Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 9 - (T - U - V - Y - Z)
Il ne faut pas croire d'ailleurs que ce procédé décoratif fût obtenu à bas prix, les vitraux devaient coûter fort cher. Telle corporation réunissait des ressources pour fournir une verrière 365, et généralement ces verrières données par un corps de métier sont les plus belles comme exécution parmi celles qui décorent les fenêtres de nos grandes cathédrales. Un prince donnait une verrière, ou un chanoine, ou un abbé. C'étaient donc là des objets de prix. La valeur de la matière première était considérable, et l'on attachait beaucoup d'importance, non sans raison, à la bonne qualité et à la beauté des verres. La mise en plomb devait naturellement atteindre des prix élevés. Les plombs étaient obtenus, non à la filière, comme on les obtient aujourd'hui, mais au rabot, ce qui exigeait beaucoup de temps et de soin. Or, quand on suppute la quantité de mètres linéaires de plombs qui entrent dans un panneau de vitrail légendaire, par exemple, on reconnaît qu'il y a là, comme matière et main-d'oeuvre, une valeur assez considérable. Aujourd'hui, la mise en plomb d'un mètre superficiel de vitraux légendaires bien faits, avec des verres épais, coûte environ 50 francs. Les verres étant, pendant les XIIe et XIIIe siècles, beaucoup moins égaux que les nôtres, ce prix, eu égard à la valeur de l'argent, ne pouvait être au-dessous de cette somme. Ainsi que nous l'avons dit, cette inégalité d'épaisseur des verres, qui rend la mise en plomb si difficile, est une des conditions d'harmonie et de vivacité des tons. Quand les verres sont plans et égaux comme épaisseur, la lumière les frappe tous, sur une verrière, suivant un même angle, d'où résulte une réfraction uniforme; mais quand, au contraire, ces verres sont bossués et inégaux comme épaisseur, ils présentent, extérieurement à la lumière, des surfaces qui ne sont pas toutes sur un même plan vertical; d'où résulte une réfraction variée qui ajoute singulièrement à l'éclat relatif des tons, et qui contribue à l'harmonie. C'est ainsi que la perfection des produits est souvent en raison inverse de la qualité de l'effet, en matière d'art.
Pour sertir ces verres inégaux d'épaisseur et bossués, les verriers des XIIe et XIIIe siècles employaient des plombs peu larges, mais ayant beaucoup de champ (fig. 29), poussés au rabot sur lingots. Les ailes de ces plombs, épaisses, permettaient à l'ouvrier metteur en plomb de les rabattre sur les inégalités du verre, de manière à maintenir parfaitement leurs bords, comme on fait de la bâte qui sertit un chaton. La section de ces plombs, quelquefois très-fins, donne ou des plans droits, ou des surfaces externes convexes (voy. en B). Leur champ, prononcé relativement à l'épaisseur, permettait de les contourner facilement pour suivre toutes les sinuosités des pièces de verre. Ils étaient réunis par des points de soudure. Les plombs que nous possédons encore, datant du XIIe siècle, sont très-étroits; ils deviennent généralement plus larges aux XIIIe siècle, surtout dans les verrières à grands sujets, et, entre eux et le verre, on constate souvent la présence d'un corps gras résineux, qui était destiné à calfeutrer les interstices.
Si les artistes de la seconde moitié du XIIIe siècle ont exécuté parfois des verrières avec négligence, il faut reconnaître cependant qu'ils en ont produit une grande quantité dont l'aspect, au point de vue de l'harmonie des tons, du dessin et de l'exécution, ne laisse rien à désirer. Parmi ces dernières, nous citerons les panneaux de fenêtres de la galerie du choeur de l'église de Saint-Urbain de Troyes (1295 environ). Trois de ces panneaux placés du côté du nord sont exécutés avec une rare perfection. Ils se détachent sur une grisaille; leurs fonds rouge, vert et bleu sont damasquinés de dessins d'une délicatesse extrême, enlevés sur une teinte posée en dehors du vitrail, et non du côté de la peinture, ce qui donne un flou particulier à ces dessins. Les trois sujets représentés sont: l'entrée de Jésus à Jérusalem, le lavement des pieds, et Jésus discutant dans la synagogue.
Voici (fig. 30) une copie de ce dernier sujet. Ce panneau n'a que 0m,55 de largeur; les figures sont modelées avec des demi-teintes en partie posées en dehors et les traits peints à l'intérieur, suivant l'usage. Les têtes cherchent l'expression individuelle et dramatique, mais manquent de la grandeur et du style que l'on trouve dans les vitraux antérieurs à cette époque; les draperies sont évidemment étudiées sur la nature et ne laissent plus apercevoir trace de la recherche du nu encore apparente au milieu du XIIIe siècle.
La figure 31 reproduit la tête du Christ grandeur d'exécution: on croirait difficilement qu'un siècle à peine sépare cette peinture de celle donnée figure 20. Il est vrai de dire que ces trois panneaux de l'église de Saint-Urbain sont exceptionnels, que ce sont des miniatures sur verre. Ils n'en constatent pas moins le degré d'avancement de l'art du verrier, l'abandon complet de traditions du XIIe siècle, les tendances de la nouvelle école vers le naturalisme et même le maniéré.
Jusqu'alors il était peu ordinaire que les panneaux colorés fussent entourés par des fonds en grisaille. M. Steinhel, dont les connaissances en peinture sur verre sont connues, signale cependant des panneaux colorés de la fin du XIIe siècle se détachant sur des ornements également colorés, mais sur fond blanc.
Ces vitraux appartiennent à la cathédrale de Châlons, qui, bien que datant en presque totalité du XIIIe siècle, conserve d'assez nombreux fragments de vitraux du XIIe siècle, entre autres de fort belles bordures. Nous reproduisons ici le dessin de ces ornements sur fond blanc qui entourent des panneaux à sujets légendaires sur fond bleu. L'ensemble de la verrière donne les compartiments présentés en A (fig. 32).
Les sujets sont répartis dans les quarts du cercle C. En B, est tracé un détail des écoinçons d. Nous avons indiqué par des lettres, conformément à la méthode précédemment donnée, les tons des verres dans ce détail: c'est-à-dire que les lettres b, r et j indiquent le bleu, le rouge et le jaune; les lettres a, e, i, o, u, le blanc, le pourpre foncé, le pourpre clair, le vert d'émeraude et le vert bleu turquoise; le jaune du cercle est paille celui j de l'ornement est plus chaud. L'harmonie est sévère, nacrée, et fait ressortir puissamment les médaillons à sujets. Ce fait rare aujourd'hui,--les vitraux du XIIe siècle étant peu communs,--devait, pensons-nous, se présenter assez fréquemment à cette époque, la tendance des peintres verriers du XIIe siècle étant de trouver les harmonies claires et limpides d'aspect. Il existe à la cathédrale d'Augsbourg des vitraux dont les grandes figures, qui paraissent dater de la fin du XIIe siècle, se détachent sur des fonds blancs damasquinés de grisailles.
Les vitraux légendaires ou à grandes figures du XIIIe siècle sont au contraire d'une tonalité puissante, et les artistes de cette époque ne pensaient pas que cette coloration montée pût s'allier à la clarté des grisailles. Cependant, si étendues que fussent les surfaces vitrées dans les monuments, leur coloration rendait les intérieurs des vaisseaux très-sombres. Dès la seconde moitié du XIIIe siècle, on songea donc à donner plus de lumière dans l'intérieur des édifices en composant des verrières partie en grisailles, partie en panneaux colorés. On conçoit sans peine que cette innovation dut changer complétement les conditions d'harmonie. Les surfaces blanc nacré des parties en grisailles devaient faire paraître lourdes et obscures les surfaces colorées-voisines. On introduisit donc dans ces dernières de grandes parties claires, des bleus limpides et verdâtres, des jaunes, des rouges et pourpres très-clairs, des blancs verdâtres ou rosés. D'ailleurs les panneaux légendaires ou les grandes figures isolées étaient toujours entourés d'un fond bleu, le plus souvent avec filets d'encadrement. Outre la plus grande masse de lumière, on obtenait ainsi une économie notable sur la vitrerie des grands édifices, car les grisailles, même les plus chargées, ne coûtent pas la moitié du prix de revient des vitraux colorés. Dans les fenêtres hautes de la cathédrale d'Auxerre, qui datent de la seconde moitié du XIIIe siècle, on avait déjà tenté l'emploi de ce moyen; mais là les grisailles sont d'un dessin très-large et ferme qui combat la trop grande lucidité de ces surfaces claires, incolores, opposées, dans une même fenêtre, à des surfaces colorées. La grisaille n'occupe qu'une faible partie du vitrail, et compose comme une marge entre le sujet principal et la bordure toujours colorée. Voici un exemple tiré des hautes fenêtres du choeur de cette cathédrale (fig. 33) 366. Le fond de la figure et du dais qui la surmonte est bleu; les tons du dais sont: le blanc, le jaune, le vert pâle avec touches rouges dans les deux petites baies latérales. Cette harmonie très-claire sert de liaison entre les deux bandes B de la grisaille. Il en était de même du socle, détruit aujourd'hui et remplacé par un panneau du XVIe siècle; le personnage porte une robe vert d'émeraude, un manteau pourpre clair, un bonnet vert, un phylactère blanc. La bordure est composée de feuilles vert bleuâtre et jaunes sur fond rouge. La lumière donnée par ces sortes de verrières est d'autant plus brillante, qu'elles se détachent sur la partie supérieure du ciel. Pour combattre l'effet dévorant de cette lumière dans les bandes en grisailles, celles-ci sont peintes en traits épais avec treillissé très-fourni entre les ornements, si bien que, près de l'oeil, la surface des lumières est moins importante que celle occupée par la grisaille opaque. Dans le même fenestrage du choeur de la cathédrale d'Auxerre, des grisailles occupant la même place sont mêlées de touches et de filets en couleur. L'effet est moins franc, moins compréhensible. C'est cependant à ce dernier parti que les peintres verriers de la fin du XIIIe siècle s'attachèrent dans la composition de beaucoup de fenêtres à grands sujets ou personnages. Les charmants panneaux des fenêtres de la galerie du choeur de l'église de Saint-Urbain de Troyes, dont nous avons donné un échantillon (fig. 30), sont compris entre des compartiments de grisailles avec filets colorés. Les fenêtres hautes du choeur de cette même église présentent une série de grandes figures de prophètes surmontées de dais, se détachant sur un fond bleu et comprises entre des panneaux de grisailles avec filets colorés (voyez fig. 34).
Les vêtements de ces grandes figures sont généralement clairs et vifs. Les bordures sont larges et solides de ton. Celle de la verrière que nous donnons ici se compose des armes de France; c'est-à-dire d'un fond bleu chargé de fleurs de lis d'or (jaunes) sans nombre, et d'un écu de gueules à la croix d'argent (blanche) et de quatre clefs de même dans les quatre cantons, les pannetons opposés. Contrairement au parti adopté à Auxerre quarante ans auparavant environ, la grisaille de Saint-Urbain est fine, claire, peu chargée, de manière à laisser briller les filets et les touches de couleur. Ce parti a été adopté dans beaucoup de monuments de la fin du XIIIe siècle et du commencement du XIVe, notamment à Saint-Ouen de Rouen, dans les cathédrales de Narbonne, d'Amiens 367, de Cologne, etc. Quelquefois les dais d'architecture prenaient une grande importance et se composaient de tons clairs, blancs, jaunes, vert d'eau, avec des taches rouges et bleues. Pendant le XIIIe siècle, ces dais, bien que tenus toujours dans des tons clairs, sont simples comme dessin, assez peu importants comme dimension. Ils prennent plus de place à la fin du XIIIe siècle, et occupent souvent pendant le XIVe autant de surface que les figures qu'ils couvrent. Ils se chargent de détails d'architecture, tels que clochetons, gâbles, roses, fenêtres à meneaux, crochets et fleurons. Jusqu'alors les formes d'architecture représentées dans les vitraux sont traduites d'une manière toute de convention; mais vers le commencement du XIVe siècle, les artistes verriers affectent de rechercher l'imitation plus réelle de ces formes. On peut citer, comme un premier exemple de ces tentatives, des verrières des chapelles de la cathédrale de Beauvais qui datent de 1310 environ.
La figure 35, au quart de l'exécution, donne une partie des décorations architectoniques qui accompagnent les sujets de ces verrières et qui sont d'une extrême finesse. Les tons de cette architecture sont blancs et jaunes avec quelques touches rouges, sur un fond bleu. L'éclat non rayonnant du jaune acquiert la netteté et la délicatesse de lumières métalliques à travers ces larges redessinés noirs, ce qui produit un effet saisissant 368. Mais cette recherche, ce dessin maigre et découpé, font regretter les fonds richement colorés, les bordures larges, les ornements si grassement composés qui donnent aux vitraux des XIIe et XIIIe siècles cette harmonie veloutée et profonde qui n'a son égale nulle part. Les bordures du XIVe siècle sont généralement étroites et composées de dessins trop petits d'échelle. Les meneaux qui alors divisaient les fenêtres en compartiments verticaux d'une largeur de deux pieds à deux pieds et demi (0m,65 à 0m,75) obligeaient les verriers à réduire les bordures et à diminuer les figures isolées. Les pages données à ces artistes n'avaient plus l'ampleur que nous leur voyons prendre pendant le XIIe siècle et jusque vers 1230. Les armatures de fer ne se composaient plus que de barlotières, c'est-à-dire de barres horizontales, et les panneaux comprenaient la composition centrale et la bordure. L'exemple fig. 34 est déjà pour cette époque une exception; mais, à Saint-Urbain de Troyes, les vides prennent une surface énorme; il est rare que les travées de vitraux entre meneaux aient cette largeur à dater de la seconde moitié du XIIIe siècle.
Les vitraux légendaires du XIVe siècle sont beaucoup moins communs que ceux du XIIIe. Cet art déclinait alors visiblement; les principes de la peinture translucide que nous avons exposés, et qui avaient dirigé les artistes pendant deux siècles, se perdaient comme se perdaient les principes de la sculpture monumentale. Deux causes contribuaient à cet affaissement de l'art du verrier: la recherche du réel, de l'effet dramatique, et les ressources moins abondantes, au milieu d'une société chez laquelle se développait chaque jour davantage la vie civile. Les corporations, préoccupées de leurs intérêts matériels, ne donnaient plus ces belles verrières qui avaient décoré les cathédrales et les églises paroissiales pendant la première moitié du XIIIe siècle; les évêques et les chapitres avaient, grand'peine à terminer leurs cathédrales restées inachevées et ne pouvaient consacrer des sommes importantes à l'exécution de ces peintures merveilleuses. La féodalité laïque était déjà fort appauvrie et ne songeait qu'à se fortifier dans ses châteaux. Puis, dans l'architecture religieuse alors en honneur, on avait tellement développé les surfaces des fenêtres, qu'il devenait impossible, à moins de dépenses exagérées, de garnir ces vides de vitraux à sujets. Aussi est-ce une fortune rare de trouver une église du XIVe siècle qui soit entièrement garnie de ses vitraux. Nous n'en connaissons qu'une en France qui présente un spécimen complet, ou à bien peu près, d'une suite de verrières faites d'un jet de 1320 à 1330: c'est l'église de Saint-Nazaire, ancienne cathédrale de Carcassonne (voyez CATHÉDRALE, fig. 49, et CONSTRUCTION, fig, 109 et 111). Le choeur et le transsept de cette église présentent une énorme surface de baies toutes garnies de leurs vitraux du commencement du XIVe siècle 369. Ces vitraux à sujets légendaires sont d'une harmonie brillante sans être crue, ce qui se rencontre rarement à cette époque, et appartiennent à une école dont nous ne connaissons pas le centre, mais que nous serions disposés à placer à Toulouse, et dont on retrouve les produits jusqu'à Beziers.
Le panneau (fig. 36) provenant de la fenêtre qui contient la légende de saint Nazaire donne une idée du style de cette école 370; les compositions sont assez bonnes, le sentiment dramatique est cherché, et le geste, par suite, tombe souvent dans la manière. Les draperies sont moins bien entendues que dans nos écoles du Nord, mais le choix des tons, l'entente de l'harmonie générale, l'emportent de beaucoup sur ce qui se faisait au nord de la Loire à cette époque. Les verres sont grossièrement étendus, inégaux à l'excès, épais, mais d'une valeur de ton très-belle. Quelques parties qui semblent peintes par des mains habiles, comme par exemple la figure de la femme du panneau (36), sont exécutées avec beaucoup d'entrain et d'adresse. Parmi ces verrières de Saint-Nazaire, il faut citer celle qui représente le Christ en croix, avec la tentation d'Adam, les prophètes tenant des phylactères sur lesquels sont écrites les prophéties relatives à la venue et à la mort du Messie, comme une des plus remarquables par sa composition, le choix des tons et le dessin ferme, solide, très-modelé, digne des verrières les plus belles du XIIIe siècle.
À dater de cette époque (le commencement du XIVe siècle), hormis quelques vitraux assez remarquables comme entente générale de l'effet, le dessin incline visiblement vers le maniéré. Comme couleur, les belles harmonies des XIIe et XIIIe siècles sont perdues, et les peintres recherchent les tons brillants faisant contraste avec des tons de grisaille. Les jaunes d'argent, nouvellement trouvés, prennent une trop grande place et donnent un aspect fade aux verrières. On cherche à remplir les fonds de damasquinages, pour éviter leur rayonnement sur les figures traitées avec maigreur et dont le modelé est trop cherché. On évite les grandes figures, et les grisailles prennent chaque jour plus d'importance. On ne savait plus comme précédemment établir une différence tranchée entre l'art du peintre sur mur ou panneau et l'art du peintre verrier; au contraire, la peinture sur verre tendait chaque jour davantage à chercher les effets qui conviennent à la peinture opaque.
L'état désastreux de la France pendant les dernières années du XIVe siècle et la première moitié du XVe ne permit guère aux peintres verriers d'exercer leurs talents. Aussi les vitraux de cette époque sont-ils fort rares, et le peu qui nous reste de ces oeuvres est-il d'une médiocre valeur. On fabriquait cependant des grisailles, et l'art ne se perdait pas, puisque vers la fin du XVe siècle, on le voit reprendre une nouvelle vie, mais dans des conditions étrangères à l'art ancien. Trois écoles principales se relevèrent alors, l'école de l'Île-de-France, celle de Troyes et celle de Toulouse; cette dernière, la plus élevée certainement au point de vue où l'on doit se placer lorsqu'il s'agit de la peinture translucide. L'école de l'Île-de-France reporte sur verre des compositions qui conviendraient aussi bien et mieux même, peintes sur surfaces opaques. Tels sont, par exemple, les vitraux de la rose de la sainte Chapelle, qui datent de la fin du XVe siècle. L'école de Troyes est moins éloignée des conditions qui conviennent à la peinture translucide; elle possède encore un sentiment assez juste de l'harmonie des tons, et les sujets sont traités de façon à profiter des qualités essentielles au vitrail. Quant à l'école de Toulouse, elle atteint parfois à la perfection: son style, comme dessin, est large, élevé; sa valeur, comme emploi des couleurs translucides, rivalise avec les belles oeuvres du XIIIe siècle. Mais ce n'est guère qu'au commencement du XVIe siècle que cette école atteint l'apogée. Les vitraux de la cathédrale d'Auch 371, ceux des églises de Lombez, de Fleurance, sont réellement fort beaux et d'une tonalité puissante et harmonieuse. D'ailleurs les verriers de cette époque, au nord et au midi, avaient trouvé des perfectionnements dans le détail de la fabrication, qui leur permettaient de produire des effets inconnus jusqu'alors. Ils doublaient certains verres, le rouge, le vert, le bleu pâle, le pourpre mordoré, et en enlevant à la molette partie de ces doublures, ainsi qu'on le fait aujourd'hui pour les verres dits de Bohême, ils obtenaient des broderies, des détails délicats, qu'ils pouvaient encore colorer avec le jaune d'argent ou certaines couleurs d'émail 372. Toutefois ces délicatesses, charmantes dans des vitraux d'appartement, sont complétement perdues dans la grande décoration monumentale et n'ajoutaient rien à l'effet. La palette des verriers s'était enrichie de tons nouveaux. Ces moyens de doublage leur permettaient d'obtenir certains tons d'une puissance inconnue jusqu'alors: ils avaient des verres violets obtenus avec un doublage rouge sur un bleu pâle, des verts obtenus au moyen de plusieurs couches de verres blanc, jaune et bleu superposés 373, des mordorés obtenus avec une couche jaune sur un pourpre; ils employaient déjà aussi les couleurs d'émail sur le blanc, de manière à obtenir des colorations douces et fondues, des bleus pâles, des roses (pourpre d'or), des lilas. La rose de la sainte Chapelle de Paris fournit maint exemple de ces applications de couleur d'émail qui tiennent bien, ce que l'on ne sait faire aujourd'hui.
Tous ces perfectionnements de fabrication ne pouvaient cependant relever un art qui abandonnait ses véritables principes. Les derniers beaux vitraux de la renaissance que l'on voit à Bourges, à Paris, à Vincennes, à Sens, à Troyes, ne sont que des cartons de peintres reportés sur verre. Ces oeuvres peuvent avoir de grandes qualités comme composition, comme dessin et modelé, elles n'en ont aucune au point de vue décoratif. Leur aspect est confus, blafard ou dur; l'oeil cherche péniblement un dessin qu'il préférerait voir sur une surface opaque; les plombs, au lieu de faciliter la compréhension, la gênent, parce que le dessin a été conçu sans en tenir compte. La perspective, la succession des plans, manquent absolument leur effet et ne produisent que la fatigue.
Nous convenons volontiers que le maniéré du XVe siècle et même du XIVe était une déviation funeste de l'art chez les verriers, mais alors cependant les grands principes décoratifs de cet art n'étaient pas oubliés. Nous préférons encore ces défauts ou ces faiblesses à la pédanterie des artistes du XVIe siècle, qui prétendaient transporter sur le verre des compositions plus ou moins inspirées des peintures des écoles italiennes de ce temps, et qui, pour montrer leur savoir comme dessinateurs, négligeaient absolument d'observer les conditions qui conviennent seules à la peinture translucide.
Nous ne devons pas omettre de parler d'une école de peinture sur verre qui, tout en n'appartenant pas à la France, n'a pas été cependant sans exercer une influence sur les écoles des provinces voisines de l'Est. De même que l'architecture rhénane du XIIe siècle a poussé des rameaux jusque dans la Lorraine et même la basse Champagne, de même l'école des verriers rhénans s'est quelque peu infusée dans nos ateliers français. Au sein de cette école rhénane les traditions du XIIe siècle se prolongent très-tard, soit comme style, soit comme procédés de fabrication. Au XIIIe siècle encore, on fabriquait à Strasbourg des vitraux qui semblent appartenir à une époque très-antérieure. Les figures conservent leur caractère archaïque, et l'ornementation est tout empreinte d'un style roman très-prononcé. En France, dès le milieu du XIIe siècle, l'ornementation possède son allure particulière, qui se distingue parfaitement du dessin encore admis dans la sculpture; il n'en est pas ainsi même au commencement du XIIIe siècle en Alsace. L'ornementation peinte des vitraux s'inspire des mêmes modèles qui ont servi à la composition des ornements de l'architecture. Les procédés employés dans la peinture sur verre ont une rigidité qui ne se rencontre pas dans nos vitraux. À dater du XIIIe siècle, la grisaille, destinée à former le dessin et les traits d'ombres, est absolument noire et opaque, les demi-teintes sont faites par hachures et n'ont pas la translucidité chaude de nos teintes.
Voici (fig. 37) une bordure d'un des vitraux de la nef de la cathédrale de Strasbourg qui montre combien les traditions romanes s'étaient conservées encore au milieu du XIIe siècle, et combien ce dessin se rapproche des formes admises dans l'ornementation sculptée. Les tons de ces vitraux se rapprochent d'ailleurs de la coloration habituelle du XIIe siècle: ils sont clairs; les blancs, les bleus, les jaunes et les verts clairs dominent. Ainsi les têtes d'animaux sont bleu clair, les cercles blancs, les feuilles vert d'émeraude et jaune-paille. Les fonds sont rouges; le filet de gauche, turquoise, et le filet perlé à côté, jaune or; le filet à droite commence par un blanc, puis des plaques pourpres alternent avec des bagues jaunes entre lesquelles est un vert; un filet bleu est accolé à cette bordure, et, près des cercles, un filet blanc. Le bleu saphir et le rouge occupent les moindres surfaces; les tons rompus clairs sont en majorité. Une architecture dans les tons verts, blancs, jaunes et bleus clairs, composée de deux colonnes avec une archivolte, ajoute à ces bordures et enveloppe le fond rouge sur lequel se détachent les personnages, tenus également dans des tons limpides 374. Pour les chairs, les verriers rhénans emploient généralement des verres moins colorés que ceux choisis par nos artistes français.
