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Dix-sept histoires de marins

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The Project Gutenberg eBook of Dix-sept histoires de marins

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Title: Dix-sept histoires de marins

Author: Claude Farrère

Release date: July 14, 2017 [eBook #55111]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Winston Smith. Images provided by The Internet Archive

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DIX-SEPT HISTOIRES DE MARINS ***

Dix-sept
Histoires de Marins


Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande, le Danemark et la Russie.

S'adresser pour traiter, à la Librairie Paul Ollendorf, 50, Chaussée d'Antin, Paris.


CLAUDE FARRÈRE

Dix-sept
Histoires de Marins


VINGT-HUITIÈME ÉDITION

PARIS

Société d'Éditions Littéraires et Artistiques
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50


Copyright by Claude Farrère, 1914.


Il a été tiré de cet ouvrage:

Vingt-cinq exemplaires sur papier de Chine, marqués de A à Z,

Vingt-six exemplaires sur papier du Japon, numérotés de I à XXVI,

Cent exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 100,

Et dix-huit exemplaires sur papier de luxe, spécialement imprimés pour l'auteur, numérotés, marqués, dédiés à la presse.


—SAINTE VIERGE MARIE, PRIEZ POUR LE PAUVRE
MARIN QUI NAVIGUE SUR LA TERRE.
CELUI QUI NAVIGUE SUR LA MER, IL SE DÉBROUILLE.
AINSI PARLAIENT CEUX DU GAILLARD.
—UNE FOIS PRÊTRE, TOUJOURS PRÊTRE,
UNE FOIS MAÇON, TOUJOURS MAÇON,
UNE FOIS MARIN, TOUJOURS MARIN.
AINSI PARLAIENT CEUX DE LA GRAND'CHAMBRE.

TABLE


POUR UNE LECTRICE

Madame,

Daignez m'excuser d'abord: je sais à merveille que vous ne lisez jamais de préface. Mais ne vous y trompez point: ceci n'a pas la vanité d'en être une. Je serais fort embarrassé d'avoir à vous vanter, comme il faudrait, le poil de mon ours, et vous écrire ici tout le bien que je n'en pense pas. Dieu nous garde vous et moi d'un tel plaidoyer! Mais il me semble que je manquerais à la courtoisie si je ne vous présentais pas officiellement, tout de suite, les principaux des personnages que vous rencontrerez tout à l'heure, à supposer que vous lisiez plus avant. Prenez donc ces quelques lignes pour ce qu'elles sont: une «introduction» protocolaire, sans davantage.

Madame, si vous êtes patiente assez pour couper toutes les trois cents pages de ce volume, vous verrez que dix-sept histoires s'y succèdent, lesquelles vous paraîtront, à les feuilleter, hétéroclites, donc mal faites pour loger ensemble à la même enseigne et dormir côte à côte sous une seule couverture jaune.

Leur unique excuse à voisiner si familièrement est de pouvoir se prétendre, malgré l'apparence contraire, proches parentes les unes des autres, par cette raison que tous les principaux personnages dont je vous parlais tantôt font partie, très véritablement, d'une race unique: la race des hommes qui vivent sur la mer, la race des femmes qui aiment ces hommes ou qui sont aimées par eux.

Madame, je ne mets point en doute que vous ne connaissiez la mer le mieux du monde;—j'entends, que vous ne l'ayez mille fois contemplée du haut d'un cap, d'un môle, voire d'une passerelle de navire.—Et je n'ignore pas que vous comptez force marins parmi vos relations: votre oncle l'amiral, qui est membre de l'Union;—ce midshipman anglais qui fut, l'hiver dernier, votre flirt, à Beaulieu;—le caouadji à turban qui élaborait naguère, à bord de votre dahabieh, cet incomparable café turc dont vous êtes encore fière;—le vieux patron normand qui vous emmena jadis pêcher le hareng, sur son chalutier, au large de Trouville;—moi-même;—et tant d'autres... J'ai peur tout de même que vous n'ayez pas bien su démêler, sur le visage de tous ces navigateurs, quoique un brin différents, cette secrète ressemblance qu'on ne peut ni contester, ni définir, et que votre nourrice nommait avec simplicité «l'empreinte du sang». Elle s'y trouve néanmoins, croyez-le, et si vous aviez, ce qu'à Dieu ne plaise! vécu comme moi, dix-neuf de vos plus belles années entre ciel et mer, sur un plancher mouvant dont les vaches n'ont jamais voulu, vous auriez mille et mille fois constaté, comme j'ai fait, que tous les hommes de mon espèce, sans distinction d'âge, de caste, de naissance, de couleur, et qu'elle ait été leur patrie d'autrefois et la cité dont ils étaient citoyens—avant de devenir irrésistiblement sujets et serfs de sa seule Majesté l'Océan,—portent au visage, et au corps, et à l'âme, un caractère commun, une marque uniforme, une empreinte—plus profonde et plus indélébile que celle du sang:—l'empreinte de la mer. Le hasard m'a très souvent jeté à l'improviste sur des rivages lointains et saugrenus, et je me souviens d'avoir foulé la poussière de beaucoup de villes extravagantes à force d'être exotiques. J'y voyais, comme jadis don César de Bazan, parmi des femmes jaunes, bleues, noires, vertes, des hommes nuancés non moins diversement; mais je reconnaissais tout de même, et du premier coup d'œil, nonobstant leur couleur, ceux de ces hommes qui étaient marins comme moi, parce que les stigmates professionnels transparaissaient toujours à travers leur épidémie pigmenté n'importe comment. Et ce n'est pas seulement leur apparence identique, ce n'est pas seulement leur similitude extérieure qui font des hommes de la mer une nation réelle, une seule nation, immuable de Buenos-Ayres à Vladivostock et de Bornéo à Terre-Neuve, c'est encore l'ensemble très homogène de leurs mœurs et de leurs coutumes, de leurs lois et de leurs préjugés, de leurs superstitions et de leurs religions.—Cette nation-là constituait même encore, il y a très peu d'années, la seule nation de purs gentilshommes en plein xxe siècle...

Oui, Madame, moi, qui vous griffonne ces quatre pages, j'ai vu de mes yeux, j'ai touché de mes mains ce fabuleux, cet ahurissant anachronisme: une race entière, nombreuse de plusieurs millions d'êtres humains, laquelle race s'obstinait, dans notre âge de manufactures, de parlementarisme et de coups de bourse, à mépriser l'argent, à dédaigner la mort, et à vivre, somme toute, comme vécurent jadis dans leur meilleur temps les gens de qualité, vos aïeux...

Il y a très peu d'années de cela ... dix années peut-être ... quinze, au plus... La vérité m'oblige d'ailleurs à reconnaître que les choses ont quelque peu changé depuis, et non pas pour devenir plus belles. La faute en est à la télégraphie sans fil, aux turbines Parson et aux paquebots longs de quatre cents mètres. On traverse aujourd'hui l'Atlantique en quatre jours. Impossible, dans un laps si bref, d'oublier l'odeur et la couleur du rivage qu'on vient de quitter. Impossible de s'habituer comme il faudrait à l'étrange sensation de n'être plus sur terre. Impossible de devenir, même en s'y efforçant, ce que nous devenions jadis sans nous en apercevoir et sans y songer: des marins...

Nous le sommes encore, nous, les aînés de la race; nous le sommes tout à fait; mais nos frères cadets commencent de ne plus l'être qu'à moitié; et nos fils ne le seront plus du tout,—ne le seront plus jamais.

Nous disions tout à l'heure, Madame, que vous comptez parmi vos relations des marins, beaucoup de marins. A supposer même que tous ceux que vous croyez l'être le soient,—à supposer que vous en connaissiez par conséquent aujourd'hui autant que vous en croyiez connaître,—soyez persuadée que demain vous n'en connaîtrez plus que fort peu, et qu'après demain vous n'en connaîtrez pas un seul. Parce qu'il n'y en aura plus nulle part.

Ceux que vous allez rencontrer çà et là, dans ce bouquin-ci, sont donc peut-être les derniers spécimens d'une tribu humaine près de disparaître et dont l'existence prolongée jusqu'à notre époque fut d'ailleurs, en quelque sorte, un défi à la chronologie,—j'oserais dire un défi au bon sens.

Daignez, Madame, leur être indulgente, comme on l'est aux moribonds; et ne leur en veuillez pas trop s'ils heurtent parfois de front, un peu brutalement, vos opinions les plus respectables et vos habitudes les plus ancestrales. Ce ne sera pas malice de leur part. Pardonnez-leur en songeant que leurs habitudes et que leurs opinions à eux n'ont jamais ressemblé à celles du reste de la planète, et que c'est à cause de cette dissemblance, et faute d'avoir su se modifier, s'adapter et se civiliser, à l'instar de toutes raisonnables créatures, qu'ils auront très bientôt débarrassé le monde de leur baroque existence.

C. F.


LEURS AMIES, GRANDES ET PETITES


LA DOUBLE MÉPRISE DE LORELEY LOREDANA
CHANTEUSE D'OPÉRA-COMIQUE

à Pierre Louÿs, fidèlement,

C. F.

I

Je me souviens exactement de la date, et pour cause: ce fut le 31 décembre 1894,—un lundi,—que, pour la première fois, j'entendis parler de Loreley Loredana, chanteuse d'opéra-comique. Il pleuvait, ce lundi-là,—comme il pleut souvent à Brest en Bretagne;—et la rue de Siam n'était qu'un cloaque, où le pas des passants faisait gicler des feux d'artifice de boue.

Moi, j'avais quitté ma Victorieuse, après dîner, par le canot-major de huit heures. Sur rade, il ventait grand frais du sud-ouest,—c'est suroît qu'il faut prononcer;—et le clapotis était dur. Dans la chambre du canot, nous étions cinq ou six enseignes à nous pelotonner en tas, sous l'abri douteux des manteaux suédois à grand capuchon. Au pont Gueydon, il fallut faire queue pour accoster, car les embarcations de toute l'escadre arrivaient ensemble. Les patrons s'injurièrent comme il sied, et il y eut des avirons engagés.

Comme enfin notre tour arrivait de crocher nos gaffes dans les boucles du ponton dansant, un tout petit youyou se faufila à poupe du gros canot de la Victorieuse, et une voix que je connaissais m'interpella:

—Ho! Fargue!... ne «cule» pas, vieux!... ou tu m'envoies balader en grande rade!...

Le canot repoussait en effet le youyou fort au large. J'intervins. Un de nos brigadiers sauta debout sur notre étambot, et, d'une poignée de main, attira le malencontreux esquif.

L'officier qui m'avait nommé put sauter à terre:

—Merci,—me dit-il.

Je lui tapai sur l'épaule. Son manteau ruisselant inonda ma main.

—Comment va, Malcy?

—Comme la pluie!

—Et ce départ?

—Pour mercredi, d'après-demain en huit. Nous n'attendons plus que le bon plaisir de la direction d'artillerie. Ils n'en finissent pas de compter leurs obus!

Nous grimpions l'interminable escalier qui joint ensemble la ville et le port militaire. J'interrogeai encore Malcy:

—Alors, mercredi?

—On dérape. L'Ardèche saura ce que c'est que de rouler.

—Dame! vraie saison choisie pour traverser la mer de Biscaye!

—Oui. Rien que d'ici à Madère, on peut compter sur plusieurs coups de tabac...

L'Ardèche était un transport de guerre, déjà fort décati, que la rue Royale, toujours économe, prétendait expédier, bourré d'obus jusqu'aux écoutilles, vers notre division navale de l'Atlantique, laquelle, forte d'une demi-douzaine de croiseurs ou d'avisos, rôdait à son ordinaire des Antilles aux Açores et de Terre-Neuve à Tristan d'Acunha. La malheureuse Ardèche, avant d'avoir correctement réparti ses obus entre tous ces vaisseaux errants, pouvait en effet s'attendre à essuyer quelques baisses barométriques.

—Au moins,—demandai-je à Malcy,—es-tu logé tant bien que mal, sur ton sale «rafiot»?

Il rit:

—Dans un chenil: six pieds de long, cinq de large; point de hublot; ni air, ni jour; et nulle électricité, comme bien tu penses! Mais je m'en moque un peu! On verra demain. Aujourd'hui, j'ai touché mes «avances». Trois mois, sept cent vingt balles, vieux! On va en faire, une de ces noces!... Pas?

Il battit un entrechat, et faillit s'étaler dans la boue liquide. Nous avions terminé notre ascension, et nous foulions maintenant le pavé brestois. Je dis le pavé, car il ne pouvait être question des trottoirs, trop étroits pour notre bande. L'escadre entière avait donné, en l'honneur de la saint Sylvestre. Et nous étions bien quarante officiers à remonter en rangs serrés l'inévitable rue de Siam, toute moutonnante de parapluies déployés.

—Tu n'as rien à faire, ce soir, toi? Donc, je t'enrôle. On va se transplanter au théâtre, pour commencer. J'ai des mouchoirs à carreaux plein mes poches. On entendra un acte du drame, on se mettra à pleurer, avec sanglots, on se fera fiche à la porte, et une fois «l'atmosphère créée», on ira manifester de café en café, jusqu'à ce qu'il fasse jour ... ou, au moins, jusqu'à ce qu'on nous ait conduits au poste. Ça colle, vieux Fargue?

J'acceptai, d'enthousiasme. Nous avions vingt-deux ans chacun, il est bon de le rappeler...

Or, au coin de la rue d'Aiguillon, l'affiche du théâtre, une belle affiche verte qui déteignait sur tout son mur en petits ruisseaux couleur de printemps, nous arrêta au passage. Et Malcy la voulut déchiffrer.

—Heu—fit-il.—On joue ... heu ... on joue Les deux Orphelines ... avec Le Misanthrope et l'Auvergnat pour finir ... et Manon pour commencer...

(Les veilles de grandes fêtes, les théâtres de province ne reculent pas devant un programme abondant).

Malcy poursuivait sa lecture:

—Lever de rideau à ... sept ... heu ... non! à six heures trois quarts... Il y a du bon! il est huit heures et demie: Manon sera bâclée dans trente-cinq minutes. Et le drame viendra. Nous n'avons rien de mieux à faire qu'à entrer tout de suite. Nous réjouirons nos cœurs ... et nos oreilles ... du refrain si honorablement connu:

—«Capitaine, ô gué!
Es-tu fatigué
De nous voir à pied?—Mais non! mais non!
Car on n'est pas mal
Sur un bon cheval...

«Allons! la barre à droite, toute! et en avant des trois machines, quatre-vingt-dix tours!...

Il entrait dans la rue d'Aiguillon, laquelle mène au théâtre. Je lui emboîtai le pas.

—Dis donc!... au fait... Malcy? sur l'affiche, as-tu vu qui chante Manon?

—Manon!... quelle femme?... Oui, j'ai vu: une nommée Loreley Loredana, chanteuse d'opéra-comique... Loreley Loredana, parfaitement! avec simplicité!... Connais pas, d'ailleurs.

Moi non plus, je ne connaissais pas...

II

A l'orchestre et au balcon, quelques fauteuils étaient encore libres. Mais partout ailleurs, et du parterre au paradis, un chat n'eût pas su où fourrer ses pattes. Les galeries d'en haut, notamment, regorgeaient d'un public amoncelé; et le moindre strapontin portait en moyenne deux matelots, l'un gravement juché sur les genoux de l'autre. Des grappes de Bretonnes en «couëffe», jambes par-dessus rampe, montraient candidement aux gens d'en bas l'envers de leurs jupons. L'ensemble, d'ailleurs, était fort silencieux, autant à coup sûr qu'une chambrée d'Opéra le vendredi. On écoutait la pièce. On l'écoutait avec recueillement. Et, le constatant, je commençai de sourire, méphistophélique, dans le duvet qui me servait de barbe: nul doute que, tout à l'heure, nos mouchoirs à carreaux ne déchaînassent tout le scandale espéré. D'ores et déjà notre arrivée tardive n'allait pas sans soulever, à elle seule, une évidente réprobation. Les bons bourgeois de Brest, paisibles occupants de cet orchestre au travers duquel Malcy et moi foncions tête baissée pour gagner nos places, marquaient la plus mauvaise humeur d'être ainsi bousculés hors de saison, et grognaient même assez haut. Je marchais le second. Dans mon dos, j'entendis des paroles malsonnantes.—Brest, qui n'existe que par la grâce de son escadre et de son arsenal, cultive l'antimilitarisme avec passion, comme la logique l'exige.—Les mots «traîneurs de sabre» furent deux ou trois fois répétés. Ravi d'une si belle occasion, je toussai promptement, pour avertir mon chef de file. Pourquoi ne pas saisir la balle au bond? sans conteste, il y avait «à faire» tout de suite, et le tumulte pouvait s'obtenir séance tenante sans plus d'ingéniosité.

Or, à mon grand étonnement, Malcy, qui me précédait, demeura sourd. Et l'occasion fut ainsi perdue d'une riposte qui certes eût été sensationnelle. Car moi-même, muet par contagion, cessai de tousser. En sorte que, l'instant d'après, nous étions assis tous deux, côte à côte, sans que Manon eût en rien pâti du fait de notre entrée.

Ce n'était pas là un résultat, dont il y eût à se vanter. Très ironique, je me penchai vers le silencieux Malcy:

—Dis donc, vieux!—lui souillai-je:—si c'est tout ça, le boucan promis...

Mais il haussa les épaules:

—Idiot!—prononça-t-il, péremptoire:—tu trouverais malin, toi, d'emboîter une malheureuse gosse comme celle-là?

D'un coup de tête il montrait la scène. Je regardai, cherchant la malheureuse gosse dont il était question...

Et je vis qu'elle n'était autre que Manon elle-même, en l'espèce Loreley Loredana, chanteuse d'opéra-comique.

III

A l'instant que je l'aperçus, Loreley Loredana, tout près d'expirer dans les bras de son chevalier reconquis, s'occupait à comparer, comme il se doit, l'étoile du Berger à un beau diamant, et ce, le plus harmonieusement qu'elle pouvait.

Les acteurs avaient sans nul doute mis les répliques en double, car le spectacle était presque d'un acte en avance sur les prévisions de Malcy: il s'en fallait de cinq minutes que le rideau ne tombât sur le dernier tableau de la «petite pièce» ... «petite pièce», en l'occurrence, figurée par Manon...

Cinq minutes: je ne trouvai pas que ce fût trop pour admirer à mon aise la ravissante fille qualifiée l'instant d'avant par mon camarade, assez improprement, de malheureuse gosse...

«Gosse»—soit! tant qu'on voulait!... Loreley Loredana l'était même avec exagération, voire avec insolence. Je sus par la suite qu'elle comptait vingt ans. Mais ces vingt ans-là n'en paraissaient pas quinze. Et vous n'imagineriez pas une frimousse plus bébé, sous le bourrelet trop gonflé d'une miraculeuse toison d'or, dont le rayonnement solaire faisait auréole autour des joues poupines et du front bombé. «Gosse» donc, oui! sans discussion. Mais «malheureuse»—à d'autres! Malheureuse comme un roi sur son trône, ou comme un poisson dans l'eau. Même sous le fard de la moribonde Manon, les lèvres blémies de céruse ne parvenaient pas à dissimuler leur sourire enfantin, que les applaudissements changèrent bientôt en superbes éclats de rire. Relevée d'un bond, sitôt la dernière note envolée, Loreley Loredana remplaçait les révérences classiques par de gros baisers qu'elle lançait au public à pleines menottes.

