples traits intérieurs.

Admettons, au contraire, que les carrés R (voy. en A) soient bleus et les disques L rouges. À distance, le rayonnement puissant de ces grandes surfaces bleues, relativement aux taches rouges, sera tel, que ces taches rouges paraîtront noires ou violet sombre, et qu'on ne pourra soupçonner la présence du rouge. Les filets blancs paraîtront gris sale, ou verts, s'ils sont jaunes, ou vert azuré, s'ils sont blanc verdâtre. L'effet sera mauvais, sans oppositions. Le rayonnement du bleu affadissant et salissant les autres tons, ceux-ci n'auront plus la puissance de donner au bleu sa finesse et sa transparence. La coloration générale sera froide, laqueuse, d'une tonalité fausse; car, dans les vitraux, plus encore que dans la peinture, chaque ton n'acquiert une valeur que par l'opposition d'un autre ton. Un bleu clair près d'un vert jaune devient turquoise; ce même bleu près d'un rouge est azuré. Un rouge près d'un jaune-paille a un aspect orangé, tandis qu'il sera violacé près d'un bleu.

Ces principes élémentaires, et d'autres que nous aurons l'occasion de développer, étaient mis en pratique par les peintres verriers du XIIe siècle, avec une sûreté et une expérience telles, qu'il faut bien admettre chez ces artistes une longue suite d'observations. Nous ne pensons pas qu'ils eussent établi, sur ces relations des couleurs translucides, une théorie écrite, une sorte de traité scientifique, comme on le pourrait faire de nos jours; ils procédaient par la méthode expérimentale, et les traditions acquises se perpétuaient dans l'atelier.

Comme style du dessin applicable à la peinture sur verre et comme entente de l'effet simultané des couleurs translucides, le XIIe siècle a sur le XIIIe une supériorité incontestable. Alors, au XIIe siècle, le dessin procède d'après la méthode grecque byzantine; le nu impose la forme, les draperies ne font que l'envelopper, rien n'est laissé au hasard; l'ensemble et les détails sont conçus et exécutés suivant des principes établis sur une observation profonde: tandis que plus tard on constate souvent, au milieu de belles oeuvres, des négligences ou des oublis de ces principes.

Les verres employés par les artistes du XIIe siècle peuvent être classés ainsi:

BLEUS 342
1º Bleu limpide légèrement turquoise.
2º Bleu saphir, mais verdissant.
3º Bleu indigo, intense.
4º Bleu azuré, très-clair, gris de lin.

JAUNES
1º Jaune-paille, fumeux.
2° Jaune safran ou or bistré.

ROUGES
1° Rouge non doublé, orangé très-doux et égal de ton.
2° Rouge intense, jaspé.
3º Roux clair, fumeux.

VERTS
1º Vert jaune, limpide.
2º Vert-émeraude. Ce ton, à la main, paraît se rapprocher plutôt du gris que du vert; il prend son éclat à distance, et surtout par l'opposition des tons bleus et rouges.
3° Vert-bouteille. À la main, ce vert paraît froid; il prend sa qualité comme le précédent.

POURPRES
1° Pourpre clair, chaud.
2° Pourpre limpide, azuré.
3° Pourpre sombre, vineux.
4° Pourpre très-clair, fumeux, pour les chairs.

TONS RARES
1° Mordoré, couleur vin d'Espagne.
2° Vert sombre, chaud.

BLANCS
1° Blanc jaunâtre, fumeux.
2° Blanc gris, glauque.
3° Blanc nacré.

Toutes les opérations chimiques des verriers du moyen âge étant empiriques, le compte des imprévus, des variétés, était long. Théophile laisse assez comprendre que le hasard seul donnait certains tons, dont l'artiste savait profiter. La palette du verrier était ainsi très-étendue, et il ne faudrait pas prendre la classification que nous donnons ici comme absolue. Nous n'avons fait qu'indiquer les valeurs; mais comme tonalité, ces valeurs présentent des variétés nombreuses. Le talent des verriers consistait surtout à ne jamais juxtaposer deux valeurs égales et à profiter avec un sentiment réel de coloriste des variétés tonales.

Nous l'avons dit déjà, tous ces tons, sauf le rouge, sont répartis dans la masse du verre, et non doublés, ainsi qu'on les fabriqua plus tard.

Cette palette composée, les verriers procédaient comme l'indique le moine Théophile. Ils traçaient sur un carton les linéaments principaux des figures et ornements. Ces linéaments principaux donnaient les plombs; ou plutôt les plombs n'étaient que le dessin scrupuleux de toutes les parties. En composant son carton, l'artiste pensait à la mise en plomb; cela ressort clairement de l'examen attentif des verrières du XIIe siècle, puisque les contours sont toujours appuyés par un plomb qui fait ainsi le trait général. Sur ces cartons, les artistes peignaient-ils toutes les ombres, demi-teintes et linéaments intérieurs? Nous ne le croyons pas, pour deux raisons: la première, c'est qu'il arrive parfois que des pièces de verre n'ont été que découpées, et, par manque de temps ou par oubli, elles n'ont point été achevées de peindre; la seconde, que parfois aussi un même carton a servi pour deux figures, en pendant par exemple, et que le modelé intérieur diffère dans ces deux figures. Il y a tout lieu d'admettre que le maître traçait les contours sur le carton, avec quelques linéaments intérieurs principaux; que les ouvriers coupaient les verres sur ce carton en calquant les linéaments principaux comme points de repère, et que les verres assemblés provisoirement sur le châssis, à l'opposé de la lumière du jour, on les peignait d'inspiration, sans recourir à un carton opaque modelé d'avance.

La figure 3 343 fera comprendre cette façon de procéder. En A, nous avons tracé le carton préparé par le maître; en B, le modelé fait sur les verres mêmes, lorsqu'ils ont été coupés et assemblés provisoirement sur le châssis à contre-jour. On conçoit comment avec un dessin aussi précis, donnant les plombs, il n'était guère nécessaire d'indiquer sur le carton tout le modelé. Les lignes ponctuées sur la figure A donnent les plombs de jonction qui contrarient les contours. Pour éviter de trop grande, pièces de verre, le maître a tracé, sur le manteau, la bande a, qui est d'une autre couleur et que les plombs dessinent franchement.

Il fallait nécessairement que les ouvriers peintres chargés d'apposer la grisaille ou le modelé sur les morceaux de verre découpés d'après le carton, sussent dessiner. Il est vrai de dire qu'alors en Occident, comme dans les écoles byzantines, on avait de véritables procédés pour peindre une tête ou un vêtement 344; et ces procédés étaient, à tout prendre, établis sur une longue et profonde observation des effets décoratifs. Il suffisait donc, dès que le maître avait tracé le carton (et alors le style lui appartenait), de trouver des ouvriers habiles de la main et assez imbus des procédés traditionnels pour peindre sur les verres coupés le modelé convenable. Nous ne comprenons pas l'art de la peinture de cette façon aujourd'hui, et il ne faut pas le regretter, s'il s'agit de tableaux faits pour être placés en dehors d'un effet décoratif général, comme des objets possédant leurs qualités propres indépendamment de ce qui les entoure. Mais si la peinture participe d'un ensemble, si elle entre dans le concert d'harmonie générale que tout édifice semble devoir offrir aux yeux, elle est nécessairement soumise à des lois purement physiques que l'on ne peut méconnaître et qui sont supérieures au talent ou au génie de l'artiste. En effet, le génie d'un maître ne peut modifier les lois de la lumière, de la perspective et de l'optique. Nous savons bien qu'un assez grand nombre d'artistes de notre temps sont doués d'un sentiment trop fougueux ou indépendant pour se soumettre à d'autres lois que celles dictées par leur fantaisie; mais nous savons avec non moins de certitude que la lumière, l'optique, la perspective, n'ont pas encore modifié les lois qui les régissent pour complaire à ces esprits insoumis. Si la lumière, l'optique et la perspective sont des conditions physiques d'un autre âge, si elles ont régné dans des temps de barbarie, elles règnent encore à l'heure qu'il est, et ne paraissent pas encore disposées à abdiquer, ni même à vieillir. Or, les artistes qui ont composé les verrières des XIIe et XIIIe siècles manifestaient au contraire leur soumission absolue à ces lois, ils s'en aidaient avec autant d'intelligence que de modestie. Cette soumission nous donne un enseignement dont nous ne profitons guère, mais qui, pour cela, n'en est pas moins bon et vaut la peine d'être examiné.

Personne n'ignore les tentatives faites depuis une trentaine d'années pour rendre à la peinture sur verre un éclat nouveau. Nos verriers les plus habiles ont fait parfois d'excellents pastiches; ils ont complété d'anciennes verrières avec une perfection d'imitation telle, qu'on ne saurait distinguer les restaurations des parties anciennes. Ils ont donc ainsi pris ample connaissance des procédés, non-seulement de fabrication matérielle, mais d'art, appliqués à ces sortes de peintures 345. Ils ont pu reconnaître les qualités remarquables des anciens vitraux comme effet décoratif et harmonie, et la perfection, difficile à atteindre, de certains procédés d'exécution, l'habileté matérielle des ouvriers, et apprécier le style des maîtres, si bien approprié à l'objet. Cet art du verrier n'est donc pas un mystère, un secret perdu.

Ce qui a été oublié pendant plusieurs siècles, ce sont les seuls et vrais moyens qui conviennent à la peinture sur verre, moyens indiqués par l'observation des effets de la lumière et de l'optique; moyens parfaitement connus et appliqués par les verriers des XIIe et XIIIe siècles, négligés à dater du XVe, et dédaignés depuis, en dépit, comme nous l'avons dit, de ces lois immuables imposées par la lumière et l'optique. Vouloir reproduire ce qu'on appelle un tableau, c'est-à-dire une peinture dans laquelle on cherche à rendre les effets de la perspective linéaire et de la perspective aérienne, de la lumière et des ombres avec toutes leurs transitions, sur un panneau de couleurs translucides, est une entreprise aussi téméraire que de prétendre rendre les effets des voix humaines avec des instruments à cordes. Autre procédé, autres conditions, autre branche de l'art. Il y a presque autant de distance entre la peinture dite de tableaux, la peinture opaque, cherchant à produire l'illusion, et la peinture sur verre, qu'il y en a entre cette même peinture opaque et un bas-relief. Le bas-relief serait-il peint, que jamais il ne pourrait rendre l'effet d'une peinture opaque sur un mur ou sur une toile; ce bas-relief ainsi enluminé ne sera jamais qu'un assemblage de figures sur un seul plan. Dans une peinture opaque, dans un tableau, le rayonnement des couleurs est absolument soumis au peintre qui, par les demi-teintes, les ombres diverses d'intensité et de valeur suivant les plans, peut le diminuer ou l'augmenter à sa volonté. Le rayonnement des couleurs translucides dans les vitraux ne peut être modifié par l'artiste; tout son talent consiste à en profiter suivant une donnée harmonique sur un seul plan, comme un tapis, mais non suivant un effet de perspective aérienne. Quoi qu'on fasse, une verrière ne représente jamais et ne peut représenter qu'une surface plane, elle n'a même ses qualités réelles qu'à cette condition; toute tentative faite pour présenter à l'oeil plusieurs plans détruit l'harmonie colorante, sans faire illusion au spectateur: tandis qu'une peinture opaque a et doit avoir pour effet de faire pénétrer l'oeil dans une série de plans, de présenter une succession de solides. N'y eût-il qu'une figure dans une peinture, et cette figure fût-elle posée sur un fond uni, que le peintre prétend donner à cette figure l'apparence d'un corps ayant une épaisseur. Si le peintre n'atteint pas ce résultat dès ses premiers essais, il n'est pas moins certain que c'est le but vers lequel il tend, aussi bien dans l'antiquité, grecque que dans les temps modernes. Transposer cette propriété de la peinture opaque dans l'art de la peinture translucide est donc une idée fausse. La peinture translucide ne peut se proposer pour but que le dessin appuyant aussi énergiquement que possible une harmonie de couleurs, et le résultat est satisfaisant comme cela. Vouloir introduire les qualités propres à la peinture opaque dans la peinture translucide, c'est perdre les qualités précieuses de la peinture translucide sans compensation possible. Ce n'est point ici une question de routine ou d'affection aveugle pour un art que l'on voudrait maintenir dans son archaïsme, ainsi qu'on le prétend parfois; c'est une de ces questions absolues, parce que (nous ne saurions trop le répéter) elles sont résolues par des lois physiques auxquelles nous ne pouvons rien changer. Vous ne ferez jamais chanter une guitare comme Rubini, et si quelques personnes prennent plaisir à entendre jouer l'ouverture de Guillaume Tell sur le flageolet, cela ne peut être du goût des amateurs de musique.