Nous reproduisons ici (fig. 38) une tête d'un personnage (saint Timothée) qui se voit dans une fenêtre de la chapelle de Saint-Sébastien accolée à l'église de Neuwiller. Ce vitrail, dont il ne reste que la partie supérieure, paraît appartenir, comme style, à une époque très-ancienne; cependant la forme des lettres de l'inscription placée au-dessus du nimbe ne saurait faire remonter ce vitrail au delà du milieu du XIIe siècle. Le caractère de la tête du saint est tout empreint de la tradition grecque et rappelle les plus anciennes mosaïques de Saint-Marc de Venise 375; ici les demi-teintes sont posées par hachures, retouchées sur quelques points au grattoir. Au total, l'exécution de ce vitrail n'indique pas l'habileté que l'on observe dans l'exemple que nous avons donné (fig. 29 bis).
C'est à la fin du XIIIe siècle seulement que les verriers rhénans paraissent abandonner entièrement les traditions de l'art du XIIe siècle. C'est aussi à cette époque, ainsi que le prouve la construction du choeur de la cathédrale de Cologne, que le style dit gothique s'empare de l'architecture. Les maîtres architectes, comme les maîtres peintres, veulent alors dépasser les modèles français qui leur servent de types, ils prétendent aller au delà, et à cette époque déjà ils tombent dans le style maniéré, que nous ne voyons apparaître dans nos provinces que cinquante ans plus tard. Cependant certains vitraux (anciens) du choeur de la cathédrale de Cologne possèdent des qualités de dessin et de style qu'on ne peut méconnaître; quant à l'harmonie des tons, elle semble livrée au hasard, et ne tient aucun compte des règles si bien observées encore par nos artistes pendant cette période.
Comment expliquer que nous ayons perdu en France ces qualités de coloristes si évidentes dans nos vitraux et nos peintures des XIIe et XIIIe siècles; qualités dont on peut suivre la trace jusqu'au XVIe siècle, et qui, à dater de ce moment, disparaissent de jour en jour de nos édifices pour se réfugier, très-rarement d'ailleurs, dans quelques toiles de chevalet de nos peintres? C'est peut-être à l'étude mal comprise ou mal dirigée des oeuvres de l'antiquité et de la décadence italienne que nous devons la perte de cette faculté possédée par nos devanciers. Dédaignant leurs oeuvres, il était tout simple de ne pas tenir compte des enseignements qu'elles fournissent. Plutôt que d'y revenir, on a préféré admettre une bonne fois que les Français ne sont pas nés coloristes. On aime chez nous donner aux préjugés une sorte de consécration dogmatique, cela va bien à la paresse d'esprit; c'est un arrêt fatal contre lequel nous nous persuadons aisément que notre volonté ou notre réflexion ne saurait réagir: les consciences se rassurent, ainsi on se dispense de tout effort. Il est bien certain que le sentiment et l'expérience de l'harmonie colorante sont perdus en France depuis plus de deux siècles, et les pâles tentatives faites de nos jours pour colorer l'architecture en sont une preuve sans réplique. N'est-ce pas, par exemple, se méprendre sur les conditions de l'harmonie colorante appliquée à l'architecture, que de supposer qu'on obtiendra un effet heureux en faisant intervenir le marbre comme élément de couleur au milieu d'une structure de pierre? Le marbre, dont la tonalité est chaude et dure souvent, qui prend des reflets heurtés, ne peut s'allier aux tons légers et transparents de la pierre; c'est pis encore si, avec le marbre, on emploie le métal aux lumières étincelantes. Alors la pierre perd à l'oeil toute solidité, ses tons et ses formes mêmes s'émoussent, s'alourdissent. On voudrait la fouiller, redessiner ses arêtes, ses contours.
Aucun peuple ayant laissé des oeuvres d'architecture recommandables n'est tombé dans une erreur aussi profonde. Les Grecs ont coloré le marbre blanc, qu'ils employaient à cause de la finesse de sa contexture; mais ils l'ont coloré en totalité, et n'ont jamais tenté de placer des marbres de couleur à côté de marbre blanc, et surtout à côté d'une pierre calcaire. Les Romains, qui n'avaient pas d'ailleurs un sentiment bien élevé de l'harmonie, n'ont jamais employé les marbres de couleur simultanément avec la pierre laissée dans son état normal. Saint-Marc de Venise, qui présente extérieurement comme intérieurement une harmonie colorée d'un si heureux effet, est entièrement revêtu de plaques de marbre d'un ton très-fin, de mosaïques et de dorures; de la pierre on ne voit pas trace. Les artistes du moyen âge ont admis la peinture à l'extérieur et à l'intérieur de leurs édifices; mais la peinture n'a pas la rigidité du marbre; on ne subit pas sa tonalité, on la cherche et on la trouve. Ils avaient, pour les intérieurs des grands vaisseaux, la peinture. La coloration des vitraux avait l'avantage de jeter sur les parois opaques un voile, un glacis colorant d'une extrême délicatesse, quand, bien entendu, les verrières étaient elles-mêmes d'une tonalité harmonieuse. Si les ressources dont ils disposaient ne leur permettaient pas d'adopter un ensemble de vitraux colorés, ou s'ils voulaient faire pénétrer d'une manière plus pure la lumière du jour dans les intérieurs, ils avaient adopté cette belle décoration des grisailles qui est encore une harmonie colorante obtenue à l'aide d'une longue expérience des effets de la lumière sur des surfaces translucides. Beaucoup de nos églises conservent des verrières en grisailles fermant soit la totalité de leurs baies, soit une partie seulement. Dans ce dernier cas, les grisailles sont réservées pour les fenêtres latérales qu'on ne peut apercevoir qu'obliquement, et alors les verrières colorées ferment les baies du fond, les ouvertures absidales que l'on aperçoit de loin, en face. Ces grisailles latérales sont toutefois assez opaques pour que les rayons solaires qui les traversent ne puissent éclairer en revers les vitraux colorés. Ces rayons solaires cependant jettent, à certaines heures de la journée, une lueur nacrée sur les vitraux colorés, ce qui leur donne une transparence et des finesses de tons indescriptibles. Les vitraux latéraux du choeur de la cathédrale d'Auxerre, mi-partie grisailles, mi-partie colorés, répandent ainsi sur la fenêtre absidale, entièrement colorée, un glacis d'une suavité dont on ne peut se faire une idée. La lueur d'un blanc opalin qui passe à travers ces baies latérales, et qui forme comme un voile d'une extrême transparence sous les hautes voûtes, est traversée par les tons brillants des fenêtres du fond qui produisent les chatoiements des pierres précieuses. Alors les formes semblent vaciller comme les objets aperçus à travers une nappe d'eau limpide. Les distances ne sont plus appréciables, elles prennent des profondeurs où l'oeil se perd. À chaque heure du jour ces effets se modifient, toujours avec des harmonies nouvelles dont on ne peut se lasser d'étudier les causes, quand toutefois on tient à étudier les causes des effets perçus par les sens: or, plus cette étude est approfondie, plus on demeure émerveillé de l'expérience acquise par ces artistes, dont les théories sur les effets des couleurs (admettant qu'ils en eussent) sont pour nous inconnues, et que les plus bienveillants d'entre nous traitent en enfants naïfs. N'admettant pas que la naïveté toute seule puisse arriver à des résultats aussi complets dans les choses d'art; étant bien convaincu, au contraire, qu'il faut aux artistes une connaissance très-supérieure des causes et des effets pour produire des oeuvres toujours réussies, et cela dans de vastes monuments, nous allons essayer de donner un aperçu du système adopté par les verriers du moyen âge dans la composition et la fabrication des grisailles.
Les plus anciennes grisailles connues ne remontent pas au delà du XIIIe siècle, et ces premières grisailles ne sont mêlées d'aucune partie colorée.
Il existait certainement au XIIe siècle des vitraux simplement composés d'ornements qui étaient fort clairs d'aspect, et dans lesquels par conséquent la grisaille remplissait un rôle important. Mais de ces sortes de vitraux nous ne connaissons qu'un seul exemple, et cet exemple a-t-il été tellement défiguré par des restaurations grossières, que nous ne pourrions le considérer comme complet. Il s'agit de la célèbre verrière de l'église abbatiale de Saint-Denis, dans laquelle on voit des griffons au milieu de médaillons carrés. Si l'on s'en rapporte au dessin que Percier fit de cette verrière à Saint-Denis avant qu'elle eût été transportée au Musée des monuments français, ces griffons formaient le milieu de la verrière, qui possédait trois larges bordures d'ornements dans lesquelles le blanc tenait une grande surface. Mais ce dessin ferait supposer que les griffons du XIIe siècle et leurs médaillons avaient été encadrés beaucoup plus tard, peut-être au XVIe siècle 376. On peut conclure néanmoins, de l'existence de ces fragments, qu'au XIIe siècle on fabriquait des vitraux d'ornements avec coloration.
Les grisailles pures, dont nous n'avons d'exemples qu'au commencement du XIIIe siècle, devaient cependant exister avant cette époque, car le dessin de celles que nous possédons accuse la trace de traditions antérieures au XIIIe siècle. Dans les magasins de Saint-Denis, à Châlons-sur-Marne, à Saint-Rémi de Reims, on retrouve encore des fragments de verres blancs peints qui proviennent très-probablement de grisailles du XIIe siècle. Ces anciens débris sont puissamment modelés, avec demi-teintes, suivant la méthode adoptée pour les ornements de couleur. Le dessin en est plein, large, fortement redessiné avec fonds relativement réduits et remplis d'un treillis en noir ou enlevé au style sur noir. Les verres employés alors sont épais, légèrement verdâtres ou enfumés, souvent remplis de bouillons, ce qui leur donne une qualité chatoyante très-précieuse. Habituellement ces verres blancs sont peu fusibles et ont été moins altérés par les agents atmosphériques que les verres colorés, lesquels sont profondément piqués, surtout à l'orientation du midi 377.
Voici (fig. 39) une grisaille qui provient de l'église abbatiale de Saint-Jean au Bois près Compiègne. Elle est complétement dépourvue de verres colorés et date de 1230 environ, bien qu'elle conserve encore, surtout dans sa bordure, le caractère de dessin du XIIe siècle. C'est surtout dans ces compositions de grisailles que l'on peut reconnaître combien les artistes verriers savaient profiter de la mise en plomb pour appuyer le dessin. Les plombs forment les compartiments principaux, combinés de manière à éviter les angles aigus trop fragiles.
À ce point de vue, le beau panneau que nous retraçons ici (fig. 40), provenant de la chapelle de la Vierge de la cathédrale d'Auxerre, est un chef-d'oeuvre de composition. Cette grisaille est de même dépourvue de verres colorés; elle occupe une large fenêtre, et chaque carré porte d'angle en angle 0m,55. Une bordure blanche à filets unis l'encadre. Son aspect est blanc nacré, d'un ton extrêmement fin et doux. Dans ces deux exemples, les fonds sont couverts par un treillis noir assez ferme, fait au pinceau; quelques demi-teintes sont posées sur les ombres des feuilles en hachurés larges. Le dessin est une grisaille opaque noir brun, un peu transparente sur les bords. La cathédrale de Soissons possède dans la nef de belles grisailles du XIIIe siècle sans couleur, d'un grand effet décoratif; les traits du dessin sont larges, fournis; quelques verres présentent des variétés de blanc pour mieux accuser la charpente principale de la composition. C'était là une ressource dont les verriers du XIIIe siècle ne se privaient pas. Mais ce n'était pas uniformément qu'ils plaçaient ces verres blancs de qualités différentes. Parfois, par exemple, la charpente de la composition se détache sur le fond verdâtre par un ton légèrement enfumé, puis à côté le contraire a lieu; de telle sorte que l'artiste obtenait ainsi les effets chatoyants des damas de soie dans lesquels suivant que la lumière frappe les surfaces, le dessin se détache en ton obscur sur un fond clair ou en clair sur un fond obscur.
La fin du XIIIe siècle employa encore les grisailles sans couleur. La cathédrale de Troyes nous fournit de beaux exemples de ces vitraux incolores. Nous en donnons ici deux panneaux (fig. 41 et 42), dont l'exécution est d'une extrême délicatesse et la composition charmante.
Ces grisailles paraissent dater des dernières années du XIIIe siècle. Mais déjà des bordures colorées les accompagnent, en laissant toujours entre elles et le tableau de la baie un filet blanc. Nous avons vu qu'à cette époque, les verriers employaient souvent les grisailles avec les figures colorées sur fond de couleur; mais, avant le XVIe siècle, nous ne connaissons en France aucun exemple de figures peintes en grisaille sur verres blancs. Les artistes du XIVe siècle avaient cependant employé la peinture opaque en camaïeu pour les figures, dans certains cas; il paraît donc surprenant qu'ils n'aient pas eu l'idée de le faire pour la peinture translucide, ou que, s'ils l'ont fait, il ne nous en reste pas des fragments. En observant attentivement les effets de la peinture translucide en grisaille, on se rend cependant compte des raisons qui ont dû empêcher ces artistes d'appliquer ce procédé aux figures. Si clairement composée que soit une verrière d'ornements en grisaille, si vigoureux que soit le dessin, si bien accusés que soient les fonds, il résulte toujours de ces compositions un effet miroitant à l'oeil, qui rappelle l'aspect d'une étoffe damassée, c'est-à-dire un ensemble vibrant dont il est difficile, à moins d'une attention fatigante, de démêler la trame. La condition essentielle de toute grisaille incolore, c'est qu'il ne reste sur aucun point une surface de verre qui ne soit recouverte par le travail du pinceau. Il faut une répartition égale, régulière, de ce travail, pour qu'en apparence l'oeil ne croie pas voir un trou, un vide dans la surface translucide. Or, en peignant des figures, il fallait nécessairement laisser des surfaces claires inégales et plus ou moins larges, en raison du modelé de la forme. Il en résultait une suite de taches lumineuses et obscures réparties sans ordre, qui produisaient un très-fâcheux effet, et n'invitaient pas à reposer les yeux sur ces surfaces. À distance, les blancs prenaient une importance démesurée, et les ombres, réduites, faisaient taches. On peut se rendre compte de l'aspect désagréable de ces sujets en grisailles translucides si l'on examine certains vitraux de la renaissance où l'on a cherché à rendre des cartons très-lisiblement colorés. L'oeil a grand'peine à démêler les figures, à suivre leurs contours et le modelé à travers ces éclairs entremêlés de points obscurs.
Il n'en est pas du vitrail en grisaille comme du vitrail coloré; on peut sans fatigue porter les yeux sur ce dernier, si sa coloration est harmonieuse, tandis que la grisaille n'est faite que pour donner une tapisserie translucide qui ne préoccupe pas. Le regard ne saurait longtemps se reposer sur cette surface chatoyante, qui semble vibrer, et qui cause des éblouissements si l'on persiste à démêler le dessin qui la compose. Tous ceux qui ont essayé de dessiner des grisailles en place ont pu éprouver cet effet, tandis qu'on peut copier sans fatigue une verrière colorée. Il était donc sensé de ne point peindre des sujets en grisaille.
On peut admettre que le phénomène de vibration causé par les verrières incolores, et aussi la nécessité de ne pas avoir, à côté des surfaces colorées, des surfaces absolument incolores, engagèrent les peintres verriers à entremêler des filets de couleur dans les grisailles. Cet appoint les rendait plus faciles à comprendre, les dessinait plus nettement, et leur ôtait cet aspect chatoyant qui devenait insupportable si les fenêtres occupaient une grande surface. C'est en effet au moment où les baies vitrées occupent tous les espaces laissés entre les piles et les formerets des voûtes que l'on renonce aux grisailles incolores. Les derniers panneaux que nous venons de donner, et qui appartiennent à la cathédrale de Troyes, occupent des fenêtres étroites, sans meneaux; mais quand il s'agit de garnir de larges baies à meneaux, comme celles qui s'ouvrent sur nos vaisseaux à dater du milieu du XIIIe siècle, les peintres verriers renoncent à la grisaille incolore; ils la zèbrent de filets rouges ou bleus, ils y sèment des rosaces et l'entourent de bordures colorées. Parmi ces grisailles on peut considérer comme étant des plus anciennes celles qui garnissent les fenêtres à meneaux de la chapelle absidale de l'église abbatiale de Saint-Germer. La construction de cette chapelle suit de peu celle de la sainte Chapelle du Palais à Paris, c'est-à-dire qu'elle remonte au commencement de la seconde moitié du XIIIe siècle. Bâtie d'un jet, ses vitraux en grisaille datent de l'époque de sa construction, et déjà ils montrent des bordures, quelques filets et des semis de rosaces colorés.
Dans l'exemple (fig. 43), la bordure est composée de feuilles jaune safran sur fond bleu avec filet intérieur rouge. Les quatre lobes R sont également rouges.
Dans l'exemple (fig. 44), la bordure se compose de fleurs de lis jaunes sur fond rouge sans filet intérieur coloré, et les rosaces sont formées d'un carré vert entouré de quatre demi-cercles rouges 378. On remarquera que déjà dans ces grisailles les filets blancs ne sont plus cernés par un plomb que d'un seul côté, l'autre côté étant peint. C'était une simplification sur le procédé du commencement du XIIIe siècle, mais l'effet général perd l'ampleur et la fermeté de ces premières grisailles. Les fonds sont toujours un treillis très-fin fait au pinceau. Cependant, à la fin du XIIIe siècle, les filets de couleur deviennent plus nombreux, les rosaces plus importantes; les treillis des fonds sont remplacés par un ton uni assez inégal, sorte de glacis qui a l'inconvénient de colorer ces fonds en bistre, ce qui ôte de la finesse aux grisailles. Parmi les plus belles grisailles de cette époque, ou du commencement du XIVe siècle, il faut citer celles de la cathédrale de Narbonne.
Voici (fig. 45 et 46) deux de ces panneaux variés. Dans le premier, la bordure est composée de carrés jaunes peints, J, entre lesquels sont placés un verre bleu et un verre rouge, B, R. Pour le corps de la grisaille, les filets rectilignes sont bleus, les filets courbes, rouges, les rosaces ont le coeur jaune, le trilobe circulaire rouge et le trilobe angulaire vert, ou le contraire. Sur les verres blancs, l'ornement peint laisse entre lui et les filets de couleur une marge dépourvue de grisaille, qui fait ressortir très-habilement les tons rouge et bleu des entrelacs. Le tracé de cette verrière est à mentionner. La largeur du panneau AX entre les bordures a été divisée en six parties. De chacun des points diviseurs ont été tirées des lignes à 45°; les centres des courbes, les filets courbes aussi bien que les filets rectilignes, se trouvent sur ce quadrillé diagonal. Ainsi les centres des courbes ab se trouvent aux points c; etc. Il va sans dire qu'un filet blanc cerne extérieurement la bordure.
Dans le second exemple (fig. 46), les couleurs occupent une grande partie de la surface. La bordure se compose de fleurs de lis jaunes sur fond bleu; puis est posé un filet interne rouge. Les armoiries sont d'argent à la croix de gueules; ou mi-parties au premier coupé d'argent à la croix pattée de gueules et d'or chargé d'une tour de sable; au second d'or à trois fasces de gueules. D'autres écus décorent ce vitrail: le premier se découpe sur un fond jaune perlé entouré de deux carrés croisés vert et pourpre violet; le second est posé sur un fond bleu avec carrés de même que dessus, mais les tons alternés. L'effet de cette grisaille est très-beau; si toutefois on peut donner le nom de grisaille à une verrière où les couleurs occupent plus de la moitié de la surface.
La cathédrale de Saint-Nazaire de Carcassonne conserve aussi de très-remarquables grisailles du commencement du XIVe siècle, où la couleur remplit un rôle très-important. Dans les deux roses nord et sud notamment, ces grisailles sont de véritables mosaïques colorées.
Vers le milieu du XIVe siècle, alors qu'on était arrivé à appliquer le jaune au moyen de sels d'argent, on rehaussa parfois les grisailles blanches avec des touches jaunes. On voit de jolies grisailles de ce genre dans la chapelle de Vendôme de la cathédrale de Chartres. Les magasins de Saint-Denis en possèdent également un très-joli panneau, qui a été reproduit par M. A. Gérente. Il faut dire que ce genre de grisaille convient mieux à des baies d'appartements qu'aux fenestrages des grands vaisseaux. Ces moyens décoratifs sont trop maigres pour produire de l'effet de loin sur de grandes surfaces translucides.
Au XVe siècle, le mode des grisailles tapisseries se perd, et est remplacé par des tracés d'architecture blanche et jaune, avec quelques figures colorées d'un effet médiocre.
Le XVIe siècle fit beaucoup de grisailles, ou plutôt des camaïeux avec sujets et arabesques. Nous ne croyons pas nécessaire de revenir sur ce que nous avons dit de ce procédé de peinture sur verre.
On sait que les cisterciens n'admettaient pas dans leurs églises les peintures et la sculpture des figures. Privés de ces moyens décoratifs, ces religieux fermèrent les baies de leurs églises au moyen de verres blancs disposés de manière à former de riches dessins par la mise en plomb. Dès l'année 1842 nous avions pris note de vitraux de ce genre datant des premières années du XIIIe siècle, dans l'église abbatiale de Pontigny, qui dépendait de l'ordre de Cîteaux. Plus tard, en 1850, M. l'abbé Texier signala des vitraux de ce genre dans les églises de Bonlieu (Creuse) et d'Obasine (Corrèze) 379, toutes deux cisterciennes. Ces vitraux incolores et non peints datent du XIIe siècle. Les dessins des vitraux de l'église de Bonlieu sont peut-être de quelques années antérieurs à ceux de l'église d'Obasine, mais d'ailleurs le système adopté est le même dans l'un et l'autre monument. Ces dessins sont bien composés, larges, d'un beau caractère. On peut en juger par l'exemple que, nous donnons ici (fig. 47), tiré de l'église de Bonlieu.
Sur quelques points, ainsi que le remarque M. l'abbé Texier, le plomb ne sertit pas le verre, mais est apposé dessus sur un seul côté 380. Il n'était là que pour compléter le dessin et faire éviter des coupes trop difficiles. C'est d'ailleurs un expédient très-rarement employé.
M. Amé a relevé une partie des vitraux blancs de l'église cistercienne de Pontigny. Quelques-uns de ces vitraux se rapprochent beaucoup, comme dessin, de ceux d'Obasine, mais d'autres en diffèrent essentiellement et présentent des combinaisons en partie rectilignes.
Voici (fig. 48) un de ces panneaux dont la disposition rappelle celle des belles grisailles du commencement du XIIIe siècle 381. Une fois sur la voie, M. E. Amé découvrit des vitraux de ce genre dans un certain nombre d'édifices du département de l'Yonne, particulièrement dans les églises de Mégennes, de Châblis, dans la chapelle de l'ancien hôpital de Sens. Nous en avions dessiné également en 1842 dans la petite église de Montréal, qui datent d'une époque beaucoup plus récente, XVe ou XVIe siècle.
Ce système de vitrage n'était donc pas seulement employé par les cisterciens, puisque ces derniers édifices ne dépendaient pas de cet ordre. Il dut être adopté toutefois lorsque les ressources manquaient pour faire exécuter des vitraux colorés ou en grisailles peintes. Depuis que notre attention a été portée sur ce genre de vitrerie, nous en avons découvert beaucoup de fragments dans des églises des XIIIe, XIVe, XVe et XVIe siècles; fragments qui présentent des combinaisons à l'infini. On en voyait encore des panneaux entiers et variés, en 1843, dans l'église abbatiale de Beaulieu, près de Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne), qui date de la fin du XIIIe siècle, et qui alors dépendait d'un fermage.
