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Discours par Maximilien Robespierre — 17 Avril 1792-27 Juillet 1794

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Rapport par Maximilien Robespierre à la Convention, fait au nom du Comité de salut public, le quintidi 15 frimaire, l'an second de la République une et indivisible; imprimé par ordre de la Convention - Réponse de la Convention nationale aux manifestes des rois ligués contre la République; proposée par Robespierre, au nom du Comité de salut public, et décrétée par la Convention (15 frimaire an II - 5 décembre 1793)



Citoyens représentants du Peuple,


Les rois coalisés contre la République nous font la guerre avec des armées, avec des intrigues et avec des libelles. Nous opposerons à leurs armées des armées plus braves; à leurs intrigues, la vigilance et la terreur de la justice nationale; à leurs libelles, la vérité.

Toujours attentifs à renouer les fils de leurs trames funestes, à mesure qu'ils sont rompus par la main du patriotisme; toujours habiles à tourner les armes de la liberté contre la liberté même, les émissaires des ennemis de la France travaillent aujourd'hui à renverser la République par républicanisme, et à rallumer la guerre civile par philosophie. Avec ce grand système de subversion et d'hypocrisie, coïncide merveilleusement un plan perfide de diffamation contre la Convention nationale et contre la nation elle-même. Tandis que la perfidie ou l'imprudence, tantôt énervait l'énergie des mesures révolutionnaires commandées par le salut de la patrie, tantôt les laissait sans exécution, tantôt les exagérait avec malice ou les appliquait à contre-sens; tandis que, au milieu de ces embarras, les agents des puissances étrangères, mettant en oeuvre tous les mobiles, détournaient notre attention des véritables dangers et des besoins pressants de la République, pour la tourner tout entière vers les idées religieuses; tandis qu'à une révolution politique, ils cherchaient à substituer une révolution nouvelle, pour donner le change à la raison publique et à l'énergie du patriotisme; tandis que les mêmes hommes attaquaient ouvertement tous les cultes, et encourageaient secrètement le fanatisme; tandis qu'au même instant ils faisaient retentir la France entière de leurs déclamations insensées, et osaient abuser du nom de la Convention nationale pour justifier les extravagances réfléchies de l'aristocratie déguisée sous le manteau de la folie; les ennemis de la France marchandaient de nouveau vos ports, vos généraux, vos armées, rassuraient le fédéralisme épouvanté, intriguaient chez tous les peuples étrangers pour multiplier vos ennemis; ils armaient contre vous les prêtres de toutes les nations; ils opposaient l'empire des opinions religieuses à l'ascendant naturel de vos principes moraux et politiques; et les manifestes de tous les gouvernements nous dénonçaient à l'univers comme un peuple de fous et d'athées. C'est à la Convention nationale d'intervenir entre le fanatisme qu'on réveille et le patriotisme qu'on veut égarer, et de rallier tous les citoyens aux principes de la liberté, de la raison et de la justice. Les législateurs qui aiment la patrie, et qui ont le courage de la sauver, ne doivent pas ressembler à des roseaux sans cesse agités par le souffle des factions étrangères. Il est du devoir du Comité de salut public de vous les dévoiler, et de vous proposer les mesures nécessaires pour les étouffer; il le remplira sans doute. En attendant, il m'a chargé de vous présenter un projet d'adresse, dont le but est de confondre les lâches impostures des tyrans ligués contre la République, et de dévoiler aux yeux de l'univers leur hideuse hypocrisie. Dans ce combat de la tyrannie contre la liberté, nous avons tant d'avantages qu'il y aurait de la folie de notre part à l'éviter; et puisque les oppresseurs du genre humain ont la témérité de vouloir plaider leur cause devant lui, hâtons-nous de les suivre à ce tribunal redoutable, pour accélérer l'inévitable arrêt qui les attend.


Réponse

de la Convention nationale aux manifestes des rois ligués contre la République; proposée par Robespierre, au nom du Comité de salut public, et décrétée par la Convention


La Convention nationale répondra-t-elle aux manifestes des tyrans ligués contre la République française? Il est naturel de les mépriser; mais il est utile de les confondre; il est juste de les punir.

Un manifeste du despotisme contre la liberté! Quel bizarre phénomène! Comment les ennemis de la France ont-ils osé prendre des hommes pour arbitres entre eux et nous? comment n'ont-ils pas craint que le sujet de la querelle ne réveillât le souvenir de leurs crimes et ne hâtât leur ruine?

De quoi nous accusent-ils? de leurs propres forfaits.

Ils nous accusent de rébellion. Esclaves révoltés contre la souveraineté des peuples, ignorez-vous que ce blasphème ne peut être justifié que par la victoire? Mais voyez donc l'échafaud du dernier de nos tyrans; voyez le peuple français armé pour punir ses pareils: voilà notre réponse.

Les rois accusent le peuple français d'immoralité! Peuples, prêtez une oreille attentive aux leçons de ces respectables précepteurs du genre humain. La morale des rois, juste ciel! Peuples, célébrez la bonne foi de Tibère, et la candeur de Louis XVI; admirez le bon sens de Claude et la sagesse de George; vantez la tempérance et la justice de Guillaume et de Léopold; exaltez la chasteté de Messaline, la fidélité conjugale de Catherine et la modestie d'Antoinette; louez l'invincible horreur de tous les despotes passés, présents et futurs, pour les usurpations et la tyrannie, leurs tendres égards pour l'innocence opprimée, leur respect religieux pour les droits de l'humanité.

Ils nous accusent d'irréligion; ils publient que nous avons déclaré la guerre à la Divinité même. Qu'elle est édifiante, la piété des tyrans! et combien doivent être agréables au ciel les vertus qui brillent dans les cours, et les bienfaits qu'ils répandent sur la terre! De quel dieu nous parlent-ils? en connaissent-ils d'autre que l'orgueil, que la débauche et tous les vices? Ils se disent les images de la Divinité... Est-ce pour la faire haïr? Ils disent que leur autorité est son ouvrage. Non: Dieu créa les tigres; mais les rois sont le chef-d'oeuvre de la corruption humaine. S'ils invoquent le ciel, c'est pour usurper la terre; s'ils nous parlent de la Divinité, c'est pour se mettre à sa place: ils lui renvoient les prières du pauvre et les gémissements du malheureux; mais ils sont eux-mêmes les dieux des riches, des oppresseurs et des assassins du peuple. Honorer la Divinité et punir les rois, c'est la même chose. Et quel peuple rendit jamais un culte plus pur que le nôtre au grand Etre sous les auspices duquel nous avons proclamé les principes immuables de toute société humaine? Les lois de la justice éternelle étaient appelées dédaigneusement les rêves des gens de bien; nous en avons fait d'imposantes réalités. La morale était dans les livres des philosophes; nous l'avons mise dans le gouvernement des nations. L'arrêt de mort prononcé par la nature contre les tyrans dormait oublié dans les coeurs abattus des timides mortels; nous l'avons mis à exécution. Le monde appartenait à quelques races de tyrans, comme les déserts de l'Afrique aux tigres et aux serpents; nous l'avons restitué au genre humain.

Peuples, si vous n'avez pas la force de reprendre votre part de ce commun héritage, s'il ne vous est pas donné de faire valoir les titres que nous vous avons rendus, gardez-vous du moins de violer nos droits ou de calomnier notre courage.

Les Français ne sont point atteints de la manie de rendre aucune nation heureuse et libre malgré elle. Tous les rois auraient pu végéter ou mourir impunis sur leurs trônes ensanglantés, s'ils avaient su respecter l'indépendance du peuple français: nous ne voulons que vous éclairer sur leurs impudentes calomnies.

Vos maîtres vous disent que la nation française a proscrit toutes les religions, qu'elle a substitué le culte de quelques hommes à celui de la Divinité; ils nous peignent à vos yeux comme un peuple idolâtre ou insensé. Ils mentent: le peuple français et ses représentants respectent la liberté de tous les cultes, et n'en proscrivent aucun. Ils honorent la vertu des martyrs de l'humanité sans engouement et sans idolâtrie; ils abhorrent l'intolérance et la persécution, de quelque prétexte qu'elles se couvrent. Ils condamnent les extravagances du philosophisme, comme les folies de la superstition, et comme les crimes du fanatisme. Vos tyrans nous imputent quelques irrégularités, inséparables des mouvements orageux d'une grande révolution; ils nous imputent les effets de leurs propres intrigues, et les attentats de leurs émissaires. Tout ce que la Révolution française a produit de sage et de sublime est l'ouvrage du peuple; tout ce qui porte un caractère différent appartient à nos ennemis.

Tous les hommes raisonnables et magnanimes sont du parti de la République; tous les êtres perfides et corrompus sont de la faction de vos tyrans. Calomnie-t-on l'astre qui anime la nature, pour des nuages légers qui glissent sur son disque éclatant? L'auguste Liberté perd-elle ses charmes divins, parce que les vils agents de la tyrannie cherchent à la profaner? Vos malheurs et les nôtres sont les crimes des ennemis communs de l'humanité. Est-ce pour vous une raison de nous haïr? Non: c'est une raison de les punir.

Les lâches osent vous dénoncer les fondateurs de la République française. Les Tarquins modernes ont osé dire que le sénat de Rome était une assemblée de brigands; les valets même de Porsenna traiteraient Scévola d'insensé. Suivant les manifestes de Xerxès, Aristide a pillé le trésor de la Grèce. Les mains pleines de rapines et teintes du sang des Romains, Octave et Antoine ordonnent à toute la terre de les croire seuls cléments, seuls justes et seuls vertueux.

Tibère et Séjan ne voient dans Brutus et Cassius que des hommes de sang, et même des fripons.

Français, hommes de tous les pays, c'est vous qu'on outrage, en insultant à la liberté, dans la personne de vos représentants ou de vos défenseurs. On a reproché à plusieurs membres de la Convention des faiblesses; à d'autres des crimes.

Eh! qu'a de commun avec tout cela le peuple français? qu'a de commun la représentation nationale, si ce n'est la force qu'elle imprime aux faibles, et la peine qu'elle inflige aux coupables? Toutes les armées des tyrans de l'Europe repoussées, malgré cinq années de trahisons, de conspirations et de discordes intestines; l'échafaud des représentants infidèles élevé à côté de celui du dernier de nos tyrans; les tables immortelles où la main des représentants du peuple grava, au milieu des orages, le pacte social des Français; tous les hommes égaux devant la loi; tous les grands coupables tremblants devant la justice; l'innocence sans appui étonnée de trouver enfin un asile dans les tribunaux; l'amour de la patrie triomphant malgré tous les vices des esclaves, malgré toute la perfidie de nos ennemis; le peuple énergique et sage, redoutable et juste, se ralliant à la voix de la raison, et apprenant à distinguer ses ennemis sous le masque même du patriotisme; le peuple français courant aux armes pour défendre le magnifique ouvrage de son courage et de sa vertu: voilà l'expiation que nous offrons au monde, et pour nos propres erreurs et pour les crimes de nos ennemis.

S'il le faut, nous pouvons encore lui présenter d'autres titres: notre sang aussi a coulé pour la patrie. La Convention nationale peut montrer aux amis et aux ennemis de la France d'honorables cicatrices et de glorieuses mutilations. Ici deux illustres adversaires de la tyrannie sont tombés à ses yeux sous les coups d'une faction parricide: là, un digne émule de leur vertu républicaine, renfermé dans une ville assiégée, a osé former la résolution généreuse de se faire, avec quelques compagnons, un passage au travers des phalanges ennemies; noble victime d'une odieuse trahison, il tombe entre les mains des satellites de l'Autriche, et il expie, dans de longs tourments, son dévouement sublime à la cause de la liberté. D'autres représentants pénètrent au travers des contrées rebelles du Midi, échappent avec peine à la fureur des traîtres, sauvent l'armée française livrée par des chefs perfides, et reportent la terreur et la fuite aux satellites des tyrans de l'Autriche, de l'Espagne et du Piémont: dans cette ville exécrable, l'opprobre du nom français, Baille et Beauvais, rassasiés des outrages de la tyrannie, sont morts pour la patrie et pour ses saintes lois. Devant les murs de cette cité sacrilège, Gasparin, dirigeant la foudre qui devait la punir, Gasparin, enflammant la valeur républicaine de nos guerriers, a péri victime de son courage et de la scélératesse du plus lâche de tous nos ennemis. Le Nord et le Midi, les Alpes et les Pyrénées, le Rhône et l'Escaut, le Rhin et la Loire, la Moselle et la Sambre, ont vu nos bataillons républicains se rallier, à la voix des représentants du peuple, sous les drapeaux de la liberté et de la victoire: les uns ont péri, les autres ont triomphé.

La Convention tout entière a affronté la mort et bravé la fureur de tous les tyrans.

Illustres défenseurs de la cause des rois, princes, ministres, généraux, courtisans, citez-nous vos vertus civiques; racontez-nous les importants services que vous avez rendus à l'humanité: parlez-nous des forteresses conquises par la force de vos guinées; vantez-nous le talent de vos émissaires et la promptitude de vos soldats à fuir devant les défenseurs de la République; vantez-nous votre noble mépris pour le droit des gens et pour l'humanité; nos prisonniers égorgés de sang-froid, nos femmes mutilées par vos janissaires, les enfants massacrés sur le sein de leurs mères... et la dent meurtrière des tigres autrichiens déchirant leurs membres palpitants: vantez-nous vos exploits d'Amérique, de Gênes et de Toulon; vantez-nous surtout votre suprême habileté dans l'art des empoisonnements et des assassinats. Tyrans, voilà vos vertus!

Sublime parlement de la Grande-Bretagne, citez-nous vos héros. Vous avez un parti de l'opposition. Chez vous le patriotisme s'oppose; donc le despotisme triomphe: la minorité s'oppose; la majorité est donc corrompue. Peuple insolent et vil, ta prétendue représentation est vénale sous tes yeux et de ton aveu. Tu adoptes toi-même leur maxime favorite: que les talents de tes députés sont un objet d'industrie, comme la laine de tes moutons et l'acier de tes fabriques... Et tu oserais parler de morale et de liberté!

Quel est donc cet étrange privilège, de déraisonner sans mesure et sans pudeur, que la patience stupide des peuples semble accorder aux tyrans! Quoi! ces petits hommes, dont le principal mérite consiste à connaître le tarif des consciences britanniques; qui s'efforcent de transplanter en France les vices et la corruption de leur pays; qui font la guerre, non avec les armes, mais avec des crimes, osent accuser la Convention nationale de corruption, et insulter aux vertus du peuple français!

Peuple généreux, nous jurons par toi-même que tu seras vengé. Avant de nous faire la guerre, nous exterminerons tous nos ennemis; la maison d'Autriche périra plutôt que la France; Londres sera libre, avant que Paris redevienne esclave. Les destinées de la République et celles des tyrans de la terre ont été pesées dans les balances éternelles: les tyrans ont été trouvés plus légers. Français, oublions nos querelles, et marchons aux tyrans; domptons-les, vous par vos armes, et nous par nos lois.

Que les traîtres tremblent! que le dernier des lâches émissaires de nos ennemis disparaisse! que le patriotisme triomphe, et que l'innocence se rassure! Français, combattez: votre cause est sainte, vos courages sont invincibles; vos représentants savent mourir; ils peuvent faire plus: ils savent vaincre.






Rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire, fait au nom du Comité de salut public par Maximilien Robespierre; imprimé par ordre de la Convention; le 5 nivôse de l'an second de la République une et indivisible (5 nivôse an II - 25 décembre 1793)



Citoyens représentants du Peuple,


Les succès endorment les âmes faibles; ils aiguillonnent les âmes fortes.

Laissons l'Europe et l'histoire vanter les miracles de Toulon, et préparons de nouveaux triomphes à la liberté.

Les défenseurs de la République adoptent la maxime de César; ils croient qu'on n'a rien fait tant qu'il reste quelque chose à faire. Il nous reste encore assez de dangers pour occuper tout notre zèle.

Vaincre des Anglais et des traîtres est une chose facile à la valeur de nos soldats républicains; il est une entreprise non moins importante et plus difficile: c'est de confondre par une énergie constante les intrigues éternelles de tous les ennemis de notre liberté, et de faire triompher les principes sur lesquels doit s'asseoir la prospérité publique.

Tels sont les premiers devoirs que vous avez imposés à votre Comité de salut public.

Nous allons développer d'abord les principes et la nécessité du gouvernement révolutionnaire; nous montrerons ensuite la cause qui tend à le paralyser dans sa naissance.

La théorie du gouvernement révolutionnaire est aussi neuve que la révolution qui l'a amené. Il ne faut pas la chercher dans les livres des écrivains politiques, qui n'ont point prévu cette révolution, ni dans les lois des tyrans, qui, contents d'abuser de leur puissance, s'occupent peu d'en rechercher la légitimité; aussi ce mot n'est-il pour l'aristocratie qu'un sujet de terreur ou un texte de calomnie; pour les tyrans, qu'un scandale; pour bien des gens, qu'une énigme; il faut l'expliquer à tous, pour rallier au moins les bons citoyens aux principes de l'intérêt public.