Nous croyons que cette discussion est ici à sa place, parce que nous avons entendu maintes fois répéter: «Que si les vitraux des XIIe et XIIIe siècles sont beaux, ce n'est pas une raison pour reproduire éternellement les meilleurs types qu'ils nous ont laissés; qu'il faut tenir compte des progrès faits dans le domaine des arts; que ces figures archaïques ne sont plus dans nos goûts, etc.» Certes, il n'est point nécessaire de calquer éternellement ces types des beaux temps de la peinture sur verre, de faire des pastiches en un mot; mais ce qu'il ne faut point perdre de vue, ce sont les procédés d'art si habilement appliqués alors à cette peinture; ce qu'il faut éviter (parce que cela n'est pas un progrès, mais bien une décadence), c'est cette transposition d'une forme de l'art dans une autre qui lui est opposée. Avec plus de persistance que de bonne foi, on affecte souvent de nous ranger parmi les fanatiques du passé, parce que nous disons: «Profitez de ce qui s'est fait; faites mieux si vous pouvez, mais n'ignorez pas les chemins déjà parcourus, les résultats déjà obtenus dans le domaine des arts. Or, ce que vous nous donnez souvent comme une inspiration pleine d'avenir, n'est qu'un oubli de longs et utiles travaux, ou un assemblage incohérent de formes mal comprises ou de procédés faussement appliqués.»

Les vitraux du XIIe siècle sont maintenus en place, comme ceux du XIIIe, par des plombs qui sertissent chaque morceau de verre, en composent des panneaux; des vergettes on tringlettes maintiennent ces panneaux dans leur plan et les empêchent de s'affaisser sous leur propre poids. Ces panneaux sont posés dans des armatures de fer (voyez ARMATURE).

Il est clair que ces panneaux ne peuvent dépasser certaines dimensions, puisqu'ils doivent résister à la pression du vent. La mise en plomb laisse une élasticité très-nécessaire à la conservation de ces panneaux. Le compositeur verrier doit tenir compte de ces éléments matériels de l'oeuvre. Ce sont là des conditions non moins impérieuses que celles imposées par la lumière et l'optique. Ce sont des conditions de solidité, de durée, et qui, par cela même, doivent influer sur la conception de l'artiste, et dont il s'aide, s'il est habile. Les armatures de fer dessinent les grandes divisions décoratives et donnent l'échelle de l'objet, chose plus utile qu'on ne le pense généralement. Les plombs accusent le dessin et séparent les couleurs par un trait ferme, condition nécessaire à l'effet harmonieux des tons translucides. Reste le modelé intérieur. C'est là que les verriers du XIIe siècle, particulièrement, ont montré leur profonde observation des effets de la peinture translucide. Ces artistes savaient: 1° que les tons n'ont qu'une valeur relative; 2° que le rayonnement de certaines couleurs translucides est tel, qu'il altère ou modifie même la qualité de ces couleurs; 3° que le modelé appliqué sur le verre doit, dans les parties les plus ombrées, laisser apparaître le ton local, non à travers un glacis, mais par échappées pures; car une ombre qui couvre un verre coloré donne à distance un ton opaque qui ne participe pas de la couleur de ce verre qu'elle couvre, mais du rayonnement des couleurs voisines, en raison de la propriété rayonnante de ces couleurs.

Ainsi, pour rendre notre explication claire: supposons (fig. 4) un disque de verre rouge A entouré de verre bleu; si nous avons posé autour de ce disque une ombre (fût-elle translucide elle-même, comme un glacis un peu opaque), cette ombre participera, non du ton local rouge du verre, mais du rayonnement bleu du verre d'entourage. Cette ombre prendra dès lors un ton faux et sale, mélange de brun et de bleu, qui fera paraître le bleu creux, sans solidité, et le ton rouge criard. Si, au contraire (voy. en B), nous avons eu le soin de poser cette ombre sur le disque, non à plat, mais par hachures et en laissant un orle rouge pur tout autour, cet orle et les interstices laissés entre les hachures donneront à l'ombre une localité rouge, et le bleu conservera sa qualité. L'orle et les interstices des hachures prendront assez de valeur, à cause de l'opposition des traits noirs, pour lutter contre le rayonnement du ton bleu et laisser à l'ombre du disque sa localité rouge.

Voyons l'application de cette formule. Voici (fig. 5) un fragment de la belle verrière de la cathédrale de Chartres 346, qui représente un arbre de Jessé. Cette verrière date du milieu du XIIe siècle 347. Le fond est bleu, de ce bleu limpide, un peu nuancé de vert, qui appartient à la fabrication de cette époque, et qui rappelle la couleur de certains ciels d'automne, entre la bande orangée du soleil couchant et la pourpre voisine du zénith. La robe du roi est d'un ton vineux, pourpre chaud, le manteau vert d'émeraude, le pallium et la couronne sont jaune fumée, les chaussures et les parements des manches rouges. On voit que le modelé peint sur ces vêtements ne se compose que d'une succession de hachures laissant entre elles, et notamment près des bords percer le ton local; de telle sorte que le rayonnement du verre bleu du fond est neutralisé par ces échappées des tons locaux des vêtements à travers les interstices des hachures. Ces observations, qui sembleraient contredire en partie la démonstration qui accompagne la figure 2, n'en sont cependant qu'un corollaire. Dans la figure 2, nous avons vu que pour neutraliser l'effet du rayonnement des tons bleus sur les tons rouges, nous avons diminué la surface de ces tons bleus par une peinture opaque, une sorte d'écran découpé qui soumet leur contour à des formes redentées. Or, à distance, lorsque les couleurs translucides sont très-rayonnantes, on diminue bien la propriété de ces couleurs à l'aide d'écrans découpés; mais, par l'effet de cette propriété rayonnante, les écrans découpés paraissent diffus, et les interstices laissés purs perdent simplement de leur valeur colorante relative. L'effet contraire se produit pour les couleurs à faible rayonnement, leur intensité colorante augmente en raison du peu de surface que vous laissez pur entre les découpures d'un écran. Exemple (fig. 6): soit un verre bleu A, dont on a diminué la surface rayonnante par la peinture opaque ou écran B.

À distance, ce verre bleu produira l'effet indiqué en C. Plus on l'éloignera, plus la peinture écran sera confuse, mais aussi plus le bleu tendra à grisonner. Soit un verre rouge peint de la même manière: plus on s'éloignera, plus la peinture écran prendra d'étendue, en perdant un peu de sa qualité opaque; si bien qu'à une grande distance, on ne distinguera plus le rouge que par touches aiguës, ainsi qu'on les voit figurées en E, mais ces touches gagneront en intensité colorante ce qu'elles perdent en étendue. Nous admettons que le verre rouge est fouetté; s'il était uni, à distance il paraîtrait lie de vin ou marron. D'après ce principe, chaque couleur translucide doit donc recevoir une peinture écran en raison de sa propriété rayonnante. Les verriers du XIIe siècle prouvent par les oeuvres qu'ils nous ont laissées qu'ils avaient une parfaite connaissance de ces lois, et nous avouons, quant à nous, ne les connaître que par l'étude attentive de ces oeuvres. Qu'ils soient arrivés à ces résultats par un empirisme prolongé ou par des observations savantes recueillies en Orient, cela, au fond, nous importe assez peu; le fait donne raison à leurs méthodes. Car, de toutes les verrières connues, celles du XIIe siècle possèdent seules cette harmonie claire et sûre qu'on ne peut se lasser d'admirer; harmonie si franche, qu'à une très-grande distance, et sans avoir besoin d'examiner le style des dessins, on reconnaît une de ces verrières au milieu de beaucoup d'autres 348. Connaissant donc les propriétés plus ou moins rayonnantes des verres colorés, les verriers du XIIe siècle ont posé et peint ces verres en raison de ces propriétés, et aussi de l'influence que les couleurs translucides exercent les unes sur les autres.

Sachant, par exemple, que ce bleu limpide dont nous parlions tout à l'heure a, par-dessus toutes les autres couleurs, une qualité rayonnante, ils ne l'ont employé en grandes parties que dans des fonds; et pour empêcher le rayonnement de ces surfaces bleues d'influer d'une manière fâcheuse sur les tons voisins (tous moins rayonnants, à des degrés différents), ils ont chargé ceux-ci de linéaments, de hachures, de détails opaques en façon d'écrans, afin de rendre à ces tons une intensité plus grande en vertu de la loi expliquée figure 6; mais, d'ailleurs (toujours en vertu de cette loi et de celle expliquée également. figure 4), ils se sont bien gardés de salir ces tons par des ombres unies, eussent-elles été même translucides, et ont laissé toujours percer des parcelles du ton local à travers les réseaux ombres les plus chargés. Ces artistes ont encore usé des verres blancs (nacrés), comme appoint indispensable pour donner aux couleurs leurs rapports relatifs. Ainsi, dans l'exemple donné (fig. 5), le branchage de l'arbre de Jessé, quelques feuilles des bouquets, sont coupés dans du verre blanc; mais ces parties lumineuses sont chargées de détails peints qui en atténuent l'éclat et la dureté 349.

Le fond bleu qui entoure l'arbre, sujet principal, et qui occupe tout le milieu de la fenêtre, est combattu par deux larges bordures dont voici (fig. 7) la répartition; car c'est par l'ensemble autant que par les détails que se recommande cette composition. En A, règne le fond bleu sur lequel se détachent en vigueur les tons des personnages et en lumière les branchages de l'arbre. En B, sont des prophètes sur fond rouge. Ces prophètes sont principalement vêtus de bleu et de jaune fumée, ils tiennent des phylactères blancs. Cette tonalité chaude (car le bleu n'est plus ici le même que celui du fond, mais plus intense ou plus vert) donne une transparence lumineuse au fond bleu du centre. Pour relier ces fonds rouges des prophètes, l'artiste a drapé le Jessé couché en C d'un large manteau rouge; il repose sur un lit tendu de blanc qui sert de point de départ, de souche à la tonalité de l'arbre. Une robe bleu sombre qui revêt le haut du corps du Jessé, ce blanc et quelques franges jaunes, donnent un éclat incomparable au rouge du manteau. Les demi-cercles rouges qui servent de champ aux prophètes sont sertis d'une bande bleue dans le ton du fond A et d'un liséré blanc chargé de détails; puis les écoinçons G sont sur fond d'un beau vert d'émeraude chaud et limpide.

