Dominique
The Project Gutenberg eBook of Dominique
Title: Dominique
Author: Eugène Fromentin
Release date: September 24, 2010 [eBook #33808]
Language: French
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DOMINIQUE
DOMINIQUE d'EUGÈNE FROMENTIN, premier volume des Modernes de la BIBLIOTHÈQUE Du BIBLIOPHILE, a été tiré à 1.000 exemplaires ainsi numérotés, suivant la justification uniforme de cette collection:
Nos 1 à 10. — Exemplaires sur papier de Chine. Nos 11 à 30. — Exemplaires sur papier impérial du Japon. Nos 31 à 1.000. — Exemplaires sur vélin de France B. F. K. filigrané au titre de la collection. Il a été tiré en outre 50 exemplaires hors commerce marqués de A à Z et de I à XXV.
EXEMPLAIRE Nº 208
BIBLIOTHÈQUE DU BIBLIOPHILE
EUGÈNE FROMENTIN
DOMINIQUE
LYON
H. LARDANCHET, ÉDITEUR
RUE PRÉSIDENT-CARNOT, Nº 10
1920
A MADAME GEORGE SAND
Madame,
Voici ce petit livre que vous avez lu. A mon grand regret, je le publie sans y rien changer, c'est-à-dire avec toutes les inexpériences qui peuvent trahir une œuvre d'essai. De pareils défauts m'ont paru sans remède: désespérant de les corriger, je les constate. Si le livre était meilleur, je serais parfaitement heureux de vous l'offrir. Tel qu'il est, me pardonnerez-vous, Madame, comme au plus humble de vos amis, de le placer sous la protection d'un nom qui déjà m'a servi de sauvegarde, et pour lequel j'ai autant d'admiration que de gratitude et de respect?
EUG. FROMENTIN.
Paris, novembre 1862.
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII
DOMINIQUE
I
CERTAINEMENT je n'ai pas à me plaindre—me disait celui dont je rapporterai les confidences dans le récit très simple et trop peu romanesque qu'on lira tout à l'heure—car, Dieu merci, je ne suis plus rien, à supposer que j'aie jamais été quelque chose, et je souhaite à beaucoup d'ambitieux de finir ainsi. J'ai trouvé la certitude et le repos, ce qui vaut mieux que toutes les hypothèses. Je me suis mis d'accord avec moi-même, ce qui est bien la plus grande victoire que nous puissions remporter sur l'impossible. Enfin, d'inutile à tous, je deviens utile à quelques-uns, et j'ai tiré de ma vie, qui ne pouvait rien donner de ce qu'on espérait d'elle, le seul acte peut-être qu'on n'en attendît pas, un acte de modestie, de prudence et de raison. Je n'ai donc pas à me plaindre. Ma vie est faite et bien faite selon mes désirs et mes mérites. Elle est rustique, ce qui ne lui messied pas. Comme les arbres de courte venue, je l'ai coupée en tête: elle a moins de port, de grâce et de saillie; on la voit de moins loin, mais elle n'en aura que plus de racines et n'en répandra que plus d'ombre autour d'elle. Il y a maintenant trois êtres à qui je me dois et qui me lient par des devoirs précis, par des responsabilités qui n'ont rien de trop lourd, par des attachements sans erreurs ni regrets. La tâche est simple, et j'y suffirai. Et s'il est vrai que le but de toute existence humaine soit moins encore de s'ébruiter que de se transmettre, si le bonheur consiste dans l'égalité des désirs et des forces, je marche aussi droit que possible dans les voies de la sagesse, et vous pourrez témoigner que vous avez vu un homme heureux.»
Quoiqu'il ne fût pas le premier venu autant qu'il le prétendait, et qu'avant de rentrer dans les effacements de sa province il en fût sorti par un commencement de célébrité, il aimait à se confondre avec la multitude des inconnus, qu'il appelait les quantités négatives. A ceux qui lui parlaient de sa jeunesse et lui rappelaient les quelques lueurs assez vives qu'elle avait jetées, il répondait que c'était sans doute une illusion des autres et de lui-même, qu'en réalité il n'était personne, et la preuve, c'est qu'il ressemblait aujourd'hui à tout le monde, résultat de toute équité dont il s'applaudissait comme d'une restitution légitime faite à l'opinion. Il répétait à ce sujet qu'il n'est donné qu'à bien peu de gens de se dire une exception, que ce rôle de privilégié est le plus ridicule, le moins excusable et le plus vain, quand il n'est pas justifié par des dons supérieurs; que l'envie audacieuse de se distinguer du commun de ses semblables n'est le plus souvent qu'une tricherie commise envers la société et une injure impardonnable faite à tous les gens modestes qui ne sont rien; que s'attribuer un lustre auquel on n'a pas droit, c'est usurper les titres d'autrui, et risquer de se faire prendre tôt ou tard en flagrant délit de pillage dans le trésor public de la renommée.
Peut-être se diminuait-il ainsi pour expliquer sa retraite et pour ôter le moindre prétexte de retour à ses propres regrets comme aux regrets de ses amis. Était-il sincère? Je me le suis demandé souvent, et quelquefois j'ai pu douter qu'un esprit comme le sien, épris de perfection, fût aussi complètement résigné dans sa défaite. Mais il y a tant de nuances dans la sincérité la plus loyale! il y a tant de manières de dire la vérité sans la dire tout entière! L'absolu détachement des choses n'admettrait-il aucun regard jeté de loin sur les choses qu'on désavoue? Et quel est le cœur assez sûr de lui pour répondre qu'il ne se glissera jamais un regret entre la résignation, qui dépend de nous, et l'oubli, qui ne peut nous venir que du temps?
Quoi qu'il en soit de ce jugement porté sur un passé qui ne s'accordait pas très bien avec sa vie présente, à l'époque dont je parle du moins, il était arrivé à ce degré de démission de lui-même et d'obscurité qui semblait lui donner tout à fait raison. Aussi ne fais-je que le prendre au mot en le traitant à peu près comme un inconnu. Il était devenu, d'après ses propres termes, si peu quelqu'un, et tant d'autres que lui pourraient à la rigueur se reconnaître dans ces pages, que je ne vois pas la moindre indiscrétion à publier de son vivant le portrait d'un homme dont la physionomie se prête à tant de ressemblances. Si quelque chose le distingue un peu du grand nombre de ceux qui volontiers retrouveraient en lui leur propre image, c'est que, par une exception qui, je le crois, ne fera envie à personne, il avait eu le courage assez rare de s'examiner souvent, et la sévérité plus rare encore de se juger médiocre. Enfin il existe si peu, quoiqu'il existe, qu'il est presque indifférent de parler de lui soit au présent, soit au passé.
La première fois que je le rencontrai, c'était en automne. Le hasard me le faisait connaître à cette époque de l'année qu'il aime le plus, dont il parle le plus souvent, peut-être parce qu'elle résume assez bien toute existence modérée qui s'accomplit ou qui s'achève dans un cadre naturel de sérénité, de silence et de regrets. «Je suis un exemple, m'a-t-il dit maintes fois depuis lors, de certaines affinités malheureuses qu'on ne parvient jamais à conjurer tout à fait. J'ai fait l'impossible pour n'être point un mélancolique, car rien n'est plus ridicule à tout âge et surtout au mien; mais il y a dans l'esprit de certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque toujours prête à se répandre en pluie sur leurs idées. Tant pis pour ceux qui sont nés dans les brouillards d'octobre!» ajoutait-il en souriant à la fois et de sa métaphore prétentieuse et de cette infirmité de nature dont il était au fond très humilié.
Ce jour-là, je chassais aux environs du village qu'il habite. Je m'y trouvais arrivé de la veille et sans autre relation que l'amitié de mon hôte le docteur ***, fixé depuis quelques années seulement dans le pays. Au moment où nous sortions du village, un chasseur parut en même temps que nous sur un coteau planté de vignes qui borne l'horizon de Villeneuve au levant. Il allait lentement et plutôt en homme qui se promène, escorté de deux grands chiens d'arrêt, un épagneul à poils fauves, un braque à robe noire, qui battaient les vignes autour de lui. C'étaient ordinairement, je l'ai su depuis, les deux seuls compagnons qu'il admît à le suivre dans ces expéditions presque journalières, où la poursuite du gibier n'était que le prétexte d'un penchant plus vif, le désir de vivre au grand air et surtout le besoin d'y vivre seul.
«Ah! voici M. Dominique qui chasse», me dit le docteur en reconnaissant à toute distance l'équipage ordinaire de son voisin. Un peu plus tard, nous l'entendîmes tirer, et le docteur me dit: «Voilà M. Dominique qui tire.» Le chasseur battait à peu près le même terrain que nous et décrivait autour de Villeneuve la même évolution, déterminée d'ailleurs par la direction du vent, qui venait de l'est, et par les remises assez fixes du gibier. Pendant le reste de la journée, nous l'eûmes en vue, et, quoique séparés par plusieurs cents mètres d'intervalle, nous pouvions suivre sa chasse comme il aurait pu suivre la nôtre. Le pays était plat, l'air très calme, et les bruits en cette saison de l'année portaient si loin, que même après l'avoir perdu de vue, on continuait d'entendre très distinctement chaque explosion de son fusil et jusqu'au son de sa voix quand, de loin en loin, il redressait un écart de ses chiens ou les ralliait. Mais soit discrétion, soit, comme un mot du docteur me l'avait fait présumer, qu'il eût peu de goût pour la chasse à trois, celui que le docteur appelait M. Dominique ne se rapprocha tout à fait que vers le soir, et la commune amitié qui s'est formée depuis entre nous devait avoir ce jour-là pour origine une circonstance des plus vulgaires. Un perdreau partit à l'arrêt de mon chien juste au moment où nous nous trouvions à peu près à demi-portée de fusil l'un de l'autre. Il occupait la gauche, et le perdreau parut incliner vers lui.
«A vous, monsieur», lui criai-je.
Je vis, à l'imperceptible temps d'arrêt qu'il mit à épauler son fusil, qu'il examinait d'abord si rigoureusement ni le docteur ni moi n'étions assez près pour tirer; puis, quand il se fut assuré que c'était un coup perdu pour tous s'il ne se décidait pas, il ajusta lestement et fit feu. L'oiseau, foudroyé en plein vol, sembla se précipiter plutôt qu'il ne tomba, et rebondit, avec le bruit d'une bête lourde, sur le terrain durci de la vigne.
C'était un coq de perdrix rouge magnifique, haut en couleur, le bec et les pieds rouges et durs comme du corail, avec des ergots comme un coq et large de poitrail presque autant qu'un poulet bien nourri.
«Monsieur, me dit en s'avançant vers moi M. Dominique, vous m'excuserez d'avoir tiré sur l'arrêt de votre chien; mais j'ai bien été forcé, je crois, de me substituer à vous pour ne pas perdre une fort belle pièce, assez peu commune en ce pays. Elle vous appartient de droit. Je ne me permettrais pas de vous l'offrir, je vous la rends.»
Il ajouta quelques paroles obligeantes pour me déterminer tout à fait, et j'acceptai l'offre de M. Dominique comme une dette de politesse à payer.
C'était un homme d'apparence encore jeune, quoiqu'il eût alors passé la quarantaine, assez grand, à peau brune, un peu nonchalant de tournure, et dont la physionomie paisible, la parole grave et la tenue réservée ne manquaient pas d'une certaine élégance sérieuse. Il portait la blouse et les guêtres d'un campagnard chasseur. Son fusil seul indiquait l'aisance, et ses deux chiens avaient au cou un large collier garni d'argent sur lequel on voyait un chiffre. Il serra courtoisement la main du docteur et nous quitta presque aussitôt pour aller, nous dit-il, rallier ses vendangeurs, qui, ce soir-là même, achevaient sa récolte.
On était aux premiers jours d'octobre. Les vendanges allaient finir; il ne restait plus dans la campagne, en partie rendue à son silence, que deux ou trois groupes de vendangeurs, ce que dans le pays on appelle des brigades, et un grand mât surmonté d'un pavillon de fête, planté dans la vigne même où se cueillaient les derniers raisins, annonçait en effet que la brigade de M. Dominique se préparait joyeusement à manger l'oie, c'est-à-dire à faire le repas de clôture et d'adieu où, pour célébrer la fin du travail, il est de tradition de manger, entre autres plats extraordinaires, une oie rôtie.
Le soir venait. Le soleil n'avait plus que quelques minutes de trajet pour atteindre le bord tranchant de l'horizon. Il éclairait longuement, en y traçant des rayures d'ombre et de lumière, un grand pays plat, tristement coupé de vignobles, de guérets et de marécages, nullement boisé, à peine onduleux, et s'ouvrant de distance en distance, par une lointaine échappée de vue, sur la mer. Un ou deux villages blanchâtres, avec leurs églises à plates-formes et leurs clochers saxons, étaient posés sur un des renflements de la plaine, et quelques fermes, petites, isolées, accompagnées de maigres bouquets d'arbres et d'énormes meules de fourrage, animaient seules ce monotone et vaste paysage, dont l'indigence pittoresque eût paru complète sans la beauté singulière qui lui venait du climat, de l'heure et de la saison. Seulement, à l'opposé de Villeneuve et dans un pli de la plaine, il y avait quelques arbres un peu plus nombreux qu'ailleurs et formant comme un très petit parc autour d'une habitation de quelque apparence. C'était un pavillon de tournure flamande, élevé, étroit, percé de rares fenêtres irrégulières et flanqué de tourelles à pignons d'ardoise. Aux abords étaient agglomérées quelques constructions plus récentes, maison de ferme et bâtiment d'exploitation, le tout au surplus très modeste. Un brouillard bleu qui s'élevait à travers les arbres indiquait qu'il y avait exceptionnellement dans ce bas-fond du pays quelque chose au moins comme un cours d'eau; une longue avenue marécageuse, sorte de prairie mouillée bordée de saules, menait directement de la maison à la mer.
«Ce que vous voyez là, me dit le docteur en me montrant cet îlot de verdure isolé dans la nudité des vignobles, c'est le château des Trembles et l'habitation de M. Dominique.»
Cependant M. Dominique allait rejoindre ses vendangeurs et s'éloignait paisiblement, son fusil désarmé, suivi cette fois de ses chiens à bout de forces; mais à peine avait-il fait quelques pas dans le sentier labouré d'ornières qui menait à ses vignes que nous fûmes témoins d'une rencontre qui me charma.
Deux enfants dont on entendait les voix riantes, une jeune femme dont on voyait seulement la robe d'étoffe légère et l'écharpe rouge, venaient au-devant du chasseur. Les enfants lui faisaient des gestes joyeux et se précipitaient de toute la vitesse de leurs petites jambes; la mère arrivait plus lentement et de la main agitait un des bouts de son écharpe couleur de pourpre. Nous vîmes M. Dominique prendre à son tour chacun de ses enfants dans ses bras. Ce groupe animé de couleurs brillantes demeura un moment arrêté dans le sentier vert, debout au milieu de la campagne tranquille, illuminé des feux du soir et comme enveloppé de toute la placidité du jour qui finissait. Puis la famille au complet reprit le chemin des Trembles, et le dernier rayon qui venait du couchant accompagna jusque chez lui ce ménage heureux.
Le docteur m'apprit alors en quelques mots que M. Dominique de Bray—on l'appelait M. Dominique tout court en vertu d'un usage amical adopté par les familiarités du pays—était un gentilhomme de l'endroit, maire de la commune, et qui devait cette charge de confiance moins encore à son influence personnelle, car il ne l'exerçait que depuis peu d'années, qu'à l'ancienne estime attachée à son nom; qu'il était très secourable aux malheureux, très aimé et fort bien vu de tous, quoiqu'il n'eût de ressemblance avec ses administrés que par la blouse, quand il en portait.
«C'est un aimable homme, ajouta le docteur, seulement un peu sauvage, excellent, simple et discret, qui se répand beaucoup en services, peu en paroles. Tout ce que je puis vous dire de lui, c'est que je lui connais autant d'obligés qu'il y a d'habitants dans la commune.»
La soirée qui suivit cette journée champêtre fut si belle et si parfaitement limpide, qu'on aurait pu se croire encore au milieu de l'été. Je m'en souviens surtout à cause d'un certain accord d'impressions qui fixe à la fois les souvenirs, même les moins frappants, sur tous les points sensibles de la mémoire. Il y avait de la lune, un clair de lune éblouissant, et la route crayeuse de Villeneuve, avec ses maisons blanches, en était éclairée comme en plein midi, d'un éclat plus doux, mais avec autant de précision. La grande rue droite qui traverse le village était déserte. On entendait à peine, en passant devant les portes, des gens qui soupaient en famille derrière leurs volets déjà clos. De distance en distance, partout où les habitants ne dormaient pas, un étroit rayon de lumière s'échappait par les serrures ou par les chattières, et jaillissait comme un trait rouge à travers la blancheur froide de la nuit. Les pressoirs seuls restaient ouverts pour donner de l'air au plancher des treuils, et d'un bout à l'autre du village une moiteur de raisins pressés, la chaude exhalaison des vins qui fermentent, se mêlaient à l'odeur des poulaillers et des étables. Dans la campagne, il n'y avait plus de bruit, hormis la voix des coqs qui se réveillaient de leur premier sommeil, et chantaient pour annoncer que la nuit serait humide. Des grives que le vent d'est amenait, des oiseaux de passage qui émigraient du nord au sud, traversaient l'air au-dessus du village et s'appelaient constamment, comme des voyageurs de nuit. Entre huit et neuf heures, une sorte de rumeur joyeuse éclata dans le fond de la plaine, et fit aboyer subitement tous les chiens de ferme des environs; c'était la musique aigre et cadencée des cornemuses jouant un air de contredanse.
«On danse chez M. Dominique, me dit le docteur. Bonne occasion pour lui faire visite dès ce soir, si vous le voulez bien, puisque vous lui devez des remercîments. Lorsqu'on danse au biniou chez un propriétaire qui fait vendanges, sachez que c'est presque une soirée publique.»
Nous prîmes le chemin des Trembles, et nous nous acheminâmes à travers les vignes, doucement émus par l'influence de cette nuit magnifique. Le docteur, qui la subissait à sa manière, se mit à regarder les rares étoiles que le vif éclat de la lune n'eût pas éclipsées, et se perdit dans des rêveries astronomiques, les seules rêveries qu'un pareil esprit se crût permises.
On dansait devant la grille de la ferme sur une esplanade en forme d'aire, entourée de grands arbres et parmi des herbes mouillées par l'humidité du soir, comme s'il avait plu. La lune illuminait si bien ce bal improvisé, qu'on pouvait se passer d'autres lumières. Il n'y avait guère, en fait de danseurs, que les vendangeurs de la maison, et peut-être un ou deux jeunes gens des environs que le signal de la cornemuse avait attirés. Je ne saurais dire si le musicien qui jouait du biniou s'en acquittait avec talent, mais il en jouait du moins avec une violence telle, il en tirait des sons si longuement prolongés, si perçants, et qui déchiraient avec tant d'aigreur l'air sonore et calme de la nuit, que je ne m'étonnais plus, en l'écoutant, que le bruit d'un pareil instrument nous fût parvenu de si loin; à une demi-lieue à la ronde, on pouvait l'entendre, et les jeunes filles de la plaine devaient, sans contredit, rêver contredanses dans leur lit. Les garçons avaient seulement ôté leurs vestes, les filles avaient changé de coiffes et relevé leurs tabliers de ratine; mais tous avaient gardé leurs sabots, disons comme eux leurs bots, sans doute pour se donner plus d'aplomb et pour mieux marquer, avec ces lourds patins, la mesure de cette lourde et sautante pantomime appelée la bourrée. Pendant ce temps, dans la cour de la ferme, des servantes passaient une chandelle à la main, allant et venant de la cuisine au réfectoire, et quand l'instrument s'arrêtait pour reprendre haleine, on distinguait les craquements du treuil où les hommes de corvée pressaient la vendange.
C'est là que nous trouvâmes M. Dominique, au milieu de ce laboratoire singulier plein de charpentes, de madriers, de cabestans, de roues en mouvement, qu'on appelle un pressoir. Deux ou trois lampes dispersées dans ce grand espace, encombré de volumineuses machines et d'échafaudages, l'éclairaient aussi peu que possible. On était en train de couper la treuillée, c'est-à-dire qu'on équarrissait de nouveau la vendange écrasée par la pression des machines, et qu'on la reconstruisait en plateau régulier pour en exprimer tout le jus restant. Le moût, qui ne s'égouttait plus que faiblement, descendait avec un bruit de fontaine épuisée dans les auges de pierre, et un long tuyau de cuir, pareil aux tuyaux d'incendie, le prenait aux réservoirs et le conduisait dans les profondeurs d'un cellier où la saveur sucrée des raisins foulés se changeait en odeur de vin, et aux approches duquel la chaleur était très forte. Tout ruisselait de vin nouveau. Les murs transpiraient humectés de vendanges. Des vapeurs capiteuses formaient un brouillard autour des lampes. M. Dominique était parmi ses vignerons, montés sur les étais du treuil, et les éclairant lui-même avec une lampe de main qui nous le fît découvrir dans ces demi-ténèbres. Il avait gardé sa tenue de chasse, et rien ne l'eût distingué des hommes de peine, si chacun d'eux ne l'eût appelé monsieur notre maître.
«Ne vous excusez pas, dit-il au docteur qui lui demandait grâce pour l'heure et le moment choisi de notre visite, sans quoi j'aurais trop moi-même à m'excuser.»
Et je crois bien, tant il fut parfaitement aisé et poli en nous faisant, sa lampe à la main, les honneurs de son pressoir, qu'il n'éprouva d'autre embarras que celui de nous faire asseoir commodément en pareil lieu.
Je n'ai rien à dire de notre entretien, le premier qui m'ait fait écouter un homme avec lequel j'ai beaucoup causé depuis. Je me souviens seulement qu'après avoir parlé vendange, récolte, chasse et campagne, seuls sujets qui nous fussent communs, le nom de Paris se présenta tout à coup comme une inévitable antithèse à toutes les simplicités comme à toutes les rusticités de la vie.
«Ah! c'était le beau temps! dit le docteur, que ce nom de Paris réveillait toujours en sursaut.
—Encore des regrets!» répondit M. Dominique.
Et cela fut dit avec un accent particulier, plus significatif que les paroles, et qui me donna l'envie d'en chercher le sens.
Nous sortîmes au moment où les vendangeurs allaient souper. Il était tard; nous n'avions plus qu'à regagner Villeneuve. M. Dominique nous fit parcourir l'allée tournante d'un jardin dont les limites se confondaient vaguement avec les arbres du parc, puis une longue terrasse en tonnelle occupant toute la façade de la maison, et à l'extrémité de laquelle on voyait la mer. En passant devant une chambre éclairée, dont la fenêtre était ouverte à l'air tiède de la nuit, j'aperçus la jeune femme à l'écharpe rouge, assise et brodant près de deux lits jumeaux. Nous nous séparâmes à la grille. La lune éclairait en plein la large cour d'honneur, où le mouvement de la ferme ne parvenait plus. Les chiens, las d'une journée de chasse, y dormaient devant leurs niches, la chaîne au cou, étendus à plat sur le sable. Des oiseaux se remuaient dans des massifs de lilas, comme si la grande clarté de la nuit leur eût fait croire à la venue du jour. On n'entendait plus rien du bal interrompu par le souper; la maison des Trembles et les environs reposaient déjà dans le plus grand silence, et cette absence de tout bruit soulageait du bruit du biniou.
Très peu de jours après, nous trouvions, en rentrant au logis, deux cartes de M. Dominique de Bray, qui s'était présenté dans la journée pour nous faire sa visite, et le lendemain même un billet d'invitation nous arrivait des Trembles. C'était une prière aimable signée du mari, mais écrite au nom de madame de Bray; il s'agissait d'un dîner de famille offert en voisins, et qu'on serait heureux de nous voir accepter de même.
Cette nouvelle entrevue, la première, à vrai dire, qui m'ait donné entrée dans la maison des Trembles, n'eut rien non plus de bien mémorable, et je n'en parlerais pas si je n'avais à dire un mot tout de suite de la famille de M. Dominique. Elle se composait des trois personnes dont j'avais déjà vu de loin la silhouette fugitive au milieu des vignes: une petite fille brune qu'on appelait Clémence, un garçon blond, fluet, grandissant trop vite et qui déjà promettait de porter avec plus de distinction que de vigueur le nom moitié féodal et moitié campagnard de Jean de Bray. Quant à leur mère, c'était une femme et une mère dans la plus excellente acception de ces deux mots, ni matrone ni jeune fille, très jeune d'âge peut-être, avec la maturité et la dignité puisées dans le sentiment bien compris de son double rôle; de très beaux yeux dans un visage indécis, beaucoup de douceur, je ne sais quoi d'ombrageux d'abord qui tenait sans doute à l'isolement accoutumé de sa vie, mais avec infiniment de grâce et de manières.
Cette année-là, nos relations n'allèrent pas beaucoup plus loin: une ou deux chasses où M. de Bray me pria de prendre part, quelques visites reçues ou rendues, et qui me firent mieux connaître les chemins de son village qu'elles ne m'ouvrirent les avenues discrètes de son amitié. Puis novembre arriva, et je quittai Villeneuve sans avoir autrement pénétré dans l'intimité de l'heureux ménage: c'est ainsi que le docteur et moi nous désignions dorénavant les châtelains des Trembles.