Parbleu oui! c'eût été trop grand dommage de troubler, par un vacarme imbécile, une si belle gaieté de petite fille bien sage!

Et, tout en continuant, moi comme les autres, d'applaudir, je me retournai vers Malcy, prêt à reconnaître loyalement mes torts:

—Mon vieux,—commençai-je,—il n'y a pas d'erreur: j'étais une brute. Toi...

Mais Malcy, à cent lieues d'écouter une syllabe de mon discours, se levait déjà:

—Oui, oui!—fit-il, distrait.—Tu ne veux tout de même pas que je m'incruste ici, maintenant?

Il s'en allait, m'oubliant. Je le retins par le pan de son veston:

—Malcy! bon sang! réponds, quand on te parle!... Où vas-tu encore?... Quel «tracassin», cet homme-là!... Ça n'est pas plus tôt assis que ça repart à quatre cents tours!...

Il me regarda comme un aérolithe:

—Quoi? qu'est-ce que tu veux?

—Où vas-tu, je te dis?

—Dans les coulisses... Tu es malade, à cette heure?...

IV

J'avais, moi, des raisons d'ordre financier pour ne pas suivre Malcy dans les coulisses, je n'étais pas, comme lui, en partance; et je n'avais pas touché sept cent vingt francs le matin même. La grande vie n'était donc pas mon fait. Sans quitter mon fauteuil, j'attendis mon camarade, caressant vaguement l'espoir de bientôt le voir revenir, ramenant Loreley Loredana, en personne, puisque aussi bien, chanteuse d'opéra-comique, cette agréable enfant ne jouait évidemment plus de la soirée, et ne pouvait en conséquence rien avoir de mieux à faire qu'à souper dans la compagnie de deux gentilshommes de notre mérite.

Toutefois, cette conjecture, quoique des plus raisonnables, fut démentie par l'événement. Loreley Loredana ne se montra point. Bien pis! Malcy ne reparut pas lui-même. L'entr'acte avait pris fin. Le rideau se releva sur le prologue des Deux Orphelines. J'attendis encore, mais toujours en vain. Je n'avais pas le moindre mouchoir à carreaux; et, en eussé-je eu, qu'une manifestation isolée ne m'eût guère tenté. Je m'ennuyai donc vite, et à tel point que, sitôt le prologue bâclé, je me hâtai de quitter le théâtre.

Dehors, je cherchai un temps mon déserteur,—par acquit de conscience, car je devinais bien maintenant les sérieuses raisons qu'il devait avoir eues de déserter. J'entrai dans trois cafés, inutilement. Et bientôt, de guerre lasse, et peu soucieux d'un réveillon «suisse», je fis demi-tour, et redescendis vers le port. Le canot des permissionnaires de dix heures me ramena à la Victorieuse, assez mal satisfait et postant très fort contre ce lâcheur de Malcy, bon seulement à promettre aux gens monts et merveilles, pour se défiler ensuite à l'anglaise, et tirer bordée sans souci des copains, et les semer où ça se trouvait, comme on sème un paquet encombrant...

V

Mais le lendemain,—jour de l'an, jour de fête,—ayant mis pied à terre dès le matin, histoire de déjeuner au cabaret, pour échapper une pauvre fois aux sempiternels beefsteaks cuirassés du bord, comme j'entrais à la Brasserie, midi sonnant, j'aperçus, attablé hanche à hanche, le couple même auquel je pensais: Loreley Loredana et Malcy.

Et je n'avais pas encore refermé la porte que Malcy accourait au-devant de moi:

—Vieux!—s'écria-t-il,—je me traîne à tes genoux ..., métaphoriquement... Sans blague, ne sois pas trop fâché! et pardonne-moi chrétiennement! Hier, auprès de cette petite fée, j'ai tout à fait oublié l'heure ... et quand je me suis tout à coup rappelé que l'ami Fargue devait se faire vieux dans son fauteuil d'orchestre, et qu'il fallait se dépêcher de l'aller quérir pour souper ensuite nous trois!... fssst!... l'ami Fargue s'était déjà trotté... Et nous avons soupé seulement nous deux, Laurette et moi... Par exemple, ce matin, puisque te voilà, nous allons recoller les choses en ordre!... Laisse porter! vieux... Et puis lofe!... et pour lors mets en panne!... que je te présente...

Il me présenta:

—Mignonne, c'est le bon copain Fargue ... que nous avons tant regretté hier!—Fargue, voici ma petite Laurette ... Loreley Loredana, si tu préfères.—Sur ce assieds-toi là! et tâte de ces hors d'œuvre!...

Loreley Loredana, dite Laurette, m'avait joyeusement tendu sa patte blanche, en me souriant comme on sourit aux amis de vingt ans.

Ils étaient faits sur mesure l'un pour l'autre, la petite fille aux yeux enfantins et le grand garçon aux larges épaules, pareillement prêts à toujours éclater de rire, à propos de tout comme à propos de rien. Et je n'avais qu'à les regarder: je me figurais déjà leurs tête à tête: ils devaient, du soir au matin jouer à pigeon vole ou au chat perché.

Cependant nous déjeunions tous trois avec beaucoup de gravité. En public, la jeune Laurette, évidemment, se jugeait obligée au rôle de dame,—de dame sérieuse, mûre,—de duègne. Une chanteuse d'opéra-comique! vous pensez bien que ça ne peut pas sauter à la corde devant tout le monde... Mais, non moins évidemment, on ne fait pas la dame mûre tout un déjeuner durant sans qu'on ait à la fin des fourmis dans les jambes.

Ce pourquoi, notre dessert avalé, j'estimai charitable,—une politesse en appelant une autre,—d'offrir à mes amphitrions deux heures de voiture à l'air libre, hors les murs de la ville ... laquelle offre fut acceptée d'enthousiasme. Loreley Loredana en faillit esquisser une cabriole.

—Tout justement, on ne répète pas tantôt, à cause de la matinée!—s'écria-t-elle;—vous voyez si ça tombe à pic!... Pourvu que je sois rentrée à six heures, et que j'aie le temps de casser une moitié de croûte avant la soirée, c'est tout ce qu'il faut!... Donc!... Où c'est-il qu'on va, dites, monsieur?

Je protestai d'abord contre cette appellation, exagérément cérémonieuse, et j'informai «mademoiselle Loredana» qu'il était d'usage, entre gens de mer, de dire «Fargue» tout court, comme on disait «Malcy», et comme j'avais l'intention de dire désormais «Laurette»... Puis j'expliquai que la route du Conquet domine agréablement le goulet de Brest, c'est-à-dire la pleine mer; et que, par conséquent, nulle promenade ne pouvait être plus agréable qu'une promenade sur cette route-là. Fort à propos la pluie, par extraordinaire, et sans doute en l'honneur du nouvel an, faisait trêve.

Un peu plus tard, et trois lieues plus loin, nous descendions de notre landau devant la petite auberge du Trézir. Et, tandis que les chevaux soufflaient, nous commencions l'excursion classique à la plage de sable.

Il faisait calme plat. Loreley Loredana, que le bercement de la voiture avait peu à peu assoupie, trottinait, mal réveillée, et silencieuse, tout au bord de l'eau, et s'amusait à mouiller le bout de ses bottines dans l'écume des lames lentes et lisses qu'une lointaine houle poussait paresseusement jusqu'au rivage.

Devant nous, c'était la pleine mer, seulement bornée, à main gauche, par les falaises confuses du Toulinguet, et, à main droite, par le ciel occidental, bas et nuageux. L'océan gris s'étendait largement entre la terre grise et le firmament gris. Au loin, une brume imprécise flottait, brouillant l'horizon qu'on ne distinguait pas. Des goélands et des mouettes volaient très haut, pareils à des accents circonflexes sens dessus dessous, semés çà et là par le ciel. Et leurs cris aigres troublaient seuls le silence du soir.

Nous marchions sans parler. Toutefois, au bout d'une centaine de pas, Loreley Loredana s'arrêta, et, pointant son index mince comme un cure-dent:

—Là-bas ... qu'est-ce que c'est?—dit-elle.

Nous regardâmes.

«Là-bas...» c'était, sur la droite des dernières pointes de Crozon, une ligne floue, très étroite, qui s'allongeait vers la pleine mer.

—C'est le Raz,—dit Malcy.

J'expliquai:

—Une autre presqu'île, derrière la presqu'île de Crozon, beaucoup plus loin. Un très mauvais endroit pour les bateaux. Figurez-vous qu'autrefois il y avait un proverbe ... un proverbe qui disait: Nul jamais n'a passé le Raz sans peur ou malheur.

—Ah?—fit Loreley Loredana:—et ... est-ce que c'est vrai?

—Parbleu!—dit Malcy.

A son tour il tendit la main vers le cap célèbre:

—Petite Laurette, derrière ce Raz que vous voyez, il y a une baie ... et cette baie s'appelle la baie des Trépassés!...

Les yeux candides s'ouvrirent plus larges; sur le visage poupin, une curiosité passa, inquiète.

Malcy continuait:

—La baie des Trépassés, oui, ma poupée! Et savez-vous pourquoi ce nom sinistre? parce que tous les bateaux qui avaient franchi le Raz «avec malheur», dérivaient, après naufrage, jusqu'à s'échouer dans cette baie, et déverser sur le sable de la plage mortuaire leurs équipages de noyés. Voilà!

La petite comprit imparfaitement:

—Alors, tous les navires qui font naufrage, ici ... leurs matelots, on les retrouve noyés sur le sable, dans cette baie des Trépassés, qui est là-bas?

Elle allongeait toujours son doigt fin.

—Oui, mon tout petit!—affirma Malcy, imperturbable..

Sur quoi on n'en parla plus.

Mais, à l'instant de remonter en voiture, Loreley Loredana se retourna vers la pleine mer, et la considéra fort attentivement.

—Eh bien!—fit Malcy.—On s'embarque, petite fille?

Elle mit un pied sur le marchepied. Puis, se retournant encore:

Alors, Malcy, dites? mercredi prochain, c'est par là que votre bateau s'en ira?

—Par là, oui,—dit il.

Et il désigna l'horizon du sud. Au bout de son geste, le Raz étirait sa silhouette, brumeuse de plus en plus dans le crépuscule brun.

VI

Six heures sonnaient à l'horloge de la porte Tourville quand notre landau repassa le pont de Recouvrance. Cinq minutes après, Loreley Loredana, au seuil de son hôtel, nous donnait ses deux menottes à baiser, en nous recommandant très fort de ne pas manquer la représentation du soir:

—Il faudra m'applaudir beaucoup, beaucoup, beaucoup!—nous cria-t-elle en manière d'adieu.

Seul avec Malcy, je le félicitai de sa conquête. Mais il coupa net ma première phrase:

—Oh! mon vieux,—déclara-t-il très sérieusement,—il ne s'agit pas de ce que tu crois, et loin de là! Car ... écoute la chose la plus énorme: cette gosse est sage des pieds à la tête et du cœur à la cervelle!... Oui, mon ami: sage! sage comme une image. Oh! tu peux écarquiller les yeux! Je les ai écarquillés avant toi. Une chanteuse d'opéra-comique, faisant concurrence à Jeanne d'Arc,—le cas peut évidemment être considéré comme exceptionnel. Mais, exceptionnel ou non, c'est le cas de Laurette. Et je trouve qu'il ne manque pas d'intérêt.

Je demeurais bouche bée, quoique moins surpris, au fond, et moins admiratif que je ne feignais de l'être par civilité honnête et puérile. Malcy, d'ailleurs, content de mon attitude courtoisement émerveillée, ajoutait des commentaires:

—Oui, mon vieux! D'autres ne trouveraient peut-être pas très malin de se faire, à mon âge, le cavalier servant d'une ingénue. Mais je ne suis pas une brute. Et je t'assure que ça ne me déplaît pas ... au contraire!... d'employer ainsi mes huit derniers jours de France, et de dépenser mes avances à traiter cette enfant comme un grand frère traite sa petite sœur, et à lui donner un peu de bon temps.

J'approuvai, convaincu. Pourtant, à la réflexion, une idée me vint. Et, j'en fis part à Malcy, moitié pour rire, moitié tout de bon:

—Dis donc, vieux? as-tu pensé à une chose? Cette gosse, comme tu l'appelles, n'en est pas moins une femme de théâtre, c'est-à-dire une jeune personne qui, chaque soir, de huit heures à minuit, parle d'amour à tous les ténors du répertoire. Innocente donc, tant que tu voudras! mais ignorante, non. En foi de quoi, n'as-tu pas peur qu'à force de jouer avec elle au petit mari et à la petite femme mademoiselle Loreley Loredana ne tombe amoureuse de toi?... de toi qui appareilles la semaine prochaine pour l'autre bout du monde?

Il haussa les épaules, incrédule, quoiqu'imperceptiblement flatté de l'hypothèse:

—Laisse donc! tu es maboul...

Puis, coupant court:

—D'ailleurs, pour l'instant, la question n'est pas là, mon petit! C'est un apéritif qu'il nous faut, et vivement, pour qu'on ait le temps de boulotter à l'aise avant le spectacle. Viens au Brestois, je t'offre le vermouth de la tradition...

VII

Trois jours passèrent, au cours desquels je ne mis pas les pieds à terre, retenu sur la Victorieuse par je ne sais plus quels exercices de tir. Enfin, le samedi, 5 janvier, je pus fouler derechef le pavé de la rue de Siam. D'instinct je retournai au théâtre, moitié désœuvrement, moitié curiosité. Et je retrouvai, comme juste, mes deux inséparables, l'un dévotement assis au premier rang de l'orchestre, l'autre sur la scène, chantant Mignon, si j'ai bonne mémoire, et riant toujours à belles dents chaque fois que le public, décidément conquis par sa chanteuse-bébé, lui faisait ovation.

A minuit, nous soupâmes tous trois à la Brasserie. Et ce souper ne différa en rien du déjeuner qui avait précédé notre promenade au Trézir. La jeune Laurette jouait toujours à la petite femme avec la même conviction, et Malcy au petit mari avec le même enthousiasme. Par ailleurs, leur intimité réelle m'apparut peut-être d'une ligne plus étroite, mais incontestablement fraternelle de plus en plus. Certes, j'avais été vraiment «maboul», quand l'idée absurde m'avait traversé qu'une pareille gamine pût jamais se changer en amoureuse. Il n'était pas plus question de cela que de mariage ou d'enterrement.

Comme nous attaquions les écrevisses,—il s'en pêche d'admirables dans les petits ruisseaux de la montagne d'Arrée,—je risquai tout de même une question critérium:

—Malcy, à propos? c'est toujours pour mercredi, votre appareillage?

Il répondit, du ton le plus naturel:

—Oui, mon vieux. Et cette fois, je ne pense pas que même la direction d'artillerie puisse être à la traîne. Tous nos obus sont le long du bord, dans quatre bugalets proprement arrimés. Il n'y a plus qu'à transvaser les susdits obus des susdits bugalets dans l'Ardèche. Par exemple, une fois là...

—Une fois là?

—Une fois là ... dame! je ne sais fichtre pas comment notre cale, qui est pourrie tel feu Poisson lui-même... Vous avez sûrement connu ce type-là, petite Laurette? Poisson?... Poisson Pourri?... un grand diable de ténor qui chantait les basses?... et qui était si tant tellement «puréiforme» qu'on le ramassait tous les soirs à la petite cuiller?... ce pourquoi tous ses directeurs passèrent leur vie à l'engueuler?... Bon! la voilà qui rit encore! Pas sérieuse pour un quart de sou, cette jeune dame-là!...

—Mais votre cale?... tu disais...

—Ah! oui... Eh bien! elle est pourrie, notre cale ... comme j'avais l'honneur de te l'exposer quand cette mademoiselle Loredana nous a coupé la parole ... pourrie, mon vieux, oui! pourrie à tel point que, les jours de grand roulis, nos obus passeraient à travers vaigrage et bordé, que je n'en serais pas surpris le moins du monde...

—Dis donc! c'est rassurant jusqu'à un certain point, cette perspective?...

—Oh! tu sais ... les gens nés pour être noyés ne seront jamais pendus!... avantage indiscutable... Et puis, tout ça, hypothèse pure ... la certitude, l'unique, c'est que, mercredi prochain, 9 janvier ... donc, dans quatre jours ... tout juste ... sauf erreur?... comptez voir un peu sur vos doigts, Laurinette?... l'arithmétique est une science si compliquée!... dimanche, lundi ... oui, dans quatre jours ... mercredi prochain, dès la prime aurore ... l'Ardèche dérapera.

Je regardai Laurinette,—comptant encore sur ses doigts, et riant de plus belle.—Tout à coup, elle leva vers moi son museau rose:

—Oh! Fargue? dites?... est-ce que vous ne pourriez pas être très gentil, ce mercredi-là?... et venir me prendre à l'hôtel pour m'emmener en voiture sur la route du Trézir?... Ce serait si amusant de voir l'Ardèche passer au bas de la falaise, et s'en aller, petite, petite!...

Décidément, non! ce n'était pas de l'amour!

VIII

Je revis Malcy, pour la dernière fois, le mardi suivant, veille de l'appareillage. Il me confirma la date du lendemain, et me donna l'heure approximative, il ne s'agissait plus de prime aurore; l'Ardèche devait lever l'ancre à midi.

—La gosse a toujours envie de nous voir défiler dans le goulet,—acheva Malcy.—Veux-tu passer la cueillir à son hôtel, et l'emmener en sapin jusqu'aux Quatre Pompes? C'est là que vous serez le mieux: l'Ardèche passera à cent mètres, au plus, du bout de la petite jetée. Par exemple ... dis-moi? ça ne t'embête pas trop, de demander à ton pacha la permission de descendre à terre le matin?...

Je haussai les épaules:

—Et quand même ça m'embêterait?... du moment que ça amusera l'enfant...

Nous étions au théâtre, comme inévitable. Au dernier entr'acte, je serrai la main à Malcy:

—Vieux,—lui dis-je,—il faut que je rentre à bord par le youyou de minuit, afin de pouvoir demander ma permission demain matin d'assez bonne heure. Je file donc. Dis bonsoir à Laurette de ma part. Et ... nous deux, toi z'et moi ... au revoir! Bon voyage, naturellement!...

—Parbleu! ça ne fait pas question!...

Il m'aida à repasser les manches de mon pardessus. Il riait,—pas plus triste que de raison, sur le point de quitter ainsi son amie d'une semaine.—Même, comme je descendais le perron, il me cria:

—Surtout, soigne-toi bien! et tiens-toi prêt pour la noce formidable que nous ferons, le jour du retour de l'Ardèche...

Il rentra dans les couloirs. Je poussai la porte de la rue.

Dehors, il faisait assez doux, car le vent soufflait du suroît[1]. Ce n'avait guère été qu'une brise très maniable jusqu'au coucher du soleil. Mais, dans l'instant que je quittais le théâtre, une rafale brusque secoua violemment les platanes du Champ de Bataille, qui gémirent, en faisant pleuvoir alentour leurs petites boules desséchées.

