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Discours par Maximilien Robespierre — 17 Avril 1792-27 Juillet 1794

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Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, présentée par Maximilien Robespierre [imprimé par ordre de la Société des Amis de la Liberté et de l'Egalité] (24 avril 1793)



Note: l'article 13 ("Les citoyens dont le revenu n'excède pas, etc."), qui figure dans l'édition de la Société des Jacobins, ne figure plus dans le texte donné par Robespierre lui-même dans le dernier numéro des "Lettres à ses commettans". Dans l'intervalle, Robespierre avait modifié son opinion sur ce point.




J'ai demandé la parole, dans la dernière séance, pour proposer quelques articles additionnels importants qui tiennent à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Je vous proposerai d'abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété; que ce mot n'alarme personne. Ames de boue! qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu'en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles; il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes, mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu'à la félicité publique. Il s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l'opulence. La chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais de Crassus. J'aimerai bien autant pour mon compte être l'un des fils d'Aristide, élevé dans le Prytanée aux dépens de la République, que l'héritier présomptif de Xerxès, né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l'avilissement des peuples et brillant de la misère publique.

Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété; il le faut d'autant plus, qu'il n'en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c'est que la propriété; il vous dira, en vous montrant cette longue bière, qu'il appelle un navire, où il a encaissé et ferré des hommes qui paraissent vivants: Voilà mes propriétés, je les ai achetés tant par tête. Interrogez ce gentilhomme, qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a plus; il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de pressurer légalement et monarchiquement les 25 millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi votre Déclaration des Droits semble-t-elle présenter la même erreur? En définissant la liberté, le premier des biens de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu'elle avait pour borne les droits d'autrui; pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale; comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes? Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété, et vous n'avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime; de manière que votre Déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes:

"Art. 1er. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi.

"Art. 2. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

"Art. 3. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

"Art. 4. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral."

Vous parlez aussi de l'impôt pour établir le principe incontestable qu'il ne peut émaner que de la volonté du peuple ou de ses représentants; mais vous oubliez une disposition que l'intérêt de l'humanité réclame. Vous oubliez de consacrer la base de l'impôt progressif. Or, en matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l'éternelle justice que celui qui impose aux citoyens l'obligation de contribuer aux dépenses publiques progressivement selon l'étendue de leur fortune, c'est-à-dire selon les avantages qu'ils retirent de la société. Je vous propose de le consigner dans un article conçu en ces termes:


"Les citoyens dont les revenus n'excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques; les autres doivent les supporter progressivement, selon l'étendue de leur fortune."


Le comité a encore absolument oublié de rappeler les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes et toutes les nations, et leur droit à une mutuelle assistance. Il parait avoir ignoré les bases de l'éternelle alliance des peuples contre les tyrans. On dirait que votre Déclaration a été faite par un troupeau de créatures humaines parqué sur un coin du globe, et non pour l'immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour.

Je vous propose de remplir cette grande lacune par les articles suivants. Ils ne peuvent que vous concilier l'estime des peuples; il est vrai qu'ils peuvent avoir l'inconvénient de vous brouiller sans retour avec les rois. J'avoue que cet inconvénient ne m'effraie pas; il n'effraiera point ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec eux. Voici mes quatre articles:


"Art. 1er. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.

"Art. 2. Celui qui opprime une nation, se déclare l'ennemi de toutes.

"Art. 3. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté, et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

"Art. 4. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature."


Citoyens, j'aurais d'autres articles à vous proposer, si vous aviez la patience de m'entendre plus longtemps, mais ils se trouvent dans la série des autres articles énoncés dans le projet de Déclaration des Droits de l'Homme; et, pour que je jouisse de l'étendue de mon suffrage, il serait nécessaire que vous me permissiez de lire ce projet. J'ai cru devoir placer à la tête de cette Déclaration un préambule:


"Les représentants du peuple français, réunis en Convention nationale; reconnaissant que les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice et de la raison ne sont que des attentats de l'ignorance et du despotisme contre l'humanité; convaincus que l'oubli et le mépris des droits naturels de l'homme sont les seules causes des crimes et des malheurs du monde, ont résolu d'exposer dans une Déclaration solennelle ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur; le magistrat, la règle de ses devoirs; le législateur, l'objet de sa mission.

"En conséquence, la Convention nationale proclame à la face de l'univers, et sous les yeux du Législateur immortel, la Déclaration suivante des droits de l'homme et du citoyen:


"Art. 1er. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme, et le développement de toutes ses facultés.

"Art. 2. Les principaux droits de l'homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence, et la liberté.

"Art. 3. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales. "L'égalité des droits est établie par la nature: la société, loin d'y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l'abus de la force qui la rend illusoire.

"Art. 4. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde.

"Le droit de s'assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l'impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si évidentes de la liberté de l'homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.

"Art. 5. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

"Art. 6. Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l'homme est essentiellement injuste et tyrannique: elle n'est point une loi.

"Art. 7. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

"Art. 8. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

"Art. 9. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

"Art. 10. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe, est essentiellement illicite et immoral.

"Art. 11. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.

"Art. 12. Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du riche envers le pauvre; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

"Art. 13. Les citoyens dont le revenu n'excède pas ce qui est nécessaire à leur substance sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques. Les autres doivent les supporter progressivement, selon l'étendue de leur fortune.

"Art. 14. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.

"Art. 15. La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté du peuple.

"Art. 16. Le peuple est le souverain: le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis.

"Art. 17. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier; mais le voeu qu'elle exprime doit être respecté, comme le voeu d'une portion du peuple, qui doit concourir à former la volonté générale.

"Chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d'exprimer sa volonté avec une entière liberté; elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.

"Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

"Art. 18. La loi doit être égale pour tous.

"Art. 19. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.

"Art. 20. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple, et à la formation de la loi.

"Art. 21. Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l'égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leurs familles.

"Art. 22. Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu'ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.

"Art. 23. Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté, ou contre la propriété d'un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle et des formes qu'elle prescrit, est arbitraire et nul; le respect même de la loi défend de s'y soumettre; et si on veut l'exécuter par violence, il est permis de le repousser par la force.

"Art. 24. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l'objet; mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l'exercice.

"Art. 25. La résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de l'homme et du citoyen.

"Art. 26. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu'un seul de ses membres est opprimé.

"Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé.

"Art. 27. Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection du peuple entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs.

"Art. 28. Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.

"Art. 29. Dans l'un et l'autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l'oppression est le dernier raffinement de la tyrannie.

"Art. 30. Dans tout Etat libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l'abus de l'autorité de ceux qui gouvernent. "Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible, est vicieuse.

"Art. 31. Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics.

"Art. 32. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.

"Art. 33. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect.

"Art. 34. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.

"Art. 35. Celui qui opprime une seule nation, se déclare l'ennemi de toutes.

"Art. 36. Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

"Art. 37. Les rois, les aristocrates, les tyrans quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature."




Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, proposée par Maximilien Robespierre, 24 avril 1793, imprimée par ordre de la Convention nationale (24 avril 1793)



Je vous proposerai d'abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété. Que ce mot n'alarme personne: âmes de boue, qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelqu'impure qu'en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire dont vous avez tant parlé, n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles.

Il ne fallait pas une révolution sans doute, pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes; mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu'à la félicité publique: il s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable, que de proscrire l'opulence; la chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais de Crassus. J'aimerai bien autant, pour mon compte, être l'un des fils d'Aristide, élevé dans le Prytanée aux dépens de la République, que l'héritier présomptif de Xerxès, né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l'avilissement des peuples, et brillant de la misère publique.

Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété; il le faut d'autant plus qu'il n'en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c'est que la propriété; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu'il appelle un navire, où il a encaissé et ferré des hommes qui paraissent vivants: "Voilà mes propriétés, je les ai achetés tant par tête."

Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est sans contredit le droit héréditaire dont ils ont joui de toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de pressurer légalement et monarchiquement les vingt-cinq millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi votre Déclaration des Droits semble-t-elle présenter la même erreur? En définissant la liberté, le premier des biens de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu'elle avait pour borne les droits d'autrui: pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale? comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes. Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété, et vous n'avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime; de manière que votre déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes:


Art. I. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi.

II. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

III. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

IV. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral.


Vous parlez aussi de l'impôt pour établir le principe incontestable qu'il ne peut émaner que de la volonté du peuple ou de ses représentants; mais vous oubliez une disposition que l'intérêt de l'humanité réclame; vous oubliez de consacrer la base de l'impôt progressif. Or, en matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l'éternelle justice, que celui qui impose aux citoyens l'obligation de contribuer aux dépenses publiques, progressivement, selon l'étendue de leur fortune, c'est-à-dire, selon les avantages qu'ils retirent de la société?

Je vous propose de le consigner dans un article conçu en ces termes:


"Les citoyens dont les revenus n'excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance, doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques; les autres doivent les supporter progressivement selon l'étendue de leur fortune."


Le comité a encore absolument oublié de rappeler les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes et toutes les nations, et leurs droits à une mutuelle assistance; il parait avoir ignoré les bases de l'éternelle alliance des peuples contre les tyrans; on dirait que votre déclaration a été faite par un troupeau de créatures humaines parquées sur un coin du globe, et non pour l'immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour. Je vous propose de remplir cette grande lacune par les articles suivants: ils ne peuvent que vous concilier l'estime des peuples: il est vrai qu'ils peuvent avoir l'inconvénient de vous brouiller sans retour avec les rois. J'avoue que cet inconvénient ne m'effraie pas; il n'effraiera point ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec eux.


Art. I. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.

II. Celui qui opprime une nation, se déclare l'ennemi de toutes.

III. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

IV. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature.


DECLARATION
DES DROITS DE L'HOMME ET DU CITOYEN
proposée par Maximilien Robespierre
Imprimée par ordre de la Convention nationale


Les Représentants du Peuple Français réunis en Convention nationale; reconnaissant que les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice et de la raison ne sont que des attentats de l'ignorance et du despotisme contre l'humanité; convaincus que l'oubli et le mépris des droits naturels de l'homme sont les seules causes des crimes et des malheurs du monde, ont résolu d'exposer, afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur; le magistrat, la règle de ses devoirs; le législateur, l'objet de sa mission.

En conséquence, la Convention nationale proclame à la face de l'univers, et sous les yeux du législateur immortel, la déclaration suivante des droits de l'homme et du citoyen:


ARTICLE PREMIER

Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme, et le développement de toutes ses facultés.


II

Les principaux droits de l'homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence, et la liberté.


III

Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales. L'égalité des droits est établie par la nature: la société, loin d'y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l'abus de la force qui la rend illusoire.


IV

La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde.


V

Le droit de s'assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l'impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires du principe de la liberté de l'homme que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.


VI

La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.


VII

Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.


VIII

Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.


IX

Tout trafic qui viole ce principe, est essentiellement illicite et immoral.


X

La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.


XI

Les secours nécessaires à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui possède le superflu: il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.


XII

Les citoyens dont les revenus n'excèdent pas ce qui est nécessaire à leur substance, sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques. Les autres doivent les supporter progressivement, selon l'étendue de leur fortune.


XIII

La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.


XIV

Le peuple est souverain: le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis.

Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.


XV

La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté du peuple.


XVI

La loi est égale pour tous.


XVII

La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société: elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.


XVIII

Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l'homme, est essentiellement injuste et tyrannique: elle n'est point une loi.


XIX

Dans tout état libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l'abus de l'autorité de ceux qui gouvernent.

Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon, et le magistrat corruptible, est vicieuse.


XX

Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier; mais le voeu qu'elle exprime doit être respecté, comme le voeu d'une portion du peuple, qui doit concourir à former la volonté générale.

Chaque section du souverain assemblée, doit jouir du droit d'exprimer sa volonté, avec une entière liberté: elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.


XXI

Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.


XXII

Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple, et à la formation de la loi.


XXIII

Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l'égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leur famille.


XXIV

Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu'ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.


XXV

Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté ou contre la propriété d'un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle, et des formes qu'elle prescrit, est arbitraire et nul; le respect même de la loi défend de s'y soumettre, et si on veut l'exécuter par violence, il est permis de le repousser par la force.