Autour se développe une bordure splendide comme composition et éclat, dont nous donnons (fig. 8) le détail au sixième de l'exécution. En A, sont les fonds rouges des prophètes; en B, le filet bleu qui rappelle le ton du fond du Jessé, puis le liséré blanc ondé, enlevé au style sur un ton bistré apposé sur le verre; en C, le fond vert des écoinçons. Ceux-ci sont chargés d'un carré bleu bistré de peinture, avec des détails extrêmement délicats enlevés au style, conformément à la méthode indiquée par Théophile. Ces carrés bleus sont coupés par des ornements pourpre chaud qui mordent sur le fond vert. Un liséré blanc, également bistré et enlevé, entoure le carré bleu. Le rouge apparaît de nouveau en R. Un perlé jaune fait le bord intérieur de la bordure; il est doublé d'un filet bleu F, du même ton que le fond du Jessé. Le rouge réapparaît en G, et le bleu du fond du Jessé en L. Pour l'entrelacs perlé, il est fait sur verre blanc. Les cercles et les feuilles en lancettes sont jaune fumée; les feuilles, vertes et pourpre; le perlé extérieur est jaune douteux. Dans cette verrière, il n'y a donc que les verres dont voici les tons:

1° Blanc nacré; blanc fumeux;
2° Bleu limpide;
3° Bleu intense verdâtre, et par exception indigo;
4° Vert d'émeraude;
5° Vert se rapprochant du ton de la turquoise;
6° Pourpre chaud;
7° Rouge;
8° Jaune deux tons;
9° Les tons des chairs sont pourpre clair, fumeux.

Il était donc facile au maître, suivant ce que dit Théophile, de marquer sur son carton les couleurs par des lettres, et d'établir ses rapports harmoniques plus sûrement qu'il ne l'eût pu faire en tâtonnant avec une palette de tons. Le ton bleu du sujet principal à commandé toute la tonalité du reste. Il fallait laisser éclater la splendeur lumineuse dans ce milieu. Cette donnée a commandé les fonds rouges des prophètes, le rappel du bleu du fond principal sur les filets demi-circulaires. Pour faire valoir, et la vigueur de la coloration rouge et la transparence rayonnante du bleu, on a placé les fonds vert d'émeraude des écoinçons. Puis encore a-t-on rappelé le fond bleu, mais en lui donnant une valeur solide par l'adjonction de cette délicate ornementation des carrés. Enfin, la bordure résume tous les tons répartis dans les sujets principaux, mais par petits fragments; de manière que cette bordure, d'un effet solide et puissant, ne rivalise pas cependant avec les larges dispositions des parties centrales. Ces entrelacs blancs perlés sont comme une marge brillante aux peintures principales; marge qui se rattache aux sujets par ces carrés bleus délicatement niellés et sertis de lisérés blancs.

Si maintenant nous examinons les détails de cette bordure (fig. 8), nous observons que les feuillages pourpres, verts et jaunes, qui se détachent sur le fond bleu L, sont modelés conformément à la méthode indiquée par la figure 4, c'est-à-dire que ce modelé laisse toujours voir des parties pures du verre entre les hachures, et notamment sur les bords de l'ornement, afin de lutter contre le rayonnement du fond bleu, qui, d'ailleurs, n'est visible qu'en pièces relativement petites.

On croit trop facilement que les peintures sur verre anciennes doivent en partie leur harmonie à la salissure que le temps a déposée sur leur surface; et nous avons souvent entendu des peintres verriers mêmes prétendre que ces vitraux des XIIe et XIIIe siècles devaient produire un effet criard lorsqu'ils étaient neufs. Cette opinion peut être soutenue s'il s'agit de certaines verrières de pacotille, comme on en a fabriqué dans tous les temps, et surtout pendant le XIIIe siècle; elle nous semble erronée s'il s'agit des verrières du XIIe siècle que nous possédons encore, en trop petit nombre malheureusement, et des bonnes verrières du XIIIe. En examinant les figures 3, 5 et 8, il est facile de reconnaître que les peintres ont parfaitement paré aux effets criards par la multiplicité et la disposition des traits ou hachures composant le modelé. En laissant les fonds limpides, et choisissant pour ces fonds des tons francs, mais d'une belle qualité colorante, lumineuse, ils ont eu le soin d'occuper tous les tons entrant dans la composition des figures et ornements, par un modelé serré ou des détails délicats qui donnent à ces tons la valeur relative convenable. On remplace habituellement aujourd'hui ce travail délicat et si bien entendu pour faire valoir la qualité de chaque ton, par une salissure factice mise de façon à laisser apparaître par échappées les tons purs, et l'on obtient ainsi parfois une harmonie à bon compte. Mais il faut avouer que ce procédé est barbare, et permet de supposer que nos verriers n'ont pas une théorie bien nette des conditions de l'harmonie des vitraux. C'est à peu près comme si, pour dissimuler le défaut d'accord entre des instrumentistes exécutant une symphonie, on faisait dominer, du commencement à la fin, une basse continue, une sorte de ronflement neutre, avec quelques rares intervalles laissant entendre par échappées une ou deux mesures débarrassées de cet accompagnement monotone. Faire de la peinture, translucide surtout, c'est-à-dire d'un éclat sans rival, pour la salir sous prétexte de l'harmoniser, est une idée qui peut entrer dans le cerveau d'amateurs passionnés de la patine des objets d'art plutôt que de ces objets mêmes, mais ne pouvait venir à l'esprit d'artistes qui cherchaient par tous les moyens sincères et profondément étudiés à rendre leurs conceptions. Il est évident toutefois que déjà au XIIIe siècle, on apposait certains glacis par parties sur des verrières communes 350; mais ces légers glacis apposés à froid, et probablement sur la verrière mise en place, ont des expédients pour obtenir un effet d'ensemble, et non une salissure mise au hasard sur les panneaux.

Les verrières du XIIe siècle des cathédrales de Chartres et du Mans, de l'église abbatiale de Saint-Denis, de Vendôme et d'Angers, pouvaient et peuvent se passer de cette patine, puisque (sauf les fonds qui, ne l'oublions pas, sont faits avec des verres d'une qualité harmonieuse incomparable) tous les détails de l'ornementation et des figures sont couverts d'un travail au pinceau. Il y avait donc alors pour les artistes verriers deux opérations distinctes propres à obtenir l'harmonie générale d'un vitrail quand le carton était dessiné: 1° la désignation des tons des verres sur ce carton; 2° le travail au pinceau sur ces verres, qui complétait l'harmonie en donnant à chaque ton l'importance relative convenable.

La méthode adoptée par les artistes du XIIe siècle pour la première partie de ce travail est donnée par Théophile; c'était au moyen de lettres que le maître indiquait les couleurs sur le carton.

Or, cette méthode devait se rapprocher de celle que nous allons indiquer en nous appuyant sur les exemples de verrières de cette époque. En supposant les cinq voyelles exprimant:

A = le blanc.
E = le pourpre foncé.
I = le pourpre clair.
O = le vert d'émeraude.
U = le vert bleu turquoise.



couleurs composées

les consonnes exprimant:

B = le bleu.
J = le jaune.
R = le rouge

couleurs simples 351.

nous partons de cette première loi: que toute couleur simple dominant dans un sujet, formant le fond, par exemple, il faut, avec elle, employer en majorité les couleurs composées; que si, avec cette couleur simple du fond, on met d'autres couleurs simples, il faut, ou que ces couleurs soient en petites parties, ou isolées par un appoint blanc important. Exemple: dans la figure 5 de l'arbre de Jessé de Chartres (premier roi), le fond étant B, les voyelles doivent dominer dans la composition. En effet, l'artiste a mis: manteau, O; robe, I; branchage, A; fleurs, E, U, I, O. Les consonnes n'apparaissent plus que pour de petites parties: couronne, pallium, deux feuilles inférieures dans les bouquets du haut, feuille centrale dans les bouquets du bas, J; agrafe, manchettes, souliers du roi, R. Si nous prenons les autres rois au-dessus du premier et la Vierge du sommet, la loi est la même, c'est-à-dire que le fond étant la consonne B, ce sont les voyelles qui composent les personnages et ornements. Dans le bas, le Jessé est couvert d'un ample manteau rouge, pour une raison d'harmonie indiquée plus haut, mais ce manteau est entièrement entouré de la consonne A, c'est-à-dire de blanc. Même règle pour la bordure: le fond des bouquets est B, les bouquets sont I, O, la lancette centrale et la rouelle sont J; mais la lancette centrale est très-menue, se rattache au blanc, ainsi que la rouelle. Cependant les fonds des prophètes sont R, et le B entre pour une forte part dans les vêtements de ces prophètes, ainsi que le J; mais c'est là un de ces procédés d'harmonie fréquents à cette époque et qui confirme la règle ci-dessus donnée. D'abord le B ou le bleu employé est, dans la plupart de ces vêtements, ou verdâtre ou azuré clair, ce qui n'en fait plus une couleur simple; le J est ou paille ou très-fumeux. Il y a ici un cas particulier, la donnée harmonique de l'artiste était celle-ci: obtenir un milieu brillant, limpide, léger, doux à l'oeil. Pour arriver à ce résultat, il fallait avoir autour de cette partie centrale une coloration vigoureuse, un peu dure même, une sorte de dissonance qui fît repoussoir. De là ces alliances de rouge et de bleu. Mais si l'on regarde cette belle verrière, avec quel art de coloriste cet effet est-il obtenu! Dans ces vêtements bleus des prophètes passent des bandes pourpres; puis, sur des parties voisines d'un bleu azuré, des tons vert d'émeraude très-lumineux; de longs phylactères blancs, même des robes blanches, viennent détruire ce qu'il y aurait de trop forcé dans les tons de ces deux bordures des prophètes. La puissance du fond vert d'émeraude des écoinçons, séparé du fond rouge des prophètes par un filet blanc et un filet B pur qui est le B du fond des rois, ajoute encore à l'effet solide de la tonalité, et ce vert d'émeraude est rendu fin et doux cependant par les larges feuilles pourpres qui mordent dessus et qui partent des carrés bleus niellés (voy. la fig. 8).

