Dominique
IX
NOUS arrivâmes à Paris le soir. Partout ailleurs il eût été tard. Il pleuvait; il faisait froid. Je n'aperçus d'abord que des rues boueuses, des pavés mouillés, luisants sous le feu des boutiques, le rapide et continuel éclair de voitures qui se croisaient en s'éclaboussant, une multitude de lumières étincelant comme des illuminations sans symétrie dans de longues avenues de maisons noires dont la hauteur me parut prodigieuse. Je fus frappé, je m'en souviens, des odeurs de gaz qui annonçaient une ville où l'on vivait la nuit autant que le jour, et de la pâleur des visages qui m'aurait fait croire qu'on s'y portait mal. J'y reconnus le teint d'Olivier, et je compris mieux qu'il avait une autre origine que moi.
Au moment où j'ouvrais ma fenêtre pour entendre plus distinctement la rumeur inconnue qui grondait au-dessus de cette ville si vivante en bas, et déjà par ses sommets tout entière plongée dans la nuit, je vis passer au-dessous de moi, dans la rue étroite, une double file de cavaliers portant des torches, et escortant une suite de voitures aux lanternes flamboyantes, attelées chacune de quatre chevaux et menées presque au galop.
«Regarde vite, me dit Olivier, c'est le roi.»
Confusément je vis miroiter des casques et des lames de sabres. Ce défilé retentissant d'hommes armés et de grands chevaux chaussés de fer fit rendre au pavé sonore un bruit de métal, et tout se confondit au loin dans le brouillard lumineux des torches.
Olivier s'assura de la direction que prenaient les attelages; puis, quand la dernière voiture eut disparu:
«C'est bien cela, dit-il avec la satisfaction d'un homme qui connaît son Paris et qui le retrouve, le roi va ce soir aux Italiens.»
Et malgré la pluie qui tombait, malgré le froid blessant de la nuit, quelque temps encore il resta penché sur cette fourmilière de gens inconnus qui passaient vite, se renouvelaient sans cesse, et que mille intérêts pressants semblaient tous diriger vers des buts contraires.
«Es-tu content?» lui dis-je.
Il poussa une sorte de soupir de plénitude, comme si le contact de cette vie extraordinaire l'eût tout à coup rempli d'aspirations démesurées.
«Et toi?» me dit-il.
Puis, sans attendre ma réponse:
«Oh! parbleu, toi, tu regardes en arrière. Tu n'es pas plus à Paris que je n'étais à Ormesson. Ton lot est de regretter toujours, de ne désirer jamais. Il faudrait en prendre ton parti, mon cher. C'est ici qu'on envoie, au moment de leur majorité, les garçons dont on veut faire des hommes. Tu es de ce nombre, et je ne te plains pas; tu es riche, tu n'es pas le premier venu, et tu aimes!» ajouta-t-il en me parlant aussi bas que possible.
Et avec une effusion que je ne lui avais jamais connue, il m'embrassa et me dit:
«A demain, cher ami, à toujours!»
Une heure après, le silence était aussi profond qu'en pleine campagne. Cette suspension de vie, l'engourdissement subit et absolu de cette ville enfermant un million d'hommes, m'étonna plus encore que son tumulte. Je fis comme un résumé des lassitudes que supposait cet immense sommeil, et je fus saisi de peur, moins par un manque de bravoure que par une sorte d'évanouissement de ma volonté.
Je revis Augustin avec bonheur. En lui serrant la main, je sentis que je m'appuyais sur quelqu'un. Il avait déjà vieilli, quoiqu'il fût très jeune encore. Il était maigre et fort blême. Ses yeux avaient plus d'ouverture et plus d'éclat. Sa main toute blanche, à peau plus fine, s'était épurée pour ainsi dire et comme aiguisée dans ce travail exclusif du maniement de la plume. Personne n'aurait pu dire, à voir sa tenue, s'il était pauvre ou riche. Il portait des habits très simples et les portait modestement, mais avec la confiance aisée venue du sentiment assez fier que l'habit n'est rien.