Voici (fig. 49) un de ces panneaux d'une disposition originale. Les verres de ces vitraux ne sont pas d'une transparence blanche égale, mais inégaux comme épaisseur, et plus ou moins verdâtres ou jaunâtres, ce qui contribue à l'effet de ce genre de vitrerie. La mise en plomb de ce dernier exemple est très-soignée. Dans la partie supérieure de notre figure est indiqué le mode de tracé, le moyen de trouver les centres des quarts de cercle qui constituent le compartiment.
Il n'y a pas à douter que la vitrerie des fenêtres d'habitations ne fût ainsi composée dans le plus grand nombre de cas, puisque les vignettes des manuscrits nous montrent toujours des verres blancs mis en plomb suivant des compartiments variés, dans les intérieurs d'appartements. Souvent un écusson armoyé brochait sur le milieu de ces panneaux blancs, dans les vitrages des châteaux et palais, ou une devise, ou un emblème, et donnaient quelques points de couleur qui égayaient la surface blanche des grandes fenêtres, sans rien enlever à la lumière nécessaire dans toute pièce servant à l'habitation.
La peinture sur verre exigerait, certes, de plus longs développements, si l'on voulait en faire une histoire complète et indiquer les différents procédés employés par les diverses écoles françaises, pendant l'espace de trois ou quatre siècles. Il y a dans l'étude de cet art ou de cette industrie, si l'on veut, reprise depuis peu par quelques artistes distingués, un champ d'observation très-étendu à parcourir. Nous ne pouvons qu'indiquer les points saillants de cette étude pour rester dans les limites du Dictionnaire. Peut-être même trouvera-t-on que nous nous sommes étendu trop longuement sur une des parties de la décoration architectonique; mais il nous paraît qu'il y a, dans cet art de la décoration translucide, des ressources qu'on pourrait utiliser d'une manière plus large qu'on ne le fait de nos jours. Dans un climat comme le nôtre, où la lumière du soleil est souvent voilée, où les intérieurs des édifices et des habitations ne sont éclairés que par un jour blafard, il était naturel que l'on cherchât à colorer cette lumière pâle. C'était là un sentiment de coloriste. Nous avons laissé étouffer ce sentiment sous un classicisme étroit dans ses vues, prétentieux dans ses expressions, qui ne demande pas que l'on comprenne, mais qu'on admire de confiance ce qu'il admet comme licite dans l'art. Il faudrait, certes, une longue expérience et des études sérieuses pour retrouver les traces négligées de cette industrie du peintre verrier.
Quelques hommes dévoués ont fait des efforts et des sacrifices considérables, de nos jours, pour retrouver ces traces. Ils ont même ainsi ouvert, pour notre pays, une source de production assez riche; mais, mal secondés par les fabricants de verre, qui ne se préoccupent pas des conditions nécessaires à la coloration translucide; obligés de lutter contre une concurrence de produits à bon marché qui déprécient ce bel art aux yeux des gens de goût; repoussés systématiquement des grands travaux publics par de puissantes coteries, c'est à grand'peine s'ils peuvent maintenir leurs ateliers ouverts. Qu'ils ne se découragent pas cependant; leur industrie doit, dans un temps où l'architecture tend de plus en plus à élever de vastes édifices largement éclairés, trouver une belle place; mais qu'ils emploient les loisirs que leur fait une opposition systématique à connaître les véritables ressources de cet art décoratif par excellence. Le jour de la réaction contre l'insignifiance académique arrivé, ils seront prêts.
Note 333: (retour) Sachant que beaucoup de ces vitraux avaient été transportés dans les magasins de Saint-Denis, après la dispersion du musée des Petits-Augustins, nous demandâmes, dès que nous fûmes chargés des restaurations de l'église abbatiale, où étaient déposés ces vitraux... On nous montra trois ou quatre caisses contenant des milliers de morceaux de verre empilés... À peine s'il en restait trois morceaux unis par des plombs... Les caisses sont encore à attendre la fée qui voudra bien débrouiller ce chaos.
Note 338: (retour) M. Oudinot, peintre verrier, a fait analyser de son côté des fragments de verrières des XIIe et XIIIe siècles, peints; et l'analyse n'a également donné que du protoxyde de fer. Aujourd'hui cette peinture est obtenue au moyen de battitures de fer que l'on ramasse chez les forgerons, que l'on tamise pour en séparer les parcelles métalliques et que l'on broie avec un fondant. On employait aussi autrefois et l'on emploie encore un minerai de fer appelé ferret d'Espagne, qui est un oxyde de fer naturel plus brun que la sanguine. Cette substance donne à la grisaille un ton plus chaud que la battiture de fer des forgerons.
Note 342: (retour) Les verres bleus du XIIe siècle possèdent une qualité particulière et qui les fait reconnaître entre tous ceux des autres époques: c'est qu'ils paraissent bleus à la lumière de la lampe, tandis que ceux des époques postérieures passent au gris laqueux, au vert ou au violet. Cette observation nous a été suggérée par des peintres verriers, habiles praticiens, et l'expérience nous l'a confirmée.
Note 345: (retour) On peut citer, entre ces fac-simile, comme remarquables: les panneaux des restaurations de la sainte Chapelle, dus à MM. Lusson et Steinheil; ceux des fenêtres du XIIe siècle de l'abbaye de Saint-Denis, dus à M. A. Gérente; des restaurations des vitraux de Bourges et du Mans faites par M. Coffetier.
Note 349: (retour) Voyez, pour la coloration générale de cette verrière, la Monographie de Notre-Dame de Chartres, par J. B. Lassus. Cette verrière est très-fidèlement copiée par M. P. Durand. L'exactitude du dessin et du modelé ne saurait être plus complète, mais la coloration donnée par la chromolithographie ne peut rendre l'effet des rapports des couleurs translucides. Ainsi les bleus sont lourds et sombres, les verts durs, etc.
Note 351: (retour) Les peintres verriers employaient plusieurs valeurs de chaque ton, comme nous l'avons indiqué plus haut. Il était facile de désigner chaque valeur par un signe: ainsi, le B (bleu) pouvait être B 1, B 2, B 3, indiquant ainsi le bleu limpide, clair, turquoise; le bleu saphir, le bleu indigo, etc.
Note 373: (retour) Nous avons entre les mains un de ces verres verts, provenant d'une de ces verrières du XVIe siècle de la cathédrale de Carcassonne (Saint-Nazaire), qui est composé d'une assiette blanche verdâtre, d'une couche jaune, d'une couche blanche, d'une couche bleue, d'une fine lamelle blanche et d'une couche jaune. Nous inclinons à croire que ces verres sont de fabrication vénitienne.
Note 374: (retour) Ces vitraux de la cathédrale de Strasbourg se voient encore aujourd'hui dans les fenêtres du bas côté septentrional de la nef, qui date du XIIIe siècle; mais ils ont évidemment été replacés là et appartenaient à l'église du XIIe siècle. Le style des figures ne laisse pas de doute à ce sujet.
Note 375: (retour) Le fac-simile de ce vitrail nous a été communiqué par M. Steinheil. La chapelle à laquelle il appartient passe pour avoir été bâtie sous Charlemagne, et en effet sa construction peut remonter à cette époque; mais nous ne pensons pas que la verrière donnée ici puisse avoir été peinte avant le commencement du XIIe siècle.
Note 376: (retour) La verrière dont il est ici question a été fidèlement reproduite dans l'ouvrage de M. J. Gailhabaud, l'Architecture et les arts qui en dépendent, tome II. Mais cette reproduction donne, avec les griffons et leur entourage du XIIe siècle, les restaurations sans aucun caractère et d'une harmonie de ton déplorable qui ont été faites il y a trente ans.
Note 377: (retour) À la cathédrale de Chartres notamment, certains verres sont tellement piqués et recouverts de lichens, qu'ils ont perdu toute translucidité. Il faut observer que les verres du XIIIe siècle sont plus altérés que ceux du XIIe, ce qui ferait supposer qu'au XIIIe siècle déjà on avait cherché à rendre les verres plus fusibles par des fondants. À ce compte, les vitraux que nous faisons aujourd'hui seront perdus dans deux ou trois siècles.
VOIRIE, s. f. Sous le régime féodal, les routes et chemins appartenaient au seigneur sur la terre duquel s'ouvraient ces voies publiques. Le seigneur avait donc le droit de changer la direction de ces voies et de percevoir les péages destinés à leur entretien. Dans les villes, la voirie dépendait, soit de la municipalité, soit du suzerain, soit du seigneur possesseur de droits féodaux.
À Paris, avant le XIIIe siècle, la voirie ne dépendait que du roi et de l'évêque dans la circonscription de sa juridiction. Ce n'est qu'à dater du règne de Philippe-Auguste que la législation de la voirie passe entre les mains du prévôt.
Dans la plupart des villes du Languedoc qui avaient conservé presque intactes leurs formes municipales romaines, le droit de voirie appartenait aux consuls qui, dès lors, exerçaient la police des rues et places. Souvent la police de la voirie appartenait en commun à deux pouvoirs dans une même ville. Cette police consistait à empêcher qu'on ne fît des caves sous les rues, qu'on n'établit des perrons pouvant gêner la circulation, des saillies d'auvents préjudiciables aux passants ou aux voisinages, qu'on y déposât des ordures. Les voyers veillaient à l'entretien du pavage et à l'écoulement des eaux, à la réparation des puits banals et des fontaines, à la conservation des chaînes. On comprendra comment les droits de voirie, souvent partagés dans une même localité entre plusieurs seigneurs, furent l'occasion de nombreux conflits. Les Olim contiennent en effet bon nombre d'arrêts intervenus à propos de ces discussions. Nous donnons ici un de ces arrêts datant de 1312, qui explique clairement la nature de ces conflits et comment ils étaient tranchés par la cour du roi. «Item de l'article ou quel li dit religieux disoient que li habitant de ladite ville (de Saint-Riquier) ne povoient edefier, faire, refaire, rapparelier (réparer), ni empeschier (encombrer) les fros (terrains publics, places, voies) de ladite ville en faisant, edefiant, refaissant ou rappareillant issues, saillies, huisseries, huvrelas (auvents), appentiz, estaures (baies) ou manoueles à puys, ne autres manières de ouvrages ou edefices, viez ou noviaus, es fros desus diz ne sur yceaus, ne es lieus marchissans (aboutissant) as diz fros senz prendre congie au froquier (voyer) de ladite eglise (du monastère de Saint-Riquier); les diz maieur, jurez et commune proposanz au contraire: Oyes les raisons proposees d'une partie et d'autre, veu et considere la vertu de leurs privileges, termine est, et par droit, que li habitant de la dite ville ne povent ne pourront des ore en avant faire edefier, refaire, ne rapparelier tels manieres de edefices ne de ouvrages comme desus est dit, senz requerre le congie dou dit froquier; et se li requis, il n'en woloit donner congie, il le pourront faire, mais il l'en doivent premierement requerre, excepte que se il avenoit par aucune aventure que les manoueles des puis, seans es fros de la dite ville, cheoient ou brisoient, et touz li autres edefices de celluy puis demourast en son estat, et se aucune des parois des maisons de la dite ville, tenanz es fros desus diz, estoient percee ou crevee par faute de closture de verge, de late ou de mortier, le sueil, les potiaus, et toute l'autre charpenterie et mazçonnerie de ladite paroy demoranz en leur estat; termine est et esclarci que li habitant de la dite ville pourront refaire, rapparelier, mettre et remettre les dites manoueles des puis, et refaire les pertuis des parois et edefices desus diz en la maniere que il est desus devise, et faire huis et fenestres, senz requerre le congie dou dit froquier, sauf ce que se toute la charpenterie et mazçonnerie demouroient en leur estat, et les parois entre deuz cheoient jusques en la terre, li habitant de la dite ville ne le povent faire ne refaire sans requerre congie ou dit froquier, en la manière desus ditez. Et n'est mie oblier que se li mur et les portes dont la dite ville est fermee, joignanz as fros, depezçoient en aucune partie ou cheoient dou tout jusques au reys de terre, li habitant desus dit les porront faire et refaire senz requerre le congie dou dit froquier, pour ce que la fermete de la dite ville est nostre 382.»
Il résulte de la teneur de cet arrêt que, malgré les prétentions de l'abbé de Saint-Riquier possédant sur la ville des droits féodaux, les habitants peuvent réparer les maisons donnant sur les voies et places de ladite ville, en prévenant le voyer de l'abbaye, à moins d'un cas de force majeure, tel que la ruine d'un mur, d'une maison, d'une manivelle de puits, auxquels cas les habitants peuvent immédiatement procéder à la réédification sans avertissement préalable. En tout état, l'avis donné au voyer est inutile lorsqu'il s'agit de réparer les défenses de la ville. C'est ainsi que le pouvoir royal, sans détruire au fond les droits de voirie des seigneurs féodaux, les annulait de fait en bornant ces droits à une simple déclaration faite au voyer féodal, déclaration qui d'ailleurs ne pouvait être suivie d'une opposition aux réparations déclarées. Quant aux murs de ville, considérés par le suzerain comme lui appartenant, s'il y avait lieu de les réparer, il n'était même pas nécessaire de prévenir le voyer du seigneur ayant des droits féodaux sur les terrains de la cité. Ce n'était que peu à peu que le pouvoir royal parvenait ainsi à prendre possession de la voirie des routes et des cités, et les ordonnances des rois de France à dater du XIIIe siècle sont remplies de décisions qui tendent à centraliser entre les mains du suzerain les questions de viabilité. Avant cette époque, les charges de voyers sont créées dans les villes érigées en communes par le seigneur qui octroie la charte. À Auxerre, par exemple, en 1194, la charte du comte de Nevers qui institue la commune, crée une charge de voyer et fixe la juridiction de cette charge 383. Toutes les contestations déférées à la cour du roi provoquaient généralement un arrêt qui pouvait être considéré comme un empiétement du suzerain sur les droits féodaux ou des communes.
VOLET, s. m. Fermeture de bois plein d'une fenêtre posée à l'intérieur ou à l'extérieur (voyez MENUISERIE).
VOUSSOIR, s. m.--Voyez CLAVEAU.
VOUSSURE, s. f. Rangs de claveaux d'archivoltes qui enveloppent le tympan d'une porte (voyez PORTE). On donne aussi aujourd'hui le nom de voussures à des surfaces cintrées qui forment la transition entre les murs d'une salle et le plafond; mais ce genre de construction n'était pas admis pendant le moyen âge: il ne date que de la fin du XVIe siècle.
VOÛTE, s. f. Nous avons, dans l'article CONSTRUCTION, expliqué d'une manière générale comment, du système admis par les Romains pour voûter leurs édifices, les architectes du moyen âge étaient arrivés à des combinaisons de voûtes entièrement nouvelles et se prêtant à tous les plans. Nous n'avons pas à revenir ici sur ce que contient cet article, sur les moyens employés pour résister à la poussée des voûtes, mais à développer les divers procédés admis en France du XIe au XVIe siècle pour tracer ces voûtes et les établir sur leurs points d'appui.
Tout d'abord un fait doit fixer l'attention de l'observateur qui examine les voûtes construites sous l'empire par les Romains: c'est l'économie apportée dans la construction de ces voûtes. Si grands bâtisseurs qu'ils fussent, les Romains apportaient dans leurs travaux des principes d'économie que nous ne saurions trop méditer. Or, puisqu'il s'agit ici des voûtes, personne n'ignore que les causes de dépenses les plus importantes peut-être dans la construction des voûtes, ce sont les cintrages de bois qui sont nécessaires pour les porter jusqu'au moment où elles sont fermées et où elles peuvent se soutenir par la juxtaposition complète des matériaux qui les composent. Quand on examine quelques-uns de ces grands édifices romains voûtés, tels que les thermes d'Antonin Caracalla, de Dioclétien, la basilique de Constantin à Rome, etc., on est tout d'abord disposé à croire qu'il a fallu, pour former ces vastes concrétions, un énorme cube de bois, des cintrages d'une puissance prodigieuse; par suite, des dépenses provisoires perdues, considérables. Cependant une étude plus attentive de ces voûtes fait bientôt reconnaître qu'au contraire, ces bâtisseurs, pratiques avant tout, avaient su fermer ces énormes concrétions à l'aide de moyens économiques et d'une grande simplicité. Si l'on prend la peine d'analyser ces larges voûtes romaines, berceaux, voûtes d'arête, coupoles, on constate que ces surfaces courbes, en apparence uniformes et homogènes, sont formées d'une suite de nerfs et même de cellules de brique dont les intervalles sont remplis par un blocage composé de pierres légères et de mortier. Ainsi, pour fermer une très-grande voûte, suffisait-il de poser un certain nombre de cintres de charpente, relativement restreints et d'une force médiocre, de les réunir par une forme de planches sur lesquelles la voûte était construite, ainsi que nous allons le voir.
Il arrivait même que, pour ne pas faire subir aux cintres légers de charpente une pression à laquelle ils n'eussent pu résister, les constructeurs formaient les nerfs principaux de rangs de briques superposés, le premier servant de cintre à demeure pour les suivants et déchargeant ainsi le cintre provisoire de charpente. Souvent même le constructeur bandait sur des cintres très-espacés, réunis seulement par des planches, une voûte en grandes briques posées à plat, voûte qui n'avait qu'un poids insignifiant, et sur cette voûte, sur cette coque légère, mais déjà très-résistante, il formait les nerfs principaux, les cellules de brique, et remplissait de blocage les intervalles.
Notre figure 1 expliquera cette méthode de construire les voûtes. Soit un berceau à voûter. Des cintres légers de charpente A, relevés, ont été posés à intervalles égaux, leurs courbes commençant au niveau de la portion de voûte qui a déjà pu être élevée sans le secours d'un cintrage, mais à l'aide d'une simple tige de bois ou de cerces. Ces cintres ont été réunis par des planches ou couchis B, qu'il n'a pas été nécessaire de poser jointifs, planches assez épaisses pour ne pas plier sous la charge d'un homme. Sur ces planches, les maçons ont fait le carrelage C avec de grandes briques plates, comme on construit encore de nos jours des voûtes en tuiles ou carreaux de terre cuite, ciment ou plâtre 384. Dès lors les ouvriers opéraient sur une croûte solide, homogène et pouvant résister à une charge. Les nerfs D ont été posés à l'aplomb de chaque cintre et formés de grandes briques carrées. Ces nerfs ont été disposés ainsi que l'indique le détail X, avec des doubles briques ab, de distance en distance, de manière à pouvoir couler dans la rainure laissée entre elles des planches P normales à la courbe. Le long de ces planches considérées comme dossiers, ont été posées les entretoises E en grandes briques se chevauchant. Après la prise du mortier maintenant les briques de ces entretoises, les planches P ont été enlevées, puis les cellules restant vides ont été remplies d'un blocage de tuf ou de pierre ponce et de mortier. Il est évident que si, à partir du niveau N, les maçons avaient dû bander une voûte de 0m,40 à 0m,50 d'épaisseur en briques ou moellons par le procédé ordinaire, c'est-à-dire en montant peu à peu les rangs de claveaux à partir de ce niveau N jusqu'à la clef, il aurait fallu des cintres de charpente et des couchis très-résistants; car, ayant atteint le niveau M de la voûte, la pression de la bâtisse sur le cintrage eût été très-considérable et aussi forte sur les couchis que sur les cintres eux-mêmes. D'ailleurs les cintres de charpente se dessèchent, jouent toujours quelque peu dans leurs assemblages, et conservent difficilement leur courbure pendant plusieurs semaines, s'ils sont coupés sur un grand diamètre. Le carrelage C devant être fait très-rapidement et formant à lui seul un cintrage, les cintres de charpente pouvaient, sous ce carrelage, se dessécher et se déformer sans inconvénients. Ils n'étaient plus maintenus en place avec leurs couchis, que comme un surcroît de précautions. On voit encore les traces de ce carrelage, simple ou doublé, dans beaucoup de voûtes romaines 385. Il recevait les enduits intérieurs qui adhéraient à sa surface au moyen des bavures du plâtre ou du mortier qui réunissait les briques posées à plat. Si la voûte était d'arête, le système employé était le même, et des arcs diagonaux de brique marquaient la pénétration des demi-cylindres.
Ces arcs diagonaux (fig. 2) ne pouvaient être posés à la fois dans les deux plans courbes, qui ne donnent un angle droit qu'à la naissance de l'arête. En effet, lorsque deux demi-cylindres se coupent à angle droit, on sait que l'angle de rencontre des courbes devient de plus en plus obtus à mesure qu'on s'approche du sommet ou de la clef de la voûte. Un arc de brique ne pouvait mouler cette forme, puisqu'il eût fallu autant d'angles différents qu'il y avait de briques dans une branche d'arc. Les constructeurs romains posèrent donc les cintres de charpente diagonaux suivant la ligne vraie de pénétration, puis ils placèrent sur la courbe des cintres des veaux de bois b (voyez en A), laissant entre eux, de distance en distance, des intervalles c de moins en moins profonds à mesure qu'on approchait du sommet de l'arc. Sur ces veaux le maçon posait alors l'arc diagonal perpendiculaire au plan diagonal (voy. en B). La section de cet arc est figurée par le carré efgh, les veaux comblant la différence ij, et le cintre étant en k. Dans les intervalles c, des briques doubles écornées étaient posées, ainsi que l'indiquent les trapèzes opqr, leur bord suivant la direction horizontale des deux cylindres. On obtenait ainsi la structure indiquée en E. Deux rangs de ces briques parallèles aux plans des voûtes permettaient de poser en l les planches qui (comme il a été montré dans l'exemple précédent) permettaient de bander les entretoises m formant le cloisonnage dans lequel on maçonnait les remplissages de blocage. Les saillies des briques espacées parallèles aux plans des voûtes servaient à tracer et à maintenir l'arête, faite en même temps que l'enduit. S'il s'agissait d'une coupole, ou les nerfs de brique formaient comme des côtes engagées dans la portion de sphère, ainsi qu'on peut le voir à la voûte du temple dit de Minerva Medica, à Rome, ou ces nerfs composaient une suite d'arcs en façon d'imbrication, comme dans la voûte de la petite salle ronde des thermes de Dioclétien.
Cette structure des voûtes présentait donc les avantages suivants: 1° économie de cintres; 2° rapidité d'exécution, sans avoir à craindre cependant les accidents qui résultent d'une interruption momentanée dans le travail; 3° facilité d'employer des ouvriers de qualités différentes; car, pour remplir les cellules de blocage, il n'était besoin que de manoeuvres; 4° possibilité de décintrer immédiatement après le remplissage des cellules, et même avant ce remplissage, si l'on tenait à remployer les cintres ailleurs, puisque la croûte composée de briques à plat suffisait et au delà pour recevoir ces remplissages des cellules; 5° élasticité pendant la durée du travail, ce qui permettait d'éviter les ruptures qui se manifestent dans une construction absolument homogène et qu'il faut un certain temps pour compléter; 6° après le remplissage des reins, concrétion parfaite. Dans la construction des très-grandes voûtes, qui, par leur développement même, ne peuvent être fermées en un court espace de temps, il se manifeste souvent des ruptures pendant le travail des ouvriers ou immédiatement après leur fermeture. Ces accidents se produisirent pendant la construction de la coupole de Sainte-Sophie de Constantinople, d'une manière tellement grave, qu'il fallut recommencer l'opération; mais les Romains des bas temps ne savaient plus bâtir comme leurs devanciers. Après la construction de la coupole de Saint-Pierre de Rome des déchirures se manifestèrent. Il est aisé de concevoir comment des surfaces courbes de cette étendue, maçonnées peu à peu, présentent, après l'achèvement du travai, des parties parfaitement sèches et prises, d'autres encore molles, pour ainsi dire, ou tout au moins légèrement compressibles. C'est à cette inégalité dans la prise des mortiers, et par suite dans la compressibilité de ces surfaces, qu'il faut attribuer les désordres que l'on signale dans les grandes voûtes de maçonnerie élevées depuis les belles époques de l'empire. Mais si, au lieu d'élever ces voûtes par assises, par zones, comme on le fait encore de nos jours, on maçonne rapidement une ossature bien entendue suivant la forme même de la voûte et les propriétés de sa courbure, ce qui est facile, on peut prendre tout le temps nécessaire pour remplir les intervalles laissés entre cette ossature; car celle-ci établie, la voûte est faite, elle prend son équilibre, subit ses tassements sans être gênée, sans se déchirer. Cette méthode devait conduire tout naturellement les constructeurs romains à adopter les caissons pour leurs voûtes, et surtout pour les voûtes sphériques. Voici pourquoi. Pour faire une voûte sphérique, il est nécessaire d'établir des cintres rayonnants divisant la demi-sphère par côtes, comme les degrés de longitude divisent la terre; mais les couchis qui vont d'un cintre à l'autre donnant des lignes droites, il en résultait, ou que la voûte était composée d'une suite de plans, ou qu'il eût fallu faire une forme sur ces couchis pour arriver à la courbe sphérique. Cela exigeait beaucoup de bois, était long, et dispendieux par conséquent. Des difficultés plus graves surgissaient si la voûte sphérique avait un très-grand diamètre, comme celle du Panthéon de Rome, par exemple 386. En supposant qu'on eût voulu élever une voûte couvrant une aussi grande surface par la méthode adoptée dans les temps modernes, c'est-à-dire par zones maçonnées successivement sur cintres, on comprend quelle puissance il eût fallu donner à ces cintres, et comme il eût été nécessaire d'assurer leur parfaite immobilité pendant un laps de temps très-considérable; or, les bois à l'air en aussi grande quantité, et vu le nombre de leurs assemblages, travaillent de telle sorte, que, malgré toutes les précautions, un cintrage de cette importance s'affaisserait peut-être de 0m,50 à son sommet au bout de trois ou quatre mois. Il n'en faut pas tant pour compromettre l'exécution d'une coupole de cette dimension. Mais si, sur un cintrage relativement léger, les constructeurs peuvent en très-peu de temps bander une ossature légère, mais assez résistante cependant pour permettre de compléter la structure de l'énorme demi-sphère, sans se presser et sans craindre les tassements ou affaissements partiels, le problème sera résolu, et l'on ne courra aucun risque, car le décintrage de la voûte se réduira à un enlèvement de pièces de bois dont la fonction sera devenue insignifiante; il pourra se faire sans qu'il y ait à prendre ces précautions délicates, faute desquelles il peut survenir une catastrophe. Dans les constructions, il ne faut jamais que l'oubli d'une précaution, une maladresse puissent occasionner un sinistre; les procédés pratiques doivent offrir toute sécurité, et rien ne doit être livré au hasard ou à la chance plus ou moins heureuse. C'était bien évidemment ainsi que les architectes romains entendaient élever leurs bâtisses.