Les peintres verriers du XIIe siècle ont employé parfois ces fonds verts, mais seulement pour des parties accessoires, des ornements, et pour faire participer ces fonds à un système de bordure dans le genre de celui que nous venons de décrire. D'ailleurs, pour les sujets, pendant les XIIe et XIIIe siècles, les fonds bleus et rouges; c'est-à-dire des couleurs simples d'une coloration puissante, sont seuls employés, et cela se conçoit. Dès l'instant que les verriers avaient reconnu qu'avec une couleur dominante, comme un fond, il ne faut plus qu'exceptionnellement des couleurs de même ordre, c'est-à-dire qu'avec une couleur consonne dominante (pour en revenir à notre théorie), il ne faut employer que des couleurs voyelles, et vice versa, force était de prendre pour les fonds les couleurs simples; car, en supposant qu'on eût pris un fond pourpre (couleur composée); par exemple, les objets compris dans ce fond ne pouvaient être que le bleu, le rouge et le jaune (couleurs simples). Cela diminuait les ressources de la palette du verrier à trois couleurs et au blanc, pour tous les vêtements, nus et ornements du sujet, ce qui présentait une harmonie monotone et bornée. En adoptant les fonds bleus et rouges, bleus surtout, le peintre verrier avait, pour colorer les sujets et ornements, deux verts, deux pourpres, le bleu gris de lin et le bleu turquoise, c'est-à-dire six couleurs, sans compter le blanc et les blancs rompus. D'ailleurs, avec le fond bleu, il pouvait, au moyen de quelques artifices, employer encore le rouge et le jaune, et avec le fond rouge, le bleu et le jaune. Il est encore une autre considération: le bleu et le rouge seuls peuvent, comme ton de fond, se passer de peinture, sans paraître creux. Le jaune est trop absorbant, non par son rayonnement, puisqu'il n'en a pas, mais par son éclat; quant aux tons composés et rompus, s'ils ne sont pas chargés de peinture, c'est-à-dire modelés, ils ne se soutiennent pas: le regard, pour ainsi parler, passe à travers et cherche quelque chose au delà. Le bleu et le rouge translucides seuls, dépourvus de peinture, de modelé, offrent à l'oeil une surface colorée solide, intense, sur laquelle il s'arrête.

Nous avons vu (fig. 2 et 6) que les peintres atténuaient le rayonnement du bleu par l'apposition, sur le bleu, d'une peinture écran qui en diminuait la surface et qui altérait sa tonalité au profit des couleurs voisines moins rayonnantes. Mais pour les fonds des sujets, au XIIe et au XIIIe siècle, il était très-rare que les fonds bleus fussent chargés d'une peinture écran; aussi, pour lutter contre le rayonnement de ces fonds bleus, les verriers avaient-ils le soin de placer beaucoup de filets ou de détails blancs ou bleu gris très-clair dans les sujets enveloppés par ces fonds. En effet, le blanc gris bleu, qui a un rayonnement égal au bleu saphir, conserve auprès de ce bleu saphir toute sa valeur; il en est de même, ou à peu près, de certains pourpres pâles et lilas, de certains verts glauques. Aussi ces tons sont-ils très-fréquemment employés dans les sujets ou ornements se détachant sur fond bleu franc. Pour empêcher les fonds bleus de rayonner en dehors de leur périmètre, les artistes des XIIe et XIIIe siècles ont usé d'un moyen qui ne manque jamais son effet. Ils plaçaient autour de ce fond un filet rouge, puis un filet blanc. Voici le phénomène qui se produit alors: la présence du filet blanc empêche le rouge d'être violacé par le rayonnement du bleu.

Soit (fig. 9) un sujet A sur fond bleu; si ce fond bleu est entouré d'un filet rouge B, et celui-ci enveloppé d'un filet blanc C, le rayonnement du bleu n'a pas d'action sur le filet rouge, ne le rend pas violet; ce rouge conserve toute sa pureté et fait d'autant mieux valoir la finesse du ton bleu. L'action du filet blanc sera encore plus efficace, si ce filet est perlé, comme il est indiqué en P, parce que le blanc, réduit à des touches répétées, prend d'autant plus de fermeté. Mais si l'on fait le contraire, c'est-à-dire si l'on met le filet blanc en B, à l'intérieur, et le filet rouge en C, à l'extérieur, le blanc sera quelque peu azuré par le voisinage du bleu, et ne présentera plus, pour le rouge, une opposition qui fera ressortir son éclat; partant le rouge sera terni par le rayonnement du bleu passant à travers le blanc.

Il est facile, par une expérience que chacun peut faire, de se rendre compte de cet effet. Si le filet rouge est compris entre deux filets blancs (perlés surtout), il conserve de même sa valeur, et l'on obtient une harmonie d'une extrême délicatesse; car alors entre le rouge, qui ne perd rien de sa qualité, et le bleu, il s'interpose un orle nacré qui fait une transition des plus heureuses entre le rouge et le bleu. En effet, la juxtaposition du rouge et du bleu est périlleuse; elle est une véritable dissonance, et c'est avec beaucoup d'adresse que les peintres verriers des XIIe et XIIIe siècles s'en sont servis. Si par l'extraposition du blanc, le rouge conserve sa qualité et n'est plus soumis au rayonnement du bleu, l'harmonie est dure; si le blanc fait défaut, le rouge est violacé et prend une qualité fausse: l'interposition d'un blanc verdâtre ou jaunâtre entre le rouge et le bleu (à la condition d'avoir du blanc également à l'extérieur du rouge) produit l'effet le plus heureux. Les peintres qui ont fait les belles verrières de Chartres, de Bourges, etc., ont usé largement de ce moyen de sertir les fonds bleus.

Après avoir étudié nos plus belles verrières françaises, on pourrait établir qu'au point de vue de l'harmonie des tons, la première condition pour un artiste verrier est de savoir régler le bleu. Le bleu est la lumière dans les vitraux, et la lumière n'a de valeur que par les oppositions. Mais c'est aussi cette couleur lumineuse qui donne à tous les tons une valeur. Composez une verrière dans laquelle il n'entrerait pas de bleu, vous n'aurez qu'une surface blafarde ou crue, que l'oeil cherchera à éviter; répandez quelques touches bleues au milieu de tous ces tons, vous aurez immédiatement des effets piquants, sinon une harmonie savamment conçue. Aussi la composition des verres bleus a-t-elle singulièrement préoccupé les verriers des XIIe et XIIIe siècles. S'il n'y a qu'un rouge, que deux jaunes, que deux ou trois pourpres et deux ou trois verts au plus, il y a des nuances infinies de bleu, depuis le bleu clair gris de lin jusqu'au bleu foncé violacé, et depuis le bleu glauque et le bleu turquoise jusqu'au bleu saphir verdissant; or, ces bleus sont posés avec une très-délicate observation des effets qu'ils doivent produire sur les autres tons et que les autres tons doivent produire sur eux. Il y a, par exemple, des harmonies très-heureuses produites avec des tons bleus glauques et des rouges (le rouge comme fond, bien entendu), avec ces mêmes bleus, et des bleus indigo et avec des verts d'émeraude. L'association du vert et du bleu, si périlleuse, donne à ces artistes coloristes des tonalités d'une finesse extraordinaire, et dont on ne peut trouver d'exemples que dans certains émaux persans et dans les fleurs de nos champs. Tout le monde a pu reposer ses regards sur l'harmonie si douce de la fleur du lin sur la verdure. Mais de même que la nature a mis toujours des verts assortis à chaque coloration de fleur, de même ont fait ces artistes, et peut-être s'inspiraient-ils de ces modèles. Toujours est-il que, dans les grands vitraux ou dans les vitraux à sujets légendaires des XIIe et XIIIe siècles, jamais le regard n'est heurté par ces taches qui apparaissent dans les verrières des époques postérieures. L'harmonie n'est jamais dérangée par une touche mise mal à propos; tout se tient, se lie, comme dans les beaux tapis d'Orient.

Il y a évidemment, pour chaque composition, pour chaque vitrail, une tonalité admise par le compositeur; on pourrait presque dire qu'il y a des verrières en ton mineur, des verrières en ton majeur. Cela est sensible dans les édifices où il existe un grand nombre de ces verrières, comme les cathédrales de Sens, de Bourges, du Mans, de Chartres, de Tours, de Troyes, d'Auxerre.

Jamais cependant ces verrières anciennes n'affectent ces colorations rousses, revêtues d'un glacis ambré que l'on a donné parfois à certains vitraux du XVIe siècle, que nos verriers modernes prennent pour une coloration chaude, mais qui a le grand inconvénient de manquer de lumière et de donner aux intérieurs un ton faux, sans air et sans profondeur; si bien que dans un vaisseau tamisant cette coloration de lampe, il semble qu'on étouffe et que tous les objets se rapprochent de l'oeil.

C'est en partie au judicieux emploi des bleus dans leurs vitraux que les artistes des XIIe et XIIIe siècles doivent de donner aux vaisseaux vitrés une profondeur et une atmosphère nacrée qui les font paraître plus élevés et plus vastes qu'ils ne le sont réellement. Le bleu est donc la base de la coloration des vitraux; mais c'en est aussi l'écueil, écueil sur lequel les artistes du XIIIe siècle ont parfois échoué en donnant à quelques-unes de leurs verrières une tonalité violette désagréable ou une tonalité froide à l'excès, qui affecte le sens de la vue comme un acide affecte le palais 352.

Dans les vitraux du XIIe siècle; les bordures prennent beaucoup d'importance, comme on peut le reconnaître par l'exemple que nous avons donné (fig. 7 et 8); quant aux fonds entre les sujets, ils sont réduits autant que possible, et se composent d'ornements plutôt que de semis ou quadrillés, ainsi qu'on le pratiqua au XIIIe siècle. À cette époque, où l'on multiplia les vitraux légendaires, c'est-à-dire composés de petits sujets compris dans un même vitrail et jetés sur une sorte de tapisserie uniforme, on prétendit donner à cette tapisserie formant fond, et sur laquelle brochaient les panneaux à sujets, un ton qui ne pût rivaliser avec les couleurs dont ces sujets étaient composés. Pour ces sujets légendaires, le rouge ne convenait guère. Son intensité absorbait les détails répandus dans ces sujets; il rendait l'emploi des pourpres très-difficile, sinon impossible, et s'alliait mal avec le jaune; de telle sorte que pour colorer sur les fonds rouges les vêtements des personnages, les peintres en étaient réduits aux nuances du bleu, à certains verts et au blanc. Ils adoptèrent donc, sauf de très-rares exceptions, pour les sujets légendaires, les fonds bleus, qui permettaient l'emploi de tous les tons composés, et même du jaune et du rouge, quand on les posait avec adresse pour la tapisserie sur laquelle brochaient les sujets, il fallait donc trouver une coloration relativement neutre, qui laissât briller les médaillons. Voulant atteindre cet effet, la coloration ne pouvait que chercher une tonalité relativement sourde, mais en même temps veloutée, pleine. Le rouge et le bleu étaient les couleurs qui devaient remplir le mieux cet objet par leur mélange, mais en évitant les tons violacés, lesquels détruisent toute harmonie. Voici donc quelques-uns de ces fonds du commencement du XIIIe siècle, choisis parmi ceux qui sont les mieux réussis (fig. 10) 353.