Il accueillit Olivier pas tout à fait comme un ami, mais plutôt comme un jeune homme à surveiller et avec lequel il est bon d'attendre avant d'en faire un autre soi-même. Olivier, de son côté, ne se livra qu'à demi, soit que l'enveloppe de l'homme lui parût bizarre, soit qu'il sentît par-dessous la résistance d'une volonté tout aussi bien trempée que la sienne et formée d'un métal plus pur.
«J'avais deviné votre ami, me dit Augustin, au physique comme au moral. Il est charmant. Il fera, je ne dis pas des dupes, il en est incapable, mais des victimes, et cela dans le sens le plus élevé du mot. Il sera dangereux pour les êtres plus faibles que lui qui sont nés sous la même étoile.»
Quand je questionnai Olivier sur Augustin, il se borna à me répondre:
«Il y aura toujours chez lui du précepteur et du parvenu. Il sera pédant et censeur, comme tous les gens qui n'ont pour eux que le vouloir et qui n'arrivent que par le travail. J'aime mieux des dons d'esprit ou de la naissance, ou, faute de cela, j'aime mieux rien.»
Plus tard leur opinion changea: Augustin finit par aimer Olivier, mais sans jamais l'estimer beaucoup. Olivier conçut pour Augustin une estime véritable, mais ne l'aima point.
Notre vie fut assez vite organisée. Nous occupions deux appartements voisins, mais séparés. Notre amitié très étroite et l'indépendance de chacun devaient se trouver également bien de cet arrangement. Nos habitudes étaient celles d'étudiants libres à qui leurs goûts ou leur position permettent de choisir, de s'instruire un peu au hasard et de puiser à plusieurs sources avant de déterminer celle où leur esprit devra s'arrêter.
Très peu de jours après, Olivier reçut de sa cousine une lettre qui nous invitait l'un et l'autre à nous rendre à Nièvres.
C'était une habitation ancienne, entièrement enfouie dans de grands bois de châtaigniers et de chênes. J'y passai une semaine de beaux jours froids et sévères, au milieu des futaies presque dépouillées, devant des horizons qui ne me firent point oublier ceux des Trembles; mais qui m'empêchèrent de les regretter, tant ils étaient beaux, et qui semblaient destinés, comme un cadre grandiose, à contenir une existence plus robuste et des luttes beaucoup plus sérieuses. Le château, dont les tourelles ne dépassaient que de très peu sa ceinture de vieux chênes, et qu'on n'apercevait que par des coupures faites à travers le bois, avec sa façade grise et vieillie, ses hautes cheminées couronnées de fumée, ses orangeries fermées, ses allées jonchées de feuilles mortes,—le château lui-même résumait en quelques traits saisissants ce caractère attristé de la saison et du lieu. C'était toute une existence nouvelle pour Madeleine, et pour moi c'était aussi quelque chose de bien nouveau que de la trouver transportée si brusquement dans des conditions plus vastes, avec la liberté d'allures, l'ampleur d'habitudes, ce je ne sais quoi de supérieur et d'assez imposant que donnent l'usage et la responsabilité d'une grande fortune.
Une seule personne au château de Nièvres paraissait regretter encore la rue des Carmélites: c'était M. d'Orsel. Quant à moi, les lieux ne m'étaient plus rien. Un même attrait confondait aujourd'hui mon présent et mon passé. Entre Madeleine et madame de Nièvres il n'y avait que la différence d'un amour impossible à un amour coupable; et quand je quittai Nièvres, j'étais persuadé que cet amour, né rue des Carmélites, devait, quoi qu'il dût arriver, s'ensevelir ici.
Madeleine ne vint point à Paris de tout l'hiver, diverses circonstances ayant retardé l'établissement que M. de Nièvres projetait d'y faire. Elle était heureuse, entourée de tout son monde; elle avait Julie, son père; il lui fallait un certain temps pour passer sans trop de secousse, de sa modeste et régulière existence de province, aux étonnements qui l'attendaient dans la vie du monde, et cette demi-solitude au château de Nièvres était une sorte de noviciat qui ne lui déplaisait pas. Je la revis une ou deux fois dans l'été, mais à de longs intervalles et pendant de très courts moments, lâchement surpris à l'impérieux devoir qui me recommandait de la fuir.