II
L'ABSENCE a des effets singuliers. J'en fis l'épreuve pendant cette première année d'éloignement qui me sépara de M. Dominique, sans qu'aucun souvenir direct parût nous rappeler l'un à l'autre. L'absence unit et désunit, elle rapproche aussi bien qu'elle divise, elle fait se souvenir, elle fait oublier; elle relâche certains liens très solides, elle les tend et les éprouve au point de les briser; il y a des liaisons soi-disant indestructibles dans lesquelles elle fait d'irrémédiables avaries; elle accumule des mondes d'indifférence sur des promesses de souvenirs éternels. Et puis d'un germe imperceptible, d'un lien inaperçu, d'un adieu, monsieur, qui ne devait pas avoir de lendemain, elle compose, avec des riens, en les tissant je ne sais comment, une de ces trames vigoureuses sur lesquelles deux amitiés viriles peuvent très bien se reposer pour le reste de leur vie, car ces attaches-là sont de toute durée. Les chaînes composées de la sorte à notre insu, avec la substance la plus pure et la plus vivace de nos sentiments, par cette mystérieuse ouvrière, sont comme un insaisissable rayon qui va de l'un à l'autre, et ne craignent plus rien, ni des distances ni du temps. Le temps les fortifie, la distance peut les prolonger indéfiniment sans les rompre. Le regret n'est, en pareil cas, que le mouvement un peu plus rude de ces fils invisibles attachés dans les profondeurs du cœur et de l'esprit, et dont l'extrême tension fait souffrir. Une année se passe. On s'est quitté sans se dire au revoir; on se retrouve, et pendant ce temps l'amitié a fait en nous de tels progrès que toutes les barrières sont tombées, toutes les précautions ont disparu. Ce long intervalle de douze mois, grand espace de vie et d'oubli, n'a pas contenu un seul jour inutile, et ces douze mois de silence vous ont donné tout à coup le besoin mutuel des confidences, avec le droit plus surprenant encore de vous confier.
Il y avait juste un an que j'avais mis le pied dans Villeneuve pour la première fois, quand j'y revins, attiré par une lettre du docteur, qui m'écrivait: «On parle de vous dans le voisinage, et l'automne est superbe, venez.» J'arrivai sans me faire attendre, et quand un soir de vendanges, par une journée tiède, par un soleil doux, au milieu des mêmes bruits, je montai sans être annoncé le perron des Trembles, je vis bien que l'union dont je parle était formée, et que l'ingénieuse absence avait agi sans nous et pour nous.
J'étais un hôte attendu qui revenait, qui devait revenir, et qu'un usage ancien avait rendu le familier de la maison. Ne m'y trouvais-je pas moi-même on ne peut plus à l'aise? Cette intimité qui commençait à peine était-elle ancienne ou nouvelle? C'était à ne plus le savoir, tant l'intuition des choses m'avait longuement fait vivre avec elles, tant le soupçon que j'avais d'elles ressemblait d'avance à des habitudes. Bientôt les gens de service me connurent; les deux chiens n'aboyèrent plus quand je parus dans la cour; la petite Clémence et Jean s'habituèrent vite à me voir, et ne furent pas les derniers à subir l'effet certain du retour et l'inévitable séduction des faits qui se répètent.
Plus tard on m'appela par mon nom, sans supprimer tout à fait la formule de monsieur, mais en la négligeant fréquemment. Puis il arriva qu'un jour M. de Bray (je disais ordinairement M. de Bray) ne se trouva plus d'accord avec le ton de nos entretiens, et chacun de nous s'en aperçut à la fois, comme d'une note qui résonnait faux. En réalité, rien aux Trembles ne paraissait changé, ni les lieux, ni nous-mêmes, et nous avions l'air, tant autour de nous tout se trouvait identique, les choses, l'époque, la saison et jusqu'aux plus petits incidents de la vie, de fêter jour par jour l'anniversaire d'une amitié qui n'avait plus de date.
Les vendanges se firent et s'achevèrent comme les précédentes, accompagnées des mêmes danses, des mêmes festins, au son de la même cornemuse maniée par le même musicien. Puis, la cornemuse remise au clou, les vignes désertes, les celliers fermés, la maison rentra dans son calme ordinaire. Il y eut un mois pendant lequel les bras se reposèrent un peu et les champs chômèrent. Ce fut ce mois de répit et comme de vacances rurales qui s'écoule d'octobre à novembre, entre la dernière récolte et les semailles. Il résume à peu près les derniers beaux jours. Il conduit, comme une défaillance aimable de la saison, des chaleurs tardives aux premiers froids. Puis un matin les charrues sortirent; mais rien ne ressemblait moins aux bruyantes bacchanales des vendanges que le morne et silencieux monologue du bouvier conduisant ses bœufs de labour, et ce grand geste sempiternel du semeur semant son grain dans des lieues de sillons.
La propriété des Trembles était un beau domaine, d'où Dominique tirait une bonne partie de sa fortune, et qui le faisait riche. Il l'exploitait lui-même, aidé de madame de Bray, qui, disait-il, possédait tout l'esprit de chiffres et d'administration qui lui manquait. Pour auxiliaire secondaire, avec moins d'importance et presque autant d'action, dans ce mécanisme compliqué d'une exploitation agricole, il avait un vieux serviteur hors rang dans le nombre de ses domestiques, qui remplissait en fait les fonctions de régisseur ou d'intendant des fermes. Ce serviteur, dont le nom reviendra plus tard dans ce récit, s'appelait André. En qualité d'enfant du pays et je crois bien d'enfant de la maison, il avait, vis-à-vis de son maître, autant de privautés que de tendresse. «Monsieur notre maître», disait-il toujours, soit qu'il parlât de lui ou qu'il lui parlât, et le maître à son tour le tutoyait par une habitude qu'il avait gardée de sa jeunesse et qui perpétuait des traditions domestiques assez touchantes entre le jeune chef de famille et le vieux André. André était donc, après le maître et la maîtresse du logis, le principal personnage des Trembles et le mieux écouté. Le reste du personnel, assez nombreux, se distribuait dans les multiples recoins de la maison et de la ferme. Le plus souvent tout paraissait vide, excepté la basse-cour, où remuaient tout le jour durant des troupeaux de poules, le grand jardin où les filles de la ferme ramassaient des faix d'herbes, et la terrasse exposée au midi, où, quand il faisait beau, madame de Bray et ses enfants se tenaient dans l'ombre, chaque matin plus rare, des treilles, dont les pampres tombaient. Quelquefois des journées entières se passaient sans qu'on entendît quoi que ce fût qui rappelât la vie dans cette maison où tant de gens vivaient cependant dans l'activité des soins ou du travail.
La mairie n'était point aux Trembles, quoique depuis deux ou trois générations les de Bray eussent toujours été, comme par un droit acquis, maires de la commune. Les archives étaient déposées à Villeneuve. Une maison de paysan des plus rustiques servait à la fois d'école primaire et de maison communale. Dominique s'y rendait deux fois par mois pour présider le conseil et de loin en loin pour les mariages. Ce jour-là, il partait avec son écharpe dans sa poche, et la ceignait en entrant dans la salle des séances. Il accompagnait volontiers les formalités légales d'une petite allocution qui produisait d'excellents effets. Il me fut donné de l'entendre à l'époque dont je parle, deux fois de suite dans la même semaine. Les vendanges amènent infailliblement les mariages; c'est, avec les veillées de carême, la saison de l'année qui rend les garçons entreprenants, attendrit le cœur des filles et fait le plus d'amoureux.
Quant aux distributions de bienfaisance, c'était madame de Bray qui en avait tout le soin. Elle tenait les clefs de la pharmacie, du linge, du gros bois, des sarments; les bons de pain, signés du maire, étaient écrits de sa main. Et si elle ajoutait du sien aux libéralités officielles de la commune, personne n'en savait rien, et les pauvres en recueillaient les bénéfices sans jamais apercevoir la main qui donnait. De vrais pauvres d'ailleurs, grâce à un pareil voisinage, il n'y en avait que très peu dans la commune. Les ressources de la mer voisine qui venaient en aide à la charité publique, les levées de marais et quelques prairies banales ou les plus gênés menaient pacager leurs vaches, un climat très doux qui rendait les hivers supportables, tout cela faisait que les années passaient sans trop de détresse, et que personne ne se plaignait du sort qui l'avait fait naître à Villeneuve.
Telle était à peu près la part que Dominique prenait à la vie publique de son pays: administrer une très petite commune perdue loin de tout grand centre, enfermée de marais, acculée contre la mer qui rongeait ses côtes et lui dévorait chaque année quelques pouces de territoire; veiller aux routes, aux desséchements; tenir les levées en état; penser aux intérêts de beaucoup de gens dont il était au besoin l'arbitre, le conseil et le juge; empêcher les procès et les discordes aussi bien que les disputes; prévenir les délits; soigner de ses mains, aider de sa bourse; donner de bons exemples d'agriculture; tenter des essais ruineux pour encourager les petites gens à en faire d'utiles; expérimenter à tout risque, avec sa terre et ses capitaux, comme un médecin essaye des médicaments sur sa santé, et tout cela le plus simplement du monde, non pas même comme une servitude, mais comme un devoir de position, de fortune et de naissance.
Il s'éloignait aussi peu que possible du cercle étroit de cette existence active et cachée qui ne mesurait pas une lieue de rayon. Aux Trembles, il recevait peu, sinon quelques voisins de campagne, venus pour chasser des extrêmes limites du département, et le docteur et le curé de Villeneuve, pour lesquels il y avait le dîner régulier des dimanches.
Quand il avait, dès son lever, expédié les affaires de la commune, s'il lui restait une heure ou deux pour s'occuper de ses propres affaires, il donnait un coup d'œil à ses charrues, distribuait le blé des semailles, faisait livrer le fourrage, ou bien il montait à cheval, lorsqu'une nécessité de surveillance l'appelait un peu plus loin. A onze heures, la cloche des Trembles annonçait le déjeuner: c'était le premier moment de la journée qui réunît la famille au complet et mit les deux enfants sous les yeux de leur père. L'un et l'autre apprenaient à lire, modeste début surtout pour un garçon dont Dominique avait, je crois, l'ambition de faire la réussite de sa propre vie manquée.
L'année se trouvait giboyeuse, et nous passions la plupart de nos après-midi à la chasse, ou bien nous faisions dans ces campagnes nues une promenade rapide, sans autre but le plus souvent que de côtoyer la mer. Je remarquais que ces longues chevauchées coupées de silences, dans un pays qui ne prêtait nullement au rire, le rendaient plus sérieux que de coutume. Nous allions au pas, côte à côte, et souvent il oubliait que j'étais là pour suivre dans une sorte de demi-sommeil un peu vague la monotone allure de son cheval ou son piétinement sur les galets roulants du rivage. Des gens de Villeneuve ou d'ailleurs croisaient notre route et le saluaient. Tantôt c'était M. le maire et tantôt M. Dominique. La formule variait avec le domicile des gens, le plus ou moins de rapports avec le château, ou d'après le degré de servage.
«Bonjour, monsieur Dominique», lui criait-on à travers champs. C'étaient des laboureurs, gens de main-d'œuvre, pliés en deux sur le dos de leurs sillons. Ils relevaient tant bien que mal leurs reins faussés, et découvraient de grands fronts frisés de cheveux courts, bizarrement blancs, dans un visage embrasé de soleil. Quelquefois un mot dont le sens n'était nullement défini pour moi, un souvenir d'un autre temps, rappelé par un de ceux qui l'avaient vu naître, et qui lui disaient à tous propos: «Vous souvenez-vous?» quelquefois, dis-je, un mot suffisait pour le faire changer de visage et le jeter dans un silence embarrassant.
Il y avait un vieux gardeur de moutons, très brave homme, qui tous les jours, à la même heure, menait ses bêtes brouter les herbes salées de la falaise. On l'apercevait, quelque temps qu'il fît, debout comme une sentinelle à deux pieds du bord escarpé: son chapeau de feutre attaché sous les oreilles, les pieds dans ses gros sabots remplis de paille, le dos abrité sous une limousine de feutre grisâtre. «Quand on pense, m'avait dit Dominique qu'il y a trente-cinq ans que je le connais et que je le vois là!» Il était grand causeur, comme un homme qui n'a que de rares occasions de se dédommager du silence, et qui en profite. Presque toujours il se mettait devant nos chevaux, leur barrait le passage et très ingénument nous obligeait à l'écouter. Il avait lui aussi, mais plus que tous les autres, la manie des vous souvenez-vous? comme si les souvenirs de sa longue vie de gardeur de moutons ne formaient qu'un chapelet de bonheurs sans mélange. Ce n'était pas, je l'avais remarqué dès le premier jour, la rencontre qui plaisait le plus à Dominique. La répétition de cette même image, à la même place, le renouvellement des choses mortes, inutiles, oubliées, venant tous les jours pour ainsi dire à la même heure se poser indiscrètement devant lui, tout cela le gênait évidemment comme une importunité réelle dans ses promenades. Aussi, quoique excellent pour tous ceux qui l'aimaient, et le vieux berger l'aimait beaucoup, Dominique le traitait un peu comme un vieux corbeau bavard. «C'est bon, c'est bon, père Jacques, lui disait-il, à demain», et il tâchait de passer outre; mais l'obstination stupide du père Jacques était telle, qu'il fallait, coûte que coûte, prendre son mal en patience et laisser souffler les chevaux pendant que le vieux berger causait.
Un jour, Jacques avait, comme de coutume, enjambé le talus de la falaise du plus loin qu'il nous avait aperçus, et, planté comme une borne sur l'étroit sentier, il nous avait arrêtés court. Il était plus que jamais en humeur de parler du temps qui n'est plus, de rappeler des dates: la saveur du passé lui montait ce jour-là au cerveau comme une ivresse.
«Salut bien, monsieur Dominique, salut bien, messieurs, nous dit-il en nous montrant toutes les rides de son visage dévasté épanouies par la satisfaction de vivre. Voilà du beau temps, comme on n'en voit pas souvent, comme on n'en a pas vu peut-être depuis vingt ans. Vous souvenez-vous, monsieur Dominique, il y a vingt ans?... Ah! quelles vendanges, quelle chaleur pour ramasser,... et que le raisin moûlait comme une éponge et qu'il était doux comme du sucre, et qu'on ne suffisait pas à cueillir tout ce que le sarment portait!...»
Dominique écoutait impatiemment, et son cheval se tourmentait sous lui comme s'il eût été piqué par les mouches.
«C'était l'année où il y avait tout ce monde au château, vous savez... Ah! comme...»
Mais un écart du cheval de Dominique coupa la phrase et laissa le père Jacques tout ébahi. Dominique cette fois avait passé quand même. Il partait au galop et cinglait son cheval avec sa cravache, comme pour le corriger d'un vice subit ou le punir d'avoir eu peur. Pendant le reste de la promenade, il fut distrait, et garda le plus longtemps possible une allure rapide.
Dominique avait assez peu de goût pour la mer: il avait grandi, disait-il, au milieu de ses gémissements, et s'en souvenait avec déplaisir, comme d'une complainte amère; c'était faute d'autres promenades plus riantes que nous avions adopté celle-ci. D'ailleurs, vu de la côte élevée que nous suivions, ce double horizon plat de la campagne et des flots devenait d'une grandeur saisissante à force d'être vide. Et puis, dans ce contraste du mouvement des vagues et de l'immobilité de la plaine, dans cette alternative de bateaux qui passent et de maisons qui demeurent, de la vie aventureuse et de la vie fixée, il y avait une intime analogie dont il devait être frappé plus que tout autre, et qu'il savourait secrètement, avec l'âcre jouissance propre aux voluptés d'esprit qui font souffrir. Le soir approchant, nous revenions au petit pas, par des chemins pierreux enclavés entre des champs fraîchement remués dont la terre était brune. Des alouettes d'automne se levaient à fleur de sol et fuyaient avec un dernier frisson de jour sur leurs ailes. Nous atteignions ainsi les vignes, l'air salé des côtes nous quittait. Une moiteur plus molle et plus tiède s'élevait du fond de la plaine. Bientôt après nous entrions dans l'ombre bleue des grands arbres, et le plus souvent le jour était fini quand nous mettions pied à terre au perron des Trembles.
La soirée nous réunissait de nouveau, en famille, dans un grand salon garni de meubles anciens, où l'heure monotone était marquée par une longue horloge, au timbre éclatant, dont la sonnerie retentissait jusque dans les chambres hautes. Il était impossible de se soustraire à ce bruit, qui nous réveillait la nuit, en plein sommeil, non plus qu'à la mesure battue bruyamment par le balancier, et quelquefois nous nous surprenions, Dominique et moi, écoutant sans mot dire ce murmure sévère qui, de seconde en seconde, nous entraînait d'un jour dans un autre. Nous assistions au coucher des enfants, dont la toilette de nuit se faisait, par indulgence, au salon, et que leur mère emportait tout enveloppés de blanc, les bras morts de sommeil et les yeux clos. Vers dix heures on se séparait. Je rentrais alors à Villeneuve, ou bien plus tard, quand les soirées devinrent pluvieuses, les nuits plus sombres, les chemins moins faciles, quelquefois on me gardait aux Trembles pour la nuit. J'avais ma chambre au second étage, à l'angle du pavillon touchant à la tourelle. Dominique l'avait occupée autrefois pendant une grande partie de sa jeunesse. De la fenêtre on découvrait toute la plaine, tout Villeneuve et jusqu'à la haute mer, et j'entendais en m'endormant le bruit du vent dans les arbres et ce ronflement de la mer dont l'enfance de Dominique avait été bercée. Le lendemain, tout recommençait comme la veille, avec la même plénitude de vie, la même exactitude dans les loisirs et dans le travail. Les seuls accidents domestiques dont j'eusse encore été témoin, c'étaient, pour ainsi dire, des accidents de saison qui troublaient la symétrie des habitudes, comme par exemple un jour de pluie venant quand on avait pris des dispositions en vue du beau temps.
Ces jours-là, Dominique montait à son cabinet. Je demande pardon au lecteur de ces menus détails, et de ceux qui vont suivre; mais ils le feront pénétrer peu à peu, et par les voies indirectes qui m'y conduisirent moi-même, de la vie banale du gentilhomme fermier dans la conscience même de l'homme, et peut-être y trouvera-t-on des particularités moins vulgaires. Ces jours-là, dis-je, Dominique montait à son cabinet, c'est-à-dire qu'il revenait de vingt-cinq ou trente ans en arrière, et cohabitait pour quelques heures avec son passé. Il y avait là quelques miniatures de famille, un portrait de lui: jeune visage au teint rosé, tout papilloté de boucles brunes, qui n'avait plus un trait reconnaissable, quelques cartons étiquetés parmi des monceaux de papiers, et une double bibliothèque, l'une ancienne, l'autre entièrement moderne, et qui manifestait par un certain choix de livres des prédilections qu'il appliquait en fait dans sa vie. Un petit meuble enseveli dans la poussière contenait uniquement ses livres de collège, livres d'études et livres de prix. Joignez encore un vieux bureau criblé d'encre et de coups de canif, une fort belle mappemonde datant d'un demi-siècle et sur laquelle étaient tracés à la main de chimériques itinéraires à travers toutes les parties du monde. Outre ces témoignages de sa vie d'écolier, respectés et conservés, je le crois, avec attachement par l'homme qui se sentait vieillir, il y avait d'autres attestations de lui-même, de ce qu'il avait été, de ce qu'il avait pensé, et que je dois faire connaître, quoique le caractère en fût bizarre autant que puéril. Je veux parler de ce qu'on voyait sur les murs, sur les boiseries, sur les vitres, et des innombrables confidences qu'on pouvait y lire.
On y lisait surtout des dates, des noms de jours, avec la mention précise du mois et de l'année. Quelquefois la même indication se reproduisait en série avec des dates successives quant à l'année, comme si, plusieurs années de suite, il se fût astreint, jour par jour, peut-être heure par heure, à constater je ne sais quoi d'identique, soit sa présence physique au même lieu, soit plutôt la présence de sa pensée sur le même objet. Sa signature était ce qu'il y avait de plus rare; mais, pour demeurer anonyme, la personnalité qui présidait à ces sortes d'inscriptions chiffrées n'en était pas moins évidente. Ailleurs il y avait seulement une figure géométrique élémentaire. Au-dessous, la même figure était reproduite, mais avec un ou deux traits de plus qui en modifiaient le sens sans en changer le principe, et la figure arrivait ainsi, et en se répétant avec des modifications nouvelles, à des significations singulières qui impliquaient le triangle ou le cercle originel, mais avec des résultats tout différents. Au milieu de ces allégories dont le sens n'était pas impossible à deviner, il y avait certaines maximes courtes et beaucoup de vers, tous à peu près contemporains de ce travail de réflexion sur l'identité humaine dans le progrès. La plupart étaient écrits au crayon, soit que le poète eût craint, soit qu'il eût dédaigné de leur donner trop de permanence en les gravant à perpétuité dans la muraille. Des chiffres enlacés, mais très rares, où une même majuscule se nouait avec un D, accompagnaient presque toujours quelques vers d'une acception mieux définie, souvenirs d'une époque évidemment plus récente. Puis tout à coup, et comme un retour vers un mysticisme plus douloureux ou plus hautain, il avait écrit—sans doute par une rencontre fortuite avec le poète Longfellow—Excelsior! Excelsior! Excelsior! répétés avec un nombre indéfini de points d'exclamation. Puis, à dater d'une époque qu'on pouvait calculer approximativement par un rapprochement facile avec son mariage, il devenait évident que, soit par indifférence, soit plutôt résolument, il avait pris le parti de ne plus écrire. Jugeait-il que la dernière évolution de son existence était accomplie? Ou pensait-il avec raison qu'il n'avait plus rien à craindre désormais pour cette identité de lui-même qu'il avait pris jusque là tant de soin d'établir? Une seule et dernière date très apparente existait à la suite de toutes les autres, et s'accordait exactement avec l'âge du premier enfant qui lui était né: son fils Jean.
Une grande concentration d'esprit, une active et intense observation de lui-même, l'instinct de s'élever plus haut, toujours plus haut, et de se dominer en ne se perdant jamais de vue, les transformations entraînantes de la vie avec la volonté de se reconnaître à chaque nouvelle phase, la nature qui se fait entendre, des sentiments qui naissent et attendrissent ce jeune cœur égoïstement nourri de sa propre substance, ce nom qui se double d'un autre nom et des vers qui s'échappent comme une fleur de printemps fleurit, des élans forcenés vers les hauts sommets de l'idéal, enfin la paix qui se fait dans ce cœur orageux, ambitieux peut-être, et certainement martyrisé de chimères,—voilà, si je ne me trompe, ce qu'on pouvait lire dans ce registre muet, plus significatif dans sa mnémotechnie confuse que beaucoup de mémoires écrits. L'âme de trente années d'existence palpitait encore émue dans cette chambre étroite, et quand Dominique était là, devant moi, penché vers la fenêtre, un peu distrait et peut-être encore poursuivi par un certain écho des rumeurs anciennes, c'était une question de savoir s'il venait là pour évoquer ce qu'il appelait l'ombre de lui-même ou pour l'oublier.
Un jour il prit un paquet de plusieurs volumes déposés dans un coin obscur de sa bibliothèque; il me fit asseoir, ouvrit un des volumes, et sans autre préambule se mit à lire à demi-voix. C'étaient des vers sur des sujets trop épuisés depuis longues années, de vie champêtre, de sentiments blessés ou de passions tristes. Les vers étaient bons, d'un mécanisme ingénieux, libre, imprévu, mais peu lyriques en somme, quoique les intentions du livre le fussent beaucoup. Les sentiments étaient fins, mais ordinaires, les idées débiles. Cela ressemblait, moins la forme, qui, je le répète, à cause de qualités rares, formait un désaccord assez frappant avec la faiblesse incontestable du fond, cela ressemblait, dis-je, à tout essai de jeune homme qui s'épanouit sous forme de vers, et qui se croit poète parce qu'une certaine musique intérieure le met sur la voie des cadences et l'invite à parler en mots rimés. Telle était du moins mon opinion, et, sans avoir à ménager l'auteur, dont j'ignorais le nom, je la fis connaître à Dominique aussi crûment que je l'écris.
«Voilà le poète jugé, dit-il, et bien jugé, ni plus ni moins que par lui-même. Auriez-vous eu la même franchise, ajouta-t-il, si vous aviez su que ces vers sont de moi?
—Absolument, lui répondis-je un peu déconcerté.
—Tant mieux, reprit Dominique, cela me prouve qu'en bien comme en mal vous m'estimez ce que je vaux. Il y a là deux volumes de pareille force. Ils sont de moi. J'aurais le droit de les désavouer, puisqu'ils ne portent point de nom; mais ce n'est pas à vous que je tairai des faiblesses, tôt ou tard il faudra que vous les sachiez toutes. Je dois peut-être à ces essais manqués, comme beaucoup d'autres, un soulagement et des leçons utiles. En me démontrant que je n'étais rien, tout ce que j'ai fait m'a donné la mesure de ceux qui sont quelque chose. Ce que je dis là n'est qu'à demi modeste; mais vous me pardonnerez de ne plus distinguer la modestie de l'orgueil, quand vous saurez à quel point il m'est permis de les confondre.»
Il y avait deux hommes en Dominique, cela n'était pas difficile à deviner. «Tout homme porte en lui un ou plusieurs morts», m'avait dit sentencieusement le docteur, qui soupçonnait aussi des renoncements dans la vie du campagnard des Trembles. Mais celui qui n'existait plus avait-il du moins donné signe de vie? Dans quelle mesure? à quelle époque? N'avait-il jamais trahi son incognito que par deux livres anonymes et ignorés?