XXVI

Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l'objet, mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l'exercice.


XXVII

La résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de l'homme et du citoyen.


XXVIII

Il y a oppression contre le corps social, lorsqu'un seul de ses membres est opprimé.

Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé.


XXIX

Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.


XXX

Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.


XXXI

Dans l'un et l'autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l'oppression, est le dernier raffinement de la tyrannie.


XXXII

Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics.


XXXIII

Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.


XXXIV

Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect.


XXXV

Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr-aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.


XXXVI

Celui qui opprime une seule nation, se déclare l'ennemi de toutes.


XXXVII

Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.


XXXVIII

Les rois, les aristocrates, les tyrans quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature.




Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ("Lettres à ses commettans" no 10)



Art. I. Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme, et le développement de toutes ses facultés.


Art. II. Les principaux droits de l'homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence, et la liberté.


Art. III. Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales. L'égalité des droits est établie par la nature: la société, loin d'y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l'abus de la force qui la rend illusoire.


Art. IV. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde. Le droit de s'assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l'impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si évidentes de la liberté de l'homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.


Art. V. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.


Art. VI. Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l'homme est essentiellement injuste et tyrannique: elle n'est point une loi.


Art. VII. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.


Art. VIII. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.


Art. IX. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.


Art. X. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe, est essentiellement illicite et immoral.


Art. XI. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.


Art. XII. Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du riche envers le pauvre; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.


Art. XIII. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.


Art. XIV. La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté du peuple.


Art. XV. Le peuple est le souverain: le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis.


Art. XVI. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier; mais le voeu qu'elle exprime doit être respecté, comme le voeu d'une portion du peuple, qui doit concourir à former la volonté générale.

Chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d'exprimer sa volonté avec une entière liberté; elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.

Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.


Art. XVII. La loi doit être égale pour tous.


Art. XVIII. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.


Art. XIX. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple, et à la formation de la loi.


[pas d'Art. XX.]


Art. XXI. Pour que ces droits ne soient point illusoires, et l'égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leurs familles.


Art. XXII. Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu'ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.


Art. XXIII. Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté, ou contre la propriété d'un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle et des formes qu'elle prescrit, est arbitraire et nul; le respect même de la loi défend de s'y soumettre; et si on veut l'exécuter par violence, il est permis de le repousser par la force.


Art. XXIV. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l'objet; mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l'exercice.


Art. XXV. La résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de l'homme et du citoyen.

Il y a oppression contre le corps social, lorsqu'un seul de ses membres est opprimé.

Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé.

Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection du peuple entier et de chaque portion du peuple est le plus saint des devoirs.

Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.

Dans l'un et l'autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l'oppression est le dernier raffinement de la tyrannie.


Art. XXIX. Dans tout Etat libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l'abus de l'autorité de ceux qui gouvernent.

Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible, est vicieuse.


Art. XXX. Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics. Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens. Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.

Celui qui opprime une seule nation, se déclare l'ennemi de toutes. Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. Les rois, les aristocrates, les tyrans quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature.






Discours de Maximilien Robespierre sur la Constitution [discours imprimé par ordre de la Société des Jacobins] (10 mai 1793)



Note: texte en français moderne par Charles Vellay, corrigé d'après la réimpression de 1831.



L'homme est né pour le bonheur et pour la liberté, et partout il est esclave et malheureux. La société a pour but la conservation de ses droits et la perfection de son être; et partout la société le dégrade et l'opprime. Le temps est arrivé de le rappeler à ses véritables destinées; les progrès de la raison humaine ont préparé cette grande révolution, et c'est à vous qu'est spécialement imposé le devoir de l'accélérer.

Pour remplir votre mission, il faut faire précisément tout le contraire de ce qui a existé avant vous.

Jusqu'ici, l'art de gouverner n'a été que l'art de dépouiller et d'asservir le grand nombre au profit du petit nombre; et la législation, le moyen de réduire ces attentats en système. Les rois et les aristocrates ont très bien fait leur métier: c'est à vous maintenant de faire le vôtre, c'est-à-dire de rendre les hommes heureux et libres par les lois.

Donner au gouvernement la force nécessaire pour que les citoyens respectent toujours les droits des citoyens, et faire en sorte que le gouvernement ne puisse jamais les violer lui-même: voilà, à mon avis, le double problème que le législateur doit chercher à résoudre. Le premier me paraît très facile. Quant au second, on serait tenté de le regarder comme insoluble, si on ne consultait que les événements passés et présents, sans remonter à leurs causes.

Parcourez l'histoire, vous verrez partout les magistrats opprimer les citoyens, et le gouvernement dévorer la souveraineté. Les tyrans parlent de séditions, le peuple se plaint de la tyrannie, quand le peuple ose se plaindre, ce qui arrive lorsque l'excès de l'oppression lui rend son énergie et son indépendance. Plût à Dieu qu'il pût les conserver toujours! Mais le règne du peuple est d'un jour: celui des tyrans embrasse la durée des siècles.

J'ai beaucoup entendu parler d'anarchie depuis la révolution du 14 juillet 1789, et surtout depuis la révolution du 10 août 1792; mais j'affirme que ce n'est point l'anarchie qui est la maladie des corps politiques, mais le despotisme et l'aristocratie. Je trouve, quoi qu'ils en aient dit, que ce n'est qu'à compter de cette époque tant calomniée que nous avons eu un commencement de lois et de gouvernement, malgré les troubles qui ne sont autre chose que les dernières convulsions de la royauté expirante, et la lutte d'un gouvernement infidèle contre l'égalité.

L'anarchie a régné en France depuis Clovis jusqu'au dernier des Capet. Qu'est-ce que l'anarchie, si ce n'est la tyrannie qui fait descendre du trône la nature et la loi, pour y placer des hommes?

Jamais les maux de la société ne viennent du peuple, mais du gouvernement. Comment n'en serait-il pas ainsi?

L'intérêt du peuple, c'est le bien public; l'intérêt de l'homme en place est un intérêt privé. Pour être bon, le peuple n'a besoin que de se préférer lui-même à ce qui n'est pas lui; pour être bon, il faut que le magistrat s'immole lui-même au peuple.

Si je daignais répondre à des préjugés absurdes et barbares, j'observerais que ce sont le pouvoir et l'opulence qui enfantent l'orgueil et tous les vices; que c'est le travail, la médiocrité, la pauvreté qui est la gardienne de la vertu; que les voeux du faible n'ont pour objet que la justice et la protection des lois bienfaisantes; qu'il n'estime que les passions de l'honnêteté; que les passions de l'homme puissant tendent s'élever au-dessus des lois justes, ou à en créer de tyranniques; je dirais enfin que la misère des citoyens n'est autre chose que le crime des gouvernements. Mais j'établis la base de mon système par un seul raisonnement.

Le gouvernement est institué pour faire respecter la volonté générale; mais les hommes qui gouvernent ont une volonté individuelle, et toute volonté cherche à dominer. S'ils emploient à cet usage la force publique dont ils sont armés, le gouvernement n'est que le fléau de la liberté. Concluez donc que le premier objet de toute constitution doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le gouvernement lui-même.

C'est précisément cet objet que les législateurs ont oublié; ils se sont tous occupés de la puissance du gouvernement; aucun n'a songé aux moyens de le ramener à son institution. Ils ont pris des précautions infinies contre l'insurrection du peuple, et ils ont encouragé de tout leur pouvoir la révolte de ses délégués. J'en ai déjà indiqué les raisons. L'ambition, la force et la perfidie ont été les législateurs du monde. Ils ont asservi jusqu'à la raison humaine, en la dépravant, et l'ont rendue complice de la misère de l'homme. Le despotisme a produit la corruption des moeurs, et la corruption des moeurs a soutenu le despotisme. Dans cet état de choses, c'est à qui vendra son âme au plus fort pour légitimer l'injustice et diviser la tyrannie. Alors la raison n'est plus que folie; l'égalité, anarchie; la liberté, désordre; la nature, chimère; le souvenir des droits de l'humanité, révolte. Alors on a des bastilles et des échafauds pour la vertu, des palais pour la débauche, des tyrans et des chars de triomphe pour le crime. Alors on a des rois, des prêtres, des nobles, des bourgeois, de la canaille; mais point de peuple et point d'hommes.

Voyez ceux même d'entre les législateurs que le progrès des lumières publiques semble avoir forcés à rendre quelques hommages aux principes; voyez s'ils n'ont pas employé leur habileté à les éluder, lorsqu'ils ne pouvaient plus les raccorder à leurs vues personnelles. Voyez s'ils ont fait autre chose que varier les formes du despotisme et les nuances de l'aristocratie. Ils ont fastueusement proclamé la souveraineté du peuple, et l'ont enchaîné; tout en reconnaissant que les magistrats sont ses mandataires, ils les ont traités comme ses dominateurs et comme ses idoles. Tous se sont accordés à supposer le peuple insensé et mutin, et les fonctionnaires publics essentiellement sages et vertueux. Sans chercher les exemples chez les nations étrangères, nous pourrions en trouver de bien frappants au sein de notre révolution et dans la conduite même des législatures qui nous ont précédés. Voyez avec quelle lâcheté elles encensaient la royauté; avec quelle imprudence elles prêchaient la confiance aveugle pour les fonctionnaires publics corrompus; avec quelle insolence elles avilissaient le peuple; avec quelle barbarie elles l'assassinaient. Cependant, voyez de quel côté étaient les vertus civiques. Rappelez-vous les sacrifices généreux de l'indigence, et la honteuse avarice des riches; rappelez-vous le sublime dévouement des soldats, et les infâmes trahisons des généraux; le courage invincible, la patience magnanime du peuple, et le lâche égoïsme, la perfidie odieuse de ses mandataires.

Mais ne nous étonnons pas trop de tant d'injustices. Au sortir d'une si profonde éruption, comment pourraient-ils respecter l'humanité, chérir l'égalité, croire à la vertu? Nous, malheureux! nous élevons le temple de la liberté avec des mains encore flétries des fers de la servitude. Qu'était notre ancienne éducation, sinon une leçon continuelle d'égoïsme et de sotte vanité? Qu'étaient nos usages et nos prétendues lois, sinon le code de l'impertinence et de la bassesse, où le mépris des hommes était soumis à une espèce de tarif et gradué suivant des règles aussi bizarres que multipliées? Mépriser et être méprisé; ramper pour dominer; esclaves et tyrans tour à tour; tantôt à genoux devant un maître, tantôt foulant aux pieds le peuple, telle était notre destinée, telle était notre ambition, nous tous tant que nous étions, hommes bien nés ou hommes bien élevés, honnêtes gens et gens comme il faut, hommes de loi et financiers, robins ou hommes d'épée. Faut-il donc s'étonner, si tant de marchands stupides, si tant de bourgeois égoïstes conservent encore pour les artisans ce dédain insolent que les nobles prodiguaient aux bourgeois et aux marchands eux-mêmes? Oh! le noble orgueil! oh! la belle éducation! Voilà cependant pourquoi les grandes destinées du monde sont arrêtées! Voilà pourquoi le sein de la patrie est déchiré par des traîtres! Voilà pourquoi les satellites féroces des despotes de l'Europe ont ravagé nos moissons, incendié nos cités, massacré nos femmes et nos enfants; le sang de trois cent mille Français a déjà coulé; le sang de trois cent mille autres va peut-être couler encore, afin que le simple laboureur ne puisse siéger au Sénat, à côté du riche marchand de grains; afin que l'artisan ne puisse voter dans les assemblées du peuple, à côté de l'illustre négociant ou du présomptueux avocat, et que le pauvre, intelligent et vertueux, ne puisse garder l'attitude d'un homme, en présence du riche, imbécile et corrompu! Insensés! qui appelez des maîtres pour ne point avoir d'égaux, croyez-vous donc que les tyrans adopteront tous les calculs de votre triste vanité et de votre lâche cupidité? Croyez-vous que le peuple, qui a conquis la liberté, qui versait son sang pour la patrie quand vous dormiez dans la mollesse ou que vous conspiriez dans les ténèbres, se laissera enchaîner, affamer, égorger par vous? Non. Si vous ne respectez ni l'humanité, ni la justice, ni l'honneur, conservez du moins quelque soin de vos trésors, qui n'ont d'autre ennemi que la misère publique, que vous aggravez avec tant d'imprudence. Mais quel motif peut toucher des esclaves orgueilleux? La loi de la vérité, qui tonne dans les coeurs corrompus, ressemble aux sons qui retentissent dans les tombeaux, et qui ne réveillent point les cadavres.