J'avais eu l'idée de profiter de cet éloignement très opportun pour tenter franchement d'être héroïque et pour me guérir. C'était déjà beaucoup que de résister aux invitations qui constamment nous arrivaient de Nièvres. Je fis davantage, et je tâchai de n'y plus penser. Je me plongeai dans le travail. L'exemple d'Augustin m'en aurait donné l'émulation, si naturellement je n'en avais pas eu le goût. Paris développe au-dessus de lui cette atmosphère particulière aux grands centres d'activité, surtout dans l'ordre des activités de l'esprit; et, si peu que je me mêlasse au mouvement des faits, je ne refusais pas, tant s'en faut, de vivre dans cette atmosphère.
Quant à la vie de Paris, telle que l'entendait Olivier, je ne me faisais point d'illusions, et ne la considérais nullement comme un secours. J'y comptais un peu pour me distraire, mais pas du tout pour m'étourdir, et encore moins pour me consoler. Le campagnard en outre persistait et ne pouvait se résoudre à se dépouiller de lui-même, parce qu'il avait changé de milieu. N'en déplaise à ceux qui pourraient nier l'influence du terroir, je sentais qu'il y avait en moi je ne sais quoi de local et de résistant que je ne transplanterais jamais qu'à demi, et si le désir de m'acclimater m'était venu, les mille liens indéracinables des origines m'auraient averti par de continuelles et vaines souffrances que c'était peine inutile. Je vivais à Paris comme dans une hôtellerie où je pouvais demeurer longtemps, où je pourrais mourir, mais où je ne serais jamais que de passage. Ombrageux, retiré, sociable seulement avec les compagnons de mes habitudes, dans une constante défiance des contacts nouveaux, le plus possible j'évitais ce terrible frottement de la vie parisienne qui polit les caractères et les aplanit jusqu'à l'usure. Je ne fus pas davantage aveuglé par ce qu'elle a d'éblouissant, ni troublé par ce qu'elle a de contradictoire, ni séduit par ce qu'elle promet à tous les jeunes appétits, comme aux naïves ambitions. Pour me garantir contre ses atteintes, j'avais d'abord un défaut qui valait une qualité, c'était la peur de ce que j'ignorais, et cet incorrigible effroi des épreuves me donnait pour ainsi dire toutes les perspicacités de l'expérience.
J'étais seul ou à peu près, car Augustin ne s'appartenait guère, et dès le premier jour j'avais bien compris qu'Olivier n'était pas homme à m'appartenir longtemps. Tout de suite il avait pris des habitudes qui ne gênaient en rien les miennes, mais n'y ressemblaient nullement. Je fouillais les bibliothèques, je pâlissais de froid dans de graves amphithéâtres, et m'enfouissais le soir dans des cabinets de lecture où des misérables, condamnés à mourir de faim, écrivaient, la fièvre dans les yeux, des livres qui ne devaient ni les illustrer, ni les enrichir. Je devinais là des impuissances et des misères physiques et morales dont le voisinage était loin de me fortifier. J'en sortais navré. Je m'enfermais chez moi, j'ouvrais d'autres livres et je veillais. J'entendis ainsi passer sous mes fenêtres toutes les fêtes nocturnes du carnaval. Quelquefois, en pleine nuit, Olivier frappait à ma porte. Je reconnaissais le son bref du pommeau d'or de sa canne. Il me trouvait à ma table, me serrait la main et gagnait sa chambre en fredonnant un air d'opéra. Le lendemain, je recommençais sans ostentation, sans viser au martyre, avec la conviction ingénue que cet austère régime était excellent.
Au bout de quelques mois passés ainsi, je n'en pouvais plus. Mes forces étaient épuisées, et comme un édifice élevé par miracle, un matin, en m'éveillant, je sentis mon courage s'écrouler. Je voulus retrouver une idée poursuivie la veille, impossible! Je me répétai vainement certains mots de discipline qui m'aiguillonnaient quelquefois, comme on stimule avec des locutions convenues les chevaux de trait qui lâchent pied. Un immense dégoût me vint aux lèvres rien qu'à la pensée de reprendre un seul jour de plus cet affreux métier de fouilleur de livres. L'été était venu. Il y avait un joyeux soleil dans les rues. Des martinets tourbillonnaient gaiement autour d'un clocher pointu qu'on voyait de ma fenêtre. Sans hésiter une seule minute et sans réfléchir que j'allais perdre en un instant le bénéfice de tant de mois de sagesse, j'écrivis à Madeleine. Ce que je lui disais était insignifiant. De courts billets que j'avais reçus d'elle avaient établi une fois pour toutes le ton de notre correspondance. Je ne mis dans celui-ci rien de plus ni rien de moins, et cependant, la lettre partie, j'attendis la réponse comme un événement.