IX

Et, le lendemain, il venta grand frais. Dès l'aube, la rade apparut blanche d'écume, et il s'en fallut d'assez peu que le service des embarcations ne dût être suspendu. Je pus néanmoins redescendre à terre vers neuf heures du matin, par le canot qui allait chercher les cuisiniers. Et, deux heures plus tard, ayant frété une guimbarde, je frappai à la porte de Loreley Loredana. Loreley Loredana m'attendait, gantée, le chapeau sur la tête.

—Il fait bien du vent,—remarqua-t-elle en montant en voiture.

Je jugeai intelligent de laisser tomber la réplique.

Aux Quatre Pompes, nous laissâmes notre voiture sur la route, et nous entreprîmes d'avancer jusqu'au bout de la petite jetée qui limite la rade-abri, au N.-O. et qui porte un feu fixe dans une tourelle de pierre. Ce ne fut pas rien. Les risées nous prenaient de face, et elles se jetaient sur nous, à la lettre, avec une violence de bêtes sauvages. Meurtris, suffoqués, cinglés au visage par la pluie qui aveugle et l'embrun salé qui égratigne, nous luttions corps à corps avec l'ouragan, sans gagner sur lui d'un pouce. Il n'était naturellement pas question d'ouvrir un parapluie: le vent l'eût mis en dentelle. Je pris le seul parti possible: j'empoignai la fillette à pleins bras, je l'enlevai de terre, et, m'aidant de son poids pour résister aux rafales, je courus d'un élan jusqu'à la tourelle du feu, derrière laquelle j'appuyai mon fardeau et m'adossai moi-même. La violence même du courant d'air créait là une zone de calme, où nous pûmes reprendre haleine et donner un coup d'œil autour de nous.

Loreley Loredana tamponna d'abord ses yeux pleins d'eau et de sel. Puis, sa gaieté habituelle reprenant tout de suite le dessus:

—Ah bien!—s'exclama-t-elle,—pour une douche, je crois bien que jamais au grand jamais...

Mais elle s'interrompit net: une lame énorme accourant du large, venait d'enjamber irrésistiblement la jetée du sud, avec un fracas pareil aux plus terribles coups de tonnerre, et achevait de se briser contre notre jetée à nous, qu'elle couvrit d'un flot écumant.

Ahurie, la pauvre Laurette, d'instinct, s'était accrochée à moi. Et, dans le même instant, une peur brusque la saisit comme à la gorge. Elle balbutia, la voix étranglée:

—Fargue?... dites?... Est-ce que ce n'est pas une tempête, ça?... Une tempête comme celles qui font naufrager les navires?...

Je compris qu'il était urgent de hausser les épaules très haut:

—Une tempête, ma gosse? ah! là là! Dieu Seigneur!... on voit bien que vous ne vous y connaissez pas!... Une tempête?... ça?... Mais ça n'y ressemble pas plus que vous à une femme sérieuse!... Soyez bien tranquille, allez! une tempête, fichtre! c'est autre chose!...

Une deuxième lame un peu plus forte que la première enjamba cette fois les deux jetées. Nous étions juchés sur le socle de granit qui encercle la tourelle de pierre. L'eau ruisselante n'atteignit pas nos pieds. Mais, contre mon dos, je sentis la tourelle entière trembler sous le choc.

Loreley Loredana avait levé vers moi des yeux angoissés:

—Oh!—fit-elle,—vous faites semblant de rire, parce que j'ai peur... Mais je vois bien que c'est une tempête... Et ... dites?... ce n'est pas possible que l'Ardèche parte, puisque c'est une tempête, n'est-ce pas?... et une tempête comme celle-là...

Je haussai les épaules encore:

—Taisez-vous donc, espèce de petite folle, avec vos tempêtes... Cette chose-là, c'est un grain... et rien d'autre! Un grain, vous m'entendez?—Maintenant, quoique ce ne soit qu'un grain ... et, même, un grain pas bien méchant ... possible à la rigueur qu'on retarde un peu l'appareillage...

Phrase malencontreuse, que j'aurais bien dû retenir!... Mais c'est qu'en vérité, dans le temps que je la prononçais, j'aurais bien parié dix louis contre un qu'en effet l'appareillage allait être retardé...

Il faisait tout de bon un des plus sales temps que je me souvenais d'avoir jamais vu sur rade. Et, que diable! on n'en était pas à un jour près, pour ravitailler en munitions d'exercice la division navale de l'Atlantique...

Or, comme je formulais en moi-même cet axiome, j'eus une surprise: au milieu de la rade-abri, divers bâtiments étaient mouillés, et, parmi eux, ma Victorieuse ... je les avais regardés tout à l'heure, pour juger de leur tenue contre l'ouragan ... et maintenant, les regardant derechef, j'en vis un de plus ... qui n'était pas mouillé, lui ... mais qui, au contraire, faisait route, et venait droit vers le goulet, vers nous: l'Ardèche.

Je ne pus pas m'empêcher de la saluer d'un juron intempestif:

—Sacrr!... Parlez du loup...

Soudain pâlie, la gosse m'agrippa par la main:

—Fargue?... C'est l'Ardèche?... Elle part?... Et elle va faire naufrage?...

Cette fois, je n'eus aucune peine à éclater de rire:

—Parfaitement!—affirmai-je.—Et tout de suite, naufrage! Ici même, contre le phare! Sûr et certain! Vous allez voir ça!...

Ma gaieté scandalisa la pauvrette, mais la calma cependant. L'Ardèche, d'ailleurs, approchait. Et je venais d'apercevoir, sur sa passerelle, une silhouette connue, que je m'empressai de montrer à Loreley Loredana:

—En attendant, voici Malcy qui vous agite son mouchoir... Allons! dépêchez-vous de lui répondre comme il faut, vous, la naufrageuse!

L'Ardèche passa, prompte comme une mouette. Je vis qu'elle obliquait au large, pour résister aux lames qui la drossaient contre la jetée. Dans une accalmie de trois secondes, la voix de Malcy parvint jusqu'à nous:

—Voulez-vous bien rentrer en ville, nom d'un ténor! vous allez piger tous les deux un mauvais rhume!...

D'office, je rempoignai l'enfant à bras-le-corps, et je courus à toutes jambes vers la voiture, qui partit, grand trot.

Comme nous repassions le pont de Recouvrance, je voulus faire rire ma protégée:

—Eh bien! Laurinette? il avait tout de même l'air assez gai, Malcy, pour un monsieur qui va boire à la grande tasse?

Elle hocha la tête et ne rit pas:

—Oui... Mais, tout de même, Fargue ... vous avez beau dire ... c'est bien une tempête qu'il fait...

X

Par le fait, ça y ressembla bientôt assez...

Dès quatre heures, la rade fut consignée aux embarcations. Il me devenait du coup impossible de regagner mon bord. Je m'en fus aux nouvelles à la Direction du Port. Les sémaphores signalaient mer très grosse sur la Manche comme sur l'Atlantique. Force barques de pêche faisaient déjà côte un peu partout, et les bateaux de sauvetage avaient du pain sur la planche.

De l'Ardèche, personne, bien entendu, ne s'inquiétait. Le mauvais temps, sur mer, cyclones y compris, n'est jamais redoutable qu'aux bâtiments à voiles; et encore! le très mauvais, très près d'une côte ... quant aux vapeurs, la brume, seule, est à même de les embêter sérieusement.

J'interrogeai pourtant un camarade du central téléphonique:

—Le sémaphore de la pointe du Raz n'a pas signalé le passage du rafiot à Malcy?

On me répondit que non, et qu'au surplus l'Ardèche, vu la brise de sud-ouest, avait vraisemblablement piqué d'abord au large, et franchi l'Iroise.

(Il existe en effet trois routes navigables pour sortir de Brest, trois routes d'eau profonde traversant la formidable ceinture d'écueils qui entoure le Finistère: le chenal du Four au nord, l'Iroise à l'ouest, et le Raz de Sein au sud. De ces trois routes-là, l'Iroise est incontestablement la plus large.)

Renseigné de la sorte,—assez vaguement,—j'errai au hasard par la ville. La pluie tombait toujours; mais ce n'était guère qu'un crachin pulvérisé par le vent. Je gagnai le cours d'Ajot, d'où l'on domine toute la rade, du Portzic à la rivière de Landerneau. Le ciel opaque n'offrait pas une éclaircie, et des lames énormes déferlaient à perte de vue, sans trêve. L'escadre, empanachée de fumée, s'affairait à doubler ses chaînes, et chauffait, prête à passer la nuit sous les feux. Je vis que ma Victorieuse avait même calé ses mâts d'hune[2], comme on ne fait guère qu'en cas d'ouragan ou de typhon.

Vers six heures, je revins à l'hôtel de Loreley Loredana, histoire d'inviter la gosse à dîner, pour la secouer un peu de ses idées noires.

—Madame Loredana? elle «a sorti», monsieur.

—Comment, sortie? par ce temps-là?

—Oui donc, monsieur! et depuis un moment, déjà...

—Mais ... elle est sortie ... toute seule?

—Pour sûr, monsieur! toute seule et à pied. Mêmement qu'elle n'a pas pris de parapluie, aussi donc!...

—Ah bah!... Mais c'est mercredi, aujourd'hui... Elle doit chanter ce soir, il me semble?

—Oui donc, monsieur. Mireille, qu'elle chantera. A preuve que le garçon du théâtre «a venu» déjà, quérir le panier à costumes...

XI

Je dînai seul à la Brasserie, point gai. Mes compagnons des soirs précédents me manquaient déjà, et presque douloureusement ... le grand garçon, toujours boute-en-train ... la petite fille, si prompte à oublier ses rôles de dame grave... Où étaient-ils au juste, et que faisaient-ils, l'un et l'autre, en cet instant même?

Huit heures sonnèrent. A «l'estime», comme disent les timoniers, j'aurais cru qu'il en était au moins dix. J'entrai au théâtre. Tout de suite je vis Loreley Loredana,—en scène comme j'arrivais, et qui chantait,—fort paisiblement, me sembla-t-il. Mais il me semblait mal: j'avais compté sans l'habitude des planches, vite devenue, pour toute actrice, une seconde nature, tout à fait capable d'étouffer la première, au moins cinq actes durant. En fait, le rideau n'avait pas fini de tomber sur le premier tableau qu'une ouvreuse m'apportait en grande hâte un chiffon de papier griffonné d'un crayon fébrile: Loreley Loredana me suppliait d'accourir dans sa loge, tout de suite, tout de suite, tout de suite!...

Tout de suite j'accourus.

C'était la première fois que j'entrais dans la loge de Loreley Loredana. J'eus d'ailleurs à peine le temps d'entrevoir quatre murs tendus d'une toile de Jouy fanfreluchée, et trois douzaines d'éventails épinglés à ces quatre murs en manière d'ornements et d'objets d'art. Déjà la maîtresse de céans s'élançait à ma rencontre:

—Fargue!... vous savez?... c'est vrai!... il a fait naufrage!...

Et elle fondit en sanglots.

Bouche bée, je la regardai.

Elle était bien la plus extraordinaire de toutes les femmes désespérées que j'eusse jamais vues. Malgré ses larmes ruisselantes, malgré le profond hoquet qui la secouait des pieds à la télé, comme l'orage un arbrisseau, j'aurais défié n'importe qui de prendre au tragique la désolation de ce bébé aux joues en pommes d'api. Pour comble, elle était accoutrée à l'inverse de toutes les modes funéraires: elle venait d'échapper aux mains de l'habilleuse, et son costume comprenait seulement des bas, un pantalon à rubans roses, et une sorte de cache-corset qui découvrait deux épaules grosses ensemble comme trois liards de beurre. Ajoutez un maquillage effarant: du blanc gras, du rouge et du noir plaqués au petit bonheur sur le visage pas encore «fait», et les larmes zébrant le tout. En n'importe quelle autre occurrence, j'aurais ri six heures de suite. En cette occurrence-là, il me fut impossible de pleurer.

Je répétai seulement, beaucoup moins inquiet qu'ahuri:

—Il a fait naufrage?

Et, d'un coup d'œil circulaire, je cherchai dans la loge un indice, une épave.

Je ne vis rien, sauf, assis dans un coin, sage et penaud, un petit imbécile que je connaissais pour l'avoir rencontré cinq ou six fois dans tous les endroits où l'on fait la fête et à qui la fréquentation assidue des endroits susdits tenait lieu de métier.

Sous mon regard il se leva, déférent:

—Vous n'avez pas encore appris la sinistre nouvelle, capitaine? On ne fait qu'en parler dans toute la ville... L'Ardèche s'est perdue corps et biens sur les Pierres Vertes ... ou sur les Pierres Noires ... enfin, quelque part de ce côté-là ... on ne sait pas exactement...

Les Pierres Noires et les Pierres Vertes, ce n'est pas du tout la même chose. Il s'en faut de pas mal de milles. Je respirai un bon coup d'air. Quand un navire se met au sec sur l'un quelconque des cailloux qui hérissent les atterrages de Brest, les sémaphores indiquent toujours avec précision le caillou dont il s'agit. En foi de quoi l'Ardèche ne pouvait s'être mise au sec ni sur les Pierres Vertes, ni sur les Pierres Noires. Ce qu'il fallait démontrer.

Je le dis à Loreley Loredana. Mais Loreley Loredana se garda d'en rien croire. Elle avait repris son antienne du matin:

—Vous dites ça pour m'empêcher d'avoir peur. Mais ce n'est pas la peine, allez! Fargue! je le sais bien, allez! qu'il a fait naufrage! Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!...

Et elle sanglotait de plus belle. L'habilleuse, ce nonobstant, avait entrepris de continuer son office, et s'efforçait de passer une robe sur le malheureux petit corps convulsé. C'était tout ensemble navrant et grotesque.

Je me retournai vers le jeune imbécile, toujours assis dans son coin:

—Monsieur,—lui dis-je, assez rudement,—votre canard n'a ni queue ni tête. D'où sort-il? qui l'a lancé?

Mais le jeune imbécile l'ignorait. Il répéta, très affirmatif:

—On ne fait que parler de cela, dans toute la ville. Et il se pourrait malheureusement bien, capitaine...

Je l'aurais volontiers giflé. Mais le plus pressé était d'en débarrasser la loge:

—Monsieur, s'il en est ainsi, vous n'aurez pas de peine à nous rapporter des nouvelles précises. Courez en chercher, et revenez, soit ici, soit, après le spectacle, à la Brasserie, où nous souperons, mademoiselle Loredana et moi. Courez, monsieur!

Et je le poussai dehors.

Dans le même temps, l'avertisseur cognait à toutes les portes:

—En scène pour le deux! en scène!...

L'actrice reprit le dessus sur la femme. Galvanisée, Loreley Loredana se redressa et fit face à son miroir, patte de lièvre au poing.

J'en profitai pour affirmer, solennel:

—Laurette! je ne vous ai jamais menti, hein? Eh bien! parole d'honneur! si l'Ardèche avait vraiment fait naufrage, personne ne pourrait rien en savoir à l'heure qu'il est. Donc, vous voyez!...

Elle ne répliqua pas. Elle ne pleurait plus. Elle me regarda au fond des yeux, pensive et sombre. Puis, comme l'avertisseur braillait derechef dans le corridor, elle s'en fut où on l'appelait.

XII

A la Brasserie, j'avais commandé des écrevisses et le saumur très sucré dont Loreley Loredana raffolait à l'ordinaire. Mais, cette fois, les écrevisses eurent tort, et le saumur lui-même fut avalé sans conviction.

Le petit imbécile de tantôt n'avait pas encore reparu, et je commençais à croire qu'il ne reparaîtrait pas. Sans doute, et quoique «toute la ville ne parlât pas d'autre chose,» les renseignements sur le naufrage prétendu n'avaient-ils pas été faciles à rassembler. Je fis là-dessus diverses plaisanteries d'excellent goût, qui ne furent pas sensiblement mieux appréciées que le saumur et les écrevisses.

Loreley Loredana, pourtant, semblait redevenue calme. Et, n'eût été que ce calme-là ne ressemblait de près ni de loin à la gaieté de naguère, dont il ne restait plus vestige, j'aurais jugé la situation satisfaisante. En tout cas, j'étais à cent lieues de prévoir le coup de théâtre qui se préparait.

Ce fut à minuit trois quarts très juste qu'il éclata.

Je venais de lever les yeux vers l'horloge, et je m'apprêtais à donner le signal de la retraite, «puisque l'Ardèche ne voulait décidément pas faire naufrage avant le lendemain...»

A ce moment, l'imbécile, déjà plusieurs fois nommé, entra. Et, dans la bouffée d'air froid qui passait la porte avec lui, je sentis venir une catastrophe.

Loreley Loredana, d'un sursaut, s'était dressée. Elle regardait droit devant elle, avec des yeux très fixes. Elle battit deux fois des lèvres, pour balbutier un seul mot, qui, dans ses trois lettres, enfermait déjà tous les désastres:

—Oui?

Et la réponse vint, aussi stupidement épouvantable que si «toute la ville» eût collaboré pour la combiner telle, exprès:

—Eh bien! oui. Il ne peut pas y avoir d'erreur. C'est un vapeur norvégien qui a apporté la nouvelle. L'Ardèche a coulé bas près de la chaussée de Sein, au coucher du soleil. Le norvégien a très bien vu...

D'instinct, je m'étais levé, et j'avançais les bras, à tout hasard. Ce fut à peine assez tôt pour recevoir Loreley Loredana, qui tournoya, puis s'abattit, comme frappée d'une balle.

Elle n'avait même pas entendu la dernière phrase du jeune idiot:

—Le norvégien a très bien vu, et, si ce n'est pas l'Ardèche qui a péri, c'est un autre navire à peu près pareil, à vapeur ou à voiles... On ne sait pas au juste, mais on est sûr...

XIII

Il fallut dix bonnes minutes, beaucoup de vinaigre et pas mal de serviettes mouillées pour ranimer Loreley Loredana.

A la fin, elle reprit connaissance. Mais je n'y gagnai pas grand'chose: en un clin d'œil l'évanouissement fit place à la plus violente crise de nerfs. Les serviettes mouillées et le vinaigre durent incontinent revenir à la charge.

J'avais jeté la pauvrette en travers d'une des tables de marbre, et je l'y maintenais à deux mains, aidé par tous les consommateurs de bonne volonté, qui tous me prodiguaient des conseils innombrables. Je n'écoutais d'ailleurs pas, trop occupé de ma besogne, laquelle n'était point facile: ce corps de poupée se démenait avec une étonnante vigueur. De la bouche tordue, des cris s'échappaient, inarticulés d'abord. Mais bientôt, parmi ces cris, des syllabes distinctes se firent jour. J'entendis le nom de Malcy, plusieurs fois répété. En même temps, les convulsions s'apaisaient. La crise s'éteignit en quelque sorte d'elle-même, et je n'eus plus entre mes mains qu'une toute petite fille très malheureuse, et si faible qu'elle pouvait à peine pleurer.

Elle était trop épuisée pour marcher. Il fallut rester là, dans ce café, sous trop de regards curieux. Mais ça lui était maintenant bien égal, qu'on la regardât, elle, Loreley Loredana, dont l'ami était mort. Car il était mort, c'était sûr ... sûr ... effroyablement sûr... Il était mort. Et elle l'avait tant aimé, tant aimé, tant aimé...

