Dix-sept histoires de marins
[1] Midi,—quatrième heure du quart de 8 heures à 12 heures,—est piqué par les cloches de bord en quatre doubles tintements.
L'INVRAISEMBLABLE RATIÈRE
à Paul de Cassagnac.
—Hissez les couleurs!...
A la corne, le pavillon national, déferlé, claqua dans la brise. Par tribord, la côte marocaine blanchissait d'écume. La houle dure de l'Atlantique secouait violemment le croiseur, et des nuages d'embrun volaient, drus comme grêle.
—C'est cette goélette, à trois quarts devant! Encore un contrebandier, sûr et certain!... Prévenez l'officier canonnier!... et faites armer le 65 du gaillard!... Un coup à blanc, d'abord, hein!...
Nous étions quatre officiers, dont Férald, notre commandant, à nous cramponner aux rambardes du banc de quart.—Le Copernic tanguait bas.—A deux milles sous le vent à nous, la goélette suspecte fuyait grand largue, toutes voiles dessus. La «visite» d'un croiseur français lui souriait assez peu, cela se voyait...
Le coup d'avertissement n'eut qu'un succès d'estime. Le coup de semonce fut plus heureux. L'obus, bien envoyé, ricocha sur l'avant du fuyard, à cent mètres tout au plus de son beaupré. Prudente, la goélette lofa, mit en panne, montra son étamine. Et Férald jura de plus belle: l'étamine était blanche et bleue,—portugaise,—neutre.
—Portugais, ça? Comment donc! vive Bragance!... Portugais comme moi, oui! et bourré d'armes et de munitions jusqu'à la gueule!... Forban! pirate!... Mais que faire? le pavillon couvre la marchandise!... Allons, demi-tour! revenez en route!...
Il cracha par-dessus le bord, et nous tourna le dos.
Nous autres trois, accourus tout à l'heure sur le banc de quart dans l'espoir chimérique de ce miracle, toujours attendu, jamais réalisé: une distraction,—en temps de blocus!—désabusés, nous regardions piteusement la goélette, dont le vent gonflait derechef les voiles rousses, et aussi la mer moutonneuse, et la côte embrumée, et, à nos pieds, sous la passerelle, le pont du Copernic, ruisselant du lavage matinal. Les matelots, jambes nues, faubert au poing, piétinaient dans l'eau savonneuse...
Tout à coup, il y eut brouhaha: hors du panneau avant, un canonnier chef de soute venait de surgir, brandissant à bout de queue un rat capturé:
—Salaud! tu ne boufferas plus mes vareuses! Où çà qu'il est, le maître-commis? j'ai droit à la double!
De tout temps, sur tous vaisseaux de toutes marines, les chasseurs de rats gagnèrent la double,—la double ration de vin: deux quarts de litre au lieu d'un.—Vénérable tradition, qui remonte au premier amiral connu, Noé.
Le maître-commis ratifia donc:
—Ça va bien! Tu l'as gagnée, tu l'auras! Va-t'en voir le cambusier, et dis-lui z'y, mon fils!...
Le commandant, son humeur adoucie, avait suivi la scène:
—De mon temps—murmura-t-il, dédaigneux,—il fallait plus d'un rat pour mériter la double!...
Il écarta les jambes pour mieux «étaler» un coup de roulis, et nous parla du haut de ses trente ans de mer:
—Messieurs, en 69, j'étais midship de détail à bord de la Cérès, une frégate à voiles devenue transport de bagnards. Nous «faisions» la Nouvelle-Calédonie, par Bonne-Espérance à l'aller, et par Magellan au retour... C'étaient des navigations, je vous prie de le croire!... Or, la Cérès était une vieille baille, usée jusqu'aux couples, et les rats y foisonnaient. Songez que pas une porte de soute ne fermait et que toutes les cloisons ressemblaient à des écumoires! Un beau matin, voici qu'on découvre un nid complet dans la boîte aux chronomètres! Du coup, l'officier en second entre en fureur:
«—Demain,—décrète-t-il,—toute la journée, du branlebas du matin au branlebas du soir, chasse! Et la double à tout homme qui apportera six cadavres au maître-commis!
«Six, hein! notez! Mais savez-vous combien il y eut de pièces au tableau, ce soir là?—Six cent soixante-douze.—Parfaitement! Six cent soixante-douze rats massacrés du lever au coucher du soleil. Cent douze demi-douzaines. Ça coûta vingt-huit litres de vin au gouvernement.
«L'officier en second s'effara:
«—Vingt-huit litres!—répétait-il.—Vingt-huit litres!... Mais ces bougres-là vont nous vider la cambuse!... Voyons ... il reste sûrement deux fois plus de rats qu'on n'en a tué... Minute! j'y vais mettre bon ordre. Demain, chasse comme aujourd'hui! mais il faudra montrer douze rats au lieu de six pour avoir droit à la double!...
«Il se croyait «au vent de sa bouée,» comme disent les vieux mangeurs d'écoutes. Mais va te faire fiche! Le lendemain soir, on lui étalait plus de mille rats sur la dunette!
«Cette fois il jura comme feu Jean-Bart:
«—Nom de Dieu de tonnerre de Dieu! ce n'est pas possible! Ils les élèvent exprès, leurs rats! Ils en ont des réserves, des parcs, des haras! Ça ne se passera pas comme ça!... D'abord, toutes ces beuveries m'embêtent: je n'ai pas envie d'avoir un équipage saoûl du jour de l'an à la saint-Sylvestre... Donc, désormais, ce ne sera ni six, ni douze, ni dix-huit, ni vingt-quatre ... ce sera trente-six rats! qu'il faudra m'aligner avant de passer à la cambuse! Et nous verrons bien!...»
«Trente-six rats!... messieurs, ça ne se trouve pas dans une seule caisse à farine!... ni même dans plusieurs ratières perfectionnées... Vous savez, d'ailleurs, comment nos matelots chassent: à coups de corde ou de souliers!... procédé rudimentaire!—Trente-six rats!... Au souper suivant, il n'y eut plus que cinq hommes à boire la double. Et, le soir d'après, deux seulement.—Les rats devenaient méfiants: trois hécatombes successives avaient semé partout la terreur.—Bref, le surlendemain, un seul vainqueur se présenta pour remporter la palme: un nommé Chouf, calier. Il apportait ses trente-six rats, proprement amarrés par la queue tout autour d'un vieux cercle de barrique. Il but, non sans gloire, et s'en retourna dans sa cale,—pour en ressortir, vingt-quatre heures plus tard, le même cercle de barrique en main, pareillement garni!—Et c'est ici que l'aventure devient épique: «Messieurs, six semaines durant, Chouf, calier, attrapa quotidiennement ses trois douzaines de rats, sans y manquer un jour! Le fait, j'en conviens, est invraisemblable; mais il est vrai: j'en fus le témoin, plus stupéfait, certes, que vous n'êtes!... Chouf, calier, était un gaillard absolument quelconque: ni grand, ni petit, ni bête, ni malin; au demeurant, le plus brave homme du monde, ponctuel, discipliné, propre ... mais rien du héros. Œxmelin n'avait pas passé par là, ni Fenimore Cooper: Chouf n'était pas trappeur et n'était pas boucanier... Et, pourtant, ce garçon, pareil à tous les autres, ce pêcheur de sardines, né natif de Plougastel ou de Concarneau, réitérait sept fois par semaine, indéfiniment,—infailliblement! un exploit dont Bas-de-Cuir eût été jaloux! Cela dépassait l'imagination.
«La Cérès, cependant, «embraquait sa latitude.» Un matin, on jeta l'ancre devant Sainte-Hélène J'étais précisément en train de calculer, ce matin-là, qu'un litre de vin valant quatre doubles, et qu'une double valant trente-six rats, Chouf, au bout de l'an, aurait presque bu son hectolitre, et tué sa mille quatre-vingt-quinzième douzaine, mathématiquement ... quand l'ordre m'arriva, comme la cloche du bord piquait les trois coups doubles d'onze heures, de boucler mon sac sans trop lambiner et de transborder avant midi sur la Junon, qui par hasard se trouvait là. Vous savez qu'à l'époque la mode était de faire valser les aspirants. Et ces valses-là n'étaient pas des valses lentes.
«Deux draps de hamac, attachés par les coins, me servirent de malle. Tout fut tôt emballé. J'avais déjà un pied dans le youyou de ma nouvelle frégate, quand, tout à coup, je me frappai le front, et je regrimpai quatre à quatre l'échelle de la Cérès: Chouf et ses rats m'avaient trop intrigué! je ne voulais pas quitter Chouf sans que Chouf et ses rats m'eussent donné le mot de leur énigme.
«Je m'affalai donc à fond de cale. Chouf, assis sur une glène de filin, chiquait.
«—Chouf!—dis-je,—je débarque. On a été des amis, nous deux, pas? Eh bien! Chouf ... dites-moi, avant que j'ai quitté le bord ... dites-moi comment vous faites pour attraper vos rats?...
... «La figure de Chouf s'élargit en pleine lune, et un triomphal sourire lui fendit les joues jusqu'aux oreilles.
«—Ça, lieutenant,—prononça-t-il,—c'est mon secret! le secret à Chouf!
«—Et vous ne me le direz pas, Chouf? à moi? à moi, l'aspirant de détail? à moi qui fous le camp tout de suite sur cette saleté de Junon, pendant que vous allez continuer de vous la couler douce à bord de notre peau-fine de Cérès?
«Il s'attendrit:
—«Nom de nom d'un sacré nom! c'est tout de même vrai, lieutenant, ce que vous dites!... Alors ... écoutez voir ... non! parole de parole! je ne peux pas vous dire!... ma Doué!... je peux pas, au jour d'aujourd'hui!... Mais au jour de plus tard qu'on se reverra, moi z'et vous, malin qui sait où ... foi de Chouf! lieutenant, je vous dirai.
«Et, solennellement, la main levée, il cracha noir: il chiquait, Chouf.
«Messieurs, je vous ai dit que tout cela se passait en 69. Mon histoire est plus vieille que vous trois, hein? Elle avait trente-huit ans, tout juste, quand notre Copernic, l'hiver dernier ... le 20 décembre, si j'ai bonne mémoire ... passa au bassin du Salou, à Brest, pour se carèner. Or, ce même 20 décembre, vers cinq heures du soir, comme je quittais le bord après l'accorage, voilà que je croise, près de la porte Tourville, un groupe de vétérans, rentrant, eux comme moi, du travail.
«Et voilà qu'un de ces vétérans se jette littéralement sur moi, bras ouverts:
«—Commandant! commandant!... c'est vous, aussi donc?... Ah! ma Doué! ma Doué Benodet!... Je suis Chouf!
«Je me souvins tout de suite:
«—Tu es Chouf?... Sacrebleu!... Chouf de la Cérès?.... (Vous savez s'ils aiment qu'on leur parle du vieux temps!) Chouf de la Cérès!... Chouf qui attrapait les rats!...
«Il s'épanouit:
«—Oui! commandant!... Vous vous rappelez bougrement, tout de même!... vous vous rappelez les rats, aussi!... Alors ... commandant! écoutez voir ... que je vous dise comment je les attrapais, ces cochons de rats!...
«Toute ma curiosité de midship me ressaisit, comme si la vieille Cérès eût été encore là, mouillée hors de la digue, et ses belles grandes voiles larguées en bannières!
«—Dis voir, Chouf?
«—Voilà, commandant! C'était une fameuse manigance, pour sûr! Personne n'a jamais trouvé ça, allez! Sur la Cérès, le coq mettait toujours du lard dans la soupe, du lard salé ... un peu «ancien», un peu moisi ... pas mauvais tout de même ..... vous vous rappelez ça, aussi donc?... Moi, Chouf, à souper, je mangeais pas mon lard: je le cachais comme ça, dans ma falle..... C'était pour les rats, vous me comprenez.....
«—Tu avais des pièges, alors?
«—Des pièges? que non point!... Espérez un peu... La nuit, quand on avait fait branlebas, je crochais en premier mon hamac; et, quand tout chacun s'avait endormi, moi, je me défilais ... tout nu ... sauf votre respect ... jusque dans la soute à biscuits ... cette soute, elle avait une porte ... une porte pas bien fermée...
«—Eh oui! même, les charpentiers y travaillaient toujours...
«—C'est la chose exacte, commandant!... Moi, qu'est-ce que je faisais, dans la soute? Je me collais mon lard entre les dents, et puis, à plat pont! sur le dos... sans rien bouger pied ni patte!... Dame! vous pensez que les rats n'étaient pas longs à venir! Du bon vieux lard qui puait fort, voilà leur affaire! Le temps de compter: a, b, c, d, deux! a, b, c, d, quatre! je sentais des régiments de sales pattes qui me grattaient les bras, les jambes, le ventre et tout... Parce que la soute, comme bien juste, elle était noire, mais noire! on s'aurait cru dans le fin fond de l'enfer aux mal blanchis, quoi!... Tout de suite les rats me grimpaient sur le nez, sur les yeux... Et ils crochaient dans le lard... Moi je ne remuais pas: j'attendais d'en avoir au moins six, bien attablés, les goinfres!... Et alors, crac!... j'en empoignais trois de chaque main... A preuve que, cinq ou six fois ces vermines m'ont mordu, oui da!... emporté des bouts de peau! Ça ne faisait rien: trois de chaque main, je comptais six. Et, ces six-là étranglés, vlan! re-sur le dos! et j'attendais les autres. Ils revenaient forcément: rapport au lard... Jamais je n'ai raté mes trois douzaines, aussi donc!»
«Le commandant Férald s'interrompit net, prit ses jumelles, fouilla la brume: les lames déferlantes piquaient l'horizon de points blancs, pareils, tout à fait, à des voiles...
«Une risée, brusque, fouetta la mer; et le Copernic, brutalement jeté dans un creux de la houle, roula bord sur bord, et gémit.
—«Rien! naturellement!... pour changer!... Ah! ils la connaissent, ils sont loin, les marchands de plomb et de poudre!... Zut! j'en ai assez pour aujourd'hui!... Au revoir!...
Au bas de l'échelle, il fit demi-tour, face à nous:
—Messieurs ... le voyez-vous bien, ce Chouf, nu comme un ver au fond de sa soute obscure? ce Chouf qui fait le mort, et qui sent sur toute sa chair, sans broncher, sans ciller, l'horrible grouillement des pattes griffues, le souffle chaud des museaux visqueux, la mêlée abominable des gueules affamées, bavantes, puantes?...
108, LE DUC, AMBASSADEUR
au comte Charles de Polignac.
—108, Le Duc! à l'appel! à l'appel, bon Dieu de bois!... C'est-il que tu as été promu sourd, à cette heure ici?... 108, Le Duc!... Sors donc de ton trou, bougre de semble-calfat!...
108, Le Duc, matelot de deuxième classe, canonnier breveté, cumule, à bord du croiseur de la République la Pensée, diverses fonctions, toutes de confiance, lesquelles du matin au soir et du soir au matin, le promènent au pas gymnastique dans tous les coins et recoins du bâtiment.—108, Le Duc, chef de la soute à munitions des pièces de 100 millimètres T. R. tribord milieu, briquait dans l'instant le bouchon autoclave de ladite soute;—mais, au beau milieu de ce briquage, voici que la présence de 108, Le Duc, ordonnance du lieutenant de vaisseau Villiers, est requise sur le pont arrière.—Et 108, Le Duc, se précipite:
—Saleté de métier! quoi qu'il y a encore?
Juste à temps, le caporal d'armes, d'un coup de coude charitable, lui ferme la bouche. 108, Le Duc, se fige brusquement dans la position réglementaire:—les talons à peu près joints, la main droite esquissant le geste d'ôter le bonnet de travail:
—A vos ordres, cap'taine!...
L'affaire doit être grave: le lieutenant de vaisseau Villiers est venu jusqu'au milieu du pont à la rencontre de son matelot. Même, il a oublié de mettre sa casquette!... Et le soleil tape! On est en rade de Smyrne, et cette rade-là, ça ne ressemble guère à la rade de Brest, aussi donc!...
—Le Duc! oust!... au trot, mon petit! j'ai besoin de toi ... viens dans ma chambre...
Besoin de 108, Le Duc?... Et pourquoi faire, alors?... Sainte Anne d'Auray!... Ça, par exemple! c'est intéressant, oui!
Les voilà dans la cabine, grande comme un mouchoir de poche,—108, Le Duc, et monsieur Villiers.—L'officier s'est assis sur l'unique chaise et plante son regard droit dans les yeux du matelot, debout devant lui:
—Écoute!... Le Duc ... tu vas te mettre en tenue ... et tu descendras à terre ... par le canot qui va chercher les cuisiniers, à 2h.30...
—Oui, cap'taine...
—Tu iras rue Parallèle... Tu sais où elle est, la rue Parallèle? la première après le quai?
—Je sais, cap'taine...
—Bon!... A main gauche ... en partant de la cale des canots ... il y a une grande maison de bois, peinte en rouge ... une ancienne maison turque... Tu trouveras...
—Je trouverai, cap'taine...
—Une maison rouge, rappelle-toi... C'est la maison de monsieur Erizian l'armateur... Tu entreras par la porte de service. Il y aura probablement un cavas dans la cour... Un cavas, tu connais ça?... un domestique tout rouge et tout doré, avec des ribambelles de pistolets et de yatagans?...
—Je connais, cap'taine...
—Tu lui demanderas madame Erizian, à ce cavas... madame! pas monsieur!...
—Oui, cap'taine...
—Maintenant... écoute le plus difficile... Quand on t'aura introduit, tu diras à madame Erizian que tu viens de ma part... Et tu lui donneras cette lettre ... celle-là... Prends!... Tu vois? j'ai écrit l'adresse sur l'enveloppe:
Madame Erizian, rue Parallèle, Smyrne.
—Je vois, cap'taine...
—Bon!... Ce n'est pas encore tout...
Le lieutenant de vaisseau a hésité une seconde. Brusquement il se lève et pose sa main droite sur l'épaule du matelot:
—Écoute encore ... et écoute bien!... Si madame Erizian n'est pas seule ... oui: s'il y a du monde avec elle, dans son salon ... du monde ... des amis, des parents ... son mari ... n'importe qui, enfin ... alors, tu lui diras adieu, et tu t'en iras... Mais si, au contraire, elle est seule avec toi ... toute seule ... eh bien! avec la première lettre, tu lui en donneras une seconde ... celle-ci... Tu vois? pas moyen de t'embrouiller; sur cette enveloppe-ci, je n'ai rien écrit du tout, pas même le nom...
108, Le Duc, incline silencieusement la tête, et, d'un geste lent, allonge la main vers l'enveloppe blanche...
—Attends!—fait l'officier...
Il rit, d'un rire qui n'a pas l'air de sonner bien net:
—Il faut tout de même que je t'explique ... mon petit... Ce n'est pas une commission ordinaire ... et je veux que tu saches... Tu es un marin, un marin comme moi ... et les marins, quand ils vont croiser quelque part, ils aiment bien que l'horizon soit propre, hein?... Voici donc la chose: madame Erizian m'a demandé ... d'écrire pour elle ... un petit discours ... oui: un petit discours ... qu'elle doit prononcer ... dans une espèce de ... de cérémonie ..., comme qui dirait ... une distribution des prix, tiens!... Alors, j'ai écrit ce discours... Et je le lui envoie... Mais, bien entendu, tout ça est archi-secret... Et c'est madame Erizian qui sera censée l'avoir écrit, toute seule, son discours!... Voilà pourquoi il faut que personne ne devine ... personne ... pas même monsieur Erizian... Tu as compris?
Un sourire s'épanouit sur la bouche de 108, Le Duc. 108, Le Duc, a compris ... a tout compris!—tout, oui: tout ce que vous comprenez vous-même.—Allons! c'est un «bon homme,» le lieutenant de vaisseau Villiers. Il sait dire les choses!—comme elles doivent être dites.—C'est bougrement vrai, aussi donc, ce qu'il a raconté en commençant, on est d'abord des marins, tous les deux, Villiers et Le Duc!
—Ça va bien, cap'taine! Soyez tranquille! Excusez maintenant, donc: je vais me mettre en tenue.
Dans la batterie, 108, Le Duc, a tiré de son grand sac un tricot neuf, et il déplie une chemise à col bleu, miroitante.
—C'est-il que tu vas à la noce?—demande le caporal d'armes, qui rôde autour des sacs pour ramasser les effets à la traîne.
—Un peu!—affirme Le Duc.—Et pour une noce où il y a des binious, ça sera une noce où il y a des binious, cette noce-là! des binious, je te dis, comme t'en as pour sûr jamais vu, pays!
A la coupée, le canot des cuisiniers danse la carmagnole: la houle est creuse. D'un bond, 108, Le Duc, embarque sans dommage. Au hublot le plus proche, la tête du lieutenant de vaisseau Villiers apparaît:
—Ho! du canot!... Le Duc! n'oublie rien!
—As pas peur, cap'taine! j'ai tout le fourbi qu'il faut dans mon bonnet!
Du doigt il montre sa coiffure, prudemment enfoncée jusqu'aux sourcils. De toute antiquité, les bonnets bleus à pompon rouge servent de portefeuilles aux matelots: il y a là-dedans une place excellente pour les lettres, entre le drap feutré et la doublure de toile à voile...