Il y a dans Paris un grand jardin fait pour les ennuyés: on y trouve une solitude relative, des arbres, des gazons verts, des plates-bandes fleuries, des allées sombres, et une foule d'oiseaux qui paraissent s'y plaire presque autant que dans un séjour champêtre. J'y courus. J'y errai pendant le reste de la journée, étonné d'avoir secoué mon joug, et plus étonné encore de l'extrême intensité d'un souvenir que j'avais eu la bonne foi de croire assoupi. Peu à peu, comme une flamme qui se rallume, je sentis naître en moi cet ardent réveil. Je marchais sous les arbres, discourant tout seul, et faisant sans le vouloir le mouvement d'un homme enchaîné longtemps qui se délivre.
«Comment! me disais-je, elle ne saura pas même que je l'ai aimée! elle ignorera que pour elle, à cause d'elle, j'ai usé ma vie et tout sacrifié, tout, jusqu'au bonheur si innocent de lui montrer ce que j'ai fait dans l'intérêt de son repos! Elle croira que j'ai passé à côté d'elle sans la voir, que nos deux existences auront coulé bord à bord sans se confondre ni même se toucher, pas plus que deux ruisseaux indifférents! Et le jour où plus tard je lui dirai: «Madeleine, savez-vous que je vous ai beaucoup aimée?» elle me répondra: «Est-ce possible?» Et ce ne sera plus l'âge où elle aurait pu me croire!»
Puis je sentais qu'en effet nos deux destinées étaient parallèles, très rapprochées, mais irréconciliables, qu'il fallait vivre côte à côte et séparés, et que c'était fini de moi. Alors j'imaginais des hypothèses. Il y avait des: Qui sait? qui surgissaient aussitôt comme des tentations. A quoi je répondais: Non, cela ne sera jamais! Mais de ces suppositions insensées il me restait je ne sais quelle saveur horriblement douce dont le peu de volonté que j'avais était enivré; puis je pensais que c'était bien la peine d'avoir si courageusement lutté pour en arriver là.
Je découvrais en moi une telle absence d'énergie et je concevais un tel mépris de moi-même, que ce jour-là très sérieusement je désespérai de ma vie. Elle ne me semblait plus bonne à rien, pas même à être employée à des travaux vulgaires. Personne n'en voulait, et je n'y tenais plus. Des enfants vinrent jouer sous les arbres. Des couples heureux passèrent étroitement liés. J'évitai leur approche, et je m'éloignai, cherchant où je pourrais aller, moi, pour n'être plus seul. Je revins par des rues désertes. Il y avait là de grands ateliers d'industrie, clos et bruyants, des usines dont les cheminées fumaient, où l'on entendait bouillonner des chaudières, gronder des rouages. Je pensai à ces effervescences qui me consumaient depuis plusieurs mois, à ce foyer intérieur toujours allumé, toujours brûlant, mais pour une application qui n'était pas prévue. Je regardai les vitres noires, le reflet des fourneaux; j'écoutai le bruit des machines.
«Qu'est-ce qu'on fait là-dedans? me disais-je. Qui sait ce qui doit en sortir, si c'est du bois ou du métal, du grand ou du petit, du très utile ou du superflu?»—Et l'idée qu'il en était ainsi de mon esprit n'ajouta rien à un découragement déjà complet, mais le confirma.
J'avais couvert des rames de papier. Il y en avait une montagne accumulée sur ma table de travail. Je ne les considérais jamais avec beaucoup d'orgueil; j'évitais ordinairement d'y jeter les yeux de trop près, et je vivais au jour le jour des illusions de la veille. Dès le lendemain, j'en fis justice. J'en feuilletai au hasard des lambeaux: une fade odeur de médiocrité me souleva le cœur. Je pris le tout et le mis au feu. J'étais assez calme en exécutant ce sacrifice, qui, en toute autre circonstance, m'aurait coûté quelques regrets. En ce moment même la réponse de Madeleine arriva. Sa lettre était ce qu'elle devait être, cordiale, tendre, exquise, et pourtant je restai stupéfait de me sentir au cœur un espoir déçu. Le flamboiement de tant de paperasses brûlées éclairait encore ma chambre, et j'étais debout, tenant à la main la lettre de Madeleine, comme un homme qui se noie tient un fil brisé, quand par hasard Olivier entra.