Vous donc à qui la liberté, à qui la patrie est chère, chargez-vous seuls du soin de la sauver; et puisque le moment où l'intérêt pressant de sa défense semblait exiger toute votre attention est celui où l'on veut élever précipitamment l'édifice de la Constitution d'un grand peuple, fondez-la du moins sur la base éternelle de la vérité. Posez d'abord celte maxime incontestable: que le peuple est bon et que ses délégués sont corruptibles; que c'est dans la vertu et dans la souveraineté du peuple qu'il faut chercher un préservatif contre les vices et le despotisme du gouvernement.

De ce principe incontestable, tirons maintenant des conséquences pratiques, qui sont autant de bases de toute constitution libre.

La corruption des gouvernements a sa source dans l'excès de leur pouvoir, et dans leur indépendance du souverain. Remédiez à ce double abus.

Commencez par modérer la puissance des magistrats.

Jusqu'ici, les politiques qui ont semblé vouloir faire quelque effort, moins pour défendre la liberté que pour modifier la tyrannie, n'ont pu imaginer que deux moyens de parvenir à ce but. L'un est l'équilibre des pouvoirs, et l'autre le tribunat.

Quant à l'équilibre des pouvoirs, nous avons pu être les dupes de ce prestige, dans un temps où la mode semblait exiger de nous cet hommage à nos voisins, dans un temps où l'excès de notre propre dégradation nous permettait d'admirer toutes les institutions étrangères qui nous offraient quelque faible image de la liberté. Mais, pour peu qu'on réfléchisse, on s'aperçoit aisément que cet équilibre ne peut être qu'une chimère ou un fléau, qu'il supposerait la nullité absolue du gouvernement, s'il n'amenait nécessairement une ligue des pouvoirs rivaux contre le peuple; car on sent aisément qu'ils aiment beaucoup mieux s'accorder, que d'appeler le souverain pour juger sa propre cause. Témoin l'Angleterre, où l'or et le pouvoir du monarque font constamment pencher la balance du même côté; où le parti de l'opposition même ne paraît solliciter, de temps en temps, la réforme de la représentation nationale, que pour l'éloigner, de concert avec la majorité qu'elle semble combattre; espèce de gouvernement monstrueux, où les vertus publiques ne sont qu'une scandaleuse parade, où le fantôme de la liberté anéantit la liberté même, où la loi consacre le despotisme, où les droits du peuple sont l'objet d'un trafic avoué, où la corruption est dégagée du frein même de la pudeur.

Eh! que nous importent les combinaisons qui balancent l'autorité des tyrans? C'est la tyrannie qu'il faut extirper; ce n'est pas dans les querelles de leurs maîtres que les peuples doivent chercher l'avantage de respirer quelques instants; c'est dans leur propre force qu'il faut placer la garantie de leurs droits.

C'est par la même raison que je ne suis pas plus partisan de l'institution du tribunat; l'histoire ne m'a pas appris à la respecter. Je ne confie point la défense d'une si grande cause à ces hommes faibles ou corruptibles. La protection des tribuns suppose l'esclavage du peuple. Je n'aime point que le peuple romain se retire sur le mont sacré, pour demander des protecteurs à un sénat despotique et à des patriciens insolents: je veux qu'il reste dans Rome, et qu'il en chasse tous ses tyrans. Je hais, autant que les patriciens eux-mêmes, et je méprise beaucoup plus ces tribuns ambitieux, ces vils mandataires du peuple, qui vendent aux grands de Rome leurs discours et leur silence, et qui ne l'ont quelquefois défendu que pour marchander sa liberté avec ses oppresseurs.

Il n'y a qu'un seul tribun du peuple que je puisse avouer: c'est le peuple lui-même. C'est à chaque section de la République française que je renvoie la puissance tribunicienne; et il est facile de l'organiser d'une manière également éloignée des tempêtes de la démocratie absolue et de la perfide tranquillité du despotisme représentatif.

Mais avant de poser les digues qui doivent défendre la liberté publique contre les débordements de la puissance des magistrats, commençons par la réduire à de justes bornes.

Une première règle pour parvenir à ce but, c'est que la durée de leurs pouvoirs doit être courte, en appliquant surtout ce principe à ceux dont l'autorité est plus étendue.

2° Que nul ne puisse exercer en même temps plusieurs magistratures.

3° Que le pouvoir soit divisé: il vaut mieux multiplier les fonctionnaires publics que de confier à quelques-uns une autorité trop redoutable.

4° Que la législation et l'exécution soient séparées soigneusement.

5° Que les diverses branches de l'exécution soient elles-mêmes distinguées le plus qu'il est possible, selon la nature même des affaires, et confiées à des mains différentes.

L'un des plus grands vices de l'organisation actuelle, c'est la trop grande étendue de chacun des départements ministériels, où sont entassées diverses branches d'administration très distinctes parleur nature.

Le ministre de l'intérieur surtout, tel qu'on s'est obstiné à le conserver jusqu'ici provisoirement, est un monstre .politique, qui aurait provisoirement dévoré la république naissante, si la force de l'esprit public, animé par le mouvement de la révolution, ne l'avait défendue jusqu'ici, et contre les vices de l'institution, et contre ceux des individus.

Au reste, vous ne pourrez jamais empêcher que les dépositaires du pouvoir exécutif ne soient des magistrats très puissants; ôtez-leur donc toute autorité et toute influence étrangère à leurs fonctions.

Ne permettez pas qu'ils assistent et qu'ils votent dans les assemblées du peuple, pendant la durée de leur agence. Appliquez la même règle aux fonctionnaires publics en général.

Eloignez de leurs mains le trésor publie; confiez-le à des dépositaires et à des surveillants qui ne puissent participer eux-mêmes à aucune autre espèce d'autorité.

Laissez dans les départements, et sous la main du peuple, la portion des tributs publics qu'il ne sera pas nécessaire de verser dans la caisse générale; et que les dépenses soient acquittées sur les lieux, autant qu'il sera possible.

Vous vous garderez bien de remettre à ceux qui gouvernent des sommes extraordinaires, sous quelque prétexte que ce soit, surtout sous le prétexte de former l'opinion.

Toutes les manufactures d'esprit public ne fournissent que des poisons; nous en avons fait récemment une cruelle expérience, et le premier essai de cet étrange système ne doit pas nous inspirer beaucoup de confiance dans ses inventeurs. Ne perdez jamais de vue que c'est à l'opinion publique de juger les hommes qui gouvernent, et non à ceux-ci de maîtriser et de créer l'opinion publique.

Mais il est un moyen général et non moins salutaire de diminuer la puissance des gouvernements au profit de la liberté et du bonheur des peuples.

Il consiste dans l'application de cette maxime, énoncée dans la Déclaration des Droits, que je vous ai proposée: "La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile."

Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires, en tout ce qui ne tient point essentiellement à l'administration générale de la république. En un mot, rendez à la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas naturellement à l'autorité publique, et vous aurez laissé d'autant moins de prise à l'ambition et à l'arbitraire.

Respectez surtout la liberté du souverain dans les assemblées primaires. Par exemple, en supprimant ce code énorme qui entrave et qui anéantit le droit de voter, sous le prétexte de le régler, vous ôterez des armes infiniment dangereuses à l'intrigue et au despotisme des directoires ou des législatures; de même qu'en simplifiant le Code civil, en abattant la féodalité, dîmes et tout le gothique édifice du droit canonique, rétrécit singulièrement le domaine du despotisme judiciaire. Quelque utiles que soient toutes ces précautions, vous n'aurez rien fait encore, si vous ne prévenez la seconde espèce d'abus que j'ai indiquée, qui est l'indépendance du gouvernement.

La Constitution doit s'appliquer surtout à soumettre les fonctionnaires publics à une responsabilité imposante, en les mettant dans la dépendance réelle, non des individus, mais du souverain.

Celui qui est indépendant des hommes se rend bientôt indépendant de ses devoirs; et l'impunité est la mère comme la sauvegarde du crime, et le peuple est toujours asservi, dès qu'il est craint.

Il est deux espèces de responsabilités, l'une qu'on peut appeler morale, et l'autre physique.

La première consiste principalement dans la publicité; mais suffit-il que la Constitution assure la publicité des opérations ou des délibérations du gouvernement? Non; il faut encore lui donner toute l'étendue dont elle est susceptible.

La nation entière a le droit de connaître la conduite de ses mandataires. Il faudrait, s'il était possible, que l'assemblée des mandataires délibérât en présence de tous les Français. Un édifice fastueux et majestueux, ouvert à 12.000 spectateurs, devrait être le lieu des séances du corps législatif. Sous les yeux d'un si grand nombre de témoins, ni la corruption, ni l'intrigue, ni la perfidie n'oseraient se montrer; la volonté générale serait seule consultée, la voix de la raison et de l'intérêt public serait seule entendue. Mais l'admission de quelques centaines de spectateurs, encaissés dans un local étroit et incommode, offre-t-elle une publicité proportionnée à l'immensité de la nation? surtout lorsqu'une foule d'ouvriers mercenaires effraient le corps législatif, pour intercepter ou pour altérer la vérité par les récits infidèles qu'ils répandent dans toute la république. Que serait-ce donc, si les mandataires eux-mêmes méprisaient cette petite portion du public qui les voit; s'ils voulaient faire regarder comme deux espèces d'hommes différentes les habitants du lieu où ils résident et ceux qui sont éloignés d'eux; s'ils dénonçaient perpétuellement ceux qui sont les témoins de leurs actions à ceux qui lisent leurs pamphlets, pour rendre la publicité non seulement inutile, mais funeste à la liberté?

Les hommes superficiels ne devineront jamais quelle a été sur la Révolution l'influence du local qui a recélé le corps législatif, et les fripons n'en conviendront pas; mais les amis éclairés du bien public n'ont pas vu sans indignation qu'après avoir appelé les regards publics autour d'elle, pour résister à la cour, la première législature les ait fuis autant qu'il était en son pouvoir, lorsqu'elle a voulu se liguer avec la cour contre le peuple; qu'après s'être en quelque sorte cachée à l'archevêché, où elle porta la loi martiale, elle se soit renfermée dans le Manège, où elle s'environna de baïonnettes, pour ordonner le massacre des meilleurs citoyens au Champ-de-Mars, sauver le parjure Louis et miner les fondements de la liberté. Ses successeurs se sont bien gardés d'en sortir; les rois ou les magistrats de l'ancienne police faisaient bâtir, en quelques jours, une magnifique salle d'Opéra, et, à la honte de la raison humaine, quatre ans se sont écoulés avant qu'on eût préparé une nouvelle demeure à la représentation nationale! Que dis-je ? celle même où elle vient d'entrer est-elle plus favorable à la publicité et plus digne de la nation? Non; tous les observateurs se sont aperçus qu'elle a été disposée, avec beaucoup d'intelligence, par le même esprit d'intrigue, sous les auspices d'un ministre pervers, pour retrancher les mandataires contre les regards du peuple. On a même fait des prodiges en ce genre; on a enfin trouvé le secret, recherché depuis si longtemps, d'exclure le public, en l'admettant; qu'il puisse assister aux séances, mais qu'il ne puisse entendre, si ce n'est dans le petit espace réservé aux honnêtes gens et aux journalistes; qu'il soit absent et présent tout à la fois. La postérité s'étonnera de l'insouciance avec laquelle une grande nation a souffert si longtemps les lâches et grossières manoeuvres qui compromettaient à la fois sa dignité, sa liberté et son salut.

Pour moi, je pense que la Constitution ne doit pas se borner à ordonner que les séances du corps législatif et des autorités constituées seront publiques, mais encore qu'elle ne doit pas dédaigner de s'occuper des moyens de leur assurer la plus grande publicité; qu'elle doit interdire aux mandataires le pouvoir d'influer, en aucune manière, sur la composition de l'auditoire, et de retracer arbitrairement l'étendue du lieu qui doit recevoir le peuple. Elle doit pourvoir à ce que la législature réside au sein d'une immense population, et délibère sous les yeux d'une multitude de citoyens infinie.