La fonction du gouvernement est de diriger les forces morales et physiques de la nation vers le but de son institution.

Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République; celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder.

La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis; la constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible.

Le gouvernement révolutionnaire a besoin d'une activité extraordinaire, précisément parce qu'il est en guerre. Il est soumis à des règles moins uniformes et moins rigoureuses, parce que les circonstances où il se trouve sont orageuses et mobiles, et surtout parce qu'il est forcé à déployer sans cesse des ressources nouvelles et rapides pour des dangers nouveaux et pressants.

Le gouvernement constitutionnel s'occupe principalement de la liberté civile; et le gouvernement révolutionnaire, de la liberté publique. Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l'abus de la puissance publique; sous le régime révolutionnaire, la puissance publique elle-même est obligée de se défendre contre toutes les factions qui l'attaquent.

Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection nationale; il ne doit aux ennemis du peuple que la mort.

Ces notions suffisent pour expliquer l'origine et la nature des lois que nous appelons révolutionnaires. Ceux qui les nomment arbitraires ou tyranniques sont des sophistes stupides ou pervers qui cherchent à confondre les contraires; ils veulent soumettre au même régime la paix et la guerre, la santé et la maladie, ou plutôt ils ne veulent que la résurrection de la tyrannie et la mort de la patrie. S'ils invoquent l'exécution littérale des adages constitutionnels, ce n'est que pour les violer impunément. Ce sont de lâches assassins qui, pour égorger sans péril la République au berceau, s'efforcent de la garrotter avec des maximes vagues, dont ils savent bien se dégager eux-mêmes.

Le vaisseau constitutionnel n'a point été construit pour rester toujours dans le chantier; mais fallait-il le lancer à la mer au fort de la tempête, et sous l'influence des vents contraires? C'est ce que voulaient les tyrans et les esclaves qui s'étaient opposés à sa construction; mais le peuple français vous a ordonné d'attendre le retour du calme. Ses voeux unanimes, couvrant tout à coup les clameurs de l'aristocratie et du fédéralisme, vous ont commandé de le délivrer d'abord de tous ses ennemis.

Les temples des dieux ne sont pas faits pour servir d'asile aux sacrilèges qui viennent les profaner, ni la Constitution pour protéger les complots des tyrans qui cherchent à la détruire.

Si le gouvernement révolutionnaire doit être plus actif dans sa marche et plus libre dans ses mouvements que le gouvernement ordinaire, en est-il moins juste et moins légitime? Non. Il est appuyé sur la plus sainte de toutes les lois, le salut du peuple; sur le plus irréfragable de tous les titres, la nécessité.

Il a aussi ses règles, toutes puisées dans la justice et dans l'ordre public. Il n'a rien de commun avec l'anarchie, ni avec le désordre; son but, au contraire, est de les réprimer, pour amener et pour affermir le règne des lois. Il n'a rien de commun avec l'arbitraire; ce ne sont point les passions particulières qui doivent le diriger, mais l'intérêt public.

Il doit se rapprocher des principes ordinaires et généraux, dans tous les cas où ils peuvent être rigoureusement appliqués sans compromettre la liberté publique. La mesure de sa force doit être l'audace ou la perfidie des conspirateurs. Plus il est terrible aux méchants, plus il doit être favorable aux bons. Plus les circonstances lui imposent des rigueurs nécessaires, plus il doit s'abstenir des mesures qui gênent inutilement la liberté et qui froissent les intérêts privés, sans aucun avantage public.

Il doit voguer entre deux écueils, la faiblesse et la témérité, le modérantisme et l'excès: le modérantisme, qui est à la modération ce que l'impuissance est à la chasteté; et l'excès, qui ressemble à l'énergie comme l'hydropisie à la santé.

Les tyrans ont constamment cherché à nous faire reculer vers la servitude, par les routes du modérantisme; quelquefois aussi, ils ont voulu nous jeter dans l'extrémité opposée. Les deux extrêmes aboutissent au même point. Que l'on soit en deçà ou au delà du but, le but est également manqué. Rien ne ressemble plus à l'apôtre du fédéralisme que le prédicateur intempestif de la République une et universelle. L'ami des rois et le procureur général du genre humain s'entendent assez bien. Le fanatique couvert de scapulaires et le fanatique qui prêche l'athéisme ont entre eux beaucoup de rapports. Les barons démocrates sont les frères des marquis de Coblentz; et quelquefois les bonnets rouges sont plus voisins des talons rouges qu'on ne pourrait le penser.

Mais c'est ici que le gouvernement a besoin d'une extrême circonspection; car tous les ennemis de la liberté veillent pour tourner contre lui, non seulement ses fautes, mais même ses mesures les plus sages. Frappe-t-il sur ce qu'on appelle l'exagération? Ils cherchent à relever le modérantisme et l'aristocratie. S'il poursuit ces deux monstres, ils poussent de tout leur pouvoir à l'exagération. Il est dangereux de leur laisser les moyens d'égarer le zèle des bons citoyens; il est plus dangereux encore de décourager et de persécuter les bons citoyens qu'ils ont trompés. Par l'un de ces abus, la République risquerait d'expirer dans un mouvement convulsif; par l'autre, elle périrait infailliblement de langueur.

Que faut-il donc faire? Poursuivre les inventeurs coupables des systèmes perfides, protéger le patriotisme, même dans ses erreurs, éclairer les patriotes, et élever sans cesse le peuple à la hauteur de ses droits et de ses destinées.

Si vous n'adoptez cette règle, vous perdez tout.

S'il fallait choisir entre un excès de ferveur patriotique et le néant de l'incivisme, ou le marasme du modérantisme, il n'y aurait pas à balancer. Un corps vigoureux, tourmenté par une surabondance de sève, laisse plus de ressources qu'un cadavre.

Gardons-nous surtout de tuer le patriotisme, en voulant le guérir.

Le patriotisme est ardent par sa nature. Qui peut aimer froidement la patrie? Il est particulièrement le partage des hommes simples, peu capables de calculer les conséquences politiques d'une démarche civique par son motif. Quel est le patriote, même éclairé, qui ne se soit jamais trompé? Eh! si l'on admet qu'il existe des modérés et des lâches de bonne foi, pourquoi n'existerait-il pas des patriotes de bonne foi, qu'un sentiment louable emporte quelquefois trop loin? Si donc on regardait comme criminels tous ceux qui, dans le mouvement révolutionnaire, auraient dépassé la ligne exacte tracée par la prudence, on envelopperait dans une proscription commune, avec les mauvais citoyens, tous les amis naturels de la liberté, vos propres amis, et tous les appuis de la République. Les émissaires adroits de la tyrannie, après les avoir trompés, deviendraient eux-mêmes leurs accusateurs, et peut-être leurs juges.

Qui donc démêlera toutes ces nuances? Qui tracera la ligne de démarcation entre tous les excès contraires? L'amour de la patrie et de la vérité. Les rois et les fripons chercheront toujours à l'effacer; ils ne veulent point avoir affaire avec la raison ni avec la vérité.

En indiquant les devoirs du gouvernement révolutionnaire, nous avons marqué ses écueils. Plus son pouvoir est grand, plus son action est libre et rapide; plus il doit être dirigé par la bonne foi. Le jour où il tombera dans des mains impures ou perfides, la liberté sera perdue; son nom deviendra le prétexte et l'excuse de la contre-révolution même. Son énergie sera celle d'un poison violent.

Aussi la confiance du peuple français est-elle attachée au caractère que la Convention nationale a montré, plus qu'à l'institution même.

En plaçant toute sa puissance dans vos mains, il a attendu de vous que votre gouvernement serait bienfaisant pour les patriotes autant que redoutable aux ennemis de la patrie. Il vous a imposé le devoir de déployer en même temps tout le courage et la politique nécessaires pour les écraser, et surtout d'entretenir parmi vous l'union dont vous avez besoin pour remplir vos grandes destinées.

La fondation de la République française n'est point un jeu d'enfant. Elle ne peut être l'ouvrage du caprice ou de l'insouciance, ni le résultat fortuit du choc de toutes les prétentions particulières et de tous les éléments révolutionnaires. La sagesse, autant que la puissance, présida à la création de l'univers. En imposant à des membres tirés de votre sein la tâche redoutable de veiller sans cesse sur les destinées de la patrie, vous vous êtes donc imposé vous-mêmes la loi de leur prêter l'appui de votre force et de votre confiance. Si le gouvernement révolutionnaire n'est secondé par l'énergie, par les lumières, par le patriotisme et par la bienveillance de tous les représentants du peuple, comment aura-t-il une force de réaction proportionnée aux efforts de l'Europe qui l'attaque, et de tous les ennemis de la liberté qui pressent sur lui de toutes parts?

Malheur à nous, si nous ouvrons nos âmes aux perfides insinuations de nos ennemis, qui ne peuvent nous vaincre qu'en nous divisant! Malheur à nous, si nous brisons le faisceau au lieu de le resserrer, si les intérêts privés, si la vanité offensée se fait entendre à la place de la patrie et de la vérité!

Elevons nos âmes à la hauteur des vertus républicaines et des exemples antiques. Thémistocle avait plus de génie que le général lacédémonien qui commandait la flotte des Grecs: cependant, quand celui-ci, pour réponse à un avis nécessaire qui devait sauver la patrie, leva son bâton pour le frapper, Thémistocle se contenta de lui répliquer: "Frappe, mais écoute", et la Grèce triompha du tyran de l'Asie. Scipion valait bien un autre général romain: Scipion, après avoir vaincu Annibal et Carthage, se fit une gloire de servir sous les ordres de son ennemi. O vertu des grands coeurs! que sont devant toi toutes les agitations et toutes les prétentions des petites âmes? O vertu, es-tu moins nécessaire pour fonder une République que pour la gouverner dans la paix? O patrie, as-tu moins de droits sur les représentants du peuple français que la Grèce et Rome sur leurs généraux? Que dis-je? Si parmi nous les fonctions de l'administration révolutionnaire ne sont plus des devoirs pénibles, mais des objets d'ambition, la République est déjà perdue.

Il faut que l'autorité de la Convention nationale soit respectée de toute l'Europe; c'est pour la dégrader, c'est pour l'annuler que les tyrans épuisent toutes les ressources de leur politique et prodiguent leurs trésors. Il faut que la Convention prenne la ferme résolution de préférer son propre gouvernement à celui du cabinet de Londres et des cours de l'Europe; car si elle ne gouverne pas, les tyrans régneront.

Quels avantages n'auraient-ils pas dans cette guerre de ruse et de corruption qu'ils font à la République? Tous les vices combattent pour eux; la République n'a pour elle que les vertus. Les vertus sont simples, modestes, pauvres, souvent ignorantes, quelquefois grossières; elles sont l'apanage des malheureux et le patrimoine du peuple. Les vices sont entourés de tous les trésors, armés de tous les charmes de la volupté et de toutes les amorces de la perfidie; ils sont escortés de tous les talents dangereux exercés pour le crime.

Avec quel art profond les tyrans tournent contre nous, je ne dis pas nos passions et nos faiblesses, mais jusqu'à notre patriotisme!

Avec quelle rapidité pourraient se développer les germes de division qu'ils jettent au milieu de nous, si nous ne nous hâtons de les étouffer!

Grâce à cinq années de trahison et de tyrannie, grâce à trop d'imprévoyance et de crédulité, à quelques traits de vigueur trop tôt démentis par un repentir pusillanime, l'Autriche, l'Angleterre, la Russie, la Prusse, l'Italie ont eu le temps d'établir en France un gouvernement secret, rival du gouvernement français. Elles ont aussi leurs comités, leur trésorerie, leurs agents; ce gouvernement acquiert la force que nous ôtons au nôtre; il a l'unité qui nous a longtemps manqué, la politique dont nous croyons trop pouvoir nous passer, l'esprit de suite et le concert dont nous n'avons pas toujours assez senti la nécessité.

Aussi les cours étrangères ont-elles dès longtemps vomi sur la France tous les scélérats habiles qu'elles tiennent à leur solde. Leurs agents infestent encore nos armées; la victoire même de Toulon en est la preuve; il a fallu toute la bravoure des soldats, toute la fidélité des généraux, tout l'héroïsme des représentants du peuple, pour triompher de la trahison. Ils délibèrent dans nos administrations, dans nos assemblées sectionnaires; ils s'introduisent dans nos clubs; ils ont siégé jusque dans le sanctuaire de la représentation nationale; ils dirigent et dirigeront éternellement la contre-révolution sur le même plan.

Ils rôdent autour de nous; ils surprennent nos secrets; ils caressent nos passions; ils cherchent à nous inspirer jusqu'à nos opinions; ils tournent contre nous nos résolutions. Etes-vous faibles? ils louent votre prudence. Etes-vous prudents? ils vous accusent de faiblesse; ils appellent votre courage, témérité; votre justice, cruauté. Ménagez-les, ils conspirent publiquement; menacez-les, ils conspirent dans les ténèbres, et sous le masque du patriotisme. Hier, ils assassinaient les défenseurs de la liberté; aujourd'hui, ils se mêlent à leur pompe funèbre, et demandent pour eux des honneurs divins, épiant l'occasion d'égorger leurs pareils. Faut-il allumer la guerre civile? ils prêchent toutes les folies de la superstition. La guerre civile est-elle près de s'éteindre par les flots du sang français? ils abjurent et leur sacerdoce et leurs dieux pour la rallumer.

On a vu des Anglais, des Prussiens, se répandre dans nos villes et dans nos campagnes, annonçant, au nom de la Convention nationale, une doctrine insensée; on a vu des prêtres déprêtrisés à la tête des rassemblements séditieux dont la religion était le motif ou le prétexte. Déjà des patriotes, entraînés à des actes imprudents par la seule haine du fanatisme, ont été assassinés; le sang a déjà coulé dans plusieurs contrées pour ces déplorables querelles, comme si nous avions trop de sang pour combattre les tyrans de l'Europe. O honte! ô faiblesse de la raison humaine! une grande nation a paru le jouet des plus méprisables valets de la tyrannie!

Les étrangers ont paru quelque temps les arbitres de la tranquillité publique. L'argent circulait ou disparaissait à leur gré. Quand ils voulaient, le peuple trouvait du pain; quand ils voulaient, le peuple en était privé; des attroupements aux portes des boulangers se formaient et se dissipaient à leur signal. Ils nous environnent de leurs sicaires, de leurs espions: nous le savons, nous le voyons, et ils vivent! Ils semblent inaccessibles au glaive des lois. Et il est plus difficile, même aujourd'hui, de punir un conspirateur important, que d'arracher un ami de la liberté des mains de la calomnie.

A peine avons-nous dénoncé les excès faussement philosophiques provoqués par les ennemis de la France; à peine le patriotisme a-t-il prononcé dans cette tribune le mot ultra-révolutionnaire qui les désignait; aussitôt les traîtres de Lyon, tous les partisans de la tyrannie, se sont hâtés de l'appliquer aux patriotes chauds et généreux qui avaient vengé le peuple et les lois. D'un côté, ils renouvellent l'ancien système de persécution contre les amis de la république; de l'autre, ils invoquent l'indulgence en faveur des scélérats couverts du sang de la patrie.

Cependant leurs crimes s'amoncellent; les cohortes impies des émissaires étrangers se recrutent chaque jour; la France en est inondée; ils attendent, et ils attendront éternellement un moment favorable à leurs desseins sinistres. Ils se retranchent, ils se cantonnent au milieu de nous; ils élèvent de nouvelles redoutes, de nouvelles batteries contre-révolutionnaires, tandis que les tyrans qui les soudoient rassemblent de nouvelles armées.

Oui, ces perfides émissaires qui nous parlent, qui nous caressent, ce sont les frères, ce sont les complices des satellites féroces qui ravagent nos moissons, qui ont pris possession de nos cités et de nos vaisseaux achetés par leurs maîtres, qui ont massacré nos frères, égorgé sans pitié nos prisonniers, nos femmes, nos enfants, et les représentants du peuple français. Que dis-je? les monstres qui ont commis ces forfaits sont mille fois moins atroces que les misérables qui déchirent secrètement nos entrailles: et ils respirent, et ils conspirent impunément!

Ils n'attendent que des chefs pour se rallier; ils les cherchent au milieu de vous. Leur principal objet est de nous mettre aux prises les uns avec les autres. Cette lutte funeste relèverait les espérances de l'aristocratie, renouerait les trames du fédéralisme; elle vengerait la faction girondine de la loi qui a puni ses forfaits; elle punirait la Montagne de son dévouement sublime; car c'est la Montagne ou plutôt la Convention, qu'on attaque en la divisant et en détruisant son ouvrage.