Piranesi a donné une gravure de la construction de la coupole du Panthéon de Rome; mais nous ne savons sur quelle donnée il a fait sa planche, car de son temps, pas plus qu'aujourd'hui, on n'en pouvait reconnaître exactement la structure. Nous pensons que le système qu'il indique est celui de l'extrados de la coupole qu'il aura pu voir pendant qu'on réparait la couverture de plomb; il aura supposé que la combinaison visible à l'extérieur devait se reproduire à l'intérieur; or, cela n'est pas possible, si l'on considère la disposition de cet intérieur et l'épaisseur de la voûte, qui, près de la lunette, n'a pas moins de 1m,50. Les briques que l'on peut voir à l'extrados ne traversent certainement pas l'épaisseur de la voûte; donc la structure, l'ossature visible à l'intérieur peut être différente de celle visible à l'extérieur. Nous irons plus loin, nous dirons que ces deux ossatures doivent être absolument différentes, et nous allons expliquer pourquoi.
Quand les Romains construisaient un arc-doubleau, une tête de berceau portant charge, ou même un arc de décharge, ils avaient le soin de procéder ainsi que l'indique la figure 3 en A: ils maçonnaient, à partir de la naissance, le quart de l'arc environ en rangs de briques liaisonnées, puis les deux quarts restant en rangs de briques extradossées. Comme ils construisaient les arcs de décharge avant les remplissages que ces arcs avaient pour fonction de soulager, il fallait nécessairement cintrer ces arcs. Le système des rangs d'arcs extradossés permettait de ne pas charger outre mesure le cintre de charpente à son point le plus faible, puisqu'on commençait par poser le premier rang de claveaux DE. Ce rang posé, le cintre n'avait plus rien à porter, et l'on pouvait bander les deux autres arcs. Si cependant les constructeurs romains avaient eu seulement l'intention de ne pas charger le cintre de charpente, du moment que le premier arc eût été bandé, ils auraient maçonné le reste de l'épaisseur de l'arc de briques liaisonnées, en se servant du premier arc comme d'un cintre très-suffisamment résistant; mais nous voyons au contraire que, sans exception, les parties supérieures des arcs-doubleaux ou de décharge sont maçonnées en rangs de briques extradossées. Cette méthode était justifiée par l'expérience. Si nous supposons l'arc A (arc de décharge du mur de précinction du Panthéon de Rome) construit entièrement en briques liaisonnées, ainsi qu'il est tracé en B, et qu'il survienne un écartement dans les culées F, G, par suite d'une commotion telle, par exemple, qu'un tremblement de terre, ou un tassement, cet arc se rompra à l'extrados en H, et à l'intrados à la clef, en I; toutes les pressions viendront dès lors agir sur les deux arêtes K et sur l'arête L, lesquelles, si la charge est forte, s'épaufreront de telle sorte, que le segment KK ne portera plus. Mais si cet arc de décharge a été construit ainsi que ceux du Panthéon (voy. en A), et que l'écartement ait lieu dans les culées (voy. en C), les trois arcs extradossés s'infléchiront, s'ouvriront, et les charges se répartiront sur six arêtes d'intrados en M et trois arêtes d'extrados en N, à la clef. Les angles de brisures seront moins allongés et le désordre moins considérable que dans l'exemple B. On comprend donc pourquoi ces arcs de brique sont toujours extradossés dans leur partie supérieure, c'est-à-dire dans la partie qui porte la charge; c'était pour conserver une certaine élasticité que ne pouvaient avoir des arcs homogènes dans leur épaisseur. Ce principe appuyé sur l'observation, si simple d'ailleurs, mais si peu suivi dans l'architecture moderne, était, à plus forte raison, appliqué aux coupoles d'un grand diamètre.
Conformément à la méthode expliquée dans la figure 1 et par les raisons données plus haut, il était nécessaire qu'une coupole comme celle du Panthéon fût rapidement ébauchée, pour ainsi dire, sur ces cintrages, que les Romains tenaient à faire légers et avec des bois courts autant que possible, afin d'éviter les dépenses inutiles, les difficultés de pose et le gaspillage des charpentes. Pour expliquer clairement la méthode des constructeurs romains lorsqu'ils voulaient fermer de grandes coupoles, nous prenons comme type le Panthéon de Rome.
La figure 4 présente une section de cette voûte hémisphérique. Le mur de précinction, avec ses chambres de décharge si habilement combinées, a été élevé jusqu'au niveau N avec le commencement de la voûte, divisée par vingt-huit caissons dans son pourtour et qui laissaient entre eux vingt-huit bandes pleines comme autant de côtes qui se perdent dans la partie unie de la calotte comprise entre le point a et la lunette L. Ces vingt-huit bandes indiquent la place des cintres de charpente C aboutissant à une lanterne de charpente composée de vingt-huit poteaux et de deux fortes enrayures. Nous supposons ces cintres faits de bois courts et suivant la méthode des charpentes romaines reproduites sur les bas-reliefs de la colonne Trajane. Il n'y avait pas à songer, à moins de dépenses prodigieuses, à poser des cintres portant de fond, avec entraits. Ce système de cintrage, qui, du reste, est encore usité à Rome et dans une partie de l'Italie, est solide, mais ne saurait supporter une très-lourde charge. Les vingt-huit demi-fermes de cintres posées, il s'agissait de les réunir par des entretoises et de composer les couchis qui devaient recevoir la voûte de maçonnerie. Si les constructeurs avaient prétendu sur ces charpentes fermer une calotte telle que celle dont nous donnons la section, il est évident que les cintres auraient été déformés par la charge dès que les maçons seraient arrivés au point P, car il n'était pas possible, sur une aussi grande surface, de bander en même temps toute une zone de la coupole. Certains points eussent été accidentellement plus chargés que d'autres, d'où il eût pu s'ensuivre des désordres irrémédiables. On voit en A un huitième du plan horizontal de ce système de cintrage. En coupe, les caissons se profilent de telle sorte que leurs listels sont vus du centre de l'édifice sur le pavé. C'est-à-dire (voyez en R le détail de la section de l'un des caissons de la deuxième zone) que l'oeil du spectateur placé au centre de l'édifice sur le sol aperçoit les listels o dans toute leur largeur, les coupes de leurs épaisseurs tendant à ce point visuel. Le cintrage ainsi disposé, il s'agissait de trouver la méthode la plus expéditive et la plus économique pour maçonner cette énorme calotte hémisphérique. Le détail de cette opération est expliqué dans la figure 5.
En A sont les cintres. Pour relier les courbes et pour poser les entretoises, des liens a ont été cloués latéralement, comme on le ferait pour des plates-bandes. Ces liens portent chacun deux entailles qui reçoivent les entretoises E, lesquelles sont entaillées à mi-bois en e pour recevoir les cerces de doublures C. Des planchettes-couchis p réunissent les deux entretoises et reposent en feuillure. Il reste donc des châssis vides F qu'il s'agit de fermer. Or, l'ossature de la charpente ainsi combinée, parfaitement solide et aussi légère que possible, indiquait le travail incombant aux maçons. Ceux-ci profitant de la membrure de bois pour poser des nerfs de brique, il était inutile de remplir l'intervalle entre ces nerfs par une pleine maçonnerie. C'était le cas de profiter, au contraire, de ces vides F laissés entre la membrure pour alléger cette maçonnerie. Donc, au lieu de fermer ces vides F avec des couchis ordinaires sur le châssis, composé des entretoises et des cerces de doublures, on posa un autre châssis saillant g, sur celui-ci un second châssis également saillant h, puis un troisième i, puis, toujours en retraite, un panneau de planches. En coupe, ces trois châssis et le panneau donnaient le profil indiqué en R dans la figure 4; ainsi se trouvait indiqué en saillie sur le cintrage le moule du caisson. Les maçons pouvaient dès lors exécuter très-rapidement leur travail, comme l'indique le tracé B figure 5. Ils bandaient sur les cintres les nerfs de brique G, réunis au droit des entretoises par les étrésillonnements H, également de brique, légèrement bombés et posés sur une cerce de bois que l'on enlevait sitôt l'étrésillon bandé. Cette membrure de brique, répétant exactement la membrure de bois, laissait visibles les caissons, sur lesquels il n'y avait plus qu'à maçonner un blocage de matériaux légers et mortier (voyez en S). Il est clair qu'au droit des panneaux M, ce blocage était beaucoup plus mince qu'il ne l'était le long des membrures. Ce blocage cellulaire formait alors comme autant de voûtains carrés compris entre les nerfs côtiers, ou longitudes, et les bandes zonales, ou latitudes, de brique. Cette première opération, qui pouvait être rapidement terminée, formait une croûte très-résistante, bien pondérée, légère cependant, et qui rendait dorénavant le cintrage de bois superflu. Celui-ci pouvait se dessécher, jouer dans ses assemblages, sans qu'il pût en résulter le moindre désordre. Mais une voûte hémisphérique de cette étendue, d'une épaisseur de 0m,50 environ, au droit des nerfs, n'eût pu offrir des garanties de durée sérieuses pour des constructeurs qui prétendaient ne rien abandonner aux chances d'accidents, tels qu'un ouragan, une forte pression atmosphérique, une oscillation du sol (et Rome n'en est pas exempte). Il fallait que ce réseau tout composé de nerfs relativement minces fût préservé, enserré, bridé par une enveloppe protectrice. La calotte hémisphérique régularisée à l'extrados par un bétonnage, ou plutôt un enduit grossier, les constructeurs cherchèrent le moyen le plus propre à garantir cette coque légère et fragile. C'est alors qu'ils durent adopter le système entrevu par Piranesi, système qu'explique la figure 6.
De toutes les grandes coupoles connues et encore entières, celle du Panthéon d'Agrippa est la seule qui ne soit pas lézardée. Celle de Sainte-Sophie a dû être restaurée à plusieurs reprises; celle de Saint-Pierre de Rome est fissurée d'une manière assez grave 387. Nous croyons donc que c'est grâce à ce système double que la coupole du Panthéon de Rome doit de s'être conservée intacte, malgré des commotions terrestres qui, à plusieurs reprises, causèrent des accidents à certains édifices de cette ville. Nous n'avons pu vérifier le fait de ce réseau d'arcs doublant la calotte à caissons; seule l'indication de Piranesi peut fournir un renseignement. Mais certaines dispositions du tambour de l'édifice ne nous laissent guère de doutes à cet égard. En effet, si l'on jette les yeux sur la figure 4, on voit que ce tambour (voy. le huitième du plan en A) présente une suite de parties pleines et de vides qui coïncident avec les points d'appui et les niches inférieures formant aujourd'hui chapelles. Sachant que les Romains, dans leurs constructions, ne font jamais rien qui ne soit motivé, on ne pourrait comprendre pourquoi ces contre-forts T ont été ainsi réservés, s'ils ne devaient pas contribuer d'une manière efficace au maintien de la coupole. Ces contre-forts T ne sont pas disposés au droit des nerfs des caissons; ils ont une fonction distincte; fonction expliquée par le réseau d'enveloppe que représente la figure 6. Pour former ce réseau, la calotte à caissons servait de cintrage, et il suffisait de cerces de bois légères pour bander les arcs appuyés sur l'extrados de cette calotte. Ces arcs bandés, il n'y avait plus qu'à garnir les intervalles avec une maçonnerie (blocage) de matériaux légers, ainsi qu'il est indiqué en B sur la figure 6.
L'économie des cintres préoccupait si fort les constructeurs romains, que même lorsqu'ils ont fait des voûtes en pierre appareillées, d'une assez grande largeur (ce qui est rare), comme par exemple dans le monument de Nîmes connu sous le nom des Bains de Diane, ils ont posé des arcs-doubleaux sur cintres, et ces arcs-doubleaux ont eux-mêmes servi de cintres pour poser de grandes dalles entre eux, comme on pose des couchis.
Notre figure 7 explique ce genre de construction de voûtes. Dans ce dernier cas, les constructeurs ont fait l'économie de tous les couchis de bois, puisque les épaisses dalles de pierre reposent chacune de leurs extrémités sur les arcs-doubleaux. Il est évident, donc, que dans la construction de leurs voûtes, les Romains ont économisé, autant que faire se pouvait, la matière et le temps, par conséquent n'ont jamais fait de dépenses inutiles. On cite à peine un ou deux exemples de voûtes d'arête avec coupes appareillées dans tous les édifices de la Rome antique. Par ce même motif d'économie, ont-ils évité les pénétrations, les arrière-voussures, les pendentifs d'appareil, dont nos architectes modernes qui prétendent avoir étudié l'architecture antique pour en tirer un profit, se montrent si prodigues, au grand dommage de nos finances 388.
Nous devions nous étendre quelque peu sur le système de structure des voûtes romaines pour mieux faire saisir certaines analogies entre ce système et celui adopté en France vers le milieu du XIIe siècle. Analogies de principes, comme on va le voir, non de formes; ce qui prouve une fois de plus que des principes vrais, établis sur une observation juste et un raisonnement logique, ne sont point une entrave dans l'art de l'architecture, mais au contraire la seule force productrice.
À la fin de l'empire déjà, ces méthodes employées dans la construction des voûtes s'étaient altérées; les constructeurs négligeaient d'appliquer régulièrement les procédés admis dans les édifices romains jusqu'aux Antonins. À Byzance, les grandes voûtes de l'église de Sainte-Sophie sont grossièrement faites. Il va sans dire que pendant les premiers siècles du moyen âge, les dernières traces de ces traditions de la bonne époque romaine étaient effacées. On cherchait à reproduire sur de petites dimensions les formes apparentes des voûtes romaines, mais on n'en connaissait plus la véritable structure. Ce n'est qu'au commencement du XIIe siècle qu'il se manifeste tout à coup un progrès dans la structure des voûtes, et qu'apparaît l'embryon d'un système nouveau en Occident. Ce phénomène se produisant au moment des premières croisades, il était assez naturel d'attribuer ce brusque développement à une influence orientale; mais les documents que l'on avait pu recueillir jusqu'à ces dernières années ne venaient guère confirmer ces conjectures à priori, lorsque M. le comte Melchior de Vogüé entreprit un voyage dans la Syrie centrale. Accompagné par un jeune architecte, habile dessinateur, M. Duthoit, M. le comte de Vogüé rapporta de ces contrées une masse de documents d'une haute importance pour l'histoire de notre art français, car ils nous donnent l'explication des progrès qui se manifestèrent si rapidement en Occident dès les premières années du XIIe siècle 389. En effet, ces monuments de la Syrie centrale dus à une civilisation gréco-romaine présentent un caractère particulier. Dans leur structure, les éléments grec et romain ne sont pas juxtaposés, comme il arrive dans les édifices de la Rome impériale; ils se mêlent sous l'influence de l'esprit clair et logique du Grec. Nous avons maintes fois fait ressortir cette singulière disposition de l'architecture romaine de l'empire 390, qui ne considérait l'art grec que comme une décoration quasi indépendante de la structure; si bien que, dans tout édifice romain, on peut enlever cette parure empruntée à l'art grec sans affecter l'organisme, pour ainsi dire, de la bâtisse romaine.
Les édifices gréco-romains de la Syrie centrale procèdent tout différemment: les deux structures grecque et romaine se prêtent un mutuel concours: il n'y a plus l'ossature et le vêtement qui la couvre, mais un corps complet dans toutes ses parties. L'arc et la plate-bande ne sont plus réunis en dépit de leurs propriétés, ainsi que cela se voit si fréquemment dans l'architecture de l'empire, mais remplissent leurs véritables fonctions. Ce rationalisme dans l'art exerça évidemment une influence sur les Occidentaux, qui se précipitèrent en masses compactes dans ces contrées à la fin du XIe siècle. Il ne s'agissait plus de suivre de loin les traditions affaiblies de l'art impérial; les croisés trouvaient dans les villes déjà abandonnées, mais encore debout, du Hauran, une architecture nouvelle pour eux, claire dans ses expressions comme une leçon bien faite, fertile en déductions, facile à comprendre et pouvant être appropriée à tous les besoins.
Dans ces édifices, la voûte d'arête n'existe pas, tout étant bâti d'appareil, mais bien le berceau, la coupole et le cul-de-four. Les arcs-doubleaux et archivoltes sont fréquents, et ces arcs-doubleaux qui forment travées portent, ou des plafonds de pierre, ou des charpentes, suivant que les localités possédaient ou ne possédaient pas de bois.
Nous allons rechercher comment ces dispositions ont dû avoir une influence directe sur la construction de nos voûtes occidentales, et firent abandonner le mode de structure des Romains.
Voici (fig. 8) un fragment de la basilique de Chagga 391, dont la construction date du IIe ou du IIIe siècle de notre ère. Les travées de cette basilique sont étroites (2m,50 d'axe en axe des piles, en moyenne) et sont couvertes, entre les arcs-doubleaux, par des dalles épaisses; une couche de terre battue revêtue d'un enduit formait une terrasse étanche sur le dallage supérieur. La construction se compose de piles à section carrée portant des arcs-doubleaux sur la nef principale, contre-butés par d'autres arcs-doubleaux bandés sur les collatéraux, lesquels soutiennent une galerie de premier étage donnant sur cette nef centrale. Le caractère particulier à cette construction, ce sont ces arcs-doubleaux qui composent l'ossature intérieure de l'édifice. Rien de semblable dans les constructions romaines occidentales de l'empire. La voûte romaine maçonnée comme nous venons de le montrer au commencement de cet article, possède rarement des arcs-doubleaux apparents 392, puisque ces arcs sont noyés dans l'épaisseur même de la voûte, ne sont que des nerfs cachés.
Pour les architectes occidentaux, si fort empêchés, à cette époque, lorsqu'ils prétendaient établir des voûtes sur le plan de la basilique romaine (voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE), la vue d'un édifice comme la basilique de Chagga,--et la Syrie centrale en possède encore plusieurs conformes à ces dispositions,--devait leur faire naître la pensée d'appliquer ce mode de structure en remplaçant les dallages, qui ne pouvaient convenir aux climats de l'Occident, ni à la nature des matériaux dont ils disposaient, par une voûte en berceau sur la nef centrale, par des voûtes d'arête sur les nefs basses, et par un demi-berceau sur le triforium pour permettre l'établissement de couvertures inclinées et contre-buter le berceau central. Ces déductions se présentaient naturellement à l'esprit des constructeurs occidentaux, si naïfs qu'on les veuille supposer.
La coupe de la basilique de Chagga (fig. 9) donne le tracé A; deux travées du plan étant projetées en a. Subissant la nécessité de couvrir leurs édifices par des pentes assez roides pour recevoir de la tuile, et ne pouvant par conséquent employer le système de dallages des architectes syriens, les artistes occidentaux, en voulant appliquer le principe si simple de ces basiliques, n'avaient qu'à relever les grands arcs-doubleaux de la nef, comme l'indique en C la coupe B, à réunir ces arcs-doubleaux par un berceau concentrique à leur extrados, à bander un demi-berceau D sur le triforium, entre les arcs-doubleaux E et des voûtes d'arête, suivant le mode byzantin 393, entre les arcs-doubleaux inférieurs F des collatéraux. La substitution des voûtes aux dallages entraînait forcément l'écartement des piles P. Les archivoltes G étaient conservées, mais avec un diamètre égal à celui des arcs-doubleaux F, et d'autres archivoltes I, ou une claire-voie portait le berceau central. Mais les archivoltes G destinées à recevoir les voûtes des collatéraux s'avançaient au ras intérieur des piles P, et alors, pour porter les arcs-doubleaux supérieurs C, il fallait ajouter à ces piles un appendice L sous la forme d'une colonne engagée. D'une construction dans laquelle l'arc et la plate-bande étaient simultanément employés avec un sentiment exquis du vrai, les architectes occidentaux arrivaient à faire, sans trop d'efforts, un monument entièrement voûté. Cependant cette modification, en apparence si simple, suscitait des difficultés de détail qui ne furent résolues que peu à peu. Mais telle est la puissance d'un premier enseignement clair et logique, que tout travail qui en découle se fait sous cette première influence. Les constructeurs occidentaux, en voyant cette architecture grecque de la Syrie, apprenaient à raisonner; aussi, à dater de cette époque, leurs oeuvres si confuses jusque-là, toutes bourrées de traditions mal comprises, reproduisant, en les abâtardissant de plus en plus, les formes de l'antiquité romaine, s'élèvent, progressent en s'appuyant sur le raisonnement, sur ces principes légués par les derniers des Grecs.
Cette coupe B est celle de la plupart de nos églises romanes construites au commencement du XIIe siècle en Auvergne, dans le Languedoc, la Provence et le Lyonnais. On peut aisément constater qu'il y a moins de dissemblance entre la coupe A et la coupe B qu'entre un monument voûté quelconque de Rome et cette coupe B. Cet arc-doubleau plein cintre E du triforium, que l'on retrouve dans les galeries des basiliques romanes de l'Auvergne et du Languedoc, et qui ne peut s'expliquer avec la voûte en demi-berceau (voyez TRIFORIUM), est un vestige persistant de cette influence du monument syrien. Quant aux difficultés de détail dont nous venons de parler, voici en quoi elles consistaient tout d'abord. Les piles de la basilique de Chagga (voy. en a) sont à section carrée, ce qui était naturel, puisque ces piles ne reçoivent que deux arcs-doubleaux, et que l'archivolte qui unit ces piles naît en pénétration au-dessus de la naissance des deux arcs-doubleaux (voy. la figure 8). Mais nous voyons que déjà dans la coupe B les archivoltes G qui réunissent les piles ont leur naissance au niveau des naissances des arcs-doubleaux F (voy. la figure 9). L'extrados de ces archivoltes G ne se dégage donc qu'au-dessus de cette naissance, et, par suite, la naissance de la voûte d'arête ne pouvait s'établir qu'au point relevé de ce dégagement, ce qu'indique le tracé perspectif (fig. 10).