Maintenant, il est trois heures, et le brutal soleil confine les Smyrniotes dans leurs maisons grillagées. La rue Parallèle est déserte comme un Sahara. Et le numéro 16, toutes fenêtres closes, a l'air du palais de la Belle au Bois Dormant...
108, Le Duc, sonne à la porte de service. Un très long temps s'écoule. Enfin le cavas prédit apparaît.
—Madame Erizian?
—Evet, effendi!
108, Le Duc, ignore le turc. Mais le geste d'accueil est suffisamment clair. Et le col bleu emboîte le pas derrière la livrée cramoisie.
Une cour; un escalier; un vestibule; un escalier; un corridor; un escalier; deux antichambres.—Les vieilles bicoques turques sont compliquées.—Un salon, enfin! très luxueux, avec profusion de belles choses: tableaux, tentures, tapis, grands vases pleins de fleurs... 108, Le Duc, pense que «ça doit être dans ce genre-là, chez Fallières...»
Et au milieu de ce salon, une dame.—Une dame très jolie. 108, Le Duc, l'apprécie telle du premier regard.—Qu'on en juge plutôt: des yeux grands comme des écubiers, des cheveux couleur de filin neuf!... Grosse comme deux liards de beurre, par exemple! et fragile comme une poupée de porcelaine!... 108, Le Duc, avance avec précaution. S'agit pas d'y aller comme à l'abordage, sur la dame: on la casserait!...
Cinq secondes de silence. La dame s'est levée. Elle attend. Elle est seule. 108, Le Duc, vérifie d'un coup d'œil ce point essentiel.
—Madame,—dit-il, vite, sans préambule,—c'est mon officier qui m'envoie ..., monsieur Villiers, vous savez... Il m'a dit de vous donner ça ... (108, Le Duc, baisse la voix...) et puis ... pour seulement si que vous seriez toute seule ... comme vous voilà ... ça encore...
La dame, brusquement, est devenue rouge ... rouge comme le battant du pavillon des dimanches!... 108, Le Duc, s'empresse d'expliquer:
—C'est la chose de votre discours, vous savez! ce discours pour cette affaire ... comme une distribution des prix!... Ne vous troublez pas, madame! monsieur Villiers m'a bien raconté... Et je ne dirai rien à personne, allez! pareil si que je serais muet, sûr et certain! Vous pouvez avoir confiance!
Les belles joues, petit à petit, redeviennent pâles. La dame, qui commence à sourire, regarde le matelot:
—J'ai confiance,—dit-elle d'une gentille voix douce;—j'ai pleine confiance ... monsieur Le Duc ... car vous êtes monsieur Le Duc, n'est-ce pas?... Le capitaine Villiers m'a parlé de vous très souvent ... je vous connais très bien!...
Ho? il a parlé de 108, Le Duc, le cap'taine?... à cette jolie dame-là?... Ça, par exemple ... on ne peut pas dire non: c'est poli!... c'est honnête!...
—Monsieur Le Duc? vous boirez bien un peu de porto?... Je ne vous offre pas de thé, parce que les marins ne l'aiment pas toujours, n'est-ce pas?... Mais du porto?... avec moi?... vous voulez bien?... Asseyez-vous!... ici, dans ce fauteuil!... Je vais vous servir... Vous avez au moins cinq minutes?... Nous allons causer de votre navire! vous l'aimez, vous aussi, cette belle Pensée toute blanche? le capitaine Villiers l'aime plus que tout au monde, lui ... et je sais que vous vous entendez parfaitement, vous et le capitaine ... alors, vous devez avoir les mêmes goûts...
—108, Le Duc, confortablement calé au plus profond d'une large bergère, et son verre à porto dans sa main, se sent tout à fait à l'aise.—Ça n'est pas intimidant, une dame comme ça: point fière, et qui sait de quoi il retourne!... On peut parler.—Et 108, Le Duc, parle. Il bavarde même, ravi d'être écouté, approuvé, compris. Il raconte les histoires du bord; puis, les histoires du pays. Et bientôt, très enhardi par le sourire si doux de la jolie dame, il se lance dans les confidences dernières: il nomme sa promise, la belle Jannik, celle de Landévennec, avec qui on se doit accorder, sitôt retour de campagne... Et il énumère en grand détail tous ses plus chers projets d'avenir.—La dame, elle, tout de bon intéressée, répond, réplique, questionne, conseille. Et le temps passe très vite. 108, Le Duc, n'a cependant pas perdu la notion des justes mesures. Une visite, même très cordiale, on ne peut pas l'allonger au delà des limites qu'impose le savoir-vivre. On a beau être comme entre amis déjà anciens, ça ne serait pas à faire de se faire indiscret... 108, Le Duc, se lève au moment correct, et prend congé dans les formes:
—Madame, à présent, c'est pour vous faire l'honneur de vous dire adieu ... avec le respect que j'ai... Mais pour monsieur Villiers, aussi donc? vous avez des choses à y faire dire?...
Pour monsieur Villiers?—Madame Erizian, prise au dépourvu, hésite... Pour monsieur Villiers ... des choses?—Hélas! ces choses elles seraient trop, sans doute ... ou trop délicates... Et madame Erizian se résigne à n'en dire aucune ... elle se résigne,—avec une nuance de regret dans sa voix chaude:
—Mon Dieu ... rien.
108, Le Duc, n'insiste pas. Il a compris,—compris encore,—tout compris.—Et il salue:
—Alors, madame ... à vous revoir!...
Mais madame Erizian l'arrête:
—Oh! attendez, monsieur Le Duc ... attendez deux petites secondes... Je voudrais ... vous donner...
Diable?... pas de l'argent, au moins?... ça ... ça gâterait tout...
Non, non!—108, Le Duc, promptement rassuré, respire.—Pas de l'argent! autre chose ... qu'on peut accepter: deux pleines poignées de roses, arrachées aux gerbes des grands vases qui embaumaient tout le salon...
—Tenez, monsieur Le Duc... Votre capitaine, quand il vient me voir, emporte toujours un peu de mes fleurs ... il les aime tant ... mes fleurs ... à la folie!...
Madame Erizian sourit, d'un sourire malicieux...
—Aujourd'hui ... puisque c'est vous qui êtes venu, c'est vous qui les emporterez!... Je vous les donne, à vous... Et vous ferez sécher la plus belle dans un livre, pour en faire cadeau, quand vous retournerez en Bretagne, à mademoiselle Jannik...
A l'échelle bâbord de la Pensée, le canot des permissionnaires accoste. 108, Le Duc, saute à bord le premier, et, tout droit, court vers la chambre du lieutenant de vaisseau Villiers...
A la porte il s'arrête, et détache une rose blanche de la grosse gerbe:—la rose de Jannik.—Elles sentent tout de même richement bon, ces roses-là!... aussi bon, ma Doué! que madame Erizian elle-même... Pauvre capitaine Villiers, qui, aujourd'hui, n'a respiré ni les roses, ni la dame... Et ça doit être vrai, vraiment vrai, qu'il les aime à la folie, ces roses-là ... et qui sait! la dame aussi, peut-être bien!...
108, Le Duc, cache dans sa falle la rose blanche de Jannik,—et frappe...
—Entrez!
—C'est moi, cap'taine!... que je viens vous rendre compte... Elle était toute seule, la dame... Donc j'y ai remis les deux lettres ... je veux dire la lettre et le machin ... le discours ... et alors...
—Alors?....
L'officier, les yeux avides, regarde le matelot...
—Alors ... (108, Le Duc, rouge comme braise, se jette à corps perdu dans le mensonge et la mauvaise foi...) alors ... cap'taine ... elle m'a dit de vous dire, comme ça, la dame ... qu'elle a bien ... bien de l'amitié pour vous. Et ... à preuve!... elle m'a donné ce bouquet ici ... pour que je vous le donne à vous!...
LA CRAPULE
au comte Albert de Pouvourville.
Dans sa chambre d'acier, chaude comme un four sous le soleil perpendiculaire qui tape dur la tôle blindée, Fargue, le lieutenant de vaisseau canonnier, achève l'interminable calcul des «points supplémentaires» et des «points exceptionnels» de ses quartiers-maîtres chefs de section. Autant de fois (2 multiplications + 2 divisions + 3 additions) que d'hommes. A chaque nouveau chiffre, Fargue jure,—à cause du petit ruisseau de sueur qui coule tout le long de ses bras, des épaules aux ongles...
A la porte, on frappe:
—Quatre heures moins cinq, cap'taine!
—Zut!... merci!...
C'est l'instant de monter au quart. Fargue, grognant, enfile le veston jeté sur la couchette et boucle le ceinturon réglementaire...
Ça y est.—Hop! en haut le monde!... Sur la dunette, on trouvera peut-être un soupçon de brise...
—Cap'taine! la machine demande à vider les escarbilles... C'est la quatrième série qui est de corvée...
—La quatrième série aux escarbilles!
Le maître de quart, sifflet au bec, répète l'ordre:
—Hui ... hui ... huitt!... La quatrième série aux escarbilles!...
Fargue, qui arpente la dunette de tribord à bâbord et de bâbord à tribord, fait demi-tour et s'éloigne, sans plus de souci des escarbilles, dont l'extraction s'opère par l'escarbilleur électrique, sans difficulté possible...
Tout de même, un tumulte éclate là-bas, sur l'avant des cheminées. Un mot très énergique,—trop!—lancé d'une voix suraiguë, siffle jusqu'à l'oreille de l'officier.
—Hein?... Zut et zut!... quoi encore?...
Au galop, un caporal d'armes accourt:
—Cap'taine!... il y a comme ça 464, Tiphaigne, qui refuse l'obéissance!
—Sacré nom de sacré n... Ça va bien! j'y vais!
Fargue a juré de plus belle. Quelle rouille! quelle plaie! quelle crapule! ce Tiphaigne!... Incontestablement la plus sale bête du bord... Rien à en tirer, rien!..
Auprès de l'escarbilleur, la quatrième série forme le cercle. Au centre de ce cercle, 464, Tiphaigne, assis sur son derrière, oppose aux ordres les plus formels une magnifique inertie.
Congestionné de fureur, le maître de quart l'apostrophe:
—C'est-il oui, c'est-il non?... une fois, deux fois, trois fois?... 464, voulez-vous manœuvrer le moteur?
—Une fois, deux fois, trois fois ... je ne veux pas,—déclare 464, Tiphaigne, d'une voix angélique.
Il a d'ailleurs en vérité l'air d'un doux séraphin, 464, Tiphaigne. Imaginez une figure de demoiselle, toute blanche et rose, avec de fins cheveux blonds, qui bouclent malgré la tondeuse obligatoire, et de candides yeux couleur de ciel.—A cette figure-là, vous donneriez le bon Dieu sans confession!—Heureusement, Fargue connaît le pèlerin:
—Tiphaigne! s'il vous plaît? quand je vous parle, vous pourriez peut-être vous lever?...
—Oui, cap'taine...
Il s'est levé docilement. Mais son obéissance n'ira pas plus loin, c'est clair. Et Fargue, qui ne s'y trompe pas, réfléchit le temps d'un clin d'œil... Répéter l'ordre? faire constater le refus?... Conseil de guerre alors! et tout ce qui s'en suit... Est-ce sage? est-ce utile? La discipline y gagnera-t-elle? L'équipage le connaît, ce Tiphaigne ... et l'équipage connaît Fargue:—Si Fargue fait grâce, l'équipage comprendra très bien que cette grâce n'est pas faiblesse ... qu'elle est dédain ... ou pitié...
—Tiphaigne! demi-tour! allez en prison!... Ça vaudra mieux!
—Oui, cap'taine!... Aller en prison, oui! je veux bien!...
Chez le commandant, Fargue, pièces en main, expose le cas:
—L'homme est en prison, commandant... J'ai jugé que le meilleur était de l'y envoyer de pied ferme, sans insister pour obtenir l'obéissance qu'il m'eût certainement refusée, comme il la refusait au sous-officier... C'est une sorte de fou, vous savez!... Responsabilité très atténuée...
—Oui ... peut-être...
Le commandant a pris le livret matricule du délinquant:
—Tout de même ... votre protégé ... il abuse un peu!... Vous avez lu le relevé de ses punitions?
—Oui, commandant...
—C'est coquet!... deux cent seize jours de prison, en dix-huit mois de service!
—Oui, commandant...
—Et des motifs exquis! Trente jours: scandale sur territoire anglais, et avoir été ramené sans pantalon par la police civile... Soixante jours: dans la nuit qui a suivi le naufrage de la Dordogne, ayant été chargé de préparer du vin chaud pour l'équipage, s'est mis en état d'ivresse folle...
—Il avait le naufrage gai, commandant...
—Oui ... les matelots sont rigolos, c'est classique! Enfin ... puisque vous y tenez ... (le commandant se décide à sourire...) puisque vous y tenez beaucoup ... trente jours, encore!... avec un motif ... euphémique... Ecrivez, je vous prie: Retard ... indéfini ... à exécuter un ordre... Allez, Fargue ... et dites à votre bonhomme qu'il vous doit une fière chandelle... Biribi lui pendait au nez!...
Dans le compartiment du servo-moteur qui lui sert de prison, 464, Tiphaigne, accroupi sur une glène de fil d'acier, médite.
—Eh! là ... en bas!... 464!—la barbe grise d'un sergent d'armes s'est encadrée dans le chambranle de la porte étanche;—464!... Le commandant, comme ça, il te colle trente jours!
464, Tiphaigne, qui s'attendait à mieux, s'étonne loyalement:
—Pas plus?
—Pas plus! Mais le capitaine, il m'a dit de te dire, comme ça, que c'était rapport à la chose que le commandant n'est pas méchant ... parce que ç'aurait pu être le Conseil!
—Pour sûr!—affirme 464, Tiphaigne, convaincu.
Et, la seconde d'après, ayant pesé le pour et le contre:
—Ah! ah!... il n'est pas méchant, le vieux?... Pour lors, on va pouvoir s'amuser, aussi donc!
Quinze jours ont passé. 464, Tiphaigne, ne s'est pas «amusé» encore. A deux reprises seulement, par simple goût d'indiscipline, il a sali le parquet d'acier de sa prison et refusé net de rien balayer. Et, à deux reprises Fargue, le lieutenant de vaisseau canonnier, a intercédé auprès du commandant. Les trente jours de prison sont devenus quatre-vingts dix, mais le conseil de guerre n'est pas encore convoqué.
—Fargue,—a dit le commandant,—vous êtes bien aussi têtu, dans votre genre, que le nommé Tiphaigne!... C'est un parti pris, alors, d'épargner jusqu'à la gauche cette crapule qui se fiche de nous?
—C'est-à-dire tant que vous y consentirez, commandant! Je ne crois pas d'ailleurs que l'indulgence, même outrée, soit une méthode absolument mauvaise...
—Oh!... quant à ça ... moi non plus!
Quinze autres jours ont passé.—464, Tiphaigne, estime que l'heure a sonné des divertissements de bon goût.
Du fond de son servo-moteur, le voici qui hèle:
—Factionnaire!
—Quoi c'est-il que tu veux? _
—Va z'appeler le caporal d'armes!... et dis-y comme ça que je veux parler à l'officier de quart!...
Justement c'est Fargue, l'officier de quart. Il se promène à son habitude sur la dunette, de tribord à bâbord et de bâbord à tribord. Tiphaigne, encadré de deux hommes de garde, s'avance et salue très correctement:
—Je voudrais parler au commandant, cap'taine!...
—Au commandant? pourquoi?...
—Pour une chose ... une chose personnelle intime... Oui bien, cap'taine!...
Pour une chose «personnelle intime»? diable! Qu'a-t-il encore inventé, 464, Tiphaigne?...
—Tiphaigne ... si vous y tenez absolument, vous parlerez au commandant ... mais ça risque de vous attirer des ennuis, vous savez?... Voyons: si vous me la disiez d'abord ... à moi ... cette chose «personnelle intime»?...
—Pas possible, cap'taine! c'est une vraie chose personnelle intime!... que ça n'arregarde que rien que le commandant!...
—Bon!... attendez!...
Et Fargue, fantassin défiant, part en avant-garde.
—Commandant, voilà!... j'ignore absolument ce dont il peut s'agir... Mais vous connaissez l'homme...
—Oh! oui!... plutôt deux fois qu'une! Faites-le venir. Je vous promets de ne pas le manger.
Dans le cabinet de travail du grand chef, 464, Tiphaigne, est entré; et les hommes de garde sont ressortis.
—Eh bien! Tiphaigne, vous avez voulu me parler? pour une affaire «personnelle intime»?... nous voilà seuls: allez-y!
—Oui, commandant!... Alors ... c'est pour celui de vous dire ... que «la nature humaine» ... elle a «ses exigences»!...
Ahuri, le commandant lève les sourcils,—d'une ligne trop haut.—Tiphaigne, ravi de son effet, poursuit sa phrase,—laborieusement composée, et par cœur apprise:
—Elle a ses exigences, que je dis ... oui ... la nature!... Alors ... commandant ... comme il y a dans les trente, trente-un jours que je suis en prison ... et comme, aussi donc, je suis un matou pas coupé du tout ... alors, je vous demanderais, comme ça, de donner l'ordre, à deux, trois caporaux d'armes, pour qu'ils me conduisent au b...
Et il lâche le mot cru, froidement,—triomphalement.
Un silence,—assez long.
Malgré l'énormité du cas, le commandant n'a rien perdu de son flegme. Et il observe attentivement le matelot,—la crapule.—La crapule, elle,—464, Tiphaigne, comprime tout juste sa joie orgueilleuse.—Hein!... tout de même!... il est épaté, le vieux! et salement!... Ça coûtera ce que ça coûtera, mais pour du tafia, voilà du tafia! et du bon! et du raide!...
Patatras! la situation se retourne!... Et c'est au tour de 464, Tiphaigne, d'ouvrir une bouche en œil-de-bœuf!—Le commandant, calme comme bronze, a répondu:
—Je regrette!... Mais je viens de repasser dans ma tête le règlement ... et le service des caporaux d'armes est nettement délimité. Donc, impossible de leur donner l'ordre que vous sollicitez: ils auraient le droit de réclamer; et moi, en cas de réclamation, je serai désavoué par l'amiral!... Je regrette!... impossible.—Retournez en prison.
Et 464, Tiphaigne l'oreille basse y retourne.—Ah bien!... il n'y a pas à dire!... il s'est richement f...u de 464, Tiphaigne, le vieux!...
Sur la dunette, le commandant raconte à Fargue la burlesque aventure:
—Eh bien? êtes-vous content de moi?... Je ne l'ai pas mangé, vous voyez!...
—Ah! commandant!... permettez-moi, très respectueusement, de vous féliciter!... Vous avez été sublime!....
—Peuh! un peu de présence d'esprit, voilà tout ce qu'il fallait... Seulement, je me demande une chose: à quoi bon tant de peine, et tant de diplomatie, pour sauver tant de fois, et malgré lui, votre crapule?...
—Qui sait, commandant? un homme sauvé, c'est encore un homme!... donc, un homme de plus.—Qui oserait dire de combien d'hommes nous aurons peut-être besoin, un jour?
Trois semaines ont encore passe.—Voici venue l'école à feu trimestrielle.—L'escadre, division par division, défile devant les éléments de grand but, qui se découpent sur l'horizon en très lointaines silhouettes grises...
—Les hommes punis de prison,—à l'appel sur le pont arrière!
Sur la passerelle, Fargue répond d'un geste indécis au coup d'œil ironique du commandant:
—Tiphaigne?... Dame! commandant ... j'espère que, par exception, il ne refusera pas aujourd'hui l'obéissance...
—Qu'est-ce que vous en faites pour l'école à feu?
—Un pourvoyeur... il n'est bon qu'à ça... et encore?...
Les canons, de leur voix effroyable, ont coupé le dialogue. Et Fargue, ses jumelles aux yeux, commence son réglage:
—Huit mille six cents ... huit mille deux cents... Feu de salve: attention! feu!
464, Tiphaigne, précisément, vient d'être envoyé sous la passerelle, au canon de 164mm, 7 bâbord. A dix pas en arrière de la culasse, quarante cartouches et quarante obus sont alignés: les parcs de réserve. Les pourvoyeurs, en ligne de file, assurent le va-et-vient des parcs à la pièce...
Au commandement du capitaine, le pointeur a pressé sur la détente. Le premier coup éclate. Les servants, à toute vitesse, rouvrent la culasse, arrachent la douille, et lancent dans l'âme fumante le nouvel obus et la nouvelle cartouche, apportés par le premier couple de pourvoyeurs...
—Paré! Feu!
Le second coup éclate ... le troisième ... le quatrième...
—Hâââ!...
Une détonation,—qui ne ressemble pas aux détonations des canons... Un immense éclair rouge, qui jaillit en arrière, au lieu de jaillir en avant... Et quatre hommes qui s'effondrent, broyés.—La poudre,—la sinistre poudre!—vient encore de faire des siennes. Le quatrième coup est parti tout seul,—avant que la culasse fut refermée...
Renversé par la secousse et relevé dans la même seconde, Fargue s'est rué du haut de la passerelle au bas, et hurle:
—Les cartouches! nom de Dieu! jetez les cartouches! jetez les cartouches à la mer!