Pour nous, nous ne ferons la guerre qu'aux Anglais, aux Prussiens, aux Autrichiens et à leurs complices. C'est en les exterminant que nous répondrons aux libelles: nous ne savons haïr que les ennemis de la patrie.

Ce n'est point dans le coeur des patriotes ou des malheureux qu'il faut porter la terreur, c'est dans les repaires des brigands étrangers, où l'on partage les dépouilles et où l'on boit le sang du peuple français.

Le Comité a remarqué que la loi n'est point assez prompte pour punir les grands coupables. Des étrangers, agents connus des rois coalisés, des généraux teints du sang des Français, d'anciens complices de Dumouriez, de Custine et de Lamarlière, sont depuis longtemps en état d'arrestation et ne sont point jugés.

Les conspirateurs sont nombreux; ils semblent se multiplier, et les exemples de ce genre sont rares. La punition de cent coupables obscurs et subalternes est moins utile à la liberté que le supplice d'un chef de conspiration.

Les membres du tribunal révolutionnaire, dont en général on peut louer le patriotisme et l'équité, ont eux-mêmes indiqué au Comité de salut public les causes qui, quelquefois, entravent sa marche sans la rendre plus sûre, et nous ont demandé la réforme d'une loi qui se ressent des temps malheureux où elle a été portée. Nous vous proposerons d'autoriser le Comité à vous présenter quelques changements à cet égard, qui tendront également à rendre l'action de la justice plus propice encore à l'innocence, et en même temps plus inévitable pour le crime et pour l'intrigue. Vous l'avez même déjà chargé de ce soin par un décret précédent.

Nous vous proposerons, dès ce moment, de faire hâter le jugement des étrangers et des généraux prévenus de conspiration avec les tyrans qui nous font la guerre.

Ce n'est point assez d'épouvanter les ennemis de la patrie; il faut secourir ses défenseurs. Nous solliciterons donc de votre justice quelques dispositions en faveur des soldats qui combattent et qui souffrent pour la liberté.

L'armée française n'est pas seulement l'effroi des tyrans; elle est la gloire de la nation et de l'humanité. En marchant à la victoire, nos vertueux guerriers crient: "Vive la République!" En tombant sous le fer ennemi, leur cri est: "Vive la République!" Leurs dernières paroles sont des hymnes à la liberté; leurs derniers soupirs sont des voeux pour la patrie. Si tous les chefs avaient valu les soldats, l'Europe serait vaincue depuis longtemps. Tout acte de bienfaisance envers l'armée est un acte de reconnaissance nationale.

Les secours accordés aux défenseurs de la patrie et à leurs familles nous ont paru trop modiques. Nous croyons qu'ils peuvent être, sans inconvénient, augmentés d'un tiers. Les immenses ressources de la République, en finances, permettent cette mesure: la patrie la réclame.

Il nous a paru aussi que les soldats estropiés, les veuves et les enfants de ceux qui sont morts pour la patrie, trouvaient dans les formalités exigées par la loi, dans la multiplicité des demandes, quelquefois dans la froideur ou dans la malveillance de quelques administrateurs subalternes, des difficultés qui retardaient la jouissance des avantages que la loi leur assure. Nous avons cru que le remède à cet inconvénient était de leur donner des défenseurs officieux établis par elle, pour leur faciliter les moyens de faire valoir leurs droits.

D'après tous ces motifs, nous vous proposons le décret suivant:


La Convention nationale décrète:


ARTICLE PREMIER


L'accusateur public du tribunal révolutionnaire fera juger incessamment Diétrich, Custine, fils du général puni par la loi, Desbrullis, Biron, Barthélémy et tous les généraux prévenus de complicité avec Dumouriez, Custine, Lamarlière, Houchard. Il fera juger pareillement les étrangers, banquiers et autres individus prévenus de trahison et de connivence avec les rois ligués contre la République.


II


Le Comité de salut public fera, dans le plus court délai, son rapport sur les moyens de perfectionner l'organisation du tribunal révolutionnaire.


III


Les secours et récompenses accordas par les décrets précédents aux défenseurs de la patrie blessés en combattant pour elle, ou à leurs veuves et à leurs enfants, sont augmentés d'un tiers.


IV


Il sera créé une commission chargée de leur faciliter la jouissance des droits que la loi leur donne.


V


Les membres de cette commission seront nommés par la Convention nationale, sur la proposition du Comité de salut Public.






Rapport sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l'administration intérieure de la République, fait au nom du Comité de salut public, le 18 pluviôse, l'an 2e de la République, par Maximilien Robespierre; imprimé par ordre de la Convention nationale (18 pluviôse an II - 5 février 1794)



Citoyens représentants du Peuple.


Nous avons exposé, il y a quelque temps, les principes de notre politique extérieure: nous venons développer aujourd'hui les principes de notre politique intérieure.

Après avoir marché longtemps au hasard, et comme emportés par le mouvement des factions contraires, les représentants du Peuple français ont enfin montré un caractère et un gouvernement. Un changement subit dans la fortune de la nation annonça à l'Europe la régénération qui s'était opérée dans la représentation nationale. Mais jusqu'au moment même où je parle, il faut convenir que nous avons été plutôt guidés, dans des circonstances si orageuses, par l'amour du bien et par le sentiment des besoins de la patrie que par une théorie exacte et des règles précises de conduite, que nous n'avions pas même le loisir de tracer.

Il est temps de marquer nettement le but de la révolution, et le terme où nous voulons arriver; il est temps de nous rendre compte à nous-mêmes, et des obstacles qui nous en éloignent encore, et des moyens que nous devons adopter pour l'atteindre: idée simple et importante qui semble n'avoir jamais été aperçue. Eh! comment un gouvernement lâche et corrompu aurait-il osé la réaliser? Un roi, un sénat orgueilleux, un César, un Cromwell, doivent avant tout couvrir leurs projets d'un voile religieux, transiger avec tous les vices, caresser tous les partis, écraser celui des gens de bien, opprimer ou tromper le peuple, pour arriver au but de leur perfide ambition. Si nous n'avions pas eu une plus grande tâche à remplir, s'il ne s'agissait ici que des intérêts d'une faction ou d'une aristocratie nouvelle, nous aurions pu croire, comme certains écrivains plus ignorants encore que pervers, que le plan de la Révolution française était écrit en toutes lettres dans les livres de Tacite et de Machiavel, et chercher les devoirs des représentants du peuple dans l'histoire d'Auguste, de Tibère ou de Vespasien, ou même dans celle de certains législateurs français; car, à quelques nuances près de perfidie ou de cruauté, tous les tyrans se ressemblent. Pour nous, nous venons aujourd'hui mettre l'univers dans la confidence de vos secrets politiques, afin que tous les amis de la patrie puissent se rallier à la voix de la raison et de l'intérêt public; afin que la nation française et ses représentants soient respectés dans tous les pays de l'univers où la connaissance de leurs véritables principes pourra parvenir; afin que les intrigants qui cherchent toujours à remplacer d'autres intrigants soient jugés par l'opinion publique sur des règles sûres et faciles.

Il faut prendre de loin ses précautions pour remettre les destinées de la liberté dans les mains de la vérité qui est éternelle, plus que dans celles des hommes qui passent, de manière que si le gouvernement oublie les intérêts du peuple, ou qu'il retombe entre les mains des hommes corrompus, selon le cours naturel des choses, la lumière des principes reconnus éclaire ses trahisons, et que toute faction nouvelle trouve la mort dans la seule pensée du crime.

Heureux le peuple qui peut arriver à ce point! car, quelques nouveaux outrages qu'on lui prépare, quelles ressources ne présente pas un ordre de choses où la raison publique est la garantie de la liberté!

Quel est le but où nous tendons? la jouissance paisible de la liberté et de l'égalité; le règne de cette justice éternelle, dont les lois ont été gravées, non sur le marbre et sur la pierre, mais dans les coeurs de tous les hommes, même dans celui de l'esclave qui les oublie et du tyran qui les nie.

Nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois; où l'ambition soit le désir de mériter la gloire et de servir la patrie; où les distinctions ne naissent que de l'égalité même; où le citoyen soit soumis au magistral, le magistrat au peuple, et le peuple à la justice; où la patrie assure le bien-être de chaque individu, et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie; où toutes les âmes s'agrandissent par la communication continuelle des sentiments républicains, et par le besoin de mériter l'estime d'un grand peuple; où les arts soient les décorations de la liberté qui les ennoblit, le commerce la source de la richesse publique et non seulement de l'opulence monstrueuse de quelques maisons.

Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l'homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie.

Nous voulons, en un mot, remplir les voeux de la nature, accomplir les destins de l'humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la providence du long règne du crime et de la tyrannie. Que la France, jadis illustre parmi les pays esclaves, éclipsant la gloire de tous les peuples libres qui ont existé, devienne le modèle des nations, l'effroi des oppresseurs, la consolation des opprimés, l'ornement de l'univers, et qu'en scellant notre ouvrage de notre sang, nous puissions voir au moins briller l'aurore de la félicité universelle... Voilà notre ambition, voilà notre but.

Quelle nature de gouvernement peut réaliser ces prodiges? Le seul gouvernement démocratique ou républicain: ces deux mots sont synonymes, malgré les abus du langage vulgaire; car l'aristocratie n'est pas plus la république que la monarchie. La démocratie n'est pas un état où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui où cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideraient du sort de la société entière: un tel gouvernement n'a jamais existé, et il ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme.

La démocratie est un état où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu'il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu'il ne peut faire lui-même.

C'est donc dans les principes du gouvernement démocratique que vous devez chercher les règles de votre conduite politique.

Mais, pour fonder et pour consolider parmi nous la démocratie, pour arriver au règne paisible des lois constitutionnelles, il faut terminer la guerre de la liberté contre la tyrannie, et traverser heureusement les orages de la révolution: tel est le but du système révolutionnaire que vous avez régularisé. Vous devez donc encore régler votre conduite sur les circonstances orageuses où se trouve la république; et le plan de votre administration doit être le résultat de l'esprit du gouvernement révolutionnaire, combiné avec les principes généraux de la démocratie.

Or, quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c'est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir? C'est la vertu; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnants dans la France républicaine; de cette vertu qui n'est autre chose que l'amour de la patrie et de ses lois.

Mais comme l'essence de la république ou de la démocratie est l'égalité, il s'ensuit que l'amour de la patrie embrasse nécessairement l'amour de l'égalité.

Il est vrai encore que ce sentiment sublime suppose la préférence de l'intérêt public à tous les intérêts particuliers; d'où il résulte que l'amour de la patrie suppose encore ou produit toutes les vertus: car que sont-elles autre chose que la force de l'âme qui rend capable de ces sacrifices? et comment l'esclave de l'avarice ou de l'ambition, par exemple, pourrait-il immoler son idole à la patrie?

Non seulement la vertu est l'âme de la démocratie; mais elle ne peut exister que dans ce gouvernement. Dans la monarchie, je ne connais qu'un individu qui peut aimer la patrie, et qui, pour cela, n'a pas même besoin de vertu; c'est le monarque. La raison en est que de tous les habitants de ses Etats, le monarque est le seul qui ait une patrie. N'est-il pas le souverain, au moins de fait? n'est-il pas à la place du peuple? Et qu'est-ce que la patrie, si ce n'est le pays où l'on est citoyen et membre du souverain?

Par une conséquence du même principe, dans les Etats aristocratiques, le mot patrie ne signifie quelque chose que pour les familles patriciennes qui ont envahi la souveraineté.

Il n'est que la démocratie où l'Etat est véritablement la patrie de tous les individus qui le composent, et peut compter autant de défenseurs intéressés à sa cause qu'il renferme de citoyens. Voilà la source de la supériorité des peuples libres sur tous les autres. Si Athènes et Sparte ont triomphé des tyrans de l'Asie, et les Suisses des tyrans de l'Espagne et de l'Autriche, il n'en faut point chercher d'autre cause.

Mais les Français sont le premier peuple du monde qui ait établi la véritable démocratie, en appelant tous les hommes à l'égalité, et à la plénitude des droits du citoyen; et c'est là, à mon avis, la véritable raison pour laquelle tous les tyrans ligués contre la République seront vaincus.

Il est dès ce moment de grandes conséquences à tirer des principes que nous venons d'exposer.

Puisque l'âme de la République est la vertu, l'égalité, et que votre but est de fonder, de consolider la République, il s'ensuit que la première règle de votre conduite politique doit être de rapporter toutes vos opérations au maintien de l'égalité et au développement de la vertu; car le premier soin du législateur doit être de fortifier le principe du gouvernement. Ainsi tout ce qui tend à exciter l'amour de la patrie, à purifier les moeurs, à élever les âmes, à diriger les passions du coeur humain vers l'intérêt public, doit être adopté ou établi par vous. Tout ce qui tend à les concentrer dans l'abjection du moi personnel, à réveiller l'engouement pour les petites choses et le mépris des grandes, doit être rejeté ou réprimé par vous. Dans le système de la Révolution française, ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire. La faiblesse, les vices, les préjugés, sont le chemin de la royauté. Entraînés trop souvent peut-être par le poids de nos anciennes habitudes, autant que par la pente insensible de la faiblesse humaine, vers les idées fausses et vers les sentiments pusillanimes, nous avons bien moins à nous défendre des excès d'énergie que des excès de faiblesse. Le plus grand écueil peut-être que nous ayons à éviter n'est pas la ferveur du zèle, mais plutôt la lassitude du bien et la peur de notre propre courage. Remontez donc sans cesse le ressort sacré du gouvernement républicain, au lieu de le laisser tomber. Je n'ai pas besoin de dire que je ne veux ici justifier aucun excès. On abuse des principes les plus sacrés; c'est à la sagesse du gouvernement à consulter les circonstances, à saisir les moments, à choisir les moyens; car la manière de préparer les grandes choses est une partie essentielle du talent de les faire, comme la sagesse est elle-même une partie de la vertu.

Nous ne prétendons pas jeter la République française dans le moule de celle de Sparte; nous ne voulons lui donner ni l'austérité, ni la corruption des cloîtres. Nous venons de vous présenter, dans toute sa pureté, le principe moral et politique du gouvernement populaire. Vous avez donc une boussole qui peut vous diriger au milieu des orages de toutes les passions, et du tourbillon des intrigues qui vous environnent. Vous avez la pierre de touche par laquelle vous pouvez essayer toutes vos lois, toutes les propositions qui vous sont faites. En les comparant sans cesse avec ce principe, vous pouvez désormais éviter l'écueil ordinaire des grandes assemblées, le danger des surprises et des mesures précipitées, incohérentes et contradictoires. Vous pouvez donner à toutes vos opérations l'ensemble, l'unité, la sagesse et la dignité qui doivent annoncer les représentants du premier peuple du monde.

Ce ne sont pas les conséquences faciles du principe de la démocratie qu'il faut détailler, c'est ce principe simple et fécond qui mérite d'être lui-même développé.

La vertu républicaine peut être considérée par rapport au peuple et par rapport au gouvernement: elle est nécessaire dans l'un et dans l'autre. Quand le gouvernement seul en est privé, il reste une ressource dans celle du peuple; mais quand le peuple lui-même est corrompu, la liberté est déjà perdue.

Heureusement la vertu est naturelle au peuple, en dépit des préjugés aristocratiques. Une nation est vraiment corrompue, lorsqu'après avoir perdu, par degrés, son caractère et sa liberté, elle passe de la démocratie à l'aristocratie ou à la monarchie; c'est la mort du corps politique par la décrépitude. Lorsque après quatre cents ans de gloire l'avarice a enfin chassé de Sparte les moeurs avec les lois de Lycurgue, Agis meurt en vain pour les rappeler! Démosthène a beau tonner contre Philippe, Philippe trouve dans les vices d'Athènes dégénérée des avocats plus éloquents que Démosthène. Il y a bien encore dans Athènes une population aussi nombreuse que du temps de Miltiade et d'Aristide; mais il n'y a plus d'Athéniens. Qu'importe que Brutus ait tué le tyran? la tyrannie vit encore dans les coeurs, et Rome n'existe plus que dans Brutus.

Mais lorsque, par des efforts prodigieux de courage et de raison, un peuple brise les chaînes du despotisme pour en faire des trophées à la liberté; lorsque, par la force de son tempérament moral, il sort, en quelque sorte, des bras de la mort pour reprendre toute la vigueur de la jeunesse; lorsque, tour à tour sensible et fier, intrépide et docile, il ne peut être arrêté ni par les remparts inexpugnables, ni par les armées innombrables des tyrans armés contre lui, et qu'il s'arrête lui-même devant l'image de la loi; s'il ne s'élance pas rapidement à la hauteur de ses destinées, ce ne pourrait être que la faute de ceux qui le gouvernent.