Il vit cet amas de cendres fumantes et comprit; il jeta un rapide coup d'œil sur la lettre.
«On se porte bien à Nièvres?» me dit-il froidement.
Pour prévenir le moindre soupçon, je lui tendis la lettre; mais il affecta de ne point la lire, et comme s'il eût décidé que le moment était venu de me parler raison et de débrider largement une plaie qui languissait sans résultat:
«Ah çà! me dit-il, où en es-tu? Depuis six mois, tu veilles, tu te morfonds; tu mènes une vie de séminariste qui a fait des vœux, de bénédictin qui prend des bains de science pour calmer la chair; où cela t'a-t-il mené?
—A rien, lui dis-je.
—Tant pis, car toute déception prouve au moins une chose: c'est qu'on s'est trompé sur les moyens de réussir. Tu t'es imaginé que la solitude, quand on doute de soi, est le meilleur des conseillers. Qu'en penses-tu aujourd'hui? Quel conseil t'a-t-elle donné, quel avis qui te serve, quelle leçon de conduite?
—De me taire toujours, lui dis-je avec désespoir.
—Si telle est la conclusion, je t'engage alors à changer de système. Si tu attends tout de toi, si tu as assez d'orgueil pour supposer que tu viendras à bout d'une situation qui en a découragé de plus forts, et que tu pourras demeurer sans broncher debout sur cette difficulté effroyable où tant de braves cœurs ont défailli, tant pis encore une fois, car je te crois en danger, et sur l'honneur je ne dormirai plus tranquille.
—Je n'ai ni orgueil ni confiance, et tu le sais aussi bien que moi. Ce n'est pas moi qui veux; c'est, comme tu le dis, une situation qui me commande. Je ne puis empêcher ce qui est, je ne puis prévoir ce qui doit être. Je reste où je suis, sur un danger, parce qu'il m'est défendu d'être ailleurs. Ne plus aimer Madeleine ne m'est pas possible, l'aimer autrement ne m'est pas permis. Le jour où sur cette difficulté, d'où je ne puis descendre, la tête me tournera, eh bien! ce jour-là tu pourras me pleurer comme un homme mort.
—Mort! non, reprit Olivier, mais tombé de haut. N'importe, ceci est funèbre. Et ce n'est point ainsi que j'entends que tu finisses. C'est bien assez que la vie nous tue tous les jours un peu; pour Dieu, ne l'aidons pas à nous achever plus vite. Prépare-toi, je te prie, à entendre des choses très dures, et si Paris te fait peur comme un mensonge, habitue-toi du moins à causer en tête-à-tête avec la vérité.
—Parle, lui dis-je, parle. Tu ne me diras rien que je ne me sois mille fois répété.