Vainement j'essayai d'interrompre la pauvre litanie navrante. Vainement j'essayai de parler raison, de protester, de dire qu'on ne savait pas, qu'on ne pouvait pas savoir, que personne ne pouvait savoir. Vainement j'affirmai, moi, qu'il n'était pas mort. On ne m'écoutait pas. On ne m'entendait pas. La voix dolente continuait sa plainte.—Il était mort. Mort sans avoir revu celle qui l'aimait. Mort sans avoir su comment elle l'aimait, et combien. Elle ne lui avait jamais rien avoué. Elle avait toujours eu peur et honte. Parce qu'elle aimait. Parce qu'elle aimait d'amour. Ardemment, follement, désespérément. Elle aimait, et elle était aimée. Car elle le savait aussi, qu'elle était ... hélas!... qu'elle avait été aimée. Elle le savait, qu'il serait bientôt revenu, revenu amoureux, avec tous les baisers dans sa bouche. Elle le savait, qu'ils se seraient alors unis, liés, liés pour toute la vie ... comme les amants des légendes ... et des opéras... Maintenant, plus rien. C'était fini.—Fini.—De tout ce bonheur, plus rien ne subsisterait, qu'une tombe où s'agenouiller pour pleurer le cher, cher mort...

Une tombe?... Ah! Dieu! Dieu!... quelle tombe?... puisque c'était l'impitoyable mer qui avait commis le crime?... Non!... il n'y aurait pas même de tombe. Le cadavre errant n'obtiendrait ni repos, ni sépulture, sauf peut-être sur la plage où les vagues, à la fin, le pousseraient, le rouleraient...

Sur la plage ... où les vagues...

La voix s'étrangla net, avec une sorte de hoquet. Le corps menu, effondré sur la banquette de velours, où mes deux mains le soutenaient pour l'empêcher de glisser jusqu'à terre, se releva d'une secousse. Loreley Loredana fut debout, frémissante, ses yeux agrandis fixés sur mes veux:

—Fargue!... Puisqu'il a fait naufrage?... c'est, dans la baie des Trépassés que les vagues le pousseront, n'est-ce pas?... Oh! je me souviens! il me l'avait dit, lui-même!

Fiévreuse, galvanisée, elle agrippait déjà son chapeau demeuré sur la table de marbre, s'en coiffait, enfonçait les épingles...

—Fargue!... Vite, vite!... partons! Vous me conduirez, dites?... Oh! oui! vous me conduirez là-bas! vous ne m'abandonnerez pas!...

Effaré, ne comprenant pas encore, je m'étais levé aussi, j'allongeais une main vers mon pardessus:

—Je vous conduirai? mais où?... où est-ce que je vous conduirai ma gosse?...

Elle m'avait pris la main, elle m'entraînait vers la porte:

—Mais là-bas, bien sûr! à la baie des Trépassés!... Allons, partons! vite, Fargue, vite!...

Nous étions déjà dans la rue.

Mais là, sous l'aigre bruine que le vent furieux nous jetait au visage, je m'arrêtai net, et je protestai:

—Mon petit! vous êtes tout à fait folle, ce coup-ci?... Voyons! vous voulez aller au Raz, pour chercher le cadavre de Malcy? de Malcy qui n'est pas plus mort que vous et moi?

Elle haussa ses épaules de fillette, désespérément:

—Oh! Fargue!... mon ami!... A quoi bon? maintenant?... puisque je sais qu'il est mort! Ne mentez plus, Fargue. Venez plutôt, venez tout de suite.

Mais, à la fin, ça devenait trop saugrenu, et j'avais perdu patience:

—Ah! non! par exemple!... je ne suis pas fou, moi, si vous êtes folle!... Non, non, non, et non! jamais de la vie!...

Elle ne se fâcha pas. Elle eut seulement un très large geste, résigné et résolu:

—C'est bien. Tant pis. Comme vous voudrez, Fargue. Ne venez pas. J'irai toute seule. Adieu, Fargue.

Elle me quitta, sans hésiter. Elle s'éloigna, rapide, coupant en diagonale l'immense rectangle du Champ de Bataille noyé de pluie.—Petite ombre pataugeant dans les flaques où dansait le reflet des réverbères, parmi la plainte des arbres et le hurlement des rafales.

Moi, je restai dix secondes, planté comme un terme sur le bord du trottoir, à la regarder s'en aller. Puis je courus après elle:

—Laurette, Laurette!... mon chéri!....

—Ah!—fit-elle, de sa mince voix douce.—Je savais bien que vous viendriez avec moi...

—Mais non! Laurette!...

—Mais si. Je savais bien. Dépêchons-nous. Nous serons à la gare dans cinq minutes. Savez-vous s'il y a un train bientôt?

Je ne luttais plus. Trop évidemment, sa décision était prise. Je ne songeais plus qu'à faire en quelque sorte la part du feu. S'il fallait absolument aller au Raz, eh bien! on irait. Mais pas tout de suite! pas ainsi! Il serait temps demain, quand on aurait dormi, quand on serait moins las, quand on aurait fait les préparatifs indispensables...

Et d'abord il me fallait encore une permission, à moi, une permission de plusieurs jours. Et elle, Loreley Loredana, avait le théâtre à prévenir...

Non sans peine, j'eus gain de cause, après une discussion serrée. Loreley Loredana consentit à rentrer à l'hôtel pour y attendre le jour. Je crois bien d'ailleurs qu'elle s'y décida surtout après avoir dûment constaté, horaire en main, qu'il n'existait aucun train de nuit...

XIV

Je me souviens d'avoir dormi cette fin de nuit-là,—nuit du mercredi 9 au jeudi 10 janvier 1895, comme un somnambule hydrophobe: moitié délire, moitié cauchemar ... et de m'être réveillé, au petit matin, courbaturé, rompu, moulu, des cheveux aux orteils.

Oui. Et pourtant, cette nuit du 9 au 10 janvier fut encore une nuit délectable, en comparaison des cinq nuits suivantes,—en comparaison de la nuit du 10 au 11 pour commencer!

Il y eut la journée, d'abord.—Dès patron minet, il me fallut galoper d'un bout à l'autre de la ville, et de la rade, pour préparer l'absurde voyage. Quatre bonnes heures durant, je ricochai de la Préfecture Maritime au théâtre, du théâtre à la Victorieuse, et de la Victorieuse à l'hôtel, où Loreley Loredana, prête avant l'aube, piétinait en m'attendant.

A deux heures cinq, enfin, nous prenions ensemble le train pour Quimper, où nous arrivions à quatre heures quarante-sept.—Oh! je me rappelle tous les détails!—Là, il fallut attendre interminablement la correspondance de Douarnenez. Il faisait déjà nuit noire. Loreley Loredana refusa d'ailleurs de quitter la petite gare, et, muette, le front bas, les yeux fixes, contempla soixante-treize minutes durant les rails luisants de pluie et le ballast noir de suie.

A six heures, un train bas-breton, poussif et visqueux, nous emporta enfin. Mais ce n'était pas la dernière étape. A Douarnenez, tout recommença: l'attente interminable, le quai désert, puis le rembarquement dans un nouveau train, plus ignoble encore que le précédent. Et, derechef, nous repartîmes à travers la lande nocturne, sinistre sous son manteau de brume et de bruine éternelles. A mesure qu'on approchait du but, il pleuvait plus fort et il ventait plus aigre. Vers huit heures, ce fut le bout des rails, à Audierne. Et nous n'étions pas encore arrivés. Il s'en fallait bien d'une quinzaine de kilomètres. A grand'peine je dénichai l'unique voiture disponible, et ce furent alors des pourparlers exaspérants pour obtenir que cette voiture nous menât sur-le-champ jusqu'au Raz. La nuit s'avançait cependant, plus sombre et plus sinistre de minute en minute. Sur la route, où maintenant nous roulions à grands cahots, des nuages d'embrun se mêlaient par intervalles à l'eau du ciel. Les lanternes luttaient mal contre l'obscurité opaque; et c'était seulement à ses grondements, plus formidables que tous ceux de la foudre, que je devinais l'océan proche. Je l'entendais battre sans trêve le pied de la falaise, à cent pas du chemin, plus près parfois. Et les chevaux trottaient toujours, interminablement. Par les portières très mal closes, toute l'humidité glaciale de la lande entrait et perçait nos manteaux, nos vêtements, notre linge. A côté de moi je sentais le pauvre petit corps de la voyageuse, raidi de fatigue et de froid...

Enfin, l'auberge du Raz se profile dans l'ombre. Il était minuit, ou presque. Une servante effarée nous ouvrit. Et je me crus au bout de mes peines. Déjà je découvrais, au fond d'un couloir crépi, une chambre blanche, du feu, un lit...

Mais alors Loreley Loredana, silencieuse depuis le départ, parla:

—Où est-ce?... la baie des...

Elle n'osait plus articuler les trois syllabes terribles.

J'étendis un bras vers l'ombre, du côté du nord:

—Par là, Laurette. Nous irons demain, dès qu'il fera jour.

Elle secoua la tête:

—Non. Pas dès qu'il fera jour. Tout de suite.

Cette fois, je la crus, à la lettre,—médicalement,—démente...

Nous étions sur le seuil de l'auberge, laquelle est bâtie au plus haut de la falaise, et domine la mer de quatre-vingts mètres à peu près. Et néanmoins le fracas des lames déferlant sur les deux faces du promontoire était si violent que nous étions forcés d'élever la voix pour nous entendre...

Il ne s'agissait évidemment plus de raisonner. Très doucement, je pris dans mes deux mains la menotte glacée:

—Mon cher petit, il fait noir, noir... Regardez plutôt!... Ce n'est pas la peine, à présent, de commencer les recherches... Nous n'y verrions pas clair ... pas clair du tout...

Mais elle secoua encore la tête:

—Si. Demandez une lanterne. Tout de suite.

Et, comme je me taisais, démonté, elle reprit, de cette même voix très douce dont elle soulignait ses entêtements les plus inflexibles:

—Demandez la lanterne, Fargue, s'il vous plaît ... et puis allez vous reposer, Fargue ... mon cher Fargue... Vous êtes trop fatigué, vous, je comprends bien... Mais ça ne fait rien, je peux chercher toute seule, je vous assure. Bonsoir, Fargue. Demandez seulement la lanterne. Tout de suite.

Que faire? sinon céder, céder encore, obéir?...

Et je vivrais des siècles,—sans oublier cette heure nocturne ... extravagante, oui ... et macabre ... mais par dessus tout si douloureuse qu'elle cessait absolument d'être grotesque, malgré l'absurdité sans nom de toute l'aventure...

... Des siècles, en vérité!—sans oublier ce chaos prodigieux de la mer, du ciel, de la terre, confondus, enchevêtrés, roches à lames, lames à rafales, pêle-mêle, tels, dans leurs plus sanglantes étreintes, deux ennemis ou deux amants acharnés... Des siècles,—sans oublier cette écume blême des flots phosphorescents, seule, lueur qui, par intervalles, perçait la surnaturelle obscurité.

Et, surtout, des siècles, et des siècles de siècles!—sans oublier le petit fantôme pâle, épuisé, à bout, qui vacillait devant moi, dans le halo trouble de ma lanterne, et dont les pauvres yeux, brûlés de larmes plus amères que l'océan même, s'usaient désespérément à fouiller et à sonder, pierre par pierre, vague par vague, l'impénétrable nuit...

XV

Enfin, quand reparut l'aube grise et froide, Loreley Loredana, tout d'un coup, trébucha, écrasée de fatigue, et tomba.

Je dus la rapporter, inerte, dans mes bras, jusqu'à l'auberge du Raz.

Comme une toute petite fille ensommeillée, je la déshabillai, je la couchai. Mais elle avait outre-passé sa faible vigueur. Et, au lieu du repos, ce fut la fièvre qui vint; une fièvre très légère, sans gravité aucune, qui retardait seulement le repos. Je n'osai cependant pas quitter le chevet de la malade, à cause du grand vent terrible qui secouait toute l'auberge, sans trêve, et secouait davantage encore le pauvre cœur de la pauvre Loreley Loredana.

Elle m'avait demandé, tandis que je la bordais dans son lit:

—Fargue, par cette tempête-là, est-ce que les vagues mettent longtemps à pousser les ... les trépassés ... jusque dans la baie?...

Et je ne voulus pas que la fièvre tournât en délire. J'entonnai donc une fois de plus le refrain:

—Il n'est pas mort, Laurette! Je vous affirme qu'il n'est pas mort. Je vous jure qu'il n'est pas mort. Je vous donne ma parole d'honneur qu'il n'est pas mort...

Et une idée me vint, qui me parut très propre à ramener un peu de calme dans la petite tête trop chaude:

—Tenez, Laurette! puisqu'il n'est pas mort ... écrivez-lui! Écrivez-lui une belle longue lettre, où vous lui raconterez tout... Vous verrez: ça le fera joliment rire, quand il la recevra!... Et, quand il reviendra, vous rirez ensemble, tous deux!... Ecrivez-lui, Laurette!... écrivez à Lisbonne: vous savez que c'est là sa première escale...

J'avoue que je ne comptais qu'à moitié sur le succès de ma proposition. A ma grande surprise, Loreley Loredana lui fit un accueil immédiat. Et il fallut sur-le-champ appeler la servante, réclamer papier, crayon, buvard, et tasser les oreillers du lit, pour faire pupître et fauteuil...

Et incontinent Loreley Loredana commença la belle longue lettre. Je lus les quatre premiers mois, au haut de la première feuille:.

Mon chéri, mon amour...

Et je songeai que Malcy, s'il lisait jamais ces quatre mots-là, s'en étonnerait sans doute un peu...

Interrompue par des pauses de sommeil, la belle longue lettre, très belle et encore plus longue, fut achevée seulement au soir. Et, tout de suite, tout de suite, le garçon d'auberge l'emporta, pour la mettre à la poste.

Alors, moi, mal inspiré, je dis:

—Laurette, à présent, vous allez pouvoir dormir tranquille...

Mais, soudain redressée, et rejetant les couvertures, Loreley Loredana se releva d'un bond:

—Oh! Fargue! à quoi pensez-vous!... Vite, vite ... pendant qu'il fait encore jour.—je suis guérie, vous savez!—retournons à la baie!... S'il y était, songez!

Il fallut retourner.

XVI

Or, cinq jours passèrent ainsi.—Cinq jours, durant lesquels Loreley Loredana, obstinée, chaque soir et chaque matin chercha, d'un cap à l'autre, sur tout le rivage de la baie des Trépassés, le cadavre de l'homme qu'elle aimait;—et, ce néanmoins, têtue, chaque après-midi écrivit à ce même homme une longue lettre d'amour...

XVII

Car la fin n'arriva que le sixième jour.

Ce jour-là, fort avant le lever du soleil, nous sortions de l'auberge, Loreley Loredana et moi, pour descendre à la baie, selon l'immuable protocole, quand, au tournant de la route d'Audierne, le facteur parut...

Loreley Loredana, qui écrivait des lettres, mais n'en attendait point, allait passer outre. Un pressentiment m'arrêta, et je retins ma petite compagne.

Le facteur arrivait. Il mit une main au-dessus de ses yeux, en abat-jour; puis, ayant bien considéré Loreley Loredana:

—C'est vous,—dit-il, en tendant une enveloppe bleue,—c'est vous que vous vous appelez comme c'est qu'il y a écrit là?

Je fis un pas pour voir. L'enveloppe était un télégramme clos.

Le facteur expliquait:

—Cette dépêche ici, que je dis ... elle est venue de Brest, aussi donc. Et à Brest, alors ... d'où que vous aviez parti ... on a fait suivre pour Audierne, par la voie postale...

Loreley Loredana avait pris le télégramme, et l'ouvrait d'un doigt prompt.

Je la regardai. Elle lut ... lit: «Ah...» et chancela...

Je la soutins. Je commençais d'être accoutumé à la soutenir. Elle n'était pas tout à fait évanouie. Elle put me tendre le papier bleu. Je lus à mon tour:

Madame Loredana.

Théâtre Brest.

Pas mort du tout, sain et sauf à Lisbonne. J'embrasse tendrement et follement ma chère petite amoureuse aimée.

Malcy

Et, comme elle avait fait: «Ah...» je fis, moi: «Ouf!»

Parce que,—n'est-ce pas?

Certes, jamais je n'y avais cru, moi, au naufrage; mais, tout de même, à la longue, le contact de ce désespoir et de ce deuil, perpétuellement accrochés, en quelque sorte, à moi, comme un crêpe à la manche d'un vêtement pas encore noir ... pas encore ... mais...

Oui, décidément: «Ouf!»

Sur quoi je regardai Loreley Loredana.

Loreley Loredana, ayant dit: «Ah...» s'était tue. Et elle continuait de se taire.

Très pâle d'abord, elle reprenait maintenant couleurs vivantes, le sang remontait à ses joues. Bientôt il y afflua. Et Loreley Loredana fut rouge. Rouge...

Elle lâcha mon bras, où elle s'appuyait. Elle fit trois pas, distraite, hésitante ... puis, soudain, rentra dans l'auberge, sans m'avoir rien dit encore.

Une heure après,—j'avais cru bon de la laisser, si j'ose dire, cuver sa joie ... évidemment immense ... totale ... absolue!—une heure après, donc, je frappai à sa porte.

Elle cria: «Entrez!» d'une voix qui me sembla fort calme ... froide, peut-être...

Je la vis à quatre pattes devant son petit sac à main,—ce petit sac à main, que j'avais eu beaucoup de mal à la persuader d'emporter, sept jours plus tôt, au départ de Brest.—Elle y empilait, hâtive, toutes ses affaires, éparses sur le plancher autour d'elle. Sans lever le nez, elle m'interrogea:

—Fargue?... à quelle heure le train pour Brest, à la gare d'Audierne?

Un peu déconcerté, je répondis:

—Je ne sais pas, Laurette...

Elle répliqua:

—Demandez vite! Il ne s'agit pas de le manquer!

Décidément, la voix, n'était point chaude, chaude. Par intervalles, elle crépitait même, blanche, sèche et cassante, comme givre...

Je m'en fus demander tout ce qu'il fallait.

XVIII

Dans le train du retour, elle ne parla pas plus qu'elle n'avait parlé, sept jours auparavant, dans le train de l'aller. Mais ce n'était pas le même silence.

Moi, je me taisais comme elle.

A Brest seulement, sur le quai de la gare, je risquai l'indispensable question:

—Votre sac, Laurette?... Où voulez-vous que...

Elle coupa la phrase:

—A l'hôtel, s'il vous plaît, Fargue... Et allez-y tout seul: il faut que je passe d'abord au théâtre...

Je la vis disparaître, affairée, au premier coin de rue...

XIX

Après...

Après ... deux mois et demi après, par un joli soir d'avril, l'Ardèche, retour d'Atlantique, reprit son ancrage dans l'avant-port; et le youyou de Malcy rencontra mon canot-major à l'accostage du pont Gueydon,—comme naguère il avait fait...

Nous criâmes ensemble, Malcy et moi:

—Bonjour!

Et, bras dessus, bras dessous, nous remontâmes, une fois de plus, l'interminable escalier qui joint le port militaire à la ville.

A mi-hauteur, je ne me retins pas d'être indiscret:

—Vieux? eh bien?... Loreley Loredana?...

Malcy s'arrêta court, comme s'il eût buté contre un obstacle.

—Oui?... Loreley? eh bien?—fit-il.