D'ailleurs on peut dire, en un sens, que pour aimer la justice et l'égalité, le peuple n'a pas besoin d'une grande vertu; il lui suffit de s'aimer lui-même.

Mais le magistrat est obligé d'immoler son intérêt à l'intérêt du peuple, et l'orgueil du pouvoir à l'égalité. Il faut que la loi parle surtout avec empire à celui qui en est l'organe. Il faut que le gouvernement pèse sur lui-même, pour tenir toutes ses parties en harmonie avec elle. S'il existe un corps représentatif, une autorité première constituée par le peuple, c'est à elle de surveiller et de réprimer sans cesse tous les fonctionnaires publics. Mais qui la réprimera elle-même, sinon sa propre vertu? Plus cette source de l'ordre public est élevée, plus elle doit être pure; il faut donc que le corps représentatif commence par soumettre dans son sein toutes les passions privées à la passion générale du bien public. Heureux les représentants, lorsque leur gloire et leur intérêt même les attachent, autant que leurs devoirs, à la cause de la liberté!

Déduisons de tout ceci une grande vérité; c'est que le caractère du gouvernement populaire est d'être confiant dans le peuple, et sévère envers lui-même.

Ici se bornerait tout le développement de noire théorie. si vous n'aviez qu'à gouverner dans le calme le vaisseau de la République: mais la tempête gronde; et l'état de révolution où vous êtes vous impose une autre tâche.

Cette grande pureté des bases de la Révolution française, la sublimité même de son objet est précisément ce qui fait notre force et notre faiblesse: notre force, parce qu'il nous donne l'ascendant de la vérité sur l'imposture, et les droits de l'intérêt public sur les intérêts privés; notre faiblesse, parce qu'il rallie contre nous tous les hommes vicieux, tous ceux qui dans leurs coeurs méditaient de dépouiller le peuple, et tous ceux qui veulent l'avoir dépouillé impunément, et ceux qui ont repoussé la liberté comme une calamité personnelle, et ceux qui ont embrassé la révolution comme un métier et la république comme une proie: de là la défection de tant d'hommes ambitieux ou cupides, qui, depuis le point du départ, nous ont abandonnés sur la route, parce qu'ils n'avaient pas commencé le voyage pour arriver au même but. On dirait que les deux génies contraires que Ton a représentés se disputant l'empire de la nature combattent dans cette grande époque de l'histoire humaine pour fixer sans retour les destinées du monde, et que la France est le théâtre de cette lutte redoutable. Au dehors, tous les tyrans vous cernent; au dedans, tous les amis de la tyrannie conspirent: ils conspirent jusqu'à ce que l'espérance ait été ravie au crime. Il faut étouffer les ennemis intérieurs et extérieurs de la République, ou périr avec elle; or, dans cette situation, la première maxime de votre politique doit être qu'on conduit le peuple par la raison, et les ennemis du peuple par la terreur.

Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur: la vertu, sans laquelle la terreur est funeste; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible; elle est donc une émanation de la vertu; elle est moins un principe particulier qu'une conséquence du principe général de la démocratie appliqué aux plus pressants besoins de la patrie.

On a dit que la terreur était le ressort du gouvernement despotique. Le vôtre ressemble-t-il donc au despotisme? Oui, comme le glaive qui brille dans les mains des héros de la liberté ressemble à celui dont les satellites de la tyrannie sont armés. Que le despote gouverne par la terreur ses sujets abrutis; il a raison, comme despote: domptez par la terreur les ennemis de la liberté; et vous aurez raison, comme fondateurs de la République. Le gouvernement de la Révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie. La force n'est-elle faite que pour protéger le crime? et n'est-ce pas pour frapper les tètes orgueilleuses que la foudre est destinée?

La nature impose à tout être physique et moral la loi de pourvoir à sa conservation; le crime égorge l'innocence pour régner, et l'innocence se débat de toutes ses forces dans les mains du crime.

Que la tyrannie règne un seul jour, le lendemain il ne restera plus un patriote. Jusqu'à quand la fureur des despotes sera-t-elle appelée justice, et la justice du peuple barbarie ou rébellion? Comme on est tendre pour les oppresseurs et inexorable pour les opprimés! Rien de plus naturel: quiconque ne hait point le crime ne peut aimer la vertu.

Il faut cependant que l'un ou l'autre succombe. Indulgence pour les royalistes, s'écrient certaines gens. Grâce pour les scélérats! Non: grâce pour l'innocence, grâce pour les faibles, grâce pour les malheureux, grâce pour l'humanité!

La protection sociale n'est due qu'aux citoyens paisibles; il n'y a de citoyens dans la République que les républicains. Les royalistes, les conspirateurs ne sont, pour elle, que des étrangers, ou plutôt des ennemis. Cette guerre terrible que soutient la liberté contre la tyrannie n'est-elle pas indivisible? les ennemis du dedans ne sont-ils pas les alliés des ennemis du dehors? les assassins qui déchirent la patrie dans l'intérieur; les intrigants qui achètent les consciences des mandataires du peuple; les traîtres qui les vendent; les libellistes mercenaires soudoyés pour déshonorer la cause du peuple, pour tuer la vertu publique, pour attiser le feu des discordes civiles, et pour préparer la contre-révolution politique par la contre-révolution morale; tous ces gens-là sont-ils moins coupables ou moins dangereux que les tyrans qui les servent? Tous ceux qui interposent leur douceur parricide entre ces scélérats et le glaive vengeur de la justice nationale ressemblent à ceux qui se jetteraient entre les satellites des tyrans et les baïonnettes de nos soldats; tous les élans de leur fausse sensibilité ne me paraissent que des soupirs échappés vers l'Angleterre et vers l'Autriche.

Eh! pour qui donc s'attendriraient-ils? Serait-ce pour deux cent mille héros, l'élite de la nation, moissonnés par le fer des ennemis de la liberté ou par les poignards des assassins royaux ou fédéralistes? Non, ce n'étaient que des plébéiens, des patriotes; pour avoir droit à leur tendre intérêt, il faut être au moins la veuve d'un général qui a trahi vingt fois la patrie; pour obtenir leur indulgence, il faut presque prouver qu'on a fait immoler dix mille Français, comme un général romain, pour obtenir le triomphe, devait avoir tué, je crois, dix mille ennemis. On entend de sang-froid le récit des horreurs commises par les tyrans contre les défenseurs de la liberté; nos femmes horriblement mutilées; nos enfants massacrés sur le sein de leurs mères; nos prisonniers expiant dans d'horribles tourments leur héroïsme touchant et sublime: on appelle une horrible boucherie la punition trop lente de quelques monstres engraissés du plus pur sang de la patrie.

On souffre, avec patience, la misère des citoyennes généreuses qui ont sacrifié à la plus belle des causes leurs frères, leurs enfants, leurs époux: mais on prodigue les plus généreuses consolations aux femmes des conspirateurs; il est reçu qu'elles peuvent impunément séduire la justice, plaider contre la liberté la cause de leurs proches et de leurs complices; on en a fait presque une corporation privilégiée, créancière et pensionnaire du peuple.

Avec quelle bonhomie nous sommes encore la dupe des mots! Comme l'aristocratie et le modérantisme nous gouvernent encore par les maximes meurtrières qu'ils nous ont données!

L'aristocratie se défend mieux par ses intrigues que le patriotisme par ses services. On veut gouverner les révolutions par les arguties du palais; on traite les conspirations contre la République comme les procès des particuliers. La tyrannie tue, et la liberté plaide; et le code fait par les conspirateurs eux-mêmes est la loi par laquelle on les juge.

Quand il s'agit du salut de la patrie, le témoignage de l'univers ne peut suppléer à la preuve testimoniale, ni l'évidence même à la preuve littérale.

La lenteur des jugements équivaut à l'impunité; l'incertitude de la peine encourage tous les coupables; et cependant on se plaint de la sévérité de la justice; on se plaint de la détention des ennemis de la République. On cherche ses exemples dans l'histoire des tyrans, parce qu'on ne veut pas les choisir dans celle des peuples, ni les puiser dans le génie de la liberté menacée. A Rome, quand le consul* [* Cicéron.] découvrit la conjuration, et l'étouffa au même instant par la mort des complices de Catilina, il fut accusé d'avoir violé les formes. Par qui? par l'ambitieux César, qui voulait grossir son parti de la horde des conjurés, par les Pison, les Clodius et tous les mauvais citoyens qui redoutaient pour eux-mêmes la vertu d'un vrai Romain et la sévérité des lois.

Punir les oppresseurs de l'humanité, c'est clémence; leur pardonner, c'est barbarie. La rigueur des tyrans n'a pour principe que la rigueur: celle du gouvernement républicain part de la bienfaisance.

Aussi, malheur à celui qui oserait diriger vers le peuple la terreur qui ne doit approcher que de ses ennemis! Malheur à celui qui, confondant les erreurs inévitables du civisme avec les erreurs calculées de la perfidie ou avec les attentats des conspirateurs, abandonne l'intrigant dangereux pour poursuivre le citoyen paisible! Périsse le scélérat qui ose abuser du nom sacré de la liberté, ou des armes redoutables qu'elle lui a confiées, pour porter le deuil ou la mort dans le coeur des patriotes! Cet abus a existé, on ne peut en douter. Il a été exagéré, sans doute, par l'aristocratie: mais n'existât-il, dans toute la République, qu'un seul homme vertueux persécuté par les ennemis de la liberté, le devoir du gouvernement serait de le rechercher avec inquiétude, et de le venger avec éclat.

Mais faut-il conclure de ces persécutions suscitées aux patriotes par le zèle hypocrite des contre-révolutionnaires, et renoncer à la sévérité? Ces nouveaux crimes de l'aristocratie ne font qu'en démontrer la nécessité. Que prouve l'audace de nos ennemis, sinon la faiblesse avec laquelle ils ont été poursuivis? Elle est due, en grande partie, à la doctrine relâchée qu'on a prêchée dans ces derniers temps pour les rassurer. Si vous pouviez écouter ces conseils, vos ennemis parviendraient à leur but et recevraient de vos propres mains le prix du dernier de leurs forfaits.

Qu'il y aurait de légèreté à regarder quelques victoires remportées par le patriotisme comme la fin de tous nos dangers! Jetez un coup d'oeil sur notre véritable situation: vous sentirez que la vigilance et l'énergie vous sont plus nécessaires que jamais. Une sourde malveillance contrarie partout les opérations du gouvernement: la fatale influence des cours étrangères, pour être plus cachée, n'en est ni moins active, ni moins funeste. On sent que le crime intimidé n'a fait que couvrir sa marche avec plus d'adresse.

Les ennemis intérieurs du peuple français se sont divisés en deux factions, comme en deux corps d'armée. Elles marchent sous des bannières de différentes couleurs et par des routes diverses; mais elles marchent au même but: ce but est la désorganisation du gouvernement populaire, la ruine de la Convention, c'est-à-dire le triomphe de la tyrannie. L'une de ces deux factions nous pousse à la faiblesse, l'autre aux excès. L'une veut changer la liberté en bacchante, l'autre en prostituée.

Des intrigants subalternes, souvent même de bons citoyens abusés, se rangent de l'un ou de l'autre parti: mais les chefs appartiennent à la cause des rois ou de l'aristocratie, et se réunissent toujours contre les patriotes. Les fripons, lors même qu'ils se font la guerre, se haïssent bien moins qu'ils ne détestent les gens de bien. La patrie est leur proie; ils se battent pour la partager: mais ils se liguent contre ceux qui la défendent.

On a donné aux uns le nom de modérés; il y a peut-être plus d'esprit que de justesse dans la dénomination d'ultra-révolutionnaires par laquelle on a désigné les autres. Cette dénomination, qui ne peut s'appliquer dans aucun cas aux hommes de bonne foi que le zèle et l'ignorance peuvent emporter au delà de la saine politique de la révolution, ne caractérise pas exactement les hommes perfides que la tyrannie soudoie pour compromettre, par des applications fausses et funestes, les principes sacrés de notre révolution.

Le faux révolutionnaire est peut-être plus souvent encore en deçà qu'au delà de la révolution: il est modéré, il est fou de patriotisme, selon les circonstances. On arrête dans les comités prussiens, anglais, autrichiens, moscovites même, ce qu'il pensera le lendemain. Il s'oppose aux mesures énergiques, et les exagère quand il n'a pu les empêcher: sévère pour l'innocence, mais indulgent pour le crime; accusant même les coupables qui ne sont point assez riches pour acheter son silence, ni assez importants pour mériter son zèle, mais se gardant bien de jamais se compromettre au point de défendre la vertu calomniée; découvrant quelquefois des complots découverts, arrachant le masque à des traîtres démasqués et même décapités, mais prônant les traîtres vivants et encore accrédités; toujours empressé à caresser l'opinion du moment, et non moins attentif à ne jamais l'éclairer, et surtout à ne jamais la heurter; toujours prêt à adopter les mesures hardies, pourvu qu'elles aient beaucoup d'inconvénients; calomniant celles qui ne présentent que des avantages, ou bien y ajoutant tous les amendements qui peuvent les rendre nuisibles; disant la vérité avec économie, et tout autant qu'il le faut pour acquérir le droit de mentir impunément; distillant le bien goutte à goutte, et versant le mal par torrents; plein de feu pour les grandes résolutions qui ne signifient rien; plus qu'indifférent pour celles qui peuvent honorer la cause du peuple et sauver la patrie; donnant beaucoup aux formes du patriotisme; très attaché, comme les dévots dont il se déclare l'ennemi, aux pratiques extérieures, il aimerait mieux user cent bonnets rouges que de faire une bonne action.

Quelle différence trouvez-vous entre ces gens-là et vos modérés? Ce sont des serviteurs employés par le même maître, ou, si vous voulez, des complices qui feignent de se brouiller pour mieux cacher leurs crimes. Jugez-les, non par la différence du langage, mais par l'identité des résultats. Celui qui attaque la Convention nationale par des discours insensés, et celui qui la trompe pour la compromettre, ne sont-ils pas d'accord? Celui qui, par d'injustes rigueurs, force le patriotisme à trembler pour lui-même, invoque l'amnistie en faveur de l'aristocratie et de la trahison. Tel appelait la France à la conquête du monde, qui n'avait d'autre but que d'appeler les tyrans à la conquête de la France. L'étranger hypocrite qui, depuis cinq années, proclame Paris la capitale du globe, ne faisait que traduire, dans un autre jargon, les anathèmes des vils fédéralistes qui vouaient Paris à la destruction. Prêcher l'athéisme n'est qu'une manière d'absoudre la superstition et d'accuser la philosophie; et la guerre déclarée à la divinité n'est qu'une diversion en faveur de la royauté.

Quelle autre méthode reste-t-il de combattre la liberté?

Ira-t-on, à l'exemple des premiers champions de l'aristocratie, vanter les douceurs de la servitude et les bienfaits de la monarchie, le génie surnaturel et les vertus incomparables des rois?

Ira-t-on proclamer la vanité des droits de l'homme et des principes de la justice éternelle?

Ira-t-on exhumer la noblesse et le clergé, ou réclamer les droits imprescriptibles de la haute bourgeoisie à leur double succession?

Non. Il est bien plus commode de prendre le masque du patriotisme pour défigurer, par d'insolentes parodies, le drame sublime de la révolution, pour compromettre la cause de la liberté par une modération hypocrite ou par des extravagances étudiées.

Aussi l'aristocratie se constitue en sociétés populaires; l'orgueil contre-révolutionnaire cache sous des haillons ses complots et ses poignards; le fanatisme brise ses propres autels; le royalisme chante les victoires de la République; la noblesse, accablée de souvenirs, embrasse tendrement l'égalité pour l'étouffer; la tyrannie, teinte du sang des défenseurs de la liberté, répand des fleurs sur leur tombeau. Si tous les coeurs ne sont pas changés, combien de visages sont masqués! combien de traîtres ne se mêlent de nos affaires que pour les ruiner!

Voulez-vous les mettre à l'épreuve? Demandez-leur, au lieu de serment et de déclamation, des services réels.