Le principe de la responsabilité morale veut encore que les agents du gouvernement rendent à des époques déterminées et assez rapprochées des comptes exacts et circonstanciés de leur gestion; que ces comptes soient rendus publics par la voie de l'impression, et soumis à la censure de tous les citoyens; qu'ils soient envoyés, en conséquence, à tous les départements, à toutes les administrations et à toutes les communes.

A l'appui de la responsabilité morale, il faut déployer la responsabilité physique, qui est, en dernière analyse, la plus sûre gardienne de la liberté: elle consiste dans la punition des fonctionnaires publics prévaricateurs.

Un peuple dont les mandataires ne doivent compte à personne de leur gestion, n'a point de Constitution: un peuple dont les mandataires ne rendent compte qu'à d'autres mandataires inviolables, n'a point de Constitution, puisqu'il dépend de ceux-ci de le trahir impunément, et de le laisser trahir par les autres. Si c'est là le sens qu'on attache au gouvernement représentatif, j'avoue que j'adopte tous les anathèmes prononcés contre lui par Jean-Jacques Rousseau. Au reste, ce mot a besoin d'être expliqué, comme beaucoup d'autres; ou plutôt il s'agit bien moins de définir le gouvernement français, que de le constituer.

Dans tout Etat libre, les crimes publics des magistrats doivent être punis aussi sévèrement et aussi facilement que les crimes privés des citoyens; et le pouvoir de réprimer les attentats du gouvernement doit retourner au souverain.

Je sais que le peuple ne peut pas être un juge toujours en activité. Aussi, n'est-ce pas là ce que je veux; mais je veux encore moins que ses délégués soient des despotes au-dessus des lois. On peut remplir l'objet que je propose, par des mesures simples, dont je vais développer la théorie.

1° Je veux que tous les fonctionnaires publics, nommés par le peuple, puissent être révoqués par lui, selon les formes qui seront établies, sans autre motif que le droit imprescriptible qui lui appartient de révoquer ses mandataires.

2° Il est naturel que le corps chargé de faire les lois surveille ceux qui sont commis pour les faire exécuter. Les membres de l'agence exécutive seront donc tenus de rendre compte de leur gestion au corps législatif. En cas de prévarication, il ne pourra pas les punir, parce qu'il ne faut pas lui laisser ce moyen de s'emparer de la puissance exécutive, mais il les accusera devant un tribunal populaire, dont l'unique fonction sera de connaître des prévarications des fonctionnaires publics. Les membres du corps législatif ne pourront être poursuivis par ce tribunal pour raison des opinions qu'ils auront manifestées dans les assemblées, mais seulement pour les faits positifs de corruption ou de trahison dont ils pourraient être prévenus. Les délits ordinaires qu'ils pourraient commettre sont du ressort des tribunaux ordinaires.

A l'expiration de leurs fonctions, les membres de la législature et les agents de l'exécution, ou ministres, pourront être déférés au jugement solennel de leurs commettants. Le peuple prononcera seulement s'ils ont conservé ou perdu sa confiance. Le jugement qui déclarera qu'ils ont perdu sa confiance, emportera l'incapacité de remplir aucunes fonctions. Le peuple ne décernera pas de peine plus forte, et si les mandataires sont coupables de quelques crimes particuliers et formels, il pourra les renvoyer au tribunal établi pour les punir.

Ces dispositions s'appliqueront également aux membres du tribunal populaire.

Quelque nécessité qu'il soit de contenir les magistrats, il ne l'est pas moins de les bien choisir. C'est sur cette double base que la liberté doit être fondée. Ne perdez pas de vue que, dans le gouvernement représentatif, il n'est pas de lois constitutives aussi importantes que celles qui garantissent la pureté des élections.

Ici, je vois répandre de dangereuses erreurs; ici je m'aperçois qu'on abandonne les premiers principes du bon sens et de la liberté pour poursuivre de vaines abstractions métaphysiques. Par exemple, on veut que, dans tous les points de la république, les citoyens votent pour la nomination de chaque fonctionnaire public, de manière que l'homme de mérite et de vertu, qui n'est connu que dans la contrée qu'il habite, ne puisse jamais être appelé à représenter ses compatriotes; et que les charlatans fameux, qui ne sont pas toujours les meilleurs citoyens ni les hommes les plus éclairés, ou les intrigants portés par un parti puissant, qui dominera dans toute la république, soient à perpétuité et exclusivement les représentants nécessaires du peuple français.

Mais, en même temps, on enchaîne le souverain par des règlements tyranniques; partout on dégoûte le peuple, on éloigne les sans-culottes par des formalités. Que dis-je? on les chasse par la famine; car on ne songe pas même à les indemniser du temps qu'ils dérobent à la subsistance de leurs familles, pour le consacrer aux affaires publiques.

Voilà cependant les principes conservateurs de la liberté que la Constitution doit maintenir. Tout le reste n'est que charlatanisme, intrigue et despotisme.

Faites en sorte que le peuple puisse assister aux assemblées publiques, car lui seul est l'appui de la liberté et de la justice: les aristocrates, les intrigants en sont les fléaux.

Qu'importe que la loi rende un hommage hypocrite à l'égalité des droits, si la plus impérieuse de toutes les lois, la nécessité, force la partie la plus saine et la plus nombreuse du peuple à y renoncer! Que la patrie indemnise l'homme qui vit de son travail, lorsqu'il assiste aux assemblées publiques; qu'elle salarie, par la même raison, d'une manière comparable, tous les fonctionnaires publics; que les règles des élections, que les formes des délibérations soient aussi simples, aussi abrégées qu'il est possible; que tous les jours des assemblées soient fixés aux époques les plus commodes pour la partie laborieuse de la nation.

Que l'on délibère à haute voix: la publicité est l'appui de la vertu, la sauvegarde de la vérité, la terreur du crime, le fléau de l'intrigue. Laissez les ténèbres et le scrutin secret aux criminels et aux esclaves. Les hommes libres veulent avoir le peuple pour témoin de leurs pensées. Cette méthode forme les citoyens et les vertus républicaines. Elle convient à un peuple qui vient de conquérir sa liberté et qui combat pour la défendre. Quand elle cesse de lui convenir, la république n'est déjà plus.

Au surplus, que le peuple, je le répète, soit parfaitement libre dans les assemblées: la Constitution ne peut établir que ces règles générales, nécessaires pour bannir l'intrigue et maintenir la liberté même; toute autre gêne n'est qu'un attentat à sa souveraineté.

Qu'aucune autorité constituée surtout ne se mêle jamais ni de sa police, ni de ses délibérations.

Par là vous aurez résolu le problème encore indécis de l'économie politique populaire: de placer dans la vertu du peuple et dans l'autorité du souverain le contrepoids nécessaire des passions du magistrat et de la tendance du gouvernement à la tyrannie.

Au reste, n'oubliez pas que la solidité de la Constitution elle-même s'appuie sur toutes les institutions, sur toutes les lois particulières d'un peuple, quelque nom qu'on leur donne: elle s'appuie sur la bonté des moeurs, sur la connaissance et sur le sentiment des droits sacrés de l'homme. La Déclaration des Droits est la Constitution de tous les peuples; les autres lois sont muables par leur nature, et sont subordonnées à celle-là. Qu'elle soit sans cesse présente à tous les esprits; qu'elle brille à la tôle de votre Code public; que le premier article de ce code soit la garantie formelle de tous les droits de l'homme; que le second porte que toute loi qui les blesse est tyrannique et nulle; qu'elle soit portée en pompe dans vos cérémonies publiques; qu'elle frappe les regards du peuple dans toutes ses assemblées, dans tous les lieux où résident ses mandataires; qu'elle soit écrite sur les murs de nos maisons; qu'elle soit la première leçon que les pères donneront à leurs enfants.

On me demandera peut-être comment, avec des précautions si sûres contre les magistrats, je puis assurer l'obéissance aux lois et au gouvernement. Je réponds que je l'assure davantage précisément par ces précautions-là mêmes. Je rends aux lois et au gouvernement toute la force que j'ôte aux vices des hommes qui gouvernent et qui font des lois.

Le respect qu'inspire le magistrat dépend beaucoup pins du respect qu'il porte lui-même aux lois que du pouvoir qu'il usurpe; et la puissance des lois est bien moins dans la force militaire qui les entoure que dans leur concordance avec les principes de la justice et avec la volonté générale.

Quand la loi a pour principe l'intérêt public, elle a le peuple lui-même pour appui, et sa force est la force de tous les citoyens, dont elle est l'ouvrage et la propriété. La volonté générale et la force publique ont une origine commune. La force publique est au corps politique ce qu'est au corps le bras qui exécute spontanément ce que la volonté commande et repousse tous les objets qui peuvent menacer le coeur ou la tête.

Quand la force publique ne fait que seconder la volonté générale, l'Etat est libre et paisible; lorsqu'elle la contrarie, l'Etat est asservi ou agité.

La force publique est en contradiction avec la volonté générale dans deux cas: ou lorsque la loi n'est pas la volonté générale; ou lorsque le magistrat l'emploie pour violer la loi. Telle est l'horrible anarchie que les tyrans ont établie de tout temps, sous le nom de tranquillité, d'ordre public, de législation et de gouvernement: tout leur art est d'isoler et de comprimer chaque citoyen par la force, pour les asservir tous à leurs odieux caprices, qu'ils décorent du nom de lois. Législateurs, faites des lois justes; magistrats, faites-les religieusement exécuter; que ce soit là toute votre politique, et vous donnerez au monde un spectacle inconnu, celui d'un grand peuple libre et vertueux.


ARTICLE PREMIER. La Constitution garantit à tout Français les droits imprescriptibles de l'homme et du citoyen énoncés dans la déclaration précédente.

II. Elle déclare tyrannique et nul tout acte de législation ou de gouvernement qui les viole.

III. La Constitution Française ne reconnaît d'autre gouvernement légitime que le gouvernement républicain, ni d'autre république que celle qui est fondée sur la liberté et sur l'égalité.

IV. La République Française est une et indivisible.

V. La souveraineté réside essentiellement dans le Peuple Français; tous les fonctionnaires publics sont ses mandataires, il peut les révoquer de la même manière qu'il les a choisis.

VI. La Constitution ne reconnaît d'autre pouvoir que celui du souverain; les diverses portions d'autorité exercées par les différents magistrats ne sont que des fonctions publiques, qu'il leur délègue pour l'avantage commun.

VII. La population et l'étendue de la République obligent le peuple français à se diviser en sections pour exercer sa souveraineté; mais ses droits ne sont ni moins réels ni moins sacrés que s'il délibérait tout entier, dans une assemblée unique. En conséquence, chaque section du souverain ne peut être soumise ni à l'influence, ni aux ordres d'aucune autorité constituée, et les mandataires qui attentent soit à la liberté, soit à la sûreté, soit à la dignité d'une portion du peuple, sont coupables de rébellion envers le peuple entier.

VIII. Afin que l'inégalité des biens ne détruise point l'égalité des droits, la Constitution veut que les citoyens qui vivent de leur travail soient indemnisés du temps qu'ils consacrent aux affaires publiques dans les assemblées du peuple où la loi les appelle.

IX. La durée des fonctions des mandataires du peuple ne peut excéder deux années.

X. Nul ne peut exercer à la fois deux emplois publics.

XI. Les fonctions exécutives, les fonctions législatives et les fonctions judiciaires sont séparées.

XII. La Constitution ne veut pas que la loi même puisse garantir la liberté individuelle sans aucun profit pour le bien public; elle laisse aux communes le droit de régler leurs propres affaires, en ce qui ne tient point à l'administration générale de la République.

XIII. Les délibérations de la législature et de toutes les autorités constituées seront publiques: la publicité qu'exige la Constitution est la plus grande publicité possible. La législature doit tenir ses séances dans un lieu qui puisse admettre douze mille spectateurs.