Je pris ceux des volumes que Dominique n'avait point ouverts: cette fois le titre m'en était connu. L'auteur, dont le nom estimé n'avait pas eu le temps de pénétrer bien avant dans la mémoire des gens qui lisent, occupait avec honneur un des rangs moyens de la littérature politique d'il y a quinze ou vingt ans. Aucune publication plus récente ne m'avait appris qu'il vécût ou écrivît encore. Il était du petit nombre de ces écrivains discrets qu'on ne connaît jamais que par le titre de leurs ouvrages, dont le nom entre dans la renommée sans que leur personne sorte de l'ombre, et qui peuvent parfaitement disparaître ou se retirer du monde sans que le monde, qui ne communique avec eux que par leurs écrits, sache ce qu'il est arrivé d'eux.
Je répétai le titre des volumes et le nom de l'auteur, et je regardai Dominique, qui se mit à sourire en comprenant que je le devinais.
«Surtout, me dit-il, ne flattez pas le publiciste pour consoler la vanité du poète. La plus réelle différence peut-être qu'il y ait entre les deux, c'est que la publicité s'est occupée du premier, tandis qu'elle n'a pas fait le même honneur au second. Elle a eu raison de se taire avec celui-ci; n'a-t-elle pas eu tort de si bien accueillir l'autre? J'avais plusieurs motifs, continua-t-il, pour changer de nom comme j'en avais eu de graves d'abord pour garder tout à fait l'anonyme, des raisons diverses et qui toutes ne tenaient pas seulement à des considérations de prudence littéraire et de modestie bien entendue. Vous voyez que j'ai bien fait, puisque nul ne sait aujourd'hui que celui qui signait mes livres a fini platement par se faire maire de sa commune et vigneron.
—Et vous n'écrivez plus? lui demandai-je.
—Oh! pour cela, non, c'est fini! D'ailleurs, depuis que je n'ai plus rien à faire, je puis dire que je n'ai plus le temps de rien. Quant à mon fils, voici quelles sont mes idées sur lui. Si j'avais été ce que je ne suis pas, j'estimerais que la famille des de Bray a assez produit, que sa tâche est faite, et que mon fils n'a plus qu'à se reposer; mais la Providence en a décidé autrement, les rôles sont changés. Est-ce tant mieux ou tant pis pour lui? Je lui laisse l'ébauche d'une vie inachevée, qu'il accomplira, si je ne me trompe. Rien ne finit, reprit-il, tout se transmet, même les ambitions.»
Une fois descendu de cette chambre dangereuse, hantée de fantômes, où je sentais que les tentations devaient l'assiéger en foule, Dominique redevenait le campagnard ordinaire des Trembles. Il adressait un mot tendre à sa femme et à ses enfants, prenait son fusil, sifflait ses chiens, et, si le ciel s'embellissait, nous allions achever la journée dans la campagne trempée d'eau.
Cette existence intime dura jusqu'en novembre, facile, familière, sans grands épanchements, mais avec l'abandon sobre et confiant que Dominique savait mettre en toutes choses où sa vie intérieure n'était pas mêlée. Il aimait la campagne en enfant et ne s'en cachait pas; mais il en parlait en homme qui l'habite, jamais en littérateur qui l'a chantée. Il y avait certains mots qui ne sortaient jamais de sa bouche, parce que, plus qu'aucun autre homme que j'aie connu, il avait la pudeur de certaines idées, et l'aveu des sentiments dits poétiques était un supplice au-dessus de ses forces. Il avait donc pour la campagne une passion si vraie, quoique contenue dans la forme, qu'il demeurait à ce sujet-là plein d'illusions volontaires, et qu'il pardonnait beaucoup aux paysans, même en les trouvant pétris d'ignorance et de défauts, quand ce n'est pas de vices. Il vivait avec eux dans de continuels contacts, quoiqu'il ne partageât, bien entendu, ni leurs mœurs, ni leurs goûts, ni aucun de leurs préjugés. La simplicité extrême de sa mise, celle de ses manières et de toute sa vie auraient au besoin servi d'excuses à des supériorités que personne au surplus ne soupçonnait. Tous à Villeneuve l'avaient vu naître, grandir, puis, après quelques années d'absence, revenir au pays et s'y fixer. Il y avait des vieillards pour lesquels, à quarante-cinq ans tout à l'heure, il était encore le petit Dominique, et parmi ceux qui passaient près des Trembles et reconnaissaient au second étage, à droite, la chambre qui avait été la sienne, nul assurément ne s'était jamais douté du monde d'idées et de sentiments qui la séparait d'eux.
J'ai parlé des visites que Dominique recevait aux Trembles, et je dois y revenir à cause d'un événement dont je fus en quelque sorte témoin et qui le frappa profondément.
Au nombre des amis qui se réunirent aux Trembles cette année-là et selon l'usage, pour fêter la Saint-Hubert, se trouvait un de ses plus anciens camarades, fort riche, et qui vivait retiré, disait-on, sans famille, dans un château éloigné d'une douzaine de lieues. On l'appelait d'Orsel. Il était du même âge que Dominique, quoique sa chevelure blonde et son visage presque sans barbe lui donnassent par moments des airs de jeunesse qui pouvaient faire croire à quelques années de moins. C'était un garçon de bonne tournure, très soigné de tenue, de formes séduisantes et polies, avec je ne sais quel dandysme invétéré dans les gestes, les paroles et l'accent, qui, au milieu d'un certain monde un peu blasé, n'eût pas manqué d'un attrait réel. Il y avait en lui beaucoup de lassitude, ou beaucoup d'indifférence, ou beaucoup d'apprêt. Il aimait la chasse, les chevaux. Après avoir adoré les voyages, il ne voyageait plus. Parisien d'adoption, presque de naissance, un beau jour on avait appris qu'il quittait Paris, et, sans qu'on pût déterminer le vrai motif d'une pareille retraite, il était venu s'ensevelir, au fond de ses marais d'Orsel, dans la plus inconcevable solitude. Il y vivait bizarrement, comme en un lieu de refuge et d'oubli, se montrant peu, ne recevant pas du tout, et dans les obscurités de je ne sais quel parti pris morose qui ne s'expliquait que par un acte de désespoir de la part d'un homme jeune, riche, à qui l'on pouvait supposer sinon de grandes passions, du moins des ardeurs de plus d'un genre. Très peu lettré, quoiqu'il eût passablement appris par ouï-dire, il témoignait un certain mépris hautain pour les livres et beaucoup de pitié pour ceux qui se donnaient la peine de les écrire. A quoi bon? disait-il; l'existence était trop courte et ne méritait pas qu'on en prît tant de souci. Et il soutenait alors, avec plus d'esprit que de logique, la thèse banale des découragés, quoiqu'il n'eût jamais rien fait qui lui donnât le droit de se dire un des leurs. Ce qu'il y avait de plus sensible dans ce caractère un peu effacé comme sous des poussières de solitude, et dont les traits originaux commençaient à sentir l'usure, c'était comme une passion à la fois mal satisfaite et mal éteinte pour le grand luxe, les grandes jouissances et les vanités artificielles de la vie. Et l'espèce d'hypocondrie froide et élégante qui perçait dans toute sa personne prouvait que si quelque chose survivait au découragement de beaucoup d'ambitions si vulgaires, c'était à la fois le dégoût de lui-même avec l'amour excessif du bien-être. Aux Trembles, il était toujours le bienvenu, et Dominique lui pardonnait la plupart de ses bizarreries en faveur d'une ancienne amitié dans laquelle d'Orsel mettait au surplus tout ce qu'il avait de cœur.
Pendant les quelques jours qu'il passa aux Trembles, il se montra ce qu'il savait être dans le monde, c'est-à-dire un compagnon aimable, beau chasseur, bon convive, et, sauf un ou deux écarts de sa réserve ordinaire, rien à peu près ne parut de tout ce que contenait l'homme ennuyé.
Madame de Bray avait entrepris de le marier, entreprise chimérique, car rien n'était plus difficile que de l'amener à discuter raisonnablement des idées pareilles. Sa réponse ordinaire était qu'il avait passé l'âge où l'on se marie par entraînement, et que le mariage, comme tous les actes capitaux ou dangereux de la vie, demandait un grand élan d'enthousiasme.
«C'est un jeu, le plus aléatoire de tous, disait-il, qui n'est excusable que par la valeur, le nombre, l'ardeur et la sincérité des illusions qu'on y engage, et qui ne devient amusant que lorsque de part et d'autre on y joue gros jeu.»
Et comme on s'étonnait de le voir s'enfermer à Orsel, dans une inaction dont ses amis s'affligeaient, à cette observation, qui n'était pas nouvelle, il répondit:
«Chacun fait selon ses forces.»
Quelqu'un dit:
«C'est de la sagesse.
—Peut-être, reprit d'Orsel. En tout cas, personne ne peut dire que ce soit une folie de vivre paisiblement sur ses terres et de s'en trouver bien.
—Cela dépend, dit madame de Bray.
—Et de quoi, je vous prie, madame?
—De l'opinion qu'on a sur les mérites de la solitude, et d'abord du plus ou moins de cas qu'on fait de la famille, ajouta-t-elle en regardant involontairement ses deux enfants et son mari.
—Vous saurez, interrompit Dominique, que ma femme considère une certaine habitude sociale, souvent discutée d'ailleurs, et par de très bons esprits, comme un cas de conscience et comme un acte obligatoire. Elle prétend qu'un homme n'est pas libre, et qu'il est coupable de se refuser à faire le bonheur de quelqu'un quand il le peut.
—Alors vous ne vous marierez jamais? reprit encore madame de Bray.
—C'est probable, dit d'Orsel sur un ton beaucoup plus sérieux. Il y a tant de choses que j'aurais dû faire avec moins de dangers pour d'autres et d'appréhensions pour moi-même et que je n'ai pas faites! Risquer sa vie n'est rien, engager sa liberté, c'est déjà plus grave; mais épouser la liberté et le bonheur d'une autre!... Il y a quelques années que je réfléchis là-dessus, et la conclusion, c'est que je m'abstiendrai.»
Le soir même de cette conversation, qui mettait en relief une partie des sophismes et des impuissances de M. d'Orsel, celui-ci quitta les Trembles. Il partit à cheval, suivi de son domestique. La nuit était claire et froide.
«Pauvre Olivier!» dit Dominique en le voyant s'éloigner au galop de chasse dans la direction d'Orsel.
Quelques jours plus tard, un exprès, accouru d'Orsel à toute bride, remit à Dominique une lettre cachetée de noir dont la lecture le bouleversa, lui, si parfaitement maître de ses émotions.
Olivier venait d'éprouver un grave accident. De quelle nature? Ou le billet tristement scellé ne le disait pas, ou Dominique avait un motif particulier pour ne l'expliquer qu'à demi. A l'instant même il fit atteler sa voiture de voyage, envoya prévenir le docteur en le priant de se tenir prêt à l'accompagner; et, moins d'une heure après l'arrivée de la mystérieuse dépêche, le docteur et M. de Bray prenaient en grande hâte la route d'Orsel.
Ils ne revinrent qu'au bout de plusieurs jours, vers le milieu de novembre, et leur retour eut lieu pendant la nuit. Le docteur, qui le premier me donna des nouvelles de son malade, fut impénétrable, comme il convient aux hommes de sa profession. J'appris seulement que les jours d'Olivier n'étaient plus en danger, qu'il avait quitté le pays, que sa convalescence serait longue et l'obligerait probablement à un séjour prolongé dans un climat chaud. Le docteur ajoutait que cet accident aurait au surplus pour résultat d'arracher cet incorrigible solitaire à l'affreux isolement de son château, de le faire changer d'air, de résidence et peut-être d'habitudes.
Je trouvai Dominique fort abattu, et la plus vive expression de chagrin se peignit sur son visage au moment où je me permis de lui adresser quelques questions de sincère intérêt sur la santé de son ami.
«Je crois inutile de vous tromper, me dit-il. Tôt ou tard la vérité se fera jour sur une catastrophe trop facile à prévoir et malheureusement impossible à conjurer.»
Et il me remit la lettre même d'Olivier.
«Orsel, novembre 18...
Mon cher Dominique,
«C'est bien véritablement un mort qui t'écrit. Ma vie ne servait à personne, on me l'a trop répété, et ne pouvait plus qu'humilier tous ceux qui m'aiment. Il était temps de l'achever moi-même. Cette idée, qui ne date pas d'hier, m'est revenue l'autre soir en te quittant. Je l'ai mûrie pendant la route. Je l'ai trouvée raisonnable, sans aucun inconvénient pour personne, et mon entrée chez moi, la nuit, dans un pays que tu connais, n'était pas une distraction de nature à me faire changer d'avis. J'ai manqué d'adresse, et n'ai réussi qu'à me défigurer. N'importe, j'ai tué Olivier. Le peu qui reste de lui attendra son heure. Je quitte Orsel et n'y reviendrai plus. Je n'oublierai pas que tu as été, je ne dirai pas mon meilleur ami, je dis mon seul ami. Tu es l'excuse de ma vie. Tu témoigneras pour elle. Adieu, sois heureux, et si tu parles de moi à ton fils, que ce soit pour qu'il ne me ressemble pas.
«Olivier.»
Vers midi, la pluie se mit à tomber. Dominique se retira dans son cabinet, où je le suivis. Cette demi-mort d'un compagnon de sa jeunesse, du seul ami de vieille date que je lui connusse, avait amèrement ravivé certains souvenirs qui n'attendaient qu'une circonstance décisive pour se répandre. Je ne lui demandai point ses confidences; il me les offrit. Et comme s'il n'eût fait que traduire en paroles les mémoires chiffrés que j'avais sous les yeux, il me raconta sans déguisements, mais non sans émotion, l'histoire suivante.
III
CE que j'ai à vous dire de moi est fort peu de chose, et cela pourrait tenir en quelques mots: un campagnard qui s'éloigne un moment de son village, un écrivain mécontent de lui qui renonce à la manie d'écrire, et le pignon de sa maison natale figurant au début comme à la fin de son histoire. Le plat résumé que voici, le dénoûment bourgeois que vous lui connaissez, c'est encore ce que cette histoire contiendra de meilleur comme moralité, et peut-être de plus romanesque comme aventure. Le reste n'est instructif pour personne, et ne saurait émouvoir que mes souvenirs. Je n'en fais pas mystère, croyez-le bien; mais j'en parle le moins possible, et cela pour des raisons particulières qui n'ont rien de commun avec l'envie de me rendre plus intéressant que je ne le suis.
Des quelques personnes qui se trouvent mêlées à ce récit, et dont je vous entretiendrai presque autant que de moi-même, l'un est un ami ancien, difficile à définir, plus difficile encore à juger sans amertume, et dont vous avez lu tout à l'heure la lettre d'adieu et de deuil. Jamais il ne se serait expliqué sur une existence qui n'avait pas lieu de lui plaire. C'est presque la réhabiliter que de la mêler à ces confidences. L'autre n'a aucune raison d'être discret sur la sienne. Il appartient à des situations qui font de lui un homme public: ou vous le connaissez, ou il vous arrivera probablement de le connaître, et je ne crois pas le diminuer du plus petit de ses mérites en vous avertissant de la médiocrité de ses origines. Quant à la troisième personne dont le contact eut une vive influence sur ma jeunesse, elle est placée maintenant dans des conditions de sécurité, de bonheur et d'oubli, à défier tout rapprochement entre les souvenirs de celui qui vous parlera d'elle et les siens.
Je puis dire que je n'ai pas eu de famille, et ce sont mes enfants qui me font connaître aujourd'hui la douceur et la fermeté des liens qui m'ont manqué quand j'avais leur âge. Ma mère eut à peine la force de me nourrir et mourut. Mon père vécut encore quelques années, mais dans un état de santé si misérable que je cessai de sentir sa présence longtemps avant de le perdre, et que sa mort remonte pour moi bien au delà de son décès réel, en sorte que je n'ai pour ainsi dire connu ni l'un ni l'autre, et que le jour où, en deuil de mon père, qui venait de s'éteindre, je demeurai seul, je n'aperçus aucun changement notable qui me fît souffrir. Je n'attachai qu'un sens des plus vagues au mot d'orphelin qu'on répétait autour de moi comme un nom de malheur, et je comprenais seulement, aux pleurs de mes domestiques, que j'étais à plaindre.
Je grandis au milieu de ces braves gens, surveillé de loin par une sœur de mon père, madame Ceyssac, qui ne vint qu'un peu plus tard s'établir aux Trembles, dès que les soins de ma fortune et de mon éducation réclamèrent décidément sa présence. Elle trouva en moi un enfant sauvage, inculte, en pleine ignorance, facile à soumettre, plus difficile à convaincre, vagabond dans toute la force du terme, sans nulle idée de discipline et de travail, et qui, la première fois qu'on lui parla d'étude et d'emploi du temps, demeura bouche béante, étonné que la vie ne se bornât pas au plaisir de courir les champs. Jusque-là je n'avais pas fait autre chose. Les derniers souvenirs qui m'étaient restés de mon père étaient ceux-ci: dans les rares moments où la maladie qui le minait lui laissait un peu de répit, il sortait, gagnait à pied le mur extérieur du parc, et là, pendant de longues après-midi de soleil, appuyé sur un grand jonc et avec la démarche lente qui me le faisait paraître un vieillard, il se promenait des heures entières. Pendant ce temps, je parcourais la campagne et j'y tendais mes pièges à oiseaux. N'ayant jamais reçu d'autres leçons, à une légère différence près, je croyais imiter assez exactement ce que j'avais vu faire à mon père. Et quant aux seuls compagnons que j'eusse alors, c'étaient des fils de paysans du voisinage, ou trop paresseux pour suivre l'école, ou trop petits pour être mis au travail de la terre, et qui tous m'encourageaient de leur propre exemple dans la plus parfaite insouciance en fait d'avenir. La seule éducation qui me fût agréable, le seul enseignement qui ne me coûtât pas de révolte, et, notez-le bien, le seul qui dût porter des fruits durables et positifs, me venait d'eux. J'apprenais confusément, de routine, cette quantité de petits faits qui sont la science et le charme de la vie de campagne. J'avais, pour profiter d'un pareil enseignement, toutes les aptitudes désirables: une santé robuste, des yeux de paysan, c'est-à-dire des yeux parfaits, une oreille exercée de bonne heure aux moindres bruits, des jambes infatigables, avec cela l'amour des choses qui se passent en plein air, le souci de ce qu'on observe, de ce qu'on voit, de ce qu'on écoute, peu de goût pour les histoires qu'on lit, la plus grande curiosité pour celles qui se racontent; le merveilleux des livres m'intéressait moins que celui des légendes, et je mettais les superstitions locales bien au-dessus des contes de fées.
A dix ans, je ressemblais à tous les enfants de Villeneuve: j'en savais autant qu'eux, j'en savais un peu moins que leurs pères; mais il y avait entre eux et moi une différence, imperceptible alors, et qui se détermina tout à coup: c'est que déjà je tirais de l'existence et des faits qui nous étaient communs des sensations qui toutes paraissaient leur être étrangères. Ainsi, il est bien évident pour moi, lorsque je m'en souviens, que le plaisir de faire des pièges, de les tendre le long des buissons, de guetter l'oiseau, n'était pas ce qui me captivait le plus dans la chasse; et la preuve, c'est que le seul témoignage un peu vif qui me soit resté de ces continuelles embuscades, c'est la vision très nette de certains lieux, la note exacte de l'heure et de la saison, et jusqu'à la perception de certains bruits qui n'ont pas cessé depuis de se faire entendre. Peut-être vous paraîtra-t-il assez puéril de me rappeler qu'il y a trente-cinq ans tout à l'heure, un soir que je relevais mes pièges dans un guéret labouré de la veille, il faisait tel temps, tel vent, que l'air était calme, le ciel gris, que des tourterelles de septembre passaient dans la campagne avec un battement d'ailes très sonore, et que tout autour de la plaine, les moulins à vent, dépouillés de leur toile, attendaient le vent qui ne venait pas. Vous dire comment une particularité de si peu de valeur a pu se fixer dans ma mémoire, avec la date précise de l'année et peut-être bien du jour, au point de trouver sa place en ce moment dans la conversation d'un homme plus que mûr, je l'ignore; mais si je vous cite ce fait entre mille autres, c'est afin de vous indiquer que quelque chose se dégageait déjà de ma vie extérieure, et qu'il se formait en moi je ne sais quelle mémoire spéciale assez peu sensible aux faits, mais d'une aptitude singulière à se pénétrer des impressions.
Ce qu'il y avait de plus positif, surtout pour ceux que mon avenir eût intéressés, c'est que cette éducation soi-disant vigoureuse était détestable. Tout dissipé que je fusse, et coudoyé et tutoyé par des camaraderies de village, au fond j'étais seul, seul de ma race, seul de mon rang, et dans des désaccords sans nombre avec l'avenir qui m'attendait. Je m'attachais à des gens qui pouvaient être mes serviteurs, non mes amis; je m'enracinais sans m'en apercevoir, et Dieu sait par quelles fibres résistantes, dans des lieux qu'il faudrait quitter, et quitter le plus tôt possible; je prenais enfin des habitudes qui ne menaient à rien qu'à faire de moi le personnage ambigu que vous connaîtrez plus tard, moitié paysan et moitié dilettante, tantôt l'un, tantôt l'autre, et souvent les deux ensemble, sans que jamais ni l'un ni l'autre ait prévalu.
Mon ignorance, je vous l'ai déjà dit, était extrême; ma tante le sentit; elle se hâta d'appeler aux Trembles un précepteur, jeune maître d'étude du collège d'Ormesson. C'était un esprit bien fait, simple, direct, précis, nourri de lectures, ayant un avis sur tout, prompt à agir, mais jamais avant d'avoir discuté les motifs de ses actes, très pratique et forcément très ambitieux. Je n'ai vu personne entrer dans la vie avec moins d'idéal et plus de sang-froid, ni envisager sa destinée d'un regard plus ferme, en y comptant aussi peu de ressources. Il avait l'œil clair, le geste libre, la parole nette, et juste assez d'agrément de tournure et d'esprit pour se glisser inaperçu dans les foules. Il dépendait d'un tel caractère, aux prises avec le mien, qui lui ressemblait si peu, de me faire beaucoup souffrir; mais j'ajouterai qu'avec une bonté d'âme réelle, il avait une droiture de sentiments et une rectitude d'esprit à toute épreuve. C'était le propre de cette nature incomplète, et pourtant sans trop de lacunes, de posséder certaines facultés dominantes qui lui tenaient lieu des qualités absentes, et de se compléter elle-même en n'y laissant pas supposer le moindre vide. On lui eût donné tout près de trente ans, quoiqu'il en eût tout juste vingt-quatre. Son nom de baptême était Augustin; jusqu'à nouvel ordre, je l'appellerai ainsi.
Aussitôt qu'il fut installé près de nous, ma vie changea, en ce sens du moins qu'on en fit deux parts. Je ne renonçai point aux habitudes prises, mais on m'en imposa de nouvelles. J'eus des livres, des cahiers d'étude, des heures de travail; je n'en contractai qu'un goût plus vif pour les distractions permises aux heures du repos, et ce que je puis appeler ma passion pour la campagne ne fit que grandir avec le besoin de divertissements.
La maison des Trembles était alors ce que vous la voyez. Était-elle plus gaie ou plus triste? Les enfants ont une disposition qui les porte à tellement égayer comme à grandir ce qui les entoure, que plus tard tout diminue et s'attriste sans cause apparente, et seulement parce que le point de vue n'est plus le même. André, que vous connaissez, et qui n'est pas sorti de la maison depuis soixante ans, m'a dit bien souvent que chaque chose s'y passait à peu près comme aujourd'hui. La manie, que je contractai de bonne heure, d'écrire mon chiffre, et à tout propos de poser des scellés commémoratifs, servirait au reste à redresser mes souvenirs, si mes souvenirs sur ce point n'étaient pas infaillibles. Aussi il y a des moments, vous comprendrez cela, où les longues années qui me séparent de l'époque dont je vous parle disparaissent, où j'oublie que j'ai vécu depuis, qu'il m'est venu des soins plus graves, des causes de joie ou de tristesse différentes, et des raisons de m'attendrir beaucoup plus sérieuses. Les choses étant demeurées les mêmes, je vis de même; c'est comme une ancienne ornière où l'on retombe, et, permettez-moi cette image, un peu plus conforme à ce que j'éprouve, comme une ancienne plaie parfaitement guérie, mais sensible, qui tout à coup se ranime, et, si l'on osait, vous ferait crier. Imaginez qu'avant de partir pour le collège, où j'allai tard, pas un seul jour je ne perdis de vue ce clocher que vous voyez là-bas, vivant aux mêmes lieux, dans les mêmes habitudes, que je retrouve aujourd'hui les objets d'autrefois comme autrefois, et dans l'acception qui me les fit connaître et me les fit aimer. Sachez que pas un seul souvenir de cette époque n'est effacé, je devrais dire affaibli. Et ne vous étonnez pas si je divague en vous parlant de réminiscences qui ont la puissance certaine de me rajeunir au point de me rendre enfant. Aussi bien il y a des noms, des noms de lieux surtout, que je n'ai jamais pu prononcer de sang-froid: le nom des Trembles est de ce nombre.