Il y avait là un embarras, une de ces difficultés de détail dans l'art du constructeur, qui contraint bientôt celui-ci, pour peu qu'il raisonne, à trouver une solution satisfaisante; or, tous ceux qui ont pratiqué cet art et qui ne se contentent pas d'à peu près, qui veulent trouver la solution vraie, savent combien ces recherches entraînent à modifier certaines formes qui paraissent consacrées par le temps. Et c'est précisément dans la manière de résoudre ces difficultés à dater des premières années du XIIe siècle, que l'on reconnaît la puissance de cet enseignement logique puisé en Orient par nos maîtres français de cette époque. D'abord ces maîtres raisonnent ainsi: puisqu'il y a deux arcs-doubleaux et deux archivoltes naissant au même niveau, et qu'entre ces arcs-doubleaux et ces archivoltes il faut (sur leur extrados) bander des voûtes d'arête, il est de toute nécessité que la pile donne exactement la section des claveaux de ces arcs, qu'ils trouvent sur elle leur place, par conséquent la section carrée ne peut convenir pour la pile; alors ils tracent la pile H (voyez figure 9). Ainsi les arcs-doubleaux trouveront leur assiette en d, les archivoltes en b, et les arêtes des voûtes naîtront dans les angles rentrants e qui sont les points de rencontre des extrados de ces arcs. Mais bientôt, quand les monuments voûtés prennent plus d'ampleur, ces architectes reconnaissent que les archivoltes qui portent les murs latéraux et la voûte en berceau doivent avoir plus d'épaisseur que les arcs-doubleaux qui n'ont pas de charge, que ces naissances de voûtes d'arête dans les angles demandent, ou un appareil spécial, ou affament la pile en réduisant les tas de charge; alors ils tracent les piles suivant le plan K. Les archivoltes se dégagent en f, l'arc-doubleau des latéraux en g; les angles h reçoivent les naissances des voûtes d'arête; les angles i, les archivoltes de décharge au-dessus de la claire-voie du triforium, et le grand arc-doubleau du berceau central, ayant la largeur mm, porte sur le tailloir d'un chapiteau reposant sur la colonne engagée. Mais les archivoltes f et l'arc-doubleau g ont une épaisseur plus grande que n'est l'espace op, d'où il résulte que l'arête h de la voûte doit s'élever verticalement jusqu'au moment où l'épaisseur rp des claveaux se dégage de cette arête; alors les constructeurs ajoutent encore une colonne engagée au devant des pilastres des archivoltes et de l'arc-doubleau postérieur, afin d'avancer les claveaux de ces arcs de manière à les dégager entièrement dès leur naissance. Ainsi se compose peu à peu, et commandée par les déductions tirées de la construction des voûtes, la pile romane du XIIe siècle.
Tant qu'on n'avait pas sous les yeux ces monuments de la Syrie centrale, il était difficile de se rendre compte des motifs qui avaient fait adopter, pendant la dernière partie de la période romane, ces arcs-doubleaux séparant les travées des édifices voûtée, puisque les Romains ne séparaient pas leurs travées de voûtes par des arcs-doubleaux. Les édifices syriens nous donnent la solution de cette question. Dans ces édifices, les arcs-doubleaux sont, par suite d'un raisonnement très-juste, faits pour franchir des espaces trop larges pour être couverts par des plates-bandes ou par des charpentes, dans un pays où les bois longs étaient rares; ces arcs portent de grandes dalles, comme dans l'exemple précédent, ou des pannes. C'est ce qui nous fait dire que ces artistes syriens avaient su allier, mieux que ne l'avaient fait les Romains, l'arc et la plate-bande. Les architectes occidentaux ont conservé les arcs-doubleaux comme l'ossature naturelle de tout édifice bâti de pierre; seulement, entre ces arcs, ils ont bandé des voûtes suivant la tradition romaine, soit en berceau, soit d'arête.
Mais à Byzance, à Sainte-Sophie, déjà la voûte d'arête romaine s'était modifiée. Sa clef centrale était habituellement alors posée au-dessus du niveau des extrados des clefs d'arcs-doubleaux (voyez figure 11), si toutefois on peut donner le nom d'arcs-doubleaux à des arcs à peine saillants sur le nu interne de la voûte. L'arc A, par exemple, de la figure 11 n'était que le nerf de brique, romain qui, au lieu d'être entièrement noyé dans l'épaisseur de la voûte, ressortait quelque peu. On remarquera d'ailleurs que ces arcs A, B, C sont au nu de la voûte, à sa naissance en D sur les tailloirs carrés des chapiteaux, et ne prononcent leur saillie qu'en se rapprochant de la clef. En un mot, ces arcs ne sont pas concentriques à la voûte, laquelle est une sorte de compromis entre la coupole et la voûte d'arête. Or, c'est ce principe de structure qu'adoptent généralement nos architectes occidentaux dans la construction de leurs voûtes d'arête à la fin du XIe siècle; c'est suivant ce système que sont faites les voûtes de la nef de l'église abbatiale de Vézelay, qui datent des premières années du XIIe siècle, et ce n'était pas sans raison que ce parti avait été adopté. Ces voûtes bombées offraient plus de résistance que les voûtes engendrées par deux cylindres se pénétrant à angle droit. Nous développons tout ce qui touche à cette question dans l'article CONSTRUCTION, il n'est donc pas nécessaire de revenir ici sur ce sujet, d'autant qu'alors, au commencement du XIIe siècle, on n'apportait pas, dans la pratique de la structure, les soins que les Romains avaient su y mettre. On ne fabriquait plus ces belles et grandes briques carrées qui permettaient de noyer des nerfs résistants dans l'épaisseur des voûtes et d'obtenir des arêtiers bien bandés; faits de tuf ou de moellons irréguliers, très-rarement de moellons piqués, les arêtiers n'offraient pas de cohésion et tendaient à se détacher. Plus le constructeur se rapprochait de la coupole, plus il évitait les chances de rupture des arêtiers, puisque ceux-ci formaient à peine un pli saillant à l'intrados jusqu'à la moitié environ de leur développement, pour se perdre dans un ellipsoïde en se rapprochant de la clef. D'ailleurs, pour tracer les cintres diagonaux de charpente, il n'était pas besoin de chercher la courbe de rencontre des deux cylindres, il suffisait de tracer un demi-cercle dont le diamètre était la diagonale du parallélogramme à voûter 394. Sur ces arcs diagonaux et sur l'extrados des arcs-doubleaux et formerets, on posait des couchis, puis on faisait avec de la terre la forme bombée nécessaire sur chacun des triangles, de manière à se rapprocher plus ou moins d'une coupole. On maçonnait alors sur ce moule, sans qu'il fût besoin de prendre des dispositions particulières pour les arêtiers, sensibles seulement au départ et inappréciables à la clef. Ces sortes de voûtes ont intérieurement l'apparence que présente notre figure 12, et toute la surface courbe comprise entre les points A, C, B, D, était, ou un sphéroïde, si la voûte était fermée sur un plan carré, ou un ellipsoïde, si elle était fermée sur un plan barlong.
Mais avant d'entrer dans quelques développements à ce sujet, il est nécessaire de faire connaître les tâtonnements qui précédèrent et provoquèrent la révolution qui se fit dans l'art de construire les voûtes au milieu du XIIe siècle.
Nous avons dit que les Romains évitaient autant que possible les pénétrations de berceaux de voûtes, comme présentant des difficultés et des pertes de temps pour le constructeur. Les Romains, en effet,--et cela ressort de l'étude de leurs monuments,--cherchaient à économiser sur le temps, c'est-à-dire qu'ils prétendaient, tout en bâtissant de manière à assurer une parfaite solidité et une longue durée aux constructions, obtenir un résultat dans le plus court espace de temps. Ils évitaient donc les appareils demandant un tracé compliqué et une taille longue. S'ils avaient un berceau de voûte à faire pénétrer dans une salle voûtée, ils tenaient la clef de ce berceau pénétrant au-dessous de la naissance du berceau qui eût dû être pénétré.
Exemple (fig. 13), soit une galerie A voûtée en berceau: le berceau de la galerie B communiquant à la première était bandé, sa clef C au-dessous de la naissance du berceau D. Le Colisée à Rome, les arènes d'Arles et de Nîmes présentent cette structure à chaque pas. Mais encore les claveaux de ces berceaux, lorsqu'ils sont appareillés en pierre, au lieu d'être reliés, sont juxtaposés, ainsi que le montre notre figure. Ce système d'appareil est visible, non-seulement dans les arènes d'Arles et de Nîmes, mais aussi à l'aqueduc du Gard et dans beaucoup d'autres édifices de l'empire. Il est clair que cette méthode économisait le temps et la dépense; car il n'était besoin que d'un panneau pour les tailleurs de pierre, et à chaque joint, d'un cintre de charpente, au lieu d'une suite de couchis sur cintres. La pose, en ce cas, se fait beaucoup plus rapidement que lorsqu'on veut croiser les joints des claveaux.
Les architectes du moyen âge usèrent parfois de ce procédé, notamment en Provence, où ils avaient sous les yeux les exemples de l'antiquité; mais les plans qu'ils adoptaient pour certaines parties d'édifices, comme les bas côtés pourtournant les sanctuaires des églises, bas côtés sur lesquels s'ouvrent des chapelles, nécessitaient des berceaux annulaires pénétrés normalement par d'autres berceaux. Il y avait là une difficulté réelle pour la solution de laquelle on ne pouvait recourir aux structures romaines, qui ne présentent pas d'exemples de ce genre de voûtes. Les Byzantins avaient essayé de construire des voûtes reposant sur des colonnes et formant des pénétrations de cylindres, de cônes ou d'ellipsoïdes; mais il faut reconnaître que ces tentatives sont grossières, ne procèdent que par tâtonnements, et ne donnent pas comme résultat une méthode géométrique pouvant être formulée. Malgré les difficultés que soulevait la construction des voûtes d'un collatéral pourtournant un sanctuaire reposant sur des colonnes, en partant de la donnée romaine ou byzantine, il est à croire que l'on tenait fort à cette disposition du plan, car les architectes occidentaux ne cessèrent de chercher la solution de ce problème depuis le commencement du XIIe siècle jusqu'à ce qu'ils l'aient résolu d'une manière complète à la fin de ce siècle. Il faut reconnaître même que cette longue suite d'essais ne contribua pas médiocrement à développer le système d'où procède la voûte d'arête du XIIIe siècle; système excellent, puisqu'il permet toutes les combinaisons imaginables en n'employant toujours qu'un même procédé.
Rien n'est tel, pour faire apprécier la marche progressive d'un travail qui demande les efforts de l'intelligence et les combinaisons successives de l'expérience appuyée sur une science positive comme la géométrie, que de suivre pas à pas les solutions approximatives plus ou moins heureuses du problème posé, que de montrer chaque perfectionnement, l'abandon de certaines méthodes qui ne sauraient conduire à la solution définitive. C'est ce que nous allons essayer de faire, à propos de ces voûtes pourtournant les sanctuaires, en passant successivement par les combinaisons qui se présentèrent aux architectes du moyen âge depuis le point de départ qui leur était donné, jusqu'à la complète solution du problème posé par eux-mêmes.
Les Romains avaient bandé des voûtes d'arête sur des piles isolées à section carrée, dès les premiers temps de l'époque impériale et peut-être même sous la république, pour couvrir des citernes, des étages inférieurs. Ces voûtes ne possédaient pas d'arcs-doubleaux; c'étaient des demi-cylindres se croisant à angle droit, conformément au plan (fig. 14).
Lorsque les Byzantins voulaient voûter des galeries circulaires portées d'un côté sur des colonnes isolées, ils bandaient des archivoltes d'une colonne à l'autre, et au-dessus des clefs de ces archivoltes ils construisaient un berceau annulaire, ou bien, du mur de précinction, ils élevaient un demi-berceau qui appuyait sa ligne de clefs sur le mur élevé au-dessus des archivoltes. Ils évitaient ainsi les voûtes d'arête, c'est-à-dire les pénétrations des archivoltes dans le berceau annulaire, et en cela ils suivaient la tradition romaine.
Mais ce mode de structure obligeait les architectes à perdre une hauteur considérable au-dessus des archivoltes, et à élever d'autant les constructions, si l'on voulait trouver au-dessus de ces collatéraux circulaires, soit une galerie de premier étage, soit un fenestrage. On prit donc le parti, à la fin du XIe siècle, en Occident, de faire pénétrer les archivoltes dans le berceau annulaire. Or, en ce cas, voici d'abord la difficulté qui se présente.
Dans un sanctuaire porté par des colonnes (fig. 15), ou, si les tailloirs des chapiteaux sont carrés, comme en A, les archivoltes sont plus larges en ab qu'en cd, ou si l'on veut que les douelles des claveaux de ces archivoltes soient parallèles, les tailloirs des colonnes doivent donner des trapèzes en projection horizontale, comme en B. Dans le premier cas, ces archivoltes sont des portions de cônes; dans le second, elles sont prises dans un cylindre: mais ces tailloirs en forme de trapèzes, si la courbe du sanctuaire n'est pas très-développée, sont d'un effet très-désagréable à l'oeil, et donnent des angles aigus qui résistent mal à la charge. Vus sur la diagonale, ces chapiteaux paraissent plus saillants d'un côté que de l'autre, et semblent mal reposer sur les fûts (voyez en D). On essaya donc de s'en tenir aux tailloirs carrés; mais, au lieu de bander les voûtes normales à la courbe du sanctuaire sur une surface conique, on maintint leurs clefs sur une ligne horizontale, et la courbe ab était en anse de panier, tandis que la courbe cd était plein cintre; ou bien la naissance de l'archivolte était biaise de a en c et de b en d, de manière à avoir en cd comme en ab une courbe plein cintre, et cette dernière donnait alors la section d'un berceau qui pénétrait le berceau annulaire.
C'est ainsi que sont construites les voûtes du collatéral du sanctuaire de l'église de Notre-Dame du Port, à Clermont (fig. 16). Mais (voyez le plan A) si l'on voulait que l'arc ab, tracé le long du mur du collatéral, fût plein cintre, le diamètre ab étant plus grand que le diamètre cd et que le diamètre ef, la naissance de l'arc et devait être placée à un niveau très-supérieur à celui de la naissance de l'arc ab; si bien qu'une élévation faite perpendiculairement à l'axe XO donnait la projection tracée en B.--Toujours en supposant les clefs de niveau--et qu'en coupe faite suivant OX, on obtenait la projection tracée en D, la naissance de l'archivolte suivait sur le sommier S la ligne ponctuée gh. Des voûtes ainsi conçues ne pouvaient être tracées sur l'épure avec rigueur; on ne les obtenait que par des tâtonnements et une méthode empirique. Cependant l'archivolte ef, qui n'était qu'une pénétration et ne se détachait pas de la voûte, devait porter le mur de l'abside et ne pouvait être faite de moellons ou de blocage sur forme, il fallait qu'elle fût construite en pierres appareillées. Dès lors on conçoit les difficultés qui assaillaient les constructeurs. À proprement parler, il n'y a pas d'archivoltes ici, mais des berceaux gauches pénétrant dans un berceau annulaire. On reconnut donc bientôt qu'il y avait avantage à distinguer l'archivolte de la voûte, à la rendre indépendante. Mais alors comment faire porter les sommiers de ces archivoltes sur les tailloirs carrés des chapiteaux? où trouver leur assiette et la naissance des voûtes?
Voici le tailloir tracé (fig. 17) (voyez en A). Les archivoltes sont projetées en DD. Nous traçons les sommiers, ou le premier claveau de ces archivoltes en aa; il ne restera, entre leur extrados, que le tas de charge b, et l'espace cd pour la naissance de la voûte. Mais comme les naissances des archivoltes sont plus élevées que celle de la section de la voûte annulaire, il en résultera que, si l'on veut que les arêtes partent du tailloir, ces arêtes se détacheront des verticales cd et formeront des angles rentrants ecf, gdh, d'un effet maigre et peu rassurant, indiqué dans le trait perspectif A'. S'il y avait de bonnes raisons pour poser des archivoltes indépendantes de la voûte, on en devait trouver de tout aussi bonnes pour bander les arcs-doubleaux partant de la colonne isolée pour aboutir à la colonne engagée du collatéral; arcs-doubleaux qui devaient faciliter la construction des voûtes tournantes en divisant le berceau annulaire primitif par travées. Mais où loger, sur le tailloir carré, le sommier, le premier claveau de cet arc-doubleau? Si (voy. en B, fig. 17) nous prétendons laisser les deux premiers claveaux d'archivoltes et le premier claveau d'arc-doubleau, indépendants, sur le tailloir du chapiteau, il nous faudra, ou donner peu de lit à chacun de ces claveaux, ou augmenter beaucoup la surface supérieure du tailloir, et dans ce cas il restera deux angles de ce tailloir inoccupés; toutes les charges viendront se reporter en M, c'est-à-dire en dehors de l'axe de la colonne et tendront à faire incliner celle-ci. De plus (voyez le tracé perspectif B'), les naissances des archivoltes étant à un niveau supérieur à celui de la naissance de l'arc-doubleau, il restera au-dessus de la naissance de cet arc un triangle T vertical, et l'arête de la voûte ne pourra commencer qu'en i, au point où la courbe de la pénétration P viendra toucher l'extrados de l'arc-doubleau. Il n'est pas besoin d'insister sur le mauvais effet de cette combinaison. Si (voy. en C, fig. 17) de ces trois membres d'arcs nous formons un sommier composé par la pénétration des lits de ces arcs, ceux-ci ne deviendront indépendants que lorsque leur courbure d'extrados se détachera de la verticale; mais comme les naissances de ces arcs ne sont pas au même niveau (voyez le tracé perspectif C'), nous aurons encore en t un triangle vertical qui déportera la naissance de l'arête en s. Pour des artistes qui cherchaient les formes les mieux appropriées à l'objet, ces arêtes déportées, ne naissant pas dans le fond de l'angle rentrant, ayant l'air de reposer sur les reins de l'arc-doubleau, ne pouvaient être une solution satisfaisante. Ces archivoltes et arcs-doubleaux reposant en bec de flûte sur le tailloir ne présentaient pas une structure conforme aux principes de la voûte portée sur des arcs saillants; principes qui veulent que chacun de ces arcs conserve sa forme et sa dimension dans la totalité de son développement. Les maîtres essayèrent donc d'autres combinaisons, D'abord ils pensèrent que l'arc-doubleau, qui ne porte pas charge, pouvait être diminué de largeur, ce qui laissait, en apparence, plus de lit aux premiers claveaux des archivoltes et permettait à la voûte de prendre plus bas sa naissance. Pour quelque temps, ils s'en tinrent à ce dernier parti, en trichant, autant que faire se pouvait, soit en donnant plus de profondeur au tailloir que de largeur, soit en posant le premier claveau un peu en encorbellement sur ce tailloir, de manière à le dégager. Cependant la structure des voûtes elles-mêmes avait suivi ces progrès. Faites d'abord de moellons jetés sur forme, on établit bientôt leur naissance en pierre, puis on essaya de les construire entièrement en moellons taillés, appareillés. Pour des appareilleurs qui n'étaient pas familiers avec l'art du trait,--nous parlons des premières années du XIIe siècle,--il n'était point aisé de tracer l'appareil de voûtes d'arête tournantes; aussi ces premières voûtes appareillées présentent-elles les coupes les plus bizarres, les expédients les plus naïfs. À défaut d'expérience, ces artistes avaient la ténacité, entrevoyaient un but défini, et ce n'est pas un petit enseignement qu'ils nous donnent quand nous voulons suivre pas à pas les étapes qu'ils ont faites dans l'art de la construction, sans abandonner un seul jour la voie tracée dès leurs premiers essais. Leurs déductions s'enchaînent avec une rigueur de logique dont on ne saurait trouver l'équivalent à une autre époque; et c'est dans l'Île-de-France particulièrement que l'on constate la persistance des constructeurs à poursuivre les conséquences d'un principe admis.
Les bas côtés du choeur de l'église collégiale de Poissy étaient élevés de 1125 à 1130. Portées du côté du sanctuaire sur des colonnes monostyles, les voûtes de ce collatéral possèdent déjà des arcs-doubleaux séparatifs et des archivoltes dont les naissances sont au même niveau; il en résulte que les voûtes d'arête naissent dans l'angle rentrant formé par les extrados de ces arcs qui sont à peu près indépendants. Nous disons à peu près, parce que l'architecte a triché afin de dégager, autant que faire se pouvait, les naissances de ces arcs sans charger trop inégalement les colonnes. Pour cela, il a donné un peu plus de saillie extérieurement aux tailloirs des chapiteaux, et ceux-ci ne sont pas carrés, mais leurs côtés normaux à la courbe du chevet (voyez la figure 18, en A).
Ce constructeur a, de plus, doublé ces archivoltes du côté du collatéral, afin de surhausser les voûtes, et de faire que l'extrados de cet arc doublant eût un rayon plus étendu. De a en b, il existe un épais formeret dont le rayon-vu l'écartement des piles engagées P, P--est beaucoup plus grand que ne sont les rayons des archivoltes et arcs-doubleaux. Aussi l'architecte a-t-il placé la naissance de ce formeret au-dessous de celle des autres arcs, ainsi que l'indique la coupe C faite sur l'axe OA. Malgré l'abaissement de cette naissance, la clef du formeret s'élève au-dessus de celle des archivoltes doublées, et la voûte présente une section rampante, qui du reste est favorable à l'introduction de la lumière. Il s'agissait de bander les voûtes qui n'ont point encore d'arcs ogives (diagonaux). Ces voûtes étant construites en moellon piqué, le constructeur a procédé ainsi que l'indique la perspective (fig. 19).
Il a enchevêtré les claveaux à la rencontre des berceaux formant arêtes au moyen de coupes biaises faites sur le tas. On conçoit que cette structure ne pouvait être très-solide, et que ces arêtes ne se soutenaient que parce que les angles qu'elles forment sont très-obtus. L'aspect n'en était pas satisfaisant, aussi on ne tarda guère à parer à ces inconvénients. Mais il nous faut jeter un coup d'oeil sur ce qui se faisait vers la même époque dans d'autres provinces où l'école romane avait jeté un vif éclat.
En Auvergne, dès la fin du XIe siècle, l'école des constructeurs avait apporté, ainsi que nous l'avons vu, dans la structure des voûtes tournantes, des perfectionnements notables, sans toutefois chercher avec autant de ténacité que le faisaient les écoles du Nord la solution des problèmes posés.
Nous trouvons un exemple curieux de ce fait dans l'église Saint-Julien de Brioude, dont le choeur fut entièrement reconstruit en 1140. Avant de passer outre et de suivre la marche rapide des constructeurs du nord de la France, il est nécessaire de nous arrêter un instant devant les voûtes du collatéral absidal de ce monument. Pendant qu'à Saint-Denis en France, Suger faisait reconstruire l'église de son abbaye d'après un système de structure entièrement nouveau, on élevait l'abside de l'église de Brioude. Là le système annulaire, sans arcs-doubleaux, est encore admis; seules les archivoltes donnant sur le sanctuaire se détachent de la voûte, qui se compose d'un berceau annulaire pénétré par des berceaux normaux à la courbe du sanctuaire, et formant, par conséquent, des voûtes d'arête. Au droit des fenêtres qui éclairent le collatéral, entre les chapelles, des berceaux d'un diamètre plus petit que ceux des travées pénètrent le berceau annulaire. Mais ce qui doit faire l'objet d'un examen attentif dans ces voûtes, c'est qu'elles sont complétement appareillées et non plus construites en blocages ou en moellons enduits, ou encore en moellons taillés et enchevêtrés comme dans le collatéral de l'église Saint-Louis de Poissy.
De leur côté, les Auvergnats cherchaient aussi le progrès, mais seulement dans le mode d'exécution, sans rien changer au système roman. Voici (fig. 20) l'appareil d'une de ces voûtes d'arête tournantes. En A est l'archivolte donnant sur le sanctuaire.
On voit que les architectes auvergnats n'avaient pas encore, au milieu du XIIe siècle, admis les arcs-doubleaux séparatifs, et que la voûte de pierre repose directement sur le tailloir du chapiteau. Tout irrégulier qu'il est, l'appareil des arêtes est conforme à la théorie, composé de pierres d'un assez gros volume taillées avec soin.