Elles flambent déjà, les cartouches ... elles fusent: le feu du canon déculassé, en dix secondes, a gagné le parc à cartouches. Dix autres secondes, et le feu du parc à cartouches gagnera le parc à obus.—Or, les obus ne fusent pas, eux: ils explosent. Donc, dix secondes encore, et le cuirassé—saute,—comme jadis sautèrent l'Iéna et la Liberté...
Mais, à l'ordre de l'officier, une voix étouffée répond déjà, du plein milieu de la fumée et des flammes:
—Oui, cap'taine!...
La voix de Tiphaigne... Oui: la voix de 464, Tiphaigne, qui,—pour la première fois de sa vie! sans qu'on lui ait répété l'ordre, et sans que lui-même ait murmuré, ni réclamé, ni protesté, ni hésité, et tout de suite, et en courant,—obéit.
Fargue l'entrevoit, qui bondit le premier, du parc au plat bord. A bout de bras, il brandit quatre cartouches, d'où jaillissent quatre longues colonnes de feu. Derrière lui, les autres pourvoyeurs, et les servants, et le pointeur, tous s'élancent à la rescousse. Quand l'officier arrive au canon, la dernière cartouche est à l'eau...
—Tiphaigne?
—A vos ordres, cap'taine!...
Il s'avance, il salue. Et, stupéfait, pétrifié,—respectueux,—le lieutenant de vaisseau s'arrête, et salue à son tour:—Au bout du bras de 464, Tiphaigne, il n'y a plus de main: il y a une chose informe, rouge, qui pend, et d'où le sang gicle.—L'explosion du canon a fracassé les cinq doigts du pourvoyeur.—Et c'est avec ce moignon sanglant que 464, Tiphaigne, la crapule,—pour obéir!—a empoigné les cartouches incandescentes.
LA BALEINIÈRE DEUX
au colonel L. Jouinot-Gambetta.
—Armez la baleinière deux!
Le sifflet du maître de quart appuie le commandement d'un trille aigu, et les caporaux d'armes galopent de la teugue à la dunette:
—A l'appel, les baleiniers deux! à l'appel!... Les baleiniers deux embarquent!...
Déjà, deux gars de bonne volonté apportent, à la course, les poulies de retour. Car la baleinière deux n'est point encore à la mer. Elle pend au bout de ses bossoirs, plus haut que le spardeck, à douze ou quinze mètres au-dessus des vagues. Et il faut l'amener, avant de l'armer.
—Allons! les baleiniers deux!... Grouille-toi un peu, mon fils!...
304, Le Kerrec, matelot de première classe, gabier breveté,—patron de la baleinière deux,—est tout juste en train de parachever l'astiquage du liston de cuivre de la dite baleinière. Confortablement juché dans l'embarcation,—à plat ventre sur la fargue, les jambes agrippées à un banc, le buste penché au dehors, la tête ballant dans le vide,—il frotte avec allégresse, en chantant un refrain de Morlaix.
Le coup de sifflet le dresse, ahuri, son fourbissage d'une main, sa pipe de l'autre:
—Quoi que c'est donc, alors?... V'là qu'on m'arme, à c'te heure?... Et par le temps d'aujourd'hui?
Le fait est que la houle est creuse, et le vent beaucoup plus que frais. L'ordinaire, d'ailleurs, ce temps-là, sur cette damnée côte marocaine. De grandes vagues rageuses déferlent d'un horizon à l'autre. Et le Ça-Ira, quoique au mouillage, roule et tangue pis qu'en plein océan.
A deux milles par tribord, la plage jaune et verte disparaît sous une formidable frange d'écume: la barre. On aperçoit à peine, au-dessus des embruns tumultueux, la ville maure, fine dentelle de chaux bleuâtre, et ses hauts minarets à clochetons...
—C'est-il qu'on est saoul, donc? d'envoyer ma baleinière dans c'te barre-là?... Bon sang! misère!...
Et 304, Le Kerrec, crache violemment. Alerte, il n'en dispose pas moins l'embarcation, bouchant le nable, dégageant le gouvernail et larguant l'amarrage des avirons. Après quoi, son brigadier d'avant,—356, Korcuff,—étant venu le rejoindre en grimpant comme un chat le long du bossoir, les deux hommes s'accrochent aux tire-veille, et crient: «Paré!» Les poulies grincent, les palans filent, et la baleinière deux descend sans encombre jusqu'à l'eau... Clac! le déclanchement des crocs qui s'ouvrent... La baleinière flotte.—Tout de suite, une lame agressive la lance contre le flanc du croiseur. Mais, plus prompt qu'elle, 304, Le Kerrec, oppose au choc une gaffe vigoureuse:
—Veille devant, hé! Korcuff!... Veille à déborder, toi! aussi donc!
—Y a du bon!—affirme Korcuff.
Suspendus en grappe à l'échelle du tangon, les cinq autres baleiniers dégringolent l'un après l'autre dans l'embarcation cahotée.—Du bord, un ordre arrive entre deux rafales:
—Mâtez!...
—Et allez donc!—grogne 304, Le Kerrec.—A la voile, avec des risées comme ça, c'est ce qu'il faut!... Ah! misère!... Où ça qu'il est, mon ciré, bon sang?...
Il enfile le vêtement de pluie. Et, dans l'instant, un paquet d'eau lui saute au visage, prouvant l'utilité de la précaution.
La baleinière deux, cependant, hale à culer, et accoste la coupée arrière. Un officier en civil,—un gamin sans moustache, joli et fin, très élégant,—s'avance sur la plate-forme.
—Tiens!—fait 304, Le Kerrec,—m'sieu Latoque! Alors donc, je m'épate plus... Envie qu'il a d'aller à terre, le pauvre gosse! Un mois, bientôt, qu'il n'est pas descendu!... C'est jeune, ça y démange!
Et il sourit largement. Sa mauvaise humeur s'est envolée. D'abord, c'est un chic type, m'sieu Latoque. Pas dur avec le monde, et qui sait ce que c'est qu'une écoute!... Et puis, un gars d'attaque: partout où on descend seulement trois fois, il vous fiche un mari cornard! Et, tout ce que vous voudrez! mais un enseigne comme ça,—-ça flatte!
Sur la plate-forme de coupée, il piaffe déjà, le gosse:
—Eh bien! 304!... c'est pour aujourd'hui ou pour demain?... arrive donc! foutre!
304, Le Kerrec, sourit de plus belle.—Hein? il jure comme il faut, cet enseigne!... Allons-y! faut pas le faire languir!
—Ho! Korcuff!... Et ta gaffe? quoi donc que tu fais avec?
Une lame énorme soulève la baleinière presque au niveau de la coupée. Bondissant comme un cabri, l'officier—tombe à pieds joints dans l'embarcation, s'assied, empoigne le timon, et commande: «Pousse!»—dans la même seconde.
—C'est jeune, mais c'est marin!—mâchonne 304, Le Kerrec, admiratif.
—Hisse la misaine!—ordonne l'enseigne.
La voile déployée claque comme un parterre de théâtre au dénouement d'une pièce à succès. La baleinière deux, prise en travers, se couche.
—File l'écoute!
Le matelot préposé à cet office s'en acquitte assez mal. Mais 304, Le Kerrec, d'un coup de poing au défaut de l'épaule, le rappelle délicatement à son devoir:
—Failli chien! enfant de ta mère! si t'écoutais quand on te parle?
L'écoute filée, la baleinière s'est redressée, pourtant, tant bien que mal. Et, vent arrière, elle pique droit sur le rivage.
A cent mètres de la barre, 304, Le Kerrec, risque un conseil, discret:
—Lieutenant!... Faudrait vous méfier, rapport aux lames de fond...
Le gosse, gentiment, allonge sa patte gantée, claque l'épaule de l'homme:.
—As pas peur, mon vieux 304!...
Puis, soudain sérieux, il se lève pour y mieux voir, et gouverne debout. Car l'instant dangereux approche.
La barre est une falaise d'écume, au milieu de laquelle l'appontement de bois s'avance, submergé sans trêve, rongé, délabré comme une épave. Impossible de débarquer aux premières échelles. Il faut aller plus loin. Il faut franchir la barre. La baleinière, sa misaine gonflée en ballon, s'y précipite comme dans un gouffre.
—Attention, mes gars!
Trois coups de tangage, effrayants. Une chute verticale au fond d'un fabuleux trou glauque. L'ascension d'une montagne liquide derrière le trou. Une seconde chute. Une seconde ascension... C'est fini! La barre est franchie. Maintenant, on flotte en eau calme, ou presque.
—Amenez la misaine!... Accostez l'escalier!...
L'enseigne Latoque, aussi leste à l'arrivée qu'au départ, a sauté sur la troisième marche. Il se retourne:.
—Rentrez à bord, maintenant!... et merci, mes garçons!... Ah! bien entendu, vous...
Il va dire: «Vous rentrerez à l'aviron...», parce que c'est un peu risqué, de naviguer à la voile sur cette mer-là. Lui, Latoque, ça le connaît: il a couru si souvent en régates, à Cannes et à Trouville... Mais ce brave 304, il n'aurait qu'à lofer mal à propos...
Donc, l'enseigne Latoque va dire: «Vous rentrerez à l'aviron...» quand, du haut de l'escalier, une voix l'appelle:
—Jean!... enfin!... c'est vous!...
Une dame accourt, une toute jeune dame très rose et très blonde... L'enseigne Latoque oublie net 304, Le Kerrec, la baleinière deux, le vent qui souffle, la barre qui gronde, et maintes autres choses. L'enseigne Latoque monte quatre à quatre l'escalier vermoulu, et disparaît, la dame blonde et rose serrée dans son bras...
—Et surtout, le lui fais pas dans le dos!—commente 356, Korcuff, bienveillant, mais gouailleur.
Holà! 304, Le Kerrec, ne goûte pas ces plaisanteries contraires à la saine discipline.
—Si que tu la fermerais, ta manche à saletés, hein?... Et puis déborde, qu'on pousse d'ici!... oust!
—On démâte?
—Si je veux!... Qui c'est-il qui te demande quelque chose?... T'es patron, à cette heure? ou moi?...
Démâter, démâter... Évidemment, qu'il faudrait démâter ... et 304, Le Kerrec, le sait mieux que personne... Mais ... voilà! c'est 356, Korcuff, qui a parlé de ça le premier!... Korcuff, qui n'est que brigadier!... Ma Doué! de quoi qu'il se mêle?
Démâter?... Après tout, on est libre: le lieutenant n'a pas donné d'ordre... Et il est bien venu à la voile, lui!... Pourquoi qu'on ne retournerait pas de même?... On n'est pas des marins d'eau douce! On sait gouverner, peut-être!...
D'ailleurs, voici 356, Korcuff, qui mal à propos verse du pétrole sur le feu:
—Dis donc?... toi qu'es patron?... C'est aujourd'hui que t'accouches?... On démâte, ou on démâte pas?
—La chique!—lance 304, agacé.
Et, résolument:
—Pousse! que je dis!... Pousse donc!... Et hisse la misaine! Et hisse la grand'voile, aussi!
La baleinière deux, enlevée d'une rafale, s'élance, rapide comme un goéland.
Attention! voici la barre!...
304, Le Kerrec, jure tout bas entre ses dents serrées. Ça se présente mal, cette barre. D'abord, on n'est plus vent arrière, naturellement. On est au plus près, et la baleinière donne une terrible bande. Les vagues la prennent par le flanc, et c'est comme une dégelée de soufflets qui claquent contre sa joue bâbord... Et puis...
Et puis, m'sieu Latoque n'est plus là... Et sa jeune expérience ne ferait pas mal dans le paysage...
—Veille au grain!—a murmuré 356, Korcuff, inquiet.
C'est le moment. La première lame se gonfle sous l'étrave. La baleinière deux bondit à vingt pieds de hauteur, et retombe dans le redoutable creux... Aïe! ça débute médiocrement: la deuxième lame a déferlé trop tôt, et une trombe d'eau s'abat, emplissant jusqu'aux fargues l'embarcation écrasée...
—Bon sang de bon sang de bon sang!...
Troisième lame. La baleinière, trop lourde à présent, ne bondit plus. La lame, géante lutteuse, l'empoigne à bras-le-corps, et pèse irrésistiblement sur les deux voiles à la fois. Culbutée, vaincue, la baleinière chavire. Les sept hommes, lancés hors comme par une fronde lâchent toute prise, s'éparpillent sur vingt mètres à la ronde, puis sont roulés vers la plage, un brin rudement. Ils s'y retrouvent le quart d'heure après, au complet sinon intacts: tout le monde saigne des mains, des genoux et du visage; 356, Korcuff, a la cheville foulée; et 304, Le Kerrec, le bras droit cassé.
—Manque tout de même personne! Y a du bon!—observe philosophiquement l'un des naufragés.
Mais l'ex-patron prend moins bien les choses:
—Tonnerre de tonnerre! Mille bordées de marins juifs, soldats du pape! J'aimerais mieux tous être crevés!...
Et, de sa main valide, il déchire sa vareuse de toile, furieusement.
—Eh non! eh non!... vieux frère!... t'afflige donc pas comme ça!... Tiens! à preuve! v'là ta baleinière qui rapplique, elle, aussi donc!
C'est positif. La baleinière rapplique, roulée à la côte comme son équipage. Elle dérive sens dessus dessous. Ses mâts arrachés flottent le long d'elle... Du coup, 304, Le Kerrec, galvanisé, oublie son bras cassé:
—Nom de d'là?... on n'est pas encore foutu, peut-être bien!... On va la renflouer, c'te baleinière! hein?... Hardi, mes fils! croche dedans!
Il se jette à l'eau le premier, nageant comme il peut, à cloche-main. Tous ensemble,—oh! hisse!—ils soulèvent l'épave. Elle retombe. Ils redoublent. Elle retombe encore. Ils s'acharnent,—hisse, hisse donc!—Et, déchirés, meurtris, sanglants, ils triomphent enfin, ils retournent la coque flottante. Ils grimpent dedans... C'est plein d'eau, comme juste. Mais le seau à épuiser n'est pas perdu.—Allons, du nerf! de l'huile de bras!
—Et les mâts? quoi qu'il faut en faire?
—Attrape-les, donc! roule z'y les voiles autour ... et ramasse tout sur les bancs, au milieu... Compte voir aussi si les avirons sont tous en abord.
—Cinq, six, sept...
—Ça va bien! Chacun le sien, trotte! Tu peux souquer, toi, 356, avec ton pied «forcé»?
—Te frappe pas à cause de mon pied!
—Bon!... Ça y est?... Avant partout!... Arrache!...
Et, têtue, héroïque, la baleinière deux, ressuscitée, se lance derechef à l'assaut de la barre,—à l'aviron cette fois...
Au flanc du Ça-Ira, la baleinière deux accoste. De si loin, les timoniers de veille n'ont pas vu l'accident, ni le renflouage: la barre faisait écran. Et l'officier de quart, debout à la coupée, considère avec quelque surprise cette embarcation inondée, ces matelots ruisselants et à bout de forces...
—Fichtre! le vin chaud ne sera pas de trop!
Cependant, 304, Le Kerrec, vient de monter à bord, non sans quelque difficulté: son bras cassé le pique dur, à présent, et enfle de minute en minute... L'officier de quart, soudain inquiet, voit devant lui un gars souriant, mais pâle comme un linge, et qui salue de la main gauche:
—Eh bien? eh bien? qu'avez-vous, Le Kerrec? Vous êtes blessé? où? comment?
Mais Le Kerrec,—304, Le Kerrec, patron de la baleinière deux, de la baleinière deux qui est là, sauvée, intacte, le long du bord!—hausse dédaigneusement les épaules:
—C'est rien, cap'taine! C'est pas gênant!... Mais je viens vous rendre compte pour la corvée de la baleinière... Alors, voilà, je vas vous dire, cap'taine: pour la corvée, rien de particulier[1].
[1] Seuls parmi ces Dix-Sept Histoires de Marins, les trois contes ci-dessus:—108, le Duc, ambassadeur,—la crapule,—la baleinière deux,—ne sont pas rigoureusement inédits. Sous des titres un peu différents: 108, le Duc, matelot,—464, Tiphaigne, matelot,—304, le Kerrec, matelot,—ils ont fait partie d'un recueil d'amateurs, paru chez Dorbon aîné, en 1909, et dont le tirage, strictement limité à 500 exemplaires tous numérotés, fut épuisé dès 1910, et ne sera jamais réédité.—C. F.
CEUX DE LA GRAND'CHAMBRE
LA ROYALE CHARITÉ
verte, à l'épitaphe d'or,
et pour la pensée gardienne...
Cette charité-là, c'est à moi qu'on la fit.—Il y a longtemps: beaucoup d'années.—Celui qui me la fit, je ne le nommerai pas. Il était illustre déjà, quand il me la fit. Aujourd'hui, deux siècles sont fiers de l'avoir vu, l'un naître, l'autre vivre. Son nom n'est donc pas de ceux qu'on peut écrire sans inconvenance. Mais, s'il daigne lire ces lignes, il se reconnaîtra. Et puisse l'hommage très humble de ma reconnaissance lui être doux, venant après mille et dix mille injures abjectes qui lui furent naguère prodiguées, lors qu'il osa noblement défendre, avec tout son courage et tout son génie, une bonne et belle cause que la plèbe ignorante avait décrétée mauvaise, et que les dieux injustes ont d'ailleurs condamnée.
Je vous ai dit qu'il y a très longtemps: beaucoup, beaucoup d'années. En ce temps-là, lui, marin, servait encore sur les flottes de France. Moi, mes cheveux étaient presque tous noirs, et je n'en ai plus un seul qui ne soit maintenant couleur de neige.—Lui commandait, sur des eaux très lointaines, un petit vaisseau de guerre, dont la dernière planche a brûlé depuis bien des hivers dans l'être des démolisseurs. Moi, marin comme lui, j'étais enseigne, frais promu, à bord de ce petit vaisseau; et j'y jouais les grands maîtres de l'artillerie... Formidable artillerie! quatre canons, gros comme trois fusils... L'un des quatre ne m'en fit pas moins, certain jour, une assez sanglante plaisanterie, grâce à cette bonne poudre B, dont nous n'avions pas encore appris à nous méfier... Il y a si longtemps!—Mais ce n'est pas de poudre qu'il s'agit.
Un soir donc,—un soir d'avril, un joli soir de printemps, que les fleurs nouvelles devaient embaumer délicieusement, à terre, mais que la brise de sud-ouest changeait pour nous en un vilain soir de bourrasques et de grains,—notre bateau faisait pour rentrer dans son port d'habitude, après neuf longues semaines d'une de ces navigations dites «télégraphiques», dont les bâtiments de guerre sont plus coutumiers qu'ils ne voudraient:—On part tout d'un coup, vite, vite, sur un ordre mystérieux, reçu par T. S. F.; on «fait du nord», par exemple, vingt-quatre heures durant; puis autre chose: de l'est, ou du sud; puis du S. 65° E, ou du N. 88° E; puis on mouille au large d'une côte déserte; puis on y reste quinze jours, ou six mois, sans prendre langue;—tout ça, sur de nouveaux ordres, mystérieux de plus en plus, qui vous tombent du ciel au fur et à mesure, par T. S. F. toujours, drus comme grêle;—et finalement on revient,—sans avoir rien fait, sans avoir rien vu, sans savoir pourquoi on est revenu, sans savoir pourquoi on était parti.—Voilà ce que c'est qu'une navigation télégraphique.
Donc, notre bateau faisait route, par brise fraîche et mer houleuse, pour rentrer dans son port d'habitude, après neuf semaines d'une promenade de cette espèce-là. Bien entendu, nous étions partis, soixante-trois jours plus tôt, un peu brusquement: sitôt l'ordre déchiffré, et sans prendre même le temps d'envoyer à quiconque le moindre p. p. c. En outre, la côte déserte qui nous avait abrités était une côte sérieusement déserte, hors toutes routes postales; en sorte que, soixante-trois jours durant, personne au monde n'avait pu recevoir de nous la moindre nouvelle,—pas un mot, rien, ce qui s'appelle rien!—ni seulement deviner ou soupçonner quoi que ce fût de notre sort. Nous étions partis; on le savait; mais on ne savait que ça... Étions-nous arrivés quelque part? où? quand? et quand reviendrions-nous? voire, reviendrions-nous jamais ... autant d'énigmes sans Édipe. Soixante-trois jours durant, mes amis à moi, par exemple ... mes amies aussi ... avaient fort bien pu croire, tous et toutes,—mon Dieu! non sans quelque apparence de raison!—que je les oubliais, ni plus, ni moins!... Dame! mettez-vous à leur place! qui donc, sauf un marin, ne haussera pas les épaules jusqu'au plafond en écoutant semblables balivernes: un navire qui s'en va sans savoir où il va? un voyageur, neuf semaines durant, claquemuré dans un pays sans boîte à lettres?—A d'autres, mon bon monsieur! vos vessies sont des lanternes! elle est à dormir debout votre histoire de brigands!