Vous auriez beau connaître les Trembles aussi bien que moi, je n'en aurais pas moins beaucoup de peine à vous faire comprendre ce que j'y trouvais de délicieux. Et pourtant tout y était délicieux, tout, jusqu'au jardin, qui, vous le savez cependant, est bien modeste. Il y avait des arbres, chose rare dans notre pays, et beaucoup d'oiseaux, qui aiment les arbres et qui n'auraient pu se loger ailleurs. Il y avait de l'ordre et du désordre, des allées sablées faisant suite à des perrons, menant à des grilles, et qui flattaient un certain goût que j'ai toujours eu pour les lieux où l'on se promène avec quelque apparat, où les femmes d'une autre époque auraient pu déployer des robes de cérémonie. Puis des coins obscurs, des carrefours humides où le soleil n'arrivait qu'à peine, où toute l'année des mousses verdâtres poussaient dans une terre spongieuse, des retraites visitées de moi seul, avaient des airs de vétusté, d'abandon, et sous une autre forme me rappelaient le passé, impression qui dès lors ne me déplaisait pas. Je m'asseyais, je m'en souviens, sur de hauts buis taillés en banquettes qui garnissaient le bord des allées. Je m'informais de leur âge, ils étaient horriblement vieux, et j'examinais avec des curiosités particulières ces petits arbustes, aussi âgés, me disait André, que les plus vieilles pierres de la maison, que mon père n'avait pas vu planter, ni mon grand-père, ni le père de celui-ci. Puis, le soir, il arrivait une heure où tout ébat cessait. Je me retirais au sommet du perron, et de là je regardais au fond du jardin, à l'angle du parc, les amandiers, les premiers arbres dont le vent de septembre enlevât les feuilles, et qui formaient un transparent bizarre sur la tenture flamboyante du soleil couchant. Dans le parc, il y avait beaucoup d'arbres blancs, de frênes et de lauriers, où les grives et les merles habitaient en foule pendant l'automne; mais ce qu'on apercevait de plus loin, c'était un groupe de grands chênes, les derniers à se dépouiller comme à verdir, qui gardaient leurs frondaisons roussâtres jusqu'en décembre et quand déjà le bois tout entier paraissait mort, où les pies nichaient, où perchaient les oiseaux de haut vol, où se posaient toujours les premiers geais et les premiers corbeaux que l'hiver amenait régulièrement dans le pays.
Chaque saison nous ramenait ses hôtes, et chacun d'eux choisissait aussitôt ses logements, les oiseaux de printemps dans les arbres à fleurs, ceux d'automne un peu plus haut, ceux d'hiver dans les broussailles, les buissons persistants et les lauriers. Quelquefois en plein hiver ou bien aux premières brumes, un matin, un oiseau plus rare s'envolait à l'endroit du bois le plus abandonné avec un battement d'ailes inconnu, très bruyant et un peu gauche, quoique rapide. C'était une bécasse arrivée la nuit; elle montait en battant les branches et se glissait entre les rameaux des grands arbres nus; à peine apparaissait-elle une seconde, de manière à montrer son long bec droit. Puis on n'en rencontrait plus que l'année suivante, à la même époque, au même lieu, à ce point qu'il semblait que c'était le même émigrant qui revenait.
Des tourterelles de bois arrivaient en mai, en même temps que les coucous. Ils murmuraient doucement à de longs intervalles, surtout par des soirées tièdes, et quand il y avait dans l'air je ne sais quel épanouissement plus actif de sève nouvelle et de jeunesse. Dans les profondeurs des feuillages, sur la limite du jardin, dans les cerisiers blancs, dans les troënes en fleur, dans les lilas chargés de bouquets et d'aromes, toute la nuit, pendant ces longues nuits où je dormais peu, où la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude et sans bruit, comme des pleurs de joie,—pour mes délices et pour mon tourment, toute la nuit les rossignols chantaient. Dès que le temps était triste, ils se taisaient; ils reprenaient avec le soleil, avec les vents plus doux, avec l'espoir de l'été prochain. Puis, les couvées faites, on ne les entendait plus. Et quelquefois, à la fin de juin, par un jour brûlant, dans la robuste épaisseur d'un arbre en pleines feuilles, je voyais un petit oiseau muet et de couleur douteuse, peureux, dépaysé, qui errait tout seul et prenait son vol: c'était l'oiseau du printemps qui nous quittait.
Au dehors, les foins blondissaient prêts à mûrir. Le bois des plus vieux sarments éclatait; la vigne montrait ses premiers bourgeons. Les blés étaient verts; ils s'étendaient au loin dans la plaine onduleuse, où les sainfoins se teignaient d'amarante, où les colzas éblouissaient la vue comme des carrés d'or. Un monde infini d'insectes, de papillons, d'oiseaux agrestes, s'agitait, se multipliait à ce soleil de juin dans une expansion inouïe. Les hirondelles remplissaient l'air, et le soir, quand les martinets avaient fini de se poursuivre avec leurs cris aigus, alors les chauves-souris sortaient, et ce bizarre essaim, qui semblait ressuscité par les soirées chaudes, commençait ses rondes nocturnes autour des clochetons. La récolte des foins venue, la vie des campagnes n'était plus qu'une fête. C'était le premier grand travail en commun qui fît sortir les attelages au complet et réunît sur un même point un grand nombre de travailleurs.
J'étais là quand on fauchait, là quand on relevait les fourrages, et je me laissais emmener par les chariots qui revenaient avec leurs immenses charges. Étendu tout à fait à plat sur le sommet de la charge, comme un enfant couché dans un énorme lit, et balancé par le mouvement doux de la voiture roulant sur des herbes coupées, je regardais de plus haut que d'habitude un horizon qui me semblait n'avoir plus de fin. Je voyais la mer s'étendre à perte de vue par-dessus la lisière verdoyante des champs; les oiseaux passaient plus près de moi; je ne sais quelle enivrante sensation d'un air plus large, d'une étendue plus vaste, me faisait perdre un moment la notion de la vie réelle. Presque aussitôt les foins rentrés, c'étaient les blés qui jaunissaient. Même travail alors, même mouvement, dans une saison plus chaude, sous un soleil plus cru:—des vents violents alternant avec des calmes plats, des midis accablants, des nuits belles comme des aurores, et l'irritante électricité des jours orageux. Moins d'ivresse avec plus d'abondance, des monceaux de gerbes tombant sur une terre lasse de produire et consumée de soleil: voilà l'été. Vous connaissez l'automne dans nos pays, c'est la saison bénie. Puis l'hiver arrivait; le cercle de l'année se refermait sur lui. J'habitais un peu plus ma chambre; mes yeux, toujours en éveil, s'exerçaient encore à percer les brouillards de décembre et les immenses rideaux de pluie qui couvraient la campagne d'un deuil plus sombre que les frimas.
Les arbres entièrement dépouillés, j'embrassais mieux l'étendue du parc. Rien ne le grandissait comme un léger brouillard d'hiver qui en bleuissait les profondeurs et trompait sur les vraies distances; Plus de bruit, ou fort peu; mais chaque note plus distincte. Une sonorité extrême dans l'air, surtout le soir et la nuit. Le chant d'un roitelet de muraille se prolongeait à l'infini dans des allées muettes et vides, sans obstacles au son, imbibées d'air humide et pénétrées de silence. Le recueillement qui descendait alors sur les Trembles était inexprimable; pendant quatre mois d'hiver, j'amassais dans ce lieu où je vous parle, je condensais, je concentrais, je forçais à ne plus jamais s'échapper ce monde ailé, subtil, de visions et d'odeurs, de bruit et d'images qui m'avait fait vivre pendant les huit autres mois de l'année d'une vie si active et qui ressemblait si bien à des rêves.
Augustin s'emparait de moi. La saison lui venait en aide, je lui appartenais alors presque sans partage, et j'expiais de mon mieux ce long oubli de tant de jours sans emploi. Étaient-ils sans profit?
Très peu sensible aux choses qui nous entouraient, tandis que son élève en était à ce point absorbé, assez indifférent au cours des saisons pour se tromper de mois comme il se serait trompé d'heure, invulnérable à tant de sensations dont j'étais traversé, délicieusement blessé dans tout mon être, froid, méthodique, correct et régulier d'humeur autant que je l'étais peu, Augustin vivait à mes côtés sans prendre garde à ce qui se passait en moi, ni le soupçonner. Il sortait peu, quittait rarement sa chambre, y travaillait depuis le matin jusqu'à la nuit, et ne se permettait de relâche que dans les soirées d'été, où l'on ne veillait point, et parce que la lumière du jour venait à lui manquer. Il lisait, prenait des notes: pendant des mois entiers, je le voyais écrire. C'était de la prose, et le plus souvent de longues pages de dialogues. Un calendrier lui servait à choisir des séries de noms propres. Il les alignait sur une page blanche avec des annotations à la suite; il leur donnait un âge, il indiquait la physionomie de chacun, son caractère, une originalité, une bizarrerie, un ridicule. C'était là, dans ses combinaisons variables, le personnel imaginé pour des drames ou des comédies. Il écrivait rapidement, d'une écriture déliée, symétrique, très nette à l'œil, et semblait se dicter à lui-même à demi-voix. Quelquefois il souriait quand une observation plus aiguë naissait sous sa plume, et après chaque couplet un peu long, où sans doute un de ses personnages avait raisonné juste et serré, il réfléchissait un moment, le temps de reprendre haleine, et je l'entendais qui disait: «Voyons, qu'allons-nous répondre?» Lorsque par hasard il était en humeur de confidence, il m'appelait près de lui et me disait: «Écoutez donc cela, monsieur Dominique.» Rarement j'avais l'air de comprendre. Comment me serais-je intéressé à des personnages que je n'avais pas vus, que je ne connaissais point?
Toutes ces complications de diverses existences si parfaitement étrangères à la mienne me semblaient appartenir à une société imaginaire où je n'avais nulle envie de pénétrer. «Allons, vous comprendrez cela plus tard», disait Augustin. Confusément j'apercevais bien que ce qui délectait ainsi mon jeune précepteur, c'était le spectacle même du jeu de la vie, le mécanisme des sentiments, le conflit des intérêts, des ambitions, des vices; mais, je le répète, il était assez indifférent pour moi que ce monde fût un échiquier, comme me le disait encore Augustin, que la vie fût une partie jouée bien ou mal, et qu'il y eût des règles pour un pareil jeu. Augustin écrivait souvent des lettres. Il en recevait quelquefois; plusieurs portaient le timbre de Paris. Il décachetait celles-ci avec plus d'empressement, les lisait à la hâte; une légère émotion animait un moment son visage, ordinairement très discret, et la réception de ces lettres était toujours suivie, soit d'un abattement qui ne durait jamais plus de quelques heures, soit d'un redoublement de verve qui l'entraînait à toute bride pendant plusieurs semaines.
Une ou deux fois je le vis faire un paquet de certains papiers, les mettre sous enveloppe avec l'adresse de Paris et les confier avec des recommandations pressantes au facteur rural de Villeneuve. Il attendait alors dans une anxiété visible une réponse à son envoi, réponse qui venait ou ne venait pas; puis il reprenait du papier blanc, comme un laboureur passe à un nouveau sillon. Il se levait tôt, courait à son bureau de travail comme il se serait mis à un établi, se couchait fort tard, ne regardait jamais à sa fenêtre pour savoir s'il pleuvait ou s'il faisait beau temps; et je crois bien que le jour où il a quitté les Trembles il ignorait qu'il y eût sur les tourelles des girouettes sans cesse agitées qui indiquaient le mouvement de l'air et le retour alternatif de certaines influences. «Qu'est-ce que cela vous fait?» me disait-il, lorsqu'il me voyait m'inquiéter du vent. Grâce à une prodigieuse activité dont sa santé ne se ressentait point et qui semblait son naturel élément, il suffisait à tout, à mon travail en même temps qu'au sien. Il me plongeait dans les livres, me les faisait lire et relire, me faisait traduire, analyser, copier, et ne me lâchait en plein air que lorsqu'il me voyait trop étourdi par cette immersion violente dans une mer de mots. J'appris avec lui rapidement, et d'ailleurs sans trop d'ennuis, tout ce que doit savoir un enfant dont l'avenir n'est pas encore déterminé, mais dont on veut d'abord faire un collégien. Son but était d'abréger mes années de collège en me préparant le plus vite possible aux hautes classes. Quatre années se passèrent de la sorte, au bout desquelles il me jugea prêt à me présenter en seconde. Je vis approcher avec un inconcevable effroi le moment où j'allais quitter les Trembles.
Jamais je n'oublierai les derniers jours qui précédèrent mon départ: ce fut un accès de sensibilité maladive qui n'avait plus aucune apparence de raison; un vrai malheur ne l'aurait pas développée davantage. L'automne était venu; tout y concourait. Un seul détail vous en donnera l'idée.
Augustin m'avait imposé, comme essai définitif de ma force, une composition latine dont le sujet était le départ d'Annibal quittant l'Italie. Je descendis sur la terrasse ombragée de vignes, et c'est en plein air, sur la banquette même qui borde le jardin, que je me mis à écrire. Le sujet était du petit nombre des faits historiques qui, dès lors, avaient par exception le don de m'émouvoir beaucoup. Il en était ainsi de tout ce qui se rattachait à ce nom, et la bataille de Zama m'avait toujours causé la plus personnelle émotion, comme une catastrophe où je ne regardais que l'héroïsme sans m'occuper du droit. Je me rappelai tout ce que j'avais lu, je tâchai de me représenter l'homme arrêté par la fortune ennemie de son pays, cédant à des fatalités de race plutôt qu'à des défaites militaires, descendant au rivage, ne le quittant qu'à regret, lui jetant un dernier adieu de désespoir et de défi, et tant bien que mal j'essayai d'exprimer ce qui me paraissait être la vérité, sinon historique, au moins lyrique.
La pierre qui me servait de pupitre était tiède; des lézards s'y promenaient à côté de ma main sous un soleil doux. Les arbres, qui déjà n'étaient plus verts, le jour moins ardent, les ombres plus longues, les nuées plus tranquilles, tout parlait, avec le charme sérieux propre à l'automne, de déclin, de défaillance et d'adieux. Les pampres tombaient un à un, sans qu'un souffle d'air agitât les treilles. Le parc était paisible. Des oiseaux chantaient avec un accent qui me remuait jusqu'au fond du cœur. Un attendrissement subit, impossible à motiver, plus impossible encore à contenir, montait en moi comme un flot prêt à jaillir, mêlé d'amertume et de ravissement. Quand Augustin descendit sur la terrasse, il me trouva tout en larmes.
«Qu'avez-vous? me dit-il. Est-ce Annibal qui vous fait pleurer?»
Mais je lui tendis, sans répondre, la page que je venais d'écrire.
Il me regarda de nouveau avec une sorte de surprise, s'assura qu'il n'y avait autour de nous personne à qui il pût attribuer l'effet d'une aussi singulière émotion, jeta un coup d'œil rapide et distrait sur le parc, sur le jardin, sur le ciel, et me dit encore:
«Mais qu'avez-vous donc?»
Puis il reprit la page et se mit à lire.
«C'est bien, me dit-il quand il eut achevé, mais un peu mou. Vous pouvez mieux faire, quoiqu'une pareille composition vous classe à un bon rang dans une seconde de force moyenne. Annibal exprime trop de regrets; il n'a pas assez de confiance dans le peuple qui l'attend en armes de l'autre côté de la mer. Il devinait Zama, direz-vous; mais s'il a perdu Zama, ce n'est pas sa faute. Il l'aurait gagné, s'il avait eu le soleil à dos. D'ailleurs, après Zama, il lui restait Antiochus. Après la trahison d'Antiochus, il avait le poison. Rien n'est perdu pour un homme tant qu'il n'a pas dit son dernier mot.»
Il tenait à la main une lettre tout ouverte qu'il venait à la minute même de recevoir de Paris. Il était plus animé que de coutume; une certaine excitation forte, joyeuse et résolue éclairait ses yeux, dont le regard était toujours très direct, mais qui s'illuminaient peu d'habitude.
«Mon cher Dominique, reprit-il en faisant avec moi quelques pas sur la terrasse, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, une nouvelle qui vous fera plaisir, car je sais l'amitié que vous avez pour moi. Le jour où vous entrerez au collège, je partirai pour Paris. Il y a longtemps que je m'y prépare. Tout est prêt aujourd'hui pour assurer la vie que je dois y mener. J'y suis attendu. En voici la preuve.»
Et en disant cela il me montrait la lettre.
«Aujourd'hui le succès ne dépend que d'un petit effort, et j'en ai fait de plus grands; vous êtes là pour le dire, vous qui m'avez vu à l'œuvre. Écoutez-moi, mon cher Dominique: dans trois jours, vous serez un collégien de seconde, c'est-à-dire un peu moins qu'un homme, mais beaucoup plus qu'un enfant. L'âge est indifférent. Vous avez seize ans. Dans six mois, si vous le voulez bien, vous pouvez en avoir dix-huit. Quittez les Trembles et n'y pensez plus. N'y pensez jamais que plus tard, et quand il s'agira de régler vos comptes de fortune. La campagne n'est pas faite pour vous, ni l'isolement, qui vous tuerait. Vous regardez toujours ou trop haut ou trop bas. Trop haut, mon cher, c'est l'impossible; trop bas, ce sont les feuilles mortes. La vie n'est pas là; regardez directement devant vous à hauteur d'homme, et vous la verrez. Vous avez beaucoup d'intelligence, un beau patrimoine, un nom qui vous recommande; avec un pareil lot dans son trousseau de collège, on arrive à tout.—Encore un conseil: attendez-vous à n'être pas très heureux pendant vos années d'études. Songez que la soumission n'engage à rien pour l'avenir, et que la discipline imposée n'est rien non plus quand on a le bon esprit de se l'imposer soi-même. Ne comptez pas trop sur les amitiés de collège, à moins que vous ne soyez libre absolument de les choisir; et quant aux jalousies dont vous serez l'objet, si vous avez des succès, ce que je crois, prenez-en votre parti d'avance et tenez-les pour un apprentissage. Maintenant, ne passez pas un seul jour sans vous dire que le travail conduit au but, et ne vous endormez pas un seul soir sans penser à Paris, qui vous attend, et où nous nous reverrons.»
Il me serra la main avec une autorité de geste tout à fait virile, et ne fit qu'un bond jusqu'à l'escalier qui menait à sa chambre.
Je descendis alors dans les allées du jardin, où le vieux André sarclait des plates-bandes.
«Qu'y a-t-il donc, monsieur Dominique? me demanda André en remarquant que j'étais dans le plus grand trouble.
—Il y a que je vais partir dans trois jours pour le collège, mon pauvre André.»
Et je courus au fond du parc, où je restai caché jusqu'au soir.
IV
TROIS jours après, je quittai les Trembles en compagnie de madame Ceyssac et d'Augustin. C'était le matin de très bonne heure. Toute la maison était sur pied. Les domestiques nous entouraient. André se tenait à la tête des chevaux, plus triste que je ne l'avais jamais vu depuis le dernier événement qui avait mis la maison en deuil; puis il monta sur le siège, quoiqu'il ne fût pas dans ses habitudes de conduire, et les chevaux partirent au grand trot. En traversant Villeneuve, où je connaissais si bien tous les visages, j'aperçus deux ou trois de mes petits compagnons d'autrefois, jeunes garçons, déjà presque des hommes, qui s'en allaient du côté des champs, leurs outils de travail sur le dos. Ils tournèrent la tête au bruit de la voiture, et, comprenant qu'il s'agissait de quelque chose de plus qu'une promenade, ils me firent des signes joyeux pour me souhaiter un heureux voyage. Le soleil se levait. Nous entrâmes en pleine campagne. Je cessai de reconnaître les lieux; je vis passer de nouveaux visages. Ma tante avait les yeux sur moi et me considérait avec bonté. La physionomie d'Augustin rayonnait. J'éprouvais presque autant d'embarras que j'avais de chagrin.
Il nous fallut une longue journée pour faire les douze lieues qui nous séparaient d'Ormesson, et le soleil était tout près de se coucher, quand Augustin, qui ne quittait pas la portière, dit brusquement à ma tante:
«Madame, voici qu'on aperçoit les tours de Saint-Pierre.»
Le pays était plat, pâle, fade et mouillé. Une ville basse, hérissée de clochers d'église, commençait à se montrer derrière un rideau d'oseraies. Les marécages alternaient avec des prairies, les saules blanchâtres avec les peupliers jaunissants. Une rivière coulait à droite et roulait lourdement des eaux bourbeuses entre des berges souillées de limon. Au bord et parmi des joncs pliés en deux par le cours de l'eau, il y avait des bateaux amarrés chargés de planches et de vieux chalands échoués dans la vase, comme s'ils n'eussent jamais flotté. Des oies descendaient des prairies vers la rivière et couraient devant la voiture en poussant des cris sauvages. Des brouillards fiévreux enveloppaient de petites métairies qu'on voyait de loin, perdues dans des chanvrières, sur le bord des canaux, et une humidité qui n'était plus celle de la mer me donnait le frisson, comme s'il eût fait très froid. La voiture atteignit un pont que les chevaux passèrent au petit pas, puis un long boulevard où l'obscurité devint complète, et le premier pas des chevaux qui résonna sur un pavé plus dur m'avertit que nous entrions dans la ville. Je calculai que douze heures me séparaient déjà du moment du départ, que douze lieues me séparaient des Trembles; je me dis que tout était fini; irrévocablement fini, et j'entrai dans la maison de madame Ceyssac comme on franchit le seuil d'une prison.
C'était une vaste maison, située dans le quartier non pas le plus désert, mais le plus sérieux de la ville, confinant à des couvents, avec un très petit jardin qui moisissait dans l'ombre de ses hautes clôtures, de grandes chambres sans air et sans vue, des vestibules sonores, un escalier de pierre tournant dans une cage obscure, et trop peu de gens pour animer tout cela. On y sentait la froideur des mœurs anciennes et la rigidité des mœurs de province, le respect des habitudes, la loi de l'étiquette, l'aisance, un grand bien-être et l'ennui. A l'étage supérieur, on avait vue sur une partie de la ville, c'est-à-dire sur des toitures fumeuses, sur des dortoirs de couvent et sur des clochers. C'est là qu'était ma chambre.
Je dormis mal, ou je ne dormis pas. Toutes les demi-heures, ou tous les quarts d'heure, les horloges sonnaient chacune avec un timbre distinct; pas une ne ressemblait à la sonnerie rustique de Villeneuve, si reconnaissable à sa voix rouillée. Des pas résonnaient dans la rue. Une sorte de bruit pareil à celui d'une crécelle agitée violemment retentissait dans ce silence particulier des villes qu'on pourrait appeler le sommeil du bruit, et j'entendais une voix singulière, une voix d'homme lente, scandée, un peu chantante, qui disait, en s'élevant de syllabe en syllabe: «Il est une heure, il est deux heures, il est trois heures, trois heures sonnées.»
Augustin entra dans ma chambre au petit jour.
«Je désire, me dit-il, vous introduire au collège et faire entendre au proviseur le bien que je pense de vous. Une pareille recommandation serait nulle, ajouta-t-il avec modestie, si elle ne s'adressait pas à un homme qui m'a témoigné jadis beaucoup de confiance et qui paraissait apprécier mon zèle.»
La visite eut lieu comme il avait dit; mais j'étais absent de moi-même. Je me laissai conduire et ramener, je traversai les cours, je vis les classes d'étude avec une indifférence absolue pour ces sensations nouvelles.
Ce jour-là même, à quatre heures, Augustin, en tenue de voyage, portant lui-même tout son bagage contenu dans une petite valise de cuir, se rendit sur la place, où, tout attelée et déjà prête à partir, stationnait la voiture de Paris.
«Madame, dit-il à ma tante, qui l'accompagnait avec moi, je vous remercie encore une fois d'un intérêt qui ne s'est pas démenti pendant quatre années. J'ai fait de mon mieux pour donner à M. Dominique l'amour de l'étude et les goûts d'un homme. Il est certain de me retrouver à Paris quand il y viendra, et assuré de mon dévouement, à quelque moment que ce soit, comme aujourd'hui.
—Écrivez-moi, me dit-il en m'embrassant avec une véritable émotion. Je vous promets d'en faire autant. Bon courage et bonnes chances! Vous les avez toutes pour vous.»
A peine était-il installé sur la haute banquette que le postillon rassembla les rênes.
«Adieu!» me dit-il encore avec une expression moitié tendre et moitié radieuse.
Le fouet du postillon cingla les quatre chevaux d'attelage et la voiture se mit à rouler vers Paris.
Le lendemain, à huit heures, j'étais au collège. J'entrai le dernier pour éviter le flot des élèves et ne pas me faire examiner dans la cour de cet œil jamais tout à fait bienveillant dont on regarde les nouveaux venus. J'y marchai droit devant moi, l'œil fixé sur une porte peinte en jaune, au-dessus de laquelle il y avait écrit: Seconde. Sur le seuil se tenait un homme à cheveux grisonnants, blême et sérieux, à visage usé, sans dureté ni bonhomie.
«Allons, me dit-il, allons un peu plus vite.»
Ce rappel à l'exactitude, le premier mot de discipline qu'un inconnu m'eût encore adressé, me fit lever la tête et le considérer. Il avait l'air ennuyé, indifférent, et ne songeait déjà plus à ce qu'il m'avait dit. Je me rappelai la recommandation d'Augustin. Un éclair de stoïcisme et de décision me traversa l'esprit.
«Il a raison, pensai-je, je suis d'une demi-minute en retard», et j'entrai.
Le professeur monta dans sa chaire et se mit à dicter. C'était une composition de début. Pour la première fois mon amour-propre avait à lutter contre des ambitions rivales. J'examinai mes nouveaux camarades, et me sentis parfaitement seul. La classe était sombre; il pleuvait. A travers la fenêtre à petits carreaux, je voyais des arbres agités par le vent et dont les rameaux trop à l'étroit se frottaient contre les murs noirâtres du préau. Ce bruit familier du vent pluvieux dans les arbres se répandait comme un murmure intermittent au milieu du silence des cours. Je l'écoutais sans trop d'amertume dans une sorte de tristesse frissonnante et recueillie dont la douceur par moments devenait extrême.