Entre les chapelles absidales, voici (fig. 21) comment sont disposées les pénétrations des baies qui éclairent le collatéral. Les colonnes engagées portent la voûte elle-même, et non les arcs, qui, dans les provinces du Nord, à cette époque, sont déjà chargés de la soutenir. Cependant, dans la première travée du bas côté du choeur de l'église de Notre-Dame du Port, à Clermont, dont la construction est de plus de cinquante ans antérieure à celle de l'église de Saint-Julien de Brioude, on remarque un arc-doubleau séparatif, très-peu saillant, il est vrai, en partie noyé par conséquent dans la voûte même, mais enfin qui indique déjà la tendance à diviser les voûtes annulaires par travées. Cet exemple ne fut pas suivi dans le collatéral circulaire de Brioude, dont les voûtes sont encore franchement romanes comme combinaison, mais construites avec plus de savoir et de soins. Ayant constaté la tendance de cette province centrale à ne pas abandonner ses traditions romanes, même pour la construction des voûtes tournantes posées sur piles isolées qui exigeaient des combinaisons entièrement neuves, nous allons suivre la marche des perfectionnements rapides introduits dans la structure des voûtes appartenant aux édifices du Nord.
En se reportant aux figures 1, 2, 5 et 8 de cet article, on observera que les voûtes romaines, qui présentent une structure parfaitement homogène, si on ne les considère que superficiellement, se composent en fait, de nerfs et de parties neutres, ou, si l'on préfère cette définition, d'une membrure et de remplissages rendus aussi légers et aussi inertes que possible. Nous avons donné les deux raisons principales qui avaient fait adopter ce parti: la première, l'économie des cintres de charpente; la seconde, l'avantage de bander les voûtes suivant une méthode rapide qui assurait l'homogénéité de leur structure, une égale dessiccation des mortiers, et qui permettait d'obtenir, en même temps qu'une parfaite solidité, la plus grande légèreté possible. Nous avons vu que, dans la construction des voûtes d'arête, les Romains noyaient des arêtiers de brique dans l'épaisseur même de la voûte, comme ils noyaient des arcs-doubleaux dans l'épaisseur des berceaux et des côtes dans l'épaisseur des coupoles. Cette méthode était judicieuse, inattaquable au point de vue de la solidité; l'était-elle autant au point de vue de l'art? Si l'architecture a pour objet de ne dissimuler aucun des procédés de structure qu'elle emploie, mais au contraire de les accuser en leur donnant les formes convenables, il est évident que les Romains ont souvent méconnu ce principe; car, les voûtes enduites, recouvertes intérieurement de stucs et de peintures, suivant des combinaisons indépendantes de la membrure, il était impossible de savoir si ces voûtes possédaient ou non des arcs-doubleaux, des nerfs dans leur contexture. Cette ossature résistante, jugée nécessaire à sa stabilité, n'était pas toujours visible; si elle est en partie accusée dans la coupole du Panthéon, elle ne l'est pas dans les voûtes des thermes d'Antonin Caracalla, dans celles de la basilique de Constantin, dans la grande salle des thermes de Dioclétien. La question est ainsi réduite à ses limites les plus étroites. Toute structure ne doit-elle pas être pour l'architecte le motif d'une disposition compréhensible pour l'oeil. Les Grecs, tant vantés comme artistes, avec raison, et si peu compris, s'il s'agit d'appliquer leurs principes, ont-ils fait autre chose, dans leur architecture, que de considérer la structure comme la raison déterminante de toute forme? En ont-ils jamais dissimulé les moindres membres? Et ces petits édifices de la Syrie centrale, dont nous avons parlé plus haut, ne sont-ils pas la plus vive expression de ce sentiment du Grec, qui le porte, dans les choses d'architecture, à considérer toute structure comme l'élément constitutif de la forme visible, même après qu'il a subi l'influence romaine, influence si contraire aux goûts du Grec.
Mais ces Grecs des bas temps n'ont pas, dans la Syrie centrale, fait des voûtes d'arête sur de grandes dimensions. Ils n'ont accepté, de l'héritage romain, que l'arc, le berceau et la coupole. Cependant ils se sont appropriés ces formes en y ajoutant leurs dispositions rationnelles, et ces tendances sont assez marquées pour que les Occidentaux, qui virent ces monuments à la fin du XIe siècle, aient pu suivre cette voie, mais en allant beaucoup plus loin que n'avaient pu le faire les habitants de ces petites cités semées sur le chemin de la Perse à Byzance.
Or, on peut le demander à tous les gens de bonne foi: admettre le principe de la structure des voûtes romaines, et s'inspirer de l'esprit analytique du Grec, de son goût pour le vrai, de son sentiment inné de la forme, pour, de ces éléments, constituer un système complet, n'est-ce pas un progrès? Et est-on en droit de repousser comme suranné ce système, si d'ailleurs on ne sait que reproduire la forme apparente de la structure romaine, sans y prendre même ce qui en constitue le mérite principal, l'économie des moyens et la simplicité d'exécution? Il suffit, pensons-nous, de poser ces questions, pour que chacun puisse déterminer où s'est arrêté le progrès et où commence la décadence.
Adopter la voûte romaine, mais raisonner ainsi que l'ont fait ces artistes occidentaux du XIIe siècle, est, à nos yeux, une des révolutions les plus complètes, les mieux justifiées qui aient jamais été faites dans le domaine de l'architecture. Que se sont-ils dit ces artistes? «En construisant leurs voûtes, les Romains ont considéré deux objets, une ossature et un remplissage neutre; mais de ces deux objets distincts ils n'ont tiré qu'une forme apparente, une concrétion, confondant ainsi la chose qui soutient, la chose essentielle et la chose soutenue, inerte. Si l'intention est excellente, si le résultat matériel est satisfaisant, le résultat, comme art, est vicieux; car dans l'art de l'architecture, qui est une sorte de création, la fonction réelle de chaque membre doit être accusée par une forme en rapport avec cette fonction. Si une voûte ne peut se soutenir que par un réseau de nerfs, ce réseau n'est pas destiné par l'art à être caché, il doit être apparent, d'autant plus apparent, qu'il est plus utile. Les Grecs ont admis cette loi, sans souffrir d'exceptions...» Que les architectes occidentaux aient fait ce raisonnement en plein XIIe siecle, nous ne l'affirmerons pas; mais leurs monuments le font pour eux, et cela nous suffit. Les architectes romans avaient adopté tout d'abord la voute en berceau comme étant la plus simple et la plus facile à construire. Déjà, vers la fin du XIe siècle, ils avaient nervé ces berceaux, non plus par des arcs plus résistants, comme nature de matériaux, noyés dans l'épaisseur même de la voûte, mais par des arcs-doubleaux saillants 395 donnant une plus grande résistance à ces berceaux au droit des points d'appui. La poussée continue de ce genre de voûtes les fit bientôt abandonner. Restaient donc, pour voûter de grands espaces, des salles, des nefs, la voûte d'arête et la coupole sur pendentifs, parfaitement connue alors en Occident, puisque, depuis plus d'un siècle, des coupoles sur pendentifs avaient été construites dans l'ouest et le centre de la France 396. La voûte d'arête romaine, formée par la pénétration de deux demi-cylindres, donnait, comme courbe de pénétration, une courbe plate qui inquiétait, avec raison, des constructeurs ne possédant plus les excellents mortiers de l'empire 397. La coupole sur pendentifs demandait beaucoup de hauteur et exigeait un cintrage de charpente compliqué et très-dispendieux. Ces maîtres du XIIe siècle cherchèrent donc, comme nous l'avons déjà dit, un moyen terme entre ces deux structures; ils rehaussèrent la voûte d'arête à la clef, ainsi, du reste, que l'avaient fait les Byzantins (voyez fig. 10). Mais,--et c'est alors qu'apparaît la véritable innovation dans l'art du constructeur,--ils firent sortir de la voûte d'arête romaine ou byzantine le nerf noyé dans son épaisseur, le construisirent en matériaux appareillés, résistants, et le posèrent sur le cintre de charpente; puis, au lieu de maçonner la voûte autour, ils la maçonnèrent par-dessus, considérant alors cet arc laissé saillant, en sous-oeuvre, comme un cintre permanent. Dans le porche de l'église abbatiale de Vézelay on voit déjà deux voûtes ainsi construites (1130 environ); mais c'est dans l'église abbatiale de Saint-Denis (1140) que le système est complétement développé. Là les voûtes sont plutôt des coupoles que des voûtes d'arête, mais elles sont toutes, sans exception, nervées parallèlement et diagonalement par des arcs de pierre saillants, et ces arcs sont tous en tiers-point, c'est-à-dire formés d'arcs de cercle brisés à la clef. Les déductions logiques de ce système ne se font pas attendre. Dans la voûte romaine, formée de cellules, comme nous l'avons vu figure 1 et suivantes, le remplissage de ces cellules est maintenu, mais est inerte, n'affecte aucune courbure qui puisse en reporter le poids sur les parois des cellules. Puisque les constructeurs du XIIe siècle détachaient les nerfs de la voûte, qu'ils en faisaient comme un cintrage permanent, il était naturel de voûter les remplissages sur ces nerfs, c'est-à-dire de leur donner en tout sens une courbure qui reportât réellement leur pesanteur sur les arcs. Ainsi la voûte était un composé de plusieurs voûtes, d'autant de voûtains qu'il y avait d'espaces laissés vides entre les arcs. Du système concret romain,--malgré les différents membres qui constituaient la voûte romaine,--les maîtres du XIIe siècle, en séparant ces membres, en leur donnant à chacun leur fonction réelle, arrivaient au système élastique. Bien mieux, ils inauguraient un mode de structure par lequel on évitait toutes les difficultés dont nous avons indiqué plus haut quelques-unes, et qui leur donnait la liberté de voûter, sans embarras, sans dépenses extraordinaires, tous les espaces, si irréguliers qu'ils fussent, en prenant les hauteurs qui leur convenaient, soit pour les naissances des arcs, soit pour les niveaux des clefs.
Les voûtes du porche de Vézelay (1130), dont quelques-unes déjà sont bandées sur des arcs diagonaux, sont maçonnées en moellons irréguliers noyés dans le mortier, mais ce maçonnage ne reporte pas exactement sur les arêtes la charge des triangles maçonnés; celles-ci enlevées, la voûte tiendrait encore, comme se tiennent les voûtes du même édifice dépourvues de ces arcs diagonaux. Ici l'arc diagonal est plutôt un moyen de donner de la résistance à un point faible, de l'accuser, qu'une structure commandée par une nécessité, C'est un expédient, non un principe. Il ne serait donc pas exact de considérer les nerfs saillants, les arcs ogives (pour leur donner leur véritable nom) des voûtes du porche de Vézelay, comme la première tentative d'un principe nouveau; c'est un acheminement vers un principe qui n'est pas encore entrevu. En effet, dans l'art de l'architecture, et surtout dans la pratique de cet art, les principes ne naissent pas tout formés dans le cerveau des constructeurs, il y a toujours comme une intuition des principes avant l'énoncé de ces principes. Remplacer des cintres provisoires de bois par des cintres permanents de pierre, était une idée ingénieuse, déduite de la théorie romaine sur la solidité des voûtes; ce n'était pas un nouveau principe: ce n'est pas un principe nouveau de faire saillir sous la voûte le nerf noyé dans la voûte; c'est une simple déduction logique. Mais considérer ces nerfs, ressortis de la voûte, comme une membrure indépendante, et combiner, sur cette membrure, des successions de voûtes qui ne peuvent se soutenir que parce qu'elles portent sur cette membrure, c'est alors un nouveau principe qui s'établit, qui n'a plus de rapport avec le principe de la structure romaine; c'est une découverte, et une découverte si importante dans l'art de la construction, que nous n'en connaissons pas qui puisse lui être comparée. Les constructeurs s'affranchissaient ainsi de toutes les difficultés qui se présentent lors de l'établissement des voûtes sur des plans irréguliers, et notamment sur des plans curvilignes. Il faut se placer à ce point de vue, si l'on veut se rendre compte de la valeur de cette innovation; ne pas considérer seulement l'apparence des voûtes, mais leur mode de structure. Or, il existe beaucoup de voûtes nervées qui ne sont point des voûtes en arcs d'ogive, c'est-à-dire qui ne sont point construites d'après ce principe ignoré jusqu'alors, consistant en une succession de voûtes portées sur des arcs bandés en tous sens, quelle que soit la configuration du plan à couvrir. Nous avons essayé, dans l'article CONSTRUCTION, de faire ressortir la différence entre le principe de la coupole nervée, et le principe de la voûte en arcs d'ogive, bien qu'en apparence ces deux voûtes aient le même aspect 398, ou peu s'en faut; il semblerait que nos développements à ce sujet ne sont pas assez étendus, puisque de savants critiques n'ont pas paru apprécier toute l'importance de cette différence. Cependant elle est telle, que le système de coupole nervée, successivement amélioré, amplifié, conduit à une structure bornée dans les moyens et qui ne peut aboutir à des résultats étendus, tandis que le système de la voûte en arcs d'ogive se prête à toutes les combinaisons possibles, sans qu'il en résulte jamais pour le constructeur des difficultés d'exécution, soit dans le tracé, soit dans le mode de cintrage, soit dans l'appareil. C'est d'abord dans l'église de l'abbaye de Saint-Denis, bâtie par Suger, qu'apparaît franchement l'application de ce dernier système. Dans des articles dus à notre savant ami F. de Verneilh, trop tôt enlevé aux études archéologiques 399, il est dit que les voûtes du choeur de l'église abbatiale de Saint-Denis sont une déduction, une conséquence de celles qui pourtournent le choeur de l'église collégiale de Poissy, dont nous avons montré la structure (fig. 18 et 19). Nous ne pouvons nous rendre à cette opinion; les voûtes du collatéral circulaire de Poissy n'accusent point l'origine du principe admis dans l'église de Saint-Denis. Ces voûtes de Poissy sont des voûtes romanes qui essayent de s'affranchir des difficultés tenant au mode de structure roman, mais qui ne laissent en rien soupçonner le nouveau système inauguré à Saint-Denis. Nous persistons donc à dire que les embryons de ce système nous font défaut, qu'ils n'existent plus, ou que l'église de Saint-Denis présente tout à coup en 1140 un premier exemple complet de ce mode de structure des voûtes. On va en juger.
La figure 22 présente en A le plan d'une demi-chapelle du tour du choeur de l'église abbatiale de Saint-Denis, avec le double collatéral pourtournant. Ce plan étant donné, que l'on se pose le problème de le voûter à l'aide du système romain ou du système roman, la solution sera impossible.
Par quels artifices de pénétrations pourrait-on voûter les chapelles? Par des coupoles? Peut-être; mais alors il faudrait que ces coupoles reposassent sur des arcs, établir des pendentifs, et alors prendre une hauteur considérable. D'ailleurs ces pendentifs biais, irréguliers, produiraient un très-mauvais effet. En établissant son plan, l'architecte de l'abside de Saint-Denis savait comment il allait le voûter; ou, pour parler plus vrai, c'était le système de voûtes à employer qui lui donnait les dispositions de son plan. D'abord le cercle intérieur qui lui sert à tracer le périmètre de la chapelle rencontre en a le tailloir de la colonne monostyle b, de sorte que les branches d'arcs ogives ac, de, ec, sont égales entre elles. Ayant tracé l'arc-doubleau f et l'archivolte g, il prend le milieu de l'axe gf, en i, et il trace les deux branches d'arcs ogives bi, hi, puis il trace les arcs-doubleaux hb, bi. Il est clair que tous ces arcs sont indépendants; l'architecte est le maître de placer où bon lui semble leur naissance. Mais (et c'est là où apparaissent les conséquences forcées du nouveau système adopté), s'il eût tracé ces arcs en plein cintre, ou il eût fallu que les naissances de ces arcs eussent été à des niveaux très-différents, si l'on eût voulu que leurs clefs fussent élevées à un même niveau, puisque ces arcs sont de diamètres très-différents, et alors surgissaient les difficultés que nous avons signalées plus haut pour fermer les remplissages triangulaires voûtés; ou si les naissances de ces arcs eussent été placées au même niveau, leurs clefs atteignaient des niveaux très-variables. L'architecte emploie donc l'arc en tiers-point ou brisé, qui lui assure toute liberté pour donner aux clefs les niveaux convenables. Ainsi, le rabattement B indique en l'b' l'arc-doubleau lb, en b'h' l'arc-doubleau bh, en c'e' une des branches d'arcs ogives de la chapelle, en ob' l'arc-doubleau bf, en b''i' la branche d'arc ogive bi, et en b''p celle hi. Il résulte de ce tracé que les clefs cfi sont au même niveau, et que les clefs des deux arcs-doubleaux hb, bl, sont aussi sur une même ligne de niveau, inférieure à celle des trois clefs cfi. Reste, sur cette ossature, à bander les triangles voûtés, lesquels reposent sur ces arcs en tiers-point. Les lignes de clefs de ces remplissages aboutissent nécessairement au point culminant de chacun de ces arcs et donnent les projections ponctuées iq, cr, et passent par la ligne d'axe cg. Une petite difficulté se présentait dans la partie pleine de la chapelle.
L'architecte avait dû percer les fenêtres D, non pas au milieu de la courbe ke, mais plus rapprochées de la pile centrale e, afin d'échapper le contre-fort C. Or, l'archivolte de cette fenêtre tenant lieu de formeret, sa clef se trouve en t; la ligne de clefs ct divisait donc très-irrégulièrement le triangle kec; et il restait, de k en s, un espace entre l'extrados de cette archivolte et celui de la branche d'arc kc, qui pouvait embarrasser le maçon chargé de bander la voûte sur le triangle kec. La figure perspective E montre en F comment cette petite difficulté fut résolue. Le remplissage voûté commence comme commencerait une coupole sur une partie circulaire; puis la surface courbe, gauchissant à mesure qu'elle s'élève, va chercher l'extrados de l'archivolte et celui de la branche d'arc ogive. En G, une projection horizontale indique la disposition des rangs de moellons taillés, à la naissance de la surface courbe entre les arcs. Sur le tracé perspectif E on voit que les archivoltes des fenêtres faisant fonction de formerets pénètrent dans la branche d'arc ogive d'axe, à sa naissance. On remarquera aussi que les naissances des arcs ogives de la chapelle sont à un niveau plus bas que les naissances des autres arcs, et que, par suite, les tailloirs des chapiteaux descendent d'une assise (voy. en y). Sauf quelques tâtonnements, quelques points vaguement étudiés, le système est complet, franc; la liberté de l'architecte est acquise, et de ce premier essai il est facile d'arriver aux conséquences les plus étendues. Le tracé perspectif E montre bien que les remplissages triangulaires en moellons taillés reportent leur charge sur les nervures, sont bandés sur leur extrados, et que celles-ci remplissent exactement, à Saint-Denis déjà, l'office de cintres permanents portant la voûte ou plutôt une réunion de voûtes. Par un reste de respect pour la tradition, peut-être aussi par un défaut de confiance absolue en la bonté du système nouveau, les clefs des formerets et arcs-doubleaux latéraux sont tenues plus bas que celles des arcs ogives, afin de laisser encore à la réunion des voûtains triangulaires une forme générale domicale. Ce parti persista jusqu'aux premières années du XIIIe siècle.
Ce qui prouve combien le système de voûtes admis dans la reconstruction de l'église abbatiale de Saint-Denis est radical, est nouveau, ce sont les monuments contemporains de celui-ci ou même un peu postérieurs, dans lesquels on aperçoit encore des hésitations, des restes de traditions romanes dont les architectes n'osent ou ne peuvent s'affranchir. À ce point de vue, les voûtes de la cathédrale de Sens méritent un examen approfondi. M. Challe, au Congrès scientifique d'Auxerre de 1859, a parfaitement établi que la cathédrale de Sens ne pouvait avoir été reconstruite après l'incendie de 1184; mais on ne peut admettre qu'elle ait été commencée par l'archevêque Henri de France dès son intronisation, c'est-à-dire en 1122, dix ans avant le narthex de l'église abbatiale de Vézelay. Les caractères de l'architecture, des profils et de la sculpture ne peuvent faire supposer que la cathédrale de Sens ait été commencée avant 1140, peu avant la mort de l'archevêque Henri. Et en effet, les textes disent qu'il commença cet édifice, mais ils ne disent pas à quel moment de son épiscopat cette fondation eut lieu. Or, c'est en 1137 que l'abbé Suger commence la reconstruction de son église; en trois ans et trois mois il avait achevé le choeur. En admettant que la cathédrale de Sens soit contemporaine de l'église de Saint-Denis, on y travaillait encore en 1170, et son édification était poursuivie avec lenteur.
La cathédrale de Sens ne peut donc passer pour avoir servi de point de départ pour les travaux de Saint-Denis, et les voûtes de Saint-Étienne de Sens accusent une indécision (surtout les voûtes basses), des tâtonnements qui n'apparaissent plus à Saint-Denis.
Examinons (fig. 23) une demi-travée de la nef de la cathédrale de Sens. Les voûtes des collatéraux A possèdent des arcs-doubleaux C qui sont plein cintre (voy. le rabattement C'). Mais les travées de la nef étant doubles, c'est-à-dire alternativement composées de grosses piles P pour porter les arcs-doubleaux et les arcs ogives des hautes voûtes, et de piles intermédiaires S composées de colonnes accouplées destinées à porter seulement les arcs de recoupement de ces voûtes hautes, les arcs ogives des voûtes basses se placent assez gauchement sur ces piles. Les arcs ogives rabattus en D ont leurs deux branches inégales, celle ab étant plus courte que celle bc. En c, le constructeur, n'ayant pas réservé une colonnette pour recevoir cette branche bc, a dû poser un corbeau dans la hauteur du sommier de l'arc-doubleau et de l'arc formeret (voy. le tracé perspectif G); ainsi a-t-il pu diminuer une partie de la différence de longueur entre les deux branches des arcs ogives. Ces branches d'arcs ogives reposent d'autre part sur la saillie du tailloir des chapiteaux des colonnes accouplées S et sur des colonnettes engagées tenant aux grosses piles. Bien que les arcs-doubleaux C soient plein cintre, les archivoltes E de la nef sont en tiers-point (voy. leur rabattement en E'). D'ailleurs les clefs des arcs ogives atteignent un niveau d supérieur au niveau des clefs des arcs-doubleaux et des archivoltes; de sorte que ces voûtes sont fortement bombées et construites en moellons taillés, comme il a été dit ci-dessus. Ce mélange du plein cintre et de l'arc en tiers-point pour les arcs-doubleaux et archivoltes ne se trouve nulle part à Saint-Denis dans les constructions de Suger. À Saint-Denis, les branches d'arcs sont plus adroitement placées. On n'y voit point de ces culs-de-lampe qui paraissent avoir été un expédient à Sens, et que nous retrouvons aussi dans les voûtes basses d'un autre monument de la Champagne, à Notre-Dame de Châlons-sur-Marne. Maintenant, si nous passons aux voûtes hautes, faites quelques années plus tard (d'autant que, comme nous l'avons dit, les travaux à Sens furent conduits avec lenteur), nous trouvons un système de voûtes très-intéressant à étudier, en ce qu'il éclaircit plusieurs questions touchant la construction de ces parties importantes de nos édifices de la fin du XIIe siècle. Ces voûtes hautes sont sur plan carré avec arc-doubleau de recoupement; méthode adoptée, sauf de rares exceptions, pour les nefs de la seconde moitié du XIIe siècle et du commencement du XIIIe 400. À Sens, cette disposition des voûtes hautes est parfaitement accusée par la forme et la dimension des piles. Les arcs ogives (arcs diagonaux) PM sont plein cintre 401 leur rabattement est en pm. L'arc-doubleau de recoupement SM est rabattu en sm. Les arcs-doubleaux PO sont rabattus en ro. Pour les formerets (anciens), ils étaient plein cintre et sont rabattus en nt. On observera que la courbe d'extrados de l'arc ogive (rabattue) vient rencontrer en v le formeret au niveau de l'extrados de sa clef (en projection verticale), de sorte que la ligne des clefs du remplissage triangulaire Mg (en projection horizontale) est donnée par la courbe d'extrados vm. Le demi-triangle Mgh est donc une section de coupole, et pourrait être construit suivant le mode propre à ce genre de voûtes, c'est-à-dire par une suite de rangs de moellons concentriques. C'est là un point qu'il ne faut pas perdre de vue, car il indique clairement que, comme nous prétendons l'établir dans l'article OGIVE, la forme de la coupole préoccupait encore les architectes de la première période dite gothique. Cependant les rangs de moellons de ces remplissages sont posés parallèlement à la ligne Mg des clefs, afin de reporter le poids de ces remplissages en entier sur les arcs-doubleaux et arcs ogives. Mais on pourra objecter que les formerets plein cintre n'existant plus et ayant été remplacés à la fin du XIIIe siècle par d'autres, en tiers-point et beaucoup plus élevés, nous n'établissons notre tracé que sur une hypothèse. Voici donc (fig. 24) la preuve de l'exactitude du tracé précédent.