—C'est une erreur. J'affirme que tu ne t'es jamais tenu le langage suivant: Madeleine est heureuse; elle est mariée; elle aura l'une après l'autre les joies légitimes de la famille, sans en excepter aucune, je le désire et je l'espère. Elle peut donc se passer de toi. Elle ne t'est rien qu'une amie fort tendre, tu n'es rien non plus pour elle qu'un excellent camarade qu'elle serait désespérée de perdre comme ami, impardonnable de prendre pour amant. Ce qui vous unit n'est donc qu'un lien, charmant s'il n'est qu'un lien, horrible s'il devenait une chaîne. Tu lui es nécessaire dans la mesure où l'amitié compte et pèse dans la vie; tu n'as en aucun cas le droit de faire de toi un embarras. Je ne parle pas de mon cousin, qui, s'il était consulté, ferait valoir ses droits suivant les formes connues et avec les arguments des maris menacés dans leur honneur, ce qui est déjà grave, et dans leur bonheur, ce qui est beaucoup plus sérieux. Voilà pour madame de Nièvres. En ce qui te regarde, la position n'est pas moins simple. Le hasard, qui t'a fait rencontrer Madeleine, t'avait fait naître aussi six ou huit ans trop tard, ce qui est certainement un grand malheur pour toi et peut-être un accident regrettable pour elle. Un autre est venu qui l'a épousée. M. de Nièvres n'a donc pris que ce qui n'était à personne: aussi n'as-tu jamais protesté, parce que tu as beaucoup de sens, même en ayant beaucoup de cœur. Après avoir décliné toute prétention sur Madeleine comme mari, voudrais-tu, peux-tu y prétendre autrement? Et pourtant tu continues de l'aimer. Tu n'as pas tort, parce qu'un sentiment comme le tien n'a jamais tort; mais tu n'es pas dans le vrai, parce qu'une impasse ne mène à rien. Cependant, comme il n'y a dans la vie la plus bouchée que de fausses impasses, comme des carrefours les plus étroits il faut sortir en définitive, bon gré, mal gré, sinon sans avaries, tu sortiras de celui-ci, et tu n'y laisseras rien, je l'espère, ni ton honneur ni ta vie. Encore un mot, et ne t'en offense pas: Madeleine n'est pas la seule femme en ce monde qui soit bonne, ni qui soit jolie, ni qui soit sensible, ni qui soit faite pour te comprendre et pour t'estimer. Suppose un hasard différent: Madeleine serait une autre femme, que tu aimerais de même exclusivement, et dont tu dirais pareillement: Elle, et pas une autre! Il n'y a donc de nécessaire et d'absolu qu'une chose, le besoin et la force d'aimer. Ne t'occupe pas de savoir si je raisonne en logicien, et ne dis pas que mes théories sont affreuses. Tu aimes et tu dois aimer, le reste est le fait de la chance. Je ne connais pas de femme, pourvu que je la suppose digne de toi, qui ne soit en droit de te dire: Le véritable et l'unique objet de vos sentiments, c'est moi!
—Ainsi, m'écriai-je, il faudrait ne plus aimer?
—Au contraire, mais une autre.
—Ainsi il faudrait l'oublier?
—Non, mais la remplacer.
—Jamais! lui dis-je.
—Ne dis pas: Jamais; dis: Pas maintenant.»
Et là-dessus Olivier sortit.
J'avais les yeux secs, mais une atroce douleur me tenaillait le cœur. Je relus la lettre de Madeleine; il s'en exhalait cette vague tiédeur des amitiés vulgaires, désespérante à sentir quand on voudrait plus. «Il a raison, cent fois raison», pensais-je en me répétant comme un arrêt sans appel l'agaçante argumentation d'Olivier. Et tout en repoussant ses conclusions de toute l'horreur d'un cœur passionnément épris, je me disais cette vérité irréfutable: «Je ne suis rien à Madeleine, rien qu'un obstacle, une menace, un être inutile ou dangereux!»
Je regardai ma table vide. Un monceau de cendres noires encombrait le foyer. Cette destruction d'une autre partie de moi-même, cette ruine totale et de mes efforts et de mon bonheur m'abattit enfin sous la sensation sans pareille d'un néant complet.
«A quoi donc suis-je bon?» m'écriai-je.
Et le visage caché dans mes mains, je restai là, les yeux dans le vide, ayant devant moi toute ma vie, immense, douteuse et sans fond comme un précipice.
Au bout d'une heure, Olivier me retrouva dans le même état, c'est-à-dire inerte, immobile et consterné. Très amicalement il me posa la main sur l'épaule et me dit:
«Veux-tu m'accompagner ce soir au théâtre?
—Y vas-tu seul?» lui demandai-je.
Il sourit et me répondit:
«Non.
—Alors tu n'as pas besoin de moi», lui dis-je, et je lui tournai le dos.
«Soit!» dit-il avec un accent d'impatience.