«Vous ne travaillez donc pas? me dit tout à coup le professeur. Cela vous regarde...»
Puis il s'occupa d'autre chose. Je n'entendis plus que les plumes courant sur des papiers.
Un peu plus tard, l'élève auprès de qui j'étais placé me glissait adroitement un billet. Ce billet contenait une phrase extraite de la dictée, avec ces mots:
«Aidez-moi, si vous le pouvez; tâchez de m'épargner un contre-sens.»
Tout aussitôt je lui renvoyai la traduction, bonne ou mauvaise, mais copiée sur ma propre version, moins les termes, avec un point d'interrogation qui voulait dire:
«Je ne réponds de rien, examinez.»
Il me fit un sourire de remercîment, et sans examiner davantage il passa outre. Quelques instants après il m'adressait un second message, et celui-ci portait:
«Vous êtes nouveau?»
La question me prouvait qu'il l'était aussi. J'eus un mouvement de joie véritable en répondant à mon compagnon de solitude:
«Oui.»
C'était un garçon de mon âge à peu près, mais de complexion plus délicate, blond, mince, avec de jolis yeux bleus doucereux et vifs, le teint pâle et brouillé d'un enfant élevé dans les villes, une mise élégante et des habits d'une forme particulière où je ne reconnaissais pas l'industrie de nos tailleurs de province.
Nous sortîmes ensemble.
«Je vous remercie, me dit mon nouvel ami quand il se trouva seul avec moi. J'ai horreur du collège, et maintenant je m'en moque. Il y a là toute une rangée de fils de boutiquiers qui ont les mains sales, et dont jamais je ne ferai mes amis. Ils nous prendront en grippe, cela m'est égal. A nous deux nous en viendrons à bout. Vous les primerez, ils vous respecteront. Disposez de moi pour tout ce que vous voudrez, excepté pour vous trouver le sens des phrases. Le latin m'ennuie, et si ce n'était qu'il faut être reçu bachelier, je n'en ferais de ma vie.»
Puis il m'apprit qu'il s'appelait Olivier d'Orsel, qu'il arrivait de Paris, que des nécessités de famille l'avaient amené à Ormesson, où il finirait ses études, qu'il demeurait rue des Carmélites avec son oncle et deux cousines, et qu'il possédait à quelques lieues d'Ormesson une terre d'où lui venait son nom d'Orsel.
«Allons, reprit-il, voilà une classe de passée, n'y pensons plus jusqu'à ce soir.»
Et nous nous quittâmes. Il marchait lestement, faisait craquer de fines chaussures en choisissant avec aplomb les pavés les moins boueux, et balançait son paquet de livres au bout d'un lacet de cuir étroit et bouclé comme un bridon anglais.
A part ces premières heures, qui se rattachent, comme vous le voyez, aux souvenirs posthumes d'une amitié contractée ce jour-là, tristement et définitivement morte aujourd'hui, le reste de ma vie d'études ne nous arrêtera guère. Si les trois années qui vont suivre m'inspirent à l'heure qu'il est quelque intérêt, c'est un intérêt d'un autre ordre, où les sentiments du collégien n'entrent pour rien. Aussi, pour en finir avec ce germe insignifiant qu'on appelle un écolier, je vous dirai en termes de classe que je devins un bon élève, et cela malgré moi et impunément, c'est-à-dire sans y prétendre ni blesser personne; qu'on m'y prédit, je crois, des succès futurs; qu'une continuelle défiance de moi, trop sincère et très visible, eut le même effet que la modestie, et me fit pardonner des supériorités dont je faisais moi-même assez peu de cas; enfin que ce manque total d'estime personnelle annonçait dès lors les insouciances ou les sévérités d'un esprit qui devait s'observer de bonne heure, se priser à sa juste valeur et se condamner.
La maison de madame Ceyssac n'était pas gaie, je vous l'ai dit, et le séjour d'Ormesson l'était encore moins. Imaginez une très petite ville, dévote, attristée, vieillotte, oubliée dans un fond de province, ne menant nulle part, ne servant à rien, d'où la vie se retirait de jour en jour, et que la campagne envahissait; une industrie nulle, un commerce mort, une bourgeoisie vivant étroitement de ses ressources, une aristocratie qui boudait; le jour, des rues sans mouvement; la nuit, des avenues sans lumières; un silence hargneux, interrompu seulement par des sonneries d'église; et tous les soirs, à dix heures, la grosse cloche de Saint-Pierre sonnant le couvre-feu sur une ville déjà aux trois quarts endormie plutôt d'ennui que de lassitude. De longs boulevards, plantés d'ormeaux très beaux, très sombres, l'entouraient d'une ombre sévère. J'y passais quatre fois par jour, pour aller au collège et pour en revenir. Ce chemin, non pas le plus direct, mais le plus conforme à mes goûts, me rapprochait de la campagne: je la voyais s'étendre au loin dans la direction du couchant, triste ou riante, verte ou glacée, suivant la saison. Quelquefois j'allais jusqu'à la rivière; le spectacle n'y variait pas: l'eau jaunâtre en était constamment remuée en sens contraire par les mouvements de la marée, qui se faisait sentir jusque-là. On y respirait, dans les vents humides, des odeurs de goudron, de chanvre et de planches de sapin. Tout cela était monotone et laid, et rien au fond ne me consolait des Trembles.
Ma tante avait le génie de sa province, l'amour des choses surannées, la peur des changements, l'horreur des nouveautés qui font du bruit. Pieuse et mondaine, très simple avec un assez grand air, parfaite en tout, même en ses légères bizarreries, elle avait réglé sa vie d'après deux principes qui, disait-elle, étaient des vertus de famille: la dévotion aux lois de l'Église, le respect des lois du monde; et telle était la grâce facile qu'elle savait mettre dans l'accomplissement de ces deux devoirs, que sa piété, très sincère, semblait n'être qu'un nouvel exemple de son savoir-vivre. Son salon, comme tout le reste de ses habitudes, était une sorte d'asile ouvert et de rendez-vous pour ses réminiscences ou ses affections héréditaires, chaque jour un peu plus menacées. Elle y réunissait, particulièrement le dimanche soir, les quelques survivants de son ancienne société. Tous appartenaient à la monarchie tombée, et s'étaient retirés du monde avec elle. La révolution, qu'ils avaient vue de près, et qui leur fournissait un fonds commun d'anecdotes ou de griefs, les avait tous aussi façonnés de même en les trempant dans la même épreuve. On se souvenait des durs hivers passés ensemble dans la citadelle de ***, du bois qui manquait, des dortoirs de caserne où l'on couchait sans lit, des enfants qu'on habillait avec des rideaux, du pain noir qu'on allait acheter en cachette. On se surprenait à sourire de ce qui jadis avait été terrible. La mansuétude de l'âge avait calmé les plus vives colères. La vie avait repris son cours, fermant les blessures, réparant les désastres, amortissant les regrets, ou les apaisant sous des regrets plus récents. On ne conspirait point, on médisait à peine, on attendait. Enfin, dans un coin du salon, il y avait une table de jeu pour les enfants, et c'est là que chuchotaient, tout en remuant les cartes, le parti de la jeunesse et les représentants de l'avenir, c'est-à-dire de l'inconnu.
Le jour même de ma rencontre avec Olivier, en rentrant du collège, je m'étais empressé de dire à ma tante que j'avais un ami.
«Un ami! m'avait dit madame Ceyssac; vous vous hâtez peut-être un peu, mon cher Dominique. Savez-vous son nom; quel âge a-t-il?»
Je racontai ce que je savais d'Olivier, et le peignit sous les couleurs aimables qui à première vue m'avaient séduit; mais le nom seul avait suffi pour rassurer ma tante.
«C'est un des plus anciens noms et des meilleurs de notre pays, me dit-elle. Il est porté par un homme pour lequel j'ai moi-même beaucoup d'estime et d'amitié.»
Très peu de semaines après ce nouveau lien formé, l'union des deux familles était complète, et le premier mois de l'hiver inaugura nos réunions soit chez madame Ceyssac, soit à l'hôtel d'Orsel, comme Olivier disait en parlant de la maison de la rue des Carmélites, habitée sans grand apparat par son oncle et ses cousines.
De ces deux cousines, l'une était une enfant appelée Julie; l'autre, plus âgée que nous d'un an à peu près, s'appelait Madeleine, et sortait du couvent. Elle en gardait la tenue comprimée, les gaucheries de geste, l'embarras d'elle-même; elle en portait la livrée modeste; elle usait encore, au moment dont je vous parle, une série de robes tristes, étroites, montantes, limées au corsage par le frottement des pupitres, et fripées aux genoux par les génuflexions sur le pavé de la chapelle. Blanche, elle avait des froideurs de teint qui sentaient la vie à l'ombre et l'absence totale d'émotions, des yeux qui s'ouvraient mal comme au sortir du sommeil, ni grande, ni petite, ni maigre, ni grasse, avec une taille indécise, qui avait besoin de se définir et de se former; on la disait déjà fort jolie, et je le répétais volontiers sans y prendre garde et sans y croire.
Quant à Olivier, que je ne vous ai montré que sur les bancs, imaginez un garçon aimable, un peu bizarre, très ignorant en fait de lectures, très précoce dans toutes les choses de la vie, aisé de gestes, de maintien, de paroles, ne sachant rien du monde et le devinant, le copiant dans ses formes, en adoptant déjà les préjugés; représentez-vous je ne sais quoi d'inusité, comme une ardeur un peu singulière, jamais risible, d'anticiper sur son âge et de s'improviser un homme à seize ans à peine; quelque chose de naissant et de mûr, d'artificiel et de très séduisant, et vous comprendrez comment madame Ceyssac en fut charmée au point de pardonner à ses défauts d'écolier, comme au seul reste d'enfantillage qu'il y eût en lui. Olivier d'ailleurs arrivait de Paris, et c'était là la grande supériorité d'où lui venaient toutes les autres, et qui, sinon pour ma tante, au moins pour nous, les résumait toutes.
Aussi loin que je retourne en arrière à travers ces souvenirs si médiocres à leur source, si tumultueux plus tard, et dont j'ai quelque peine à remonter le cours, je retrouve à leur place accoutumée, autour de la table en drap vert, sous le jour des lampes, ces trois jeunes visages, souriants alors, sans l'ombre d'un souci réel, et que des chagrins ou des passions devaient un jour attrister de tant de manières: la petite Julie avec des sauvageries d'enfant boudeur; Madeleine encore à demi pensionnaire; Olivier, causeur, distrait, quinteux, élégant sans viser à l'être, mis avec goût à une époque et dans un pays où les enfants s'habillaient on ne peut plus mal, maniant les cartes vivement, prestement, avec l'aplomb d'un homme qui jouera beaucoup et qui saura jouer, puis tout à coup, dix fois en deux heures, quittant le jeu, jetant les cartes, bâillant, disant: Je m'ennuie, et allant s'enfouir dans une profonde bergère. On l'appelait, il ne bougeait pas. A quoi pense Olivier? disait-on. Il ne répondait à personne, et continuait de regarder devant lui sans dire un mot, avec cet air d'inquiétude qui lui-même était un attrait, et cet étrange regard qui flottait dans la demi-obscurité du salon comme une étincelle impossible à fixer. Assez peu régulier d'ailleurs dans ses habitudes, déjà discret comme s'il avait eu des mystères à cacher, inexact à nos réunions, introuvable chez lui, actif, flâneur, toujours partout et nulle part, cette sorte d'oiseau mis en cage avait trouvé le moyen de se créer des imprévus dans la vie de province, et de voler comme en plein air dans sa prison. Il se disait d'ailleurs exilé, et comme s'il eût quitté la Rome d'Auguste pour venir en Thrace, il avait appris par cœur quelques lambeaux d'une latinité de décadence qui le consolaient, disait-il, d'habiter chez les bergers.
Avec un pareil compagnon, j'étais fort seul. Je manquais d'air, et j'étouffais dans ma chambre étroite, sans horizon, sans gaieté, la vue barrée par cette haute barrière de murailles grises où couraient des fumées, au-dessus desquelles par hasard des goëlands de rivière volaient. C'était l'hiver, il pleuvait des semaines entières, il neigeait; puis un dégel subit emportait la neige, et la ville apparaissait de plus en plus noire après ce rapide éblouissement qui l'avait couverte un moment des fantaisies de cette âpre saison. Un matin, longtemps après, des fenêtres s'ouvraient et faisaient revivre des bruits; on entendait des voix s'appeler d'une maison à l'autre; des oiseaux privés, qu'on exposait à l'air, chantaient; le soleil brillait; je regardais d'en haut l'entonnoir de notre petit jardin, des bourgeons pointaient sur les rameaux couleur de suie. Un paon, qu'on n'avait pas vu de tout l'hiver, escaladait lentement le faîte d'une toiture et s'y pavanait, le soir surtout, comme s'il eût choisi pour ses promenades les tiédeurs modérées d'un soleil bas. Il épanouissait alors sur le ciel la gerbe constellée de sa queue énorme, et se mettait à crier de sa voix perçante, enrouée comme tous les bruits qu'on entend dans les villes. J'apprenais ainsi que la saison changeait. Le désir de m'échapper ne m'entraînait pas bien loin. Et moi aussi j'avais lu dans les Tristes des distiques que je disais tout bas, en pensant à Villeneuve, le seul pays que je connusse et qui me laissât des regrets cuisants.
J'étais tourmenté, agité, désœuvré surtout, même en plein travail, parce que le travail occupait un surplus de moi-même qui déjà ne comptait pour rien dans ma vie. J'avais dès lors deux ou trois manies, entre autres celle des catégories et celle des dates. La première avait pour but de faire une sorte de choix dans mes journées, toutes pareilles en apparence, et sans aucun accident notable qui les rendît meilleures ni pires, et de les classer d'après leur mérite. Or le seul mérite de ces longues journées de pur ennui, c'était un degré de plus ou de moins dans les mouvements de vie que je sentais en moi. Toute circonstance où je me reconnaissais plus d'ampleur de forces, plus de sensibilité, plus de mémoire, où ma conscience, pour ainsi dire, était d'un meilleur timbre et résonnait mieux, tout moment de concentration plus intense ou d'expansion plus tendre était un jour à ne jamais oublier. De là cette autre manie des dates, des chiffres, des symboles, des hiéroglyphes, dont vous avez la preuve ici, comme partout où j'ai cru nécessaire d'imprimer la trace d'un moment de plénitude et d'exaltation. Le reste de ma vie, ce qui se dissipait en tiédeurs, en sécheresses, je le comparais à ces bas-fonds taris qu'on découvre dans la mer à chaque marée basse et qui sont comme la mort du mouvement.
Une pareille alternative ressemblait assez aux feux à éclipse des fanaux tournants, et j'attendais incessamment je ne sais quel réveil en moi, comme j'aurais attendu le retour du signal.
Ce que je vous raconte en quelques mots n'est, bien entendu, que le très court abrégé de longues, obscures et multiples souffrances. Le jour où je trouvai dans des livres, que je ne connaissais pas alors, le poème ou l'explication dramatique de ces phénomènes très spontanés, je n'eus qu'un regret, ce fut de parodier peut-être en les rapetissant ce que de grands esprits avaient éprouvé avant moi. Leur exemple ne m'apprit rien, leur conclusion, quand ils concluent, ne me corrigea pas non plus. Le mal était fait, si l'on peut appeler un mal le don cruel d'assister à sa vie comme à un spectacle donné par un autre, et j'entrai dans la vie sans la haïr, quoiqu'elle m'ait fait beaucoup pâtir, avec un ennemi inséparable, bien intime et positivement mortel: c'était moi-même.
V
TOUTE une année s'écoula de la sorte. Du fond de la ville, je vis l'automne qui rougissait les arbres et reverdissait les pâturages, et le jour où le collège se rouvrit, j'y ramenai comme à l'ordinaire un être agité, malheureux, une sorte d'esprit plié en deux, comme un fakir attristé qui s'examine.
Cette perpétuelle critique exercée sur moi-même, cet œil impitoyable, tantôt ami, tantôt ennemi, toujours gênant comme un témoin et soupçonneux comme un juge, cet état de permanente indiscrétion vis-à-vis des actes les plus ingénus d'un âge où d'habitude on s'observe peu, tout cela me jeta dans une série de malaises, de troubles, de stupeurs ou d'excitations qui me conduisaient tout droit à une crise.
Cette crise arriva vers le printemps, au moment même où je venais d'atteindre mes dix-sept ans.
Un jour, c'était vers la fin d'avril, et ce devait être un jeudi, jour de sortie, je quittai la ville de bonne heure et m'en allai seul, au hasard, me promener sur les grandes routes. Les ormeaux n'avaient point encore de feuilles, mais ils se couvraient de bourgeons; les prairies ne formaient qu'un vaste jardin fleuri de marguerites; les haies d'épines étaient en fleur; le soleil, vif et chaud, faisait chanter les alouettes et semblait les attirer plus près du ciel, tant elles pointaient en ligne droite et volaient haut. Il y avait partout des insectes nouveau-nés que le vent balançait comme des atomes de lumière à la pointe des grandes herbes, et des oiseaux qui, deux à deux, passaient à tire-d'aile et se dirigeaient soit dans les foins, soit dans les blés, soit dans les buissons, vers des nids qu'on ne voyait pas. De loin en loin se promenaient des malades ou des vieillards que le printemps rajeunissait ou rendait à la vie; et dans les endroits plus ouverts au vent, des troupes d'enfants lançaient des cerfs-volants à longues banderoles frissonnantes, et les regardaient à perte de vue, fixés dans le clair azur comme des écussons blancs, ponctués de couleurs vives.
Je marchais rapidement, pénétré et comme stimulé par ce bain de lumière, par ces odeurs de végétations naissantes, par ce vif courant de puberté printanière dont l'atmosphère était imprégnée. Ce que j'éprouvais était à la fois très doux et très ardent. Je me sentais ému jusqu'aux larmes, mais sans langueur ni fade attendrissement. J'étais poursuivi par un besoin de marcher, d'aller loin, de me briser par la fatigue, qui ne me permettait pas de prendre une minute de repos. Partout où j'apercevais quelqu'un qui pût me reconnaître, je tournais court, prenais un biais, et je m'enfonçais à perte d'haleine dans les sentiers étroits coupant les blés verts, là où je ne voyais plus personne. Je ne sais quel sentiment sauvage, plus fort que jamais, m'invitait à me perdre au sein même de cette grande campagne en pleine explosion de sève. Je me souviens que d'un peu loin j'aperçus les jeunes gens du séminaire défilant deux à deux le long des haies fleuries, conduits par de vieux prêtres qui, tout en marchant, lisaient leur bréviaire. Il y avait de longs adolescents rendus bizarres et comme amaigris davantage par l'étroite robe noire qui leur collait au corps, et qui en passant arrachaient des fleurs d'épines et s'en allaient avec ces fleurs brisées dans la main. Ce ne sont point des contrastes que j'imagine, et je me rappelle la sensation que fît naître en moi en pareille circonstance, à pareille heure, en pareil lieu, la vue de ces tristes jeunes gens, vêtus de deuil et déjà tout semblables à des veufs. De temps en temps je me retournais du côté de la ville; on ne voyait plus à la limite lointaine des prairies que la ligne un peu sombre de ses boulevards et l'extrémité de ses clochers d'église. Alors je me demandais comment j'avais fait pour y demeurer si longtemps, et comment il m'avait été possible de m'y consumer sans y mourir; puis j'entendis sonner les vêpres, et ce bruit de cloches, accompagné de mille souvenirs, m'attrista, comme un rappel à des contraintes sévères. Je pensai qu'il faudrait revenir, rentrer avant la nuit, m'enfermer de nouveau, et je repris avec plus d'emportement ma course du côté de la rivière.
Je revins, non pas épuisé, mais plus excité au contraire par ce vagabondage de plusieurs heures au grand air, dans la tiédeur des routes, sous l'âpre et mordant soleil d'avril. J'étais dans une sorte d'ivresse, rempli d'émotions extraordinaires, qui sans contredit se manifestaient sur mon visage, dans mon air, dans toute ma personne.
«Qu'avez-vous, mon cher enfant? me dit madame Ceyssac en m'apercevant.
—J'ai marché très vite», lui dis-je avec égarement.
Elle m'examina de nouveau, et, par un geste de mère inquiète, elle m'attira sous le feu de ses yeux clairs et profonds. J'en fus horriblement troublé; je ne pus supporter ni la douceur de leur examen, ni la pénétration de leur tendresse; je ne sais quelle confusion me saisit tout à coup, qui me rendit la vague interrogation de ce regard insupportable.
«Laissez-moi, je vous prie, ma chère tante», lui dis-je.
Et je montai précipitamment à ma chambre.
Je la trouvai tout illuminée par les rayons obliques du soleil couchant, et je fus comme ébloui par le rayonnement de cette lumière chaude et vermeille qui l'envahissait comme un flot de vie. Pourtant je me sentis plus calme en m'y voyant seul, et me mis à la fenêtre, attendant l'heure salutaire où ce torrent de clarté allait s'éteindre. Peu à peu la face des hauts clochers rougit, les bruits devinrent plus distincts dans l'air un peu plus humide, des barres de feu se formèrent au couchant, du côté où s'élevaient, au-dessus des toitures, les mâts des navires amarrés dans la rivière. Je restai là jusqu'à la nuit, me demandant ce que j'éprouvais, ne sachant que répondre, écoutant, voyant, sentant, étouffé par des pulsations d'une vie extraordinaire, plus émue, plus forte, plus active, moins compressible que jamais. J'aurais souhaité que quelqu'un fût là; mais pourquoi? Je n'aurais pu le dire. Et qui? Je le savais encore moins. S'il m'avait fallu choisir à l'heure même un confident parmi les êtres qui m'étaient alors le plus chers, il m'eût été impossible de nommer personne.
Quelques minutes seulement avant que le dernier rayon du jour eût disparu, je descendis. Je me glissai par les rues que je savais désertes jusqu'aux endroits du boulevard où l'herbe poussait en pleine solitude. Je longeai la place où j'entendis commencer les premières sonneries de la retraite militaire. Puis le bruit des clairons s'éloigna, et j'en suivis la marche de loin par les rues sinueuses, d'après des échos plus distincts ou plus confus suivant la largeur de l'espace où, dans l'air tranquille du soir, le son se déployait. Seul, tout seul, dans le crépuscule bleu qui descendait du ciel, sous les ormeaux garnis de frondaisons légères, aux lueurs des premières étoiles qui s'allumaient à travers les arbres, comme des étincelles de feu semées sur la dentelle des feuillages, je marchais dans la longue avenue, écoutant cette musique si bien rythmée, et me laissant conduire par ses cadences. J'en marquais la mesure; mentalement je la répétai quand elle eut fini de se faire entendre. Il m'en resta dans l'esprit comme un mouvement qui se continua, et cela devint une sorte de mode et d'appui mélodique sur lequel involontairement je mis des paroles. Je n'ai plus aucun souvenir des paroles, ni du sujet, ni du sens des mots, je sais seulement que cette exhalaison singulière sortit de moi, d'abord comme un rythme, puis avec des mots rythmés, et que cette mesure intérieure tout à coup se traduisit, non seulement par la symétrie des mesures, mais par la répétition double ou multiple de certaines syllabes sourdes ou sonores se correspondant et se faisant écho. J'ose à peine vous dire que c'étaient là des vers, et cependant ces paroles chantantes y ressemblaient beaucoup.
A ce moment même, et pendant que je faisais cette réflexion, je reconnus devant moi, dans l'allée que je suivais, notre ami de tous les jours, M. d'Orsel, et ses deux filles. J'étais trop près d'eux pour les éviter, et la préoccupation même où j'étais plongé ne m'en eût pas laissé la force. Je me trouvais donc face à face avec le regard paisible et le blanc visage de Madeleine.
«Comment! vous ici?» me dit-elle.
J'entends encore cette voix nette, aérienne, avec un léger accent du midi qui me fit frissonner. Je pris machinalement la main qu'elle me tendait, sa petite main fine et fraîche, et la fraîcheur de ce contact me fit sentir que la mienne était brûlante. Nous étions si près l'un de l'autre, et je distinguais si nettement les contours de son visage que je fus effrayé de penser qu'elle me voyait aussi.
«Nous vous avons fait peur?» ajouta-t-elle.
Je compris au changement de sa voix à quel point mon trouble était visible. Et comme rien au monde n'aurait pu me retenir une seconde de plus dans cette situation sans issue, je balbutiai je ne sais quoi de déraisonnable, et, perdant tout à fait la tête, étourdiment, sottement, je pris la fuite.
Ce soir-là, je ne passai point par le salon de ma tante, et je m'enfermai dans ma chambre, de peur qu'on ne m'y surprît. Là, sans réfléchir à quoi que ce fût, sans le vouloir, absolument comme un homme attiré par je ne sais quelle irrésistible entreprise qui l'épouvante autant qu'elle le séduit, d'une haleine, sans me relire, presque sans hésiter, j'écrivis toute une série de choses inattendues, qui parurent me tomber du ciel. Ce fut comme un trop-plein qui sortit de mon cœur, et dont il était soulagé au fur et à mesure qu'il se désemplissait. Ce travail fiévreux m'entraîna bien avant dans la nuit. Puis il me sembla que ma tâche était faite; toutes les fibres irritées se calmèrent, et vers le matin, à l'heure où s'éveillent les premiers oiseaux, je m'endormis dans une lassitude délicieuse.
Le lendemain, Olivier me parla de ma rencontre avec ses cousines, de mon embarras, de ma fuite.