XIV. Tout fonctionnaire public est responsable au peuple.

XV. Il sera établi un tribunal dont l'unique fonction sera de connaître de leurs prévarications.

XVI. Les membres de la législature ne pourront être poursuivis, par aucun tribunal constitué, pour raison des opinions qu'ils auront manifestées dans l'Assemblée; mais, à l'expiration de leurs fonctions, leur conduite sera solennellement jugée par le peuple qui les aura choisis. Le peuple prononcera sur cette question: tel citoyen a-t-il répondu ou non à la confiance dont le peuple l'a honoré?

XVII. Les faits positifs de corruption et de trahison qui pourraient être imputés aux fonctionnaires publics dont il est parlé aux deux articles précédents seront jugés par le tribunal populaire, et leurs délits privés par les tribunaux ordinaires.

XVIII. Tous les membres de la législature et tous les membres de l'agence exécutive seront tenus de rendre compte de leur fortune, deux ans après l'expiration de leur autorité.

XIX. Lorsque les droits du peuple seront violés par un acte de la législature ou du gouvernement, chaque département pourra le déférer à l'examen du reste de la République; et, dans le délai qui sera déterminé, les assemblées primaires s'assembleront pour manifester leur voeu sur ce point.

XX. La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen sera placée dans l'endroit le plus apparent des lieux où autorités constituées tiendront leurs séances: elle s portée, en pompe, dans toutes les cérémonies publiques; elle sera le premier objet de l'instruction publique.






Rapport fait à la Convention nationale au nom du Comité de salut public par le citoyen Robespierre, membre de ce comité, sur la situation politique de la République; le 27 brumaire, l'an 2 de la République; imprimé par ordre de la Convention nationale (27 brumaire an II - 18 novembre 1793)



Citoyens Représentants du Peuple,


Nous appelons aujourd'hui l'attention de la Convention nationale sur les plus grands intérêts de la patrie. Nous venons remettre sous vos yeux la situation de la République à regard des diverses puissances de la terre, et surtout des peuples que la nature et la raison attachent à notre cause, mais que l'intrigue et la perfidie cherchent à ranger au nombre de nos ennemis.

Au sortir du chaos où les trahisons d'une cour criminelle et le règne des factions avaient plongé le gouvernement, il faut que les législateurs du peuple français fixent les principes de leur politique envers les amis et les ennemis de la République; il faut qu'ils déploient aux yeux de l'univers le véritable caractère de la nation qu'ils ont la gloire de représenter. Il est temps d'apprendre aux imbéciles qui l'ignorent, ou aux pervers qui feignent d'en douter, que la République française existe; qu'il n'y a de précaire dans le monde que le triomphe du crime et la durée du despotisme; il est temps que nos alliés se confient à notre sagesse et à notre fortune, autant que les tyrans armés contre nous redoutent notre courage et notre puissance.

La Révolution française a donné une secousse au monde. Les élans d'un grand peuple vers la liberté devaient déplaire aux rois qui l'entouraient. Mais il y avait loin de cette disposition secrète à la résolution périlleuse de déclarer la guerre au peuple français, et surtout à la ligue monstrueuse de tant de puissances essentiellement divisées d'intérêts.

Pour les réunir, il fallait la politique de deux cours dont l'influence dominait toutes les autres; pour les enhardir, il fallait l'alliance du roi même des Français, et les trahisons de toutes les factions qui le caressèrent et le menacèrent tour à tour pour régner sous son nom ou pour élever un autre tyran sur les débris de sa puissance.

Les temps qui devaient enfanter le plus grand des prodiges de la raison, devaient aussi être souillés par les derniers excès de la corruption humaine. Les crimes de la tyrannie accélérèrent les progrès de la liberté, et les progrès de la liberté multiplièrent les crimes de la tyrannie, en redoublant ses alarmes et ses fureurs. Il y a eu, entre le peuple et ses ennemis, une réaction continuelle, dont la violence progressive a opéré en peu d'années l'ouvrage de plusieurs siècles.

Il est connu aujourd'hui de tout le monde que la politique du cabinet de Londres contribua beaucoup à donner le premier branle à notre révolution. Ses projets étaient vastes; il voulait, au milieu des orages politiques, conduire la France épuisée et démembrée à un changement de dynastie, et placer le duc d'York sur le trône de Louis XVI. Ce projet devait être favorisé par les intrigues et par la puissance de la maison d'Orléans, dont le chef, ennemi de la cour de France, était depuis longtemps étroitement lié avec celle d'Angleterre. Content des honneurs do la vengeance et du titre de beau-père du roi, l'insouciant Philippe aurait facilement consenti à finir sa carrière au sein du repos et de la volupté. L'exécution de ce plan devait assurer à l'Angleterre les trois grands objets de son ambition ou de sa jalousie: Toulon, Dunkerque et nos colonies. Maître à la fois de ces importantes possessions, maître de la mer et de la France, le gouvernement anglais aurait bientôt forcé l'Amérique à rentrer sous la domination de George. Il est à remarquer que ce cabinet a conduit de front, en France et dans les Etats-Unis, deux intrigues parallèles, qui tendaient au même but. Tandis qu'il cherchait à séparer le Midi de la France du Nord, il conspirait pour détacher les provinces septentrionales de l'Amérique des provinces méridionales; et, comme on s'efforce encore aujourd'hui de fédéraliser notre République, on travaille à Philadelphie à rompre les liens de la confédération qui unissent les différentes portions de la République américaine.

Ce plan était hardi. Mais le génie consiste moins à former des plans hardis qu'à calculer les moyens qu'on a de les exécuter. L'homme le moins propre à deviner le caractère et les ressources d'un grand peuple est peut-être celui qui est habile dans l'art de corrompre un parlement. Qui peut moins apprécier les prodiges qu'enfante l'amour de la liberté que l'homme vil dont le métier est de mettre en jeu tous les vices des esclaves? Semblable à un enfant dont la main débile est blessée par une arme terrible qu'elle a l'imprudence de toucher, Pitt voulut jouer avec le peuple français, et il en a été foudroyé.

Pitt s'est grossièrement trompé sur notre révolution, comme Louis XVI et les aristocrates français, abusés par leur mépris pour le peuple, mépris fondé uniquement sur la conscience de leur propre bassesse. Trop immoral pour croire aux vertus républicaines, trop peu philosophe pour faire un pas vers l'avenir, le ministre de George était au-dessous de son siècle; le siècle s'élançait vers la liberté, et Pitt voulait le faire rétrograder vers la barbarie et vers le despotisme. Aussi l'ensemble des événements a trahi jusqu'ici ses rêves ambitieux; il a vu briser tour à tour par la force populaire les divers instruments dont il s'est servi; il a vu disparaître Necker, d'Orléans, Lafayette, Lameth, Dumouriez, Custine, Brissot, et tous les pygmées de la Gironde. Le peuple français s'est dégagé jusqu'ici des fils de ses intrigues, comme Hercule d'une toile d'araignée.

Voyez comme chaque crise de notre révolution l'entraîne toujours au delà du point où il voulait l'arrêter; voyez avec quels pénibles efforts il cherche à faire reculer la raison publique et à entraver la marche de la liberté; voyez ensuite quels crimes prodigués pour la détruire. A la fin de 1792, il croyait préparer insensiblement la chute du roi Capet, en conservant le trône pour le fils de son maître; mais le 10 août a lui, et la République est fondée. C'est en vain que, pour l'étouffer dans son berceau, la faction girondine et tous les lâches émissaires des tyrans étrangers appellent de toutes parts les serpents de la calomnie, le démon de la guerre civile, l'hydre du fédéralisme, le monstre de l'aristocratie: le 31 mai, le peuple s'éveille, et les traîtres ne sont plus. La Convention se montre aussi juste que le peuple, aussi grande que sa mission. Un nouveau pacte social est proclamé, cimenté, par le voeu unanime des Français; le génie de la liberté plane d'une aile rapide sur la surface de cet empire, en rapproche toutes les parties prêtes à se dissoudre et le raffermit sur ses vastes fondements.

Mais ce qui prouve à quel point le principal ministre de George III manque de génie, en dépit de l'attention dont nous l'avons honoré, c'est le système entier de son administration. Il a voulu sans cesse allier deux choses évidemment contradictoires, l'extension sans bornes de la prérogative royale, c'est-à-dire le despotisme, avec l'accroissement de la prospérité commerciale de l'Angleterre: comme si le despotisme n'était pas le fléau du commerce; comme si un peuple qui a eu quelque idée de la liberté pouvait descendre à la servitude, sans perdre l'énergie qui seule peut être la source de ses succès. Pitt n'est pas moins coupable envers l'Angleterre, dont il a mille fois violé la Constitution, qu'envers la France. Le projet même de placer un prince anglais sur le trône des Bourbons était un attentat contre la liberté de son pays, puisqu'un roi d'Angleterre dont la famille régnerait en France et en Hanovre tiendrait dans ses mains tous les moyens de l'asservir. Comment une nation qui a craint de remettre une armée entre les mains du roi, chez qui on a souvent agité la question, si le peuple anglais devait souffrir qu'il réunît à ce titre la puissance et le titre de duc de Hanovre; comment cette nation rampe-t-elle sous le joug d'un esclave, qui ruine sa patrie pour donner des couronnes à son maître? Au reste, je n'ai pas besoin d'observer que le cours des événements imprévus de notre révolution a dû nécessairement forcer le ministère anglais à faire, selon les circonstances, beaucoup d'amendements à ses premiers plans, multiplier ses embarras et par conséquent ses noirceurs. Il ne serait pas même étonnant que celui qui voulut donner un roi à la France fût réduit aujourd'hui à épuiser ses dernières ressources pour conserver le sien ou pour se conserver lui-même.

Dès l'année 1791, la faction anglaise et tous les ennemis de la liberté s'étaient aperçus qu'il existait en France un parti républicain qui ne transigerait pas avec la tyrannie, et que ce parti était le peuple. Les assassinats partiels, tels que ceux du Champ-de-Mars et de Nancy, leur paraissaient insuffisants pour le détruire; ils résolurent de lui donner la guerre: de là la monstrueuse alliance de l'Autriche et de la Prusse, et ensuite la ligue de toutes les puissances armées contre nous. Il serait absurde d'attribuer principalement ce phénomène à l'influence des émigrés, qui fatiguèrent longtemps toutes les cours de leurs clameurs impuissantes, et au crédit de la cour de France; il fut l'ouvrage de la politique étrangère soutenue du pouvoir des factieux qui gouvernaient la France.

Pour engager les rois dans cette téméraire entreprise, il ne suffisait pas d'avoir cherché à leur persuader que, hors un petit nombre de républicains, toute la nation haïssait en secret le nouveau régime et les attendait comme des libérateurs; il ne suffisait pas de leur avoir garanti la trahison de tous les chefs de notre gouvernement et de nos armées: pour justifier cette odieuse entreprise aux yeux de leurs sujets épuisés, il fallait leur épargner jusqu'à l'embarras de nous déclarer la guerre. Quand ils furent prêts, la faction dominante la leur déclara à eux-mêmes. Vous vous rappelez avec quelle astuce profonde elle sut intéresser au succès de ses perfides projets le courage naturel des Français et l'enthousiasme civique des sociétés populaires. Vous savez avec quelle impudence machiavélique ceux qui laissaient nos gardes nationales sans armes, nos places fortes sans munitions, nos armées entre les mains des traîtres, nous excitaient à aller planter l'étendard tricolore jusque sur les bornes du monde. Déclamateurs perfides, ils insultaient aux tyrans, pour les servir; d'un seul trait de plume, ils renversaient tous les trônes, et ajoutaient l'Europe à l'Empire français: moyen sûr de hâter le succès des intrigues de nos ennemis, dans le moment où ils pressaient tous les gouvernements de se déclarer contre nous.

Les partisans sincères de la République avaient d'autres pensées. Avant de briser les chaînes de l'univers, ils voulaient assurer la liberté de leur pays; avant de porter la guerre chez les despotes étrangers, ils voulaient la faire au tyran qui les trahissait; convaincus d'ailleurs qu'un roi était un mauvais guide pour conduire un peuple à la conquête de la liberté universelle, et que c'est à la puissance de la raison, non à la force des armes, de propager les principes de notre glorieuse révolution.