Puis se ravisant tout à coup:
«Tu es stupide, injuste et insolent, reprit-il en se posant carrément devant moi. Que crois-tu donc? que je veux te surprendre? Joli métier que tu m'attribues! Non, mon cher, je ne préparerai jamais la plus innocente épreuve où ta probité de cœur puisse être engagée. Ce serait un vilain calcul et de plus un procédé maladroit. Ce que je veux, m'entends-tu? c'est que tu sortes de ta tanière, esprit chagrin, pauvre cœur blessé. Tu t'imagines que la terre a pris le deuil et que la beauté s'est voilée, et que tous les visages sont en larmes, et qu'il n'y a plus ni espérances, ni joies, ni vœux comblés, parce que dans ce moment la destinée te maltraite. Regarde donc un peu autour de toi, et mêle-toi à la foule des gens qui sont heureux ou qui croient l'être. Ne leur envie pas l'insouciance, mais apprends d'eux ceci: c'est que la Providence, en qui tu crois, a pourvu à tout, qu'elle a tout proportionné et qu'elle a disposé d'inépuisables ressources pour les besoins des cœurs affamés.»
Je ne fus point ébranlé par ce flux de paroles, mais je finis par les écouter. L'affectueuse exaspération d'Olivier agit comme un calmant sur mes nerfs, affreusement tendus, et les attendrit. Je lui pris la main. Je le fis asseoir près de moi. Je lui demandai pardon d'un mot dit étourdiment, qui ne contenait nulle défiance. Je le suppliai de laisser passer cette crise de défaillance, qui ne durerait pas, lui disais-je; et qui résultait de longues fatigues. Je lui promis d'ailleurs de changer de conduite. Nous avions le même monde, j'avais le plus grand tort de n'y jamais aller. Il était de mon devoir de m'y faire connaître et de ne pas me singulariser par un éloignement systématique. Je lui dis une foule de choses sensées, comme si la raison m'était subitement revenue. Et comme il subissait lui-même l'influence d'un épanchement qui semblait nous rendre tous les deux ensemble plus souples, plus conciliants et meilleurs, je parlai de lui, de sa vie presque entièrement passée loin de moi, et me plaignis de ne pas mieux savoir ni ce qu'il faisait, ni s'il avait des raisons d'être satisfait.
«Satisfait est le mot, me dit-il avec une expression à moitié comique. Chaque homme a le vocabulaire de ses ambitions. Oui, je suis à peu près satisfait dans ce moment, et si je m'en tiens à des satisfactions qui n'ont rien de chimérique, ma vie se passera dans un équilibre parfait et sera comblée jusqu'à satiété.
—As-tu des nouvelles d'Ormesson? lui demandai-je.
—Aucune. Tu sais comment l'histoire a fini.
—Par une rupture?
—Par un départ, ce qui n'est pas la même chose, car nous avons gardé l'un de l'autre le seul regret qui ne gâte jamais les souvenirs.
—Et maintenant?
—Maintenant! Est-ce que tu sais?...
—Je ne sais rien; mais j'imagine que tu as dû faire ce que tu me recommandes.
—C'est vrai», dit-il en souriant.
Puis il devint sérieux, et me dit:
«Dans tout autre moment, je te raconterais, mais pas aujourd'hui. L'air de cette chambre est plein d'une émotion respectable. Il n'y a pas de promiscuité permise entre la femme dont j'aurais à t'entretenir et celle dont il ne faut pas même prononcer le nom lorsqu'il est question de la première.»
Le bruit d'un pas dans l'antichambre l'interrompit. Mon domestique annonça Augustin, qui venait rarement à pareille heure. La vue de cette ardente et inflexible physionomie me rendit en quelque sorte une lueur de courage. Il me semblait que c'était un renfort que le hasard m'envoyait dans un moment où j'en avais si grand besoin.
«Vous venez à propos lui dis-je en faisant bonne contenance. Tenez, c'était bien la peine de me donner tant de mal. J'ai tout détruit.»
Je lui parlais toujours un peu comme un ex-disciple à son ancien maître, et je lui reconnaissais le droit de m'interroger sur mon travail.
«C'est à recommencer, dit-il sans s'émouvoir autrement; je connais cela.»
Olivier se taisait. Après quelques minutes de silence, il passa la main dans ses cheveux bouclés, bâilla doucement et nous dit:
«Je m'ennuie, et je vais au bois.»
X
EST-CE qu'il travaille? me demanda Augustin quand Olivier nous eut quittés.
—Fort peu, et cependant il apprend comme s'il travaillait.
—Tant mieux; il a séduit la fortune. Si la vie n'était qu'une loterie, reprit Augustin, ce jeune homme rêverait toujours les numéros gagnants.»