«Tu fais le mystérieux, me dit-il, tu as tort; si j'avais un secret, je le partagerais avec toi.»
J'hésitai d'abord à lui dire la vérité. C'était ce qu'il y avait de plus simple, et cela certainement aurait mieux valu; mais il y avait dans un pareil aveu mille embarras réels ou imaginaires, qui me le représentaient comme impossible. En quels termes d'ailleurs lui faire comprendre ce que j'éprouvais depuis longtemps, sans que personne en eût le soupçon? Comment lui parler de sang-froid de ces pudeurs extrêmes que le grand jour offusquait, qui ne supportaient aucun examen, pas plus le mien que celui des autres, et qui demandaient, comme une plaie trop vive ou trop récente, à n'être pas même effleurées du regard? Comment lui raconter cette crise de sensibilité inexplicable et cet ensorcellement de la nuit, dont j'avais trouvé le matin même à mon réveil le témoignage écrit?
Je répondis par un mensonge: j'étais souffrant depuis quelques jours; la chaleur de la veille m'avait donné une sorte de vertige, et je priais Madeleine d'excuser la sotte figure que j'avais faite en la rencontrant.
«Madeleine! reprit Olivier; mais nous n'avons pas de comptes à rendre à Madeleine... Il y a des choses qui ne la regardent plus.»
Il avait en disant cela un singulier sourire, avec un regard des plus pénétrants et des plus vifs. Quelque effort qu'il fît cependant pour lire au fond de ma pensée, j'étais bien sûr qu'il n'y verrait rien; mais je comprenais aussi qu'il y cherchait quelque chose, et si je ne devinais pas quels étaient les sentiments très présumables qu'Olivier me supposait en raisonnant d'après lui-même, je me vis l'objet d'une investigation qui me fit réfléchir et d'un soupçon qui m'embarrassa.
J'étais si parfaitement candide et ignorant que le premier éveil qui m'ait surpris au milieu de mes ingénuités me vint ainsi d'un regard inquiet de ma tante, d'un sourire équivoque et curieux d'Olivier. Ce fut l'idée qu'on me surveillait qui me donna le désir d'en chercher la cause, et ce fut un faux soupçon qui pour la première fois de ma vie me fit rougir. Je ne sais quel indéfinissable instinct me gonfla le cœur d'une émotion tout à fait nouvelle. Une lueur bizarre éclaira tout à coup ce verbe enfantin, le premier que nous avons tous conjugué soit en français, soit en latin, dans les grammaires. Deux jours après ce vague avertissement donné par une mère prudente et par un camarade émancipé, je n'étais pas loin d'admettre, tant mon cerveau roulait de scrupules, de curiosités et d'inquiétudes, que ma tante et Olivier avaient raison en me supposant amoureux, mais de qui?
La soirée du dimanche suivant nous réunit tous comme à l'ordinaire dans le salon de madame Ceyssac. J'y vis paraître Madeleine avec un certain trouble; je ne l'avais pas revue depuis le jeudi soir. Sans doute elle attendait une explication: moins que jamais je me sentais en disposition de la lui donner, et je me tus. J'étais affreusement embarrassé de ma personne et distrait. Olivier, qui ne se croyait aucune raison d'être charitable, me harcelait de ses épigrammes. Rien n'était plus inoffensif, et cependant j'en étais atteint, tant l'état d'extrême irritabilité nerveuse où je me trouvais depuis quelques jours me rendait vulnérable et me prédisposait à souffrir sans motif. J'étais assis près de Madeleine, d'après une ancienne habitude où la volonté de l'un et de l'autre n'entrait pour rien. Tout à coup l'idée me vint de changer de place. Pourquoi? Je n'aurais pu le dire. Il me sembla seulement que la lumière directe des lampes me blessait, et qu'ailleurs je me trouverais mieux. En levant les yeux qu'elle tenait abaissés sur son jeu, Madeleine me vit assis de l'autre côté de la table, précisément vis-à-vis d'elle.
«Eh bien!» dit-elle avec un air de surprise.
Mais nos yeux se rencontrèrent; je ne sais ce qu'elle aperçut d'extraordinaire dans les miens qui la troubla légèrement et ne lui permit pas d'achever.
Il y avait plus de dix-huit mois que je vivais près d'elle, et pour la première fois je venais de la regarder comme on regarde quand on veut voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu'on ne le disait, et bien autrement que je ne l'avais cru. De plus, elle avait dix-huit ans. Cette illumination soudaine, au lieu de m'éclairer peu à peu, m'apprit en une demi-seconde tout ce que j'ignorais d'elle et de moi-même. Ce fut comme une révélation définitive qui compléta les révélations des jours précédents, les réunit pour ainsi dire en un faisceau d'évidences, et, je crois, les expliqua toutes.
VI
QUELQUES semaines après, M. d'Orsel se rendait à une ville d'eaux, sous prétexte de promenade et de santé, mais en réalité pour des raisons particulières que tout le monde ignorait, et que je ne connus qu'un peu plus tard. Madeleine et Julie l'accompagnaient.
Cette séparation, dont un autre aurait gémi comme d'un déchirement, me délivra d'un grand embarras. Je ne pouvais plus vivre à côté de Madeleine, à cause de timidités soudaines qui toutes me venaient de sa présence. Je la fuyais. L'idée de lever les yeux sur elle était un trait d'audace. A la voir si calme quand je ne l'étais plus, à la trouver si parfaitement jolie, tandis que j'avais tant de motifs pour me déplaire avec ma tenue de collège et mon teint de campagnard mal débarbouillé, j'éprouvais je ne sais quel sentiment subalterne, comprimé, humiliant, qui me remplissait de défiance et transformait la plus paisible des camaraderies en une sorte de soumission sans douceur et d'asservissement mal enduré. C'était ce qu'il y avait eu de plus clair et de fort troublant dans l'effet instantané produit par la soirée que je vous ai dite. Madeleine en un mot me faisait peur. Elle me dominait avant de me séduire: le cœur a les mêmes ingénuités que la foi. Tous les cultes passionnés commencent ainsi.
Le lendemain de son départ, je courais rue des Carmélites. Olivier habitait une petite chambre perdue dans un pavillon élevé de l'hôtel. Habituellement je venais le prendre aux heures du collège, et l'appelais du jardin pour qu'il descendît. Je me souvins qu'à pareille heure, presque tous les jours, une autre voix me répondait, que Madeleine alors mettait la tête à sa fenêtre et me disait bonjour; je pensais à l'émoi que me causait cette entrevue quotidienne, autrefois sans charme ni dangers, devenue si subitement un vrai supplice; et j'entrai hardiment, presque joyeux, comme si quelque chose en moi de craintif et de surveillé prenait ses vacances.
La maison était vide. Les domestiques allaient et venaient, comme étonnés, eux aussi, de n'avoir plus à se contraindre. On avait ouvert toutes les fenêtres et le soleil de mai jouait librement dans les chambres, où toutes choses étaient remises en place. Ce n'était pas l'abandon, c'était l'absence. Je soupirai. Je calculai ce que cette absence devait durer. Deux mois! Cela me paraissait tantôt très long, tantôt très court. J'aurais souhaité, je crois, tant j'avais besoin de m'appartenir, que ce mince répit n'eût plus de fin.
Je revins le lendemain, les jours suivants: même silence et même sécurité. Je me promenai dans toute la maison, je visitai le jardin allée par allée; Madeleine était partout. Je m'enhardis jusqu'à m'entretenir librement avec son souvenir. Je regardai sa fenêtre, et j'y revis sa jolie tête. J'entendis sa voix dans les allées du parc, et je me mis à fredonner, pour retrouver comme un écho de certaines romances qu'elle se plaisait à chanter en plein air, que le vent rendait si fluides et que le bruit des feuilles accompagnait. Je revis mille choses que j'ignorais d'elle ou qui ne m'avaient pas frappé, certains gestes qui n'étaient rien et qui devenaient charmants; je trouvai pleine de grâce l'habitude un peu négligée qu'elle avait de tordre ses cheveux en arrière et de les porter relevés sur la nuque et liés par le milieu comme une gerbe noire. Les moindres particularités de sa mise ou de sa tournure, une odeur exotique qu'elle aimait et qui me l'eût fait reconnaître les yeux fermés, tout, jusqu'à ses couleurs adoptées depuis peu, le bleu qui la paraît si bien et qui faisait valoir avec tant d'éclat sa blancheur sans trouble, tout cela revivait avec une lucidité surprenante, mais en me causant une autre émotion que sa présence, comme un regret, agréable à caresser, des choses aimables qui n'étaient plus là. Peu à peu, je me pénétrai sans beaucoup de chaleur, mais avec un attendrissement continu, de ces réminiscences, le seul attrait presque vivant qui me restât d'elle, et moins de quinze jours après le départ de Madeleine ce souvenir envahissant ne me quittait plus.
Un soir, je montais chez Olivier, et comme à l'ordinaire je passais devant la chambre de Madeleine. Bien souvent déjà j'en avais trouvé la porte grande ouverte sans que la pensée me fût jamais venue d'y pénétrer. Ce soir-là, je m'arrêtai court, et après quelques hésitations accordées à des scrupules aussi nouveaux que tous les autres sentiments qui m'agitaient, je cédai à une tentation véritable, et j'entrai.
Il y faisait presque nuit. Le bois sombre de quelques meubles anciens se distinguait à peine, l'or des marqueteries luisait faiblement. Des étoffes de couleur sobre, des mousselines flottantes, tout un ensemble de choses pâles et douces y répandait une sorte de léger crépuscule et de blancheur de l'effet le plus tranquille et le plus recueilli. L'air tiède y venait du dehors avec les exhalaisons du jardin en fleur; mais surtout une odeur subtile, plus émouvante à respirer que toutes les autres, l'habitait comme un souvenir opiniâtre de Madeleine. J'allai jusqu'à la fenêtre: c'était là que Madeleine avait l'habitude de se tenir, et je m'assis dans un petit fauteuil à dossier bas qui lui servait de siège. J'y demeurai quelques minutes en proie à une anxiété des plus vives, retenu malgré moi par le désir de savourer des impressions dont la nouveauté me paraissait exquise. Je ne regardais rien; pour rien au monde, je n'aurais osé porter la main sur le moindre des objets qui m'entouraient. Immobile, attentif seulement à me pénétrer de cette indiscrète émotion, j'avais au cœur des battements si convulsifs, si précipités, si distincts, que j'appuyais les deux mains sur ma poitrine pour en étouffer autant que possible les palpitations incommodes.
Tout à coup j'entendis dans les corridors le pas rapide et sec d'Olivier. Je n'eus que le temps de me glisser jusqu'à la porte; il arrivait.
«Je t'attendais», me dit-il assez simplement pour me persuader, ou qu'il ne m'avait pas vu sortir de la chambre de Madeleine, ou qu'il n'y trouvait rien à redire.
Il était fort élégamment mis, en tenue légère, avec une cravate un peu lâche et des habits larges, tels qu'il aimait à les porter, surtout en été. Il avait cette démarche aisée, cette façon libre de se mouvoir dans des habits flottants qui lui donnaient à certains moments comme un air fort original de jeune homme étranger, soit anglais, soit créole. C'était l'instinct d'un goût très sûr qui l'invitait à s'habiller de la sorte. Il en tirait une grâce toute personnelle, et moi qui ai connu ses qualités en même temps que ses faiblesses, je ne puis pas dire qu'il y mît beaucoup de prétention, quoiqu'il en fît l'objet d'une réelle étude. Il considérait la composition d'une toilette, le choix des nuances, les proportions d'un habit comme une chose très sérieuse dans la conduite générale d'un homme de bon ton; mais une fois la toilette admise, il n'y pensait plus, et c'eût été lui faire injure que de le supposer préoccupé de sa mise au delà du temps voulu par les soins ingénieux qu'il y donnait.
«Allons jusqu'aux boulevards, me dit-il en s'emparant de mon bras. Je désire que tu m'accompagnes, et voici la nuit.»
Il marchait vite et m'entraînait comme s'il eût été pressé par l'heure. Il prit le plus court, traversa lestement les allées désertes et me conduisit tout droit vers cette partie des avenues où l'on se promenait l'été à la nuit tombante. Il y avait une certaine foule, ce qu'une très petite ville comme Ormesson comptait alors de plus mondain, de plus riche et de plus élégant. Olivier s'y glissa sans s'arrêter, les yeux en éveil, excité par une secrète impatience qui l'absorbait au point de lui faire oublier que j'étais là. Tout à coup il ralentit le pas, se raffermit à mon bras pour se contraindre à modérer je ne sais quelle enfantine effervescence qui sans doute aurait manqué de mesure ou d'esprit. Je compris qu'il était au bout de ses recherches.
Deux femmes se dirigeaient vers nous, au bord de l'allée et assez mystérieusement abritées sous le plafond bas des ormeaux. L'une était jeune et remarquablement jolie; ma très récente expérience m'avait formé le goût sur ces définitions délicates, et je ne m'y trompais plus. J'observais cette façon légère et contenue de fouler à petits pas le gazon qui s'étendait aux pieds des arbres, comme si elle eût marché sur les laines souples d'un tapis. Elle nous regardait fixement, avec moins de charme que Madeleine, plus de volonté que jamais celle-ci n'eût osé le faire, et, de loin, se préparait par un sourire insolite à répondre au salut d'Olivier. Ce salut fut échangé d'aussi près que possible avec la même grâce un peu négligée; et dès que la jeune tête blonde et encore souriante eut disparu dans les dentelles de son chapeau, Olivier se tourna vers moi avec un air d'interrogation audacieuse.
«Tu connais madame X...?» me dit-il.
Il me nommait une personne dont on parlait un peu dans le monde où quelquefois j'accompagnais ma tante. Il n'était que très naturel qu'Olivier lui eût été présenté, et naïvement je le lui dis.
«Précisément, ajouta-t-il, j'ai dansé un soir de cet hiver avec elle, et depuis...»
Il s'interrompit, et après un silence: «Mon cher Dominique, reprit-il, je n'ai ni père ni mère, tu le sais; je ne suis que le neveu de mon oncle, et de ce côté je n'attends que les affections qui me sont dues, c'est-à-dire une bien petite part dans le patrimoine de tendresse qui revient de droit à mes deux cousines. J'ai donc besoin qu'on m'aime, et autrement que d'une amitié de collège... Ne te récrie pas; je te suis reconnaissant de l'attachement que tu me témoignes, et je suis sûr que tu me le continueras, quoi qu'il arrive. Je te dirai aussi que tu m'es très cher. Mais enfin tu me permettras de trouver un peu tièdes les affections estimables qui me sont échues. Il y a deux mois qu'un soir, au bal, je parlais à peu près des mêmes choses à la personne que nous venons de rencontrer. Elle s'en est amusée d'abord, n'y voyant que les doléances d'un collégien que le collège ennuie; or, comme j'avais la ferme volonté d'être écouté sérieusement quand je parlais de même, et la certitude qu'on me croirait si je le voulais bien: «Madame, lui dis-je, ce sera une prière, s'il vous plaît de le prendre ainsi; sinon, c'est un regret que vous n'entendrez plus.» Elle me donna deux petits coups d'éventail, sans doute afin de m'interrompre; mais je n'avais plus rien à lui dire, et pour ne pas me démentir je quittai le bal aussitôt. Depuis j'ai tenu parole, je n'ai pas ajouté un mot qui pût lui faire croire que j'eusse ou la moindre espérance ou le moindre doute. Elle ne m'entendra plus ni me plaindre, ni la supplier. Je sens qu'en pareil cas j'aurai beaucoup de patience, et j'attendrai.»
En me parlant ainsi, Olivier était très calme. Un peu plus de brusquerie dans son geste, un certain accent plus vibrant dans sa voix, c'était le seul signe perceptible qui trahît le tremblement intérieur, s'il tremblait au fond du cœur, ce dont je doute. Quant à moi je l'écoutais avec une réelle et profonde angoisse. Ce langage était si nouveau, la nature de ses confidences était telle que je n'en ressentis d'abord qu'un grand trouble, comme au contact d'une idée tout à fait incompréhensible.
«Eh bien! lui dis-je, sans trouver autre chose à répondre que cette exclamation de naïf ébahissement.
—Eh bien! voilà ce que je voulais t'apprendre, Dominique, ceci et pas autre chose. Lorsqu'à ton tour tu me diras de t'écouter, je saurai le faire.»
Je lui répondis plus laconiquement encore par un serrement de main des plus tendres, et nous nous séparâmes.
Il en fut des confidences d'Olivier comme de toutes les leçons trop brusques ou trop fortes: cette infusion capiteuse me fit tourner l'esprit, et il me fallut beaucoup de méditations violentes pour démêler les vérités utiles ou non que contenaient des aveux si graves. Au point où j'en étais, c'est-à-dire osant à peine épeler sans émoi le mot le plus innocent et le plus usuel de la langue du cœur, mes prévisions les plus hardies n'auraient jamais dépassé toutes seules l'idée d'un sentiment désintéressé et muet. Partir de si peu pour arriver aux hypothèses ardentes où m'entraînaient les témérités d'Olivier, passer du silence absolu à cette manière libre de s'exprimer sur les femmes, le suivre enfin jusqu'au but marqué par son attente, il y avait là de quoi me beaucoup vieillir en quelques heures. Cette enjambée exorbitante, je la fis cependant, mais avec des effrois et des éblouissements que je ne saurais vous dire, et ce qui m'étonna le plus quand j'eus acquis le degré de lucidité voulu pour comprendre pleinement les leçons d'Olivier, ce fut de comparer les chaleurs qui m'en venaient avec la froide contenance et les calculs savants de ce soi-disant amoureux.
Quelques jours après il me montrait une lettre sans signature.
«Vous vous écrivez? lui demandai-je.
—Cette lettre, me dit-il, est le seul billet que j'aie reçu d'elle, et je n'ai pas répondu.»
La lettre était à peu près conçue en ces termes:
«Vous êtes un enfant qui prétendez agir comme un homme, et vous avez doublement tort de vous vieillir. Les hommes, quoi que vous fassiez, seront toujours meilleurs ou pires que vous n'êtes. Je vous crois à plaindre, car vous êtes seul, et je vous estime assez pour admettre que vous devez en effet souffrir d'être privé d'une amitié vigilante et tendre; mais vous feriez mieux de parler à cœur ouvert que de vous confier un jour à l'improviste à quelqu'un qui vous apprécie, et puis de vous taire. Je ne vois ni le bien que j'ai pu vous faire en écoutant vos confidences, ni le but que vous vous proposez en ne les renouvelant plus. Vous avez trop de raison pour un âge dont l'ingénuité est à la fois le seul attrait et la seule excuse, et, si vous aviez autant d'abandon que de sang-froid, vous seriez plus intéressant et surtout plus heureux.»
Malgré ces rares accès de franchise auxquels il cédait par caprice, je n'étais qu'à demi dans les confidences d'Olivier. Quoiqu'à peu près de mon âge et inférieur à moi sur beaucoup de points sans doute, il me trouvait un peu jeune, comme il disait, sur les questions de conduite qui s'agitaient dans son esprit. C'était à peine si je pouvais accepter le premier mot du dessein qu'il entendait poursuivre jusqu'à la pleine satisfaction de son amour-propre ou de son plaisir. Je le voyais toujours aussi calme, libre d'esprit, prompt à tout, avec son aimable visage aux accents un peu froids, ses yeux impertinents pour tous ceux qui n'étaient pas ses amis, et ce sourire rapide et très séduisant dont il savait faire avec tant d'à-propos tantôt une caresse et tantôt une arme. Il n'était aucunement triste et pas beaucoup plus distrait, même dans les circonstances où, de son propre aveu, son imperturbable confiance avait un peu souffert. Le dépit ne se traduisait chez lui que par une sorte d'irritabilité plus aiguë, et ne faisait pour ainsi dire qu'ajouter un ressort de trempe plus sèche à son audace.
«Si tu crois que je vais me rendre malheureux, tu te trompes, me disait-il à quelque temps de là, dans un de ces moments de courtes hésitations où, comme à plaisir, il donnait à ses paroles une expression d'hostilité méchante. Si elle m'aime un jour, tôt ou tard, ceci n'est rien. Sinon...
—Sinon?» lui dis-je.
Sans me répondre, il fit tournoyer et siffler autour de sa tête un petit jonc qu'il tenait à la main, comme s'il eût voulu trancher quelque chose en fendant l'air. Puis, tout en continuant de fouetter le vide avec une véhémence extrême, il ajouta:
«Si je pouvais seulement lire dans ses yeux un oui ou non! Je n'en connais pas d'aussi tourmentants et d'aussi beaux, excepté ceux de mes deux cousines, qui ne me disent rien.»
Un autre jour, un accident contraire le rendait à lui-même. Il devenait sensible, agité, légèrement enthousiaste, en tout beaucoup plus naturel. Il s'abandonnait à quelques douceurs de gestes et de langage, qui, quoique toujours fort réservées, m'en apprenaient assez sur ses espérances.
«Es-tu bien sûr de l'aimer?» lui demandai-je enfin, tant cette première condition pour qu'il se montrât exigeant me semblait indispensable, et cependant douteuse.
Olivier me regarda dans le blanc des yeux, et, comme si ma question lui paraissait le comble de la niaiserie ou de la folie, il partit d'un éclat de rire insolent qui m'ôta toute envie de continuer.
L'absence de Madeleine dura le temps convenu. Quelques jours avant son retour, en pensant à elle, et j'y pensais à toutes les minutes, je récapitulai les changements qui s'étaient opérés en moi depuis son départ, et j'en fus stupéfait. Le cœur gros de secrets, l'âme émue d'impulsions hardies, l'esprit chargé d'expérience avant d'avoir rien connu, je me vis en un mot tout différent de celui qu'elle avait quitté. Je me persuadai que cela me servirait à diminuer d'autant l'ascendant bizarre auquel j'étais soumis, et cette légère teinte de corruption répandue sur des sentiments parfaitement candides me donna comme un semblant d'effronterie, c'est-à-dire tout juste assez de bravoure pour courir au-devant de Madeleine sans trop trembler.
Elle arriva vers la fin de juillet. De loin j'entendis les grelots des chevaux, et je vis approcher, encadrée dans le rideau vert des charmilles, la chaise de poste, toute blanche de poussière, qui les amena par le jardin jusque devant le perron. Ce que j'aperçus d'abord, ce fut le voile bleu de Madeleine, qui flottait à la portière de la voiture. Elle en descendit légèrement et se jeta au cou d'Olivier. Je sentis, à la vive et fraternelle étreinte de ses deux petites mains cordialement posées dans les miennes, que la réalité de mon rêve était revenue; puis, s'emparant avec une familiarité de sœur aînée du bras d'Olivier et du mien, s'appuyant également sur l'un et sur l'autre, et versant sur tous les deux comme un rayon de vrai soleil, la limpide lumière de son regard direct et franc, comme une personne un peu lasse, elle monta les escaliers du salon.
Cette soirée-là fut pleine d'effusion. Madeleine avait tant à nous dire! Elle avait vu de beaux pays, découvert toute sorte de nouveautés, de mœurs, d'idées, de costumes. Elle en parlait dans le premier désordre d'une mémoire encombrée de souvenirs tumultueux, avec la volubilité d'un esprit impatient de répandre en quelques minutes cette multitude d'acquisitions faites en deux mois. De temps en temps elle s'interrompait, essoufflée de parler, comme si elle l'eût été de monter et de descendre encore les échelons de montagne où son récit nous conduisait. Elle passait la main sur son front, sur ses yeux, relevait en arrière de ses tempes ses épais cheveux, un peu hérissés par la poussière et le vent du voyage. On eût dit que ce geste d'une personne qui marche et qui a chaud rafraîchissait aussi sa mémoire. Elle cherchait un nom, une date, perdait et retrouvait sans cesse le fil embrouillé d'un itinéraire, puis se mettait à rire aux éclats quand, la confusion s'introduisant dans son récit, elle était obligée d'appeler à son aide la claire et sûre mémoire de Julie. Elle exhalait la vie, le plaisir d'apprendre, les curiosités satisfaites. Quoique brisée par un long voyage en voiture, il lui restait encore de ce perpétuel déplacement une habitude de se mouvoir vite qui la faisait dix fois de suite se lever, agir, changer de place, jeter les yeux dans le jardin, donner un coup d'œil de bienvenue aux meubles, aux objets retrouvés. Quelquefois elle nous regardait, Olivier et moi, attentivement, comme pour être bien assurée de se reconnaître et mieux constater son retour et sa présence au milieu de nous; mais soit qu'elle nous trouvât l'un et l'autre un peu changés, soit que deux mois de séparation et la vue de tant de figures nouvelles l'eussent déshabituée de nos visages, je voyais dans sa physionomie poindre une vague surprise.
«Eh bien! lui disait Olivier, nous retrouves-tu?
—Pas tout à fait, disait-elle ingénument; je vous voyais autrement quand j'étais loin.»
Je restais cloué sur un fauteuil. Je la regardais, je l'écoutais, et quoi qu'elle pût penser de nous, le changement que j'apercevais en elle était bien autrement réel, et sans contredit plus absolu, sinon plus profond.