Faut-il agir? Ils pérorent. Faut-il délibérer? Ils veulent commencer par agir. Les temps sont-ils paisibles? Ils s'opposeront à tout changement utile. Sont-ils orageux? Ils parleront de tout réformer, pour bouleverser tout. Voulez-vous contenir les séditieux? Ils vous rappellent la clémence de César. Voulez-vous arracher les patriotes à la persécution? Ils vous proposent pour modèle la fermeté de Brutus. Ils découvrent qu'un tel a été noble, lorsqu'il sert la République; ils ne s'en souviennent plus dès qu'il la trahit. La paix est-elle utile? Ils vous étalent les palmes de la victoire. La guerre est-elle nécessaire? Ils vantent les douceurs de la paix. Faut-il défendre le territoire? Ils veulent aller châtier les tyrans au delà des monts et des mers. Faut-il reprendre nos forteresses? Ils veulent prendre d'assaut les églises et escalader le ciel. Ils oublient les Autrichiens pour faire la guerre aux dévotes. Faut-il appuyer notre cause de la fidélité de nos alliés? Ils déclament contre tous les gouvernements du monde, et vous proposeront de mettre en état d'accusation le grand Mogol lui-même. Le peuple va-t-il au Capitole rendre grâces aux dieux de ses victoires? Ils entonnent des chants lugubres sur nos revers passés. S'agit-il d'en remporter de nouvelles? Ils sèment, au milieu de nous, les haines, les divisions, les persécutions et le découragement. Faut-il réaliser la souveraineté du peuple et concentrer sa force par un gouvernement ferme et respecté? Ils trouvent que les principes du gouvernement blessent la souveraineté du peuple. Faut-il réclamer les droits du peuple opprimé par le gouvernement? Ils ne parlent que du respect pour les lois et de l'obéissance due aux autorités constituées.

Ils ont trouvé un expédient admirable pour seconder les efforts du gouvernement républicain: c'est de le désorganiser, de le dégrader complètement, de faire la guerre aux patriotes qui ont concouru à nos succès.

Cherchez-vous les moyens d'approvisionner vos armées? vous occupez-vous d'arracher à l'avarice et à la peur les subsistances qu'elles resserrent? Ils gémissent patriotiquement sur la misère publique et annoncent la famine. Le désir de prévenir le mal est toujours pour eux un motif de l'augmenter. Dans le Nord, on a tué les poules, et on nous a privé des oeufs, sous le prétexte que les poules mangent du grain. Dans le Midi, il a été question de détruire les mûriers et les orangers, sous le prétexte que la soie est un objet de luxe, et les oranges une superfluité.

Vous ne pourriez jamais imaginer certains excès commis par des contre-révolutionnaires hypocrites pour flétrir la cause de la Révolution. Croiriez-vous que dans les pays où la superstition a exercé le plus d'empire, non contents de surcharger les opérations relatives au culte de toutes les formes qui pouvaient les rendre odieuses, on a répandu la terreur parmi le peuple, en semant le bruit qu'on allait tuer tous les enfants au-dessous de dix ans et tous les vieillards au-dessus de soixante-dix ans? que ce bruit a été répandu particulièrement dans la ci-devant Bretagne, et dans les départements du Rhin et de la Moselle? C'est un des crimes imputés au ci-devant accusateur public du tribunal criminel de Strasbourg*. [* Schneider.] Les folies tyranniques de cet homme rendent vraisemblable tout ce que l'on raconte de Caligula et d'Héliogabale; mais on ne peut y ajouter foi, même à la vue des preuves. Il poussait le délire jusqu'à mettre les femmes en réquisition pour son usage: on assure même qu'il a employé cette méthode pour se marier. D'où est sorti tout à coup cet essaim d'étrangers, de prêtres, de nobles, d'intrigants de toute espèce, qui au même instant s'est répandu sur la surface de la République, pour exécuter, au nom de la philosophie, un plan de contre-révolution qui n'a pu être arrêté que par la force de la raison publique? Exécrable conception, digne du génie des cours étrangères liguées contre la liberté, et de la corruption de tous les ennemis intérieurs de la République!

C'est ainsi qu'aux miracles continuels, opérés par la vertu d'un grand peuple, l'intrigue mêle toujours la bassesse de ses trames criminelles, bassesse commandée par les tyrans, et dont ils font ensuite la matière de leurs ridicules manifestes, pour retenir les peuples ignorants dans la fange de l'opprobre et dans les chaînes de la servitude.

Eh! que font à la liberté les forfaits de ses ennemis? Le soleil, voilé par un nuage passager, en est-il moins l'astre qui anime la nature? L'écume impure que l'Océan repousse sur ses rivages le rend-elle moins imposant?

Dans des mains perfides tous les remèdes à nos maux deviennent des poisons; tout ce que vous pouvez faire, tout ce que vous pouvez dire, ils le tourneront contre vous, même les vérités que nous venons de développer.

Ainsi, par exemple, après avoir disséminé partout les germes de la guerre civile, par l'attaque violente contre les préjugés religieux, ils chercheront à armer le fanatisme et l'aristocratie des mesures mêmes que la saine politique vous a prescrites en faveur de la liberté des cultes. Si vous aviez laissé un libre cours à la conspiration, elle aurait produit, tôt ou tard, une réaction terrible et universelle; si vous l'arrêtez, ils chercheront encore à en tirer parti, en persuadant que vous. protégez les prêtres et les modérés.

Il ne faudra pas même vous étonner si les auteurs de ce système sont les prêtres qui auront le plus hardiment confessé leur charlatanisme.

Si les patriotes, emportés par un zèle pur, mais irréfléchi, ont été quelque part les dupes de leurs intrigues, ils rejetteront tout le blâme sur les patriotes; car le premier point de leur doctrine machiavélique est de perdre la République, en perdant les républicains, comme on subjugue un pays en détruisant l'armée qui le défend. On peut apprécier par là un de leurs principes favoris, qui est qu'il faut compter pour rien les hommes; maxime d'origine royale, qui veut dire qu'il faut leur abandonner tous les amis de la liberté.

Il est à remarquer que la destinée des hommes qui ne cherchent que le bien public est d'être les victimes de ceux qui se cherchent eux-mêmes, ce qui vient de deux causes: la première, que les intrigants attaquent avec les vices de l'ancien régime; la seconde, que les patriotes ne se défendent qu'avec les vertus du nouveau.

Une telle situation intérieure doit vous paraître digne de toute votre attention, surtout si vous réfléchissez que vous avez en même temps les tyrans de l'Europe à combattre, douze cent mille hommes sous les armes à entretenir, et que le gouvernement est obligé de réparer continuellement, à force d'énergie et de vigilance, tous les maux que la multitude innombrable de nos ennemis nous a préparés pendant le cours de cinq ans.

Quel est le remède de tous ces maux? Nous n'en connaissons point d'autre que le développement de ce ressort général de la république, la vertu.

La démocratie périt par deux excès, l'aristocratie de ceux qui gouvernent, ou le mépris du peuple pour les autorités qu'il a lui-même établies, mépris qui fait que chaque coterie, que chaque individu attire à lui la puissance publique, et ramène le peuple, par l'excès du désordre, à l'anéantissement, ou au pouvoir d'un seul.

La double tâche des modérés et des faux révolutionnaires est de nous ballotter perpétuellement entre ces deux écueils.

Mais les représentants du peuple peuvent les éviter tous deux; car le gouvernement est toujours le maître d'être juste et sage; et, quand il a ce caractère, il est sûr de la confiance du peuple.

Il est bien vrai que le but de tous nos ennemis est de dissoudre la Convention; il est vrai que le tyran de la Grande-Bretagne et ses alliés promettent à leur parlement et à leurs sujets de vous ôter votre énergie et la confiance publique qu'elle vous a méritée; que c'est là la première instruction de tous leurs commissaires.

Mais c'est une vérité qui doit être regardée comme triviale en politique, qu'un grand corps investi de la confiance d'un grand peuple ne peut se perdre que par lui-même; vos ennemis ne l'ignorent pas, ainsi vous ne doutez pas qu'ils s'appliquent surtout à réveiller au milieu de vous toutes les passions qui peuvent seconder leurs sinistres desseins.

Que peuvent-ils contre la représentation nationale, s'ils ne parviennent à lui surprendre des actes impolitiques qui puissent fournir des prétextes à leurs criminelles déclamations? Ils doivent donc désirer nécessairement d'avoir deux espèces d'agents, les uns qui chercheront à la dégrader par leurs discours, les autres, dans son sein même, qui s'efforceront de la tromper, pour compromettre sa gloire et les intérêts de la république.

Pour l'attaquer avec succès, il était utile de commencer la guerre civile contre les représentants dans les départements qui avaient justifié votre confiance, et contre le Comité de salut public; aussi ont-ils été attaqués par des hommes qui semblaient se combattre entre eux.

Que pouvaient-ils faire de mieux que de paralyser le gouvernement de la Convention, et d'en briser tous les ressorts, dans le moment qui doit décider du sort de la république et des tyrans?

Loin de nous l'idée qu'il existe encore au milieu de nous un seul homme assez lâche pour vouloir servir la cause des tyrans! mais plus loin de nous encore le crime, qui ne nous serait point pardonné, de tromper la Convention nationale, et de trahir le peuple français par un coupable silence! Car il y a cela d'heureux pour un peuple libre, que la vérité, qui est le fléau des despotes, est toujours sa force et son salut. Or, il est vrai qu'il existe encore pour notre liberté un danger, le seul danger sérieux peut-être qui lui reste à courir: ce danger est un plan, qui a existé, de rallier tous les ennemis de la République, en ressuscitant l'esprit de parti; de persécuter les patriotes, de décourager, de perdre les agents fidèles du gouvernement républicain, de faire manquer les parties les plus essentielles du service public. On a voulu tromper la Convention sur les hommes et sur les choses; on a voulu lui donner le change sur les causes des abus qu'on exagère, afin de les rendre irrémédiables; on s'est étudié à la remplir de fausses terreurs, pour l'égarer ou pour la paralyser; on cherche à la diviser; on a cherché à diviser surtout les représentants envoyés dans les départements, et le Comité de salut public; on a voulu induire les premiers à contrarier les mesures de l'autorité centrale, pour amener le désordre et la confusion; on a voulu les aigrir à leur retour, pour les rendre, à leur insu, les instruments d'une cabale. Les étrangers mettent à profit toutes les passions particulières, et jusqu'au patriotisme abusé.

On avait d'abord pris le parti d'aller droit au but, en calomniant le Comité de salut public; on se flattait alors hautement qu'il succomberait sous le poids de ses pénibles fonctions. La victoire et la fortune du peuple français l'ont défendu. Depuis cette époque, on a pris le parti de le louer en le paralysant et en détruisant le fruit de ses travaux. Toutes ces déclamations vagues contre des agents nécessaires du Comité; tous les projets de désorganisation, déguisés sous le nom de réformes, déjà rejetés par la Convention, et reproduits aujourd'hui avec une affectation étrange; cet empressement à prôner des intrigants que le Comité de salut public a dû éloigner; cette terreur inspirée aux bons citoyens; cette indulgence dont on flatte les conspirateurs; tout ce système d'imposture et d'intrigue, dont le principal auteur est un homme que vous avez repoussé de votre sein, est dirigé contre la Convention nationale, et tend à réaliser les voeux de tous les ennemis de la France.

C'est depuis l'époque où ce système a été annoncé dans des libelles, et réalisé par des actes publics, que l'aristocratie et le royalisme ont commencé à relever une tête insolente, que le patriotisme a été de nouveau persécuté dans une partie de la République, que l'autorité nationale a éprouvé une résistance dont les intrigants commençaient à perdre l'habitude. Au reste, ces attaques indirectes n'eussent-elles d'autre inconvénient que de partager l'attention et l'énergie de ceux qui ont à porter le fardeau immense dont vous les avez chargés, et de les distraire trop souvent des grandes mesures de salut public, pour s'occuper de déjouer des intrigues dangereuses; elles pourraient encore être considérées comme une diversion utile à nos ennemis.

Mais rassurons-nous; c'est ici le sanctuaire de la vérité; c'est ici que résident les fondateurs de la République, les vengeurs de l'humanité et les destructeurs des tyrans.

Ici, pour détruire un abus, il suffit de l'indiquer. Il nous suffit d'appeler, au nom de la patrie, des conseils de l'amour-propre ou de la faiblesse des individus, à la vertu et à la gloire de la Convention nationale.

Nous provoquons, sur tous les objets de ses inquiétudes, et sur tout ce qui peut influer sur la marche de la révolution, une discussion solennelle; nous la conjurons de ne pas permettre qu'aucun intérêt particulier et caché puisse usurper ici l'ascendant de la volonté générale de l'assemblée et la puissance indestructible de la raison.

Nous nous bornerons aujourd'hui à vous proposer de consacrer par votre approbation formelle les vérités morales et politiques sur lesquelles doit être fondée votre administration intérieure et la stabilité de la République, comme vous avez déjà consacré les principes de votre conduite envers les peuples étrangers: par là vous rallierez tous les bons citoyens, vous ôterez l'espérance aux conspirateurs; vous assurerez votre marche, et vous confondrez les intrigues et les calomnies des rois; vous honorerez votre cause et votre caractère aux yeux de tous les peuples.

Donnez au peuple français ce nouveau gage de votre zèle pour protéger le patriotisme, de votre justice inflexible pour les coupables, et de votre dévouement à la cause du peuple. Ordonnez que les principes de morale politique que nous venons de développer seront proclamés, en votre nom, au dedans et au dehors de la République.






Rapport fait au nom du Comité de salut public, par Maximilien Robespierre, sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, et sur les fêtes nationales. Séance du 18 floréal, l'an second de la République française une et indivisible. Imprimé par ordre de la Convention nationale (18 floréal an II - 7 mai 1794)



Citoyens,


C'est dans la prospérité que les peuples, ainsi que les particuliers, doivent, pour ainsi dire, se recueillir pour écouter, dans le silence des passions, la voix de la sagesse. Le moment où le bruit de nos victoires retentit dans l'univers est donc celui où les législateurs de la République française doivent veiller, avec une nouvelle sollicitude, sur eux-mêmes et sur la patrie, et affermir les principes sur lesquels doivent reposer la stabilité et la félicité de la République. Nous venons aujourd'hui soumettre à votre méditation des vérités profondes qui importent au bonheur des hommes, et vous proposer des mesures qui en découlent naturellement.

Le monde moral, beaucoup plus encore que le monde physique, semble plein de contrastes et d'énigmes. La nature nous dit que l'homme est né pour la liberté, et l'expérience des siècles nous montre l'homme esclave. Ses droits sont écrits dans son coeur, et son humiliation dans l'histoire. Le genre humain respecte Caton, et se courbe sous le joug de César. La postérité honore la vertu de Brutus; mais elle ne la permet que dans l'histoire ancienne. Les siècles et la terre sont le partage du crime et de la tyrannie; la liberté et la vertu se sont à peine reposées un instant sur quelques points du globe. Sparte brille comme un éclair dans des ténèbres immenses.....

Ne dis pas cependant, ô Brutus, que la vertu est un fantôme! Et vous, fondateurs de la République française, gardez-vous de désespérer de l'humanité, ou de douter un moment du succès de votre grande entreprise!

Le monde a changé, il doit changer encore. Qu'y a-t-il de commun entre ce qui est et ce qui fut? Les nations civilisées ont succédé aux sauvages errants dans les déserts; les moissons fertiles ont pris la place des forêts antiques qui couvraient le globe. Un monde a paru au delà des bornes du monde; les habitants de la terre ont ajouté les mers à leur domaine immense; l'homme a conquis la foudre et conjuré celle du ciel. Comparez le langage imparfait des hiéroglyphes avec les miracles de l'imprimerie; rapprochez le voyage des Argonautes de celui de La Pérouse; mesurez la distance entre les observations astronomiques des mages de l'Asie et les découvertes de Newton, ou bien entre l'ébauche tracée par la main de Dibutade et les tableaux de David.

Tout a changé dans l'ordre physique; tout doit changer dans l'ordre moral et politique. La moitié de la révolution du monde est déjà faite; l'autre moitié doit s'accomplir.

La raison de l'homme ressemble encore au globe qu'il habite; la moitié en est plongée dans les ténèbres, quand l'autre est éclairée. Les peuples de l'Europe ont fait des progrès étonnants dans ce qu'on appelle les arts et les sciences, et ils semblent dans l'ignorance des premières notions de la morale publique. Ils connaissent tout, excepté leurs droits et leurs devoirs. D'où vient ce mélange de génie et de stupidité? De ce que, pour chercher à se rendre habile dans les arts, il ne faut que suivre ses passions, tandis que, pour défendre ses droits et respecter ceux d'autrui, il faut les vaincre. Il en est une autre raison: c'est que les rois qui font le destin de la terre ne craignent ni les grands géomètres, ni les grands peintres, ni les grands poètes, et qu'ils redoutent les philosophes rigides et les défenseurs de l'humanité.

Cependant le genre humain est dans un état violent qui ne peut être durable. La raison humaine marche depuis longtemps contre les trônes, à pas lents, et par des routes détournées, mais sûres. Le génie menace le despotisme alors même qu'il semble le caresser; il n'est plus guère défendu que par l'habitude et par la terreur, et surtout par l'appui que lui prête la ligue des riches et de tous les oppresseurs subalternes qu'épouvante le caractère imposant de la révolution française.