Il questionnait lui-même au lieu de répondre. Etonné, je le regardai:

—Eh bien? quoi?—répéta-t-il.—Loreley Loredana?... qu'est-elle devenue?...

Je haussai les sourcils:

—Comment? tu ne sais même pas?...

Il s'impatienta:

—Mais non, parbleu! je ne sais même pas!... je ne sais même rien!... Allons, dis vite!... Que diable?... quoi?... Morte, hein?

Je sursautai:

—Jamais de la vie, mon vieux! morte? tu en as de bonnes!... Pourquoi, morte? Elle était encore ici, il y a quinze jours, bigrement vivante, je t'assure!... et même fraîche comme un camélia... Elle est partie avec la troupe, le 15 ... quand la saison théâtrale eut pris fin...

—Ah!—fit Malcy.

Il demeura silencieux une longue demi-minute.

Puis, tout à coup:

—Alors?—reprit-il, impatient soudain;—alors? Fargue, explique!...

—Expliquer?... quoi?

—Eh! parbleu!... le mystère par lequel Loreley Loredana, après m'avoir écrit les six lettres que je reçus à Lisbonne, du temps qu'elle me croyait à cinq cents mètres au fond de la mer ... et quelles six lettres?... cessa net de m'écrire, et ne répondit même plus à mes lettres ... plus jamais, jamais plus!... du jour qu'elle me sût vivant et sauvé?

J'écarquillai les yeux:

—Non?... elle ne t'a plus écrit?

—Jamais plus, plus jamais! Je viens de te le dire.

—Ça!... par exemple!...

Je m'étais arrêté, bouche bée. Malcy me considérait, les sourcils en arc:

—Voyons, Fargue!... C'est la bouteille à l'encre, cette histoire-là!... Récapitulons donc un peu... A votre retour du Raz, tu as continué à la voir?... que disait-elle?.... parlait-elle encore de moi?...

J'écartai les deux bras:

—Eh non! vieux! je n'ai pas continué à la voir ... sauf de très loin en très loin... Réfléchis donc, mon petit: au Raz, cette gosse m'avait ouvert toute son armoire à secrets ... et à deux battants, si j'ose dire!... Ça la gênait quelque peu, par la suite... Et j'ai bien vu sa gêne... Dame! ça n'était pas fait pour la publicité, le mystère de votre amour ... et du moment que, moi, je savais, et qu'il n'aurait pas fallu que je susse ... puisque vous ne m'aviez jamais soufflé mot ... avant...

D'un geste vif, Malcy me coupa:

—Mais... dis donc! mon petit?... Notre amour ... comme tu veux bien le nommer ... n'oublie pas qu'il ne fut amour que dans l'imagination de Laurette! et qu'à dater du jour de ma noyade présumée...

—Au fait ... c'est vrai...

Nous nous étions remis à marcher, et nous foulions maintenant le pavé boueux de l'inévitable rue de Siam. Malcy, tout à coup, s'arrêta de nouveau, et mit sa main sur mon épaule:

—Sais-tu la morale de tout ça, vieux camarade? Je vais te la dire! mademoiselle Loreley Loredana, chanteuse d'opéra-comique, s'est trompée deux fois, au cours de notre petite aventure: la première fois, quand elle m'a cru mort; la deuxième fois, quand elle s'est crue amoureuse... Et, deux fois détrompée ... donc, deux fois ridicule...

—Oh! ridicule?...

—Ridicule à ses yeux de femme, oui!

—Admettons...

—Ridicule deux fois, donc elle a préféré ne jamais revoir vivant, l'homme qu'elle aurait pleuré éternellement mort.

—Éternellement?

—Éternellement. Ou même davantage. Trois mois, par exemple. Quatre mois, peut-être ... qui sait!...

—Vieux, sais-tu que ce n'est pas très gai, ce que tu viens de dire?

—Et la vie, vieux? crois-tu qu'elle l'est, gaie?

[1] Sud-ouest. La prononciation suroît est obligatoire. De même, comme nord-ouest se prononce noroît, et sud est, suêt. Usage naval généralisé.

[2] Quoique l'h du mot hune soit aspirée, l'usage naval exige qu'on prononce et qu'on écrive mât d'hune et vergue d'hune.


IDYLLE EN MASQUES

à Max Hellé

I

SIXIÈME PAGE DU «JOURNAL» EN DATE DU 27 DÉCEMBRE 1901, RUBRIQUE «MARIAGES»

Officier de marine, vingt-six ans, sans famille, indépendant de toutes manières, et rentré récemment d'une campagne lointaine, correspondrait pour mariage avec vraie jeune fille du monde, jolie, romanesque, spirituelle, et pas calculatrice.—Carte d'identité 4.271, poste restante, Toulon.

II

Au porteur de la carte d'identité 4.271,
poste restante,

Toulon.

(Var).

Paris, 1er janvier 1902.

Monsieur le correspondant inconnu,

D'abord, je veux vous persuader que j'y crois très peu, oh! mais,—très peu!—à ce conte bleu d'un officier n'ayant jamais découvert, ni à Toulon, ni dans aucune de ses «campagnes lointaines», la moindre âme sœur.—Dites, monsieur?... faut-il que vous soyez difficile, tout de même?... Et faut-il que vous me supposiez candide?... Je le suis! mais pas tant que ça... Et puis j'ai un petit doigt ... et mon petit doigt m'affirme qu'il s'agit tout bonnement, en l'espèce, d'une innocente fumisterie. Combien étiez-vous, mes lieutenants, dans le carré de votre navire, quand fut rédigée en collaboration la petite annonce attrape-mouches? Et encore! je suis bonne de vous donner du galon! Combien plus vraisemblable, le malin cénacle de dames ou de demoiselles, qui aura inventé cet ingénieux moyen de rire aux dépens d'une crédule petite oie!...

Au fait, cela m'arrange de croire qu'il en est ainsi. Nous sommes entre femmes, c'est plus correct. Vous voulez rire, je veux rire aussi; distraction bien inoffensive. Et, la correspondance engagée, vous voici forcées, ou forcés ... ou forcé, qui sait!... de faire de la couleur locale,—d'inventer des récits de guerres et de voyages!... Je les aime beaucoup, et je me réjouis à l'avance des précieuses pages que je vais recevoir...

Par exemple ... j'y songe... Toute cette littérature doit nous amener à un mariage? Mon Dieu! moi qui ne veux pas du tout, mais là,—pas du tout!—me marier ... pour l'instant, du moins... C'est bien compliqué! Enfin! peut-être me laisserai-je entraîner ... si les lettres sont très entraînantes!... Des lettres navales, cela doit griser un peu. D'autant que je suis fille d'officier, et que j'ai un furieux faible pour tous les panaches!

En avant! donc! et faisons connaissance... Pourquoi écrivez-vous que vous êtes indépendant? indépendant ... quant au cœur?... ou quant au caractère?... ou par la fortune?—Quant au cœur, j'y compte bien, puisque vous parlez de mariage.—Quant au caractère... Aïe! gare à moi, qui jamais au grand jamais ne sus cultiver les vertus trop féminines de douceur, de patience et de résignation (C'est maman qui me le reproche vingt fois par jour.) Comment nous y prendrons-nous, monsieur, pour faire bon ménage?—Indépendant par la fortune, peut-être? riche?—Mais non! vous ne le diriez pas, puisque vous cherchez une jeune fille «pas calculatrice»... Calculatrice, je ne le suis pas. L'argent ne m'a jamais tenté, et je me sens très bien le courage d'affronter la misère dorée, compagne inséparable de l'épaulette, en notre doux pays ... je sais cela... Non, pas calculatrice.—Romanesque? Oh! oui!... et la preuve, c'est que je vous écris.—Jolie? Non. Pas laide tout de même. J'ai des cheveux châtains, des yeux jaunes, un nez retroussé, une grande bouche. Une photographie vous en dirait davantage? D'accord. Mais je n'ai pas de bonne photographie ... et en aurais-je que je n'en enverrais pas à un inconnu.

Spirituelle? Pas du tout!—Mais soyez prudent, monsieur! ne cherchez pas une femme qui ait trop d'esprit...

Voilà pour moi.—Parlons de vous. Votre annonce garde une réserve qui enrage ma curiosité... Êtes-vous grand, petit, blond, brun, blanc, nègre? bon, méchant, pire?... Ça me décourage d'écrire à un domino masqué!—Monsieur, levez un peu le masque!

Et sur ce ... qui que vous soyez ... riez de ma naïveté, puisque je me suis prise à votre attrape;—mais riez avec indulgence: je n'aurai vingt ans que ce mois-ci! c'est l'âge de toutes les candeurs!—Pas?

Pour finir:—aurez-vous assez de confiance en moi, et me croirez-vous?—si je vous dis que c'est la première fois que j'écris une lettre ... une lettre que maman ne lira pas ... et la première fois,—dame! vous pensez!... pauvre maman!—que je réponds à une annonce de journal?...

Au revoir, mademoiselle, madame, ou monsieur...

(Z. A., poste restante, bureau 41, Paris.)

III

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 4 février 1902.

Donc, monsieur, votre petite annonce vous a valu cinquante-trois lettres de femmes?... O Marcel Prévost, où es-tu!... Cinquante-trois ... et c'est ma lettre qui se trouve élue favorite de ce petit harem?—C'est bien beau pour être vrai.—Enfin, passons... Vous m'avouez pourtant, dans le portrait assez séduisant que vous tracez de vous-même, être un peu fumiste ... est-ce un conseil indirect de ne pas croire un mot de tout ce que vous m'écrivez?

Votre lettre répond d'ailleurs à beaucoup de mes questions, et vous avez le talent d'être très vraisemblable. Malgré quoi, j'ai contre vous une défiance instinctive... Que voulez-vous? je m'étais faite à l'idée d'une mystification: je croyais écrire à une association de jeunes filles... C'est très, très difficile de passer tout d'un coup à la conviction contraire... Vous êtes un officier, réellement? un seul? bien sûr?... Écoutez, monsieur ... je n'aime rien autant que la franchise: donc, si vous m'avez menti, et si vous avez la méchante pensée de continuer à me mentir dans vos lettres, restons-en là tout de suite, voulez-vous?... Quoique ce soit tout de même gentil de s'écrire comme nous nous écrivons, par fantaisie, sans but, pour rien...

En somme, vous me donnez bien une espèce de preuve de votre sincérité: ce nom d'Henri Précy ... vous me prévenez très loyalement que c'est un nom de guerre... Je n'avais nul moyen de vérifier cela. Vous me le dites donc par goût de la vérité. Merci... Je ne vous demanderai jamais qui vous êtes vraiment,—ni vous qui je suis, n'est-ce pas?—Gardons nos masques, c'est prudent et honnête de part et d'autre. Au fait, j'ai reçu votre portrait. Mon Dieu! il ne me déplaît pas trop ... sauf, pourtant
trois mèches blanches qu'il me semble bien
distinguer au-dessus de votre tempe?... Des cheveux blancs, brrr!... Enfin! je tâcherai de les oublier...

Savez-vous? Votre lettre a l'air d'avoir été écrite par deux personnages bien différents: l'un, sentimental et romanesque; l'autre, impitoyablement railleur... Voyons ... lequel des deux êtes-vous, en bonne vérité?... C'est le sentimental qui se vante d'avoir pleuré parfois, et de n'avoir jamais fait pleurer autrui? Cela me rassurerait ... mais que dira le railleur? Et puis ... vous me proposez certaine «escrime» du cœur «ou» de l'esprit... Voilà un «ou» qui m'inquiète! Si je m'embrouille, moi? Et si les fleurets sont mal mouchetés?... Enfin! laissons faire le hasard...

Écrivez-moi aux mêmes initiales (qui, bien entendu, ne sont pas les miennes...) Ah!... j'allais oublier: je ne veux pas de ce que vous vous permettez d'envoyer à mes mains!... elles sont trop grandes pour être baisées, mes mains, d'abord ... sans compter qu'entre bons amis, il n'est jamais besoin que d'un cordial shakehand.

IV

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 26 février 1902.

Monsieur mon ami...

Je mets cela pour vous faire plaisir... Mais ... croyez-vous que nous soyons déjà amis? Hum!... je me figure l'amitié sous les traits d'une sage personne, rebelle aux coups de foudre...

Maintenant, pour commencer:—Je ne demande comme vous qu'à déposer mon bouclier de scepticisme et d'ironie... (j'en avais donc un?...) La confiance est une chose très douce, d'accord!... et, mon Dieu! j'avoue que cela me tente de me confier à vous... Mais ... mais je relis vos lettres ... et je constate que feu Machiavel n'en aurait pas imaginé de plus adroites pour bien exalter l'imagination d'une jeune fille trop romanesque.—Auriez-vous eu quelque arrière pensée de ce goût-là? Cela serait peu loyal, monsieur. Et je tiens à vous dire qu'en tout cas je ne serai pas dupe.

C'est bien entendu?—Alors causons...

Non! rassurez-vous: maman n'a pas pour habitude de fureter dans mes affaires, et je n'ai nul besoin de brûler vos lettres.—Pauvre maman! Mes incartades ont peu à peu lassé sa patience, si bien qu'aujourd'hui je jouis à la maison d'une liberté inimaginable: je lis, j'écris, je sors, je reçois mes amies, j'ouvre mon courrier,—sans une question, jamais.—(J'aurais pu vous donner mon nom, mon adresse ... je pourrais le faire encore ... mais ce serait lever le masque: non!)

Écrivez-moi donc souvent, monsieur mon ami. Je suis trop sincère pour vous dissimuler le plaisir tout neuf que me font vos lettres... En les ouvrant, j'ai presque des palpitations, maintenant... Dites? vous appelez charmant le jeu que nous jouons? Est-ce pas dangereux qu'il faudrait dire?—Moi qui me suis tant moquée des alouettes prises au miroir!... voyez-vous qu'un beau matin je me réveille, mon cœur ayant bel et bien jeté l'ancre en rade de Toulon?—Non, tout de même!...

Moqueur au dehors et tendre au dedans, dites-vous? Cela ne me déplaît pas de vous savoir ainsi... Moi-même, je me suis fait une armure de raillerie, et je l'essaie perpétuellement contre tout le monde. On me traite de peste, ou de folle. Mais, là-dessous, je cache une sensiblerie déplorable; et je crains bien que, le jour où je me toquerai de quelqu'un, ce ne soit tout de bon...

A propos! votre lettre est un vrai questionnaire... Tant mieux! ça m'amuse de vous répondre.—A quoi je rêve, monsieur mon ami? A vous quelquefois. A mes illusions. (J'en ai beaucoup ... je me demande parfois si le bonheur existe?... si les poètes n'ont pas trop d'imagination?... et si l'on voit encore, au vingtième siècle, des mariages d'amour?...) Je rêve beaucoup, vous savez!... C'est délassant. Lorsqu'on est fatigué de voir danser autour de soi les pantins de la vie, pourquoi se refuser un tour de valse au pays bleu? Quant à me bâtir des romans, comme vous le faites en vos jours de spleen, impossible! le héros manque...

Mes occupations? Dame! je lis, je brode, je peins ... et je vous écris... J'ai pianoté autrefois, mais je n'avais pas l'étoffe d'une artiste, et j'ai renoncé... Je mets un beau livre au-dessus de tout, mais je trouve qu'il y a très peu de beaux livres...

Mes antipathies? Je déteste successivement tous les messieurs qu'on veut me faire épouser.—N'est-ce pas? ces tyrans! qui voudraient me réduire en esclavage!—Je déteste aussi les sots qui ne savent que parler du beau temps et de la pluie. Je déteste les dames qui se confessent trop souvent. Je déteste les messieurs qui font la cour à trop de dames. Je déteste le soleil quand je suis triste, les nuages quand je suis gaie, le vent et la poussière dans les deux cas. Enfin ... quand j'aimerai quelqu'un ... il me semble que ... je détesterai tous les autres!

Ce que j'aime? Bien moins de choses... Le théâtre, un peu. La danse, davantage ... et encore! cela dépend du danseur. Paris, beaucoup. La campagne, tout autant... J'aime la mer, les montagnes, la plaine. J'aime la solitude souvent, le monde quelquefois, la foule quand elle est bien bruyante, les chats quand ils sont petits, les oiseaux quand ils ne sont pas en cage ... et j'aimerai peut-être mon mari, quand j'en aurai un...

J'espère que vous serez content, vous qui aimez les longues lettres! J'ai peut-être dit des bêtises? Tant pis, c'est votre faute.

A propos de bêtise ... vous avez sagement fait de le retirer, ce baiser sur mon front: j'allais me fâcher rouge!... Et ... d'ailleurs ... où l'auriez-vous posé, je vous le demande?... mes cheveux dégringolent toujours jusque sur mes sourcils!... Mais quelles prétentions! une poignée de main ne vous suffit plus? Tant pis pour vous, vous n'aurez que cela, et rien davantage!... et je vous tire ma révérence.

Je signe de mon prénom, puisque vous y tenez ... mais il est horrible:

Eugénie.

Vous me demandez de penser un peu à vous? Je crois que je commence à y penser trop...

V

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 20 mars 1902.

Mais, vraiment, je ne sais pas trop si je dois rire ou me fâcher...

Voyons, monsieur mon ami ... vous m'envoyez en pleine figure,—et un peu brutalement,—une immense tirade sur l'amour, une tirade longue comme ça, et qui figurerait honorablement dans n'importe quel sermon de carême... Eh! là!... je ne me souviens pas le moins du monde d'avoir, dans aucune de mes lettres, mérité cette averse d'éloquence ... ni surtout votre reproche un peu blessant de vouloir «faire dérailler notre amitié...» Avouez en tout cas que c'est convenablement comique, vous sermonnant moi!... Le loup devenu berger, hein? Relisez La Fontaine...

Mais ... croyez-le!... je vous suis on ne peut plus reconnaissante... Vos conseils, fruits d'une sérieuse (?) expérience, ne sont pas tombés dans l'oreille d'une sourde. Du coup, me voilà aguerrie contre l'amour ... et j'en sais maintenant, sur ce grave chapitre, aussi long qu'un enseigne de vingt-six ans. C'est charmant!... Merci, monsieur...

VI

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 2 avril 1902.

Allons ... c'est moi qui vous demande pardon!... J'ai pris la mouche très sottement.—Que voulez-vous! j'ai un petit amour-propre fort ombrageux ... et—je vous avoue cela tout bas—vous l'aviez piqué au vif... C'est oublié, pas?

... Je le savais bien, que mon prénom vous déplairait! Eugénie! pouah! ça sent la vaisselle et les balayures!—Eh mais!... choisissez-moi un nom, vous, et baptisez-moi?... Cela me plaira, un nom de votre goût.—Autre chose: une question saugrenue, qui me brûle le bout de la langue:—Qu'entendez-vous par ces mots que je lis dans votre lettre: «Faire la cour,—la vraie cour,—à une femme...». Dame! plus tard, quand on me fera la cour, à moi, je voudrais bien savoir m'y reconnaître!...

Non, je n'ai pas la moindre envie de vous appeler Henriette. En toute franchise, et coquetterie bien à part, j'aime mieux que mon ami soit un homme. Je ne sais comment dire cela, mais ... c'est parce que vous êtes Henri ... et pas Henriette ... que j'ai confiance en vous, que je me livre et m'abandonne plus peut-être que je n'ai jamais fait encore.