Le premier, A, présente une alternance égale de verres rouges et bleus, c'est-à-dire que les carrés r sont rouges et les carrés b bleus. Le verrier a laissé en contact les rouges purs et les bleus purs, séparés seulement par les plombs; il a obtenu ainsi un rayonnement du bleu sur le rouge et un ton violacé, mais il a peint au milieu de chacun des carrés un ornement écran dont les noirs sont assez puissants pour arrêter le rayonnement, de sorte que les touches rouges vues à l'intérieur des écrans restent très-franchement rouges et que le rayonnement du bleu est diminué. À distance, la teinte violacée des bords des carrés est rendue neutre, sourde, par l'éclat vif des verres rouges réduits au moyen des peintures écrans, et par la fraîcheur des tons bleus également réduits. Ainsi, l'effet général est celui-ci: ton neutre, pourpré, tenant du bleu et du rouge, sur lequel étincellent des touches rouges et bleues très-pures. Comme ce ton neutre pourpré n'est que le produit des deux couleurs juxtaposées dont on retrouve l'éclat pur sur quelques points, il en résulte un ton général harmonieux et velouté (quoique un peu sombre) d'un bon effet. Le second exemple, B, présente des carrés bleus séparés par des bandes rouges. Les rouges sont laissés purs, tandis que les carrés bleus sont couverts d'une grisaille écran qui atténue beaucoup leur rayonnement. Grâce à cette peinture, le bleu prend lui-même un ton sourd, et ce sont les bandes rouges seules qui conservent un éclat quelque peu pourpré sur les bords par le voisinage des lisérés bleus laissés le long des plombs.

La bordure du premier exemple, A, est composée de fleurs bleues au sommet, et blanches ou jaunes alternées, pour la partie inférieure, se détachant sur un fond rouge. On observera que le rouge est pur; que le bleu, le blanc ou le jaune sont couverts d'ornements. Les filets a sont blancs, et les filets b bleus. La bordure du second exemple présente des losanges blanches et jaunes alternées, séparées par des disques bleus sur fond rouge; les filets sont de même qu'au-dessus. Le rouge, dans ces bordures, par la présence du blanc et du jaune, est complétement soustrait au rayonnement du bleu, lequel, d'ailleurs, est atténué par la peinture écran. Ces bordures prennent ainsi un éclat très-vif qui assourdit encore les fonds et les relègue au second plan de l'harmonie générale.

Présentons encore deux autres exemples de ces fonds (fig. 11), dans lesquels le blanc et le jaune interviennent. Dans le premier exemple, A, les écailles peintes sont bleues, leur naissance est jaune et leur cerné rouge; le rouge n'est éteint que par un simple trait. Quant au bleu, la grisaille écran atténue son rayonnement, pas assez cependant pour que le rouge ne soit point pourpré. Mais les touches jaune-paille, voisines de la réunion des bordés rouges, rendent à ceux-ci leur éclat près de ces rencontres. L'effet est singulièrement harmonieux et chaud.

Dans le second exemple, B, les écailles sont également bleues, les bordés rouges et les petits disques fleuronnés blanc verdâtre; toujours les bleus sont peints, et ce sont ces points blancs qui atténuent, avec cette peinture, le rayonnement du bleu.

On observera donc que les principes de coloration posés plus haut sont suivis avec un tact parfait dans ces fonds. Les grisailles sur les bleus laissent toujours un cerné bleu pur près du plomb, afin de profiter du rayonnement d'une valeur suffisante pour adoucir les bords du rouge. Mais pour que ce ronge, à distance, ne paraisse point trop pourpré par les bleus, ou le rouge est occupé par un dessin noir, comme dans l'exemple A (fig. 10), ou le blanc et le jaune-paille viennent lutter contre le rayonnement du bleu, comme dans la figure 11.

Mais si, dans la composition des vitraux, comme dans toutes les branches de l'architecture du moyen âge, il est des principes dont les artistes ne s'écartent pas, lorsqu'il s'agit d'appliquer ces principes, ils font preuve d'une grande liberté et d'une fertilité peu ordinaire. Ces fonds entre les sujets légendaires, ces tapisseries, ne se composent pas seulement de ces semis, de ces quadrillés, de ces squamatures, mais aussi d'enroulements, d'entrelacs disposés, comme dessin et couleur, de manière à laisser les sujets se détacher nettement.

Voici (fig. 12) un exemple de ces sortes de fonds 354. Le bleu sert de fond aux sujets, le rouge à la tapisserie, les médaillons A sont jaunes éteints par une grisaille, entourés d'un orle blanc également atténué par de la grisaille. Pour les enroulements, ils se composent de verres blanc verdâtre, bleu (cendre bleu), bleu verdâtre, blanc, blanc bleuté, jaune, bleu intense, et vert d'émeraude, ces trois derniers tons en petite quantité. Ces bleus de diverses nuances rayonnent d'une manière suffisante, malgré la peinture qui les couvre, pour violacer un peu le rouge sur les bords, ce qui donne à cette tapisserie l'éclat velouté nécessaire, tout en restant brillant. Les sujets sont entourés d'un filet rouge cerné de deux perlés blancs. Le perlé qui sépare la bordure de la tapisserie est vert pâle, la bordure est sur fond bleu, les feuillages alternativement blancs et pourpre sombre. Le filet d'entourage, suivant l'usage, est blanc. Ici, la bordure est dans une tonalité froide, nacrée, et fait briller les tapisseries à fond rouge. Les sujets sont généralement tenus aussi dans une tonalité froide et nacrée, de sorte qu'ils se détachent par la délicatesse de leur coloration sur le fond puissant de la tapisserie qui leur sert de fond; et cette délicatesse de coloration des sujets est rappelée par la bordure. Les médaillons jaunes servent de liaison entre la puissance de coloration de la tapisserie et l'éclat fin des sujets et bordures.

Nous voudrions abréger ces détails infinis de l'art du verrier, mais il est difficile d'être plus court, si l'on prétend en faire une critique pouvant conduire à un résultat pratique. Nous sommes assez porté à croire que dans ces questions de coloration, l'instinct joue le principal rôle; il peut être utile de faire connaître que l'observation et la connaissance de certaines lois sont non moins essentielles à l'artiste, d'autant que jamais cette connaissance n'a été une gêne pour ceux qui, étant naturellement doués des qualités du coloriste, sont appelés à décorer les édifices.

Avant de pousser plus avant l'étude des transformations des procédés de coloration des vitraux, il paraît nécessaire de revenir sur la partie si essentielle de la composition et du dessin des cartons.

Le peu que nous avons dit à ce propos suffit cependant, pensons-nous, à faire ressortir un point important, savoir: que les procédés de composition et de dessin des vitraux s'écartent des procédés de composition et de dessin de la peinture opaque. L'art dit verrier diffère essentiellement de l'art du peintre. La lumière passant à travers des surfaces colorées a, sur les rapports de ces couleurs entre elles, une influence différente de celle qu'elle exerce sur des surfaces opaques; la lumière passant à travers un dessin modifie également ses contours, fait qui ne se produit pas, si elle frappe directement une surface dessinée. Supposons, par exemple, deux inscriptions identiques comme dimension et forme, l'une enlevée en blanc dans un écran noir, l'autre tracée en noir sur un verre blanc ou bleu très-clair. Si la lumière du jour passe à travers ces deux inscriptions juxtaposées, la distance qui permettra de lire encore l'inscription se détachant en clair sur un fond noir ne permettra plus de déchiffrer l'inscription tracée en noir sur un fond clair. La différence sera telle, que si l'inscription tracée en noir se lit (comme dernière limite de distance) à 10 mètres, l'inscription claire sur fond noir se lira encore à 15 mètres. Si l'on s'éloigne davantage, l'inscription noire disparaîtra tout à fait, et l'inscription claire tracera une lueur blanche sur le fond noir, mais ne disparaîtra point entièrement tant que l'objet sur lequel elle se détache sera visible. C'est l'effet du rayonnement de la lumière, dont nous avons indiqué déjà les effets, lorsqu'elle traverse des surfaces colorées. À propos du dessin, il nous faut revenir un instant sur ces effets.

Le rayonnement de la lumière, passant à travers un verre blanc sur lequel on appose un écran, fait paraître les parties réservées à travers cet écran plus grandes qu'elles ne le sont réellement, et cela aux dépens des bords du vide. Passant à travers un verre bleu, le rayonnement de la lumière rend les bords de l'écran confus et bleuit une zone de la surface opaque environnante. Passant à travers un verre rouge jaspé, le rayonnement se manifeste par étincelles très-vives, mais sans colorer les bords opaques d'une manière diffuse; si ce verre rouge est d'un ton uni et intense, la teinte réelle disparaît presque entièrement à distance et semble être une tache d'un brun livide. Passant à travers un verre jaune, le rayonnement détache les contours du vide bien nets, sans bavures, ne modifie pas sa dimension à l'oeil, mais la teinte jaune paraît plus obscure au centre que sur les bords. Suivant que les tons verts et pourpres se rapprochent du bleu, du jaune ou du rouge, l'espace vide laissé dans l'écran participera plus ou moins à ces trois qualités.

La figure 13 donne une idée de ce phénomène. Le carré C est le vide réel laissé au milieu de l'écran. Le blanc et les trois couleurs simples produiront dans ce vide, à une certaine distance, les apparences que nous présentons ici. Ces apparences ont donc sur le dessin une influence dont il faut tenir compte, et dont les artistes verriers des XIIe et XIIIe siècles se sont fort préoccupés. Ainsi ont-ils employé le blanc et le jaune pour cerner, rendre nettes, les formes principales du vitrail, et notamment pour faire autour des verrières une marge de 2 ou 3 centimètres de largeur qui les détache des tableaux ou meneaux de maçonnerie; ainsi ont-ils procédé autour des panneaux, des vitraux légendaires. S'ils peignent les traits de dessin et d'ombres sur un bleu, ils ont le soin de les tenir plus larges et plus fermes que sur un rouge, et surtout que sur un jaune ou un blanc. D'ailleurs, ils se servent des influences des tons les uns sur les autres pour neutraliser les effets du rayonnement trop puissants. Sur les filets blancs, ils peindront des perles ou un filet noir droit ou trembloté. Pour les vêtements des figures, ils se garderont d'employer les qualités du bleu limpide des fonds; qui, par son rayonnement, fait disparaître les traits que l'on appose dessus; ils emploieront des bleus gris, des bleus turquoise ou verdâtres. Le plus ou moins de fermeté à donner aux hachures peintes produisant les ombres, n'étant pas indiqué sur le carton; si, comme nous l'avons expliqué plus haut, le maître faisait couper le verre sur un trait avant l'indication de ces hachures, les verres étant coupés et assemblés sur le châssis à peindre opposé à la lumière du jour, le peintre forçait ou diminuait le modelé en raison de la qualité plus ou moins rayonnante de chaque pièce.

L'influence des tons sur le dessin étant ainsi reconnue, nous allons examiner comment les maîtres procédaient pour composer, tracer et modeler les figures et les ornements des verrières.

Dans leurs compositions, ils évitaient, autant que faire se pouvait, les agglomérations de personnages ou de parties d'ornement, afin de laisser deviner le fond dans toute l'étendue d'un motif. En cela la composition du vitrail diffère de celle de la peinture opaque. Autant il convient, dans cette dernière, de grouper les personnages d'une scène de manière à les détacher, le plus souvent, les uns sur les autres, autant il est nécessaire, dans un vitrail, de distinguer ces personnages en faisant apparaître fréquemment le fond autour de chacun d'eux. À distance, par suite de la vivacité des tons translucides, si des personnages sont groupés en assez grand nombre, il devient difficile, pour l'oeil, de les comprendre séparément. L'absence de toute perspective linéaire ou aérienne, l'impossibilité d'éteindre les tons, à moins de les pousser à l'opacité, ce qui fait tache, produisent la confusion, si l'on ne retrouve pas, au moins par échappées, le fond qui dessine le contour de chaque figure. De même pour les ornements; non-seulement le plomb doit les dessiner nettement, mais aussi le ton de fond. Les peintres verriers des XIIe et XIIIe siècles n'ont guère failli à cette règle élémentaire.