Le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l'espèce humaine; on serait tenté même de le regarder, au milieu d'elle, comme une espèce différente. L'Europe est à genoux devant les ombres des tyrans que nous punissons.

En Europe, un laboureur, un artisan est un animal dressé pour les plaisirs d'un noble; en France, les nobles cherchent à se transformer en laboureurs et en artisans, et ne peuvent pas même obtenir cet honneur.

L'Europe ne conçoit pas qu'on puisse vivre sans rois, sans nobles; et nous, que l'on puisse vivre avec eux.

L'Europe prodigue son sang pour river les chaînes de l'humanité, et nous pour les briser.

Nos sublimes voisins entretiennent gravement l'univers de la santé du roi, de ses divertissements, de ses voyages; ils veulent absolument apprendre à la postérité à quelle heure il a dîné, à quel moment il est revenu de la chasse, quelle est la terre heureuse qui, à chaque instant du jour, eut l'honneur d'être foulée par ses pieds augustes, quels sont les noms des esclaves privilégiés qui ont paru en sa présence, au lever, au coucher du soleil.

Nous lui apprendrons, nous, les noms et les vertus des héros morts en combattant pour la liberté; nous loi apprendrons dans quelle terre les derniers satellites des tyrans ont mordu la poussière; nous lui apprendrons à quelle heure a sonné le trépas des oppresseurs du monde.

Oui, cette terre délicieuse que nous habitons, et que la nature caresse avec prédilection, est faite pour être le domaine de la liberté et du bonheur; ce peuple sensible et fier est vraiment né pour la gloire et pour la vertu. O ma patrie! si le destin m'avait fait naître dans une contrée étrangère et lointaine, j'aurais adressé au ciel des voeux continuels pour ta prospérité; j'aurais versé des larmes d'attendrissement au récit de tes combats et de tes vertus; mon âme attentive aurait suivi avec une inquiète ardeur tous les mouvements de ta glorieuse révolution; j'aurais envié le sort de tes citoyens, j'aurais envié celui de tes représentants. Je suis Français, je suis l'un de tes représentants... O peuple sublime! reçois le sacrifice de tout mon être; heureux celui qui est né au milieu de toi! plus heureux celui qui peut mourir pour ton bonheur!

O vous, à qui il a confié ses intérêts et sa puissance, que ne pouvez-vous pas avec lui et pour lui! Oui, vous pouvez montrer au monde le spectacle nouveau de la démocratie affermie dans un vaste empire. Ceux qui, dans l'enfance du droit public, et du sein de la servitude, ont balbutié des maximes contraires, prévoyaient-ils les prodiges opérés depuis un an? Ce qui vous reste à faire est-il plus difficile que ce que vous avez fait? Quels sont les politiques qui peuvent vous servir de précepteurs ou de modèles? Ne faut-il pas que vous fassiez précisément tout le contraire de ce qui a été fait avant vous? L'art de gouverner a été jusqu'à nos jours l'art de tromper et de corrompre les hommes: il ne doit être que celui de les éclairer et de les rendre meilleurs.

Il y a deux sortes d'égoïsme: l'un, vil, cruel, qui isole l'homme de ses semblables, qui cherche un bien-être exclusif acheté par la misère d'autrui; l'autre, généreux, bienfaisant, qui confond notre bonheur dans le bonheur de tous, qui attache notre gloire à celle de la patrie. Le premier fait les oppresseurs et les tyrans; le second, les défenseurs de l'humanité. Suivons son impulsion salutaire: chérissons le repos acheté par de glorieux travaux; ne craignons point la mort qui les couronne, et nous consoliderons le bonheur de notre patrie et même le nôtre.

Le vice et la vertu font les destins de la terre: ce sont les deux génies opposés qui se la disputent. La source de l'un et de l'autre est dans les passions de l'homme. Selon la direction qui est donnée à ses passions, l'homme s'élève jusqu'aux cieux ou s'enfonce dans des abîmes fangeux. Or, le but de toutes les institutions sociales, c'est de les diriger vers la justice, qui est à la fois le bonheur public et le bonheur privé.

Le fondement unique de la société civile, c'est la morale! Toutes les associations qui nous font la guerre reposent sur le crime: ce ne sont aux yeux de la vérité que des hordes de sauvages policés et de brigands disciplinés. A quoi se réduit donc cette science mystérieuse de la politique et de la législation? A mettre dans les lois et dans l'administration les vérités morales reléguées dans les livres des philosophes, et à appliquer à la conduite des peuples les notions triviales de probité que chacun est forcé d'adopter pour sa conduite privée, c'est-à-dire à employer autant d'habileté à faire régner la justice que les gouvernements en ont mis jusqu'ici à être injustes impunément ou avec bienséance.

Aussi, voyez combien d'art les rois et leurs complices ont épuisé pour échapper à l'application de ces principes, et pour obscurcir toutes les notions du juste et de l'injuste! Qu'il était exquis, le bon sens de ce pirate qui répondit à Alexandre: "On m'appelle brigand, parce que je n'ai qu'un navire; et toi, parce que tu as une flotte, on t'appelle conquérant!" Avec quelle impudeur ils font des lois contre le vol, lorsqu'ils envahissent la fortune publique! On condamne en leur nom les assassins, et ils assassinent des millions d'hommes par la guerre et par la misère. Sous la monarchie, les vertus domestiques ne sont que des ridicules: mais les vertus publiques sont des crimes; la seule vertu est d'être l'instrument docile des crimes du prince, le seul honneur est d'être aussi méchant que lui. Sous la monarchie, il est permis d'aimer sa famille, mais non la patrie. Il est honorable de défendre ses amis, mais non les opprimés. La probité de la monarchie respecte toutes les propriétés, excepté celle du pauvre; elle protège tous les droits, excepté ceux du peuple.

Voici un article du code de la monarchie:

"Tu ne voleras pas, à moins que tu ne sois le roi, ou que tu n'aies obtenu un privilège du roi; tu n'assassineras pas, à moins que tu ne fasses périr, d'un seul coup, plusieurs milliers d'hommes."

Vous connaissez ce mot ingénu du cardinal de Richelieu, écrit dans son testament politique, que les rois doivent s'abstenir avec grand soin de se servir des gens de probité, parce qu'ils ne peuvent en tirer parti. Plus de deux mille ans auparavant, il y avait sur les bords du Pont-Euxin un petit roi qui professait la même doctrine d'une manière encore plus énergique. Ses favoris avaient fait mourir quelques-uns de ses amis par de fausses accusations. Il s'en aperçut; un jour que l'un d'eux portait devant lui une nouvelle délation: "Je te ferais mourir, lui dit-il, si des scélérats tels que toi n'étaient pas nécessaires aux despotes." On assure que ce prince était un des meilleurs qui aient existé.

Mais c'est en Angleterre que le machiavélisme a poussé cette doctrine royale au plus haut degré de perfection.

Je ne doute pas qu'il y ait beaucoup de marchands à Londres qui se piquent de quelque bonne foi dans les affaires de leur négoce; mais il y a à parier que ces honnêtes gens trouvent tout naturel que les membres du parlement britannique vendent publiquement au roi George leur conscience et les droits du peuple, comme ils vendent eux-mêmes les productions de leurs manufactures.

Pitt déroule aux yeux de ce parlement la liste de ses bassesses et de ses forfaits: "tant pour la trahison, tant pour les assassinats des représentants du peuple et des patriotes, tant pour la calomnie, tant pour la famine, tant pour la corruption, tant pour la fabrication de la fausse monnaie"; le sénat écoute avec un sang-froid admirable, et approuve le tout avec soumission.

En vain, la voix d'un seul homme s'élève avec l'indignation de la vertu contre tant d'infamies; le ministre avoue ingénument qu'il ne comprend rien à des maximes si nouvelles pour lui, et le sénat rejette la motion.

Stanhope, ne demande point acte à tes indignes collègues de ton opposition à leurs crimes; la postérité te le donnera, et leur censure est pour toi le plus beau titre à l'estime de ton siècle même.

Que conclure de tout ce que je viens de dire? Que l'immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l'essence de la République.

La révolution, qui tend à l'établir, n'est que le passage du règne du crime à celui de la justice; de là les efforts continuels des rois ligués contre nous et de tous les conspirateurs pour perpétuer chez nous les préjugés et les vices de la monarchie.

Tout ce qui regrettait l'ancien régime, tout ce qui ne s'était lancé dans la carrière de la révolution que pour arriver à un changement de dynastie, s'est appliqué, dès le commencement, à arrêter les progrès de la morale publique; car quelle différence y avait-il entre les amis de d'Orléans ou d'York et ceux de Louis XVI, si ce n'est, de la part des premiers, peut-être un plus haut degré de lâcheté et d'hypocrisie?

Les chefs des factions qui partagèrent les deux premières législatures, trop lâches pour croire à la République, trop corrompus pour la vouloir, ne cessèrent de conspirer pour effacer du coeur des hommes les principes éternels que leur propre politique les avait d'abord obligés de proclamer. La conjuration se déguisait alors sous la couleur de ce perfide modérantisme qui, protégeant le crime et tuant la vertu, nous ramenait par un chemin oblique et sûr à la tyrannie.

Quand l'énergie républicaine eut confondu ce lâche système et fondé la démocratie, l'aristocratie et l'étranger formèrent le plan de tout outrer et de tout corrompre. Ils se cachèrent sous les formes de la démocratie, pour la déshonorer par des travers aussi funestes que ridicules, et pour l'étouffer dans son berceau.

On attaqua la liberté en même temps par le modérantisme et par la fureur. Dans ce choc de deux factions opposées en apparence, mais dont les chefs étaient unis par des noeuds secrets, l'opinion publique était dissoute, la représentation avilie, le peuple nul; et la révolution ne semblait être qu'un combat ridicule pour décider à quels fripons resterait le pouvoir de déchirer et de vendre la patrie.

La marche des chefs de parti qui semblaient les plus divisés fut toujours à peu près la même. Leur principal caractère fut une profonde hypocrisie.

Lafayette invoquait la Constitution pour relever la puissance royale. Dumouriez invoquait la Constitution pour protéger la faction girondine contre la Convention nationale. Au mois d'août 1792, Brissot et les Girondins voulaient faire de la Constitution un bouclier, pour parer le coup qui menaçait le trône. Au mois de janvier suivant, les mêmes conspirateurs réclamaient la souveraineté du peuple pour arracher la royauté à l'opprobre de l'échafaud, et pour allumer la guerre civile dans les assemblées sectionnaires. Hébert et ses complices réclamaient la souveraineté du peuple pour égorger la Convention nationale et anéantir le gouvernement républicain.

Brissot et les Girondins avaient voulu armer les riches contre le peuple; la faction d'Hébert, en protégeant l'aristocratie, caressait le peuple pour l'opprimer par lui-même.

Danton, le plus dangereux des ennemis de la patrie, s'il n'en avait été le plus lâche; Danton, ménageant tous les crimes, lié à tous les complots, promettant aux scélérats sa protection, aux patriotes sa fidélité, habile à expliquer ses trahisons par des prétextes de bien public, à justifier ses vices par ses défauts prétendus, faisait inculper par ses amis, d'une manière insignifiante ou favorable, les conspirateurs près de consommer la ruine de la République, pour avoir occasion de les défendre lui-même, transigeait avec Brissot, correspondait avec Ronsin, encourageait Hébert, et s'arrangeait à tout événement pour profiter également de leur chute ou de leur succès, et pour rallier tous les ennemis de la liberté contre le gouvernement républicain.

C'est surtout dans ces derniers temps que l'on vit se développer dans toute son étendue l'affreux système, ourdi par nos ennemis, de corrompre la morale publique. Pour mieux y réussir, ils s'en étaient eux-mêmes établis les professeurs; ils allaient tout flétrir, tout confondre, par un mélange odieux de la pureté de nos principes avec la corruption de leurs coeurs.

Tous les fripons avaient usurpé une espèce de sacerdoce politique, et rangeaient dans la classe des profanes les fidèles représentants du peuple et tous les patriotes. On tremblait alors de proposer une idée juste; ils avaient interdit au patriotisme l'usage du bon sens: il y eut un moment où il était défendu de s'opposer à la ruine de la patrie, sous peine de passer pour mauvais citoyen: le patriotisme n'était plus qu'un travestissement ridicule ou l'audace de déclamer contre la Convention. Grâce à cette subversion des idées révolutionnaires, l'aristocratie, absoute de tous ses crimes, tramait très patriotiquement le massacre des représentants du peuple et la résurrection de la royauté; gorgés des trésors de la tyrannie, les conjurés prêchaient la pauvreté; affamés d'or et de domination, ils prêchaient l'égalité avec insolence pour la faire haïr; la liberté était pour eux l'indépendance du crime; la révolution, un trafic; le peuple, un instrument; la patrie, une proie. Le peu de bien même qu'ils s'efforçaient de faire était un stratagème perfide pour nous faire plus aisément des maux irréparables. S'ils se montraient quelquefois sévères, c'était pour acquérir le droit de favoriser les ennemis de la liberté, et de proscrire ses amis. Couverts de tous les crimes, ils exigeaient des patriotes, non seulement l'infaillibilité, mais la garantie de tous les caprices de la fortune, afin que personne n'osât plus servir la patrie. Ils tonnaient contre l'agiotage et partageaient avec les agioteurs la fortune publique; ils parlaient contre la tyrannie, pour mieux servir les tyrans. Les tyrans de l'Europe accusaient, par leur organe, la Convention nationale de tyrannie. On ne pouvait pas proposer au peuple de rétablir la royauté, ils voulaient le pousser à détruire son propre gouvernement; on ne pouvait pas lui dire qu'il devait appeler ses ennemis, on lui disait qu'il fallait chasser ses défenseurs; on ne pouvait pas lui dire de poser les armes, on le décourageait par de fausses nouvelles; on comptait pour rien ses succès, et on exagérait ses échecs avec une coupable malignité.

On ne pouvait pas lui dire: Le fils du tyran, ou un autre Bourbon, ou bien l'un des fils du roi George, te rendrait heureux; mais on lui disait: Tu es malheureux. On lui traçait le tableau de la disette qu'ils cherchaient eux-mêmes à amener; on lui disait que les oeufs, que le sucre n'étaient pas abondants. On ne lui disait pas que sa liberté valait quelque chose; que l'humiliation de ses oppresseurs et tous les autres effets de la révolution n'étaient pas des biens méprisables; qu'il combattait encore; que la ruine de ses ennemis pouvait seule assurer son bonheur...; mais il sentait tout cela. Enfin, ils ne pouvaient pas asservir le peuple français par la force ni par son propre consentement; ils cherchaient à l'enchaîner par la subversion, par la révolte, par la corruption des moeurs.

Ils ont érigé l'immoralité, non seulement en système, mais en religion; ils ont cherché à éteindre tous les sentiments religieux de la nature par leurs exemples, autant que par leurs préceptes. Le méchant voudrait dans son coeur qu'il ne restât pas sur la terre un seul homme de bien, afin de n'y plus rencontrer un seul accusateur, et de pouvoir y respirer en paix. Ceux-ci allèrent chercher dans les esprits et dans les coeurs tout ce qui sert d'appui à la morale, pour l'en arracher, et pour y étouffer l'accusateur invisible que la nature y a caché.

Les tyrans, satisfaits de l'audace de leurs émissaires, s'empressèrent d'étaler aux yeux de leurs sujets les extravagances qu'ils avaient achetées; et, feignant de croire que c'était là le peuple français, ils semblèrent leur dire: "Que gagneriez-vous à secouer notre joug? vous le voyez, les républicains ne valent pas mieux que nous." Les tyrans ennemis de la France avaient ordonné un plan qui devait, si leurs espérances avaient été parfaitement remplies, embraser tout à coup notre République et élever une barrière insurmontable entre elle et les autres peuples; les conjurés l'exécutèrent. Les mêmes fourbes qui avaient invoqué la souveraineté du peuple pour égorger la Convention nationale, alléguèrent la haine de la superstition pour nous donner la guerre civile et l'athéisme.

Que voulaient-ils, ceux qui, au sein des conspirations dont nous étions environnés, au milieu des embarras d'une telle guerre, au moment où les torches de la discorde civile fumaient encore, attaquèrent tout à coup tous les cultes par la violence, pour s'ériger eux-mêmes en apôtres fougueux du néant et en missionnaires fanatiques de l'athéisme? Quel était le motif de cette grande opération tramée dans les ténèbres de la nuit, à l'insu de la Convention nationale, par des prêtres, par des étrangers et par des conspirateurs? Etait-ce l'amour de la patrie? La patrie leur a déjà infligé le supplice des traîtres. Etait-ce la haine des prêtres? Les prêtres étaient leurs amis. Etait-ce l'horreur du fanatisme? C'était le seul moyen de lui offrir des armes. Etait-ce le désir de hâter le triomphe de la Raison? Mais on ne cessait de l'outrager par des violences absurdes et par des extravagances concertées pour la rendre odieuse: on ne semblait la reléguer dans les temples que pour la bannir de la République.