Et ne me traitez pas non plus «comme si je portais culottes!» Monsieur mon ami, vous me dites déjà beaucoup de choses qu'on ne dit pas habituellement aux jeunes filles... Je ne m'en plains pas! je ne suis pas prude... Mais qu'est-ce que cela deviendrait, si je devenais Eugène, au lieu de rester ..... ce que vous allez choisir...

Ma lettre est courte! je la ferme cependant, car je ne veux pas manquer le courrier: mon ami croirait un jour de plus que je le boude ... et je veux, au contraire, qu'il soit bien assuré de la vraie amitié que je commence à avoir pour lui.

VII

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 10 avril 1902.

Monsieur, monsieur!

Comme vous me punissez durement de toutes mes imprudences! Oui, c'en était une, et bien téméraire, de commencer à vous écrire. Mais ... je ne m'en aperçois qu'aujourd'hui!...

Un rendez-vous! vous osez me proposer un rendez-vous! à moi! Mais, quand bien même j'aimerais quelqu'un ... oui! quand j'aimerais, fût-ce à en perdre la tête!... je conserverais toujours assez de pudeur et assez de fierté pour me sauver d'une pareille honte!...

Un rendez-vous à moi! Ah! je devrais ne pas même répondre à cette injure!... Oui ... pourquoi est-ce que je vous écris?... Mon Dieu! comme je suis faible, comme je suis lâche!—Pourquoi? pourquoi?—Au fait, la faute n'est pas à vous seul... L'inconséquence que j'ai commise en vous écrivant la première vous donne peut-être le droit de me juger très mal. Vous ne me connaissez pas. Vous n'avez pas levé mon masque.

Mais—écoutez-moi bien:—plus de ces mots-là entre nous ou tout est fini!—J'attends votre promesse.—Au revoir, ou adieu.

VIII

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 17 avril 1902.

Je vous ai mal compris, vous m'avez mal comprise; je me suis fâchée, vous vous êtes fâché; nous avons eu tort tous les deux. Mais je vous demande pardon la première!—Vous le voyez bien, monsieur mon ami, que je ne demande qu'à vous croire!

Oui, je l'accepte, le nom que vous m'avez choisi. Je serai Ninon, puisque Ninon vous plaît. Mais est-ce qu'une certaine madame de Lenclos ne s'est pas appelée de la sorte avant moi? Je trouve à ce rapprochement une nuance perfide... Monsieur mon ami! songez que je suis une petite fille, aux idées tout à fait bornées!... Ça ne fait rien. Fiat voluntas tua! comme on dit au catéchisme de persévérance...

Elle est injuste, votre lettre! Qui? moi? je n'ai pas d'amitié pour vous?—Mais pas plus tard qu'hier j'ai démoli quatre piles d'Illustrations pour découvrir une photographie de votre vaisseau!... Et j'avais le poignet foulé!... c'était un vrai martyre! Ce n'est pas de l'amitié, cela?—Je suis découragée!—Sans doute n'ai-je pas assez d'esprit ... et peut-être pas assez de cœur ... pour vous écrire des lettres qui sauraient vous persuader...

Voyons, méchant ami, réfléchissez: en vous écrivant je risque ce que j'ai de plus cher,—ma liberté!—Eh oui! ma liberté d'écrire, de lire, de sortir quand je veux, d'aller où il me plaît... Si maman me découvrait, je serais sûre de mon affaire!... Et, pourtant, je vous écris ... je ne peux pas m'empêcher de vous écrire...

IX

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 1er juin 1902.

Mais si! j'ai envie de vous voir!... très envie, même ... et vous le savez bien, méchant!... Mais comment faire? Vous étiez à Paris la semaine dernière, et vous y reviendrez ce mois-ci: mais songez que, si nous nous rencontrions dans la rue, nous ne soupçonnerions même pas que nous sommes ... «nous» ... Moi-même, qui ai votre photo ... et qui la regarde peut-être plus souvent qu'il ne faudrait ... je ne serais pas tellement sûre de mon affaire... Savez-vous que j'ai déjà cru vous voir cinq ou six fois, un peu partout? Que de messieurs grands, minces et bruns j'ai dévisagés, la semaine dernière! Tout juste si l'on ne m'a pas dit des mots mi-polis... Au fait: n'avez-vous pas pris, sur le pont Royal, un dimanche matin, l'omnibus qui va du côté de la Trinité?...

Et vous comprenez que je ne peux vraiment pas monter la garde devant votre pied-à-terre de la rue de Lille... A propos, voyez donc un peu ces provinciaux de Toulon, qui ont à Paris pignon sur ... sur faubourg Saint-Germain!

Non! le mieux, je vous assure, serait de nous rencontrer à un bal quelconque. Cela vous serait bien facile de vous faire inviter au bal que je vous dirais; et ce serait si amusant! Voyez-vous d'ici nos deux têtes, quand vous viendriez m'inviter pour la première valse?

... Cette fois, ç'a été votre tour d'être en retard pour me répondre: je me suis cassé le nez, avant-hier, poste restante... Mais qui sait à combien d'autres Ninon vous écrivez, comme à moi, chaque semaine!... Il faut que je sache attendre patiemment mon tour, n'est-ce pas?

X

A monsieur Henri Précy,
officier de marine,
à bord du Calédonien,

en rade de Toulon.

Paris, 7 juillet 1902.

Vous m'avez écrit une lettre courte, courte! Il n'y a rien à y répondre... Aussi je vais faire comme vous. Au commencement, quand je vous écrivais, je n'étais embarrassée de rien, et pas intimidée du tout. A présent, je suis tellement sûre de vous ennuyer que je n'ose plus rien vous dire...

Oui, j'ai lu votre Mercure de France. C'est même cela qui me trouble beaucoup aujourd'hui... D'abord, je n'avais jamais imaginé que mon ami fût un littérateur ... et j'en suis tout ensemble très flattée et ... et très effrayée... Ensuite, ce que vous écrivez ne ressemble à rien que j'aie jamais lu...

Le croyez-vous tout de bon, qu'il existe des âmes errantes qui se promènent fantastiquement de corps en corps?[1] Alors, on pourrait retrouver tôt ou tard une douce âme, jadis aimée, et partie?

Et puis, pour de petites âmes très vulgaires, pour des âmes comme celle qui loge en moi, c'est réconfortant, cet espoir d'un magique va-et-vient, qui substituerait un beau jour à mes pauvres idées mesquines et bourgeoises les pensées hautes et profondes d'une grande âme errante, hébergée par hasard en moi...

Vrai?... Cela ne vous ennuie pas trop, d'écrire de loin en loin à cette simple Ninon?

XI

A monsieur Henri Précy,
aux bons soins de la poste autrichienne,

Constantinople.

Paris, 12 août 1902.

Vous êtes parti! et parti si vite!... Alors c'est vrai? vous voilà renvoyé en exil, rejeté vers ces campagnes lointaines dont parlait la vieille petite annonce du Journal?

Hélas! je vous envie beaucoup... Pourquoi ne puis-je ... vous accompagner? Un pareil voyage à nous deux ... il me semble que je deviendrais folle!...

Je suis triste... Vous êtes si loin de moi, vous allez voir tant de choses, tant de gens! N'oublierez-vous pas votre lointaine petite amie?

XII

A monsieur Henri Précy,
aux bons soins de la poste autrichienne,

Constantinople.

Paris, septembre 1902.

... Je suis comme vous: j'y crois de toutes mes forces, aux fantômes, et j'en ai une peur affreuse, et je les adore tout de même. Je n'en ai jamais vu, bien sûr! mais, certaines nuits, quand je m'éveille, je flaire des êtres errant autour de moi. Je me garde d'ouvrir les yeux, parce qu'alors, si je voyais, ce serait une terreur! Mais je sens, j'entends, je devine... Une chose extraordinaire et vivante s'agite à petit bruit dans ma chambre. Les objets s'animent, s'ébrouent, respirent... Tout craque autour de moi et souille.—Une nuit de l'hiver dernier, un vase de cristal que j'ai sur ma cheminée a même tinté comme sous une chiquenaude... Mais tout cela n'approche pas de ce que vous avez vu dans cet effrayant palais royal...

Quand je parle de mes sensations nocturnes, on me traite de détraquée ou de neurasthénique. Ça m'est égal, je n'en démordrai pas, et j'ai raison, n'est-ce pas?—D'abord, c'est très doux, quoique un peu angoissant, de supposer nos amis morts veillant sur notre sommeil, et s'attardant encore quelques secondes auprès de nous, à l'instant que nous nous réveillons... Et puis, il me semble qu'il n'y a pas besoin d'être mort... Un ami, très loin, songe à nous: sa pensée s'envole, comme le son ou la lumière, et vient caresser notre pensée à nous, silencieusement ... c'est comme un petit fantôme fugitif qui nous marque sa sympathie à sa manière.—Si j'en étais sûre, sûre! je n'aurais plus du tout peur de ces bruits silencieux qui rôdent, la nuit...

Tenez ... tenez ... voici le crépuscule, et j'entends derrière moi comme un froissement de soie ... est-ce une brise orientale, qui vient de Constantinople m'apporter un peu d'amitié?

... J'ai relu Musset. Décidément, j'aime être Ninon: toutes les Ninons de Musset sont romanesques et déséquilibrées. C'est mon affaire!

Mais que me dites-vous? que Ninon de Lenclos fut très amie avec madame de Sévigné? Avec monsieur de Sévigné, j'imagine! Lapsus, pas?

Oui ... je veux bien un baiser jeté du bout des doigts ... et je veux bien vous le rendre... Mais toute la mer Méditerranée entre nous! Il faudra que ce soient des baisers aquatiques!

XIII

A monsieur Henri Précy,
aux bons soins de la poste autrichienne,

Constantinople.

Paris, septembre 1902.

Tout de même ... vous me scandalisez un peu! Ah! mon ami n'est pas très sage. Quoi? du haschish, de l'opium, de l'éther! Enfin, je suppose que beaucoup de choses sont permises aux voyageurs un peu casse-cous, lesquelles choses seraient abominables pour une petite jeune fille... Et on les aime bien, quoi qu'ils fassent, les horribles voyageurs!... C'est égal, vous m'effrayez un peu: est-ce vrai que l'opium vous ôte toute conscience des choses, et que, sous son charme puissant, vous n'êtes plus maître de vos paroles ni de vos secrets? Heureusement que la pauvre Ninon ne tient pas grand'place dans votre tête, sans quoi vous risqueriez fort de parler d'elle à vos «plus ou moins indifférentes compagnes»... Oh! je sais bien que «Ninon», ce n'est pas de quoi beaucoup me compromettre. Mais n'importe? cela me ferait une vraie peine, de le savoir traîné Dieu sait où, ce pauvre gentil nom que vous m'avez donné...

Sont-elles jolies, au moins, ces demoiselles ... éphémères ... que vous ne revoyez jamais après les avoir vues une fois? Je ne les aime pas beaucoup, beaucoup ... et je les plains pourtant ... car, enfin, quoique vous prétendiez, peut-être, en s'en allant, laissent-elles chez vous un petit morceau de leur cœur?... Non? vous êtes bien sûr? Il ne me semble pourtant pas que ces femmes-là puissent tellement, tellement différer des autres...

Mon Dieu! oui ... je vous enverrai ma photographie ... si vous insistez un peu ... un tout petit peu. Il y a déjà deux bons mois que je l'ai fait refaire ... exprès pour vous ... et puis, comme vous ne m'en reparliez plus!... Mais, je vous en prie! ne la montrez à personne?... Je préfère pour elle le fond d'un tiroir au cadre le plus séduisant...

XIV

A monsieur Henri Précy,
aux bons soins de la poste autrichienne,

Constantinople.

Paris, 30 octobre 1902.

Pardon! Il y a trente et un jours que j'ai reçu votre dernière lettre... Mais j'ai eu un tel chagrin ce mois-ci que je n'avais plus de force que pour pleurer...

Ma meilleure amie est morte...

Est-ce que vous comprenez bien, vous qui êtes un homme, ce que c'est, pour une jeune fille, que sa meilleure amie? C'est une moitié de soi.—La meilleure moitié.

Maintenant, qui trouverai-je, quand mon cœur débordera? quand j'aurai de ces envies folles qui souvent me prennent au cœur, d'étreindre quelqu'un à pleins bras, de le serrer très fort sur ma poitrine, et de lui dire tout?

J'aime maman, certes! mais tant d'années nous séparent! C'est comme si nous ne parlions pas la même langue...

Je suis triste, triste. Cette pauvre maman me conseillait de prier. Mais je ne peux guère. Je ne sais pas bien. Voyez-vous, je ne suis chrétienne qu'à moitié. J'ai manqué la messe trois dimanches de suite ce mois-ci. On m'a appelée petite athée. On a parlé de mauvaises lectures. Que dirait-on, si on connaissait ma plus terrible noirceur, celle d'écrire à Votre Grâce?—J'ai relu beaucoup de Shakespeare ce matin, et voilà une réminiscence.

Faites-moi de longues lettres bien douces, comme vous savez. Je n'ai plus que vous, maintenant, mon grand ami... Dites? vous continuez à changer de ... compagne ... tous les soirs? J'aimerais tellement mieux, si j'étais vous, me choisir, dans quelque coin de votre ville à minarets, une petite Aziyadé, comme jadis Loti!

Soyez très bon: répondez-moi très vite. Aimez un peu votre triste Ninon...

XV

A monsieur Henri Précy,
aux bons soins de la poste autrichienne,

Constantinople.

Paris, 23 novembre 1902

Méchant ami, j'ai beau faire mon examen de conscience, je ne comprends pas, non, je ne comprends pas pourquoi vous me boudez ainsi! Qu'avait-elle donc, ma pauvre dernière lettre, qui a pu vous tant fâcher contre Ninon? Et, si je vous ai déplu, pourquoi ne me le dites-vous pas? au lieu de garder cet impitoyable silence?

Non, ce n'est pas cela; je sais bien ce que c'est: vous êtes las de Ninon, voilà tout. Oh! je me rends bien compte du peu d'intérêt qu'offrent mes lettres pour vous... Mais pourquoi m'avoir laissé aller plus loin que la seconde? Vous avez bien du voir dès lors que la pauvrette que je suis ne vous enverrait jamais de chefs-d'œuvre épistolaires! En ce temps-là, cela m'aurait fait une très petite peine de vous perdre. Aujourd'hui, c'est comme un déchirement. Vrai! je suis sotte de m'attacher ainsi à qui s'en moque!... Tout le monde a bien assez de chagrins sans en chercher exprès. Qu'avais-je besoin d'écrire ma première pauvre lettre? Mais c'est ma faute! et je ne vous reproche rien,—sauf ceci: pourquoi ne pas me dire en face que c'est fini? que vous ne voulez plus?—Vrai, j'aimerais mieux!

Oui, je sais que je ne devrais plus vous écrire, puisque vous ne me répondez plus. Ce n'est pas beaucoup de dignité de ma part, n'est-ce pas? Mais je veux vous montrer que, pour vous, j'étais capable de surmonter mon dépit et de piétiner mon amour-propre. Vous ne trouverez peut-être pas souvent des amies assez courageuses pour cela...

Maintenant, j'ai dit tout ce qu'il fallait. Cette lettre, si vous n'y répondez pas, sera ma dernière. Vous l'aurez dans quatre jours. J'attends. A bientôt—ou adieu...

Ninon.

... Et pourtant, j'aimais mon ami lointain.

N.-B.: Les lettres qui précèdent ne sont nullement des lettres de fantaisie, et M. Claude Farrère tient à l'honneur de déclarer qu'il n'en est pas l'auteur. Une réelle et vivante mademoiselle Ninon les écrivit tout de bon à cet Henri Précy,—de son vrai nom C. B. d'A.—qui fut l'ami de M. Claude Farrère, et qui se tua, d'ailleurs assez mystérieusement, le 10 septembre 1907.—C'est au lendemain de ce suicide que M. Farrère exécuteur testamentaire, retrouva dans les papiers du malheureux Précy, les lettres de mademoiselle Ninon. Et M. Farrère s'excuse aujourd'hui de la liberté grande qu'il dut prendre, pour publier ces lettres, de les émonder et taillader çà et là, parce que trop riches.

Chaque lettre était encore dans son enveloppe et présentait un caractère d'authenticité indéniable.

Les deux dernières enveloppes étaient extraordinairement maculées. Les timbres de Constantinople, de Smyrne, d'Athènes, d'Odessa et de Batoum s'y enchevêtraient parmi d'autres, indéchiffrables.

L'examen de quelques documents découverts auprès des lettres permit à M. Farrère d'établir les faits suivants:

A la date du 1er novembre 1902, M. Henri Précy quitta Constantinople très brusquement, en laissant aux diverses postes de cette ville des adresses différentes.

Il parlait, en réalité, pour Livadia en Crimée, où se trouvait alors S. M. l'Empereur Nicolas II.

M. Henri Précy passa, dans le plus grand secret, et pour des motifs qu'on ne peut divulguer, quarante-sept jours à Livadia. Le dimanche 21 décembre, S. M. I. quittait Livadia pour Saint-Pétersbourg. Le lundi 22, M. Précis quittait la Crimée; et le 24 décembre seulement, il rentrait à Constantinople, où vraisemblablement il trouvait son courrier de deux mois amoncelé.

S'il répondit, comme il est bien probable, à mademoiselle Ninon dès le lendemain, 25 décembre, sa lettre fut à Paris, le 29, un lundi.

Mais il est clair qu'alors, et depuis déjà bien des jours mademoiselle Ninon, découragée, blessée, humiliée peut-être, n'allait plus à la poste restante.

M. C. Farrère, au nom d'Henri Précy, sollicite respectueusement le pardon de mademoiselle Ninon.

[1] Nous sommes contraints de constater ici, à notre vif regret, l'indélicatesse assez désinvolte de M. H. Précy, lequel n'hésita évidemment pas, dans sa lettre de juin 1902, à s'attribuer la paternité d'un conte de M. C. Farrère, les deux âmes de Rodolphe Hafner,—paru en effet, vers cette époque, dans le Mercure de France, et signé—lapsus calami? peut-être?—Claude Ferrare au lieu de Farrère (Note des Éditeurs).


LA CAPITANE

pour mon maître Pierre Louÿs.

Rapport du sieur Jacques-Constant d'Erlot, capitaine de vaisseau du cinquième rang, commandant le vaisseau de Sa Majesté nommé la Cérès,—à monsieur le marquis Desherbiers de l'Estanduère, Chef d'Escadre, en rade de Quiberon.

Monsieur le marquis,

Conformément à vos ordres, j'ai l'honneur de vous adresser le présent rapport, à dessein de vous rendre compte de la mission que vous avez daigné me confier, et que j'ai heureusement remplie pour le service du Roi, à compter du mardi 12e avril, jour que je reçus de vous, par signal, liberté de manœuvre pour suivre ma destination secrète, jusqu'à ce vendredi 6e mai, jour que me voici revenu sous votre pavillon, ma besogne faite, avec l'aide de Dieu.