Par une raison analogue, les mouvements, les gestes des personnages sont vivement accentués, exagérés, les formes des ornements très-vigoureusement dessinées. La translucidité des tons tend à amollir les contours; à les brouiller: il fallait donc parer à cet effet par un dessin très-ferme, exagéré, détaché; il fallait augmenter souvent le trait vigoureux du plomb par un cerné noir; et, afin d'éviter la lourdeur, laisser entre ce cerné noir et le plomb un filet pur du ton local, ainsi que nous l'avons vu pratiquer dans les exemples du XIIe siècle (fig. 5 et 8).

Le procédé de dessin adopté au XIIe siècle, tout empreint encore des traditions de l'école grecque-byzantine, procédé qui convient d'ailleurs si bien à la peinture sur verre, ne pouvait se perpétuer en France à une époque où se développaient les écoles laïques, qui, en peinture comme en sculpture, penchaient vers le naturalisme.

Les peintres verriers du XIIe siècle, comme les gréco-byzantins dans leurs peintures, cherchaient toujours à faire apparaître le nu en dépit des draperies qui le couvrent; les vêtements les plus amples paraissaient, dans ces oeuvres, collés sur les parties saillantes du corps, et se développaient en dehors de la forme humaine comme entraînés par le vent. On sent, dans cette manière de traduire la nature, une tradition antique, un souvenir de l'importance que les Grecs donnaient au nu dans leurs ouvrages d'art. Les idées chrétiennes ne permettaient plus la reproduction du nu; on le recouvrait d'étoffes, mais de manière à faire comprendre qu'on n'oubliait pas entièrement ce qui avait fait la gloire de l'art grec antique. Les artistes verriers, comme les sculpteurs du XIIIe siècle, étudiaient la nature telle qu'elle se présentait à leurs yeux, et n'avaient pas de raisons pour conserver l'hiératisme si cher aux byzantins. Dès le commencement de ce siècle, on reconnaît, dans les peintures sur verre, l'influence de l'étude de la nature par la manière dont sont traitées les draperies, dans la physionomie des têtes, l'expression vraie du geste. Ces modifications apportées dans l'art du verrier par l'école laïque ont une telle valeur, que nous croyons nécessaire d'insister par des exemples. La figure 3 a fait voir un fragment d'un vitrail de la première moitié du XIIe siècle tout empreint du faire grec-byzantin. La figure 5 montre déjà un progrès accompli, une tendance vers l'observation de la nature, dans la manière dont les draperies sont tracées. Or, ce roi de Juda représenté figure 5 ne peut avoir été peint avant 1145, puisqu'il appartient à la partie de la cathédrale de Chartres qui date de 1140.

Voici maintenant (fig. 14) un panneau d'un vitrail de la cathédrale de Bourges, replacé dans les verrières du XIIIe siècle, mais qui provient évidemment de l'église bâtie pendant la seconde moitié du XIIe siècle 355. Le dessin de ce panneau, qui représente les deux apôtres Pierre et Paul, affecte encore de soumettre les plis des draperies aux nus; cependant il y a, dans les poses, les gestes et le faire des draperies, une tendance à s'affranchir de l'archaïsme gréco-byzantin. Cette tendance vers l'étude de la nature, en abandonnant les traditions grecques, est marquée d'une manière définitive dans les figures d'anges qui accompagnent la représentation de la sainte Vierge du vitrail de la cathédrale de Chartres, dit Notre-Dame de la belle verrière. Ce vitrail nous montre la figure de la Vierge assise, appartenant à l'école du XIIe siècle. Mais ce sujet a été entouré de bordures et d'anges qui datent d'une restauration faite pendant les premières années du XIIIe siècle.

Les tentatives vers le naturalisme sont évidentes dans ces restaurations ou adjonctions. Nous prenons, de cette verrière, un panneau (fig. 15), représentant un des anges qui tiennent des flambeaux aux pieds de la Vierge toute empreinte du style archaïque du XIIe siècle 356. Les plis du vêtement de cet ange ne sont plus traités suivant la tradition hiératique de l'école byzantine; il n'y a plus l'affectation à faire apparaître le nu en dépit du mouvement naturel des draperies. L'artiste d'ailleurs s'est efforcé de laisser voir le fond, afin de profiler nettement la silhouette de la figure. Les jambes, les bras, les ailes, se détachent autant que possible.

Avec le style du dessin, le mode d'exécution change également. Dans les vitraux du XIIe siècle, les plus anciens, les demi-teintes sont employées; et cette partie essentielle du modelé des vitraux mérite un examen attentif, d'autant qu'elle a été le sujet de discussions plus étendues que concluantes. Théophile 357 indique clairement le procédé employé pour poser les demi-teintes. Il dit: «Lorsque vous aurez fait les ombres principales (priores umbras) sur les draperies de ce genre, et qu'elles seront sèches, tout ce qui reste de verre sera couvert d'une teinte légère, non aussi dense que la seconde ombre, non aussi claire que la troisième, mais qui tienne le milieu entre deux. Cela sec, avec la hampe du pinceau, vous ferez, de chaque côté des premières ombres posées, des traits fins (enlevés), de sorte qu'il reste des linéaments délicats (clairs) entre les premières ombres et la seconde teinte.» Théophile admet donc trois opérations pour faire le modelé: une première, qui consiste à tracer avec le pinceau les premières ombres ou plutôt les ombres principales, une seconde, qui consiste à passer une légère demi-teinte comme un glacis; puis une troisième, qui consiste à poser une demi-teinte lavée assez intense à côté de ces ombres, en enlevant des clairs, pour laisser entre cette demi-teinte et l'ombre des traits déliés, aussi pour obtenir les grandes lumières. Voilà le procédé sommairement indiqué; voyons, en examinant les vitraux du XIIe siècle, comment on obtenait ce résultat. Sur ces vitraux, on remarque en effet un premier travail d'ombres fait par hachures, non absolument opaques, très-fines et transparentes à leur naissance, très-pleines aux points où l'ombre prend de l'importance, mais encore transparentes. Après ce premier travail, le verre a dû subir une première cuisson, ce que ne dit pas Théophile, mais ce qu'indiquent parfaitement les anciens verres. Cette première ombre, étant ainsi vitrifiée, ne pouvait se délayer par l'apposition d'une deuxième teinte. Le peintre posait donc cette seconde teinte, qui faisait la demi-teinte forte, et il avait le soin de limiter son étendue, de dessiner son contour, en grattant le verre avec la hampe du pinceau, notamment entre cette demi-teinte forte et l'ombre. Il n'avait pas à craindre d'enlever celle-ci déjà vitrifiée, ce qui facilitait l'exécution de ce travail délicat. Posait-il la demi-teinte la plus légère avant celle plus intense? Cela est probable, rien ne l'empêchait de le faire; mais ce qui est important, et ce dont Théophile ne dit mot, c'est que, par-dessus l'ombre principale cuite, sombre, mais transparente, le peintre posait des traits opaques, le pinceau étant chargé d'une couleur épaisse, pour obtenir des renforts d'ombres sans aucune translucidité. Les verres étaient de nouveau remis au four, et les demi-teintes, ainsi que les traits de force, se vitrifiaient 358. Ceux-ci ont une saillie très-sensible au toucher, sont empâtés; en un mot, parfaitement nets, sans bavures ni fusion avec la première ombre. C'est ainsi que sont modelés les beaux vitraux du XIIe siècle, de Notre-Dame de Chartres, de l'église abbatiale de Saint-Denis, de la cathédrale de Bourges (anciens).

Prenons (fig. 16) un morceau d'un vitrail du XIIe siècle que nous reproduisons grandeur d'exécution. Avec la couleur brune, sombre, mais encore translucide, le peintre a tracé les plis principaux de cette manche, puis la pièce a été mise au four. Cette première préparation vitrifiée, il a posé les demi-teintes en enlevant les clairs avec un style, et sur l'ombre vitrifiée les traits opaques épais, empâtés. À la partie inférieure du coude, le peintre a posé une demi-teinte par hachures fondues par-dessus la première ombre évidemment vitrifiée, car autrement les linéaments déliés de cette première ombre auraient été détrempés et brouillés par le liquide tenant la demi-teinte en suspension. On voit que, suivant l'indication de Théophile, des filets clairs ont été enlevés parfois entre la demi-teinte et l'ombre pour retrouver la localité du ton, ainsi qu'il est dit ci-dessus. La pose des demi-teintes sur les vitraux du XIIe siècle avait donc une grande importance; elle exigeait deux cuissons et augmentait d'autant le prix de ces ouvrages. Aussi, dès le commencement du XIIIe siècle, lorsque la dimension plus grande des fenêtres donna aux artistes verriers des surfaces énormes à couvrir, on chercha des procédés à la fois plus rapides et moins dispendieux. Les verres ne sont cuits au four qu'une fois; les demi-teintes se posent à côté et sur les ombres, et se fondent un peu avec elles, parce que le pinceau, si légèrement manié qu'il soit, entraîne des parcelles de cette ombre en posant cette demi-teinte. On se sert toujours d'ailleurs du style ou de la hampe du pinceau pour nettoyer les bords des demi-teintes et pour obtenir des filets purs, mais ils ne peuvent plus avoir la netteté de ceux qui sont tracés sur les verres du XIIe siècle. C'est ainsi qu'est modelé l'ange de la belle verrière de Chartres (fig. 15). Le détail A (fig. 16) explique ce procédé. Plus tard la demi-teinte est posée à plat, le trait d'ombre étant sec, comme on ferait un lavis rapidement passé avec le pinceau peu chargé de ton. L'ombre se fond à peine avec ce lavis léger. Ces moyens matériels se modifient encore vers la fin du XIVe siècle et pendant le XVe, comme nous le verrons tout à l'heure.

Il n'est pas besoin d'avoir vu beaucoup de peintures gréco-byzantines, soit dans des manuscrits, soit dans des monuments de l'Orient, pour constater les rapports intimes qui existent entre les procédés employés par les artistes grecs et ceux d'Occident au XIIe siècle. C'est le même mode archaïque de tracé des plis, c'est le même faire. On peut donc facilement constater la différence profonde qui sépare ces procédés de peinture de ceux adoptés au commencement du XIIIe siècle pour les vitraux. Le style du dessin subit de même une transformation complète; la tendance vers l'idée dramatique, vers l'expression, vers l'élude de la nature, apparaît dans l'art du verrier lorsque cet art est pratiqué par les écoles laïques. Le geste perd son allure archaïque, les têtes ne sont plus dessinées suivant un type de convention, les vêtements sont ceux du temps et fidèlement rendus; l'exécution est plus libre, moins sévère, moins fine et serrée, elle vise à l'effet. Elle dénote une expérience approfondie des moyens pratiques pour obtenir le résultat le plus complet à l'aide des moyens les plus simples. La préoccupation dramatique est surtout marquée chez les artistes du commencement du XIIIe siècle. La cathédrale de Bourges, si riche en très-beaux vitraux de cette époque, est, à ce point de vue, une mine inépuisable. Plusieurs de ces vitraux sont exécutés avec perfection, d'autres à la hâte, évidemment, mais sur des cartons de maîtres habiles.