On servait la cause des rois ligués contre nous, des rois qui avaient eux-mêmes annoncé d'avance ces événements, et qui s'en prévalaient avec succès pour exciter contre nous le fanatisme des peuples par des manifestes et par des prières publiques. Il faut voir avec quelle sainte colère M. Pitt nous oppose ces faits, et avec quel soin le petit nombre d'hommes intègres qui existe au parlement d'Angleterre les rejette sur quelques hommes méprisables, désavoués et punis par vous.

Cependant, tandis que ceux-ci remplissaient leur mission, le peuple anglais jeûnait pour expier les péchés payés par M. Pitt, et les bourgeois de Londres portaient le deuil du culte catholique, comme ils avaient porté celui du roi Capet et de la reine Antoinette.

Admirable politique du ministre de George, qui faisait insulter l'Etre suprême par ses émissaires, et voulait le venger par les baïonnettes anglaises et autrichiennes! J'aime beaucoup la piété des rois, et je crois fermement à la religion de M. Pitt. Il est certain du moins qu'il a trouvé de bons amis en France; car, suivant tous les calculs de la prudence humaine, l'intrigue dont je parle devait allumer un incendie rapide dans toute la République, et lui susciter de nouveaux ennemis au dehors.

Heureusement, le génie du peuple français, sa passion inaltérable pour la liberté, la sagesse avec laquelle vous avez averti les patriotes de bonne foi qui pouvaient être entraînés par l'exemple dangereux des inventeurs hypocrites de cette machination, enfin le soin qu'ont pris les prêtres eux-mêmes de désabuser le peuple sur leur propre compte, toutes ces causes ont prévenu la plus grande partie des inconvénients que les conspirateurs en attendaient. C'est à vous de faire cesser les autres, et de mettre à profit, s'il est possible, la perversité même de nos ennemis, pour assurer le triomphe des principes et de la liberté.

Ne consultez que le bien de la patrie et les intérêts de l'humanité. Toute institution, toute doctrine qui console et qui élève les âmes doit être accueillie; rejetez toutes celles qui tendent à les dégrader et à les corrompre. Ranimez, exaltez tous les sentiments généreux et toutes les grandes idées morales qu'on a voulu éteindre; rapprochez par le charme de l'amitié et par le lien de la vertu les hommes qu'on a voulu diviser. Qui donc t'a donné la mission d'annoncer au peuple que la Divinité n'existe pas, ô toi qui te passionnes pour cette aride doctrine, et qui ne te passionnas jamais pour la patrie? Quel avantage trouves-tu à persuader à l'homme qu'une force aveugle préside à ses destinées et frappe au hasard le crime et la vertu, que son âme n'est qu'un souffle léger qui s'éteint aux portes du tombeau?

L'idée de son néant lui inspirera-t-elle des sentiments plus purs et plus élevés que celle de son immortalité? Lui inspirera-t-elle plus de respect pour ses semblables et pour lui-même, plus de dévouement pour la patrie, plus d'audace à braver la tyrannie, plus de mépris pour la mort ou pour la volupté? Vous qui regrettez un ami vertueux, vous aimez à penser que la plus belle partie de lui-même a échappé au trépas! Vous qui pleurez sur le cercueil d'un fils ou d'une épouse, êtes-vous consolé par celui qui vous dit qu'il ne reste plus d'eux qu'une vile poussière? Malheureux qui expirez sous les coups d'un assassin, votre dernier soupir est un appel à la justice éternelle! L'innocence sur l'échafaud fait pâlir le tyran sur son char de triomphe: aurait-elle cet ascendant, si le tombeau égalait l'oppresseur et l'opprimé? Malheureux sophiste! de quel droit viens-tu arracher à l'innocence le sceptre de la raison, pour le remettre dans les mains du crime, jeter un voile funèbre sur la nature, désespérer le malheur, réjouir le vice, attrister la vertu, dégrader l'humanité? Plus un homme est doué de sensibilité et de génie, plus il s'attache aux idées qui agrandissent son être et qui élèvent son coeur; et la doctrine des hommes de cette trempe devient celle de l'univers. Eh! comment ces idées ne seraient-elles point des vérités? Je ne conçois pas du moins comment la nature aurait pu suggérer à l'homme des fictions plus utiles que toutes les réalités; et si l'existence de Dieu, si l'immortalité de l'âme n'étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les conceptions de l'esprit humain.

Je n'ai pas besoin d'observer qu'il ne s'agit pas ici de faire le procès à aucune opinion philosophique en particulier, ni de contester que tel philosophe peut être vertueux, quelles que soient ses opinions, et même en dépit d'elles, par la force d'un naturel heureux ou d'une raison supérieure. Il s'agit de considérer seulement l'athéisme comme national, et lié à un système de conspiration contre la République.

Eh! que vous importent à vous, législateurs, les hypothèses diverses par lesquelles certains philosophes expliquent les phénomènes de la nature? Vous pouvez abandonner tous ces objets à leurs disputes éternelles: ce n'est ni comme métaphysiciens, ni comme théologiens, que vous devez les envisager. Aux yeux du législateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique, est la vérité.

L'idée de l'Etre suprême et de l'immortalité de l'âme est un rappel continuel à la justice; elle est donc sociale et républicaine. La Nature a mis dans l'homme le sentiment du plaisir et de la douleur qui le force à fuir les objets physiques qui lui sont nuisibles, et à chercher ceux qui lui conviennent. Le chef-d'oeuvre de la société serait de créer en lui, pour les choses morales, un instinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal; car la raison particulière de chaque homme, égarée par ses passions, n'est souvent qu'un sophiste qui plaide leur cause, et l'autorité de l'homme peut toujours être attaquée par l'amour-propre de l'homme. Or, ce qui produit ou remplace cet instinct précieux, ce qui supplée à l'insuffisance de l'autorité humaine, c'est le sentiment religieux qu'imprime dans les âmes l'idée d'une sanction donnée aux préceptes de la morale par une puissance supérieure à l'homme. Aussi je ne sache pas qu'aucun législateur se soit jamais avisé de nationaliser l'athéisme; je sais que les plus sages mêmes d'entre eux se sont permis de mêler à la vérité quelques fictions, soit pour frapper l'imagination des peuples ignorants, soit pour les attacher plus fortement à leurs institutions. Lycurgue et Solon eurent recours à l'autorité des oracles; et Socrate lui-même, pour accréditer la vérité parmi ses concitoyens, se crut obligé de leur persuader qu'elle lui était inspirée par un génie familier.

Vous ne conclurez pas de là sans doute qu'il faille tromper les hommes pour les instruire, mais seulement que vous êtes heureux de vivre dans un siècle et dans un pays dont les lumières ne vous laissent d'autre tâche à remplir que de rappeler les hommes à la nature et à la vérité.

Vous vous garderez bien de briser le lien sacré qui les unit à l'auteur de leur être. Il suffit même que cette opinion ait régné chez un peuple, pour qu'il soit dangereux de la détruire. Car les motifs des devoirs et les bases de la moralité s'étant nécessairement liés à celte idée, l'effacer, c'est démoraliser le peuple. Il résulte du même principe qu'on ne doit jamais attaquer un culte établi qu'avec prudence et avec une certaine délicatesse, de peur qu'un changement subit et violent ne paraisse une atteinte portée à la morale, et une dispense de la probité même. Au reste, celui qui peut remplacer la Divinité dans le système de la vie sociale est à mes yeux un prodige de génie; celui qui, sans l'avoir remplacée, ne songe qu'à la bannir de l'esprit des hommes, me paraît un prodige de stupidité ou de perversité.

Qu'est-ce que les conjurés avaient mis à la place de ce qu'ils détruisaient? Rien, si ce n'est le chaos, le vide et la violence. Ils méprisaient trop le peuple pour prendre la peine de le persuader; au lieu de l'éclairer, ils ne voulaient que l'irriter, l'effaroucher ou le dépraver.

Si les principes que j'ai développés jusqu'ici sont des erreurs, je me trompe du moins avec tout ce que le monde révère: prenons ici les leçons de l'histoire. Remarquez, je vous prie, comment les hommes qui ont influé sur la destinée des Etats furent déterminés vers l'un ou l'autre des deux systèmes opposés par leur caractère personnel et par la nature même de leurs vues politiques. Voyez-vous avec quel art profond César, plaidant dans le sénat romain en faveur des complices de Catilina, s'égare dans une digression contre le dogme de l'immortalité de l'âme, tant ces idées lui paraissent propres à éteindre dans le coeur des juges l'énergie de la vertu, tant la cause du crime lui paraît liée à celle de l'athéisme. Cicéron, au contraire, invoquait contre les traîtres et le glaive des lois et la foudre des dieux. Socrate mourant entretient ses amis de l'immortalité de l'âme. Léonidas aux Thermopyles, soupant avec ses compagnons d'armes, au moment d'exécuter le dessein le plus héroïque que la vertu humaine ait jamais conçu, les invite pour le lendemain à un autre banquet dans une vie nouvelle. Il y a loin de Socrate à Chaumette, et de Léonidas au Père Duchesne. Un grand homme, un véritable héros s'estime trop lui-même pour se complaire dans l'idée de son anéantissement. Un scélérat, méprisable à ses propres yeux, horrible à ceux d'autrui, sent que la nature ne peut lui faire de plus beau présent que le néant.

Caton ne balança point entre Epicure et Zénon. Brutus et les illustres conjurés qui partagèrent ses périls et sa gloire appartenaient aussi à cette secte sublime de stoïciens, qui eut des idées si hautes de la dignité de l'homme, qui poussa si loin l'enthousiasme de la vertu, et qui n'outra que l'héroïsme. Le stoïcisme enfanta des émules de Brutus et de Caton jusque dans les siècles affreux qui suivirent la perte de la liberté romaine. Le stoïcisme sauva l'honneur de la nature humaine dégradée par les vices des successeurs de César et surtout par la patience des peuples. La secte épicurienne revendiquait sans doute tous les scélérats qui opprimèrent leur patrie, et tous les lâches qui la laissèrent opprimer. Aussi, quoique le philosophe dont elle portait le nom ne fût pas personnellement un homme méprisable, les principes de son système, interprétés par la corruption, amenèrent des conséquences si funestes que l'antiquité elle-même la flétrit par la dénomination de troupeau d'Epicure; et comme dans tous les temps le coeur humain est au fond le même, et que le même instinct ou le même système politique a commandé aux hommes la même marche, il sera facile d'appliquer les observations que je viens de faire, au moment actuel, et même au temps qui a précédé immédiatement notre révolution. Il est bon de jeter un coup d'oeil sur ce temps, ne fût-ce que pour pouvoir expliquer une partie des phénomènes qui ont éclaté depuis.

Dès longtemps les observateurs éclairés pouvaient apercevoir quelques symptômes de la révolution actuelle. Tous les événements importants y tendaient; les causes mêmes des particuliers susceptibles de quelque éclat s'attachaient à une intrigue politique. Les hommes de lettres renommés, en vertu de leur influence sur l'opinion, commençaient à en obtenir quelqu'une dans les affaires. Les plus ambitieux avaient formé dès lors une espèce de coalition qui augmentait leur importance; ils semblaient s'être partagés en deux sectes, dont l'une défendait bêtement le clergé et le despotisme. La plus puissante et la plus illustre était celle qui fut connue sous le nom d'encyclopédistes. Elle renfermait quelques hommes estimables et un plus grand nombre de charlatans ambitieux. Plusieurs de ses chefs étaient devenus des personnages considérables dans l'Etat: quiconque ignorerait son influence et sa politique n'aurait pas une idée complète de la préface de notre révolution. Cette secte, en matière de politique, resta toujours au-dessous des droits du peuple; en matière de morale, elle alla beaucoup au delà de la destruction des préjugés religieux. Ses coryphées déclamaient quelquefois contre le despotisme, et ils étaient pensionnés par les despotes; ils faisaient tantôt des livres contre la cour, et tantôt des dédicaces aux rois, des discours pour les courtisans, et des madrigaux pour les courtisanes; ils étaient fiers dans leurs écrits, et rampants dans les antichambres. Cette secte propagea avec beaucoup de zèle l'opinion du matérialisme, qui prévalut parmi les grands et parmi les beaux esprits. On lui doit en grande partie cette espèce de philosophie pratique qui, réduisant l'égoïsme en système, regarde la société humaine comme une guerre de ruse, le succès comme la règle du juste et de l'injuste, la probité comme une affaire de goût ou de bienséance, le monde comme le patrimoine des fripons adroits. J'ai dit que ses coryphées étaient ambitieux; les agitations gui annonçaient un grand changement dans l'ordre politique des choses avaient pu étendre leurs vues. On a remarqué que plusieurs d'entre eux avaient des liaisons intimes avec la maison d'Orléans, et la Constitution anglaise était, suivant eux, le chef-d'oeuvre de la politique et le maximum du bonheur social.

Parmi ceux qui, du temps dont je parle, se signalèrent dans la carrière des lettres et de la philosophie, un homme* [* Jean-Jacques Rousseau.], par l'élévation de son âme et par la grandeur de son caractère, se montra digne du ministère de précepteur du genre humain. Il attaqua la tyrannie avec franchise; il parla avec enthousiasme de la divinité; son éloquence mâle et probe peignit en traits de flamme les charmes de la vertu; elle défendit ces dogmes consolateurs que la raison donne pour appui au coeur humain; la pureté de sa doctrine, puisée dans la nature et dans la haine profonde du vice, autant que son mépris invincible pour les sophistes intrigants qui usurpaient le nom de philosophes, lui attira la haine et la persécution de ses rivaux et de ses faux amis. Ah! s'il avait été témoin de cette révolution dont il fut le précurseur et qui l'a porté au Panthéon, qui peut douter que son âme généreuse eût embrassé avec transport la cause de la justice et de l'égalité? Mais qu'ont fait pour elle ses lâches adversaires? Ils ont combattu la révolution, dès le moment qu'ils ont craint qu'elle n'élevât le peuple au-dessus de toutes les vanités particulières; les uns ont employé leur esprit à frelater les principes républicains et à corrompre l'opinion publique; ils se sont prostitués aux factions, et surtout au parti d'Orléans; les autres se sont renfermés dans une lâche neutralité. Les hommes de lettres en général se sont déshonorés dans cette révolution; et, à la honte éternelle de l'esprit, la raison du peuple en a fait seule tous les frais.

Hommes petits et vains, rougissez, s'il est possible. Les prodiges qui ont immortalisé cette époque de l'histoire humaine ont été opérés sans vous et malgré vous; le bon sens sans intrigue, et le génie sans instruction, ont porté la France à ce degré d'élévation qui épouvante votre bassesse et qui écrase votre nullité. Tel artisan s'est montré habile dans la connaissance des droits de l'homme, quand tel faiseur de livres, presque républicain en 1788, défendait stupidement la cause des rois en 1793. Tel laboureur répandait la lumière de la philosophie dans les campagnes, quand l'académicien Condorcet, jadis grand géomètre, dit-on, au jugement des littérateurs, et grand littérateur au dire des géomètres, depuis conspirateur timide, méprisé de tous les partis, travaillait sans cesse à l'obscurcir par le perfide fatras de ses rapsodies mercenaires.

Vous avez déjà été frappés, sans doute, de la tendresse avec laquelle tant d'hommes qui ont trahi leur patrie ont caressé les opinions sinistres que je combats. Que de rapprochements curieux peuvent s'offrir encore à vos esprits! Nous avons entendu, qui croirait à cet excès d'impudeur? nous avons entendu dans une société populaire le traître Guadet dénoncer un citoyen pour avoir prononcé le nom de la Providence. Nous avons entendu, quelque temps après, Hébert en accuser un autre pour avoir écrit contre l'athéisme. N'est-ce pas Vergniaud et Gensonné qui, en votre présence même, et à votre tribune, pérorèrent avec chaleur pour bannir du préambule de la Constitution le nom de l'Etre suprême que vous y avez placé? Danton, qui souriait de pitié aux mots de vertu, de gloire, de postérité; Danton, dont le système était d'avilir ce qui peut élever l'âme; Danton, qui était froid et muet dans les plus grands dangers de la liberté, parla après eux avec beaucoup de véhémence en faveur de la même opinion. D'où vient ce singulier accord de principe entre tant d'hommes qui paraissaient divisés? Faut-il l'attribuer simplement au soin que prenaient les déserteurs de la cause du peuple, de chercher à couvrir leur défection par une affectation de zèle contre ce qu'ils appelaient les préjugés religieux, comme s'ils avaient voulu compenser leur indulgence pour l'aristocratie et la tyrannie par la guerre qu'ils déclaraient à la Divinité?