Les amis de la liberté cherchèrent de tout temps les moyens les plus sûrs de la faire triompher: les agents de nos ennemis ne l'embrassent que pour l'assassiner, tour à tour extravagants ou modérés, prêchant la faiblesse et le sommeil où il faut de la vigilance et du courage, la témérité et l'exagération où il s'agit de prudence et de circonspection. Ceux qui, à la fin de 1791, voulaient briser tous les sceptres du monde, sont les mêmes qui, au mois d'août 1792, s'efforcèrent de parer le coup qui fit tomber celui du tyran. Le char de la Révolution roule sur un terrain inégal: ils ont voulu l'enrayer dans les chemins faciles; ils le précipitent avec violence dans les routes périlleuses; ils cherchent à le briser contre le but.

Tel est le caractère des faux patriotes, telle est la mission des émissaires stipendiés par les cours étrangères. Peuple, tu pourras les distinguer à ces traits.

Voilà les hommes qui naguère encore réglaient les relations de la France avec les autres nations. Reprenons le fil de leurs machinations.

Le moment était arrivé où le gouvernement britannique, après nous avoir suscité tant d'ennemis, avait résolu d'entrer lui-même ouvertement dans la ligue; mais le voeu national et le parti de l'opposition contrariaient ce projet du ministère. Brissot lui fit déclarer la guerre; on la déclara en même temps à la Hollande; on la déclara à l'Espagne, parce que nous n'étions nullement préparés à combattre ces nouveaux ennemis, et que la flotte espagnole était prête à se joindre à la flotte anglaise.

Avec quelle lâche hypocrisie les traîtres faisaient valoir de prétendues insultes à nos envoyés, concertées d'avance entre eux et les puissances étrangères! Avec quelle audace ils invoquaient la dignité de la nation dont ils se jouaient insolemment!

Les lâches! ils avaient sauvé le despote prussien et son armée; ils avaient engraissé la Belgique du plus pur sang des Français; ils parlaient naguère de municipaliser l'Europe, et ils repoussaient les malheureux Belges dans les bras de leurs tyrans; ils avaient livré à nos ennemis nos trésors, nos magasins, nos armes, nos défenseurs: sûr de leur appui, et fier de tant de crimes, le vil Dumouriez avait osé menacer la liberté jusque dans son sanctuaire... O patrie! quelle divinité tutélaire a donc pu t'arracher de l'abîme immense creusé pour t'engloutir, dans ces jours de crimes et de calamités où, ligués avec tes innombrables ennemis, tes enfants ingrats plongeaient dans ton sein leurs mains parricides, et semblaient se disputer tes membres épars, pour les livrer tout sanglants aux tyrans féroces conjurés contre toi; dans ces jours affreux où la vertu était proscrite, la perfidie couronnée, la calomnie triomphante, où tes ports, tes flottes, tes armées, tes forteresses, tes administrateurs, tes mandataires, tout était vendu à tes ennemis! Ce n'était point assez d'avoir armé les tyrans contre nous: on voulait nous vouer à la haine des nations, et rendre la Révolution hideuse aux yeux de l'univers. Nos journalistes étaient à la solde des cours étrangères, comme nos ministres et une partie de nos législateurs. Le despotisme et la trahison présentaient le peuple français à tous les peuples comme une faction éphémère et méprisable, le berceau de la république comme le repaire du crime; l'auguste liberté était travestie en une vile prostituée. Pour comble de perfidie, les traîtres cherchaient à pousser le patriotisme même à des démarches inconsidérées, et préparaient eux-mêmes la matière de leurs calomnies: couverts de tous les crimes, ils en accusaient la vertu qu'ils plongeaient dans les cachots, et chargeaient de leur propre extravagance les amis de la patrie qui en étaient les vengeurs ou les victimes. Grâce à la coalition de tous les hommes puissants et corrompus, qui remettaient à la fois dans des mains perfides tous les ressorts du gouvernement, toutes les richesses, toutes les trompettes de la renommée, tous les canaux de l'opinion, la république française ne trouvait plus un seul défenseur dans l'Europe; et la vérité captive ne pouvait trouver une issue pour franchir les limites de la France ou les murs de Paris.

Ils se sont attachés particulièrement à mettre en opposition l'opinion de Paris avec celle du reste de la république, et celle de la république entière avec les préjugés des nations étrangères. Il est deux moyens de tout perdre: l'un de faire des choses mauvaises par leur nature, l'autre de faire mal ou à contre-temps les choses mêmes qui sont bonnes en soi. Ils les ont employés tour à tour. Ils ont surtout manié les poignards du fanatisme avec un art nouveau. On a cru quelquefois qu'ils voulaient le détruire; ils ne voulaient que l'armer et repousser par les préjugés religieux ceux qui étaient attirés à notre révolution par les principes de la morale et du bonheur public.

Dumouriez, dans la Belgique, excitait nos volontaires nationaux à dépouiller les églises et à jouer avec les saints d'argent; et le traître publiait en même temps des manifestes religieux dignes du pontife de Rome, qui vouaient les Français à l'horreur des Belges et du genre humain. Brissot aussi déclamait contre les prêtres, et il favorisait la rébellion des prêtres du Midi et de l'Ouest.

Combien de choses le bon esprit du peuple a tournées au profit de la liberté, que les perfides émissaires de nos ennemis avaient imaginées pour la perdre!

Cependant le peuple français, seul dans l'univers, combattait pour la cause commune. Peuples alliés de la France, qu'êtes-vous devenus? N'étiez-vous que les alliés du roi, et non ceux de la nation? Américains, est-ce l'automate couronné, nommé Louis XVI, qui vous aida à secouer le joug de vos oppresseurs, ou bien nos bras et nos armées? Est-ce le patrimoine d'une cour méprisable qui vous alimentait, ou bien les tributs du peuple français, et les productions de notre sol favorisé des cieux? Non, citoyens, nos alliés n'ont point abjuré les sentiments qu'ils nous doivent: mais s'ils ne se sont point détachés de notre cause, s'ils ne se sont pas rangés même au nombre de nos ennemis, ce n'est point la faute de la faction qui nous tyrannisait.

Par une fatalité bizarre, la république se trouve encore représentée auprès d'eux par les agents des traîtres qu'elle a punis. Le beau-frère de Brissot est le consul général de la France près les Etats-Unis. Un autre homme, nommé Genest, envoyé par Lebrun et par Brissot à Philadelphie en qualité d'agent plénipotentiaire, a rempli fidèlement les vues et les instructions de la faction qui l'a choisi. Il a employé les moyens les plus extraordinaires pour irriter le gouvernement américain contre nous; il a affecté de lui parler, sans aucun prétexte, avec le ton de la menace, et de lui faire des propositions également contraires aux intérêts des deux nations; il s'est efforcé de rendre nos principes suspects ou redoutables, en les outrant par des applications ridicules. Par un contraste bien remarquable, tandis qu'à Paris ceux qui l'avaient envoyé persécutaient les sociétés populaires, dénonçaient comme des anarchistes les républicains luttant avec courage contre la tyrannie, Genest, à Philadelphie, se faisait chef de club, ne cessait de faire et de provoquer des motions aussi injurieuses qu'inquiétantes pour le gouvernement. C'est ainsi que la même faction qui en France voulait réduire tous les pauvres à la condition d'ilotes et soumettre le peuple à l'aristocratie des riches, voulait en un instant affranchir et armer tous les nègres pour détruire nos colonies.

Les mêmes manoeuvres furent employées à la Porte par Choiseul-Gouffier et par son successeur. Qui croirait que l'on a établi des clubs français à Constantinople, que l'on y a tenu des assemblées primaires? On sent que cette opération ne pouvait être utile ni à notre cause, ni à nos principes; mais elle était faite pour alarmer ou pour irriter la cour ottomane. Le Turc, l'ennemi nécessaire de nos ennemis, l'utile et fidèle allié de la France, négligé par le gouvernement français, circonvenu par les intrigues du cabinet britannique, a gardé jusqu'ici une neutralité plus funeste à ses propres intérêts qu'à ceux de la République française. Il paraît néanmoins qu'il est prêt à se réveiller; mais si, comme on l'a dit, le Divan est dirigé par le cabinet de Saint-James, il ne portera point ses forces contre l'Autriche, notre commun ennemi, qu'il lui serait si facile d'accabler, mais contre la Russie, dont la puissance intacte peut devenir encore une fois l'écueil des années ottomanes.

Il est un autre peuple uni à notre cause par des liens non moins puissants, un peuple dont la gloire est d'avoir brisé les fers des mêmes tyrans qui nous font la guerre, un peuple dont l'alliance avec nos rois offrait quelque chose de bizarre, mais dont l'union avec la France républicaine est aussi naturelle qu'imposante; un peuple enfin que les Français libres peuvent estimer: je veux parler des Suisses. La politique de nos ennemis a jusqu'ici épuisé toutes ses ressources pour les armer contre nous. L'imprudence, l'insouciance, la perfidie ont concouru à les seconder. Quelques petites violations de territoire, des chicanes inutiles et minutieuses, des injures gratuites insérées dans les journaux, une intrigue très active, dont les principaux foyers sont Genève, le Mont-Terrible, et certains comités ténébreux qui se tiennent à Paris, composés de banquiers, d'étrangers et d'intrigants couverts d'un masque de patriotisme; tout a été mis en usage pour les déterminer à grossir la ligue de nos ennemis.

Voulez-vous connaître par un seul trait toute l'importance que ceux-ci mettent au succès de ces machinations, et en même temps toute la lâcheté de leurs moyens? Il suffira de vous faire part du bizarre stratagème que les Autrichiens viennent d'employer. Au moment où j'avais terminé ce rapport, le Comité de salut public a reçu la note suivante, remise à la chancellerie de Bâle:

"C'est le 18 du mois d'octobre que l'on a agité au Comité de salut public la question de l'invasion de Neuchâtel. La discussion a été fort animée: elle a duré jusqu'à deux heures après minuit. Un membre de la minorité s'y est seul opposé. L'affaire n'a été suspendue que parce que Saint-Just, qui en est le rapporteur, est parti pour l'Alsace: mais on sait de bonne part actuellement que l'invasion de Neuchâtel est résolue par le Comité."

Il est bon de vous faire observer que jamais il n'a été question de Neuchâtel au Comité de salut public.

Cependant il paraît qu'à Neufchâtel on a été alarmé par ces impostures grossières de nos ennemis, comme le prouve une lettre, en date du 6 novembre (vieux style), adressée à notre ambassadeur en Suisse, au nom de l'Etat de Zurich, par le bourgmestre de cette ville. Cette lettre, en communiquant à l'agent de la république les inquiétudes qu'a montrées la principauté de Neuchâtel, contient les témoignages les plus énergiques de l'amitié du canton de Zurich pour la nation française, et de sa confiance dans les intentions du gouvernement.

Croiriez-vous que vos ennemis ont encore trouvé le moyen de pousser plus loin l'impudence ou la stupidité? Eh bien! il faut vous dire qu'au moment où je parle, les gazettes allemandes ont répandu partout la nouvelle que le Comité de salut public avait résolu de faire déclarer la guerre aux Suisses, et que je suis chargé, moi, de vous faire un rapport pour remplir cet objet.

Mais, afin que vous puissiez apprécier encore mieux la loi anglaise et autrichienne, nous vous apprendrons qu'il y a plus d'un mois il avait été fait, au Comité de salut public, une proposition qui offrait à la France un avantage infiniment précieux dans les circonstances où nous étions: pour l'obtenir, il ne s'agissait que de faire une invasion dans un petit Etat enclavé dans notre territoire et allié de la Suisse; mais cette proposition était injuste et contraire à la foi des traités; nous la rejetâmes avec indignation.