Prenons un de ces panneaux (fig. 17), qui représente les enfants de Jacob apportant les vêtements ensanglantés de Joseph à leur père. On retrouve bien ici quelques traces du faire byzantin; les draperies accusent encore les nus sur quelques points. Mais le naturalisme occidental, l'intention dramatique, percent dans cette composition. La figure de Jacob notamment n'a plus rien d'archaïque; elle est tout entière inspirée par un sentiment vrai, l'observation de la nature prise sur le fait; plus de réminiscences de l'antiquité. Si nous examinons les détails de ces derniers vitraux, nous serons plus vivement convaincus encore des changements que le XIIIe siècle apportait dans l'art du verrier comme dans l'architecture même.

La figure 18 est une tête de femme provenant d'une verrière du milieu du XIIe siècle 359. Dans cet exemple, on ne peut méconnaître l'influence antique transmise par la tradition byzantine. La ressemblance entre cette image et certaines peintures des catacombes de Rome est frappante. Ce sont des arts frères.

La figure 19 est le calque, grandeur d'exécution, de la tête du saint Paul du panneau (fig. 14). Ces deux exemples montrent une exécution cherchée pour obtenir un effet en raison de la distance du spectateur et du rayonnement du verre pourpre clair bistré. Mais, quand les verriers du XIIe siècle voulaient atteindre à une plus grande perfection, soit parce que les vitraux étaient vus de près, soit parce que ces verriers tenaient à employer toutes les ressources de leur art, ils sont arrivés à des résultats qui, jusqu'à présent, n'ont pas été dépassés; car, sans abandonner les principes de la peinture sur verres colorés et le style large du dessin qui convient à ce genre de peinture, ils ont obtenu des finesses de modelé qui rivalisent avec les oeuvres les plus délicates. M. A. Gérente, dont les amateurs connaissent la collection choisie, possède une tête provenant d'un vitrail du XIIe siècle, qui est un véritable chef-d'oeuvre.

Il a bien voulu nous la confier, et nous en donnons ici (fig. 19 bis) un calque fait avec le soin le plus scrupuleux. On constate parfaitement dans cette pièce le procédé de la double cuisson. Le peintre a posé d'abord les demi-teintes les plus fortes, comme un camaïeu léger, qui indiquait les masses du modelé; on a passé la pièce au four; puis on est revenu avec de la peinture épaisse, empâtée, pour former les traits principaux, les ombres noires des cheveux, de la barbe, et des enlevures très-fines ont été faites au style. Les plus délicates parmi ces enlevures ont à peine l'épaisseur d'un cheveu. On en voit sur les sourcils, sur la barbe et même sur le sommet de la tête. Il est certain que ces ombres épaisses, empâtées, très-appréciables au toucher, ont été posées après une première cuisson; car, sur quelques points, cet émail opaque s'est écaillé, et dessous on aperçoit la première couche de demi-teinte qui adhère au verre. Les demi-teintes les plus légères ont dû être posées de même après la première cuisson; car, passées sur la première demi-teinte en quelques points, elles n'ont pas délayé cette première demi-teinte. Du reste, avec les moyens de peinture actuellement en usage, nous ne pouvons obtenir de pareils résultats, ces demi-teintes lavées, fondues, dont le grain n'est pas appréciable, même à la loupe; nos grisailles d'oxyde de fer sont toujours un peu graveleuses, si bien broyées qu'elles soient. La grisaille posée sur cette tête (19 bis) est transparente, chaude, ton de bistre, et ne refroidit pas le ton local pourpre clair bistré du verre, comme le ferait la grisaille du XIIIe siècle, ou celle qu'emploient nos verriers. Il n'est pas besoin, pensons-nous, de faire ressortir la grandeur de style de cette peinture, qui, à une distance de 10 mètres, conserve toute son énergie. On ne voit plus trace, dans cette tête, des formes de convention de l'école byzantine. La bouche, les yeux, sont dessinés par un maître avec une savante observation de la nature, non plus avec les procédés ou recettes que nous avait transmis l'école grecque dégénérée. Aussi regardons-nous cette oeuvre comme appartenant à la fin du XIIe siècle, à l'époque où l'art tendait à s'affranchir de l'hiératisme, sans abandonner complétement les moyens d'exécution si parfaits employés pendant la première moitié de ce siècle. Dans cette image, comme dans celle du saint Paul, l'artiste cherche l'expression personnelle, il s'affranchit (surtout dans la dernière, figure 19 bis) des types consacrés par les Byzantins. Cependant, entre cette image et celle que nous donnons (fig. 20), qui est calquée sur la tête du Jacob du panneau fig. 17, il y a toute une révolution dans l'art.

Ici l'expression atteint l'exagération. Ce dessin est évidemment conçu de manière à produire l'effet cherché en raison de la distance et de la lumière translucide 360. Ce trait hardi, puissant, étrangement vrai dans son exagération, n'a plus rien de l'art byzantin, et rappellerait bien plutôt certaines peintures de vases grecs de la haute antiquité. C'est là le moment de l'apogée de la peinture sur verre, le point de contact entre les derniers vestiges des arts inspirés par les Byzantins, et les tendances vers le naturalisme.

Déjà (fig. 21) cette tête calquée sur un vitrail de la sainte Chapelle, de Paris (1240 environ) indique l'abandon du vrai style décoratif, et celle-ci (fig. 22), provenant du vitrail de la légende de saint Thomas de la cathédrale de Tours (1250 environ) 361, incline visiblement vers le dramatique.

Il est évident que pendant cette période comprise entre 1190 et 1250, les artistes abandonnent les types admis, et bientôt les procédés décoratifs inhérents à la peinture sur verre. Ils procèdent toujours par traits, la sertissure en plomb accusant le dessin des contours, mais la touche remplace le modelé large qui seul donne de la solidité à ces images translucides. Parfois même, comme dans l'exemple fig. 22, lorsque les vitraux étaient exécutés très-rapidement, la demi-teinte fait défaut.

Pour mieux faire saisir la différence d'exécution entre les vitraux du milieu du XIIIe siècle et ceux du XIIe, nous donnons (fig. 22 bis, en A) une tête copiée aux deux cinquièmes de la grandeur, sur un fragment de 1180 environ, qui se trouve compris dans la rose septentrionale de la cathédrale de Paris, et qui appartenait très-probablement aux verrières de l'ancien transsept commencé sous l'épiscopat de Maurice de Sully. Comme l'exemple figure 22, cette tête dépendait d'une verrière placée à une grande hauteur, destinée par conséquent à être vue de loin et se détachant en plein sur le ciel. On voit comme les procédés employés par les peintres diffèrent dans ces deux exemples. De près, la tête A (fig. 22 bis) est d'une brutalité d'exécution qui dépasse tout ce qu'on pourrait oser en ce genre. Cependant cette tête, vue à une distance de 10 mètres, se traduit par l'apparence B. Le verre employé est un pourpre clair bistré. Ce ton, dont le rayonnement est faible, produit, avec les ombres opaques qui y sont apposées, un effet singulier que nous laissons à expliquer aux savants compétents. Ces ombres, à distance, se fondent en gagnant sur les clairs minces et en perdant dans le voisinage des clairs larges. On peut se rendre compte de ce fait en décalquant la tête 22 bis sur l'original, et en reportant ce décalque, ainsi que M. Gérente a bien voulu le faire pour faciliter cette étude, sur un verre de la nuance indiquée ci-dessus; on apposera ce fragment contre une vitre, en ayant soin qu'il se détache sur la partie moyenne du ciel. À 4 ou 5 mètres de distance, déjà les plombs ont disparu et se sont fondus avec les ombres; les ombres du côté de fuite du masque ont influé sur la demi-teinte, la bouche est déjà modifiée. À 10 mètres de distance, l'apparence est exactement celle que donne l'image B. Ainsi le plomb qui dessine l'os maxillaire, compris entre les deux grands clairs de la joue et du cou, est réduit à un trait léger, tandis qu'il prend une grande largeur sous le menton, là où les clairs voisins ont peu d'étendue. De même le plomb qui sépare les cheveux du front gagne sur celui-ci et se change en une ombre portée, ce clair du front étant étroit. Une partie du clair des paupières se fond dans l'ombre des sourcils, de même que l'extrémité claire fuyante de la lèvre inférieure, tout entourée d'ombres, se fond entièrement dans cette ombre. Les demi-teintes aident à produire ces illusions, car si on les fait disparaître et qu'on se borne aux ombres opaques, l'effet n'est plus le même; tous les clairs rongent les ombres, qui se réduisent simplement d'épaisseur et ne se fondent plus. Il faut nécessairement que dans le voisinage de l'ombre, le verre soit moins translucide, par l'apposition d'une demi-teinte, afin que la lumière rayonne avec moins de vivacité, ou que son rayonnement éclaircisse les ombres sans leur rien faire perdre de leur largeur. Nous ne savons si les études récemment faites sur la lumière peuvent donner sur ces phénomènes des explications scientifiques, mais les expériences sont pour nous des démonstrations auxquelles chacun peut recourir. Il est certain que ces artistes tant dédaignés avaient acquis une longue pratique de ces propriétés lumineuses des verres colorés, et que sous ce rapport, comme sous quelques autres, ils pourraient en remontrer à ceux qui, aujourd'hui, semblent faire si peu de cas de leurs oeuvres. Voilà en quoi consiste ces secrets perdus de la peinture sur verre; perdus parce qu'on ne prend pas la peine d'analyser les moyens et procédés employés par les anciens maîtres.

C'est surtout dans les peintures sur verre représentant des personnages d'une grande dimension qu'apparaît d'une manière évidente la science d'observation des peintres verriers. Il ne nous reste pas, malheureusement, de figures du XIIe siècle à une échelle au-dessus de la taille humaine; mais, du XIIIe siècle, on en possède un grand nombre dans les verrières de Bourges, de Chartres, d'Auxerre, de Reims, et ces figures sont traitées avec cette connaissance approfondie des effets de la lumière sur des surfaces translucides colorées. Souvent dans ces personnages de dimension colossale, pour les nus comme pour les draperies, les demi-teintes n'existent pas. La grisaille est presque opaque, et n'acquiert un peu de transparence que vers les bords des touches d'ombre. On peut citer parmi les plus anciennes figures d'une grande dimension, un certain nombre de fragments du choeur de l'église abbatiale de Saint-Rémi de Reims. Beaucoup de ces vitraux datent de l'époque de la construction du choeur, c'est-à-dire de la fin du XIIe siècle ou des premières années du XIIIe. Ces verrières, qui, à plusieurs reprises, ont été fort maladroitement remises en plomb avec des interpositions de panneaux, furent exécutées évidemment par des maîtres d'un talent consommé. Plusieurs fragments sont d'un beau caractère et conçus avec une adresse rare pour produire à distance un effet complétement satisfaisant.

Nous avons eu entre les mains une de ces têtes, qui était déposée avec d'autres panneaux dans les greniers du presbytère, et nous en donnons la copie (fig. 22 ter, A), au cinquième de l'exécution. Le masque est composé de huit morceaux pris dans un verre pourpre chaud. Les yeux sont coupés dans du vert blanc verdâtre; les cheveux, dans un verre pourpre violacé. La couronne est jaune, avec pierres bleues et rouges. Elle est complétement couverte d'une teinte de grisaille, et les clairs sont enlevés au style, conformément au procédé du XIIe siècle. À la distance de 20 mètres, cette tête, d'une exécution si brutale, prend un tout autre caractère. Ce sont les traits d'un jeune homme à la barbe naissante. Nous présentons cette apparence, figure 22 ter, B.