Non, la conduite de ces personnages artificieux tenait sans doute à des vues politiques plus profondes; ils sentaient que, pour détruire la liberté, il fallait favoriser par tous les moyens tout ce qui tend à justifier l'égoïsme, à dessécher le coeur et à effacer l'idée de ce beau moral, qui est la seule règle sur laquelle la raison publique juge les défenseurs et les ennemis de l'humanité. Ils embrassaient avec transport un système qui, confondant la destinée des bons et des méchants, ne laisse entre eux d'autre différence que les faveurs incertaines de la fortune, ni d'autre arbitre que le droit du plus fort ou du plus rusé.

Vous tendez à un but bien différent; vous suivrez donc une politique contraire. Mais ne craignons-nous pas de réveiller le fanatisme et de donner un avantage à l'aristocratie? Non: si nous adoptons le parti que la sagesse indique, il nous sera facile d'éviter cet écueil.

Ennemis du peuple, qui que vous soyez, jamais la Convention nationale ne favorisera votre perversité. Aristocrates, de quelques dehors spécieux que vous vouliez vous couvrir aujourd'hui, en vain chercheriez-vous à vous prévaloir de notre censure contre les auteurs d'une trame criminelle, pour accuser les patriotes sincères que la seule haine du fanatisme peut avoir entraînés à des démarches indiscrètes. Vous n'avez pas le droit d'accuser; et la justice nationale, dans ces orages excités par les factions, sait discerner les erreurs des conspirations: elle saisira, d'une main sûre, tous les intrigants pervers, et ne frappera pas un seul homme de bien.

Fanatiques, n'espérez rien de nous. Rappeler les hommes au culte pur de l'Etre suprême, c'est porter un coup mortel au fanatisme. Toutes les fictions disparaissent devant la Vérité et toutes les folies tombent devant la Raison. Sans contrainte, sans persécution, toutes les sectes doivent se confondre d'elles-mêmes dans la religion universelle de la Nature. Nous vous conseillerons donc de maintenir les principes que vous avez manifestés jusqu'ici. Que la liberté des cultes soit respectée, pour le triomphe même de la raison; mais qu'elle ne trouble point l'ordre public, et qu'elle ne devienne point un moyen de conspiration. Si la malveillance contre-révolutionnaire se cachait sous ce prétexte, réprimez-la; et reposez-vous du reste sur la puissance des principes et sur la force même des choses.

Prêtres ambitieux, n'attendez donc pas que nous travaillions à rétablir votre empire; une telle entreprise serait même au-dessus de notre puissance. Vous vous êtes tués vous-mêmes, et on ne revient pas plus à la vie morale qu'à l'existence physique.

Et, d'ailleurs, qu'y a-t-il entre les prêtres et Dieu? Les prêtres sont à la morale ce que les charlatans sont à la médecine. Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres! Il ne connaît rien de si ressemblant à l'athéisme que les religions qu'ils ont faites. A force de défigurer l'Etre suprême, ils l'ont anéanti autant qu'il était en eux; ils en ont fait tantôt un globe de feu, tantôt un boeuf, tantôt un arbre, tantôt un homme, tantôt un roi. Les prêtres ont créé Dieu à leur image: ils l'ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel, implacable. Ils l'ont traité comme jadis les maires du palais traitèrent les descendants de Clovis, pour régner sous son nom et se mettre à sa place. Ils l'ont relégué dans le ciel comme dans un palais, et ne l'ont appelé sur la terre que pour demander à leur profit des dîmes, des richesses, des honneurs, des plaisirs et de la puissance. Le véritable prêtre de l'Etre suprême, c'est la Nature; son temple, l'univers; son culte, la vertu; ses fêtes, la joie d'un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les doux noeuds de la fraternité universelle, et pour lui présenter l'hommage des coeurs sensibles et purs.

Prêtres, par quel titre avez-vous prouvé votre mission? Avez-vous été plus justes, plus modestes, plus amis de la vérité que les autres hommes? Avez-vous chéri l'égalité, défendu les droits des peuples, abhorré le despotisme et abattu la tyrannie? C'est vous qui avez dit aux rois: Vous êtes les images de Dieu sur la terre; c'est de lui seul que vous tenez votre puissance. Et les rois vous ont répondu: Oui, vous êtes vraiment les envoyés de Dieu; unissons-nous pour partager les dépouilles et les adorations des mortels. Le sceptre et l'encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre.

Laissons les prêtres, et retournons à la divinité. Attachons la morale à des bases éternelles et sacrées; inspirons à l'homme ce respect religieux pour l'homme, ce sentiment profond de ses devoirs, qui est la seule garantie du bonheur social; nourrissons-le par toutes nos institutions; que l'éducation publique soit surtout dirigée vers ce but. Vous lui imprimerez sans doute un grand caractère, analogue à la nature de notre gouvernement et à la sublimité des destinées de la République. Vous sentirez la nécessité de la rendre commune et égale pour tous les Français. Il ne s'agit plus de former des messieurs, mais des citoyens: la patrie a seule droit d'élever ses enfants; elle ne peut confier ce dépôt à l'orgueil des familles, ni aux préjugés des particuliers, aliments éternels de l'aristocratie et d'un fédéralisme domestique, qui rétrécit les âmes en les isolant, et détruit, avec l'égalité, tous les fondements de l'ordre social. Mais ce grand objet est étranger à la discussion actuelle.

Il est cependant une sorte d'institution qui doit être considérée comme une partie essentielle de l'éducation publique, et qui appartient nécessairement au sujet de ce rapport: je veux parler des fêtes nationales.

Rassemblez les hommes, vous les rendrez meilleurs; car les hommes rassemblés chercheront à se plaire, et ils ne pourront se plaire que par les choses qui les rendent estimables. Donnez à leur réunion un grand motif moral et politique, et l'amour des choses honnêtes entrera avec le plaisir dans tous les coeurs; car les hommes ne se voient pas sans plaisir.

L'homme est le plus grand objet qui soit dans la nature; et le plus magnifique de tous les spectacles, c'est celui d'un grand peuple assemblé. On ne parle jamais sans enthousiasme des fêtes nationales de la Grèce: cependant elles n'avaient guère pour objet que des jeux où brillaient la force du corps, l'adresse, ou tout au plus le talent des poètes et des orateurs. Mais la Grèce était là; on voyait un spectacle plus grand que les jeux: c'étaient les spectateurs eux-mêmes; c'était le peuple vainqueur de l'Asie, que les vertus républicaines avaient élevé quelquefois au-dessus de l'humanité; on voyait les grands hommes qui avaient sauvé et illustré la patrie: les pères montraient à leurs fils Miltiade, Aristide, Epaminondas, Timoléon, dont la seule présence était une leçon vivante de magnanimité, de justice et de patriotisme.

Combien il serait facile au peuple français de donner à ces assemblées un objet plus étendu et un plus grand caractère! Un système de fêtes nationales bien entendu serait à la fois le plus doux lien de fraternité et le plus puissant moyen de régénération.

Ayez des fêtes générales et plus solennelles pour toute la République; ayez des fêtes particulières et pour chaque lieu, qui soient des jours de repos, et qui remplacent ce que les circonstances ont détruit.

Que toutes tendent à réveiller les sentiments généreux qui font le charme et l'ornement de la vie humaine, l'enthousiasme de la liberté, l'amour de la patrie, le respect des lois. Que la mémoire des tyrans et des traîtres y soit vouée à l'exécration; que celle des héros de la liberté et des bienfaiteurs de l'humanité y reçoive le juste tribut de la reconnaissance publique; qu'elles puisent leur intérêt et leurs noms même dans les événements immortels de notre révolution, et dans les objets les plus sacrés et les plus chers au coeur de l'homme; qu'elles soient embellies et distinguées par les emblèmes analogues à leur objet particulier. Invitons à nos fêtes, et la nature, et toutes les vertus; que toutes soient célébrées sous les auspices de l'Etre suprême; qu'elles lui soient consacrées; qu'elles s'ouvrent et qu'elles finissent par un hommage à sa puissance et à sa bonté.

Tu donneras ton nom sacré à l'une de nos plus belles fêtes, ô toi, fille de la Nature, mère du bonheur et de la gloire, toi seule légitime souveraine du monde, détrônée par le crime, toi à qui le peuple français a rendu ton empire, et qui lui donnes en échange une patrie et des moeurs, auguste Liberté! tu partageras nos sacrifices avec ta compagne immortelle, la douce et sainte Egalité. Nous fêterons l'Humanité, l'Humanité avilie et foulée aux pieds par les ennemis de la République française. Ce sera un beau jour que celui où nous célébrerons la fête du genre humain; c'est le banquet fraternel et sacré, où, du sein de la victoire, le peuple français invitera la famille immense dont seul il défend l'honneur et les imprescriptibles droits. Nous célébrerons aussi tous les grands hommes, de quelque temps et de quelque pays que ce soit, qui ont affranchi leur patrie du joug des tyrans, et qui ont fondé la liberté par de sages lois. Vous ne serez point oubliés, illustres martyrs de la République française! Vous ne serez point oubliés, héros morts en combattant pour elle! Qui pourrait oublier les héros de ma patrie? La France leur doit la liberté, l'univers leur devra la sienne. Que l'univers célèbre bientôt leur gloire en jouissant de leurs bienfaits! Combien de traits héroïques confondus dans la foule des grandes actions que la liberté a comme prodiguées parmi nous! Combien de noms dignes d'être inscrits dans les fastes de l'histoire demeurent ensevelis dans l'obscurité! Mânes inconnus et révérés, si vous échappez à la célébrité, vous n'échapperez point à notre tendre reconnaissance.

Qu'ils tremblent, tous les tyrans armés contre la liberté, s'il en existe encore alors! Qu'ils tremblent le jour où les Français viendront sur vos tombeaux jurer de vous imiter! Jeunes Français, entendez-vous l'immortel Bara qui, du sein du Panthéon, vous appelle à la gloire? Venez répandre des fleurs sur sa tombe sacrée. Bara, enfant héroïque, tu nourrissais ta mère et tu mourus pour ta patrie! Bara, tu as déjà reçu le prix de ton héroïsme; la patrie a adopté ta mère; la patrie, étouffant les factions criminelles, va s'élever triomphante sur les ruines des vices et des trônes. O Bara, tu n'as pas trouvé de modèle dans l'antiquité, mais tu as trouvé parmi nous des émules de ta vertu.

Par quelle fatalité ou par quelle ingratitude a-t-on laissé dans l'oubli un héros plus jeune encore et digne des hommages de la postérité? Les Marseillais rebelles, rassemblés sur les bords de la Durance, se préparaient à passer cette rivière pour aller égorger les patriotes faibles et désarmés de ces malheureuses contrées; une troupe peu nombreuse de républicains, réunis de l'autre côté, ne voyait d'autre ressource que de couper les câbles des pontons qui étaient au pouvoir de leurs ennemis: mais tenter une telle entreprise en présence des bataillons nombreux qui couvraient l'autre rive, et à la portée de leurs fusils, paraissait une entreprise chimérique aux plus hardis. Tout à coup un enfant de treize ans s'élance sur une hache; il vole au bord du fleuve, et frappe le câble de toute sa force. Plusieurs décharges de mousqueterie sont dirigées contre lui; il continue de frapper à coups redoublés; enfin, il est atteint d'un coup mortel; il s'écrie: Je meurs, cela m'est égal; c'est pour la liberté. Il tombe; il est mort... Respectable enfant, que la patrie s'enorgueillisse de t'avoir donné le jour! Avec quel orgueil la Grèce et Rome auraient honoré ta mémoire, si elles avaient produit un héros tel que toi!

Citoyens, portons en pompe ses cendres au temple de la gloire; que la République en deuil les arrose de larmes amères! Non, ne le pleurons pas; imitons-le, vengeons-le par la ruine de tous les ennemis de notre République*. [*Le nom de ce héros est Agricol Viala. Il faut apprendre ici à la République entière deux traits d'une nature bien différente. Quand la mère du jeune Viala apprit la mort de son fils, sa douleur fut aussi profonde qu'elle était juste. Mais, lui dit-on, il est mort pour la patrie! Ah! c'est vrai, dit-elle, il est mort pour la patrie. Et ses larmes se séchèrent. L'autre fait, c'est que les Marseillais rebelles, ayant passé la Durance, eurent la lâcheté d'insulter aux restes du jeune héros, et jetèrent son corps dans les flots. (Note de Robespierre.)]

Toutes les vertus se disputent le droit de présider à nos fêtes. Instituons la fête de la Gloire, non de celle qui ravage et opprime le monde, mais de celle qui l'affranchit, qui l'éclaire et qui le console; de celle qui, après la patrie, est la première idole des coeurs généreux. Instituons une fête plus touchante: la fête du Malheur. Les esclaves adorent la fortune et le pouvoir; nous, honorons le malheur, le malheur que l'humanité ne peut entièrement bannir de la terre, mais qu'elle console et soulage avec respect. Tu obtiendras aussi cet hommage, ô toi qui jadis unissais les héros et les sages, toi qui multiplies les forces des amis de la patrie, et dont les méchants, liés par le crime, ne connurent jamais que le simulacre imposteur, divine Amitié, tu retrouveras chez les Français républicains ta puissance et tes autels.

Pourquoi ne rendrions-nous pas le même honneur au pudique et généreux amour, à la foi conjugale, à la tendresse paternelle, à la piété filiale? Nos fêtes, sans doute, ne seront ni sans intérêt, ni sans éclat. Vous y serez, braves défenseurs de la patrie, que décorent de glorieuses cicatrices. Vous y serez, vénérables vieillards, que le bonheur préparé à votre postérité doit consoler d'une longue vie passée sous le despotisme. Vous y serez, tendres élèves de la Patrie, qui croissez pour étendre sa gloire et pour recueillir le fruit de ses travaux.

Vous y serez, jeunes citoyennes, à qui la victoire doit ramener bientôt des frères et des amants dignes de vous. Vous y serez, mères de famille, dont les époux et les fils élèvent des trophées à la République avec les débris des trônes. O femmes françaises, chérissez la liberté achetée au prix de leur sang; servez-vous de votre empire pour étendre celui de la vertu républicaine! O femmes françaises, vous êtes dignes de l'amour et du respect de la terre! Qu'avez-vous à envier aux femmes de Sparte? Comme elles, vous avez donné le jour à des héros; comme elles, vous les avez dévoués, avec un abandon sublime, à la Patrie.

Malheur à celui qui cherche à éteindre ce sublime enthousiasme, et à étouffer, par de désolantes doctrines, cet instinct moral du peuple, qui est le principe de toutes les grandes actions! C'est à vous, représentants du peuple, qu'il appartient de faire triompher les vérités que nous venons de développer. Bravez les clameurs insensées de l'ignorance présomptueuse ou de la perversité hypocrite. Quelle est donc la dépravation dont nous étions environnés, s'il nous a fallu du courage pour les proclamer? La postérité pourra-t-elle croire que les factions vaincues avaient porté l'audace jusqu'à nous accuser de modérantisme et d'aristocratie, pour avoir rappelé l'idée de la divinité et de la morale? Croira-t-elle qu'on ait osé dire, jusque dans cette enceinte, que nous avions par là reculé la raison humaine de plusieurs siècles? Ils invoquaient la raison, les monstres qui aiguisaient contre vous leurs poignards sacrilèges!

Tous ceux qui défendaient vos principes et votre dignité devaient être aussi sans doute les objets de leur fureur. Ne nous étonnons pas si tous les scélérats ligués contre vous semblent vouloir nous préparer la ciguë. Mais, avant de la boire, nous sauverons la patrie. Le vaisseau qui porte la fortune de la République n'est pas destiné à faire naufrage; il vogue sous vos auspices, et les tempêtes seront forcées à le respecter.

Asseyez-vous donc tranquillement sur les bases immuables de la justice, et ravivez la morale publique. Tonnez sur la tête des coupables, et lancez la foudre sur tous vos ennemis. Quel est l'insolent qui, après avoir rampé aux pieds d'un roi, ose insulter à la majesté du peuple français dans la personne de ses représentants? Commandez à la victoire, mais replongez surtout le vice dans le néant. Les ennemis de la République sont tous les hommes corrompus.

Le patriote n'est autre chose qu'un homme probe et magnanime dans toute la force de ce terme. C'est peu d'anéantir les rois, il faut faire respecter à tous les peuples le caractère du peuple français. C'est en vain que nous porterions au bout de l'univers la renommée de nos armes, si toutes les passions déchirent impunément le sein de la patrie. Défions-nous de l'ivresse même des succès. Soyons terribles dans les revers, modestes dans nos triomphes, et fixons au milieu de nous la paix et le bonheur par la sagesse et par la morale. Voilà le véritable but de nos travaux; voilà la tâche la plus héroïque et la plus difficile. Nous croyons concourir à ce but, en vous proposant le décret suivant:

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