Donc, aucun doute: c'étaient des phrases dans ce goût qui allaient nous accueillir au débarqué... En d'autres temps, je m'en serais soucié comme un poisson d'une pomme... Mais en ce temps-là ... que voulez-vous!... je m'en souciais un peu davantage... Même, à la seule pensée qu'une certaine bouche, que je savais trop bien, me dirait peut-être ces phrases-là, ou d'autres, pires ... et me les dirait, sans pitié, froidement, dédaigneusement, du bout de ses belles lèvres adorablement ciselées ... ouf! je tremblais comme feuille en automne!...
Ah! c'était fait exprès, et, vraiment, il y avait de quoi se casser la tête contre les épontilles!... Cette bouche, la plus fière, la plus noble que j'eusse connue ... que j'aie connue de toute ma vie!... cette bouche, dont le sourire résumait déjà pour mes yeux—et bientôt pour mon cœur—toute la grâce et toute la beauté, tout ce qu'il peut y avoir au monde d'adorable, de divin ... cette bouche enfin, que, du premier moment, j'avais aimée d'un si grand amour que je n'osais même pas imaginer son baiser ... cette bouche-là, trois jours, tout juste, avant notre absurde départ, imaginez qu'elle m'avait dit, très tendrement: «Je ne vous aimerai jamais, jamais, jamais!» Nulle promesse plus claire, n'est-ce-pas? Mais le départ était venu, et la promesse n'avait pas été tenue, et la bouche désirée ne m'avait pas dit: «Je vous aime...»—parce que trois jours, c'est trop peu, pour qu'une femme, même amoureuse, puisse honnêtement franchir l'étape qu'il y a depuis là jusqu'ici, depuis: «Je n'aimerai jamais...» jusqu'à: «J'aime!...» Neuf semaines, par contre, c'est trop, beaucoup trop!... neuf fois trop, d'après l'arithmétique officielle de l'amour!—Neuf fois!... j'avais donc, neuf fois pour une, perdu ma chance ... manqué mon heure ... l'heure unique, si fiévreusement attendue, espérée, respirée, l'heure où j'eusse entendu la bouche consentante me dire enfin: «Oui...» plus tendrement que naguère elle ne m'avait dit: «Non...». Cette heure-là, mon heure éternelle, l'avoir perdue!... ah! les larmes m'en sautaient hors des yeux, chaudes comme braise, amères comme fiel... Oui! j'en vins à pleurer bel et bien, sur la passerelle, pendant un quart; et les timoniers de veille m'apportèrent un verre d'eau du charnier, persuadés «qu'une saleté d'escarbille s'avait comme ça foutue dans l'œil au lieutenant, et que ça devait tout de suite s'extracter...» Ainsi fut sauvée ma face.....
Mais ce n'était pas fini! ce ne pouvait pas l'être! Je ne désespérais pas, non! Nous revenions, maintenant, enfin! une heure nouvelle allait donc sonner, l'heure du retour, l'heure du revoir... Cette heure-là, par tous les dieux! je ne la laisserais pas m'échapper, comme l'autre, j'en jurais ma vie! Non, non, non! rien n'était perdu! il ne s'agissait que d'arriver au port, d'arriver vite, vite ... car j'avais cette sensation superstitieuse que les neuf semaines déjà révolues ne comptaient pour rien, tant qu'elles n'étaient que neuf ... et qu'elles compteraient pour tout, au contraire,—pour l'éternité, pour la géhenne,—si elles devenaient davantage ... si le destin s'avisait d'ajouter un seul jour aux quatre jours de la traversée, aux quatre jours ultimes, précédant l'arrivée au port, précédant le revoir...
Quatre jours: un dimanche, un lundi, un mardi et un mercredi. Nous faisions route pour atterrir le jeudi matin. Et cela tombait vraiment à souhait: car, le jeudi, après midi, je savais où trouver celle que je cherchais, et la trouver seule...
Je vous l'ai dit déjà, nous avions mauvais temps, pour achever notre voyage. La mer roulait de grosses lames cylindriques, vertes, frangées, d'écume grise, et le vent soufflait grand frais. Notre coquille de noix fatiguait, et craquait, et geignait de tous ses membres, à chaque coup de tangage. Comme juste, le quart fut rude. Il fallait s'attacher aux rambardes pour n'être point enlevé par les vagues. Quand vint le troisième jour, le mardi, nous commencions d'être tous terriblement las; et lui, notre chef, le commandant du navire, plus que nous tous: il n'avait guère quitté la passerelle, quarante-huit heures d'affilée. Le soir, la bourrasque n'avait pas molli. Le commandant ne se coucha encore pas. Cela lui faisait donc trois nuits de veille, en bottes et suroît. Il n'avait, tout ce temps, rien mangé de mieux qu'un morceau de pain dur, arrosé d'eau de mer.
Le mercredi, quatrième jour, je pris, moi, le quart à huit heures du matin; et je vis tout de suite que le commandant était, lui, à bout de forces, ou presque...
Deux cents milles nous restaient à franchir: vingt heures à dix nœuds. La mer était toujours très grosse. Le commandant n'en avait donc pas fini avec la passerelle; il risquait fort de ne pas dormir avant le lendemain, jeudi. Il profita pourtant d'une embellie, vers le milieu du jour, et s'assoupit, debout, accoté contre la rambarde, les reins retenus par la sangle du sondeur; mais les embruns le fouettaient sans trêve au visage. Sur les deux heures, la brise força d'ailleurs; et quand vint le crépuscule, le ciel échevelé me fit songer à deux chignons de femmes en bataille, deux chignons follement enchevêtrés, l'un rouge et l'autre brun. C'était très joli, mais ça promettait une nuit affreuse.
Or, juste au moment que le disque cramoisi touchait l'horizon, dentelé comme une scie par les vagues lointaines, nous passions, dansant de plus belle, par le travers d'une petite île accore, sentinelle avancée du continent. Cette île, qui fut volcan dans sa jeunesse d'île, imite assez bien la forme d'un anneau brisé. La brisure de l'anneau est une façon de détroit, minuscule, accessible tout de même aux petits navires. Et, ce détroit franchi, les petits navires trouvent, au centre de l'anneau jadis cratère, aujourd'hui lac, un abri, une rade véritable, la plus sûre et la plus paisible que je sache...
Nous passions donc par le travers de cette rade-là, tanguant, roulant toujours. Et lui, notre chef, le commandant, pâle comme cadavre, et désespérément roidi entre sa rambarde et sa sangle, pour ne pas tomber à plat pont d'épuisement, regardait vers l'îlot, sans voir...
Mais, tout d'un coup, il vit. Et il tressaillit, et ses yeux brillèrent. Moi, je tressaillis aussi,—n'ayant pas encore deviné, mais inquiet déjà, vaguement...
Je n'eus pas la peine de deviner, d'ailleurs ... l'instant d'après, il commanda:
—A gauche, la barre! quinze à gauche! vingt!... dressez maintenant!... et gouvernez comme ça ... sur l'entrée de la passe ... entre les deux pointes, oui!...
Je sentis un grand froid glisser tout le long de mon dos, de la nuque aux reins. Lui s'était retourné vers moi:
—Vous êtes de quart, Fargone, hein?... Bon!... Rappelez donc l'équipage aux postes de mouillage!... Nous allons entrer là-dedans, y jeter un pied d'ancre ... et passer la nuit tranquille, à l'abri... Demain, il fera jour...
Il essaya de sourire. Sa lèvre, inerte, n'y parvint pas. Il acheva, pour soi, bouche fermée:
—Je suis crevé! il faut que je dorme!
Moi, j'obéissais. Les sifflets de manœuvre grinçaient dans le vent déjà moins brutal: l'île plus proche nous masquait déjà du large. La passe semblait s'élargir devant notre étrave, presque libérée, maintenant, des gifles furieuses de la mer...
J'avais obéi. L'équipage était aux postes de mouillage. Cent mètres encore, et nous aurions franchi la passe...
Alors le courage me manqua, et je sentis que j'allais pleurer,—pleurer encore!—de regret cuisant, de morne souffrance... Vous comprenez: la nuit dans cette rade, c'était le retour au port retardé de douze heures; nous serions là-bas le soir, au lieu d'y être le matin; et ce ne serait pas ce jeudi-ci, ni l'autre, peut-être, ni après, ni jamais! j'en avais le pressentiment! que je retrouverais la chère bouche aux belles lèvres, la bouche aimée...
Je m'étais détourné. Je regardais la lame de sillage, fixement ... c'est plus vert que les vraies lames de houle, une lame de sillage ... avec moins d'embruns floconneux à la crête...
Tout à coup, la voix bien connue m'appela:
—Fargone!
Je fis demi-tour, raidissant mes mâchoires, ma bouche et mes sourcils:
—Commandant?
Je dus le regarder en face. Mais je suis sûr que je me tins très bien, et que mon visage demeura tout à fait impassible. Lui me regardait néanmoins avec des yeux singuliers.
A la fin:
—Allez vous-en!—fit-il, bourru:—avec votre air ahuri, vous m'ôtez de la tête ce que je voulais vous dire...
Je m'inclinai, muet. Lui soupira,—d'un grand soupir d'homme très, très las:
—Bah!
Et brusquement, il commanda:
—A droite, la barre!... quinze! vingt!... Dressez! Fargone, faites rompre l'équipage des postes de mouillage!
Abasourdi, bouleversé, je le regardais et je n'osais répéter l'ordre:
—Eh bien! quoi?—dit-il.—C'est pour aujourd'hui ou pour demain?
Alors j'obéis, en hâte. Une marée montante de joie ruisselait dans toutes mes veines et dans toutes mes artères.
Quand le dernier homme eut quitté le pont, quand le tangage et le roulis eurent recommencé de nous secouer, à peu près comme les cuisinières secouent la salade dans le panier de fils de fer, je ne retins pas cette question-ci, qui monta malgré moi de mon cœur à ma bouche:
—Commandant ... alors?... vous ne voulez plus passer la nuit au mouillage?... vous ne voulez plus retarder notre arrivée là-bas?...
Il haussa lentement ses épaules, lourdes de fatigue amoncelée:
—Non,—dit-il...
Il avait abaissé son regard sur moi. Il hocha la tête:
—Non, mon ami! Je ne veux plus. Je ne veux plus, parce que, tout à l'heure ... pendant que je voulais ... vous avez eu trop de chagrin!... trop! je vous ai vu... Alors, je ne veux plus, parce que, moi aussi, jadis ... quand j'étais jeune comme vous ... j'ai eu du chagrin comme vous...
Il regarda vers la terre:
—Et parce que ... jadis ... on n'a pas eu pitié de moi...
Il appuya dans mes yeux qui vacillaient un peu son regard clair:
—Tout de même ... mon petit ... n'oubliez pas trop vite qu'un vieil homme vous a sacrifié aujourd'hui son dernier, son suprême plaisir de vieil homme: dormir quand il a sommeil, se reposer quand il est las...
Je n'ai pas oublié.
Je n'oublierai pas. Et cette royale charité qu'il m'a faite, lui, je désire vivre assez pour la rendre au premier jeune amant fiévreux et douloureux que je rencontrerai...
L'AMOUREUSE TRANSIE
à J. Paul-Boncour.
Ceci est une histoire vraie.
D'ailleurs,—qui l'inventerait?
En l'an de grâce 1904, j'ai passé quelque trois mois aux Antilles, dont cinq ou six semaines à Fort-de-France en Martinique. Mon dégoût des Yankees m'avait rejeté là; et j'y restais, malade de spleen.
C'était au mois de mars. J'étais arrivé depuis une semaine. Et j'avais tout juste eu le temps de constater, du lundi au dimanche, que le pays était beau,—un radieux pêle-mêle de forêts et de montagnes;—que les mulâtresses étaient jolies; et que les cocktails étaient bien dosés. (New-Orléans est l'éden originel des cocktails; mais Fort-de-France est leur paradis retrouvé.)
Je m'ennuyais cependant,—parce que les cocktails et les mulâtresses sont pour moi de trop vieilles amours, et parce que je suis trop obèse et trop arthritique pour goûter la poésie rhumatismale des ascensions alpestres et des rêveries forestières. Un soir, donc, cherchant un soupçon de fraîcheur au bord de la mer,—le mois de mars martiniquais vaut le mois d'août parisien,—je vis avec soulagement entrer en rade un grand trois-mâts à vapeur, de silhouette très archaïque: phares carrés, poupe massive. Du premier coup d'œil, j'avais reconnu le Duguay-Trouin, en ce temps-là frégate-école de nos aspirants de marine. Le soir même, tout Fort-de-France, rajeuni et tapageur, était envahi par une horde de casquettes blanches et de dolmans noirs à boutons d'or.
Assis à une terrasse de café, je regardais défiler toute cette jeunesse, quand un gamin de vingt ans, joli comme un cœur, s'approcha de ma table et me demanda, s'efforçant gentiment d'être cynique, où l'on trouvait, dans ce pays, des femmes. Je l'invitai à s'asseoir, lui offrant d'abord un egg-nog, boisson jeune, et lui promettant de le débaucher ensuite, s'il y tenait. En même temps, je lui tendais ma carte, afin d'éviter qu'il me gratifiât, la soirée finie, d'un pourboire. Il prit le carton, me salua aussitôt, d'un geste qui sentait de loin son gentilhomme, et se présenta à son tour: il s'appelait le comte de Fleurac; et il se trouva que nous avions des cousins communs. Du coup nous ne pouvions pas ne pas dîner ensemble. Il n'avait jamais mangé de curry, le pauvre gosse! Il en mangea. Le curry donne soif. Mon Fleurac but, en sus de l'egg-nog préalable, deux petites bouteilles de Pommery nature. Il était un peu gris quand vint l'heure que choisissent les mulâtresses pour promener leurs yeux de satin noir sur la Savane. Et ce fut lui qui me rappela ma promesse.
Nous fîmes un tour. Les mulâtresses nous regardaient,—le regardaient, plutôt: il était à croquer.—Mais ce bébé, à l'instant d'aborder une femme, devenait aussi chastement timide qu'il avait été le contraire en m'abordant, moi. Après trois bons quarts d'heure, et malgré plusieurs douzaines d'œillades, nous n'étions pas plus avancés qu'avant. Et je voyais de coin ses regards honteux qui m'appelaient au secours.
—Parbleu!—lui dis-je, le prenant en pitié,—je devine: vous ne voulez pas d'une fille de trottoir. Pourtant, mon cher, les choses, ici, vont autrement qu'en France. Et les demoiselles que voilà n'appartiennent pas tout à fait à la dernière caste. N'importe! Puisque c'est votre goût, allons aimer à domicile!...
Pour l'explication de ce qui va suivre, sachez qu'à Fort-de-France, toutes les jeunes mulâtresses sont de petites filles très sages, lesquelles sans doute dorment avec qui leur plaît,—au pluriel,—mais n'en habitent pas moins, dignement, sous le toit familial. Rien n'est d'ailleurs mieux accepté, ni plus correct, que d'aller sur le tard quérir chez père et mère la demoiselle dont vous avez dessein d'orner pour la nuit votre lit. Bien entendu, ce faisant, vous risquez toujours de tomber mal à propos, et d'être reçu à la fraîche. Mais c'est le cas très rare.
J'entraînais donc mon Fleurac par les rues. Les réverbères éclairaient romantiquement les maisonnettes créoles et leurs jardins grands comme la main. Et, dans l'ombre chaude qui nous enveloppait d'une lente caresse, je fis ma conférence, exposant en trois points comment n'importe laquelle de ces maisonnettes-là nous devait être, plus que probablement, hospitalière, et comment il importait sans davantage d'en choisir une dont la plus aimable habitante fût potelée à souhait...
Fort à propos, voilà que je me souvenais d'une petite fille vraiment faite exprès, des cheveux aux ongles de pieds, pour un débutant;—une merveille!... un peu pâlotte, peut-être ... et encore! question de goût!—laquelle merveille s'était trouvée sur mon chemin, le jour même de mon arrivée. Je lui avais demandé un rendez-vous, et pris une caresse. J'avais oublié d'aller au rendez-vous; mais je me rappelais le piment sucré de la caresse.
J'avais noté le nom, la naissance ... alias, la rue, le numéro. Et c'est là que je menai l'enfant. Lui et Mayotte,—elle s'appelait Mayotte,—je pensais vraiment que, de ma vie, je n'aurais appareillé plus gentil couple.
Mayotte n'habitait pas bien loin. Personne n'habite bien loin à Fort-de-France, et pour cause. Je trouvai sans peine la maison. La porte en était ouverte, comme par une aimable attention du hasard. Nous entrâmes sans frapper, naturellement. Le petit perron conduisait droit dans la salle basse,—pièce à tout faire, salon, salle à manger, etc.—Je tirai ma montre de mon gousset: il était onze heures tout juste. C'est d'ordinaire le plein milieu des veillées sous la lampe,—des belles longues veillées où se débitent les formidables histoires de sorciers nègres, de loups-garous et de petits blanc croqués. Je m'attendais en conséquence à tomber au sein de toute la famille. Or, par une exception singulière, la salle basse était vide. Vide depuis peu de temps sans doute: la lampe éclairait à pleine mèche, et les tasses à rhum, pleines l'instant d'avant, poisseuses et parfumées encore, faisaient le rond sur la grande table.
—Ils sont allés se coucher,—dit Fleurac.
—C'est à voir,—répliquai-je.—Entrons plus avant.
Tous les logis créoles sont disposés comme je vais vous dire: à la salle basse succède une chambre à coucher; d'autres chambres sont à l'étage supérieur; mais, presque toujours, celle du rez-de-chaussée, plus élégante et surtout plus proche de la rue, est attribuée, par raison d'utilité publique, à la plus avenante des jeunes filles de la maison.
Je poussai la porte de cette chambre. Quatre bougies allumées y faisaient grande lumière. Je ne pris pas le temps d'admirer cet éclairage inusité, parce que je vis d'abord le lit, et la petite Mayotte couchée dans le lit.
Chut!—dis-je:—elle dort.
Fleurac entrait derrière moi, sur la pointe des pieds.
Elle était adorable, la petite Mayotte endormie: couchée sur le dos, les mains sagement jointes, les paupières tout à fait closes et le plus angélique sourire sur sa petite frimousse quasi virginale ... plus blanche que sa chemise, d'ailleurs, sa frimousse, sous l'écheveau de soie blonde qui lui servait de cheveux... (Il y a des mulâtresses dorées comme des Valkyries. On ne voit leur sang nègre qu'à la racine brune de leurs ongles, et au blanc bleuté de leurs yeux.)
—Mon petit,—dis-je à l'aspirant,—il n'y a pas deux choses à faire: ôtez-moi ce dolman, ce pantalon et le reste ... et fourrez-vous dans les draps!... Ce serait trop dommage de ne point profiter d'un sommeil semblable! Hardi! Je vous parie cent louis contre un sou qu'avant d'ouvrir les yeux, elle vous donnera la bouche!
—Mais ... si les parents surviennent?
—Je m'en charge: je les flanquerai à la porte. Allons, allons!
Il se déshabilla.—Qu'auriez-vous fait à sa place?—Ce fut moi qui soulevai la couverture, doucement, tout doucement... Il se glissa dessous, saisit l'enfant...
—Haaaaah!...
Le cri jaillit de sa bouche à lui,—pas de sa bouche à elle.—J'ai encore, gravé sur mes deux tympans, ce cri...—un hurlement...
Et, bondissant hors du lit, les yeux révulsés, les dents claquantes, le comte de Fleurac, son dolman d'une main, son pantalon de l'autre, passa la porte et disparut. Je ne l'ai jamais revu de ma vie.
Moi, ahuri, je restai sur place. Et je regardai la dormeuse. Le cri ne l'avait pas éveillée.—Pas éveillée?
Je lui mis la main sur le front. D'honneur! il me fallut toute ma force nerveuse pour dompter mon épouvante:—le front était de marbre;—la dormeuse était morte.—Morte;—enlevée en deux jours, sans doute, par une des maladies foudroyantes du pays. Les quatre bougies étaient des cierges. Et je vis alors qu'il y avait sur la table de nuit un crucifix de cuivre, et qu'un rameau vert trempait dans une assiette d'eau bénite.
HISTOIRE DE MANNEQUIN
pour Valentine et pour Jacques Arnavon.
Ce fut l'arrivée du vaguemestre qui délia les langues. Le déjeuner avait été morne. Quand le roulis est assez fort pour culbuter verres et bouteilles, en dépit de tous les piquets et de tous les violons les plus ingénieux, on n'est guère en humeur de bavarder: chacun s'efforce de maintenir sa part de vaisselle en équilibre et se tait. On se taisait ainsi, à bord du Ça-Ira, en rade de Mogador, depuis sept jours: car il y avait sept jours tout juste que le contre-torpilleur de semaine avait apporté le dernier courrier;—dernier courrier, dernière occasion de rompre le silence, en échangeant les journaux reçus, voire les lettres...
Or, le vaguemestre, tout à coup, fit son entrée. Il portait à bout de bras le sac de toile bise scellé aux armes de la République, et le posa, non sans respect, sur la table du carré. Tout le monde, instantanément, fut debout. Le petit Verle, l'enseigne, qui a laissé en France une jolie femme, épousée trois semaines avant le départ,—c'est jeune, ça ne sait pas!—tendit le premier son canif pour couper le lien du sceau. Et Fargue, le lieutenant de vaisseau canonnier, qui se repose des bombardements en traduisant Confucius, renversa le sac et fit le triage. Après quoi, chacun éventra son lot d'enveloppes et se mit à l'écart pour lire,—comme les bêtes fauves en cage font pour manger, quand elles ont très faim, et que le gardien vient de jeter la viande...