Monsieur le marquis, ayant appareillé la Cérès à la date ci-dessus relatée, et fait route S. S. O. selon l'aire de vent que vous m'aviez marquée, je courus d'abord environ cent vingt milles à ce cap, jusqu'au lendemain midi, par brise fraîche du nord. A cette allure de largue, la Cérès se comporta aussi bien qu'on pouvait espérer d'une frégate d'échantillon tout médiocre, et seulement percée pour quatorze pièces: puisqu'elle fila sept et huit nœuds, sans fatiguer. L'abatage en carène auquel vous m'aviez permis de procéder récemment avait bien débarrassé nos œuvres vives des algues, goémons, coquilles et autres vermines parasites dont la marche de la frégate se trouvait retardée autrefois. Et je pus dès lors prévoir un heureux succès pour nos armes.

Obéissant donc à vos instructions verbales, je rompis alors, le mercredi 13e avril, à midi, le sceau du pli confidentiel que vous aviez bien voulu me confier. J'y trouvai, comme vous savez, l'ordre, en bonne forme, contresigné de M. l'Amiral de France, comte de Toulouse, de poursuivre partout et d'exterminer certain vaisseau pirate, gréé souvent en brigantin, battant quand il voulait pavillon noir à têtes de morts blanches, et dénommé par alternatives, selon le lieu, le temps et l'occasion: le Corbeau, le Paon, l'Alète ou le Tiercelet. Ce brigantin polyonyme avait fréquentes fois mérité la colère du Roi, en arrêtant, pillant, brûlant et sabordant de nombreux marchands français, que leurs papiers en bonne et due forme n'avaient point protégés contre la meurtrière fureur de forbans sans foi ni loi. En conséquence, Sa Majesté, résolue à rétablir sans retard la sécurité convenable sur toutes mers où paraît son pavillon, ordonnait et commandait à tous ses capitaines d'attaquer et de capturer, partout où il se réfugierait, le susdit brigantin. Vous-même, monsieur le marquis, me commettiez particulièrement à l'exécution immédiate des ordres et commandements de Sa Majesté.

Au paquet scellé étaient jointes plusieurs notices de votre main. Desquelles notices résultait la probabilité que le pirate battait actuellement la côte occidentale d'Irlande, où divers méfaits l'avaient fâcheusement signalé. Me trouvant quant à moi par 44° 20' de latitude nord et 9° 40' de longitude ouest, c'est-à-dire fort au sud et à l'est du lieu indiqué, je m'empressai de donner la route à l'O. N. O., afin d'élever la frégate au vent. Et toute la journée du 13, ainsi que celles du 14, du 15, du 16 et du 17, nous tirâmes bordées pour gagner vers la côte irlandaise, laquelle côte fut signalée par les vigies le 18 au matin, par 52° 10' de L. N. et 13° 15' de G. O. La Cérès, durant toute cette navigation à la bouline, fit preuve de qualités avantageuses.

Au soir de cette journée du 18e avril, je mouillai par huit brasses d'eau, fond sable et gravier, à l'orée d'une baie très foraine, non loin d'un village que mes cartes nommèrent Clifden. Je fis mon plein d'eau et me mis en rapport avec les habitants du lieu, qui m'accueillirent parfaitement bien. Le pirate avait été, la semaine d'avant, aperçu au large de ce littoral. Il avait même, à diverses reprises, poussé l'audace jusqu'à jeter l'ancre à portée de mousquet, et, sans souci d'aucune représaille, mis pied à terre et levé contribution sur le village. Deux frégates de Sa Majesté Britannique avaient, par la suite, vainement fouillé tous les trous de la côte sans découvrir la moindre coque suspecte. Elles avaient alors fait voile de conserve pour rallier les Hébrides, persuadées que le brigantin poursuivi avait dû s'y réfugier et, sans nul doute, trouver assistance et complicité de la part des pêcheurs indigènes de ces îles, lesquels pêcheurs sont gens sauvages par nature et naufrageurs par véritable état; leur principale subsistance étant tirée moins des poissons qu'ils pêchent que des épaves qu'ils pillent après avoir provoqué, par feux mouvants et perfides, le naufrage de bâtiments égarés. J'estimai néanmoins, quant à moi, peu probable que des pirates fussent assez sots pour choisir comme centre d'opérations un archipel situé hors toutes routes marines, et demeurai convaincu que j'étais où il fallait être pour contenter sans retard le désir du Roi.

C'est alors que je m'avisai de la ruse de guerre qui nous obtint le succès final. Ayant longtemps questionné les gens de Clifden sur la navigation des frégates anglaises, et par là bien persuadé le populaire de mon intention d'imiter ces frégates dans leur stratégie, je complétai mes vivres, refis mon plein d'eau, et, ostensiblement, tirai vers le nord, comme à dessein de doubler l'Irlande et de gagner les Hébrides. Mais à quelque vingt-cinq milles plus loin que la baie de Clifden s'ouvre la baie de Clew, vaste, et toute semée d'écueils et de bancs qui la rendent le fléau des navigateurs, voire des simples pêcheurs et mariniers. C'est là que je mis en panne, sûr que nul ne soupçonnerait ce lieu redoutable d'abriter la Cérès en embuscade.

J'ancrai la frégate, après quelques sondages prudents, à l'entrée de la rade, derrière une île déserte assez haute, marquée sur mon routier l'île Clare, laquelle me devait servir de masque à la fois et d'abri. Après quoi j'attendis, persuadé que, sous peu, des nouvelles favorables viendraient payer ma patience.

Celle-ci n'eut point à s'exercer longtemps. Par une faveur unique du sort, il se trouva que j'avais deviné plus juste que je ne croyais; et le bonheur constant qui favorise avec fidélité les armes du Roi fit en l'occurrence que cette baie de Clew servît précisément de repaire aux pirates, lesquels y avaient découvert un chenal tortueux et malaisé, mais praticable, surtout à certaines heures de jusant. J'avais mouillé sous l'île Clare le soir du 24e avril; et le matin du 26, dans l'heure de notre fourbissage, le nid de corbeau signala qu'une voile se montrait au beau milieu des écueils de la baie intérieure. Je constatai sur-le-champ l'exactitude du fait, et reconnus le gréement d'un brigantin de tous points semblable à celui dont il m'était prescrit de m'emparer. Je pris aussitôt mes mesures. Mais, avant que la Cérès put être appareillée, le pirate, porté par le courant de reflux, qu'une forte brise d'est doublait, nous élongea hors toute portée, et prit le large. Il m'avait été impossible de filer mes câbles par le bout, en raison du risque d'être drossé sur les épis de l'île. Je dus mouiller un grappin par l'arrière et faire croupiat. De sorte que le brigantin nous gagna d'abord trois ou quatre milles avant que nous fussions en bon état de lui appuyer chasse.

Mais, par la suite, une saute de vent nous favorisa grandement; car la brise passa de l'est au sud-ouest, et souffla grand frais. La Cérès, plus fort d'échantillon que l'ennemi, roula moins bas qu'il ne faisait, tangua moins dur, et commença de regagner les milles perdus. Bientôt je pus lire dans le verre de ma lunette le nom du brigantin écrit en lettres rouges sur le taffrail noir. Je lus: Corbeau ... et mes derniers doutes s'évanouirent.

Vers deux heures après midi, nous parvenions à longue portée, et j'embardais pour le coup d'avertissement, dont j'assurai, selon la règle, le pavillon royal arboré à la corne. Le pirate ne répondant point, j'envoyai le coup de semonce. Cette fois, la goélette eut l'impertinence de nous riposter, par deux pièces de retraite qu'elle démasqua, et dont les boulets crevèrent notre voilure à maintes reprises.

Inquiet d'une avarie possible, qui eût, si j'ose dire, coupé nos ailes, et sauvé l'oiseau noir des serres de notre faucon, je laissai porter de quatre quarts, et j'ouvris le feu de toute ma bordée, à démâter. L'ennemi continua de fuir. Mais, après quelques volées, son grand mât fut rompu par un boulet. Et je m'attendis à voir cette canaille aux abois amener ses embarcations pour tenter une douteuse évasion à force de rames, tout autre espoir lui étant désormais interdit. Or, je fus déçu, et les forbans marquèrent un courage que je n'attendais pas de gens sans honneur: ils mirent en panne, démasquèrent les dernières bouches de leur bordée, quoiqu'en tout fort inférieure à la nôtre, et ripostèrent à notre feu, non sans avoir hissé d'abord, à nos Fleurs de Lys, leurs hideuses Têtes de Morts, qu'ils clouèrent à leur poupe, comme je n'ai pas toujours vu faire même aux plus braves serviteurs du Roi!

Il s'ensuivit une bataille assez chaude, au cours de laquelle j'ai le regret de vous rendre compte que nos pertes furent sensibles, s'élevant à huit tués, dont un officier, et treize blessés, dont le quartier-maître de canonnage. La valeur des pirates fut extrême et forcenée. Car, démâtés, coulant bas d'eau, et leur pont couvert de sang, ils ne cessèrent pas de combattre et d'augmenter nos pertes bien au delà de tout ce qu'eût fait raisonnablement un loyal adversaire. Désespérant d'en venir à bout avant la nuit, et résolu, coûte que coûte, à satisfaire aux volontés du Roi, je manœuvrai pour l'abordage. Mon premier lieutenant, M. de Soria, en eut l'honneur. La division avec son renfort sauta sur le pont du brigantin et sabra les derniers forbans, dont pas un ne se rendit. C'est alors qu'un incident au moins bizarre advint, dont la relation vous fera sans doute excuser la longueur du présent rapport.

Les derniers de nos ennemis s'étaient tous fait tuer devant la porte de leur gaillard d'arrière, dont ils semblaient avoir voulu défendre l'accès jusqu'à leur dernier souffle. La troupe entière à bas, M. de Soria, jugea curieux d'enfoncer l'huis et prudent d'entrer pistolet au poing, car il était vraisemblable que ce gaillard d'arrière recélât quelque chose ou quelqu'un de peu catholique. Plusieurs de nos hommes entrèrent derrière le premier lieutenant. Et la surprise de tous fut vive: le lieu, qui servait de chambre au capitaine, ainsi qu'en témoignaient force livres, cartes et instruments, enfermait pour l'heure une belle et jeune dame très richement ajustée, parée, fardée, poudrée, laquelle se tenait assise dans une bergère de brocart, et regardait venir les vainqueurs sans donner aucune marque ni de colère ni de contentement.

Incertain d'être en présence d'une prisonnière ou d'une complice des pirates, M. de Soria somma incontinent la dame de s'en expliquer. Il en obtint pour seule et sanglante réponse un coup de feu dont il tomba grièvement atteint. On s'aperçut alors, un peu tard, que la dame, de ses mains blanches et menues, tenait deux pistolets dont elle savait se servir. Deux autres étaient auprès d'elle, si bien qu'il en coûta quatre hommes hors de combat pour s'emparer de cette furie si gracieuse d'apparence. Nos matelots me la conduisirent, garrottée comme il fallait. Elle ne fit alors nulle difficulté pour se glorifier d'avoir bel et bien été non pas prisonnière ou complice, mais pirate elle-même, et, qui pis est, chef de pirates et le propre capitaine ... ou la propre capitane?... de ce Corbeau, qui devenait, quand elle en prenait fantaisie, Paon, Alète, Alfanet ou Tiercelet. Elle me prouva d'ailleurs complaisamment et doctement qu'elle était bien ce qu'elle se vantait d'être,—à savoir: un remarquable marin, fort au courant de toutes les modernes théories qui trouvent application soit à la navigation hauturière, soit à la manœuvre, soit à l'astronomie nautiques.

Édifié, j'ordonnai de pendre sans plus de cérémonie cette capitane, ou capitaine femelle, incontestablement coupable de plus de crimes qu'il n'en est exigé pour la pendaison d'au moins douze bandits de l'autre sexe. La condamnée n'y fit point d'objection, sauf celle-ci: qu'elle me pria, le plus civilement du monde, de hisser avec elle, et à la même grand'vergue de la Cérès, deux de ses anciens compagnons et subordonnés, qu'elle me désigna, et dont l'un fut retrouvé mort et l'autre fort blessé. Je crus pouvoir satisfaire à ce dernier et légitime désir d'une créature qui avait dû souvent en former de moins raisonnables auxquels beaucoup d'hommes avaient été sans nul doute très honorés de se plier. Les trois cordes prêtes et les trois cravates passées aux trois cous, je mandai notre aumônier, qui vint, miséricordieux à son habitude, son crucifix à la main. La dame pirate baisa volontiers la sainte effigie; mais elle réclama ensuite la faveur de baiser pareillement la bouche de ses deux camarades de gibet, qu'elle prétendit plus désireux, que ne pouvait l'être Notre-Seigneur, d'obtenir d'elle cette suprême et superficielle volupté.

Je coupai court à ce sacrilège bavardage de la façon que vous pensez.

Après quoi, les autres pirates blessés ou morts ayant été pendus de même et le brigantin incendié, je fis servir, et gouvernai en route pour rallier votre pavillon.

J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect, monsieur le marquis, votre très humble, très obéissant et très fidèle serviteur.

Signé: Jacques Constant d'Erlot,
capitaine de la Cérès.

A bord du vaisseau de Sa Majesté la Cérès, en rade de Quiberon, ce 6e mai 1689.

Ce conte, qu'on rapprochera peut-être du roman de Claude Farrère Thomas l'Agnelet, gentilhomme de fortune, fut écrit en 1909, et Thomas l'Agnelet, de mai 1911 à septembre 1913.


CEUX DU GAILLARD D'AVANT


PERDU CORPS ET BIENS

pour madame Japy de Beaucourt.

—L'histoire de la Luisa? Mon vieux, sûr et certain que je ne la raconterais pas, si ce n'était pas la chose que c'est toi qui me la demandes! et aussi la chose que nous sommes pour lors ici, au bar des Quatre Républiques, et qu'il n'y a pas plus sourd que la mère Bigouden, notre hôtesse!...

Oui, matelot: ça ne nuit point, pour raconter une histoire comme l'histoire de la Luisa, que les murs de la cambuse n'aient pas d'oreilles, et que la cambusière n'en ait pas non plus. Tout de même, à cette heure, et comme nous voilà toi z'et moi, on peut y aller vent arrière: une tôle plus tranquille que celle-ci, faudrait la quérir au fin fond de la baie des Trépassés! Et, là-bas, sûr et certain que le champagne breton est beaucoup moins pur. A la tienne, Korcuff!...

«Bon! manquait plus que ça! mon boujaron qu'il est à sec! Il n'y a plus d'amour, alors! Ho! du canot! holà! ho! mère Bigouden! Les routes sont bonnes! Arrosez-les voir un peu, en attendant la prochaine marée! Holà! ho!—Non, mais pige le coup: est-elle sourde!—Mère Bigouden, bon sang! Soif, que nous avons! Mère Bigouden!—Enfin! ça y est, elle a aperçu. Hale bas le signal! Et maintenant, Korcuff, souque un coup, mon fils! «La série de commission à faire le plein des bidons!...» Paré? A la tienne! Une fois, deux fois, trois fois?... Attention pour la bordée!... Envoyez, maître canonnier!—Ça n'est pas désagréable à avaler.—Et je t'en reviens à l'histoire de la Luisa.

«Matelot, ça s'est passé en 99. Pas hier, comme tu peux compter, donc! Moi, dans ce temps-là, j'étais un blanc-bec ... oui, mon fils! tu peux me croire: matelot de troisième classe, gabier auxiliaire! Et j'avais mon sac à bord de l'Embuscade, une canonnière dans les six cents tonnes, la plus rouleuse que les carlingards aient jamais lancée. Ah! pays! ce qu'elle roulait, cette baille! Pas possible que tu te figures!... Quarante degrés de chaque bord, mesurés au «dégueulomètre» de la chambre des cartes!... Sans blague, je te jure! C'est qu'aussi ça n'était pas sur des mers d'huile! Plutôt pas, crois-moi! Du vrai vinaigre, oui-da! et avec mélange de tabac, je t'en fiche mon billet! Nous faisions campagne dans les mers de Chine, et tu sais ce que c'est que la mousson du nord-est, par là, hein? L'Embuscade rôdait toujours quelque part du côté de Kouang-Chô.—Kouang-Chô, tu ne connais que ça: le patelin qu'on découvre par bâbord, en débouchant du détroit d'Haï-Nan... Sale patelin, d'ailleurs: pas de pommes de terre, et les gargotiers vous fricassent des chiens en place de moutons!... Tas de voleurs!... Tant pis; c'est pas ce que je voulais dire... Ça ne fait rien: écoute voir un peu, voilà que ça me revient.

«En 99, aussi donc, sur cette saleté d'Embuscade, nous faisions la chasse à la contrebande des armes, entre le Tonkin et Canton. Ça se trouvait comme ça, rapport que l'amiral, qui avait son pavillon sur le Bayard, venait de prendre possession de Kouang-Chô, et que les pirates de par là-bas canardaient nos compagnies de débarquement.—Tu suis bien ma ligne de file?—Mêmement que les Chinois, la première fois que l'amiral, comme je t'explique, avait arboré le pavillon sur Kouang-Chô, eux, ils nous avaient volé la drisse du pavillon, oui! Crois-tu, hein, ces salauds-là!...

«L'amiral, c'était la Bédollière.—Pas un mauvais bougre, sûr et certain! à preuve qu'il se rappelait très bien mon nom et qu'il me disait poliment: «Bonjour, Hervé!» chaque fois qu'il venait à bord de l'Embuscade, en tournée d'inspection dans les rivières.—Ça ne fait rien: écoute voir un peu:—Kouang-Chô, n'est-ce pas? c'est une espèce d'embouchure de fleuve, avec une barre devant, et deux îles, une grande et une petite ... la petite s'appelle Nau-Ohô; la grande, je ne sais plus. Tout ça est bourré de Chinois, comme trop juste. La terre n'est pas vilaine, pour ce qui est du coup d'œil: des rizières en veux-tu en voilà, des arbres, de belles routes mandarines bien pavées, des villages entourés de jolis bois touffus, où ça sent bon la menthe. Mais la vraie bonne chose, c'est que les Chinois du patelin ne sont pas méchants. Voleurs, oui, sûr et certain! Mais point brutaux, ni traîtres. On n'avait jamais de batteries avec eux. Au contraire! On était des paires d'amis, et bien reçus chaque fois qu'on allait se promener du côté de leurs cañhas. Pour le reste, la paire de poulets coûtait dix sous au marché. Et, sauf l'affaire des chiens en place de moutons, on s'aurait arrangés ensemble, de nous à eux, aussi bien comme on fait de Brest à Recouvrance... Drôle de pays, tout de même! Figure-toi: partout là-bas, c'est les hommes qui cousent et qui raccommodent, et c'est les femmes qui font la pêche! Mais c'est pas encore ça que je voulais dire. La seule chose qu'il faut que tu te rappelles, c'est que ces Chinois-là et les pirates, ça faisait deux.