En A, est le plan horizontal de la naissance de ces grandes voûtes de la cathédrale de Sens. B est l'arc-doubleau; C, l'arc ogive; D, l'arc-doubleau de recoupement. En E, est tracée la coupe, suivant le grand axe, de cette portion de voûte. Les colonnettes c existent encore en place avec leurs chapiteaux, et dans les travées du choeur les branches be d'arcs formerets ont été laissées au-dessous des formerets surélevés à la fin du XIIIe siècle. Ces éléments suffiraient pour indiquer la hauteur et la forme précise des anciens formerets qu XIIe siècle. Mais voici qui vient encore appuyer notre restitution. Tout le long de la nef, la corniche F du XIIe siècle est conservée; au-dessous est une ornementation de petits arcs plein cintre qui reposent sur une arcature qui autrefois s'ouvrait nécessairement au-dessus des voûtes, ainsi que l'indique la coupe G. La corniche F était surélevée pour permettre aux entraits de la charpente de passer au-dessus de l'extrados des voûtes; et cette arcature G donnait du jour et de l'air sous le comble. Dans le choeur de l'église abbatiale de Vézelay, qui date de 1180 à 1190, les formerets sont également plein cintre et ainsi disposés en contre-bas des clefs de la voûte. Les voûtes hautes de l'église Notre-Dame de Châlons-sur-Marne possèdent, dans le choeur, des formerets plein cintre surbaissés. Il n'y a donc rien dans cette disposition qui ne soit conforme à la structure des voûtes des édifices voisins de Sens ou appartenant à la même province. La ligne ponctuée gh indique la place des formerets refaits à la fin du XIIIe siècle, formerets qui enveloppent de grandes fenêtres à meneaux dont les archivoltes viennent aujourd'hui pénétrer les restes de l'arcature autrefois ajourée au-dessus des voûtes.
La figure 25 donne cette arcature à l'extérieur; les traces encore en place et de nombreux fragments permettent de la restituer sans difficultés 402. En perçant les nouvelles fenêtres, les architectes du XIIIe siècle se sont contentés de boucher les baies donnant autrefois sous le comble, et d'entailler les pieds-droits et archivoltes plein cintre suivant la courbe de l'archivolte de ces nouvelles baies. On voit encore en place, sur quelques points, les chapiteaux C, des portions d'archivoltes et toute la partie supérieure B. En A, sont les arrivées des arcs-boutants qui datent de la construction primitive. Cette arcature supérieure donnant au-dessus des voûtes se retrouve dans beaucoup d'églises romanes des provinces rhénanes, et avait pénétré jusque dans les parties orientales de la Champagne. Sa présence à Sens n'en est pas moins un fait assez remarquable.
Il ressort de cette étude que les voûtes hautes de Saint-Étienne de Sens étaient très-bombées, présentaient des triangles concaves fortement inclinés vers l'extérieur; que les constructeurs n'osaient encore s'affranchir de la forme génératrice donnée par la coupole, quant au tracé, bien qu'ils eussent déjà adopté le mode de structure des voûtains triangulaires de remplissages reportant les charges sur les arcs-doubleaux et formerets; du moins cela paraît-il probable, puisque ce mode est adopté pour les voûtes des collatéraux, plus anciennes, et pour les voûtes hautes des choeurs de Vézelay et de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne, qui sont du même temps, ou peu s'en faut, que celles hautes de la cathédrale de Sens. Les triangles prenant pour base les formerets, ayant à Sens été refaits à la fin du XIIIe siècle,--quoique les arcs ogives et arcs-doubleaux n'aient point été modifiés,--nous ne pouvons affirmer toutefois que les rangs de moellons de ces triangles aient été posés parallèlement à la ligne des clefs (voy. figure 24). Il serait possible que les rangs de moellons du demi-triangle ilm eussent été posés parallèlement à la ligne des clefs lm, et que les moellons du demi-triangle nlm eussent été posés par rangs horizontaux, puisque la ligne lm n'était qu'un segment de l'arc ogive (extrados), et que, par conséquent, ce demi-triangle nlm était une tranche de sphère pénétrée par le formeret. Cette structure eût été assez étrange et exceptionnelle pour qu'on ne puisse l'admettre. Cependant il y avait alors une telle liberté dans la manière de poser les remplissages des voûtes d'arête, qu'on ne doit repousser absolument aucune conjecture. C'est grâce à cette liberté que les architectes de la seconde moitié du XIIe siècle arrivent à voûter sans difficultés les surfaces irrégulières, et notamment des espaces triangulaires, entre piles, ainsi qu'on le peut voir autour du choeur de la cathédrale de Paris. Le sanctuaire de Notre-Dame de Paris est enveloppé d'un double collatéral (voy. CONSTRUCTION, fig. 44); la seconde zone de piles étant naturellement plus développée que la première, et la troisième que la seconde, l'architecte a multiplié les points d'appui de manière à présenter toujours des arcs d'ouvertures à peu près égales.
La figure 26 donne une travée A du sanctuaire de Notre-Dame de Paris, le premier collatéral B et la seconde précinction C de colonnes monocylindriques. D sont les archivoltes; E, les arcs-doubleaux concentriques; F, les arcs-doubleaux rayonnants; et G les arcs-doubleaux diagonaux. Tous ces arcs sont en tiers-point, de sorte que leur brisure, leur point culminant est en d pour les premiers, en e pour les seconds, en f pour les troisièmes, et en g pour les quatrièmes. Pour voûter ces surfaces triangulaires, le constructeur a réuni les extrados des points culminant des arcs F et G par des courbes ou lignes de clefs bombées fg, gg, gf. Il a voûté en surfaces courbes, par rangs parallèles à ces lignes de clefs, les triangles ggO, gfI, en posant, suivant la méthode ordinaire, chacun de ces rangs de moellons piqués sur les extrados des branches d'arcs Og, Ig, If. Le point culminant des lignes de clefs fg, gg, est en h, et ce point culminant est à un niveau sensiblement supérieur aux points culminants d et e des archivoltes D et arcs-doubleaux E, puisque les arcs-doubleaux rayonnants et diagonaux F et G sont tracés sur un plus grand diamètre, et que leurs clefs se trouvent, par cela même, plus élevées déjà que celles d et e. Ces clefs, aux points culminants dh, eh, ont donc été réunies par une courbe; puis des lignes fictives ont été tirées de l en h, de K en h, de i en h: ces lignes sont des courbes par lesquelles doivent passer les rangs de moellons. Les extrados l, e des arcs-doubleaux ont été divisés en un nombre de divisions égales suivant l'épaisseur des rangs de moellons; un même nombre de divisions égales a été fait sur la courbe lh, par exemple; puis les lignes qui ont réuni ces points ont donné les joints des rangs de moellons, ce que présente la structure tracée en H et en P. Ainsi ces triangles concaves viennent-ils reposer leur poids sur les arcs de pierre qui réunissent les piles. Il est clair que tout autre système de voûtes ne pouvait permettre de résoudre d'une manière aussi simple le problème de construction posé en ce cas, et nous ajouterons même que le système de la voûte gothique seul se prêtait sans difficultés à fermer ces triangles laissés entre des arcs en tiers-point. Voici donc où les architectes en étaient arrivés déjà dans l'Île-de-France en 1165 environ. Cependant, bien des perfectionnements restaient encore à introduire dans le mode de construire ces voûtes, surtout dans la manière de poser les arcs sur les piles.
Ajouter des arêtes à la voûte soit d'arête, soit cellulaire, soit en coupole sphérique ou côtelée, ou plutôt poser sous ces voûtes des cintres permanents de pierre, au lieu de cintres provisoires de charpente, c'était une idée nouvelle; c'était, comme nous l'avons expliqué au commencement de cet article, sortir le squelette englobé dans l'épaisseur de la voûte romaine pour le laisser apparaître sous cette voûte; c'était l'utiliser non plus seulement comme un renfort, mais comme un support, et bientôt l'unique support; c'était enfin rendre ce squelette indépendant de la voûte elle-même et permettre l'emploi de tous les systèmes possibles de voûtage. Toutefois les déductions étendues de ce système ne se présentent que successivement. Ainsi, la voûte d'arête byzantine bombée étant donnée, renforcer les lignes de pénétration de surfaces courbes au moyen d'arêtes de pierre sous-jacentes; extraire de la voûte bombée les arcs noyés dans l'épaisseur des lignes de pénétration, pour les placer sous ces lignes, afin de reposer les triangles de la voûte sur les arcs, c'est évidemment la première idée qui se présente à l'esprit des constructeurs au XIIe siècle; mais cette extraction d'un membre de la voûte byzantine, noyé dans son épaisseur, pour le placer sous cette voûte, ne modifie pas la voûte; celle-ci subsiste, son ossature est visible extérieurement, voilà tout. Or, il faut trouver la place propre à recevoir cette ossature; la présence nouvelle de cette ossature exigera un supplément d'assiette. C'est en effet ce qui arriva.
Soit (fig. 27) un sommier A de voûtes d'arête bombées byzantines, portées sur des piles isolées. Le constructeur a l'idée de sortir les arêtes de brique a, noyées dans l'épaisseur de ces voûtes, pour maçonner la voûte non plus autour de ces nerfs, mais au-dessus. L'opération qui se présente tout d'abord est celle-ci: il écorne les angles du sommier, et pose, non plus en brique, mais en pierres appareillées, les claveaux b en dehors des angles. Il aura de même fait sortir des faces c des arcs-doubleaux d. L'ensemble du sommier ainsi modifié occupera donc une surface fghi, plus étendue que celle occupée par le sommier de la voûte primitive. Il faudra, dès lors, ou que le chapiteau prenne un évasement considérable, ou que la pile soit plus grosse. Mais cependant les architectes, au XIIe siècle, sentaient déjà qu'il était nécessaire de réduire autant que possible les points d'appui dans les intérieurs des édifices. Le nouveau système adopté paraissait donc en contradiction avec cette nécessité admise. On évasa les chapiteaux; mais n'osant pas porter toute la saillie de ces arcs ressortis, en encorbellement sur le nu des piles, on ajouta à celles-ci, non pas une augmentation uniforme de surface, mais des membres portants, ainsi que nous l'avons fait voir dans la figure 9, ce qui permettait d'ailleurs de diminuer le corps principal de la pile.
Ainsi naissent ces faisceaux de colonnes engagées, qui sont une première déduction logique du nouveau mode de voûtage. Puisque les arcs-doubleaux et arcs ogives (diagonaux) étaient extraits de la voûte byzantine pour paraître sous sa surface interne, il était naturel d'extraire du corps de la pile elle-même des membres pour porter ces arcs. L'idée de réduction absolue de l'ensemble ne vient que successivement. On voit même, dans les monuments voûtés suivant la méthode gothique les plus anciens, que les piles, par suite de l'opération que nous venons d'indiquer, occupent une surface supérieure, relativement, à celle occupée par les piles des derniers monuments de la période romane. On croyait nécessaire de trouver en supplément les surfaces propres à recevoir les arcs nouvellement adoptés. Cette disposition est surtout sensible dans les provinces où le travail de transition de la voûte romane à la voûte gothique se fait avec lenteur, avec timidité. Ainsi les piles de la nef (sans collatéraux) de l'église de la Trinité, à Laval, qui date du milieu du XIIe siècle, portent un système complet d'arcs-doubleaux et d'arcs ogives (fig. 28).
Ici l'architecte a cru nécessaire de trouver sur les tailloirs des chapiteaux la place franche, ou à très-peu près, de chacun de ces arcs, qui sont indépendants les uns des autres dès le sommier.
Dans l'Île-de-France cependant, dès 1140, les arcs se pénètrent à leur naissance, ainsi qu'on le voit autour du choeur de l'église abbatiale de Saint-Denis. On signale bien encore des tâtonnements, des embarras, mais le principe de pénétration des arcs au sommier est déjà admis.
À la cathédrale de Senlis, dont la construction est peu postérieure à celle de l'église de Saint-Denis (partie de l'abside), on voit que l'architecte a cherché à faire pénétrer l'arc ogive des chapelles dans l'arc-doubleau d'ouverture.
La figure 29 donne en A la pile d'angle de ces chapelles (peu profondes comme celles de l'église de Saint-Denis). L'arc-doubleau d'entrée est en a et l'arc ogive en b. Cet arc ogive naît sur la colonne destinée à l'arc-doubleau. Le tracé perspectif B montre en a' cet arc-doubleau et en b' l'arc ogive pénétrant. Bien entendu, les sommiers de ces deux arcs ne sont plus indépendants, mais sont pris dans les mêmes assises jusqu'au niveau n. Bientôt ces arcs, à leur naissance, se groupent de plus en plus, se pénètrent, ce qui permet de diminuer d'autant la section des piles qui les portent. Les arcs se resserrant en faisceau, ne sont plus, de fait, un renfort, une ossature pour porter la voûte, mais deviennent la voûte, et les remplissages qui ferment les intervalles entre ces arcs sont de plus en plus réduits à la fonction des voûtains. La preuve, c'est qu'entre les arcs-doubleaux et arcs ogives, dès le XIIIe siècle, on ajoute de nouveaux arcs supplémentaires. Ainsi se développe le principe admis au XIIe siècle, à l'insu, pour ainsi dire, de ceux qui les premiers l'avaient reconnu, par une succession de conséquences rigoureusement enchaînées. Telle est, en effet, la propriété des principes admis en toute chose, qu'ils deviennent une source féconde, nécessaire, fatale de déductions. C'est pourquoi nous répétons sans cesse: Tenez peu de compte des formes, si vous ne les trouvez pas de votre goût, mais adoptez un principe et suivez-le; il vous donnera les formes nécessaires et convenables à l'objet, au temps, aux besoins. Et c'est pourquoi aussi ceux qui n'aiment guère à se soumettre à un principe, parce qu'il oblige l'esprit à raisonner, espèrent donner le change au public en prétendant que les études sur notre architecture française du moyen âge ont pour résultat de faire adopter des formes surannées. En tout ceci il ne s'agit pas de formes, il s'agit d'une méthode; c'est ce que n'admettront jamais, il est vrai, les architectes pour qui toute méthode est considérée comme une entrave au développement de l'imagination, ou, pour parler plus vrai, à la satisfaction de leurs dispendieuses fantaisies.
Dans les grands édifices, les voûtes établies comme le sont les voûtes hautes de la cathédrale de Sens présentent en somme l'apparence de coupoles côtelées. Les constructeurs n'osent pas encore tenir les clefs de ces grandes voûtes,--clefs d'arcs ogives, clefs d'arcs-doubleaux et de formerets,--sur le même niveau. À la cathédrale de Paris cependant, les voûtes hautes du choeur, terminées avant 1190, sont beaucoup moins bombées que celles de Saint-Étienne de Sens. Il est clair que plus les voûtes sont bombées, plus il est nécessaire d'élever les murs latéraux au-dessus des formerets pour porter les entraits de la charpente, lesquels doivent passer francs au-dessus de l'extrados de ces voûtes. Il résulte de cette disposition un emploi inutile de matériaux, une ordonnance lourde qu'il faut occuper par une claire-voie, si l'on prétend l'alléger; mais alors aussi une dépense considérable pour un objet secondaire. En remontant les clefs de tous les arcs au même niveau, il n'y avait plus à poser au-dessus des formerets que la corniche et le bahut propre à recevoir la charpente du comble. C'est donc vers ce résultat pratique que tendent les efforts des constructeurs à partir du commencement du XIIIe siècle. Le nouveau système se prêtait d'ailleurs parfaitement au nivellement des clefs, puisque les voûtains de remplissage reportent toutes les charges sur les arcs ogives et doubleaux, nullement sur les formerets, dont, à la rigueur, on peut se passer 403. Dans la nef de la cathédrale d'Amiens déjà, les clefs des formerets, des arcs-doubleaux et arcs ogives sont à très-peu près au même niveau. Il en est de même à la sainte Chapelle du Palais, à Paris, et dans beaucoup d'autres édifices bâtis de 1230 à 1240. Les voûtains conservent une courbure en tous sens, ils sont concaves, de sorte que leurs rangs de clefs sont courbes.
À l'article CONSTRUCTION, ce mode de structure est suffisamment détaillé pour que nous n'ayons pas à nous étendre ici sur cet objet. Nous constaterons cependant que, malgré la courbure donnée aux surfaces triangulaires des voûtains de remplissage, s'ils étaient d'une très-grande dimension, à mesure que l'on nivelait les clefs des arcs, on craignait le relâchement de ces larges surfaces courbes, et l'on cherchait à les renforcer entre les arcs-doubleaux et les arcs ogives par des arcs, auxquels on donna jusqu'au XVIe siècle le nom de tiercerets ou tiercerons. Ces arcs supplémentaires venaient aboutir à la lierne posée de la clef de l'arc-doubleau à la clef de l'arc ogive. C'est peut-être à la voûte centrale du transsept de la cathédrale d'Amiens que ce système fut appliqué pour la première fois 404. Cette voûte carrée, qui porte 14m,40 en moyenne d'axe en axe des piliers, parut probablement trop large aux constructeurs de cet édifice pour être faite suivant la méthode admise jusqu'alors.
Nous présentons (fig. 30) le plan du quart de cette voûte. Au centre C est une clef en lunette pour le passage des cloches de la flèche. Les liernes sont projetées en ab, les tiercerons en ef. Ces arcs viennent se réunir au milieu des tiercerons. En AB, nous avons tracé le rabattement des arcs-doubleaux; en GE, celui des arcs ogives; en GF, celui des tiercerons, et en HE la projection verticale des liernes. On voit que les clefs de ces arcs atteignent à très-peu près le même niveau. Les liernes ont une courbure, sont bandées pour pouvoir se porter d'elles-mêmes, et reçoivent en F' la tête des tiercerons. Les rangs de moellons des voûtains n'en sont pas moins posés parallèlement aux lignes de clefs, c'est-à-dire aux liernes, et les tiercerons ne sont là qu'un nerf pour renforcer ces rangs de moellons vers le milieu de leur courbure, dont la lierne ab donne la flèche.
En Angleterre, l'adoption de ce système s'était combinée avec une disposition particulière à cette contrée, de rangs de moellons des voûtains (voyez CONSTRUCTION, fig. de 62 à 72); ce qui amena des combinaisons de voûtes tout à fait différentes de celles admises par l'école française.
En Normandie, vers la fin du XIIIe siècle, on voit déjà des voûtes dont les arcs-doubleaux et arcs ogives ont leurs clefs au même niveau, et qui sont réunies par des liernes non plus courbes, mais horizontales. C'est une sorte de système mixte entre le système anglais, sur lequel nous reviendrons tout à l'heure, et le système français. La voûte centrale du transsept de la cathédrale de Bayeux, qui date de cette époque, nous donne un exemple remarquable de ce genre de structure (fig. 31).
En A, est projeté le quart du plan de cette voûte, percée d'un oeil pour le passage des cloches. De a en b sont les liernes horizontales, sans tiercerons. Les arcs-doubleaux sont rabattus en BC, les arcs ogives en DE, les liernes projetées en GE. Ces liernes horizontales ne sont point appareillées en plates-bandes, leur grande longueur et leur faible section ne l'ont pas permis; elles passent à travers les remplissages de moellons, qui viennent ainsi les soutenir comme une ligne de clefs. La section H fait comprendre cet appareil. Dans leur plus grande courbure, c'est-à-dire près de l'arc-doubleau, les rangs de moellons sont inclinés suivant les lignes gh, et, en se rapprochant de la lunette, ces rangs prennent naturellement la courbure beaucoup plus plate ih. La lierne est donc pincée par la butée de ces rangs de moellons, elle charge et affermit leur point de jonction. En pareil cas, les remplissages triangulaires sont plutôt des portions cylindriques que des concavités, comme dans l'exemple précédent. Le tracé M donne la projection de la clef-oeil avec l'arrivée d'un des arcs ogives O et d'une lierne L. Ces arrivées sont renforcées par des redents en manière de goussets, qui donnent de la puissance aux points de rencontre.
Voici (fig. 32) comme sont appareillées ces rencontres d'arcs avec la clef-oeil. La clef-oeil est composée de huit morceaux. Les quatre qui correspondent aux arcs ogives sont naturellement maintenus à leur, place par la coupe normale à l'arc; les quatre qui correspondent aux liernes sont maintenus également par une coupe oblique a, de sorte que le dernier morceau b de la lierne est plus large à l'intrados, de e en f, qu'à l'extrados, de g en h. Mais toutefois ce morceau, pas plus que ceux qui le précèdent, ne peut choir, puisqu'ils sont les uns et les autres pincés et maintenus par les triangles des remplissages, à la queue p. La figure 32 permet d'apprécier l'utilité des redents qui renforcent les arrivées des branches d'arcs et des liernes, et empêchent ainsi les ruptures qui, se produisant au collet, occasionneraient de graves désordres dans l'économie de la voûte. Comme toujours, l'élément pratique, une nécessité d'appareil ou de structure, fournit ici un motif de décoration. Il est nécessaire de nous étendre quelque peu sur le système de voûtes anglo-normand. Cette étude est intéressante, parce qu'elle fait voir comment, en partant d'un même point, d'un même principe, les deux systèmes anglais et français sont arrivés à des résultats très-différents, tout en demeurant rigoureusement fidèles l'un et l'autre à ce principe.
C'est la meilleure réponse que l'on puisse faire à ceux qui considèrent les principes comme une gêne, et qui ne croient pas qu'au contraire, c'est de leurs déductions seulement qu'on peut tirer des formes nouvelles 405.
Dès le XIIIe siècle on reconnaît, dans la structure des voûtes, l'influence du génie anglo-normand ou anglo-saxon, si l'on veut, car nos voisins n'adoptent pas volontiers la qualification d'anglo-normand. Il est donc entendu que nous ne nous brouillerons pas sur un mot.
Nous avons vu qu'en France, ou plutôt dans l'Île-de-France, déjà au milieu du XIIe siècle, les remplissages des voûtes en arcs d'ogive sont fermés au moyen de rangs de moellons piqués, posés perpendiculairement (en projection horizontale) aux formerets, de telle sorte que ces rangs de moellons viennent se joindre parallèlement sur la ligne des clefs, ou ligne faîtière. Pour obtenir ce résultat, nous avons montré (voyez CONSTRUCTION, fig. 55) comment l'appareilleur traçait sur l'extrados de la courbe du formeret et sur l'extrados de la courbe de l'arc ogive un nombre égal de divisions qui formaient les joints des rangs de moellons. Or, comme la courbe de l'arc ogive est toujours plus étendue que ne peut l'être celle du formeret, les divisions sur l'arc ogive, étant en nombre égal à celles faites sur le formeret, sont plus grandes. En Normandie et de l'autre côté de la Manche, jusque vers 1220, on procède exactement de la même manière; mais en Angleterre, particulièrement, dès le commencement du XIIIe siècle, il se manifeste une indécision dans cette façon de tracer les remplissages des voûtes; on cherche évidemment un moyen plus pratique, plus expéditif, et surtout qui puisse être défini d'une façon plus nette. En effet, les remplissages des triangles de la voûte française étant concaves, ces rangs de moellons ne peuvent être géométriquement tracés sur l'épure; ils sont posés par le maçon, qui les taille à mesure, à la demande du cintre-planchette dont nous avons parlé dans l'article CONSTRUCTION et dont nous reparlerons tout à l'heure. Il était nécessaire donc que l'ouvrier chargé de cette besogne fût assez intelligent, eût une dose d'initiative suffisante, pour pouvoir disposer seul, sans le concours du maître appareilleur, ces rangs de moellons concaves à l'intrados et plus épais, par conséquent, au milieu du rang qu'aux deux extrémités. Il y avait dans ce mode de procéder un à peu près, un sentiment, peut-on dire, qui n'entrait pas dans le génie précis et pratique de l'Anglais, lequel prétend ne rien livrer au hasard dans l'ordre des choses qui peuvent être matériellement prévues et définies. Donc, pour en revenir à l'objet qui nous occupe, les constructeurs anglais, ayant, comme les nôtres, adopté les arcs ogives pour la structure des voûtes d'arête, divisent le formeret et l'arc ogive pour bander les rangs de moellons de remplissage, non plus en un nombre égal de divisions, mais en divisions égales.