Toutefois, les premières pages avalées, les lecteurs s'ébrouèrent. Barclay, l'officier torpilleur, qui s'intéresse aux choses de l'Islam et fait des platitudes aux drogmans de légation pour être initié par eux aux mystères du Moghreb, brandit soudain un papier suggestif:
—Hé là! tendez l'oreille, tas d'ignobles giaours!... Vous savez qu'après le pillage de Mékinez, les tribus rebelles ont razzié toute la juiverie des environs, et vendu les femelles d'Israël au marché de Larache?...
—Parbleu! Il n'y a que la garnison espagnole de l'endroit pour ignorer encore ce détail!... Pas de leur faute, d'ailleurs, aux Espagnols: ils posaient, justement ce jour-là, en corps, à cheval et sabre au clair, devant un cinématographe!...
—C'était leur droit. Mais parlons du marché de Larache. Savez-vous à quel prix on les a vendues, les femmes juives de Mékinez?
—Dites?
—A neuf francs la douzaine!
Les hommes qui écoutaient n'étaient pas très faciles à étonner, parce que chacun d'eux, mainte fois, avait déjà rencontré, à force d'errer çà et là sur la terre ronde, des choses qu'on nommerait étonnantes entre la Madeleine et l'Opéra. Ils hochèrent pourtant la tête, admiratifs:
—Neuf francs la douzaine,—observa même quelqu'un,—ce n'est pas surfait! Les cours étaient bas.
—Les vendeurs ont dû boire un bouillon!—trancha le grand Rodier, qui joue quelquefois sa solde à la Bourse.
—Bah!—conclut Barclay.—Ils avaient raison, les gens de Larache: une femme, cela ne vaut pas plus de quinze sous ... en aucun pays!...
Le petit Verle, qui lisait une lettre parfumée, haussa les épaules. Personne d'ailleurs ne protesta.
Mais, au bout d'une minute, Rodier, fatigué de silence, bâilla:
—C'est égal!—reprit-il:—quinze sous!... Je regrette de n'avoir pas été à Larache; j'aurais fait monter les prix!
—Pourquoi?—fit Barclay:—puisqu'on vous dit que ça ne vaut pas plus!...
—C'est selon... Sur un croiseur en campagne, on pourrait tout de même surenchérir... Et puis, fichez-moi donc la paix, mon vieux! avec ça que vous ne les dépassez pas largement, vos quinze sous, quand le cœur vous en dit! avec ça que tous, tant que nous sommes, nous n'avons pas fait maintes fois les plus rondes boulettes en l'honneur des plus minces rouchies! Tenez, voici L'Estagne qui descend du quart: demandez-lui donc ce que lui coûtait, l'hiver dernier, son petit chameau toulonnais!...
L'Estagne, qui est deux fois marquis et douze fois millionnaire, et qui pourrait à son gré chasser à courre dans ses forêts de la Meuse, ou croiser sur son yacht de Corfou à Ceylan, ou ne rien faire dans son hôtel de la rue de Varennes,—s'il ne préférait, sans rime ni raison, servir obscurément la République à bord d'un vaisseau de guerre dont trente-sept millions de Français ne savent pas le nom,—L'Estagne sourit:
—Mon petit chameau ne me coûtait pas grand'chose!... pas assez, même!... je l'aurais probablement mieux apprécié, s'il s'était fait mieux payer!... En tout, il n'y a que l'effort et la difficulté qui comptent... Et même ici, sur ce Ça-Ira folâtre à l'instar d'un couvent de trappistes, je n'achèterais fichtre pas de femmes à quinze sous! Je donnerais plutôt les quinze sous pour ne pas acheter les femmes!... comme j'ai fait d'ailleurs jadis, et plus d'une fois...
—Racontez, mon vieux?... Ça empêchera cette petite brute de Verle de relire pour la cinquième fois sa lettre qui empeste le jicky...
—Je veux bien... Écoutez, ceux qui n'ont rien de mieux à faire!... L'an passé, j'étais secrétaire de la commission supérieure des tourelles électriques, à Paris. Un soir de juin, je venais de quitter le ministère. Il faisait beau. Je remontais à pied la rue Royale, quand, devant la porte du couturier Weill, une femme qui sortait tête baissée me heurta. Je m'arrêtai pour m'excuser, et je vis, fort étonné, que la malheureuse sanglotait de toutes ses forces. C'était une jolie fille de vingt ans à peu près, très mince et très blonde, gentiment attifée.
«—Eh bien?—lui dis-je tout de go, sans songer à mal:—qu'est-ce que vous avez, ma pauvre petite?
«Elle me reçut assez fraîchement:
«—Quoi? votre «pauvre petite?...» Je ne vous connais pas, moi! Mêlez-vous donc de vos affaires!... Ça me regarde, ce que j'ai!... et pas vous, hein!...
«Je me souvins alors que j'étais en face d'une bestiole de race infiniment ombrageuse; et je me hâtai de corriger ma gaffe:
«—Veuillez m'excuser, mademoiselle ... je vous demande infiniment pardon!... Mais c'est tellement extraordinaire de voir pleurer d'aussi jolis yeux ... on a tout de suite envie de les essuyer...
«Elle haussa les épaules, amadouée tant bien que mal. Et, de fil en aiguille, je sus vite son cas, banal à souhait, d'ailleurs: elle était mannequin chez Weill; et, le Grand Prix couru, Weill venait naturellement de sabrer son personnel; elle se trouvait donc sur le pavé; et il s'en fallait exactement de dix-neuf sous pour qu'en poche elle en eût vingt.
«—Si bien—conclut-elle—que, ce soir, je vais dîner comme du temps que j'étais arpette: avec les chevaux de bois!...
«A raconter ses malheurs, elle s'était consolée aux trois quarts. Elle riait maintenant, avec sa belle insouciance de moineau franc.
«Je risquai une invite:
«Voyons!... au lieu de dîner avec les chevaux de bois ... si vous dîniez avec moi?... en camarades s'entend!...
«Elle se cabra, hérissée derechef:
«—Ah bien! non, par exemple! Je les connais, les dîners «en camarades!...» Vous ne m'avez pas regardée, mon vieux! Je ne marche pas! j'ai les pieds en malines!...
«Mais j'arborai mon sérieux le plus froid:
«—Vous non plus, vous ne m'avez pas regardé!... J'ai autant envie de faire des bêtises que de me jeter à la Seine!... Je vous invite à dîner, parce que je suis seul, que je m'ennuie, et que ça m'a fait de la peine, tout à l'heure, de vous voir pleurer. Mais «dîner», ça veut dire «dîner», et rien d'autre! Naturellement, si ça vous chante, je vous emmènerai pour finir la soirée au Bois, ou au théâtre, ou n'importe où ... mais à minuit tapant, je vous reconduirai chez vous, et je vous quitterai devant la porte!... Vous avez compris cette fois? Est-ce oui, est-ce non?
«Interloquée, elle murmura: «C'est oui...» et prit mon bras, tout d'un coup silencieuse.
«Je l'installai, une demi-heure après, dans un cabinet de la place Gaillon. Le maître d'hôtel et le sommelier l'intimidèrent. Visiblement, elle dînait pour la première fois en pareil décor. Mais je pris garde à ne point l'effarer par un menu d'apparat. Je commandait des cailles et du chambertin, mais ni truffes ni champagne. Peu à peu, elle reprit contenance et bientôt bavarda. Elle était naturellement gaie, malicieuse et fine. Sa petite âme, un peu embryonnaire, ressemblait aux jardinets des villas de Passy ou d'Auteuil: point de grands horizons, mais des fleurs et de la verdure. On aurait passé des dimanches tolérables dans cette petite âme-là...
«J'abrège. Dessert, café, et la classique anisette. Poudre de riz. J'offre une Victoria de cercle, une glace au Pré-Catelan. On préfère ... devinez quoi? le Châtelet!... dont les affiches annonçaient la quatre-vingt-quinzième de je ne sais quelle féerie complètement idiote!... Je ne discute pas. J'obéis. Nous partons en hâte soudaine, «pour ne pas rater le commencement.» Et je subis sans broncher les sept actes et les trente tableaux. Il faisait une température de four, et je n'ai jamais tant avalé de poussière, à cause des cavalcades qui piaffaient tout le temps sur la scène... Mais jamais non plus je n'ai savouré d'aussi frais éclats de rire, ni contemplé des yeux si brillants de joie...
«Je continue à abréger. Rideau, sortie, fiacre, retour. Mon mannequin habitait, comme juste, à une portée de fusil plus loin que le diable vauvert. Trois quarts d'heure durant, nous fûmes serrés l'un contre l'autre, au fond de ce fiacre trop étroit, qui nous cahotait.—Je vous parle d'avant le déluge: les taxi-autos n'étaient point encore nés...
«La petite ne riait plus, ne parlait plus. Je n'ai pas besoin de vous dire que je ne frôlais même pas son genou, ni son coude. A mi-route, elle avait glissé dans ma main droite, comme par mégarde, sa main gauche. Mais je n'avais pas refermé ma main droite.
«On arriva enfin. J'aidai l'enfant à descendre. La maison n'avait pas l'air trop borgne. La porte s'ouvrit au premier coup de timbre, correctement.
«Et alors il se passa ceci, que je prévoyais depuis le commencement ... et vous aussi... Mon mannequin se tourna vers moi, regarda mes yeux, sourit, et au lieu d'articuler: «Adieu...» murmura: «Venez...».
«Moi, nettement, je secouai la tête de droite à gauche:
«—Non!...
«Elle en resta la bouche ouverte.
«—Comment?... vous ... vous ne voulez pas?...
«—Non, mon petit!... je ne veux pas! Ce que je vous ai dit tantôt, c'est tout de bon. Nous avons dîné comme c'était convenu: en camarades;—en camarades!—pas en fiancés! Donc, n, i, ni, c'est fini. Bonsoir!
«Elle n'y croyait pas bien encore. Soudain, une idée baroque lui passa par la tête. Bravement, elle fit un pas vers moi:
«—Oh!...—dit-elle:—c'est que vous croyez que je suis ... que je suis ... toute neuve?... à cause de ce que je vous ai dit d'abord, quand vous m'avez abordée?... Mais ce n'est pas vrai!... j'en ai déjà eu, des ... des petits amis... Allez! n'ayez pas scrupule!...
«Sur mon honneur, elle était rouge comme une cerise!... Je pris sa jolie patte qui tremblait, et je la baisai très respectueusement:
«—Si! j'ai scrupule!... et davantage, maintenant que vous avez eu le cœur de me dire ça... Tenez, mon petit: prenez cette enveloppe, où j'ai mis mon nom et mon adresse... Ce soir, il faut que je rentre chez moi ... et que je rentre seul.—Mais nous nous reverrons!
«Nous ne nous sommes jamais revus. L'enveloppe, vous devinez, contenait un billet bleu, et rien d'autre...
«Eh bien! vous le voyez: cette fois-là, au moins, j'ai donné les quinze sous, et j'ai laissé la femme!... Et qui oserait dire que j'ai eu tort?...
NAISSANCE DE VAISSEAU
à Léon Barthou.
Dans sa matrice immense:—le chantier de construction, la cale,—le cuirassé près de naître attend l'heure de la naissance, l'heure du lancement. Elle va sonner. Quelques accores à faire sauter, quelques coins à souquer d'un dernier coup de masse; puis trois traits de scie dans la savate; puis, si les trois traits ne suffisent pas, un tour du vérin hydraulique, de ce vérin qui est le forceps des accouchements de vaisseaux;—et tout sera consommé:—le cuirassé flottera.—La cale aura enfanté le navire.
Cette cale encore grosse de son vaisseau, c'est celle des Forges et Chantiers de la Méditerranée, à la Seyne, faubourg de Toulon. Ce vaisseau qu'on va lancer, c'est le Paris, cuirassé de bataille: vingt-trois mille tonnes, trente mille chevaux, trente-six canons, dont douze géants de 305 mm., mille hommes d'équipage.—Aujourd'hui donc, aujourd'hui samedi 28 septembre 1912, les Forges et Chantiers vont mettre bas le Paris, leur dernier-né.
La cale: figurez-vous un bout de grand'route, qui s'abaisse en pente douce jusqu'à s'enfoncer sous la mer;—un très grand bout d'une route très grande: quarante mètres de large, deux cents mètres de long. C'est dallé de pierres, avec, au milieu, un chemin de bois, poli comme un miroir.—Et voilà la cale.—Sur la cale, le vaisseau: figurez-vous une nef de cathédrale gothique, plus haute que large, plus longue que haute, mais retournée sens dessus dessous. Oui: le toit par terre,—c'est la carène arrondie et cintrée,—et le pavé en haut, à quelque trente mètres au-dessus du sol,—c'est le pont supérieur du navire.—Bref: Notre-Dame; en plus grand; et toute d'acier.
A droite et à gauche, deux estrades. Elles regorgent d'une foule invraisemblable, extravagante: il y a place, là-dessus, tout compris, pour douze cents personnes, bien tassées; et cinq mille s'y sont empilées! et il a fallu refuser du monde. Dame! songez donc: le lancement du premier cuirassé français qui soit vraiment un cuirassé de premier rang, un superdreadnought! Car il n'y a pas à dire: «Mon bel ami...» A l'heure qu'il est,—à l'heure de ce lancement du Paris,—en cette automne de l'an de grâce 1912,—la flotte française en compte tout juste autant que la flotte suisse, de superdreadnoughts!... et de dreadnoughts, d'ailleurs, pas un de plus!... bref, zéro, là comme ici ... et les statistiques officielles qui prétendent le contraire mentent sans vergogne comme autant d'affiches électorales...
Cela vous étonne?—Moi, c'est le contraire qui m'étonnerait.—De 1894 à 1904 à peu près, un vent de folie furieuse a soufflé du palais Bourbon sur la rue Royale! Dix ans de tempête viennent à bout des plus robustes vaisseaux. La marine française était puissante et vivace. Depuis deux cent cinquante ans, jamais elle n'avait cessé d'être la deuxième des marines du monde, ne cédant le pas qu'à la seule marine anglaise, et parfois la lui disputant. Douze grandes guerres, trois révolutions, deux émigrations, La Hougue, Les Saintes, Prairial, Aboukir, Trafalgar, rien n'avait eu raison d'elle... Mais ce que Ruyter, Rodney, Nelson n'avaient pu, quatre politiciens ignares et trois théoriciens songe-creux y réussirent du premier coup, sans bataille et sans péril; et dix pauvres petites années, dix années de pleine paix, c'est tout le temps qu'il leur fallut... Après ces dix années-là, la marine française était morte.
Elle renaît aujourd'hui. Mais sa splendeur passée n'est plus qu'un souvenir. Elle fut la deuxième des marines du monde, et parfois lutta pour le premier rang. Elle se contentera du cinquième ou du sixième, après les Anglais, après les Allemands, après les Américains, après les Japonais, après les Italiens peut-être, après les Russes bientôt...
N'importe! elle renaît... Tout à l'heure, un cuirassé français, un vrai cuirassé, bon pour les batailles prochaines, flottera...
Donc, ce lancement du Paris, du Paris tant et si longtemps souhaité, désiré, voulu par tous les marins de France, c'est un spectacle unique. Il faut être là. On y est.
Cela fait une ribambelle de très jolis chapeaux. Alentour, les galons des uniformes brillent. Et l'on bavarde tant qu'on peut, comme si l'heure n'était pas solennelle le moins du monde.
D'ailleurs, par hasard, il arrive çà et là que les bavards s'occupent du Paris... Dans un groupe très élégant, un petit officier, frais échappé du Duguay-Trouin sans doute, harangue deux fort jolies femmes, dont l'une ressemble à s'y méprendre à mademoiselle ... Chose ... des Variétés... ou d'ailleurs... Et pourquoi ne serait-ce pas mademoiselle Chose?... Le petit officier parle haut, et on l'écoute:
—Pourquoi ce nom tronqué: le Paris? C'est absurde! La Ville de Paris, voilà le nom qu'il aurait fallu!... La Ville de Paris, ça nous aurait rappelé des souvenirs...
Mademoiselle Chose est curieuse:
—Quels souvenirs, cher monsieur?
—Des souvenirs assez glorieux, chère madame!... mais les Français oublient facilement... Savez-vous que, jadis, au temps des flottes françaises qui gagnaient des batailles, plusieurs vaisseaux de ces flottes-là se sont appelés la Ville de Paris?... et jamais aucun de Paris?... Non, naturellement, vous ne savez pas. Personne ne sait, chez nous. En Angleterre...
—Laissez donc l'Angleterre où elle est, et racontez votre histoire ... votre histoire de Paris?... Vous en mourez d'envie.
—Moi? si on peut dire!... D'abord, j'en ai deux, d'histoires, si vous y tenez...
—Nous y tenons. Dépêchez-vous!
—A vos ordres, madame! je me dépêche!... Guerre Indépendance; Amérique; bataille des Saintes; comte de Grasse; Ville de Paris; huit cent quatre-vingts hommes d'équipage; douze heures de combat; huit cent soixante-dix-sept morts et blessés. Histoire terminée.
—Qu'est-ce que c'est que ce galimatias?
—C'est la première histoire. Je me suis dépêché, pour vous plaire.
—Vous êtes assommant. Je n'ai rien compris.
—C'est pourtant clair. En avril 1782, l'amiral français comte de Grasse perdit contre le grand Rodney la bataille des Saintes, aux Antilles. Grasse montait un trois ponts, qui se nommait la Ville de Paris. Ce vaisseau se battit si bien qu'après douze heures de canonnade à bout portant les Anglais vainqueurs, montant à l'abordage, ne trouvèrent sur la Ville de Paris que trois Français encore debout, sur près de neuf cents que comptait l'équipage. Les boulets ennemis avaient si largement éventré les flancs du vaisseau vaincu que, s'il faut en croire le récit d'un témoin, on aurait pu, après le combat, faire passer par la plus grande brèche un carrosse de cour attelé à quatre.
—C'est assez gentil. Tout de même, votre histoire est une histoire de bataille perdue.
—Alors! voici une histoire de bataille gagnée. Madame, soixante-douze ans cinq mois plus tard, l'empereur Napoléon III, arrière-petit neveu du roi Louis XVI,—par les femmes,—déclarait la guerre au tsar Nicolas Ier, à dessein de sauver Constantinople. Un amiral français, l'amiral Hamelin, recevait en conséquence l'ordre de détruire ou d'embouteiller les escadres russes de la mer Noire, dont la plus forte venait d'écraser à Sinope quatre malheureuses frégates turques, grosses ensemble comme la moitié d'un seul vaisseau. Hamelin avait son pavillon au mât de misaine d'un vieux trois ponts à voiles de cent vingt canons qui s'appelait encore la Ville de Paris...
—S'il était vieux, ce trois ponts, c'était peut-être la même Ville de Paris que tout à l'heure?
—Diable! non! l'autre Ville de Paris avait honnêtement coulé bas, le lendemain de la bataille des Saintes.—Cette nouvelle vieille Ville de Paris pénétra donc dans la mer Noire, rejeta les vaisseaux russes en déroute jusqu'au fond de Sévastopol, contribua par le feu de ses canons à la victoire de l'Alma, et, le 14 octobre 1854 ... (si j'ai bonne mémoire?...) prit une part éclatante au bombardement des forts de la ville ... bombardement absurde, d'ailleurs, et que l'amiral Hamelin avait déconseillé de toutes ses forces au général en chef ... mais ce général,—Canrobert, pour ne pas le nommer—était têtu: il bombarda tout de même ... et, naturellement, ne sut tirer aucun profit de son bombardement...
—Et allez donc!
—Ce n'est pas de ma faute, c'est la faute à l'Histoire!... En tout cas, ce bombardement, qu'il avait si fort désapprouvé, l'amiral Hamelin le conduisit le plus brillamment du monde, toujours sur sa Ville de Paris, qu'il amena au plus épais du feu, sous le canon russe, lequel canon tirait juste, je vous prie de le croire! si tant tellement juste qu'une bombe tapa droit dans la dunette sur laquelle se tenait l'amiral, entouré de ses aides de camp...
—Ah! pauvres gens!
—Ne les plaignez pas! Je m'y abonnerais, moi, à mourir comme ça!... Notez que ceux dont je vous parle n'eurent guère le temps de s'apercevoir de rien. Quatre sur cinq tombèrent, culbutés comme capucins de cartes. Et l'amiral tout seul s'en tira sans aucune égratignure. Bien entendu, la Ville de Paris, transformée en écumoire, n'en continua pas moins de combattre imperturbablement, jusqu'à ce que les canonniers russes eux-mêmes eussent lâché pied, et cessé le feu,—ce qui n'arriva qu'à la nuit tombante. Hamelin tira la dernière bordée, puis appareilla, pour regagner le mouillage assigné à son escadre. Quand il passa le long de l'escadre anglaise, qui regagnait son mouillage aussi, les équipages britanniques, grimpés dans leurs mâtures, saluèrent l'amiral français d'une tempête de hurrahs... Madame, comme bataille gagnée, celle-là vous suffit-elle? Et trouvez-vous qu'il y avait là de quoi ressusciter ce vieux nom, la Ville de Paris, pour en baptiser cette ferraille neuve?