«Les pirates,—des Pavillons Noirs, autant dire,—ils venaient de l'intérieur. Et les Chinois de la côte en avaient une sale peur, je te promets! Tout de suite, ça se gâta. Les pirates mirent deux ou trois bonshommes de Kouang-Chô à la broche, histoire de «raisonner» les autres; et, du même coup, ils nous descendirent quelques sentinelles et une demi-douzaine de permissionnaires isolés. La petite guerre, quoi! je te fusille, tu me fusilles. Et alors, pour les attraper, ces pirates-là, ça devint la croix et la baleinière! Les hommes des villages n'osaient pas nous donner le moindre tuyau;—tu comprends, rapport à la broche!—Et l'embêtement des embêtements, c'est que nous étions canardés par des flingots de premier brin ... et ce que ça grêlait! tu n'as pas idée, mon fils!... Parole d'honneur: dans chaque escarmouche, l'ennemi nous brûlait de la bonne poudre au nez comme si «que ç'aurait été» du foin. Oui, mon fils! et des fois, le feu à répétition durait la nuit entière. A croire que ces faillis chiens, enfants de leurs mères! ils auraient eu, quelque part cachés, des magasins qu'on ne savait pas, des magasins, pour sûr! mieux remplis que «les ceux de» la pyrotechnie de Toulon comme de Brest, aussi donc! Oui bien! Comme je te dis!

«Et fais attention! leurs flingots, je t'ai expliqué ça n'était pas du tout des flingots de sauvages. Misère! ça n'y ressemblait pas, de près ni de loin! Nos mousquetons à nous, tiens! nos «cavalerie 92»—eh bien! en comparaison, ça n'était que de la gnognote. Oui, matelot! Eux, ils avaient des Mauser, des Mannlicher, des Winchester, et tout le tremblement de ce qu'on fabrique de rupin chez les Pruscos, les Belgicos et les Ostrogoths ... le dessus du panier, quoi! Et toute cette saleté-là approvisionnée à cinq cent mille millions de coups, pour le moins. Tu vois la chose: sûr et certain que ça n'était pas catholique. L'amiral, qui avait le flair, devina que les bougres se ravitaillaient par transports maritimes, juste même chose comme font les gens honorables. Et voilà l'affaire pourquoi l'Embuscade croisait du Tonkin à Canton, et mon sac à bord.

«Ah! ce coup-ci, tu rigoles? ça y est, tu as pigé? Alors ... à la tienne!... Ho! ho! ces boujarons-là, ils n'ont pas une vraie contenance, autant dire... Ça ne fait rien! on en boira deux!... Mère Bigouden! Ohé!... non, mais ... l'est-elle sourde!... Ça ne fait rien: écoute voir un peu...

«Forcément, fallait qu'il y eût contrebande d'armes par voie de mer. Et l'Embuscade, donc, n'avait qu'à faire la police de la côte. Oui? tu crois ça? Eh bien! mon vieux, je vais t'épater: cette police de la côte, le vieux nous avait donné l'ordre de la faire dès le retournement de la mousson: fin mars. Depuis lors, donc, nous la faisions. Et, commencement de mai, après quarante et des jours de bordées en zigzags, nous n'avions pas mis la patte sur la moitié d'un flingot, ni sur le quart d'une cartouche!

«Ça te la coupe, hein? Pourtant, tu peux me croire: de Moncay à Pakhoï, de Hoï-hao à Heï-Tchao, partout, enfin, quoi! nous avions bien arraisonné plus de trois cents jonques: et, de ces jonques-là, la gueule enfarinée ne disait pas grand'chose d'honnête! Tout de même, à leur bord, pas plus de contrebande que dans ton œil! rien, rien, rien de rien. Ça n'était que pêcheurs et puis pêcheurs, tous innocents comme l'enfant qui vient de naître. Et pendant ce temps-là, à terre, les mitraillades continuaient de plus belle. A preuve que l'amiral, chaque fois que nous repassions à portée de signaux de son Bayard, il nous hélait comme ça d'un air ... d'un air d'en avoir deux ... deux guère plus satisfaits l'un que l'autre... Il y avait motif, tu penses: les compagnies de débarquement en étaient à enterrer des cinq et des six hommes par semaine! Moi, tiens! rien qu'à suivre ma part d'enterrements ... une fois sur quatre, qu'on était de piquet ... je me sentais devenir enragé.

«Mais plus enragé que moi, il y avait le pacha de l'Embuscade: un chic petit bougre de lieutenant de vaisseau,—Marcassin, qu'on l'appelait;—un bon homme, quoi! tout gentil, mais vif comme une soupe au lait. Celui-là, tu comprends s'il était à la noce, dans tout ce fourbi vaseux!

«D'abord, c'était son avancement qu'il risquait, pas moins; et, dame! c'est rognant d'avoir les reins cassés, rapport à une poignée de sales magots qui se fichent de votre fiole, pour la chose qu'une poignée de salopiots se débrouillent à leur vendre des flingots. Et, ensuite, des magots qui se fichent de votre fiole, non! il y a de quoi vous tourner les sangs en jus de coco! Aussi, ce pauvre pacha, les nuits que j'étais de faction à sa porte, je l'entendais jurer comme un païen, en rêve, et engueuler les magots, les flingots, les salapiots et le reste. Et il jurait sec cet homme; et il savait engueuler: «Cannibales!—qu'il criait;—assassins! sauvages!» Puis des bouts d'histoires pas trop claires que des fois je crochais au vol: «Vessies!... lanternes!... tasses à café!... A mort! au mur! à la guillotine!... Nom d'un nom d'un nom d'un nom!...» Et il tapait du poing dans la muraille, que la tole en sonnait comme une peau de tambour.

«Mais nous autres, de l'Embuscade, on n'était pas moins sous-venté, avec toute la toile en ralingue. Les jonques, on les visitait toujours par douzaines de douzaines. Mais jamais une seule de suspecte. De cette allure-là, sûr que nous pouvions bourlinguer jusqu'au jugement dernier sans changer d'armures!

«Bon! tu poses ta chique? je te vois venir! «Sur mer,—que tu dis—il n'y a pas que des jonques: il y a encore des vapeurs et des voiliers, aussi donc! et des paquebots, et des cargos, et des fiots et des rafiots!»

«Oui, mon fils! Mais, tout exprès, en ce temps-là, de Canton au Tonkin, il n'y en avait pas; ni des comme ci, ni des comme ça; excepté quatre patouillards; mais quatre patouillards bien nets et bien honnêtes, bien vus, bien connus: deux Français et deux Norvégiens, qui tous quatre faisaient le grand cabotage entre Hong-Kong et Haï-Phong... Tiens, je me rappelle leurs quatre noms: le Cua-Cam, le Dap-Cau, le Donebrog et le Haï-Dzuong... Tu vois qu'ils étaient repérés! Et, en plus, ils chargeaient toujours à Haï-Phong pour Hong-Kong, et à Hong-Kong pour Haï-Phong, sans escale. Donc, pas moyen qu'ils auraient fait du louche. D'ailleurs, par acquit de conscience, nous les avions déjà surveillés, sans avoir l'air: pas le moindre mic-mac. Bref, je te rabâche et je te ra-rabâche: en fait de contrebande, tout ce que nous avions croché, c'était peau de balle, balai de crin, et crains les requins si tu es marin!

«Mais attention, matelot! Veille au grain! voilà que ça vient!

«Un soir, tout justement dans ce commencement de mai que je te disais, l'Embuscade avait mouillé devant Weï-Tchao ... tu sais? Weï-Tchao? la petite île à l'ouest d'Haï-Nan?... Paraît que les Chinois de cet endroit, ils se mangeaient entre soi, au temps d'autrefois... Donc, comme ça, nous venions de laisser tomber un pied d'ancre..... Je me rappelle bien! j'étais de sonde, et je criais: «Fond! tribord, vingt-six, tribord!»

«Tout à coup... qu'est-ce que je vois?... un petit vapeur, qui débouche du nord, et qui passe à terre de nous, en saluant du pavillon ... tricolore, ce pavillon: français. Je le regarde, je le reconnais: le Dap-Cau... un des quatre que je t'ai déjà dits... Il faisait son service régulier, d'Haï-Phong à Hong-Kong. Rien à dire à ça, naturellement ... sauf tout de même que, Weï-Tchao, il n'avait rien à y faire, sûr et certain... Nous, on avait déjà rompu des postes de mouillage. Comme je descendais du gaillard, voilà le Dap-Cau qui sort sa yole et qui l'arme. Je me dis: «Ce client-là a quelque chose de pas ordinaire à nous raconter.» Parce que, n'est-ce pas? un navire marchand, ça ne débarque guère souvent ses pointus pour la rigolade ... et ça ne relâche pas non plus pour seulement brûler son cardiff... Dame! les pointus, c'est de l'huile de bras, quand on n'a pas gras d'équipage ... et le cardiff, c'est de l'argent ... quand ça n'est pas Marianne qui paie...

«La yole nous accoste. J'étais à la coupée, je descends l'échelle et je tends la tire-veille au type qui venait. Ce type, j'ai à peine le temps de regarder ses galons d'officier: il saute sur le caillebottis, il grimpe quatre à quatre, il arrive sur le pont, et il demande: «Le commandant?» tout ça, avant que le maître de quart ait seulement fini de crier: «Sur le bord!» Il n'avait pas du tout l'air d'un capitaine au cabotage, cet officier-là! Figure-toi plutôt: un grand petit gars maigre, le nez en bec de cormoran, les joues creuses, les yeux noirs comme charbon, la moustache et le bouc blancs comme neige ... figure-toi, matelot: juste au-dessus du front, un toupet pointu, tordu, kif-kif la corne du Maudit! Tu vois ça d'ici.

«Pas rassurant! non! Mais, dans le même moment, voilà le pacha Marcassin qui s'amène. L'autre le salue. Et ils commencent à causer: «Commandant,—qu'il dit, l'autre,—je suis le capitaine du Dap-Cau: Napoléon Forti, de Bocognano, pour vous servir. Et je viens vous dire une bonne chose à propos de la contrebande des armes que vous êtes chargé de réprimer...»

«Hein? je te le disais, que ça venait, ce grain! Matelot, vrai! après avoir entendu ça, j'aurais donné quatre quarts de vin pour entendre la suite! Mais va te faire empiler! le Marcassin déjà t'empoignait le Napoléon Forti par le bras et te l'emmenait sous la dunette... Alors j'ai eu une riche idée: par veine, «c'était moi que j'étais chargé» de fourbir à clair le panneau de cuivre au-dessus du salon du commandant; donc, qu'est-ce que je fais? j'attrape mon fourbissage en deux temps, j'ôte mes souliers, rapport au bruit, et je galope ... le panneau de cuivre, par chance, était entr'ouvert ... vivement, je me mets à briquer, tout en élargissant la bonne oreille; et je saisis le principal:

—Commandant,—qu'il dégoisait, le capitaine du patouillard,—toute la contrebande d'armes et de munitions que vous n'avez pas encore pu surprendre passe par un seul bâtiment, que d'ailleurs vous connaissez à merveille. Ce bâtiment se ravitaille lui-même dans les ports du nord; le plus habituellement à Amoy. Il débarque ensuite sa pacotille à Pak-Hoï, sans se cacher le moins du monde. Personne d'ailleurs ne le soupçonne; et personne n'y peut rien, vous et votre amiral moins encore que les autres: parce que ce bâtiment-là, c'est la Luisa, qui bat les couleurs allemandes,—les couleurs impériales!—vous ne l'ignorez pas...»

«Matelot! quand j'entendis ça, le fourbissage m'en tomba des pattes! La Luisa malheur! Sûr et certain que nous la connaissions: une espèce de yacht, lavé, astiqué, ripoliné, verni, et qui battait effectivement pavillon prussien,—pavillon de guerre, s'il te plaît!—rapport que le propriétaire était quelque chose comme une grosse légume dans la Choucroute. Bref, un bâtiment de l'État, autant dire. Tellement, qu'il nous avait même fait sa visite officielle, dans une belle vedette à pétrole, avec flamme arborée devant et grande enseigne arborée derrière!

L'apache, hein... De l'hydrographie, qu'il prétendait faire le long de la côte. Tu la vois d'ici sans lunette, cette hydrographie: pour une chouette hydrographie, c'était une chouette hydrographie! Oui, mais ça n'empêchait pas: de ce coup-là, le pacha Marcassin ne disait plus rien. Pour un homme empoisonné, pas d'erreur! il l'était... Faut dire qu'il y avait de quoi mets-toi z'y plutôt à sa place: quoi que tu aurais fait? arraisonner la Luisa? navire allemand, navire neutre?... non! mais, des fois? tu t'amuses? Le pavillon couvre la marchandise, vieux! Et les histoires de neutralité, je t'en souhaite! Riche poisse, va! quand on y fourre un doigt, on est salement englué, tu peux me croire!... Il savait ça, mon Marcassin! je le lorgnais du haut de mon panneau: pas fier, je te jure!... je l'entendais jurer entre ses dents,—les mêmes jurons que la nuit, en rêve:—«Assassins!... cannibales!... mais le cœur n'y était plus... Qu'est-ce que tu veux? c'était vrai, ce qu'il avait dégoisé, le type du Dap-Cau: cette contrebande-là, personne n'y pouvait rien! ni le pacha, ni l'amiral!... Et donc, on n'avait plus qu'à se croiser les bras ... et à laisser les pirates massacrer nos sentinelles...

«J'étais en train de bien m'enfoncer cette sale idée dans la caboche... Tout à coup ... qu'est-ce que j'entends? une espèce de gloussement, même chose le gloussement des poules!... Je regarde,—épaté, tu penses!—et je vois le Napoléon Corti qui riait... Oui, mon fils, il riait, cet homme! mais, par exemple, d'un drôle de rire, je te promets! d'un vrai rire sauvage, d'un rire de Canaque... Tu les auras bien vus, des fois, les Canaques, quand c'est qu'ils s'asseyent en rond par terre, à douze, quinze, vingt, les nuits de pleine lune, pour rire tous ensemble... Êêêê!... hah! hah! hêah!... Il riait pareil, le Corti, oui! à preuve que ça lui secouait la barbiche et le toupet comme le vent secoue les flammèches d'un canot à vapeur!... Il rit une bonne minute. Le pacha, ahuri, en ouvrait une bouche en écoutille. Mais, à la fin, le Corti s'arrête. Et alors il se lève, il vient au pacha, il lui parle à l'oreille,—bas, bas, bas:—«Commandant...» Et, moi, voilà que je n'entends plus rien, pas un fifrelin!

«Oui! mais attends voir! et vire de bord pour la dernière bouée!... Une heure après sa visite, le Napoléon Corti avait regagné son Dap-Cau. Une autre heure après, le Dap-Cau avait appareillé. Et, quelques autres heures plus tard, nous, on appareillait aussi, dans la nuit. Et du nord, qu'on fit comme ça: le cap sur Pak-Hoï... Ça ne fait pas loin, Pak-Hoï, de Weï-Tchao. Au petit jour, nous y étions.

Le Dap-Cau y était déjà, tu devines! venu de son côté, et mouillé sur une ancre qu'il tenait à long pic, la chaîne garnie au guindeau—comme font les bateaux en appareillage, quand ils veulent être tout prêts à déraper et aller de l'avant au premier signal.

«Notre Embuscade, elle, mouille tout de bon, très loin du Dap-Cau ... très loin au large... Tu suis la ligne de file? On était chacun de son bord, à la part... Comme ça, on n'avait point l'air d'avoir l'air!... Bon, ça va bien! tu vois ce qui vient. Espère la suite:

«Onze heures sonnent; puis midi. L'équipage avait dîné; on allait ramasser les plats. Depuis le matin, le pacha se balladait sur la passerelle, de tribord à bâbord et de bâbord à tribord. Aux quatre coups doubles[1], le maître de quart siffle pour les plats, et le clairon s'en va décrocher son instrument: tu sais qu'une fois les plats ramassés on sonne le garde à vous. Ça se doit. Mais, dans le même moment, patatras! le pacha dégringole de la passerelle, quatre à quatre, et vlan! il saute sur le clairon: «Clairon!—qu'il y commande,—clairon: la charge! sonnez la charge, je vous dis! tonnerre de tonnerre!» Il avait sa voix des coups de typhons, une sacré sale petite voix, je ne te dis que ça! Le biniou comprit tout de suite que ce n'était pas le moment de réclamer pour du lard salé: il sonna sans faire le malin. Nous, tu parles qu'on ne parlait pas: ce n'était pas le moment non plus. Et ça fait qu'immédiatement, dans le silence, nous entendîmes le Dap-Cau virer sa chaîne...

«L'ancre dérapa dans la minute, et le patouillard appareilla. Sûr et certain, nous y avions donné le signal avec notre charge. Moi, qu'est-ce que je fais? je saute sur le bastingage... Et—attention, Korcuff!—j'aperçois ... quoi?... la Luisa! la Luisa qui débouquait de la pointe est!... C'était rudement calculé, tout ça, matelot! Et je peux te le dire: le petit pacha Marcassin, il savait apprécier les distances! si juste ... quoi!... que la Luisa, entrant en rade, et le Dap-Cau sortant, se croisèrent exactement par notre travers... L'Embuscade, quand l'accident arriva, n'était pas à deux encablures de distance...

«Parce que ... figure-toi! il arriva un accident ... un sacré accident, même!

«Figure-toi, je te dis!... comme le Dap-Cau et la Luisa donnaient à contre-bord ... le Dap-Cau ... crac!... il se cassa quelque chose dans le gouvernail ... quelque chose de grave, même: la barre vint toute à droite et resta bloquée... Le Dap-Cau, qui ne gouvernait plus, tomba brusquement sur tribord ... et tapa en plein dans la Luisa!... si tellement en plein qu'il la coupa par le milieu, net!

«Ça fait un drôle de bruit, un navire coupé en deux: ça crie comme une bête qu'on écrase: Cri!... cri!... cri!... un tout à fait drôle de bruit!...

«En tout cas, ça n'est pas un bruit qui dure longtemps...

«Ma Doué! non! Nous autres de l'Embuscade, nous avions notre canot amené. On sauta quatre hommes dedans, on poussa, et il n'y eut pas de temps de reste. Les deux moitiés de la Luisa coulaient déjà, et on voyait la cargaison qui s'éparpillait. Ah! mon pays! cette cargaison, quelle boutique!... De quoi remonter un arsenal, oui!... Des flingots, des flingots et des flingots, voilà ce que c'était! J'en ai repêché deux caisses qui flottaient, rapport à des tonneaux vides qui s'étaient emberlificotés avec... Si «que tu aurais» vu la binette aux Pruscos, à ce moment-là!... parce que les Pruscos aussi, on les a repêchés. Je ne sais fichtre pas pourquoi, par exemple! Enfin! c'est le pacha qui a donné l'ordre. On a obéi.

«Mais sais-tu la fin finale, matelot? Le pacha Marcassin leur z'y a parlé en allemand, aux Pruscos. Et je ne sais pas quoi qu'il leur a dit. Mais, plus tard, nous les avons débarqués tous à Macao. Et ils sont devenus ce qu'ils ont voulu ... tu t'en fous et moi itou ... sauf qu'on n'en a plus jamais entendu parler, de ces Pruscos! Et, à Hong-Kong, le plus tordant c'est que les journaux angliches, aussi donc, ils imprimèrent un palabre énorme sur le «sinistre de la Luisa.» Paraît qu'elle avait sombré quelque part, on ne savait pas où, en pleine mer, cette pauvre Luisa! dans un cyclone, probable... Et pas un chat n'en avait réchappé! Comme j'ai l'honneur de te le dire! A preuve que ça figure officiellement, au jour d'aujourd'hui, sur toutes les estartistiques du Lloyd! Chacun, il peut lire: «1899, mers de Chine; la Luisa, yacht à vapeur: perdu corps et biens!»

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