Au reste, les Suisses ont su éviter les pièges que leur tendaient nos ennemis communs; ils ont facilement senti que les griefs qui pouvaient s'être élevés étaient en partie l'effet des mouvements orageux, inséparables d'une grande révolution, en partie celui d'une malveillance également dirigée contre la France et contre les cantons. La sagesse helvétique a résisté à la fois aux sollicitations des Français fugitifs, aux caresses perfides de l'Autriche, et aux intrigues de toutes les cours confédérées. Quelques cantons se sont bornés à présenter amicalement leurs réclamations au gouvernement français; le Comité de salut public s'en était occupé d'avance. Il a résolu non seulement de faire cesser les causes des justes griefs que ce peuple estimable peut avoir, mais de lui prouver, par tous les moyens qui peuvent se concilier avec la défense de notre liberté, les sentiments de bienveillance et de fraternité dont la nation française est animée envers les autres peuples, et surtout envers ceux que leur caractère rend dignes de son alliance. Il suivra les mêmes principes envers toutes les nations amies. Il vous proposera des mesures fondées sur cette base. Au reste, la seule exposition que je viens de faire de vos principes, la garantie des maximes raisonnables qui dirigent notre gouvernement, déconcertera les trames ourdies dans l'ombre depuis longtemps. Tel est l'avantage d'une république puissante; sa diplomatie est dans sa bonne foi; et, comme un honnête homme peut ouvrir impunément à ses concitoyens son coeur et sa maison, un peuple libre peut dévoiler aux nations toutes les bases de sa politique.

Quel que soit le résultat de ce plan de conduite, il ne peut être que favorable à notre cause; et s'il arrivait qu'un génie ennemi de l'humanité poussât le gouvernement de quelques nations neutres dans le parti de nos ennemis communs, il trahirait le peuple qu'il régit, sans servir les tyrans. Du moins nous serions plus forts contre lui de sa propre bassesse et de notre loyauté; car la justice est une grande partie de la puissance.

Mais il importe dès ce moment d'embrasser d'une seule vue le tableau de l'Europe; il faut nous donner ici le spectacle du monde politique qui s'agite autour de nous et à cause de nous.

Dès le moment où on forma le projet d'une ligue contre la France, on songea à intéresser les diverses puissances par un projet de partage de cette belle contrée. Ce projet est aujourd'hui prouvé, non seulement par les événements, mais par des pièces authentiques. A l'époque où le Comité de salut public fut formé, un plan d'attaque et de démembrement de la France, projeté par le cabinet britannique, fut communiqué aux membres qui le composaient alors. On y fit peu d'attention dans ce temps-là, parce qu'il paraissait peu vraisemblable, et que la défiance pour ces sortes de confidences est assez naturelle. Les faits, depuis cette époque, les vérifièrent chaque jour.

L'Angleterre ne s'était pas oublié dans ce partage: Dunkerque, Toulon, les colonies, sans compter la chance de la couronne pour le duc d'York, à laquelle on ne renonçait pas, mais dont on sacrifiait les portions qui devaient former le lot des autres puissances. Il n'était pas difficile de faire entrer dans la ligue le Stathouder de Hollande, qui, comme on sait, est moins le prince des Bataves que le sujet de sa femme, et par conséquent de la cour de Berlin.

Quant au phénomène politique de l'alliance du roi de Prusse lui-même avec le chef de la maison d'Autriche, nous l'avons déjà expliqué. Comme deux brigands qui se battaient pour partager les dépouilles d'un voyageur qu'ils ont assassiné, oublient leur querelle pour courir ensemble à une nouvelle proie, ainsi le monarque de Vienne et celui de Berlin suspendirent leurs anciens différents pour tomber sur la France, et pour dévorer la république naissante. Cependant le concert apparent de ces deux puissances cache une division réelle.

L'Autriche pourrait bien être ici la dupe du cabinet prussien et de ses autres alliés.

La maison d'Autriche, épuisée par les extravagances de Joseph II et de Léopold, jetée depuis longtemps hors des règles de la politique de Charles-Quint, de Philippe II et des vieux ministres de Marie-Thérèse; l'Autriche, gouvernée aujourd'hui par les caprices et par l'ignorance d'une cour d'enfants, expire dans le Hainaut français et dans la Belgique. Si nous ne la secondons pas nous-mêmes par notre imprudence, ses derniers efforts contre la France peuvent être regardés comme les convulsions de son agonie. Déjà l'impératrice de Russie et le roi de Prusse viennent de partager la Pologne sans elle, et lui ont présenté, pour tout dédommagement, les conquêtes qu'elle ferait en France avec leur secours, c'est-à-dire la Lorraine, l'Alsace et la Flandre française. L'Angleterre encourage sa folie, pour nous ruiner, en la perdant elle-même. Elle cherche à ménager ses forces aux dépens de son allié, et marche à son but particulier, en lui laissant, autant qu'il est possible, tout le poids de la guerre. D'un autre côté, le Roussillon, la Navarre française et les départements limitrophes de l'Espagne ont été promis à sa majesté catholique.

Il n'y a pas jusqu'au petit roi sarde que l'on n'ait bercé de l'espoir de devenir un jour le roi du Dauphiné, de la Provence et des pays voisins de ses anciens Etats.

Que pouvait-on offrir aux puissances d'Italie, qui ne peuvent survivre à la perte de la France? Rien. Elles ont longtemps résisté aux sollicitations de la ligue; mais elles ont cédé à l'intrigue, ou plutôt aux ordres du ministère anglais, qui les menaçait des flottes de l'Angleterre. Le territoire de Gênes a été le théâtre d'un crime dont l'histoire de l'Angleterre peut seule offrir un exemple. Des vaisseaux de cette nation, joints à des vaisseaux français livrés par les traîtres de Toulon, sont entrés dans le port de Gênes; aussitôt les scélérats qui les montaient, Anglais et Français rebelles, se sont emparés des bâtiments de la République qui étaient dans ce port sous la sauvegarde du droit des gens, et tous les Français qui s'y trouvaient ont été égorgés. Qu'il est lâche, ce sénat de Gênes, qui n'est pas mort tout entier pour prévenir ou pour venger cet outrage, qui a pu trahir à la fois l'honneur, le peuple génois et l'humanité entière!

Venise, plus puissante et en même temps plus politique, a conservé une neutralité utile à ses intérêts. Florence, celui de tous les Etats d'Italie à qui le triomphe de nos ennemis serait le plus fatal, a été enfin subjuguée par eux, et entraînée malgré elle à sa ruine. Ainsi le despotisme pèse jusque sur ses complices, et les tyrans armés contre la République sont les ennemis de leurs propres alliés. En général, les puissances italiennes sont peut-être plus dignes de la pitié que de la colère de la France: l'Angleterre les a recrutées comme ses matelots; elle a exercé la presse contre les peuples d'Italie. Le plus coupable des princes de cette contrée est ce roi de Naples, qui s'est montré digne du sang des Bourbons en embrassant leur cause. Nous pourrons un jour vous lire à ce sujet une lettre écrite de sa main à son cousin le catholique, qui servira du moins à vous prouver que la terreur n'est point étrangère au coeur des rois ligués contre nous. Le pape ne vaut pas l'honneur d'être nommé.

L'Angleterre a aussi osé menacer le Danemark par ses escadres, pour le forcer à accéder à la ligue; mais le Danemark, régi par un ministre habile, a repoussé avec dignité ses insolentes sommations.

On ne peut lier qu'à la folie la résolution qu'avait prise le roi de Suède, Gustave III, de devenir le généralissime des rois coalisés. L'histoire des sottises humaines n'offre rien de comparable au délire de ce moderne Agamemnon, qui épuisait ses Etats, qui abandonnait sa couronne à la merci de ses ennemis, pour venir à Paris affermir celle du roi de France.

Le régent, plus sage, a mieux consulté les intérêts de son pays et les siens; il s'est renfermé dans les termes de la neutralité.

De tous les fripons décorés du nom de roi, d'empereur, de ministres, de politiques, on assure, et nous ne sommes pas éloignés de le croire, que le plus adroit est Catherine de Russie, ou plutôt ses ministres; car il faut se défier du charlatanisme de ces réputations lointaines et impériales, prestige créé par la politique. La vérité est que sous la vieille impératrice, comme sous toutes les femmes qui tiennent le sceptre, ce sont les hommes qui gouvernent. Au reste, la politique de la Russie est impérieusement déterminée par la nature même des choses. Cette contrée présente l'union de la férocité des hordes sauvages avec les vices des peuples civilisés. Les dominateurs de la Russie ont un grand pouvoir et de grandes richesses: ils ont le goût, l'idée, l'ambition du luxe et des arts de l'Europe, et ils règnent dans un climat de fer; ils éprouvent le besoin d'être servis et flattés par des Athéniens, et ils ont pour sujet des Tartares: ces contrastes de leur situation ont nécessairement tourné leur ambition vers le commerce, aliment du luxe et des arts, et vers la conquête des contrées fertiles qui les avoisinent à l'ouest et au midi. La cour de Pétersbourg cherche à émigrer des tristes pays qu'elle habite, dans la Turquie européenne et dans la Pologne, comme nos jésuites et nos aristocrates ont émigré des doux climats de la France dans la Russie.

Elle a beaucoup contribué à former la ligue des rois qui nous font la guerre, et elle en profite seule. Tandis que les puissances rivales de la sienne viennent se briser contre le rocher de la République française, l'impératrice de Russie ménage ses forces et accroît ses moyens; elle promène ses regards avec une secrète joie, d'un côté sur les vastes contrées soumises à la domination ottomane, de l'autre sur la Pologne et sur l'Allemagne; partout elle envisage des usurpations faciles ou des conquêtes rapides; elle croit toucher au moment de donner la loi à l'Europe, du moins pourra-t-elle la faire à la Prusse et à l'Autriche; et, dans les partages de peuples où elle admettait les deux compagnons de ses augustes brigandages, qui l'empêchera de prendre impunément la part du lion?

Vous avez sous les yeux le bilan de l'Europe et le vôtre, et vous pouvez déjà en tirer un grand résultat: c'est que l'univers est intéressé à notre conservation. Supposons la France anéantie ou démembrée, le monde politique s'écroule. Otez cet allié puissant et nécessaire, qui garantissait l'indépendance des médiocres Etats contre les grands despotes, l'Europe entière est asservie. Les petits princes germaniques, les villes réputées libres de l'Allemagne sont englouties par les maisons ambitieuses d'Autriche et de Brandebourg; la Suède et le Danemark deviennent tôt ou tard la proie de leurs puissants voisins; le Turc est repoussé au delà du Bosphore et rayé de la liste des puissances européennes; Venise perd ses richesses, son commerce et sa considération; la Toscane, son existence; Gênes est effacée; l'Italie n'est plus que le jouet des despotes qui l'entourent; la Suisse est réduite à la misère, et ne recouvre plus l'énergie que son antique pauvreté lui avait donnée; les descendants de Guillaume Tell succomberaient sous les efforts des tyrans humiliés et vaincus par leurs aïeux. Comment oseraient-ils invoquer seulement les vertus de leurs pères et le nom sacré de la liberté, si la République française avait été détruite sous leurs yeux? Que serait-ce s'ils avaient contribué à sa ruine? Et vous, braves Américains, dont la liberté, cimentée par notre sang, fut encore garantie par notre alliance, quelle serait votre destinée, si nous n'existions plus? Vous retomberiez sous le joug honteux de vos anciens maîtres: la gloire de nos communs exploits serait flétrie; les titres de liberté, la déclaration des droits de l'humanité serait anéantie dans les deux mondes.

Que dis-je? Que deviendrait l'Angleterre elle-même. L'éclat éblouissant d'un triomphe criminel couvrirait-il longtemps sa détresse réelle et ses plaies invétérées? Il est un terme aux prestiges qui soutiennent l'existence précaire d'une puissance artificielle. Quoi qu'on puisse dire, les véritables puissances sont celles qui possèdent la terre. Qu'un jour elles veuillent franchir l'intervalle qui les sépare d'un peuple purement maritime, le lendemain il ne sera plus. C'est en vain qu'une île commerçante croit s'appuyer sur le trident des mers, si ses rivages ne sont défendus par la justice et par l'intérêt des nations. Bientôt peut-être nous donnerons au monde la démonstration de cette vérité politique. A notre défaut, l'Angleterre la donnerait elle-même. Déjà odieuse à tous les peuples, enorgueillie du succès de ses crimes, elle forcerait bientôt ses rivaux à la punir.

Mais, avant de perdre son existence physique et commerciale, elle perdrait son existence morale et politique. Comment conserverait-elle les restes de sa liberté, quand la France aurait perdu la sienne, quand le dernier espoir des amis de l'humanité serait évanoui? Comment les hommes attachés aux maximes de sa constitution telle quelle, ou qui en désirent la réforme, pourraient-ils lutter contre un ministère tyrannique, devenu plus insolent par le succès de ses intrigues, et qui abuserait de sa prospérité pour étouffer la raison, pour enchaîner la pensée, pour opprimer la nation?