—Je ne dis pas non!... Quoique, au fond, l'important, pour la ferraille neuve, n'est pas tant de s'appeler Pierre, Paul, ou Jacques, mais...
—Mais plutôt de gagner des batailles neuves?... Plaise aux dieux!... Je suis fichtre de votre avis!...
—Eh là!... Ces ouvriers, que font-ils?... vous, qui vous y connaissez dites?... qu'est-ce qui se passe?
—Il se passe qu'on scie la savate... Attention! c'est le moment...
—Chut!...
Sur la foule un silence s'est abattu d'un coup. Il semble que cinq mille bâillons aient muselé ensemble les cinq mille bouches...
Soudain, une clameur,—qui s'étrangle dans la même seconde, angoissée:
—Le Paris, doucement, doucement, vient de s'ébranler sur sa cale.
La masse géante glisse,—vers la mer.—C'est si peu de chose, ce glissement presque imperceptible—d'abord,—qu'on y regarde à deux fois pour être sûr... Mais le Paris glisse réellement. Le Paris glisse déjà plus vite. Convaincue, la foule pousse un grand cri d'allégresse. Et puis, la seconde d'après, la foule, rebaillonnée, se tait...
... Parce que le glissement du navire, si lent d'abord, s'accélère,—s'accélère étonnamment. Cette cathédrale sens dessus dessous, qui tantôt remuait à peine, court à présent,—court vite. Déjà, c'est comme un train express,—un train d'un seul wagon, immense. Et ce wagon là s'élance, se précipite, tombe littéralement, comme on tombe du sommet d'une montagne...
La poupe touche l'eau, la pénètre, la laboure. Deux énormes vagues, soulevées, bondissent à tribord et à bâbord. La mer, refoulée par la carène, se rebiffe, revient à la charge, inonde les bas côtés de la cale. Le cuirassé flotte maintenant, et les câbles disposés pour briser son élan formidable éclatent les uns après les autres, avec un fracas d'artillerie, auquel répond, grêle, mais perçant, l'applaudissement exaspéré de la foule entière. Car ils sont tous debout, hurlant, trépignant, battant des mains,—tous: les femmes, prêtes à la crise de nerfs; les officiers dorés, qui crèvent leurs gants d'uniforme; les vieux amiraux à barbe blanche; et jusqu'aux graves ministres, gens blasés, croirait-on, sur toutes choses au monde...
Pas blasés sur cette chose-là.
C'est fini. Le Paris flotte au milieu de la rade. Deux grands pavillons tricolores, seuls arborés sur la coque encore nue, claquent à la brise d'ouest, orgueilleusement.
L'EX-VOTO DE L'ACROPOLE
pour M. V. M. T.
—Si le mauvais vent d'hiver qui souffle sur le Raz n'a pas encore balayé ma cervelle des vieilles poussières du temps passé, il y aura sept ans à l'automne que j'ai gravi pour la première fois l'escalier romain qui mène aux Propylées de l'Acropole athénienne. Sept ans. J'étais, en ce temps-là, marin, officier de marine,—officier, oui! Ça vous étonne? Je l'étais tout de même.—Pourquoi je ne le suis plus? pourquoi je suis devenu ça?... ça que vous voyez? le glaneur de varech et d'épaves, le ravageur de cette baie des Trépassés que voilà?... C'est mon affaire, ce n'est pas la vôtre... Ho! vous êtes trop curieux. Tant pis pour vous!
«Écoutez tout de même! asseyez-vous là, et écoutez.—La baie des Trépassés? sûr et certain qu'il s'y passe des choses, les nuits de nouvelle lune, quand les cadavres verts entassés dans les trous du fond, sous le linceul gluant des algues, s'ennuient d'être immobiles, et remuent, et se lèvent, et se hissent, brasse à brasse, jusqu'au dessus des vagues,—histoire de jeter un coup d'œil sur les barques que le courant drosse à la côte, sur les barques pleines d'hommes vivants, qui seront tout à l'heure des hommes morts ... dès que les barques auront chaviré... Mais ailleurs aussi il se passe des choses,—pires...
«Il y aura sept ans à l'automne... C'était en ... comptez!... Je faisais le quart à bord d'un vieux petit aviso qui s'appelait le Vautour et qui servait de yacht à l'ambassadeur de France près la Porte Ottomane... J'étais heureux, en ce temps-là ... où je me figurais l'être, ce qui est tout un... J'aimais une femme qui m'aimait... Et j'étais jeune... A présent, le Vautour est mort: son cadavre achève de pourrir au fond d'un arsenal, dans je ne sais quelle darse-cercueil... La femme que j'aimais et qui m'aimait est morte aussi ... allez voir sa tombe dans le cimetière corse de Bocognano ... près de l'entrée ... une pierre noire sous un cyprès ... et le nom si doux gravé sur la pierre noire: Claude ... allez voir... Moi, je suis plus mort que bien des morts cloués dans leurs bières... Encore un peu de temps, très peu de temps, et plus personne ne se souviendra....
«Oui, c'était un après-midi d'automne. Il faisait encore chaud, malgré le vent qui soufflait à bouche que veux-tu sur Athènes. Des nuages de craie volaient, et cela faisait un brouillard qui en valait d'autres. Sur l'escalier romain, nous luttions pour conserver l'équilibre. Je marchais le premier. Claude marchait derrière moi, ses deux mains serrées à ma taille. Et, six marches plus bas, Hartus riait et plaisantait, à cause, disait-il, de notre indécence: le vent collait nos vêtements à notre peau... Hartus était mon ami et l'ami de Claude. Notre ami à tous deux. Ami. Rien d'autre. Et Hartus était un homme loyal. Et Claude m'aimait.
«En haut de l'escalier romain, les Propylées, pareilles à des Vierges couleur de soleil, groupées au seuil du sanctuaire lumineux, nous accueillirent... Aujourd'hui, après sept années,—sept années d'horreur et de nuit,—et dans cette brume glauque et glacée du Raz, je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir, intacte et solaire, la splendeur de cet accueil...
«... Les Propylées ... l'Erechteion plus vieux qu'Homère ... la Victoire Sans Ailes ... le Parthénon, dieu... J'ai vu.—Et je vois aujourd'hui le varech et les épaves.
«L'Acropole ... vous connaissez le musée qui s'y trouve?... au levant de tous les temples?... le petit musée où dorment les meilleurs débris qu'on exhuma du sol même de l'Acropole, en fouillant par hasard la terre sous le dallage du Parthénon?... Vous savez? Bon!—Sous ce dallage, les chercheurs firent la plus mystérieuse des trouvailles: vingt-deux statues assez grandes, et presque intactes; toutes statues de femmes; toutes d'une terre cuite, peinte et enluminée, aux couleurs de la vie; bref, vingt-deux femmes ressuscitées, qui sortaient souriantes de leur linceul de terre et de sable!... Or, ces femmes n'étaient point des déesses, ni des reines; elles n'étaient pas drapées, comme des Héra ou des Athénè; elles n'étaient pas nues comme des Aphrodites: elles étaient vêtues,—habillées,—très élégamment, à la dernière mode de l'époque, nul doute là-dessus!—et parées, et coiffées, et fardées, avec du bleu aux paupières et du rouge à la bouche;—sans diadème, toutefois, ni couronne, ni sceptre;—donc, sans contredit, de simples mortelles; des femmes, sans plus; comme celle-ci, qui m'écoute ... des femmes du monde, quoi!—ou à peu près—bref de très jolies dames,—allez-y voir plutôt! les vingt-deux portraits font foi, m'est avis?—très jolies, oui! langoureuses, attirantes; bonnes pour l'amour, pour celui qu'on reçoit, pour celui qu'on donne; maîtresses, amantes;—enfin, tranchons le mot: des Parisiennes ... des Parisiennes de l'Athènes primitive... Et ces jolies dames-là, vieilles chacune de quelque deux mille cinq cent cinquante ans, avaient l'air de vivre encore: leurs bouches éginétiques ricanèrent au nez des archéologues effarés... Que faisaient-elles, ces Athéniennes en robes de ville, dans le sol sacré de l'Acropole? de quel droit s'y trouvaient-elles?... On supposa qu'elles étaient tout de bon des portraits, vingt-deux portraits de suppliantes ayant jadis offert à la Déesse leur propre ressemblance en retour de grâces accordées,—en ex-voto, comme on dit chez nous:—toutes, en effet, tendaient en avant la main droite, en un geste d'offrande éternelle ... on supposa que, jadis, dans ces mains tendues, avaient reposé les colliers, les bracelets, les bagues, et l'or, et les mille richesses dont on payait la bienveillance de l'Astarté... Ho!... ça vous étonne que moi, le ravageur, je sache ces choses?... Je les sais.—Trop curieux, que vous êtes!Tant pis pour vous.
«Or, lorsque Claude, et Hartus, et moi-même, pénétrâmes dans le musée de l'Acropole, les vingt-deux ex-voto, rangées en cercle dans la salle nous regardèrent, d'un regard sournois de leurs yeux vifs ... d'un tel regard ... que, tous trois ... nous eûmes peur,—bizarrement...
«Hartus, le premier, surmonta cette peur. Et, s'approchant de la plus grande statue, qui le dominait du haut de son socle, il lui rendit œillade pour œillade, les yeux levés vers le bizarre visage, moqueur et voluptueux... Mais, l'instant d'après, Hartus recula:
«—Elle respire!—dit-il.
«Claude trembla. Je l'entourai d'un bras. Nous avançâmes. C'était vrai: la statue respirait. Distinctement, je vis la poitrine aux seins menus gonfler l'étoffe ... non: la terre cuite ... du corsage... Oui ... je vis cela ... comme je vois aujourd'hui, par les nuits de nouvelle lune, les cadavres verts se hisser brasse à brasse jusqu'au dessus des vagues, dans cette baie que voilà, la baie des Trépassés. Mais je me souviens qu'en ce temps d'autrefois, j'eus beau voir: je ne crus pas. Et j'expliquai même: —«Jeu de lumière... Les rayons du soleil qui entrent par la fenêtre... C'est évident...
«Mais Hartus m'interrompit:
—«Non,—dit-il:—elle est vivante. C'est beaucoup plus évident. La déesse, en remerciement de l'offrande que présentait jadis cette main ouverte, a donné à la suppliante un souffle d'immortalité... Et, tenez! cette preuve: l'offrande n'est plus dans la main droite: la déesse l'a prise...
«Il fit un pas vers la statue:
—«Qui que tu sois,—dit-il,—toi que l'Astarté exauça jadis, prie aujourd'hui pour moi, qui t'implore toi-même!... Voici mon offrande, de moi à toi: daigne la recevoir dans ta main tendue et l'élever jusqu'à la déesse. Qu'elle m'accorde ce qu'elle t'accorda sans doute jadis: l'amour de tous les êtres que mon désir effleurera!
«Et, détachant de son poignet un tesbi turc,—le chapelet musulman, à trente-trois gros grains ou à quatre-vingt-dix-neuf petits grains,—détachant son tesbi, qui était de nacre, et qu'il avait acheté la semaine d'avant au Tcharchi de Stamboul, il le jeta doucement dans la main de la statue. Le tesbi de nacre retomba au creux de la paume délicate; des grains scintillèrent entre les doigts fins et fardés... «Et je me souviens que, moi, je haussai les épaules. Il y a sept ans de cela...
«Après, comme le soleil baissait, nous redescendîmes l'escalier romain, tous les trois. Je ne sais pourquoi, un silence s'était abattu sur nous. Nos bouches étaient comme scellées.
«D'en bas, nous vîmes l'Archer Soleil, aux mortelles flèches, mettre son masque rouge, puis plonger du sommet des collines de l'ouest dans la mer. Les crêtes attiques, au profil précis, se découpèrent couleur de cendre sur un ciel où giclait du sang. Puis la nuit sans crépuscule sauta d'Asie en Europe, par dessus la Grèce, tout d'un coup...
«Bien entendu, il ne fit pas noir: il fit bleu,—bleu clair: une nuit grecque, c'est lumineux... Ah! non! elle ne ressemblait guère aux nuits d'ici, cette nuit dont je vous parle!—Regardez, regardez l'eau verte et noire, au pied du Raz!—Là-bas, l'eau était couleur de ciel et le ciel couleur de lait... J'ai vu, moi! j'ai vu ... et maintenant...
«Après le dîner,—nous avions dîné tous trois ensemble, mais à la muette ... la statue, nul doute, nous avait jeté un sort de silence,—je songeai tout à coup que la lune allait être pleine, et que, depuis notre arrivée dans Athènes, il était convenu que nous verrions un clair de lune sur l'Acropole. Il faut une autorisation spéciale, signée de je ne sais qui. Mais les hôtels en ont toujours un stock, de ces autorisations spéciales, à la disposition des touristes. Je me levai de table pour aller en acheter une au bureau. Claude et Hartus restèrent.
«Quand je revins, ils étaient encore assis. Il me sembla que leurs chaises n'étaient plus exactement à la même place. Je n'y pris pas garde. Pourquoi y aurais-je pris garde?
Nous partîmes tous les trois.
«La lune était déjà haute, et claire ... claire.. Les vieux marbres, plus blancs qu'aux rayons du soleil, étincelaient, avec des halos lumineux à tous leurs angles... Le théâtre de Dyonisios, au passage, nous arrêta... Les stalles antiques, rangées autour de l'hémicycle dévasté, semblaient attendre les spectateurs de l'Orestie ou du Prométhée... Une représentation spectrale commençait peut-être... Peut-être les fantômes, acteurs du temps d'Eschyle, redisaient-ils aux spectateurs, revenus pour une soirée du profond Hadès, que la chaleur du jour est douce, et qu'Achille mort ne vaut pas un bouvier vivant...
«Un moment nous entrâmes. Claude s'assit dans l'une des stalles. Puis Hartus s'assit près d'elle. Moi, je demeurai debout. Au-dessus de nous, la masse gigantesque de l'Acropole surplombait. En levant la tête, j'apercevais, couronnant la falaise, la colonnade du Parthénon. C'est à cet instant que je songeai combien il serait facile, à quelqu'un qui, d'en haut, se pencherait un peu, de nous guetter, et de surprendre chacun de nos gestes, à travers cette nuit plus transparente que ne sont nos jours de Bretagne.—Regardez, regardez l'eau toute noire au pied du Raz!—Oui, je songeai ce serait très facile... J'y songeai, sans arrière-pensée... Pourquoi aurais-je eu une arrière-pensée?...
«Tout de même, quand je voulus repartir, et marcher vers l'escalier romain, et monter vers les temples, Claude dit qu'elle était lasse. Et Hartus aussi dit qu'il était las. Ils ne quittèrent point les stalles de marbre frais et prétendirent m'y attendre, et se reposer. Moi, je continuai, seul.
«Au bas de l'escalier romain, le gardien m'ouvrit la grille; et il monta derrière moi, pesamment. C'était un pauvre hère, barbe grise, échine courbe. Pris de pitié, je mis une drachme dans son bonnet. Il crut que je voulais être seul, pour voler comme d'usage quelque débris de chapiteau ou de corniche. Il me salua humblement, sa bouche édentée s'efforçant à grimacer un sourire complice; et il redescendit.
«Les Propylées, pareilles à des vierges couleur de lune, groupées au seuil du sombre sanctuaire, m'accueillirent... Mais, nocturnes, elles semblaient tristes. Et leur marbre neigeux pleurait autour de moi des larmes invisibles...
«J'allais ... la Victoire Sans Ailes ... l'Erechteion plus vieux qu'Homère ... le Parthénon, dieu...
«Et puis le musée,—le petit musée qui est au levant de tous les temples...
«J'entrai dans le musée. J'entrai dans la salle.
—D'honneur! je ne songeais à rien, à rien du tout ... j'avais oublié...
«Mais les statues, tout de suite, me regardèrent. Je vis leurs yeux, luisants comme phosphore. La plus grande statue ricana. J'entendis le ricanement, dans le gosier d'argile creuse. Et je vis, parce qu'un rayon de lune entrait derrière moi, et jouait sur la poitrine aux seins menus, je vis la poitrine gonfler le corsage, régulièrement. Cette fois, à cause de la nuit, je ne haussai pas les épaules. La main droite, aux doigts délicats et fardés, portait toujours le tesbi d'Hartus ... entre les doigts, des grains de nacre luisaient, étrangement...
«Je ne bougeai plus. La peur, lentement, avait pénétré mes veines. Il me sembla que les grains du tesbi tintaient par intervalles les uns contre les autres,—tintaient comme si la statue, contente du don, propice au donateur, eut joué à refermer sa main sur la nacre polie et fraîche...
«Alors un grand froid parcourut mon dos. Et, dans le laps d'une très courte fraction de seconde, une certitude atroce s'enfonça dans mon cerveau: la certitude que l'Astarté avait entendu, approuvé, exaucé la prière d'Hartus, la certitude qu'Hartus, dès cet instant même,—puisque tintaient les grains de nacre de l'offrande,—obtenait ce qu'il avait demandé, l'obtenait facilement, et malgré lui, peut-être: l'amour de tous les êtres qu'effleurait son désir...
«Ha!... regardez! regardez les phares qui s'allument le long de la côte, sur le Sein, sur la chaussée, sur Ar-Men!... Et regardez! regardez, au pied du Raz, la brume qui se lève! la brume, qui tout à l'heure étouffera les phares... Ha!... il y aura des naufrages, dans cette brume, cette nuit!... Nuit noire, noire, noire...
«Et nuit claire, claire, claire! sur l'Acropole... Près de la colonnade, au bord de la falaise, je me penchais, je me penchais... Au-dessous de moi, dans le trou sombre de la plaine nocturne, le théâtre de Dyonisios luisait comme un demi-disque d'albâtre... Et je voyais...
«Je voyais, sur leurs deux stalles, Claude et Hartus assis l'une près de l'autre» Et je voyais leurs mains mêlées, et je voyais leurs bouches jointes. Et c'était comme un aimant terrible qui attirait mes yeux, qui attirait ma tête, mes épaules, tout mon corps ... par-dessus le garde fou, vers la plaine nocturne au bas de la falaise, vers l'abîme sombre ... irrésistiblement...
«Ça vous étonne, hein? que je ne sois pas tombé?... Moi aussi.—Me voilà pourtant!...
«C'est que ... comme, déjà, je glissais ... je crus entendre ... j'entendis ... derrière moi ... un ricanement... Oui: le ricanement que vous pensez ... le ricanement de la statue... Alors, je fis demi-tour et je courus vers le musée ... parce que j'avais compris...
«Le même rayon de lune caressait la poitrine aux seins menus, la poitrine soulevée par le souffle immortel... Dans la main tendue, les grains de nacre tintaient toujours...
«Mais moi, du bout de ma canne, je frappai la main! j'arrachai l'offrande maléfique! Et, de ma poche, je tirai un autre tesbi,—d'ivoire, celui-là: un tesbi à moi, un tesbi que j'avais acheté, moi, au Tcharchi de Stamboul.—Et je le jetai dans la main vide,—sans une parole: parce que, sur mon honneur! je voulus prier l'Astarté, mais je ne pus pas: ma gorge était sèche, sèche...
«C'est tout.—Allez-vous-en!
«Quoi?... Vous voulez savoir encore?... savoir quoi?—C'est tout!—Au bas de l'escalier romain,—naturellement,—je trouvai Claude, seule, qui venait à ma rencontre... Elle était très pâle et elle avait peur, parce que Hartus,—naturellement,—avait pris froid, ou fièvre, dans le théâtre de Dyonisios, et s'y était évanoui... Il fallut envoyer chercher les gens de l'hôtel, avec une civière... Et quand il revint à lui, tard, très tard, il ne voulut pas demeurer une seule heure de plus dans Athènes,—naturellement,—et il partit... Après tout, il n'est peut-être pas encore mort, aujourd'hui... Qui sait!...
«Le tesbi de nacre?—Oh! le tesbi de nacre, lui, est mort! Il est là ... là dans l'eau noire ... au pied du Raz ... sous le gluant linceul d'algues... Et les cadavres verts font tinter ses grains, durant les nuits de nouvelle lune... J'entends le tintement, moi ... oui!... moi, le ravageur de la baie ... le ravageur des Trépassés...»
SERVICE COMMANDÉ
LA TOURELLE
pour madame Yvonne Vernon.
Fargue, l'enseigne de vaisseau canonnier, chef de la grosse tourelle AV,—avant, s'accroche des deux mains aux tire-veilles flottantes et grimpe à l'échelle d'acier. Le nez sous la trappe close, il se cramponne d'un poing, heurte de l'autre; et la trappe s'ouvre, avec un grand fracas de ferraille.
Une voix, au-dessus, crie:
—Fixe!
Fargue enjambe les trois derniers échelons, fait un rétablissement sur les poignets et prend pied sur le parquet de fer. Le couvercle de la trappe retombe. Aux flancs des pièces, les servants sont alignés, corrects: talons joints, main droite au bonnet, main gauche dans le rang.