Elle avait bruni. Son teint, ranimé par un hâle léger, rapportait de ses courses en plein air comme un reflet de lumière et de chaleur qui le dorait. Elle avait le regard plus rapide avec le visage un peu plus maigre, les yeux comme élargis par l'effort d'une vie très remplie et par l'habitude d'embrasser de grands horizons. Sa voix, toujours caressante et timbrée pour l'expression des mots tendres, avait acquis je ne sais quelle plénitude nouvelle qui lui donnait des accents plus mûrs. Elle marchait mieux, d'une façon plus libre; son pied lui-même s'était aminci en s'exerçant à de longues courses dans les sentiers difficiles. Toute sa personne avait pour ainsi dire diminué de volume en prenant des caractères plus fermes et plus précis, et ses habits de voyage, qu'elle portait à merveille, achevaient cette fine et robuste métamorphose. C'était Madeleine embellie, transformée par l'indépendance, par le plaisir, par les mille accidents d'une existence imprévue, par l'exercice de toutes ses forces, par le contact avec des éléments plus actifs, par le spectacle d'une nature grandiose. C'était toute la juvénilité de cette créature exquise, avec je ne sais quoi de plus nerveux, de plus élégant, de mieux défini, qui marquait un progrès dans la beauté, mais qui certainement aussi révélait un pas décisif dans la vie.
Je ne sais pas si je me rendis compte alors de tout ce que je vous dis là; je sais seulement que je devinais d'elle à moi des supériorités de plus en plus manifestes, et jamais encore je n'avais mesuré avec tant de certitude et d'émotion la distance énorme qui séparait une fille de dix-huit ans à peu près d'un écolier de dix-sept ans.
Un autre indice plus positif encore aurait dû dès ce soir-là m'ouvrir les yeux.
Il y avait parmi les bagages un admirable bouquet de rhododendrons, arrachés de terre avec leurs racines, et qu'une main prévoyante avait entourés de fougères et de plantes alpestres encore humides des eaux de la montagne. Ce bouquet, apporté de si loin, et dont M. d'Orsel paraissait prendre un soin particulier, leur avait été envoyé, disait Madeleine, en souvenir d'une excursion faite au pic de *** par un compagnon de voyage qu'on désignait vaguement comme un homme aimable, poli, prévenant, rempli d'égards pour M. d'Orsel. Au moment où Julie défaisait les enveloppes, une carte s'en détacha. Olivier la vit tomber, s'en empara prestement, la retourna une ou deux fois, afin d'en examiner en quelque sorte la physionomie, puis il y lut un nom: Comte Alfred de Nièvres.
Personne ne releva ce nom, qui résonna sèchement au milieu d'un silence absolu et résolu. Madeleine eut l'air de ne pas entendre. Julie ne sourcilla pas. Olivier se tut. M. d'Orsel prit la carte et la déchira. Quant à moi, le plus intéressé de tous à préciser les moindres circonstances de ce voyage, que vous dirai-je? J'avais besoin d'être heureux: là est le secret de beaucoup d'aveuglements moins explicables encore que celui-ci.
Entre Madeleine presque femme et l'adolescent à peine émancipé que je vous montre, entre ses brillantes années et les miennes, il y avait mille obstacles connus ou inconnus, flagrants ou cachés, nés ou à naître. N'importe, je m'obstinais à n'en voir aucun. J'avais regretté Madeleine, je l'avais désirée, attendue, et vous devinez que plus d'une fois depuis son départ j'avais maudit le misérable esprit de rébellion qui m'avait aigri contre la plus enviable, la plus douce et la moins calculée des servitudes. Elle revenait enfin, affectueuse à me ravir, séduisante à m'émerveiller; je la possédais; et, comme il arrive aux gens dont un excès de lumière a troublé la vue, je n'apercevais rien au delà du confus éblouissement qui m'aveuglait.
Grâce à cette absence de raison, je devrais dire à cette cécité, je me plongeai dans les mois qui suivirent, comme si j'étais entré dans un infini. Imaginez un vrai printemps, rapide et déjà très ardent, comme toutes les saisons tardives, plein de riantes erreurs, de floraisons généreuses, d'imprévoyances, de joies parfaites. Autant je m'étais étroitement replié sur moi-même avant cette subite éclosion qui me surprenait dans l'engourdissement de la véritable enfance, autant je mis de promptitude à m'épanouir. Je ne demandai point s'il m'était permis de m'offrir; je me donnai, sans réserve, et dans des effusions où je prodiguai ce qu'il y avait en moi de sincèrement intelligent, de meilleur, surtout de plus inflammable. Je vous peindrais mal ce rare et court moment de désintéressement total qui peut servir d'excuse à bien des accès d'égoïsme où je tombai depuis, et pendant lequel ma vie brûla tout entière en manière d'offrande, et flamba sous les pieds de Madeleine, pure et seulement parfumée de bons instincts, comme un feu d'autel.
Nous reprîmes nos vieilles habitudes. C'était le cadre ancien embelli par le prodigieux éclat d'une vie nouvelle. Je m'étonnai de trouver tout si dissemblable, et qu'une seule influence eût pu changer la physionomie des choses au point de rajeunir tant de décrépitudes et de remplacer des aspects si moroses par de pareilles gaietés. Les veillées étaient courtes, les soirées chaudes. On ne se réunissait plus guère au salon. On veillait soit sous les arbres du jardin d'Orsel, soit en pleine campagne au bord des prés humides. Quelquefois je donnais le bras à Julie pendant de lentes promenades faites en commun. Les grands parents suivaient. La nuit venait et faisait descendre entre nous de longs silences, autorisés par ces heures douteuses où l'on parle moins et plus bas. La ville enfermait l'horizon de ses silhouettes graves; le bruit des cloches, des sonneries gothiques accompagnaient ces sortes de promenades allemandes où je n'étais pas Werther, où je crois que Madeleine aurait valu Charlotte. Je ne lui parlais point de Klopstock, et jamais ma main ne se posa sur la sienne autrement que comme une main de frère.
La nuit, je continuais d'écrire avec fureur, car je ne faisais plus rien à demi. Il me semblait parfois, tant je ne sais quel amas d'illusions se donnaient rendez-vous dans ma tête, que j'étais près d'enfanter des chefs-d'œuvre. J'obéissais à une force étrangère à ma volonté, comme toutes celles qui me possédaient. Si, avec les souvenirs de cette époque, j'avais conservé de même la moindre des ignorances qui la rendirent si belle et si stérile, je vous dirais que cette faculté singulière, toujours dominante et jamais soumise, inégale, indisciplinable, impitoyable, venant à son heure et s'en allant comme elle était venue, ressemblait, à s'y méprendre, à ce que les poètes nomment l'inspiration et personnifient dans la Muse. Elle était impérieuse et infidèle, deux traits saillants qui me la firent prendre pour l'inspiratrice ordinaire des esprits vraiment doués, jusqu'au jour où, plus tard, je compris que la visiteuse à qui je dus tant de joies d'abord et puis tant de mécomptes n'avait rien des caractères de la Muse, sinon beaucoup d'inconstance et de cruauté.
Cette double vie de fièvre de cœur, de fièvre d'esprit, faisait de moi un être fort équivoque. Je le sentis. Il y avait là plus d'un danger auquel je voulus parer, et je crus le moment venu de me débarrasser d'un secret sans valeur, pour en sauver un plus précieux.
«C'est singulier,... me dit Olivier; où cela te mènera-t-il?... Au fait, tu as raison, si cette occupation t'amuse.»
Courte réponse qui contenait pas mal de dédain et peut-être beaucoup d'étonnement.
Au milieu de ces diversions, mes études allaient comme elles pouvaient. Une grâce d'état continuait de me donner des succès que je dédaignais en les comparant à des hauteurs de sentiments qui faisaient de moi un si petit jeune homme et, je l'imaginais, un cœur si grand. De loin en loin cependant je recevais du dehors une impulsion qui me rendait ces succès moins méprisables. Depuis le jour où nous nous étions séparés, Augustin ne m'avait jamais perdu de vue. Autant qu'il le pouvait, il continuait à distance ses enseignements commencés aux Trembles. Avec la supériorité que lui donnait l'expérience de la vie abordée par ses côtés les plus difficiles, sur le plus grand des théâtres, et d'après les progrès d'esprit qu'il supposait aussi dans son élève, il avait peu à peu élevé le ton de ses conseils. Ses leçons devenaient presque des conversations d'homme à homme. Il me parlait peu de lui, excepté dans des termes vagues et pour me dire qu'il travaillait, qu'il rencontrait de grands obstacles, mais qu'il espérait en venir à bout. Quelquefois un tableau rapide, un aperçu du monde, des faits, des ambitions qui l'entouraient, venait après des encouragements tout personnels, comme pour m'éprouver d'avance et me préparer aux leçons pratiques que j'étais exposé plus tard à recevoir des réalités les plus brutales. Il s'inquiétait de ce que je faisais, de ce que je pensais, et me demandait sans cesse ce que j'avais enfin résolu d'entreprendre après ma sortie de province.
«J'apprends, me disait-il, que vous êtes à la tête de votre classe. C'est bien. Ne faites pas fi de pareils avantages. L'émulation au collège est la forme ingénue d'une ambition que vous connaîtrez plus tard. Habituez-vous à garder le premier rang, et tenez-vous-y, afin de n'être jamais satisfait de vous dans la suite, s'il vous arrivait de n'occuper que le second. Surtout ne vous trompez pas de mobile, et ne confondez pas l'orgueil avec le sentiment modeste de ce que vous pouvez. Ne considérez en toutes choses, surtout dans les choses de l'esprit, que l'extrême élévation du but, la distance où vous en êtes et la nécessité d'en approcher le plus possible; cela vous rendra très humble et très fort. L'impossibilité, presque égale pour tous, d'atteindre l'extrémité de certains rêves, vous fera paraître estimable et digne de pitié l'effort que tout homme de bonne foi tentera vers la perfection. Si vous vous en sentez plus près que lui, calculez de nouveau ce qui vous reste à faire, et vos découragements vaudront mieux au point de vue moral, et vous profiteront plus que vos vanités.»
Au reste, laissez-moi vous rapporter quelques extraits des lettres d'Augustin; il vous sera facile, en supposant les réponses, de comprendre l'esprit général de notre correspondance, et vous y verrez plus complètement ce qu'étaient alors sa vie et la mienne.
«Paris, 18...
«Déjà dix-huit mois que je suis ici! Oui, mon cher Dominique, il y a dix-huit mois que je vous ai quitté sur cette petite place où nous nous sommes dit au revoir. Vingt-quatre heures après, chacun de nous se mettait à l'œuvre. Je vous souhaite, mon cher ami, d'être plus satisfait de vous que je ne le suis de moi. La vie n'est facile pour personne, excepté pour ceux qui l'effleurent sans y pénétrer. Pour ceux-là, Paris est le lieu du monde où l'on peut le plus aisément avoir l'air d'exister. Il suffit de se laisser aller dans le courant, comme un nageur dans une eau lourde et rapide. On y flotte et l'on ne s'y noie pas. Vous verrez cela un jour, et vous serez témoin de bien des succès qui ne tiennent qu'à la légèreté des caractères, et de certaines catastrophes qui n'auraient point eu lieu avec un poids différent dans les convictions. Il est bon de se familiariser de bonne heure avec le spectacle vrai des causes et des résultats. J'ignore quelles idées vous avez sur tout cela, si même vous en avez. En tout cas, il est peu probable qu'elles soient justes, et ce qu'il y a de plus triste, c'est que vous avez raison. Le monde devrait être tout pareil à ce que vous l'imaginez. Si vous saviez pourtant comme il est différent. En attendant que vous en jugiez par vous-même, accoutumez-vous à ces deux idées: qu'il y a des vérités et qu'il y a des hommes. Ne variez jamais sur le sentiment natif que vous avez des unes; quant aux autres, attendez-vous à tout pour le jour où vous les connaîtrez.»
«Écrivez-moi plus souvent. Ne dites pas que je connais d'avance votre vie et que vous n'avez rien à m'en apprendre. A l'âge que vous avez et dans un esprit comme le vôtre, il y a chaque jour du nouveau. Vous souvenez-vous de l'époque où vous mesuriez les feuilles naissantes et me disiez de combien de lignes elles avaient grandi sous l'action d'une nuit de rosée ou d'une journée de fort soleil? Il en est de même pour les instincts d'un garçon de votre âge. Ne vous étonnez pas de cet épanouissement rapide, qui, si je vous connais bien, doit vous surprendre et peut-être vous effrayer. Laissez agir des forces qui n'auront chez vous rien de dangereux: parlez-moi seulement pour que je vous connaisse; permettez-moi de vous voir tel que vous êtes, et c'est moi, à mon tour, qui vous apprendrai de combien vous aurez grandi. Surtout soyez naïf dans vos sensations. Qu'avez-vous besoin de les étudier? N'est-ce point assez d'en être ému? La sensibilité est un don admirable; dans l'ordre des créations que vous devez produire, elle peut devenir une rare puissance, mais à une condition, c'est que vous ne la retournerez pas contre vous-même. Si d'une faculté créatrice, éminemment spontanée et subtile, vous faites un sujet d'observations, si vous raffinez, si vous examinez, si la sensibilité ne vous suffit pas et qu'il vous faille encore en étudier le mécanisme, si le spectacle d'une âme émue est ce qui vous satisfait le plus dans l'émotion, si vous vous entourez de miroirs convergents pour en multiplier l'image à l'infini, si vous mêlez l'analyse humaine aux dons divins, si de sensible vous devenez sensuel, il n'y a pas de limites à de pareilles perversités, et, je vous en préviens, cela est très grave. Il y a dans l'antiquité une fable charmante qui se prête à beaucoup de sens et que je vous recommande. Narcisse devint amoureux de son image; il ne la quitta point des yeux, ne put la saisir et mourut de cette illusion même qui l'avait charmé. Pensez à cela, et quand il vous arrivera de vous apercevoir agissant, souffrant, aimant, vivant, si séduisant que soit le fantôme de vous-même, détournez-vous.»
«Vous vous ennuyez, dites-vous. Cela veut dire que vous souffrez: l'ennui n'est fait que pour les esprits vides et pour les cœurs qui ne sauraient être blessés de rien; mais de quoi souffrez-vous? Cela peut-il se dire? Si j'étais près de vous, je le saurais. Quand vous m'aurez donné le droit de vous interroger plus positivement, je vous dirai ce que j'imagine. Si je ne me trompe pas et s'il est vrai que vous ignoriez vous-même ce qui commence à vous faire souffrir, tant mieux, c'est un signe que votre cœur a retenu toute la naïveté que votre esprit n'a plus.»
«Ne me demandez pas que je vous parle de moi; mon moi n'est rien jusqu'à présent. Qui le connaît, excepté vous? Il n'est vraiment intéressant pour personne. Il travaille, il s'efforce, il ne se ménage point, ne s'amuse guère, espère quelquefois, et quand même continue de vouloir. Cela suffit-il? Nous verrons....
«J'habite un quartier qui probablement ne sera pas le vôtre, car vous aurez le droit de choisir. Tous ceux qui comme moi partent de rien pour arriver à quelque chose viennent où je suis, dans la ville des livres, en un coin désert, consacré par quatre ou cinq siècles d'héroïsmes, de labeurs, de détresses, de sacrifices, d'avortements, de suicides et de gloire. C'est un très triste et très beau séjour. J'aurais été libre que je n'en aurais pas choisi d'autre. Ne me plaignez donc pas d'y vivre, j'y suis à ma place.»
«Vous écrivez, cela devait être. Que vous en fassiez un secret pour ceux qui vous entourent, c'est une timidité que je comprends, et je vous sais d'autant plus gré de vous ouvrir à moi. Le jour où votre besoin de confidences ira jusque-là, envoyez-moi les fragments que vous pourrez me communiquer, sans trop effaroucher vos premières pudeurs d'écrivain...
«Autre renseignement qu'il me plairait bien d'avoir: que devient cet ami dont vous ne me parlez presque plus? Le portrait que vous me faisiez de lui était séduisant. Si je vous ai bien compris, ce doit être un charmant mauvais écolier. Il prendra la vie par les côtés faciles et brillants. Conseillez-lui, dans ce cas, de vivre sans ambition, les ambitions qu'il aurait étant de la pire espèce. Et dites-lui bien qu'il n'a qu'une chose à faire, c'est d'être heureux. Il serait impardonnable d'introduire des chimères dans des satisfactions si positives, et de mêler ce que vous appelez l'idéal à des appétits de pure vanité.
«Votre Olivier ne me déplaît pas; il m'inquiète. Il est évident que ce jeune homme précoce, positif, élégant, résolu, peut faire fausse route et passer à côté du bonheur sans s'en douter. Il aura, lui aussi, ses fantasmagories, et se créera des impossibilités. Quelle folie! Il a du cœur, j'aime à le croire, mais quel usage en fera-t-il?... N'a-t-il pas deux cousines, m'avez-vous dit, ce Chérubin qui aspire à devenir un don Juan?... Mais j'oublie, en vous citant ces deux noms, que vous ne connaissez peut-être encore ni l'un ni l'autre. Votre professeur de rhétorique vous a-t-il déjà permis Beaumarchais et le Festin de Pierre? Quant à Byron, j'en doute, et sans inconvénient vous pouvez attendre.....»
Plusieurs mois s'étaient écoulés sans aucun trouble, l'hiver approchait, quand je crus apercevoir sur le visage de Madeleine une ombre et comme un souci qui n'y avait jamais paru. Sa cordialité, toujours égale, contenait autant d'affection, mais plus de gravité. Une appréhension, un regret peut-être, quelque chose dont l'effet seul était visible venait de s'introduire entre nous comme un premier avis de désunion. Rien de net, mais un ensemble de désaccords, d'inégalités, de différences, qui la transfiguraient en quelque sorte en une personne absente et déjà lui donnaient le charme particulier des choses que le temps ou la raison nous dispute, et qui s'en vont. Par des silences, par des retraites soudaines, par de multiples réticences qui détachaient tout lentement et sans rien briser, on eût dit qu'elle s'appliquait, avec des ménagements extrêmes, à dénouer des liens que la familiarité de nos habitudes avait rendus trop étroits. Je pensais à son âge; je la comparais à beaucoup de femmes qui n'avaient pas beaucoup plus d'années. Tout à coup un souvenir oublié, un nom étranger que je n'avais entendu qu'une fois, bref une supposition positive et menaçante me traversait le cœur; puis cette sensation aiguë se dissipait elle-même au moindre retour de sécurité, pour revivre l'instant d'après avec la vivacité d'une évidence.
Un dimanche, on attendit en vain Madeleine et Julie. Le lendemain, Olivier ne vint point au collège. Trois jours se passèrent ainsi sans nouvelles. J'étais horriblement inquiet. Le soir, je courus droit à la rue des Carmélites, et je demandai Olivier.
«M. Olivier est au salon, me dit le domestique.
—Non, monsieur, il y a quelqu'un.
—Alors je vais l'attendre.»
A peine engagé dans l'escalier qui menait à la chambre d'Olivier, je n'allai pas plus loin, arrêté sur place par un battement de cœur inexprimable. Je redescendis, je traversai sans bruit l'antichambre déserte, et me glissai par une des allées latérales qui conduisaient de la cour au jardin. Le salon s'ouvrait au rez-de-chaussée par trois fenêtres élevées au-dessus du parterre de toute la hauteur du perron. Sous chacune des fenêtres, il y avait un banc de pierre. J'y montai. La nuit était noire; personne ne pouvait se douter que j'étais là; je plongeai les yeux dans le salon.
Toute la famille était réunie, toute, y compris Olivier, qui, droit et ferme, habillé de noir, se tenait debout près de la cheminée. Deux personnes se faisaient face au coin du foyer. L'une était M. d'Orsel; l'autre, un homme jeune encore, grand, correct, de mise irréprochable; Olivier à trente-cinq ans, avec moins de finesse et plus de roideur. Je distinguais le geste un peu lent dont il accompagnait ses paroles et la grâce sérieuse avec laquelle il se tournait de temps à autre vers Madeleine. Madeleine était assise près d'une table de travail. Je la vois encore, la tête un peu penchée sur sa tapisserie, le visage envahi par l'ombre de ses cheveux bruns, enveloppée dans le reflet rougissant des lampes. Julie, les deux mains posées sur ses genoux, immobile, avec l'expression de la plus intense curiosité, tenait ses grands yeux taciturnes fixés sur l'étranger.
Ce que je vous dis là, je m'en rendis compte en quelques secondes. Puis il me sembla que les lumières s'éteignaient. Mes jambes fléchirent. Je tombai sur le banc. De la tête aux pieds, je fus pris d'un tremblement affreux. Je sanglotais dans un état de douleur à faire pitié, me tordant les mains et répétant: «Madeleine est perdue, et je l'aime!»
VII
MADELEINE était perdue pour moi, et je l'aimais. Une secousse un peu moins vive ne m'aurait peut-être éclairé qu'à demi sur l'étendue de ce double malheur, mais la vue de M. de Nièvres, en m'atteignant à ce point, m'avait tout appris. Je restai anéanti, n'ayant plus qu'à subir une destinée qui fatalement s'accomplissait, et comprenant trop bien que je n'avais ni le droit d'y rien changer ni le pouvoir de la retarder d'une heure.
Je vous ai dit comment j'aimais Madeleine, avec quelle étourderie de conscience et quel détachement de tout espoir précis. L'idée d'un mariage, idée cent fois déraisonnable d'ailleurs, n'avait pas même encouragé le naïf élan d'une affection qui se suffisait presque à elle-même, se donnait pour se répandre, et cherchait un culte uniquement afin d'adorer. Quels étaient les sentiments de Madeleine? Je n'y songeais pas non plus. A tort ou à raison, je lui prêtais des indifférences et des impassibilités d'idole; je la supposais étrangère à tous les attachements qu'elle inspirait; je la plaçais ainsi dans des isolements chimériques, et cela suffisait au secret instinct qui, malgré tout, se loge au fond des cœurs les moins occupés d'eux-mêmes, au besoin d'imaginer que Madeleine était insensible et n'aimait personne.
Madeleine, j'en étais certain, ne pouvait ressentir aucun intérêt pour un étranger que le hasard avait jeté dans sa vie comme un accident. Il était possible qu'elle regrettât son passé de jeune fille, et qu'elle ne vît pas approcher sans alarmes le moment d'adopter un parti si grave. Mais il n'était pas douteux non plus, en admettant qu'elle fût libre de toute affection sérieuse, que le désir de son père, les considérations de rang, de position, de fortune, ne la décidassent pour une union où M. de Nièvres apportait, en outre de tant de convenances, des qualités sérieuses et attachantes.
Je n'éprouvais contre l'homme qui me rendait si malheureux ni ressentiment, ni colère, ni jalousie. Déjà il représentait l'empire de la raison avant de personnifier celui du droit. Aussi le jour où, dans le salon de madame Ceyssac, M. d'Orsel nous présenta l'un à l'autre en disant de moi que j'étais le meilleur ami de sa fille, je me souviens qu'en serrant la main de M. de Nièvres, loyalement, je me dis: «Eh bien! s'il en est aimé, qu'il l'aime!» Et tout aussitôt j'allai m'asseoir au fond du salon; et là, les regardant tous deux, bien convaincu de mon impuissance, plus que jamais condamné à me taire, sans aucune irritation contre l'homme qui ne me prenait rien, puisqu'on ne m'avait rien donné, je revendiquai pourtant le droit d'aimer comme inséparable du droit de vivre, et je me disais avec désespoir: «Et moi!»
A partir de ce jour, je m'isolai beaucoup. Moins qu'à personne, il m'appartenait de gêner des tête-à-tête d'où devait sortir l'intelligence de deux cœurs sans doute assez loin de se connaître. Je n'allai plus que le moins possible à l'hôtel d'Orsel. J'y jouais dorénavant un si petit rôle au milieu des intérêts qui s'y débattaient qu'il n'y avait pas le moindre inconvénient à m'y faire oublier.
Aucun de ces changements de conduite n'échappa certainement à Olivier; mais il eut l'air de les trouver tout naturels, ne me parla de rien, ne s'étonna de rien, et ne s'expliqua pas davantage sur les faits qui se passaient dans sa famille. Une seule fois, une fois pour toutes, avec une habileté qui me dispensait presque d'un aveu, il avait établi que nous nous comprenions au sujet de M. de Nièvres.
«Je ne te demande pas, me dit-il, comment tu trouves mon futur cousin. Tout homme qui, dans un petit monde aussi restreint et aussi uni que le nôtre, vient prendre une femme, c'est-à-dire nous enlever une sœur, une cousine, une amie, apporte par cela même un certain trouble, fait un trou dans nos amitiés, et dans aucun cas ne saurait être le bienvenu. Quant à moi, ce n'est pas précisément le mari que j'aurais voulu pour Madeleine. Madeleine est de sa province. M. de Nièvres me semble n'être de nulle part, comme beaucoup de gens de Paris; il la transplantera et ne la fixera pas. A cela près, il est fort bien.
—Fort bien! lui dis-je: je suis convaincu qu'il fera le bonheur de Madeleine... et c'est après tout...
—Sans doute, reprit Olivier sur un ton de négligence affectée, sans doute, avec désintéressement; c'est tout ce que nous pouvons souhaiter.»
Le mariage avait été fixé pour la fin de l'hiver, et nous y touchions. Madeleine était sérieuse; mais cette attitude toute de convenance ne laissait plus le moindre doute sur l'état de ses résolutions. Elle gardait seulement cette mesure exquise qui lui servait à limiter avec tant de finesse l'expression des sentiments les plus délicats. Elle attendait en pleine indépendance, au milieu de délibérations loyales, l'événement qui devait la lier pour toujours et de son propre aveu. De son côté, pendant cette épreuve aussi difficile à diriger qu'à subir, M. de Nièvres avait beaucoup plu et déployé les ressources du savoir-vivre le plus sûr unies aux qualités du plus galant homme.