Si un pays qui semble être le domaine de l'intrigue et de la corruption peut produire quelques philosophes politiques capables de connaître et de défendre ses véritables intérêts; s'il est vrai que les adversaires d'un ministère pervers sont autre chose que des intrigants qui disputent avec lui d'habileté à tromper le peuple, il faut convenir que les ministres anglais ne sauraient reculer trop loin la tenue de ce parlement dont le fantôme semble troubler leur sommeil.

Ainsi la politique même des gouvernements doit redouter la chute de la République française; que sera-ce donc de la philosophie et de l'humanité? Que la liberté périsse en France; la nature entière se couvre d'un voile funèbre, et la raison humaine recule jusqu'aux abîmes de l'ignorance et de la barbarie. L'Europe serait la proie de deux ou trois brigands, qui ne vengeraient l'humanité qu'en se faisant la guerre, et dont le plus féroce, en écrasant ses rivaux, nous ramènerait au règne des Huns et des Tartares. Après un si grand exemple, et tant de prodiges inutiles, qui oserait jamais déclarer la guerre à la tyrannie? Le despotisme, comme une mer sans rivage, se déborderait sur la surface du globe; il couvrirait bientôt les hauteurs du monde politique, où est déposée l'arche qui renferme les chartes de l'humanité; la terre ne serait plus que le patrimoine du crime; et ce blasphème reproché au second des Brutus, trop justifié par l'impuissance de nos généreux efforts, serait le cri de tous les coeurs magnanimes: O vertu! pourraient-ils s'écrier, tu n'es donc qu'un vain nom!

Oh! qui de nous ne sent pas agrandir toutes ses facultés, qui de nous ne croit s'élever au-dessus de l'humanité même, en songeant que ce n'est pas pour un peuple que nous combattons, mais pour l'univers, pour les hommes qui vivent aujourd'hui, mais pour tous ceux qui existeront? Plût au ciel que ces vérités salutaires, au lieu d'être renfermées dans cette étroite enceinte, pussent retentir en même temps à l'oreille de tous les peuples! Au même instant les flambeaux de la guerre seraient étouffés, les prestiges de l'imposture disparaîtraient, les chaînes de l'univers seraient brisées, les sources des calamités publiques taries, tous les peuples ne formeraient plus qu'un peuple de frères, et vous auriez autant d'amis qu'il existe d'hommes sur la terre. Vous pouvez au moins les publier d'une manière plus lente à la vérité. Ce manifeste de la raison, cette proclamation solennelle de vos principes, vaudra bien ces lâches et stupides diatribes que l'insolence des plus vils tyrans ose publier contre vous.

Au reste, dût l'Europe entière se déclarer contre vous, vous êtes plus forts que l'Europe. La République française est invincible comme la raison; elle est immortelle comme la vérité. Quand la liberté a fait une conquête telle que la France, nulle puissance humaine ne peut l'en chasser. Tyrans, prodiguez vos trésors, rassemblez vos satellites, et vous hâterez votre ruine. J'en atteste vos revers; j'en atteste surtout vos succès. Un port et deux ou trois forteresses achetées par votre or; voilà donc le digne prix des efforts de tant de rois, aidés pendant cinq années par les chefs de nos armées et par notre gouvernement même! Apprenez qu'un peuple que vous n'avez pu vaincre avec de tels moyens est un peuple invincible. Despotes généreux, sensibles tyrans: vous ne prodiguez, dites-vous, tant d'hommes et tant de trésors, que pour rendre à la France le bonheur et la paix!

Vous avez si bien réussi à faire le bonheur de vos sujets, que vos âmes royales n'ont plus maintenant à ne s'occuper que du nôtre. Prenez garde, tout change dans l'univers: les rois ont assez longtemps châtié les peuples; les peuples, à leur tour, pourraient bien aussi châtier les rois.

Pour mieux assurer notre bonheur, vous voulez, dit-on, nous affamer, et vous avez entrepris le blocus de la France avec une centaine de vaisseaux: heureusement la nature est moins cruelle pour nous que les tyrans qui l'outragent. Le blocus de la France pourrait bien n'être pas plus heureux que celui de Maubeuge et de Dunkerque. Au reste, un grand peuple qu'on ose menacer de la famine est un ennemi terrible; quand il lui reste du fer, il ne reçoit point de ses oppresseurs du pain et des chaînes; il leur donne la mort.

Et vous, représentants de ce peuple magnanime; vous qui êtes appelés à fonder, au sein de tous les orages, la première république du monde, songez que, dans quelques mois, elle doit être sauvée et affermie par vous.

Vos ennemis savent bien que s'ils pouvaient désormais vous perdre, ce ne serait que par vous-mêmes. Faites, en tout, le contraire de ce qu'ils veulent que vous fassiez. Suivez toujours un plan invariable de gouvernement fondé sur les principes d'une sage et vigoureuse politique.

Vos ennemis voudraient donner à la cause sublime que vous défendez un air de légèreté et de folie; soutenez-la avec toute la dignité de la raison. On veut vous diviser; restez toujours unis. On veut réveiller au milieu de vous l'orgueil, la jalousie, la défiance: ordonnez à toutes les petites passions de se taire. Le plus beau de tous les titres est celui que vous portez tous. Nous serons tous assez grands, quand tous nous aurons sauvé la Patrie. On veut annuler et avilir le gouvernement républicain dans sa naissance; donnez-lui l'activité, le ressort et la considération dont il a besoin. Ils veulent que le vaisseau de la République flotte au gré des tempêtes, sans pilote et sans but; saisissez le gouvernail d'une main ferme, et conduisez-le, à travers les écueils, au port de la paix et du bonheur.

La force peut renverser un trône; la sagesse seule peut fonder une république. Démêlez les pièges continuels de nos ennemis; soyez révolutionnaires et politiques; soyez terribles aux méchants et secourables aux malheureux; fuyez à la fois le cruel modérantisme et l'exagération systématique des faux patriotes: soyez dignes du peuple que vous représentez; le peuple hait tous les excès: il ne veut être ni trompé, ni protégé, il veut qu'on le défende en l'honorant.

Portez la lumière dans l'antre de ces modernes Cacus, où l'on partage les dépouilles du peuple en conspirant contre sa liberté. Etouffez-les dans leurs repaires, et punissez enfin le plus odieux de tous les forfaits, celui de revêtir la contre-révolution des emblèmes sacrés du patriotisme, et d'assassiner la liberté avec ses propres armes.

Le période où vous êtes est celui qui est destiné à éprouver le plus fortement la vertu républicaine. A la fin de cette campagne, l'infâme ministère de Londres voit d'un côté la ligue presque ruinée par ses efforts insensés, les armes de l'Angleterre déshonorées, sa fortune ébranlée, et la liberté assurée par le caractère de vigueur que vous avez montré: au dedans, il entend les cris des Anglais mêmes, prêts à lui demander compte de ses crimes. Dans sa frayeur, il a reculé jusqu'au mois de janvier la tenue de ce parlement, dont l'approche l'épouvante. Il va employer ce temps à commettre parmi vous les derniers attentats qu'il médite, pour suppléer à l'impuissance de vous vaincre. Tous les indices, toutes les nouvelles, toutes les pièces saisies depuis quelque temps se rapportent à ce projet. Corrompre les représentants du peuple susceptibles de l'être, calomnier ou égorger ceux qu'ils n'ont pu corrompre, enfin arriver à la dissolution de la représentation nationale, voilà le but auquel tendent toutes les manoeuvres dont nous sommes les témoins, tous les moyens patriotiquement contre-révolutionnaires, que la perfidie prodigue pour exciter une émeute dans Paris et bouleverser la République entière.

Représentants du peuple français, connaissez votre force et votre dignité. Vous pouvez concevoir un orgueil légitime. Applaudissez-vous non seulement d'avoir anéanti la royauté et puni les rois, abattu les coupables idoles devant qui le monde était prosterné; mais surtout de l'avoir étonné par un acte de justice dont il n'avait jamais vu l'exemple, en promenant le glaive de la loi sur les têtes criminelles qui s'élevaient au milieu de vous, mais d'avoir écrasé jusqu'ici les factions sous le poids du niveau national.

Quel que soit le sort personnel qui vous attend, votre triomphe est certain. La mort même des fondateurs de la liberté n'est-elle pas un triomphe? Tout meurt, et les héros de l'humanité et les tyrans qui l'oppriment; mais à des conditions différentes.

Jusque sous le règne des lâches empereurs de Rome, la vénération publique couronnait les images sacrées des héros qui étaient morts en combattant contre eux. On les appelait les derniers Romains. Rome dégradée semblait dire chaque jour au tyran: "Tu n'es point un homme; nous-mêmes, nous avons perdu ce titre en tombant dans tes fers. Les seuls hommes, les seuls Romains sont ceux qui ont eu le courage de se dévouer pour délivrer la terre de toi ou de tes pareils."

Pleins de ces idées, pénétrés de ces principes, nous seconderons votre énergie de tout notre pouvoir. En butte aux attaques de toutes les passions, obligés de lutter à la fois contre les puissances ennemies de la République et contre les hommes corrompus qui déchirent son sein, placés entre la lâcheté hypocrite et la fougue imprudente du zèle, comment aurions-nous osé nous charger d'un tel fardeau sans les ordres sacrés de la patrie? Comment pourrions-nous le porter, si nous n'étions pas élevés au-dessus de notre faiblesse par la grandeur même de notre mission, si nous ne nous reposions avec confiance et sur votre vertu et sur le caractère sublime du peuple que vous représentez?

L'un de nos devoirs les plus sacrés était de vous faire respecter au dedans et au dehors. Nous avons voulu aujourd'hui vous présenter un tableau fidèle de votre situation politique, et donner à l'Europe une haute idée de vos principes. Cette discussion a aussi pour objet particulier de déjouer les intrigues de vos ennemis pour armer contre vous vos alliés, et surtout les cantons suisses et les Etats-Unis d'Amérique. Nous vous proposons à cet égard le décret suivant:


La Convention nationale, voulant manifester aux yeux de l'univers les principes qui la dirigent et qui doivent présider aux relations de toutes les sociétés politiques; voulant en même temps déconcerter les manoeuvres perfides employées par ses ennemis pour alarmer sur ses intentions les fidèles alliés de la nation française, les cantons suisses et les Etats-Unis d'Amérique;

Décrète ce qui suit:


ARTICLE PREMIER


La Convention nationale déclare, au nom du peuple français, que la résolution constante de la République est de se montrer terrible envers ses ennemis, généreuse envers ses alliés, juste envers tous les peuples.


II


Les traités qui lient le peuple français aux Etats-Unis d'Amérique et aux cantons suisses seront fidèlement exécutés.


III


Quant aux modifications qui auraient pu être nécessitées par la révolution qui a changé le gouvernement français, ou par les mesures générales et extraordinaires que la République a été obligée de prendre momentanément pour la défense de son indépendance et de sa liberté, la Convention nationale se repose sur la loyauté réciproque et sur l'intérêt commun de la République et de ses alliés.


IV


La Convention nationale enjoint aux citoyens et à tous les fonctionnaires civils et militaires de la République de respecter et faire respecter les territoires de toutes les nations neutres ou alliées.


V


Le Comité de salut public est chargé de s'occuper des moyens de resserrer de plus en plus les liens de l'union et de l'amitié entre la République et ses alliés, et notamment les cantons suisses et les Etats-Unis d'Amérique.


VI


Dans toutes les discussions sur les objets particuliers des réclamations respectives, il manifestera aux nations amies, et notamment aux cantons suisses et aux Etats-Unis d'Amérique, par tous les moyens compatibles avec les circonstances impérieuses où se trouve la République, les sentiments d'équité, de bienveillance et d'estime, dont la nation française est animée envers eux.


VII


Le présent décret et le rapport du Comité de salut public seront imprimés et traduits dans toutes les langues, répandus dans toute la République et dans tous les pays étrangers, pour attester à l'univers les principes de la République française et les attentats de ses ennemis contre la sûreté générale de tous les peuples.


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