—Repos!—commande Fargue.
Et, se faufilant entre les deux canons, il se juche sur la sellette de commandement, pour donner un coup d'œil au dehors.—Par les trous du casque blindé, rien d'anormal n'apparaît. A perte de vue la mer grise déferle, en longues crêtes d'écume, parallèles. Et les cuirassés gris, en ligne de file, se traînent sur cette mer déferlante, dans le sillage les uns des autres.—Fargue fait demi-tour et redescend sur le parquet, histoire de passer un bout d'inspection, avant l'exercice.
Le second maître, cordial, sourit à l'officier.
—Bonjour, Gourvès!... Quoi à signaler, aujourd'hui?
—Rien du tout, cap'taine.
—Vous avez balancé le pointage latéral?
—Oui, cap'taine.
—Les chaînes-galles n'ont pas pris trop de mou?
—Nous avons repris une maille ce matin. Ça fait juste la longueur que vous m'avez montrée la dernière fois.
—Bon.
Fargue recule jusqu'à la muraille cuirassée, s'y adosse...
Aujourd'hui, la manœuvre promet d'être longue: combat simulé contre l'escadre légère, figurant une armée navale ennemie... Nul doute: avec un thème aussi propice aux fantaisies amirales les plus imprévues, on va manger de toutes les sauces, et savoir ce que c'est que «faire des ronds dans l'eau!» Donc, inutile de se fatiguer d'avance. Et Fargue, adossé, contemple sa tourelle.
... Une tourelle double de 305 millimètres, c'est beau!—Figurez-vous une chambre ovale, longue de sept mètres, large de six, très basse de plafond, et toute d'acier poli. Là dedans, deux canons prodigieux, qui s'alignent côte à côte, deux canons dont les volées géantes saillent par l'embrasure double à dix mètres au dehors, et dont les culasses pivotant suffisent à emplir toute la tourelle, à l'emplir tellement qu'on ne devinerait d'abord pas où vont bien pouvoir se caser les hommes, les treize hommes nécessaires au fonctionnement... Ils se casent tout de même, et leur présence n'ajoute pas grand'chose à l'encombrement indescriptible du lieu.—Car les canons, ce n'est rien! il y a les affûts, les châssis, les berceaux; les monte-charges, les parcs, les pointages, les hausses, les lunettes, les planchettes, les chariots, les rails; les refouloirs, les écouvillons, les injecteurs; le tuyautage d'eau, le tuyautage d'air, le réseau électrique ... il y a l'inextricable fouillis d'acier, de fer, de bronze, de cuivre, il y a le mécanisme aux rouages sans nombre que manœuvrent méthodiquement, méticuleusement les treize hommes, autres rouages, plus parfaits, non moins disciplinés!—C'est beau.—Le plafond nu repose pas sur la muraille directement: une rangée de supports d'acier les sépare, telle une colonnade circulaire, haute de quelques centimètres, dont les intervalles ménagent, entre muraille et plafond, une circonférence de meurtrières horizontales, par où pénètre, avec la brise du large, un peu de chaude clarté solaire; et cette clarté-là s'ajoute à la lumière froide des lampes électriques. En sorte qu'on y voit assez bien.—C'est beau.—Par cette espèce de corniche ajourée, les treize hommes peuvent aussi, entre deux mouvements, jeter un coup d'œil au dehors, et, de temps en temps, se rendre compte des choses qui adviennent...
Ils sont treize: le second maître, surveillant du matériel,—le cerveau;—les deux quartiers-maîtres, chefs de pièce,—les nerfs moteurs;—les deux pointeurs brevetés,—les yeux;—les deux pointeurs suppléants,—d'autres yeux de rechange;—les deux chargeurs, les deux pourvoyeurs,—les muscles;—l'armurier,—l'organe réparateur;—l'officier, enfin,—l'âme.—Ils sont treize; ils ne font qu'un: un être, qui vit de leurs treize vies: la tourelle, la tourelle avant, la tourelle double de 305 millimètres, l'arme la plus effroyable du cuirassé, sa meilleure chance de sortir vainqueur des batailles à venir...
Ça commence.—Au dehors, roulement de tambour, suivi d'un double coup de baguette: «Armez les pièces!»—Fargue-se redresse, commande: «A vos postes!» et, derechef, se juche sur la sellette de commandement. Par les trous du casque blindé, au loin, sur la mer brumeuse, zébrée de crêtes vertes et blanches, des silhouettes confuses émergent de l'horizon: l'escadre légère, les croiseurs qui figurent l'ennemi. Fargue tourne la tête, constate l'immobilité des servants, debout, chacun où il doit être, et jette l'un après l'autre les ordres qu'il faut: «Approvisionnez! Armez! Chargez!» Après quoi lui-même, les yeux au tableau transmetteur, attend que la passerelle lui ait dicté à son tour la volonté suprême du grand chef, du commandant, lui-même à son poste, là-haut dans le blockhaus...
Cependant les culasses battent, les planchettes tombent, les monte-charges grondent parmi le cliquetis des chaînes-galles. Bien entendu, on ne charge pas tout de bon: on fait le simulacre; mais tous les gestes s'exécutent comme si c'était un vrai obus et de vraies gargousses qu'on lancerait à toute volée dans l'âme ouverte et huileuse. Gourvès, le second maître, a tiré sa montre et compte les secondes... La première pièce «charge» bien: son quartier-maître, Le Kellec, est un «bon homme», d'attaque, et sûr... Vingt-trois secondes! ça y est! le temps du record! pas un cinquième de plus!... La deuxième pièce est en retard: Fontan ne vaut pas Le Kellec... Gourvès hausse les épaules, dédaigneux: Un Fontan, un Moco de Mocossie, est-ce que ça peut jamais valoir un Breton? un Bretonned de Morlaix? un Le Kellec, «pays» de Gourvès?—Gourvès en voudrait plutôt mal de mort à Fontan, le jour que Fontan «gratterait» Le Kellec!—Tout de même, trop est trop: trente-quatre secondes, ça exige «un coup de gueule»:
—Et alors, aussi donc, Fontan? c'est-il que les gars dorment, et toi avec?
Fontan ne bronche pas. Mais, près de lui, un claquement de langue irrité accueille le reproche. Ça, pas d'erreur: c'est Brénéol, le chargeur, qui «rouspète». Il «rouspète» toujours, Brénéol! Pas mauvais canonnier, par ailleurs. Il n'y a donc qu'à fermer l'oreille.—Si on entendait, n'est-ce pas? faudrait punir! et à quoi bon?—Gourvès n'entend pas; Fargue n'entend pas non plus...
C'est que ce sont des hommes, ces treize rouages de la tourelle; des hommes comme vous et moi; et ce n'est qu'ici: dans la tourelle, qu'ils sont rouages. Partout ailleurs, leurs origines, leurs races, leurs instincts, leurs éducations, leurs habitudes, leurs chairs, leurs cerveaux divers, font d'eux des êtres aussi différents, sans nul doute, que vous et moi.—Tenez: Le Kellec et Fontan ... hors du service, croyez-vous qu'ils s'adressent seulement la parole?... Et Brénéol, le chargeur, taciturne et revêche; et Le Duc, le pointeur de gauche, petit garçon sage; et Tiphaigne, le pointeur suppléant, anarchiste, et qui enveloppe son manuel du marin canonnier dans le dernier numéro du Libertaire, pour lire les deux proses ensemble, aux heures de théorie; et Penven, le pourvoyeur, toujours ivre lorsqu'il a mis un pied à terre, et qui passe sa vie dans les mauvais lieux; et Brazière, l'armurier, bachelier ès sciences, et qui a préféré salir d'huile et de rouille ses mains blanches plutôt que d'être pion dans un collège; et Lohéac d'Elfe, le pointeur de droite, qui fut riche et qui est noble, et qui s'est engagé personne ne sait pourquoi ... croyez-vous qu'ils se mêlent et se lient, eux qui peut-être n'ont pas trois idées en commun?—Non, fatalement!—On «navigue à la part»; et chacun poursuit silencieusement son rêve à soi, dans son coin, loin des gêneurs. Ce n'est qu'ici, derrière cette cuirasse, sous ce plafond bas, sur ce parquet sonore, que la souveraine discipline réunit tous ces êtres étrangers, et les coordonne, et les pétrit, et les malaxe ensemble, jusqu'à n'en faire qu'un seul être vivant: la tourelle...
Fargue, songeur tout à coup, s'interroge soi-même:—Qu'est-ce qu'elle vaut vraiment, cette discipline indispensable? jusqu'à quel point courbe-t-elle ces hommes? jusqu'à quel point les lie t-elle, les fond-elle dans son creuset? jusqu'à quel point peut-on compter sur ce métal humain?—On ne le saura qu'à la guerre, devant la mort: la mort à braver, suprême pierre de touche...
—Garde à vous!
Une sonnerie tinte. Au tableau transmetteur, les aiguilles indicatrices ont tourné. Fargue commande:
—Quatre-vingts degrés! à droite, troisième vitesse!... Distance: huit mille six! Correction: trente-deux millièmes, gauche!... Sur le premier croiseur à partir de la gauche!... Attention!...
Déjà l'ordre est exécuté. La tourelle pivote, souple et prompte. Par les trous du casque, Fargue aperçoit l'horizon qui défile. Voici les croiseurs, qui glissent à la queue leu leu, de tribord à bâbord, petites ombres chinoises, floues.—Les servants, haussés sur leurs pointes, regardent aussi, et apprécient.—L'armée s'est déployée en ligne de file, parallèlement à la ligne de file des croiseurs. Les cuirassés, rangés en bel ordre, à quatre cents mètres d'intervalle, gouvernent droit sur la poupe de leurs matelots d'avant. Et cela fait une double perspective de longues coques glissantes et de mâtures sèches, sous le flottement des pavillons qui claquent à la brise..
—Feu à volonté!... Commencez le feu!...
Plusieurs détonations ont éclaté: des coups à blanc tirés par l'amiral, en manière de signal avertisseur. Les croiseurs, là-bas, savent qu'on vient d'ouvrir le feu contre eux...
—Huit mille mètres!... Sept mille six!... Sept mille quatre!
Les servants, alertes, tournent les volants de pointage.—Ah! l'ennemi se rapproche? Probable que le «vieux» oblique sur l'escadre légère, sournoisement, sans avoir l'air... Alors, gare aux croiseurs, s'ils ne se méfient pas. Ils sont trop faibles pour «étaler» un combat à courte portée.—Le Kellec, d'un regard glissé par les meurtrières de la corniche, mesure l'éloignement. Brazière, les poings sur les hanches, calcule le cosinus de l'angle de rapprochement. Tiphaigne ricane en sourdine, en songeant au désarmement universel. Penven rêve de femmes et de fil en quatre. Lohéac d'Elfe, comme toujours indifférent à tout, vérifie sa ligne de mire...
La sonnerie tinte encore. Fargue commande de nouveau:
—Même but! zéro degré!... à gauche, troisième vitesse!... Distance: sept mille huit!... huit mille deux!... huit mille quatre!... correction: six gauche!... Continuez le feu!...
Moins bêtes qu'ils n'en avaient l'air, les croiseurs! Ils viennent de se dérober d'un coup, en «arrivant» tous à la fois sur leur droite,—du bord opposé aux cuirassés.—Et maintenant, les cuirassés n'ont qu'une chose à faire, s'ils veulent ne pas rompre le combat: «arriver», eux aussi, tous à la fois, sur leur droite, et appuyer la chasse. Mais vivement! ou il sera trop tard...
Fargue, toujours juché sur sa sellette, et la tête dans le casque blindé, regarde par les trous de visière:—Allons! ce n'est pas par trop mal!... l'évolution de l'armée s'est correctement opérée.—Au grand mât de l'amiral, le pavillon «régulateur», à peine hissé «à bloc», redescend, «halé bas»: chaque navire est à son poste; la ligne de file est devenue ligne de front: c'est-à-dire que les cuirassés s'avancent maintenant côte à côte; et courent, le cap sur l'ennemi, chacun s'efforçant de ne pas dépasser ses matelots et de n'être pas dépassé par eux... Guère facile à résoudre, le problème!... Tenez, voici déjà du flottement: à bâbord, l'Auerstaedt a perdu près d'une longueur; à tribord, l'Eckmühl en a gagné une et demie. Fargue, méprisant, crache par le trou milieu du casque:—Alors, quoi? il n'y a qu'ici, sur le Fontenoy, qu'on est fichu de garder, cinq minutes de suite, la vitesse signalée? On dort donc, dans les autres machines?.. Ah! ces mécaniciens!... quelle plaie!—Fargue recrache. El, derrière lui, Gourvès, le second maître, et Le Kellec, et Fontan, et d'autres sourient de dédain, à l'imitation du chef: une jolie ligne de front, oui!...
Tout de même, on n'est pas là pour s'amuser. La manœuvre des pièces s'est ralentie. Fargue se retourne, brusque:
—Eh bien? Gourvès? c'est pour aujourd'hui ou pour demain, ce chargement?
Le rappel à l'ordre rejaillit instantanément de proche en proche: de Gourvès à Fontan, de Fontan à Brénéol, de Brénéol à Martin. Derechef, un ressort de la machine, grippé, grince: quelqu'un murmure, une fois de plus. Et Fargue, une fois de plus, s'interroge, anxieux... Que vaut ceci: la tourelle? jusqu'à quel point est-ce solide? jusqu'à quel point peut-on y compter?...
—Attention!... même but!... quatre-vingt-dix degrés!... à droite, troisième vitesse!... Hein?
Dans la bouche de l'officier, le commandement, soudain, s'étrangle...
Voici ce qui est advenu: les croiseurs, d'abord, ont tout à coup repris la ligne de file, pour doubler ou envelopper la tête de l'armée; et les cuirassés, pour déjouer la tentative, ont commencé d'évoluer aussi, parallèlement.
D'où le changement de pointage ordonné d'avance, chaque bâtiment devant «arriver» de quatre-vingt-dix degrés sur sa gauche,—faire «par le flanc,» si vous préférez.—Seulement, quelque chose s'est passé,—quelque chose: une avarie de barre, ou de gouvernail, ou de drosse; on ne sait pas au juste; on n'a pas le temps de savoir; et le Fontenoy, au lieu d'arriver, en même temps que ses matelots, n'arrive pas,—continue sa route en droite ligne;—en droite ligne,—cependant que l'Eckmühl, à tribord, arrive,—et tombe perpendiculairement sur le Fontenoy:—Abordage!—Abordage inévitable!—Abordage: c'est-à-dire—l'éperon de l'Eckmühl dans le flanc du Fontenoy,—et le Fontenoy, tout de suite, en vingt secondes, chaviré, quille en l'air, et coulé bas;—comme chavira jadis et coula le cuirassé anglais Victoria, ayant reçu dans son flanc l'éperon du cuirassé anglais Camperdown.—Bref: la mort.—La mort foudroyante, qui se précipite.—Et rien à faire, rien à tenter.
Fargue, malgré lui, recule d'un pas, détourne la tête, et jette dans sa tourelle un suprême et tragique regard:—Ceux-ci, près de mourir, comment mourront-ils?...
Ho! les yeux dilatés du chef ont rencontré les yeux fixes des douze hommes qu'il commande,—des douze hommes qui ont vu comme lui, qui savent comme lui, qui attendent comme lui la mort; des douze hommes tout de même immobiles, muets, disciplinés.—Oh! la fière, la sublime machine! Au cœur de Fargue, un flot de sang orgueilleux afflue:—La mort, par Dieu, peut venir! La tourelle est prête!—D'un geste d'épopée, l'enseigne arrache sa casquette et la jette à terre, pour saluer d'avance les treize cadavres héroïques qui, tout à l'heure, dormiront ici, chacun à son poste. Et, ardemment, Fargue renfonce sa tête dans le casque blindé, refait face à la mort, immobile comme les autres, muet, discipliné...
La mort vient: l'Eckmühl se précipite avec une vitesse de locomotive. La masse colossale grandit, grandit, grandit... L'étrave, tranchante comme un glaive, fend la mer avec un frémissement bref, et s'allonge vers le flanc du Fontenoy... Combien de secondes encore? trente? quinze? dix?... Le gaillard de l'Eckmühl, couvert d'hommes accourus, qui gesticulent, fond comme une avalanche... Fargue, les yeux hypnotisés, n'aperçoit même pas, aux barres de misaine, la flamme quadrillée bleu et blanc,—signe que l'Eckmühl «bat en arrière» de toute la puissance de ses trois machines: vingt mille chevaux-vapeur, qui luttent désespérément pour atténuer le choc terrible.—Fargue ne sent pas non plus le parquet qui vibre: le Fontenoy «bat en avant» à toute vitesse, tente désespérément de passer, d'éviter l'éperon mortel.—Six hélices, au total, qui se tordent et tourbillonnent sous les eaux, pour le salut commun.
Si on passait, pourtant!... Toute la coque du Fontenoy frémit, maintenant. Le Fontenoy ne veut pas mourir. Il a pris son élan, il se rue au travers des lames... Et l'Eckmühl, retenu à triple bride par ses machines déchaînées, ralentit, ralentit... Si on passait!...
On passe...
Oh! on passe près!... Il n'y a pas six mètres de marge, entre la proue de l'Eckmühl et la poupe du Fontenoy... Mais, six mètres ou six milles, qu'importe! On passe!...
On a passé.
Aux tempes de Fargue, trois gouttes de sueur. Tout le sang de ses joues a disparu. Mourir n'était rien. Mais ressusciter...
Fargue baisse la tête et regarde ses hommes. Nul n'a bougé. Nul ne souffle mot.
Alors, les yeux sur le tableau transmetteur, Fargue recommence:
—A droite, troisième vitesse!... Distance: huit mille quatre!... correction: seize millièmes... Feu à volonté...
DIX SECONDES
au lieutenant de vaisseau Diaz de Soria.
A la porte de la cabane, trois coups de crosse sonnèrent. Et la sentinelle—un tirailleur à chéchia—souleva le loquet, pour hurler, dans l'obscurité somnolente de la chambre entr'ouverte:
—Yeutenant! Y en a l'heure piquée! Toi venir à la plage!
Et, du fond de la moustiquaire soigneusement épinglée, un grognement et un juron marquèrent le réveil du lieutenant.
Olivier de Serres, enseigne de vaisseau, adjoint au directeur des mouvements du port de Safi—Maroc,—sauta du lit de sieste, enfila un pantalon de toile, un veston galonné, une paire de souliers blanchis à la craie, assura son casque, empocha son revolver, et s'en fut, comme on l'en priait, à la plage. L'heure était piquée,—trois heures;—le premier feu du soleil s'apaisait, et les ouvriers indigènes reprenaient la tâche quotidienne du déchargement des barcasses. En rade, trois vapeurs tanguaient en tirant sur leurs chaînes. Et les barcasses poussées tant bien que mal à grands coups d'aviron, s'efforçaient d'établir le va-et-vient entre les susdits vapeurs et la côte,—sous l'œil indifférent d'Olivier de Serres, grand maître, pour l'instant, des douanes, police, batellerie, remorquage, chargements et déchargements du port de Safi.
Alentour, les deux falaises, qui mordent comme deux mâchoires fauves la rade bleue, hérissaient leurs dentelures bizarres sur le ciel étincelant. La ville, derrière sa splendide muraille crénelée, étageait ses terrasses arabes. La plage, au pied des bastions et des tours, s'étalait comme un tapis d'or pur et descendait jusque sous l'écume des vagues.
Le port—une simple crique, étroite, abritée d'un épi de roches en forme de jetée—accueillait sans obstacle les longues lames régulières de la houle qui bat éternellement la côte marocaine. Et les barcasses dansaient le long du quai, parmi les cris des débardeurs. Une cohue déguenillée s'agitait autour des sacs et des caisses mis à terre, et c'était comme un moutonnement de djellabahs grises, de burnous bruns, de cafetans bleus et de turbans à peu près blancs. Une clameur ininterrompue—une clameur musulmane, aiguë, gutturale, exaspérée—montait de cette foule, en même temps qu'un nuage épais de poussière et de sable. Et, debout sur un tas de prélarts et de câbles amoncelés, Olivier de Serres toussait et frottait ses paupières, les yeux et la gorge envahis pas le nuage aveuglant et suffoquant.
Or, tout à coup, la clameur arabe redoubla de violence, et des hurlements de fureur ou de douleur en jaillirent. Serres, étonné, dégringola de son socle de chanvre, et, rudoyant quelques épaules mal promptes à faire place au maître, se fraya un passage jusqu'au centre du tumulte.
Et il vit:—
Deux longues caisses de sapin, à doubles ferrures, débarquées l'instant d'avant, avaient paru suspectes aux agents de la douane marocaine. L'un deux exigeait qu'on les ouvrît. Mais le destinataire, un Européen, un négociant notable, aux yeux couleur de faïence, écarquillés derrière un gros binocle d'or, protestait et menaçait, brandissant des papiers qu'il prétendait en règle. Olivier de Serres entendit la péroraison d'un discours véhément
—Moi, je suis sid Hermann Schlaster, du consulat impérial de Sa Majesté le sultan d'Allemagne, aimé d'Allah, protecteur de la Foi. Vous, vous êtes un chien, fils de chien. Et votre main maudite se desséchera avant de toucher à cette marchandise, qui est mienne.