Ainsi (fig. 33), soit une voûte d'arête sur plan carré; le rabattement du formeret étant ab, et celui de l'arc ogive cd, si chaque rang de moellons donne sur le formeret les divisions ae, ef, fg, etc., on aura reporté ces mêmes divisions sur l'arc ogive de c en l, de l en m, etc. On aura ainsi (ces divisions étant égales) un plus grand nombre de largeurs de rangs de moellons sur l'arc ogive que sur le formeret. Réunissant donc les points e'l', f'm', etc., on aura la direction de ces rangs de moellons qui en o viendront se rencontrer sur la ligne des clefs. Le poseur pourra ainsi n'avoir à placer que des moellons également épais; les lignes de joints s'inclineront vers l'arc ogive, bien que les surfaces triangulaires passent par une succession de lignes droites horizontales. Les triangles pourront être bandés sans cintres ni même sans cintre-planchette, et il suffira d'une lierne de bois posée de V en X pour recevoir provisoirement les rencontres des derniers rangs de moellons. Ce n'est pas du jour au lendemain qu'on arrive en Angleterre à cette solution pratique, on constate des tâtonnements dont il est utile de se rendre compte.
Dans le cloître de l'abbaye de Westminster (fig. 34), ces tâtonnements sont visibles. Plusieurs voûtes sont fermées conformément à la méthode française (voyez en A le triangle B), d'autres présentent pour la combinaison des remplissages la projection C. Cette combinaison est obtenue par le procédé suivant: l'angle aef a été divisé en deux par la ligne ab, les rangs de moellons du triangle opposé ont été bandés perpendiculairement à cette ligne ab: ces rangs de moellons viennent donc se chevaucher sur la ligne des clefs; ou bien, comme on le voit en D, les rangs de moellons coupent à angle droit cette ligne ad'. C'est le cas de l'exemple présenté dans la figure 33. Parfois aussi, dans d'autres voûtes, à Ely notamment, les rangs de moellons piqués sont posés perpendiculairement aux branches d'arcs ogives, comme le montre le triangle G, et se chevauchent toujours sur la ligne des clefs ou se réunissent en sifflets. Les voûtes du transsept de l'église de Westminster, qui datent de 1230 environ, sont faites conformément au tracé indiqué dans le triangle D et dans la figure 33; c'est-à-dire que les divisions sont égales sur la courbe du formeret F (voyez le tracé perspectif P, fig. 34) et sur l'arc ogive O. Cet arc ayant un plus grand développement que le formeret, il y a donc plus de divisions sur l'arc ogive que sur ce formeret, et les rangs de moellons légèrement concaves s'inclinent sur cette branche O d'arc ogive. Il n'y a pas de lierne transversale pour masquer le chevauchage des rangs de moellons sur la ligne des clefs, mais il en existe longitudinalement déjà, comme l'indique la figure, de M en N. La naissance de la courbe des formerets étant en R, c'est-à-dire beaucoup au-dessus de la naissance des arcs ogives, il y a donc en ghi un triangle vertical faisant partie du tas de charge, et de la ligne ih, pour aller prendre le rang de moellons m (le premier qui commence la série des divisions égales), le constructeur a élevé une surface trapézoïdale ihmn, gauche (en aile de moulin). Ce n'est donc qu'à partir de la ligne mn que les divisions égales ont été faites à la fois sur le formeret et sur la branche d'arc ogive.
Il est facile de reconnaître qu'ici le praticien n'a pas eu d'autre idée que de simplifier son travail au moyen de ces divisions égales sur les deux arcs, de poser des rangs de moellons parallèles dans leur étendue, et d'éviter ainsi la taille de ces moellons sur le tas, exigée par le système français. Les conséquences de l'adoption de ce procédé simplificateur ne se firent pas attendre.
Dans la voûte française, les remplissages de moellons sont des voûtains courbes en tous sens, concavités reportant leur poids sur les nerfs de pierre, sur les cintres permanents. Chaque triangle de la voûte française est une cellule indépendante se maintenant d'elle-même. D'après ce qui précède, on voit que les constructeurs anglais ne considèrent pas les triangles de remplissages comme des voûtains, mais, comme des panneaux, ou plutôt encore comme une suite de couchis. En effet, admettons que l'on ait à poser sur des cintres combinés, comme le sont les arcs-doubleaux, formerets et arcs ogives (c'est-à-dire possédant chacun leur courbe propre) des couchis de planches, il est évident que ces couchis, ayant une égale largeur dans toute leur étendue, donneraient exactement la figure que reproduit le tracé P (fig. 34); que ces couchis ne pourraient se réunir parallèlement suivant la ligne des clefs du triangle, mais se chevaucheraient.
Les Anglais ont-ils fait des voûtes originairement composées d'arcs de pierre ou de courbes de bois, sur lesquelles ils auraient posé des madriers, des couchis, en un mot? C'est possible; d'autant qu'il existe encore en Angleterre, dans le cloître de la cathédrale de Lincoln, entre autres exemples, des voûtes ainsi construites et qui datent du XIVe siècle. Il ne faut pas perdre de vue que les constructions de bois ont de tout temps tenu une place importante dans l'architecture anglaise, comme dans l'architecture de toutes les races du Nord.
Le système de voûtains à projection horizontale triangulaire de la voûte française ne peut en aucune façon se prêter à l'emploi de planches ou de madriers, puisqu'il eût fallu tailler chacun d'eux pour lui donner plus de largeur au milieu qu'aux extrémités; tandis que le système anglais primitif indiqué ci-dessus permet la mise en oeuvre du bois; bien plus, il l'indique, il en est une conséquence. Les dérivés des exemples précédents viennent encore accuser cette préoccupation des constructeurs. La voûte anglaise arrive, au XVe siècle, à être une combinaison de charpenterie bien plutôt qu'une combinaison de maçonnerie.
Dès le XIIIe siècle, les liernes apparaissent, puis les tiercerons. Les liernes étaient une conséquence toute naturelle du chevauchement des rangs de moellons sur la ligne des clefs. Les tiercerons--pour les voûtes d'une grande portée du moins--étaient commandés pour empêcher le fléchissement de ces rangs de moellons qui n'ont qu'une flèche inappréciable et qui semblent figurer des couchis. Ces plans courbes dans un sens, mais nullement concaves ou très-peu concaves,--puisque ces rangs de moellons remplissaient l'office de couchis,--avaient besoin d'être maintenus dans le milieu de leur développement, pour ne point se déformer, s'infléchir; les tiercerons furent donc posés pour parer à cette éventualité.
Bientôt les conséquences de ce principe conduisent à des combinaisons d'arcs dont nous ne trouvons pas, en France, les analogies; et c'est toujours un mode simplificateur qui est la cause de ces combinaisons.
Tout ce qui est du ressort de l'architecture du moyen âge est si légèrement apprécié, même, il faut bien l'avouer, par les architectes, qu'on s'en tient à l'apparence, qu'on juge les méthodes adoptées sur cette apparence, et qu'on ne prend pas la peine de rechercher si derrière la forme visible il y a un procédé très-simple qui l'a commandée.
Déjà en 1842, un des hommes les plus distingués en Angleterre parmi les archéologues s'occupant de l'architecture, avec le sens pratique que dans ce pays on apporte à toute chose, M. le professeur Willis, avait publié sur la construction des voûtes anglaises du moyen âge un travail très-étendu et savamment déduit 406. Ce travail est peut-être la première étude sérieuse qui ait été faite sur le système de structure des voûtes anglaises, et certes les observations recueillies depuis n'ont fait que confirmer les aperçus de M. Willis. Toutefois, n'ayant pas un point de comparaison en dehors du système anglais, le savant professeur ne peut en apprécier tout le côté pratique. En nous aidant de son remarquable travail et de nos observations personnelles, nous essayerons de faire comprendre comment ces voûtes, en apparence si compliquées, sont la déduction la plus simple du système dont nous venons d'exposer les principes élémentaires.
Puisque, pour maintenir la flexion des rangs de moellons, considérés comme des couchis, les constructeurs anglais avaient jugé nécessaire d'établir un tierceron dans chaque triangle de voûtes, aboutissant à la lierne de clefs, il était naturel qu'ils en établissent bientôt plusieurs. Ainsi firent-ils (fig. 35).
Les tiercerons venaient aboutir de la naissance au milieu des liernes, en aa'. Ces constructeurs jugèrent que pour les grands triangles, les espaces a'b, a'c étaient trop grands encore pour se passer d'un renfort intermédiaire. Ils établirent donc les contre-tiercerons gh, gi, aboutissant au milieu des demi-liernes, en h et en i. N'oublions pas que chaque arc de la voûte française possède sa courbe particulière, qui est toujours une portion de cercle, sauf de rares exceptions. Si donc, en se conformant à ce principe, le constructeur anglais avait dû adopter pour chacun de ces arcs,--lesquels ont tous une base différente,--une courbe particulière, il lui eût fallu tracer: 1° la courbe du formeret gb; 2° celles des deux tiercerons ga', ga; 3° celle de l'arc ogive gc; 4° celles des deux contre-tiercerons gh, gi; 5° celle de l'arc-doubleau gl: en tout, sept courbes. De plus, en admettant que, comme dans la voûte française, tous ces arcs eussent été des portions de cercle, ou il eût fallu que leurs naissances eussent été placées à des niveaux très-différents, ou que les clefs de ces arcs eussent été elles-mêmes à des niveaux très-différents. Dans le premier cas, il existait, entre le chapiteau de la pile et la naissance de la courbe des arcs ayant la plus faible base, une verticale gênante pour placer les moellons de remplissage suivant le mode admis par les Anglais; la voûte le long du formeret semblait ne plus tenir à la structure, se détacher, comme on peut le voir dans quelques-unes de ces voûtes primitives, notamment dans les choeurs des cathédrales d'Ely et de Lincoln. Pour éviter cet inconvénient, dès la fin du XIIIe siècle, les constructeurs anglais adoptent une courbe composée, de telle sorte que, toutes ces courbes, à partir du niveau du chapiteau des piles, ont le même rayon.
Ainsi (fig. 35) l'arc ogive étant la plus longue courbe, c'est elle qu'on trace au moyen d'un premier arc de cercle g'm, puis d'un second arc de cercle mn; le point n étant fixé comme hauteur de la voûte sous clef. Bien entendu, le centre de cette seconde courbe se trouve sur le prolongement de la ligne passant par le point m et le centre e de l'arc g'm. La courbe du formeret gog' est donnée par le même rayon em. Ceci fait, toutes les courbes des autres arcs sont données. Tous ont une base plus courte que celle de l'arc ogive. Donc, rabattant le contre-tierceron g'h sur la ligne de base g'c, en h'; de ce point h' élevant une perpendiculaire, celle-ci viendra rencontrer en h'' la courbe maîtresse g'n. La courbe de ce contre-tierceron sera donc la courbe g'h''. Rabattant le tierceron g'a', idem en a''; élevant une perpendiculaire de ce point a'', celle-ci rencontrera la courbe maîtresse en a'''. La courbe de ce tierceron sera donc la courbe g'a'''. Rabattant le deuxième contre-tierceron g'i, idem en i'; élevant une perpendiculaire de ce point i', celle-ci rencontrera la courbe maîtresse en i''. La courbe du deuxième contre-tierceron sera donc la courbe g'i''. On procédera de même pour le tierceron g'a du long triangle, tierceron dont la courbe sera donnée de g'en p; de même aussi pour l'arc-doubleau g'l, dont la courbe sera donnée de g' en q.
Ces clefs atteignent toutes des niveaux différents. Pour tracer les liernes transversales cb, il suffira d'élever des perpendiculaires des points ha'ic sur la ligne cb (projection horizontale de cette lierne transversale), et de prendre sur ces perpendiculaires des longueurs égales à h'h'', à a''a''', à i'i'', à cn, qui donneront les points r, s, t, u, points d'intersection des tiercerons avec la lierne cb. Si l'on veut que le formeret ait la même courbe que tous les autres arcs, on procédera comme ci-dessus. Nous rabattrons la ligne g'b sur la base g'c; du point V, nous élèverons une perpendiculaire qui, rencontrant la courbe maîtresse en V'' donnera la courbe g'V'' du formeret. Cette courbe en projection transversale donnera la hauteur bV', tandis que le formeret, rabattu en go, donnera la hauteur bo'. Employant le même système de tracé, nous aurons en uy la projection longitudinale des branches de liernes cl.
Tout ceci n'est que de la géométrie descriptive très-élémentaire, et ne demande pas de grands efforts d'intelligence de la part du traceur, mais les conséquences au point de vue de la structure sont importantes. D'abord, puisque nous n'avons qu'une seule courbe composée pour tous les arcs; ou plutôt, que tous les arcs ne sont qu'un segment plus ou moins étendu d'une même courbe composée, les panneaux d'appareil d'un arc peuvent servir pour tous les arcs; de plus, les arcs, en pivotant autour de la verticale élevée dans l'axe de la pile g, devant nécessairement passer par un même plan courbe, puisqu'ils ont tous la même courbe, donnent à l'extrados une forme conoïde concave en manière de pavillon de trompette, qui simplifie singulièrement la pose des moellons de remplissage.
Si bien (voy. fig. 36) qu'en traçant la projection horizontale de cette voûte, on voit comment se peuvent poser aisément les rangs de ces moellons ne remplissant plus que la fonction de planches ou bardeaux posés entre des nervures de charpenterie. Mais la suite de déductions logiques qui avait amené les constructeurs anglais à considérer ces arcs multipliés comme des nerfs d'une charpente, les conduisait (à cause surtout du peu de courbure de ces arcs dans la partie supérieure de la voûte) à les relier entre eux par des goussets et contre-liernes, ainsi que l'indique la figure 36 407. Les points de rencontre de ces goussets et contre-liernes avec les arcs et les liernes donnent des motifs de clefs qui renforçaient d'autant ces points de jonction. On obtenait ainsi un réseau résistant d'arcs puissamment étrésillonnés, sur lesquels on pouvait poser les moellons de remplissage comme on pose des planches sur une membrure de charpente.
La figure 37 donne le tracé perspectif d'une de ces clefs (celle A de la figure 36). Les contre-liernes et goussets sont tracés suivant un plan vertical, ainsi que l'indique la section B (fig. 37), des feuillures F étant réservées pour poser les moellons de remplissage, et la queue de ces contre-liernes arasant l'extrados de ces moellons. On observera que l'arc C (qui est ici l'arc ogive) possède en D une joue plus large au-dessous de la contre-lierne qu'en d, ce que motive la position verticale de cette contre-lierne, et ce qui est parfaitement conforme aux conditions de résistance de ces arcs, lesquels n'ont plus besoin d'avoir autant de force là où ils participent au réseau qu'au-dessous de ce réseau. Revenant à la figure 36, nous voyons que les clefs A, B, C, sont posées sur un cercle dont le point D est le centre; de sorte que les branches d'arcs DC, DA, DB, sont identiques. Les clefs E, C, F, divisent la branche de liernes transversale en quatre parties égales, comme la clef G divise la branche de liernes longitudinale en deux parties égales. La clef H divise la branche d'arc AO en deux parties égales, et, pour poser la clef I, on a réuni les points BH, AK, par des lignes, ainsi qu'on le voit en M. Ces deux lignes ont coupé le tierceron en deux points a, b; divisant en deux cet espace ab, on a marqué le point P, centre de la clef I.
En multipliant ainsi les arcs des voûtes destinées à maintenir les remplissages, qui ne sont plus que des panneaux de pierre, il était naturel de construire ces arcs eux-mêmes tout autrement que ne le sont les arcs des voûtes françaises.
Les arcs des voûtes françaises sont, avec raison, bandés au moyen de claveaux ayant entre lits peu d'épaisseur. C'est-à-dire que dans un arc de voûte française, le constructeur a multiplié les joints, afin de laisser à cet arc une plus grande élasticité, d'éviter les jarrets et brisures, qui eussent été, pour les voûtains, une cause de dislocation. Quoique ces voûtains conservent eux-mêmes une certaine élasticité, il était important de préserver de déformations sensibles les cintres permanents (arcs) qui les portent. En bandant ces arcs en claveaux peu épais, en multipliant les joints, le constructeur français estimait avec beaucoup de justesse que (en admettant un mouvement, un tassement) la multiplicité de ces joints, toujours épais, permettait à l'arc, de suivre ces mouvements ou tassements sans déformer sa courbure. Mais, dès l'instant que les Anglais remplissaient les voûtains de remplissage par des panneaux de pierre, et qu'ils adoptaient des courbes composées de deux segments de cercle, dont l'un avait un très-grand rayon, il eût été périlleux de bander ces arcs à l'aide de claveaux peu épais. Aussi, quand les voûtes anglaises sont faites conformément aux tracés que nous venons de donner en dernier lieu, les arcs sont composés au contraire de longs morceaux de pierre, comme le seraient des courbes de charpente. Les liernes ou contre-liernes, qui sont des étrésillons, sont taillées souvent dans un seul morceau de pierre d'une clef à l'autre. Cette méthode était conséquente au système de voûtes admis par ces constructeurs dès la fin du XIIIe siècle.
De tout ce qui précède il ressort que les constructeurs anglais, malgré l'apparence compliquée de ces figures, ont adopté au contraire un procédé simplificateur, soit pour le tracé de ces voûtes, soit pour leur structure. Il est intéressant d'observer comment nos voisins, déjà, étaient pénétrés de cet esprit pratique qui tend à faire converger les efforts communs vers un but, en laissant peu de part à l'initiative individuelle. Il est évident que, pour faire une voûte française à la même époque, c'est-à-dire pendant la première moitié du XIVe siècle, il fallait de la part de chaque ouvrier plus d'intelligence et d'initiative qu'il n'en était besoin pour construire une voûte comme celle que nous venons d'analyser. L'épure faite suivant cette dernière méthode, la besogne de l'ouvrier se bornait à un travail quasi mécanique. Il n'en était pas ainsi de nos voûtes, qui demandaient pendant la pose des combinaisons que le maître devait prescrire pas à pas, mais qu'il ne pouvait géométriquement tracer, que le maçon ne pouvait mettre à exécution que par suite d'un effort de son intelligence. Nous croyons qu'il y a plus d'art dans nos voûtes, d'apparence si simple, qu'on n'en saurait trouver dans ce système purement géométrique, très-simple comme procédé pratique, mais d'apparence si compliquée.
Les génies des deux peuples se montrent ainsi de part et d'autre avec leurs qualités et leurs défauts. On n'est point surpris toutefois que les hommes qui déjà possédaient un esprit collectif et simplificateur aussi manifeste fussent également pénétrés de ce sentiment de discipline et d'ordre qui nous fut si funeste aux journées de Crécy et de Poitiers. Tout se tient dans l'histoire d'un peuple, quand on y veut regarder de près, et c'est ce qui fait de l'étude de l'architecture de ces temps, si complétement empreinte du génie des peuples qui la pratiquaient en France et en Angleterre, un sujet inépuisable d'observations intéressantes.
On a vu dans la figure 35 comment les constructeurs anglais, ayant adopté une seule courbe composée pour tous les arcs d'une voûte, appliquaient même parfois cette courbe au formeret, et par suite à l'archivolte de la fenêtre ouverte sous ce formeret. C'est un procédé simplificateur de construction des voûtes, qui n'exigeait qu'une seule épure pour tous les arcs, qui explique pourquoi beaucoup de ces archivoltes des fenêtres appartenant à des édifices voûtés au XIVe siècle sont obtenues au moyen de courbes composées. Il y a, dans cette forme observée par tous, ceux qui ont visité l'Angleterre, non pas un caprice, une question de goût, mais l'application rigoureuse d'un système suivi, comme nous venons de le démontrer, avec un esprit méthodique rigoureux dans ses déductions. Une fois la courbe admise par une nécessité de construction, on s'y habitua et l'on s'en servit dans des circonstances non commandées par le système de structure.
Cependant les constructeurs anglais ne s'en tinrent pas à la voûte que nous venons de donner (fig. 35 et 36); ils prétendirent, vers la même époque, c'est-à-dire au commencement du XIVe siècle, avoir, avec des arcs formés de courbes composées, des liernes sur un plan horizontal et non plus inclinées vers les formerets et arcs-doubleaux.
Voici (fig. 38) comment ils s'y prirent pour arriver à ce résultat. Soit un quart de voûte d'arête ABCD, un tierceron étant tracé en AE. Pour les naissances de tous ces arcs, c'est-à-dire du formeret AB, du tierceron AE, de l'arc ogive AC, de l'arc-doubleau AD, et de tous les autres arcs, s'il plaît d'en tracer d'autres, comme dans le précédent exemple, un seul arc AF a été tracé, le centre de cet arc étant en D. Rabattant les longueurs de chacun de ces arcs sur la ligne AC considérée comme base, et, de ces points de rabattement, élevant des perpendiculaires sur la base, la ligne ab étant considérée comme le niveau auquel doit atteindre chacun de ces arcs, on trace les segments Fa, Fg, en prenant leurs centres en m et n sur la ligne Fo prolongée; le segment Ih, en prenant son centre en r sur la ligne Io prolongée; le segment Kb, en prenant son centre en q sur la ligne Ko prolongée. Les clefs de tous ces arcs sont sur un même plan de niveau, et par conséquent les liernes CD, CB, sont horizontales. Cependant les sommiers des arcs possèdent tous la même courbe, au moins jusqu'au point K, ce qui sauve la difficulté des naissances dont les courbes sont différentes. Une fois ce niveau K échappé, il y a une si faible différence entre les courbures des arcs, que les rangs de moellons de remplissage peuvent toujours être posés conformément à la méthode indiquée précédemment.
Voyons (figure 39) comment ce système de structure des voûtes anglaises incline vers une méthode de plus en plus mécanique. Soient en ABCD un quart de voûte carrée, et en EBFG un quart de voûte barlongue. Dans la première, l'arc ogive est l'arc AD; dans la seconde, l'arc ogive est l'arc EG. Ayant admis, comme le montre la figure 36, que les tiercerons doivent être multipliés, afin de ne plus considérer les remplissages que comme des panneaux, non plus comme des voûtains, il s'ensuit naturellement que ces panneaux doivent, autant que faire se peut, être semblables comme étendue. Pour tracer les tiercerons, ce ne sera donc plus les liernes que nous diviserons en parties égales, comme dans l'exemple 36, mais nous décrirons le quart de cercle BC pour le quart de la voûte carrée, et nous diviserons ce quart de cercle en parties égales. Par les points diviseurs faisant passer des lignes Aa, Ab, Ac, nous aurons la projection horizontale des tiercerons d'un huitième de la voûte. Dès lors les angles DAa (A sommet), aAb, bAc, cAC, seront égaux et les panneaux compris entre leurs côtés semblables. Nous étrésillonnerons ces tiercerons par des contre-liernes e, f, g, h, etc., comme dans l'exemple figure 36, mais ici tracées de telle sorte que leurs points de rencontre se trouvent sur les quarts de cercle BC, ei. Ou nous voulons adopter pour tous ces arcs une seule et même courbe composée, comme dans l'exemple fig. 35, ou nous voulons que les liernes BD, DC, soient de niveau. Dans le premier cas, nous prenons l'arc ogive AD comme étant le plus étendu, nous le rabattons sur la ligne A'D', nous élevons la perpendiculaire D'D" (D" étant la hauteur de la voûte sous clef), et nous traçons, au moyen de deux centres, la courbe composée A'D". Procédant comme il a été dit ci-dessus; prenant les longueurs Aa, Ab, Ac, AC, et les reportant sur la ligne A'D' en A'a', en A'b', en Ac', en A'C', et de ces points, a', b', c', C', élevant des perpendiculaires à la ligne A'D', ces perpendiculaires rencontreront la courbe A'D" en des points qui donneront les hauteurs sous clef de chacun des arcs Aa, Ab, etc., et par suite, pour la lierne DC, la projection verticale C'''D'''. Mais si nous prétendons poser ces liernes de niveau, alors il nous faudra chercher, au moyen du procédé indiqué figure 38, les courbes A'K, A'l, etc., en conservant toujours pour les sommiers la même courbe A'n.