Le plomb qui, du coin de l'oeil droit, rejoint l'aile du nez, disparaît entièrement en passant sur les grandes lumières, et ne fournit qu'une légère demi-teinte à ses points de contact avec les ombres. La touche violente du nez du côté du clair passe à l'état de demi-teinte se perdant vers l'extrémité inférieure. Le sourcil de l'oeil droit s'adoucit grâce au filet clair qui passe dans l'ombre. La bouche se modèle avec une douceur toute juvénile, ainsi que le menton. Quant à la couronne, elle semble, grâce à ces enlevures déliées, un joyau modelé avec la plus exquise délicatesse.

Les grands personnages représentés sur les verrières du XIIIe siècle, comme ceux de Notre-Dame de Chartres, présentent souvent ces phénomènes, bien qu'ils soient généralement d'une exécution très-inférieure à celle de l'exemple que nous venons de donner: cependant le principe est le même. Le sentiment décoratif ne fait jamais défaut, jusque vers le milieu du XIIIe siècle; quant à la composition du dessin, au geste, les artistes inclinent vers la donnée dramatique. Cette tendance nouvelle alors est bien sensible dans les compositions des vitraux de la sainte Chapelle de Paris, de Notre-Dame de Chartres, des cathédrales de Tours et de Bourges, qui datent de la fin de la première moitié du XIIIe siècle.

Voici (fig. 23) un panneau tiré d'une des verrières de cette cathédrale de Bourges, et qui représente le martyre de saint Étienne. Il est difficile, dans un petit espace, de mieux exprimer, par la composition, la scène de la lapidation du saint. Les gestes sont exprimés avec une vérité absolue. Les personnages, cependant, conformément à notre précédente observation, se détachent autant que possible sur le fond, tout en formant groupe. Le dessinateur ne s'est pas astreint d'ailleurs à rester dans les limites du cadre, il les franchit; ce qui contribue encore à donner plus de vivacité à la scène. Plus rien d'archaïque dans les plis; leur dessin est fidèlement interprété d'après la nature. Les vêtements sont ceux du temps, et abandonnent les traditions byzantines encore si marquées dans les draperies des personnages sculptés et peints vers la fin du XIIe siècle.

Ces qualités nouvelles sont surtout appréciables dans les vitraux de notre école de l'Île-de-France, toujours contenue, même dans les oeuvres les plus ordinaires. Les vitraux de la sainte Chapelle de Paris, si remarquables comme effet d'ensemble, ont dû être exécutés avec une grande rapidité; y découvre-t-on aussi bien des négligences: verres mal cuits, sujets tronqués, exécution souvent abandonnée à des mains peu exercées. Cependant on peut reconnaître partout la conception d'un maître dans la composition des cartons. Les scènes sont clairement écrites, les personnages adroitement groupés; le dessin est parfois pur et le geste toujours vrai.

Ce guerrier assis (fig. 24) en fournit la preuve, bien que l'exécution des détails soit insuffisante. Il faut avoir eu entre les mains un grand nombre de vitraux, les avoir analysés, pour ainsi dire, pièce par pièce, pour se rendre un compte exact des procédés de cet art. La lumière translucide dévore si facilement les parties opaques, comme les fers, les plombs, et les traits chargés, que le peintre doit tenir grand compte de ce phénomène. Or, ce n'est pas en élargissant les ombres outre mesure qu'il peut combattre cette influence de la lumière, car alors il n'arrive qu'à faire des taches obscures qui détruisent la forme, au lieu de l'accuser 362. Cependant, malgré cette l'acuité dévorante de la lumière, le moindre trait faux, à côté de la forme, choque plus les yeux qu'il ne le ferait sur une peinture opaque. Ce qui démontre que si délicats qu'ils soient, les traits, dans la peinture sur verre, ont leur valeur. S'ils sont à leur place, à peine les aperçoit-on; s'ils sont posés contrairement à la forme, ils tourmentent l'oeil. Souvent les vitraux du XIIIe siècle, exécutés avec précipitation et négligence, laissent voir un travail insuffisant ou grossier, mais jamais ce travail n'est inintelligent; chaque trait porte coup, accuse la forme, et cela avec les procédés qui sont inhérents à ce genre de peinture. Ce n'est pas sans motifs que les peintres donnent, par exemple, aux extrémités des membres, une maigreur exagérée; la lumière se charge de parer à ce défaut, qui est apparent lorsqu'on tient le morceau de verre près de l'oeil, mais qui disparaît si ce morceau est à sa place.

Exemple: voici une main (fig. 25, en A) calquée sur un panneau du XIIIe siècle. La main dessinée sur la nature donnerait le trait B. Si le peintre s'était contenté de la tracer ainsi sur le verre avec le modelé, à distance ce dessin, admettant qu'il fût parfait, ne présenterait qu'une masse confuse, molle, sans forme; toute la délicatesse mise dans le trait et le modelé serait peine perdue. En accentuant la forme, en amaigrissant la lumière, en exagérant certains détails, l'artiste du XIIIe siècle obtenait l'effet voulu à distance, le geste et la silhouette étaient compris.

Encore cet exemple, que nous avons choisi exprès, est-il de ceux qui se rapprochent le plus de la forme réelle. Mais en voici un autre (fig. 26) qui est bien mieux dans la donnée de la peinture translucide. La courbure exagérée de l'index, la grosseur de l'extrémité du pouce, sont observées pour accuser le geste et pour contraindre la lumière à faciliter la compréhension de la forme. C'est grâce à l'emploi de ces procédés que les sujets de nos vitraux légendaires du XIIIe siècle, généralement d'une très-petite dimension, sont si visibles, que les scènes se peuvent lire, et que les personnages qui les composent semblent prendre vie, qu'ils sont en action. Il nous est arrivé fréquemment de toucher du doigt des panneaux qui, à distance, produisent un excellent effet, et d'être surpris des moyens employés par les artistes verriers pour obtenir cet effet, des exagérations, des tricheries qu'ils se sont permises. Les figures qui paraissent les plus parfaites sont, vues de près, d'une étrangeté singulière, au point de vue du dessin rigoureux. Des parties de ces figures sont d'une maigreur hors de toute proportion, d'autres sont dessinées avec exagération; des gestes sont forcés jusqu'à l'impossibilité, des traits accusés jusqu'à la charge. Le panneau de Bourges que nous donnons fig. 17 et 20, et dont l'aspect est excellent à distance, présente de près tous les moyens d'exécution forcés que nous signalons. La tête, figure 20, est, sous ce rapport, une des oeuvres les plus intéressantes à étudier. Il fallait une longue pratique de ces effets de la lumière et de la distance pour en arriver à cette exagération de la forme, à ces hardiesses justifiées par l'effet obtenu. Il est clair que plus les sujets sont compliqués et les scènes vives, plus les artistes ont du recourir à ces procédés qui consistent à jouer avec la lumière pour obtenir un effet voulu; car dans les figures d'une composition simple ils sont restés bien plus près de la réalité.

Le personnage que nous donnons ici (fig. 27) est dans ce dernier cas 363. La peinture sur verre est le tracé A, l'apparence à distance est le tracé B. Les plombs se fondent dans la lumière; la dureté des traits disparaît et compose un modelé doux et clair. Cependant les demi-teintes comme les ombres sont posées à plat, sans être fondues; mais le voisinage des parties laissées pures de tout travail, le voisinage des lumières, influent sur ces teintes et en dévorent les bords, si bien qu'à distance, on supposerait un modelé très-délicat, une succession de nuances entre l'ombre et le clair, qui, de fait, n'existe pas. Si, au contraire, ce modelé était fondu; si, au lieu de se composer de touches d'ombres d'une même valeur et d'une très-petite quantité de demi-teintes égales d'intensité, le peintre avait suivi toutes les transitions que la nature donne entre l'ombre et la lumière, cette figure, à distance, ne présenterait qu'une masse confuse, ou plutôt des formes émoussées, molles, rondes, sans accent. Or, ce défaut choque dans les vitraux qui, beaucoup plus tard, furent traités comme on traite la peinture opaque. Les traditions du XIIe siècle persistèrent dans certaines provinces jusque vers le milieu du XIIIe siècle. Si, dans l'Île-de-France et en Champagne, l'art du verrier penche vers l'étude plus attentive de la nature, en Bourgogne, par exemple, on retrouve encore, au milieu du XIIIe siècle, des traces de ce dessin et de ce modelé gréco-byzantin. Les vitraux de Notre-Dame de Dijon, ceux de Notre-Dame de Semur, qui datent de 1240 à 1250, qui, par conséquent, sont contemporains de ceux de la sainte Chapelle de Paris, ont un caractère archaïque perdu déjà dans les provinces françaises.

Ce saint Pierre (fig. 28) tiré d'un vitrail de la chapelle de la Vierge de Notre-Dame de Semur (Côte-d'Or) nous fournit un exemple de la continuation peu altérée des procédés de dessin du XIIe siècle. D'ailleurs ces vitraux sont exécutés avec un soin minutieux. Les artistes redoutent les grandes surfaces des lumières; ils multiplient le travail des plis des draperies, les traits, pour atténuer l'effet de la coloration translucide; il en résulte une harmonie un peu sourde, mais d'une valeur soutenue. Les verres choisis par cette école sont particulièrement beaux et épais, d'une coloration veloutée. Malheureusement il ne reste pas un grand nombre de ces vitraux bourguignons du XIIIe siècle, car les verrières de la cathédrale d'Auxerre n'appartiennent pas franchement à cette école, et se rapprochent plutôt de la facture champenoise. Disons aussi que dans les vitraux d'un même édifice et d'une même époque, on observe le travail de mains très-différentes. Des artistes vieux et des jeunes travaillaient en même temps, et si les jeunes introduisaient dans ces ouvrages une exécution avancée, nouvelle, les peintres appartenant aux écoles du passé continuaient à employer leurs procédés. C'est ainsi, par exemple, qu'à la sainte Chapelle de Paris, on signale des panneaux qui ont encore conservé des traces de la facture du commencement du XIIIe siècle. Peut-être au XIIe siècle fabriquait-on des vitraux de pacotille d'une exécution hâtive et négligée. De ces sortes de vitraux il ne reste pas trace. Il est vrai que les verrières de cette époque qui sont conservées furent replacées au XIIIe siècle ou laissées en place exceptionnellement 364, ce qui ferait supposer que cette conservation est due à leur perfection, tandis que les oeuvres d'un ordre inférieur auraient été remplacées. Toujours est-il que nous ne connaissons du XIIe siècle que des vitraux d'une beauté incomparable, soit comme choix de verre, soit comme composition ou exécution des sujets d'ornements, soit comme mise en plomb; on n'en peut dire autant des vitraux fabriqués pendant le XIIIe siècle, et surtout de ceux qui appartiennent à la seconde moitié de ce siècle. Leur harmonie n'est pas toujours heureuse, leur composition est souvent négligée et l'exécution défectueuse; les verres peints sont irrégulièrement cuits et grossièrement mis en plomb. Ces négligences s'expliquent, si l'on a égard à la quantité prodigieuse des vitraux demandés alors aux peintres verriers.

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