C'était dit en fort bon arabe. La foule s'agita, respectueuse. L'agent de la douane, inquiet, hésitait...
Il est assez aisé, avec quelque audace et quelque rouerie, de violer la loi en pays marocain. Sid Hermann Schlaster ne l'ignorait point.
Mais, cette fois, par grand hasard, sid Hermann Schlaster avait compté sans son hôte. A l'instant même que l'incident semblait clos, Olivier de Serres, la cigarette au coin de la lèvre, avança de trois pas et fit face à l'Allemand:
—Monsieur,—lui dit-il en français, très poliment,—vous ne devez pas, quoique personnage diplomatique, vous opposer à l'exécution des lois de ce pays. Quant à moi, j'ai l'honneur d'être ici pour les faire respecter, et j'en tiens la consigne de mon gouvernement, d'accord avec le gouvernement du maghzen. J'ai donc le regret de protéger cet agent contre votre colère injuste. Et vos caisses seront ouvertes.
Apoplectique, l'Allemand recula:
—Monsieur,—dit-il, d'abord assez bas,—monsieur, prenez-y garde!...
Il parlait en français aussi, presque sans accent; et sa voix tremblait d'une rage mal contenue. Serres, impassible, lui tourna le dos:
—Ouvrez les caisses!
Un soldat indigène à défroque rouge s'avança pour exécuter l'ordre. Il tenait un ciseau à froid et un marteau. Il frappa dans l'interstice de deux des planches. Mais, au premier coup, l'Allemand, plus leste qu'on n'eût imaginé d'après son ventre assez large, bondit sur la caisse attaquée et poussa un long cri:
—O frères!...
Il tendait ses deux bras vers la foule. Olivier de Serres, qui déjà s'éloignait, s'arrêta net et fit demi-tour. Lui aussi parlait passablement l'arabe et le comprenait mieux encore. Et il savait à merveille qu'en Afrique tout orateur qui s'époumone ne manque jamais de grouper autour de lui un auditoire d'avance convaincu.
Or, l'Allemand s'époumonait,—dangereusement:
—O frères! voici la tyrannie qui accourt des enfers du Nord pour vous opprimer tous! Voici le hideux drapeau tricolore qui s'abat sur le Moghreb comme un filet d'oiseleur sur un nid de faucons! Souffrirez-vous que des musulmans courbent l'échine sous le bâton des giaours?
Le marteau du soldat frappait à coups réguliers sur les ais déjà disjoints.
—O frères! regardez cette caisse que l'insolence du caïd chrétien veut éventrer. Certes, elle ne contient pas de farine, contrairement à ce qui est écrit sur le papier. Mais que contient-elle en vérité? Des armes, ô frères! des armes pour vous, musulmans! des fusils! de bons fusils d'Allemagne, que mon maître, le sultan Wilhelm, voulait vous envoyer secrètement, pour vous affranchir! Et voilà que ce giaour, fils de chacal et de chienne...
La voix hurlante et pathétique s'interrompit soudain. Sur la caisse déjà entr'ouverte, Olivier de Serres avait sauté à côté de sid Hermann Schlaster, et froidement, sans geste ni mot superflu, appuyait son revolver sur la poitrine de l'orateur:
—Monsieur,—dit-il seulement, d'une voix très calme,—veuillez vous taire.
Une demi-seconde, sid Hermann Schlaster, suffoqué, se tut, comme on l'en priait. Mais, la demi-seconde d'après, ayant retrouvé souffle et voix, il bondit, avec une nouvelle et violente clameur:
—Ô frères!... ô frères!... regardez!... écoutez!...
Ils étaient face à face, l'officier français et le contrebandier germain. L'un pâle, mince, muet, seul.—L'autre énorme, écarlate, tonitruant,—avec, derrière lui, la foule qu'il ameutait, la foule déjà menaçante et grondante.—D'instant en instant elle devenait plus dense et plus farouche, cette foule.—Prompts et prudents, le soldat marocain et l'agent de la douane s'étaient éclipsés, flairant l'émeute et le massacre, et, sans vaine vergogne, abandonnant le chef...
Maintenant l'Allemand, dont le premier geste avait été de battre en retraite, s'enhardissait,—mille contre un,—et criait de plus belle, à pleine gorge vers cette multitude sienne. Et le Français,—un contre mille,—hésitait ... ou semblait hésiter ... quoique, toujours, revolver au poing...
Il parla pourtant à son tour, le Français. Il parla, de sa même voix calme et blanche. Et sid Hermann Schlaster ne put s'empêcher d'interrompre sa harangue incendiaire, pour écouter la brève menace de cet homme si mince, si pâle,—si seul!—qui, cependant, lui, ne reculait pas:
—Monsieur, je vous donne dix secondes pour vous taire. Si vous ne vous taisez pas,—à la dixième seconde je vous tue.
Ainsi parla Olivier de Serres, revolver au poing. Et il commença de compter, sans hâte et sans hésitation:
—Une ... deux ... trois ... quatre...
Des joues du Teuton, rouges comme viande, le sang, d'un reflux, s'évada. Et sid Hermann Schlaster fut soudain blanc comme graisse. Il se raidit pourtant, et, face à la foule, vociféra:
—Frères!... frères!... aide!... par Allah!...
Mais la voix sèche et froide comptait toujours:
—Cinq ... six ... sept...
Et les «frères» arabes, irrésolus, balançaient...
Alors sid Hermann Schlaster, désespérément, fit demi-tour:
—Monsieur!—s'écria-t-il,—avez-vous oublié qui vous osez menacer? Je suis chancelier du consulat impérial!... diplomate!... diplomate allemand!...
Impassible effroyablement, la voix dédaigna de répondre, et compta:
—Huit...
Et l'Allemand jeta autour de lui un regard d'épouvante. La foule, prête à s'élancer, ne s'élancerait tout de même pas,—sûrement pas!—avant deux secondes... Or, aux oreilles bourdonnantes de sid Hermann Schlaster, l'avant-dernière seconde tintait comme un glas:
—Neuf...
Alors les yeux couleur de faïence, anxieusement, sondèrent, fouillèrent les yeux couleur d'acier bruni.—Qu'y avait-il, au fond de ce métal trop dur, impénétrable?—La dixième seconde se traînait, longue comme un siècle... Les yeux couleur d'acier bruni ne cillaient ni ne clignaient. Et leur regard dans les yeux couleur de faïence se plantait, plus froid, plus aigu qu'une épée. Et les yeux couleur de faïence vacillèrent et tournoyèrent, glacés par l'invincible angoisse de la mort...
Or, il y avait mille et dix mille pensées, au fond des yeux couleur d'acier, impénétrables. Mille et dix mille!—Mais c'étaient des pensées que seuls d'autres yeux d'acier auraient pu lire; d'autres yeux de la race des yeux qui jamais ne clignent ni ne cillent, et savent regarder d'un même regard la mort et la vie...
Olivier de Serres, revolver au poing, près de tuer, était comme un mourant: car il n'importe guère, pour un homme brave, lorsque la mort va s'abattre, qu'elle tombe sur lui-même ou sur autrui. Olivier de Serres, près de tuer, près d'être tué ... qu'importe!... apercevait dans cette dixième seconde toutes les conséquences fatales de ce coup de feu qui allait partir...
Vision d'indicible cauchemar...
Plaines couvertes de soldats ... plaines couvertes de cadavres ... sang ... ruisseaux de sang ... fleuves de sang ... batailles gagnées ... batailles perdues ... blessure fraîche au flanc de la patrie, blessure d'où coule la vie ... d'où coulent un million de vies...
Car la guerre est inévitable, pour venger la mort d'un agent diplomatique, tué de sang-froid,—même justement...
La guerre,—inévitable...
Et il faut tuer. Il faut tuer, même au risque de tuer la France, du même coup de revolver qui tuera l'ennemi français.
Il faut tuer, parce que l'honneur est plus précieux que la vie.
Olivier de Serres tuera...
—Dix!...
Le doigt touche la détente du revolver.
Mais, avant que le coup ait éclaté, sid Hermann Schlaster, à deux genoux, a crié:
—Grâce!
Avec un immense éclat de rire, la foule, soudain pacifiée, méprise le vaincu, acclame le vainqueur.
Sid Hermann Schlaster, grelottant, est encore à genoux.
Olivier de Serres, enseigne de vaisseau, le regarde un instant. Puis, revolver en poche, et sans daigner ajouter un mot, il fait demi-tour, siffle du bout des lèvres, et s'éloigne...
FONTENOY
à mademoiselle Charlotte Salel.
—Ceci, que je vais vous dire, je l'ai vu. Vu de mes yeux: ce qui s'appelle vu. Et, d'ailleurs, je ne manque pas de quelque imagination, et je mens tout aussi bien qu'un autre. Mais je vous fiche mon billet qu'il faudrait être un menteur imaginatif pour inventer le petit «fait divers» que je veux vous mettre à même d'apprécier.
Je commence.—Le lundi 25 septembre de l'an de grâce 1911, comme la cloche du cuirassé amiral Louis XIV venait de piquer cinq heures du matin, une secousse assez rude, accompagnée d'une détonation forte quoique sourde, me jeta de ma couchette à plat pont, en manière d'avertissement. Je ne sais d'ailleurs guère pourquoi je prends les choses ab ovo. Pas un Français n'a encore oublié, je suppose, que, le 25 septembre 1911, le cuirassé de la République Nation, ayant à son bord des poudres B, brevetées (avec garantie du gouvernement) inexplosibles, explosa.
«Vous n'avez pas oublié. J'abrège donc. J'étais, moi, officier de quart sur la Nation. Jeté à bas de ma couchette, comme je viens de vous le dire, et mes deux lampes électriques en miettes, je cherchais ma porte à tâtons, quand elle s'ouvrit avant que je l'eusse trouvée: mon ordonnance,—un de mes canonniers, un gars de Morlaix, qui s'appelle Jean Le Duc, dévoué à ses chefs comme nos hommes savent l'être,—jusqu'à la mort et un peu au delà,—Jean Le Duc, jeté à bas de son hamac comme moi de mon lit d'officier, avait eu pour première pensée de sauver coûte que coûte, non sa peau, mais la mienne, et s'était rué vers ma chambre, à travers l'obscurité tragique de la batterie plongée soudain dans une nuit mortelle, pour me crier à pleins poumons, sans souci de sauter soi-même: «Cap'taine! venez vite, aussi donc! le bateau saute!»
«Seul, mon Dieu! je serais peut-être «venu vite»... Car il y a quelque chose d'assez épouvantable dans ce genre de réveil, trop analogue au réveil du condamné que la guillotine attend.—Rien de tel, pour vous secouer les nerfs et les moelles, comme l'immédiate appréhension du coup de foudre final, lequel, d'ici à deux, ou trois, ou quatre secondes ... ou plus tard ... beaucoup plus tard peut-être ... ou un peu plus tôt ... vous aura broyé comme farine, et dispersera vos miettes sur douze ou quinze hectares à la ronde.—Oui ... je préfère ne pas me vanter ... il s'en est fallu d'assez peu que je ne prenne le pas de fuite pour arriver plus vite sur le spardeck, à l'air libre ... et ce, tel quel: en pyjama, tête nue, pieds nus... Mais le courage de mon canonnier me sauva la face: il ne fuyait pas, lui, Jean Le Duc! il m'attendait, fixe; il me salua, talons joints. Du coup, mon sang à moi remonta de mon cœur, à mes joues: puisqu'il avait eu, ce gars de vingt ans, simple matelot, la fière bravoure de courir d'abord à mon secours, coûte que coûte, je pouvais bien, moi, son officier, endosser d'abord les quatre frusques et les trois galons d'or suffisants pour ramener, partout où je passerais, l'ordre avec le sang-froid, rétablir la discipline, chasser la panique. Je m'habillai donc. Puis, pour monter, je me contraignis d'aller au pas, sans hâte, et de gravir les échelles des panneaux marche à marche. Si bien que j'enjambai le dernier surbeau pour le moins trente secondes après mon réveil... Hein? trente secondes, vous dites que ce n'est guère?... Possible. Mais ces trente secondes-là me firent l'effet d'être trente années!...
«Sur le spardeck, on jouissait d'un assez beau spectacle.—L'avant de la Nation, de l'étrave à la troisième cheminée, disparaissait derrière la plus massive, la plus opaque fumée que j'eusse jamais vue. C'était comme un pilier prodigieux, noir de charbon, jaune de mélinite, rouge de fulmicoton; et ce pilier montait jusqu'aux nuages, comme s'il eût soutenu toute leur architecture de cauchemar. Au milieu, deux colonnes de feu se détachaient, tellement flamboyantes que le pilier de fumée dont elles étaient enveloppées n'arrivait pas à diminuer leur éclat. Et elles aussi montaient jusqu'aux nuages, ou, du moins, on ne voyait pas jusqu'où elles montaient. Le ciel, bas et lourd, avait troqué sa couleur grise de tantôt pour une teinte pourpre, éblouissante, qui s'étalait du zénith à l'horizon. Et la mer, pourpre aussi, reflétait cet embrasement, en sorte que notre malheureuse Nation avait l'air d'être au centre d'un incendie fabuleux, d'un incendie de tout le ciel et de toute la mer. Il faisait encore nuit. Mais on voyait tout de même terriblement clair, d'un bout de la rade à l'autre bout.
«Je débouchai du panneau milieu, entre la troisième cheminée et la quatrième, et j'aperçus d'abord Brême, le capitaine de vaisseau commandant, debout, bras croisés, face au feu. Il se taisait. Par le fait, il n'y avait pas grand'chose à dire, et rien à faire du tout ... sauf, à la rigueur, évacuer le navire, et l'abandonner... Mais—évacuer un navire?—quel est le jean-foutre qui oserait seulement y penser?—Est-ce qu'à Waterloo, Cambronne évacua le dernier carré?—Brême, debout, bras croisés, face au feu, n'avait certes pas l'intention d'être plus lâche que Cambronne. Je regardais depuis trois secondes, quand un nègre, ou peu s'en fallait, calciné des pieds aux cheveux, déboucha d'un autre panneau, sur l'avant du mien, et vint à Brême. C'était Latour, le mécanicien à deux galons, qui fut tué cinq minutes plus tard,—avec Brême d'ailleurs.—Latour dit ... (j'entends encore sa voix dans trois de mes rêves sur quatre: une voix rauque, hachée, atroce, une voix qui toussait au lieu de parler, à cause de la fumée empoisonnée qui avait empli les poumons déjà morts...) Latour, dit:
—Commandant, pas mèche d'arriver aux noyages des soutes avant: trop de fumée. Tout brûle, même les parquets de fer.
«Brême haussa les épaules et répondit d'un seul mot, le mot que vous pensez. Sur quoi, se retournant, il me vit. Tout de suite il répéta le mot, avec une rage soudaine:
—Et vous?—me cria-t-il—et vous? Bougre de nom de Dieu de .....! Qu'est-ce que vous foutez là, à me regarder comme une brute? Allez voir si les soutes arrière sont noyées! sacré foutre de...
«Il termina par quelques paroles plus vertes. Et comme ces paroles très vertes furent les dernières qu'il ait prononcées, mieux vaut ne les pas répéter. Moi, je répondis, discipliné:
—Bien, commandant.
«Et je redescendis par où j'étais monté. Latour lui-même redescendait déjà par où je l'avais vu monter, lui, tout à l'heure. Sic nobis, nec vobis: je suis remonté sur le spardeck encore une fois, comme vous allez voir. Latour, jamais.
«En bas, dans l'entrepont cuirassé, il faisait naturellement plus noir que jamais. Mais j'eus la bonne idée de compter le nombre de cloisons étanches contre lesquelles je me cognais en marchant du panneau milieu vers l'arrière du navire: en sorte que je pus reconnaître les compartiments que je traversais, au fur et à mesure, et vérifier à tâtons la position des clés de noyage.—Partout, les vannes étaient ouvertes. Les factionnaires avaient fait leur devoir, tous.—J'arrivai au compartiment de la barre, lequel touche à l'étambot. Je n'avais plus qu'à remonter pour rendre compte. L'incendie ne se propageait pas encore au delà du panneau milieu. Nulle part je n'avais même eu trop chaud. Par exemple, j'avais senti, de minute en minute, les vibrations profondes de toute la coque, déchirée coup sur coup par les explosions partielles, qui allaient leur train. Mais rien de pire, pour l'instant.
«Je remontai donc.—Vous imaginez sans peine avec quel soulagement je me retrouvai à l'air libre, avec quelle stupeur aussi: j'avais bien cru n'y jamais revenir. Sur le spardeck, je cherchai Brême.
Je ne le trouvai pas. Par parenthèse, je ne l'ai plus trouvé désormais nulle part. Je fis quelques pas, cherchant au hasard...
«Et c'est alors que je vis la Chose ... la Chose que je n'oublierai jamais, dussé-je vivre dix mille ans...
«Je vis... d'abord, deux officiers d'un des cuirassés voisins, qui venaient de monter à notre bord ... deux officiers du Bonaparte, je l'ai su plus tard: Charnave, le médecin de première classe ... qui venait au secours de nos blessés ... et Bogalde, l'enseigne ... qui venait, lui, se faire tuer avec nous, sans plus ... nous aider à mourir proprement, élégamment ..... comme il faut..... Ils étaient tous deux corrects: redingote agrafée, ceinturon, jugulaire; et Bogalde boutonnait ses gants. Ils avaient l'air de venir en visite officielle.—Mon Dieu! il s'agissait bien d'une visite ... à recevoir... La mode n'est plus de passer le pantalon à bande d'or et l'habit brodé «du même» pour faire naufrage. Mais Bogalde et Charnave n'en avaient pas moins raison, et je les approuvai de ne pas avoir voulu accueillir sans un peu de cérémonie cette grande inconnue près d'entrer chez nous: la Mort.—Sur quoi ils me découvrirent, Charnave et Bogalde; et ils me saluèrent. Le médecin me demanda:
—Dois-je descendre au poste des blessés, capitaine?
«En même temps que l'enseigne me disait:
—Capitaine, je viens me mettre à votre disposition pour n'importe quoi!...
«Puis tous deux attendirent ma réponse, sans hâte.
«Alors, moi, devenu commandant par intérim, puisque Brême, plus que probablement, était mort, je répondis, calme comme eux, par contagion:
—Messieurs, vous voudrez bien présenter mes devoirs au commandant du Bonaparte, et le remercier cordialement. Mais nous n'avons pas de blessés ... qu'on ait pu réunir au poste. Et, pour ce qu'il reste à faire à bord de la Nation, nous sommes, à mon avis, déjà trop nombreux. Retournez donc à votre bord ... tout de suite, je vous en supplie!... Encore merci!... et adieu!
«Ils saluèrent, firent demi-tour, comme devant, tout de suite, pour obéir comme il sied, «sans discussion ni murmure,»—et se retirèrent, sans hâte toujours, et plus tranquillement, si possible, qu'ils n'étaient venus. A ce moment, le spardeck entier trembla,—de toutes ses virures qui ondulaient, de tous ses couples qui cédaient, de tous ses boulons, de tous ses rivets qui sautaient:—la toute-puissante poussée des gaz, irrésistiblement, arrachait les ponts des murailles.—C'était le commencement de la fin, le prélude de l'explosion suprême.
«Charnave et Bogalde, cependant, arrivaient à la coupée; et, au bas de cette coupée, leur canot les attendait. Je les regardais, près de passer ce seuil, qui était pour eux, exactement, le seuil de la vie. Or, là, Bogalde, l'enseigne,—deux galons,—arrivé le premier, s'effaça et attendit.
—Docteur,—fit-il,—après vous!...
«Le médecin,—trois galons,—n'en voulut poliment rien faire.
—Mon cher! passez donc, je vous en prie! pas de cérémonies entre camarades, voyons!...
«Mais l'enseigne, reculant d'un bon pas:
—Par exemple! il ne manquerait plus que cela!.. Moi? passer devant mon supérieur?...
«Charnave, alors, salua, la main droite à la visière, et passa.
«Bogalde, la main droite à la visière, rendit le salut. Et il allait passer à son tour,—quand l'explosion suprême broya le spardeck. J'eus le temps d'entrevoir, dans l'éclair immense, la tête de l'enseigne, et la casquette à deux galons, avec sa visière, et la main droite,—arrachées,—s'envoler ensemble vers moi, comme un triple projectile... Et puis...
«Et puis ... quand je revins à moi ... deux heures plus tard ... dans un lit d'hôpital ... vivant, Dieu sait comment et pourquoi!... les infirmiers, paraît-il, m'entendirent tout d'abord crier à tue-tête:
—Messieurs les Anglais, nous ne tirons jamais les premiers: tirez vous-mêmes!
«Et ils crurent que j'avais le délire.
«M'est avis que je ne l'avais pas. Je pensais, assez raisonnablement, au contraire ... et c'était la première pensée qu'ébauchait mon cerveau, revenant de la mort à la vie... Je pensais que, depuis Fontenoy, les Français de la race de Bogalde n'ont peut-être pas trop dégénéré...