Un soir qu'il causait avec Madeleine, dans l'entraînement d'un entretien à demi-voix, on le vit faire le geste amical de lui présenter les deux mains. Madeleine alors jeta un rapide regard autour d'elle, comme pour nous prendre tous à témoin de ce qu'elle allait faire; puis elle se leva, et, sans prononcer une seule parole, mais en accompagnant ce mouvement d'abandon du plus candide et du plus beau des sourires, elle posa ses deux mains dégantées dans les mains du comte.
Ce soir-là même, elle m'appela près d'elle, et, comme si la netteté de sa situation nouvelle lui permettait dorénavant de traiter en toute franchise les questions relatives à des affections secondaires:
«Asseyez-vous là que nous causions, me dit-elle. Il y a longtemps que je ne vous vois plus. Vous avez cru devoir vous retirer un peu de nous, ce dont je suis fâchée pour M. de Nièvres, car, grâce à votre discrétion vous ne le connaissez guère... Enfin je me marie dans huit jours, et c'est le moment ou jamais de nous entendre. M. de Nièvres vous estime; il sait le prix des affections que je possède; il est et sera votre ami, vous serez le sien: c'est un engagement que j'ai pris en votre nom, et que vous tiendrez, j'en suis certaine.....»
Elle continua de la sorte simplement, librement, sans aucune ambiguïté de langage, parlant du passé, réglant en quelque sorte les intérêts de notre amitié future, non pour y mettre des conditions, mais pour me convaincre que les liens en seraient plus étroits; puis elle ramenait entre nous le nom de M. de Nièvres, qui, disait-elle, ne désunissait rien, mais consolidait au contraire des relations qu'un autre mariage peut-être aurait pu briser. Son but évident, en m'intéressant de la sorte aux garanties offertes par M. de Nièvres, était d'obtenir de moi quelque chose comme une adhésion au choix qu'elle avait fait, et de s'assurer que sa détermination, prise en dehors de tout conseil d'ami, ne me causait aucun déplaisir.
Je fis de mon mieux pour la satisfaire, je lui promis que rien ne serait changé entre nous, et je lui jurai de demeurer fidèle à des sentiments mal exprimés, c'était possible, mais trop évidents pour qu'elle en doutât. Pour la première fois peut-être j'eus du sang-froid, de l'audace, et je réussis à mentir impudemment. Les mots d'ailleurs se prêtaient à tant de sens, les idées à tant d'équivoques, qu'en toute autre circonstance les mêmes protestations auraient pu signifier beaucoup plus. Elle les prit dans le sens le plus simple, et m'en remercia si chaudement qu'elle faillit m'ôter tout courage.
«A la bonne heure. J'aime à vous entendre parler ainsi. Répétez encore ce que vous avez dit, pour que j'emporte de vous ces bonnes paroles qui consolent de vos ennuyeux silences et réparent bien des oublis qui blessent sans que vous le sachiez.»
Elle parlait vite, avec une effusion de gestes et de paroles, une ardeur de physionomie qui rendaient notre entretien des plus dangereux.
«Ainsi voilà qui est convenu, continua-t-elle. Notre bonne et vieille amitié n'a plus rien à craindre. Vous en répondez pour ce qui vous regarde. C'est tout ce que je voulais savoir. Il faut qu'elle nous suive et qu'elle ne se perde pas dans ce grand Paris, qui, dit-on, disperse tant de bons sentiments et rend oublieux les cœurs les plus droits. Vous savez que M. de Nièvres a l'intention de s'y fixer, au moins pendant les mois d'hiver. Olivier et vous, vous y serez à la fin de l'année. J'emmène avec moi mon père et Julie. J'y marierai ma sœur. Oh! j'ai pour elle toutes sortes d'ambitions, les mêmes à peu près que pour vous, dit-elle en rougissant imperceptiblement. Personne ne connaît Julie. C'est encore un caractère fermé, celui-là; mais moi, je la connais. Et maintenant je vous ai dit, je crois, tout ce que j'avais à vous dire, excepté sur un dernier point que je vous recommande. Veillez sur Olivier. Il a le meilleur cœur du monde; qu'il en soit économe, et qu'il le réserve pour les grands moments.—Et ceci est mon testament de jeune fille», ajouta-t-elle assez haut pour que M. de Nièvres l'entendît. Et elle l'invita à se rapprocher.
Très peu de jours après, le mariage eut lieu. C'était vers la fin de l'hiver, par une gelée rigoureuse. Le souvenir d'une réelle douleur physique se mêle encore aujourd'hui, comme une souffrance ridicule, au sentiment confus de mon chagrin. Je donnais le bras à Julie, et c'est moi qui la conduisis à travers la longue église encombrée de curieux, suivant l'usage importun des provinces. Elle était pâle comme une morte, tremblante de froid et d'émotion. Au moment où fut prononcé le oui irrévocable qui décidait du sort de Madeleine et du mien, un soupir étouffé me tira de la stupeur imbécile où j'étais plongé. C'était Julie qui se cachait le visage dans son mouchoir et qui sanglotait. Le soir, elle était encore plus triste, si c'est possible; mais elle faisait des efforts inouïs pour se contraindre devant sa sœur.
Quelle étrange enfant c'était alors: brune, menue, nerveuse, avec son air impénétrable de jeune sphinx, son regard qui quelquefois interrogeait, mais ne répondait jamais, son œil absorbant! Cet œil, le plus admirable et le moins séduisant peut-être que j'aie jamais vu, était ce qu'il y avait de plus frappant dans la physionomie de ce petit être ombrageux, souffrant et fier. Grand, large, avec de longs cils qui n'y laissaient jamais paraître un seul point brillant, voilé d'un bleu sombre qui lui donnait la couleur indéfinissable des nuits d'été, cet œil énigmatique se dilatait sans lumière, et tous les rayonnements de la vie s'y concentraient pour n'en plus jaillir.
«Prenons garde à Madeleine», me disait-elle dans une angoisse où perçaient des perspicacités qui m'effrayaient.
Puis elle essuyait ses joues avec colère, et s'en prenait à moi de cet excès d'insurmontable faiblesse contre lequel les vigoureux instincts de sa nature se révoltaient.
«C'est aussi votre faute si je pleure. Regardez Olivier, comme il se tient bien.»
Je comparais cette douleur innocente à la mienne, je lui enviais amèrement le droit qu'elle avait de la laisser paraître, et ne trouvais pas un mot pour la consoler.
La douleur de Julie, la mienne, la longueur des cérémonies, la vieille église où tant de gens indifférents chuchotaient gaiement autour de ma détresse, la maison d'Orsel transformée, parée, fleurie, pour cette fête unique, des toilettes, des élégances inusitées, un excès de lumière et d'odeurs troublantes à me faire évanouir, certaines sensations poignantes dont le ressentiment a persisté longtemps comme la trace d'inguérissables piqûres, en un mot les souvenirs incohérents d'un mauvais rêve: voilà tout ce qui reste aujourd'hui de cette journée qui vit s'accomplir un des malheurs de ma vie les moins douteux. Une figure apparaît distinctement sur le fond de ce tableau quasi imaginaire et le résume: c'est le spectre un peu bizarre lui-même de Madeleine, avec son bouquet, sa couronne, son voile et ses habits blancs. Encore y a-t-il des moments, tant la légèreté singulière de cette vision contraste avec les réalités plus crues qui la précèdent et qui la suivent, où je la confonds pour ainsi dire avec le fantôme de ma propre jeunesse, vierge, voilée et disparue.
J'étais le seul qui n'eût point osé embrasser madame de Nièvres au retour de l'église. En fit-elle la remarque? Y eut-il chez elle un mouvement de dépit, ou céda-t-elle tout simplement à l'élan plus naturel d'une amitié dont elle avait voulu, quelques jours auparavant, régler elle-même les engagements très sincères? Je ne sais; mais dans la soirée M. d'Orsel vint à moi, me prit par le bras et m'amena plus mort que vif jusque devant Madeleine. Elle était au milieu du salon, debout près de son mari, dans cette tenue éblouissante qui la transfigurait.
«Madame...» lui dis-je.
Elle sourit à ce nom nouveau, et, j'en demande pardon à la mémoire d'un cœur irréprochable, incapable de détour et de trahison, son sourire avait à son insu des significations si cruelles qu'il acheva de me bouleverser. Elle fit un geste pour se pencher vers moi. Je ne sais plus ni ce que je lui dis, ni ce qu'elle ajouta. Je vis ses yeux effrayants de douceur tout près des miens, puis tout cessa d'être intelligible.
Quand il me fut possible de me reconnaître au milieu d'un cercle d'hommes et de femmes parées qui m'examinaient avec un intérêt indulgent capable de me tuer, je sentis que quelqu'un me saisissait rudement; je tournai la tête, c'était Olivier.
«Tu te donnes en spectacle; es-tu fou?» me dit-il assez bas pour que personne autre que moi ne l'entendît, mais avec une vivacité d'expression qui me remplit d'épouvante.
Je restai quelques instants encore contenu par la violence de son étreinte; puis je gagnai la porte avec lui. Arrivé là, je me dégageai.
«Ne me retiens pas, lui dis-je, et au nom de ce qu'il y a de plus sacré, ne me parle jamais de ce que tu as vu.»
Il me suivit jusque dans la cour et voulut parler.
«Tais-toi», lui dis-je encore, et je m'échappai.
Aussitôt que je fus rentré dans ma chambre et que je pus réfléchir, j'eus un accès de honte, de désespoir et de folie amoureuse qui ne me consola pas, mais qui me soulagea. Je serais bien en peine de vous dire ce qui se passa en moi pendant ces quelques heures tumultueuses, les premières qui me firent connaître avec mille pressentiments de délices, mille souffrances toutes atroces, depuis les plus avouables jusqu'aux plus vulgaires. Sensation de ce que je pouvais rêver de plus doux, crainte effroyable de m'être à jamais perdu, angoisses de l'avenir, sentiment humiliant de ma vie présente, tout, je connus tout, y compris une douleur inattendue, très cuisante, et qui ressemblait beaucoup à l'âcre frisson de l'amour-propre blessé.
Il était tard, la nuit était profonde. Je vous ai parlé de ma chambre située dans les combles, sorte d'observatoire où je m'étais créé, comme aux Trembles, de continuelles intelligences avec ce qui m'entourait, soit par la vue, soit par l'habitude constante d'écouter. J'y marchai longtemps (et mes souvenirs redeviennent ici très précis) dans un abattement que je ne saurais vous peindre. Je me disais: «J'aime une femme mariée!» Je demeurais fixé sur cette idée, vaguement aiguillonné par ce qu'elle avait d'irritant, mais atterré surtout et fasciné pour ainsi dire par ce qu'elle contenait d'impossible, et je m'étonnais de répéter le mot qui m'avait tant surpris dans la bouche d'Olivier: J'attendrai..... Je me demandais: quoi? Et à cela, je n'avais rien à répondre, sinon des suppositions abominables dont l'image de Madeleine me paraissait aussitôt profanée. Puis j'apercevais Paris, l'avenir, et dans des lointains en dehors de toute certitude, la main cachée du hasard qui pouvait simplifier de tant de manières ce terrible tissu de problèmes, et, comme l'épée du Grec, les trancher, sinon les résoudre. J'acceptais même une catastrophe, à la condition qu'elle fût une issue, et peut-être, avec quelques années de plus, j'aurais lâchement cherché le moyen de terminer tout de suite une vie qui pouvait nuire à tant d'autres.
Vers le milieu de la nuit, j'entendis à travers le toit, à travers la distance, à toute portée de son, un cri bref, aigu, qui, même au plus fort de ces convulsions, me fit battre le cœur comme un cri d'ami. J'ouvris la fenêtre et j'écoutai. C'étaient des courlis de mer qui remontaient avec la marée haute et se dirigeaient à plein vol vers la rivière. Le cri se répéta une ou deux fois, mais il fallut le surprendre au passage, puis on ne l'entendit plus. Tout était immobile et sommeillant. Un petit nombre d'étoiles très brillantes vibraient dans l'air calme et bleu de la nuit. A peine avait-on le sentiment du froid, quoiqu'il fût rendu plus intense encore par la limpidité du ciel et l'absence de vent.
Je pensai aux Trembles; il y avait si longtemps que je n'y pensais plus! Ce fut comme une lueur de salut. Chose bizarre, par un retour subit à des impressions si lointaines, je fus rappelé tout à coup vers les aspects les plus austères et les plus calmants de ma vie champêtre. Je revis Villeneuve avec sa longue ligne de maisons blanches à peine élevées au-dessus du coteau, ses toits fumants, sa campagne assombrie par l'hiver, ses buissons de prunelliers roussis par les gelées et bordant des chemins glacés. Avec la lucidité d'une imagination surexcitée à un point extrême, j'eus en quelques minutes la perception rapide, instantanée de tout ce qui avait charmé ma première enfance. Partout où j'avais puisé des agitations, je ne rencontrais plus que l'immuable paix. Tout était douceur et quiétude dans ce qui m'avait autrefois causé les premiers troubles que j'aie connus. Quel changement! pensais-je, et sous les incandescences dont j'étais brûlé, je retrouvais plus fraîche que jamais la source de mes premiers attachements.
Le cœur est si lâche, il a si grand besoin de repos, que, pendant un moment, je me jetai dans je ne sais quel espoir aussi chimérique que tous les autres de retraite absolue dans ma maison des Trembles. Personne autour de moi, des années entières de solitude avec une consolation certaine, mes livres, un pays que j'adore et le travail; toutes choses irréalisables, et cependant cette hypothèse était la plus douce, et je retrouvai un peu de calme en y songeant.
Puis les heures voisines du matin se mirent à sonner. Deux horloges les répétèrent ensemble, presque à l'unisson, comme si la seconde eût été l'écho immédiat de la première. C'étaient le séminaire et le collège. Ce brusque rappel aux réalités dérisoires du lendemain écrasa ma douleur sous une sensation unique de petitesse, et m'atteignit en plein désespoir comme un coup de férule.
VIII
«TRÈS certainement il faut que vous ayez beaucoup souffert, m'écrivait Augustin en réponse à des déclamations fort exaltées que je lui adressais très peu de jours après le départ de Madeleine et de son mari; mais de quoi? comment? par qui? J'en suis encore à me poser des questions que vous ne voulez jamais résoudre. J'entends bien en vous le retentissement de quelque chose qui ressemble à des émotions très connues, très définies, toujours uniques et sans pareilles pour celui qui les éprouve; mais cette chose n'a pas encore de nom dans vos lettres, et vous m'obligez à vous plaindre aussi vaguement que vous vous plaignez. Ce n'est pourtant pas ce que je voudrais faire. Rien ne me coûte, vous le savez, quand il s'agit de vous, et vous êtes dans la situation de cœur ou d'esprit, comme vous le voudrez, à réclamer quelque chose de plus actif et de plus efficace que des mots, si compatissants qu'ils soient. Vous devez avoir besoin de conseils. Je suis un triste médecin pour les maux dont je vous crois atteint; je vous conseillerais pourtant un remède qui s'applique à tout, même à ces maladies de l'imagination que je connais mal: c'est une hygiène. J'entends par là l'usage des idées justes, des sentiments logiques, des affections possibles, en un mot l'emploi judicieux des forces et des activités de la vie. La vie, croyez-moi, voilà la grande antithèse et le grand remède à toutes les souffrances dont le principe est une erreur. Le jour où vous mettrez le pied dans la vie, dans la vie réelle, entendez-vous bien; le jour où vous la connaîtrez avec ses lois, ses nécessités, ses rigueurs, ses devoirs et ses chaînes, ses difficultés et ses peines, ses vraies douleurs et ses enchantements, vous verrez comme elle est saine, et belle, et forte, et féconde, en vertu même de ses exactitudes; ce jour-là, vous trouverez que le reste est factice, qu'il n'y a pas de fictions plus grandes, que l'enthousiasme ne s'élève pas plus haut, que l'imagination ne va pas au delà, qu'elle comble les cœurs les plus avides, qu'elle a de quoi ravir les plus exigeants, et ce jour-là, mon cher enfant, si vous n'êtes pas incurablement malade, malade à mourir, vous serez guéri.
«Quant à vos recommandations, je les suivrai. Je verrai M. et madame de Nièvres, et je vous sais gré de me donner cette occasion de m'entretenir de vous avec des amis qui ne sont pas étrangers, je suppose, aux agitations que je déplore. Soyez sans inquiétude, au surplus, j'ai la meilleure des raisons pour être discret: j'ignore tout.»
Un peu plus tard, il m'écrivait encore:
«J'ai vu madame de Nièvres; elle a bien voulu me considérer comme un de vos meilleurs amis. A ce titre, elle m'a dit à propos de vous et sur vous des choses affectueuses qui me prouvent qu'elle vous aime beaucoup, mais qu'elle ne vous connaît pas très bien. Or, si votre amitié mutuelle ne vous a pas mieux éclairés l'un sur l'autre, ce doit être votre faute, et non la sienne, ce qui ne prouve pas que vous avez eu tort de ne vous révéler qu'à demi, mais ce qui me démontrerait au moins que vous l'avez voulu. J'arrive ainsi à des conclusions qui m'inquiètent. Encore une fois, mon cher Dominique, la vie, le possible, le raisonnable! Je vous en supplie, ne croyez jamais ceux qui vous diront que le raisonnable est l'ennemi du beau, parce qu'il est l'inséparable ami de la justice et de la vérité.»
Je vous rapporte une partie des conseils qu'Augustin m'adressait, sans savoir au juste à quoi les appliquer, mais en le devinant.
Quant à Olivier, le lendemain même de cette soirée, qui devait m'épargner les premiers aveux, à l'heure même où Madeleine et M. de Nièvres partaient pour Paris, il entrait dans ma chambre.
«Elle est partie? lui dis-je en l'apercevant.
—Oui, me répondit-il, mais elle reviendra; elle est presque ma sœur; tu es plus que mon ami, il faut tout prévoir.»
Il allait continuer, quand le pitoyable état d'abattement où il me vit le désarma sans doute et lui fit ajourner ses explications.
«Nous en recauserons», dit-il.
Puis il tira sa montre, et comme il était tout près de huit heures:
«Allons, Dominique, viens au collège, c'est ce que nous pouvons faire de plus sage.»
Il devait arriver que ni les conseils d'Augustin ni les avertissements d'Olivier ne prévaudraient contre un entraînement trop irrésistible pour être arrêté par des avis. Ils le comprirent et ils firent comme moi: ils attendirent ma délivrance ou ma perte de la dernière ressource qui reste aux hommes sans volonté ou à bout de combinaisons, l'inconnu.
Augustin m'écrivit encore une ou deux fois pour m'envoyer des nouvelles de Madeleine. Elle avait visité près de Paris la terre où l'intention de M. de Nièvres était de passer l'été. C'était un joli château dans les bois, «le plus romantique séjour, m'écrivait Augustin, pour une femme qui peut-être partage à sa manière vos regrets de campagnard et vos goûts de solitaire». Madeleine écrivait de son côté à Julie, et sans doute avec des épanchements de sœur qui ne parvenaient pas jusqu'à moi. Une seule fois, pendant ces plusieurs mois d'absence, je reçus un court billet d'elle où elle me parlait d'Augustin. Elle me remerciait de le lui avoir fait connaître, me disait le bien qu'elle pensait de lui: que c'était la volonté même, la droiture et le plus pur courage; et me donnait à entendre qu'en dehors des besoins du cœur je n'aurais jamais de plus ferme et de meilleur appui. Ce billet, signé de son nom de Madeleine, était accompagné des souvenirs affectueux de son mari.
Ils ne revinrent qu'aux vacances, et très peu de jours avant la distribution des prix, dernier acte de ma vie de dépendance qui m'émancipait.
J'aurais beaucoup mieux aimé, vous le comprendrez, que Madeleine n'assistât pas à cette cérémonie. Il y avait en moi de telles disparates, ma condition d'écolier formait avec mes dispositions morales des désaccords si ridicules, que j'évitais comme une humiliation nouvelle toute circonstance de nature à nous rappeler à tous deux ces désaccords. Depuis quelque temps surtout, mes susceptibilités sur ce point devenaient très vives. C'était, je vous l'ai dit, le côté le moins noble et le moins avouable de mes douleurs, et si j'y reviens à propos d'un incident qui fit de nouveau crier ma vanité, c'est pour vous expliquer par un détail de plus la singulière ironie de cette situation.
La distribution avait lieu dans une ancienne chapelle abandonnée depuis longtemps, qui n'était ouverte et décorée qu'une fois par an pour ce jour-là. Cette chapelle était située au fond de la grande cour du collège; on y arrivait en passant sous la double rangée de tilleuls dont la vaste verdure égayait un peu ce froid promenoir. De loin, je vis entrer Madeleine en compagnie de plusieurs jeunes femmes de son monde en toilette d'été, habillées de couleurs claires avec des ombrelles tendues qui se diapraient d'ombre et de soleil. Une fine poussière, soulevée par le mouvement des robes, les accompagnait comme un léger nuage, et la chaleur faisait que des extrémités des rameaux déjà jaunis une quantité de feuilles et de fleurs mûres tombaient autour d'elles, et s'attachaient à la longue écharpe de mousseline dont Madeleine était enveloppée. Elle passa, riante, heureuse, le visage animé par la marche, et se retourna pour examiner curieusement notre bataillon de collégiens réunis sur deux lignes et maintenus en bon ordre comme de jeunes conscrits. Toutes ces curiosités de femmes, et celle-ci surtout, rayonnaient jusqu'à moi comme des brûlures. Le temps était admirable; c'était vers le milieu du mois d'août. Les oiseaux familiers s'étaient enfuis des arbres et chantaient sur les toitures où le soleil dardait. Des murmures de foule suspendaient enfin ce long silence de douze mois, des gaietés inouïes épanouissaient la physionomie du vieux collège, les tilleuls le parfumaient d'odeurs agrestes. Que n'aurais-je pas donné pour être déjà libre et pour être heureux!
Les préliminaires furent très longs, et je comptais les minutes qui me séparaient encore du moment de ma délivrance. Enfin le signal se fit entendre. A titre de lauréat de philosophie, mon nom fut appelé le premier. Je montai sur l'estrade; et quand j'eus ma couronne d'une main, mon gros livre de l'autre, debout au bord des marches, faisant face à l'assemblée qui applaudissait, je cherchai des yeux madame Ceyssac: le premier regard que je rencontrai avec celui de ma tante, le premier visage ami que je reconnus précisément au-dessous de moi, au premier rang, fut celui de madame de Nièvres. Éprouva-t-elle un peu de confusion elle-même en me voyant là dans l'attitude affreusement gauche que j'essaye de vous peindre? Eut-elle un contre-coup du saisissement qui m'envahit? Son amitié souffrit-elle en me trouvant risible, ou seulement en devinant que je pouvais souffrir? Quels furent au juste ses sentiments pendant cette rapide mais très cuisante épreuve qui sembla nous atteindre tous les deux à la fois et presque dans le même sens? Je l'ignore; mais elle devint très rouge, elle le devint encore davantage quand elle me vit descendre et m'approcher d'elle. Et quand ma tante, après m'avoir embrassé, lui passa ma couronne en l'invitant à me féliciter, elle perdit entièrement contenance. Je ne suis pas bien sûr de ce qu'elle me dit pour me témoigner qu'elle était heureuse et me complimenter suivant l'usage. Sa main tremblait légèrement. Elle essaya, je crois, de me dire:
«Je suis bien fière, mon cher Dominique», ou: «C'est très bien.»
Il y avait dans ses yeux tout à fait troublés comme une larme ou d'intérêt ou de compassion, ou seulement une larme involontaire de jeune femme timide..... Qui sait! Je me le suis demandé souvent, et je ne l'ai jamais su.
Nous sortîmes. Je jetai mes couronnes dans la cour des classes avant d'en franchir le seuil pour la dernière fois. Je ne regardai pas seulement en arrière, pour rompre plus vite avec un passé qui m'exaspérait. Et si j'avais pu me séparer de mes souvenirs de collège aussi précipitamment que j'en dépouillai la livrée, j'aurais eu certainement à ce moment-là des sensations d'indépendance et de virilité sans égales.
«Maintenant qu'allez-vous faire? me demanda madame Ceyssac à quelques heures de là.
—Maintenant? lui dis-je, je n'en sais rien.»
Et je disais vrai, car l'incertitude où j'étais s'étendait à tout, depuis le choix d'une position qu'elle espérait et voulait brillante jusqu'à l'emploi d'une autre partie de mes ardeurs qu'elle ignorait.
Il était convenu que Madeleine irait d'abord se fixer à Nièvres, puis qu'elle reviendrait achever l'hiver à Paris. Quant à nous, nous devions nous y rendre directement, de manière qu'elle nous y trouvât déjà établis et dans des habitudes de travail dont le choix dépendait de nous-mêmes, mais dont la direction regarderait beaucoup Augustin. Ces dispositions de départ et ces sages projets nous occupèrent ensemble une partie de ces dernières vacances; et cependant cette idée de travail, de but à poursuivre, ce programme très vague dont le premier article était encore à formuler, n'avaient pas de sens bien défini, ni pour Olivier, ni pour moi. Dès le lendemain de ma liberté, j'avais complètement oublié mes années de collège; c'était la seule époque de mon passé qui me laissât l'âme froide, le seul souvenir de moi-même qui ne me rendît pas heureux. Quant à Paris, j'y pensais avec la confuse appréhension qui s'attache à des nécessités prévues, inévitables, mais peu riantes, et qu'on connaîtra toujours assez tôt. Olivier, à mon grand étonnement, ne témoignait aucune espèce de regret de s'éloigner.
«Maintenant, me dit-il avec beaucoup de sang-froid, quelques jours seulement avant notre départ, je n'ai plus rien qui me retienne en province.»
En avait-il donc si vite épuisé toutes les joies?