Augustin n'était pas de ceux qui séduisent la fortune, ni qu'un numéro rêvé doit enrichir. Ce que je vous ai dit de lui peut vous faire comprendre qu'il n'était pas né pour les faveurs du hasard, et que, dans toutes les combinaisons où jusqu'à présent il avait mis sa volonté pour enjeu, l'enjeu représentait beaucoup plus que le gain. Depuis le jour où vous l'avez vu quitter les Trembles, tenant à la main une lettre reçue de Paris, comme un jeune soldat muni de sa feuille de route, ses espérances avaient, je crois, reçu plus d'un échec, mais sans diminuer sa foi robuste ni le faire douter une seule minute que le succès, sinon la gloire, ne fût à Paris même et juste au bout du chemin qu'il y suivait. Il ne se plaignait point, n'accusait personne, ne désespérait de rien. Il avait, sans aucune illusion, la ténacité des espoirs aveugles, et ce qui chez d'autres aurait pu passer pour de l'orgueil n'existait chez lui que comme un sentiment très exactement déterminé de son droit. Il appréciait les choses avec le sang-froid d'un lapidaire essayant des bijoux de qualité douteuse, et se trompait rarement sur le choix de celles qui méritaient de lui de la peine et du temps.
Il avait eu des protecteurs. Il ne trouvait pas que solliciter fût un déshonneur, parce qu'il ne proposait alors qu'un échange de valeurs équivalentes, et que de pareils contrats, disait-il, n'humilient jamais celui qui, pour sa part de société, apporte l'appoint de son intelligence, de son zèle et de son talent. Il n'affectait pas de mépriser l'argent, dont il avait grand besoin, je le savais, sans qu'il en parlât. Il n'en dédaignait point les résultats, mais le mettait beaucoup au-dessous d'un capital d'idées que, selon lui, rien ne saurait ni représenter ni payer.
«Je suis un ouvrier, disait-il, qui travaille avec des outils fort peu coûteux, c'est vrai; mais ce qu'ils produisent est sans prix, quand cela est bon.»
Il ne se considérait donc comme l'obligé de personne. Les services qu'on avait pu lui rendre, il les avait achetés et bien payés. Et dans ces sortes de marchés, qui de sa part excluaient, sinon tout savoir-vivre, du moins toute humilité, il avait une manière de s'offrir qui marquait au plus juste le haut prix qu'il entendait y mettre.
«Du moment qu'on traite avec l'argent, disait-il, ce n'est plus qu'une affaire où le cœur n'entre pour rien, et qui n'engage aucunement la reconnaissance. Donnant, donnant. Le talent même en pareil cas n'est qu'une obligation de probité.»
Il avait essayé de beaucoup de situations, tenté déjà beaucoup d'entreprises, non par aptitude, mais par nécessité. N'ayant pas le choix des moyens, il avait l'application plus encore que la souplesse qui permet de les employer tous. A force de volonté, de clairvoyance, d'ardeurs, il suppléait presque aux qualités naturelles dont il se savait privé. Sa volonté seule, appuyée sur un rare bon sens, sur une droiture parfaite, sa volonté faisait des miracles. Elle prenait toutes les formes, jusqu'aux plus élevées, jusqu'aux plus nobles, quelquefois jusqu'aux plus brillantes. Il ne sentait pas tout, mais il n'y avait rien qu'il ne comprît. Il approchait ainsi de l'imagination par la tension d'un esprit sans cesse en contact avec ce que le monde des idées contient de meilleur et de plus beau, et touchait au pathétique par la connaissance parfaite des duretés de la vie et par l'ambition dévorante d'en gagner les joies légitimes, fût-ce au prix de beaucoup de combats.
Après avoir à ses débuts abordé le théâtre, pour lequel il ne se jugeait ni assez recommandé ni assez mûr, il s'était jeté dans le journalisme. Quand je dis jeté, le mot n'est pas exact pour un homme qui ne faisait rien à l'étourdie, et qui se présentait sur le champ de bataille avec cette hardiesse mêlée de prudence qui ne risque beaucoup que pour réussir. Plus récemment, il venait d'entrer comme secrétaire dans le cabinet d'un homme politique éminent.
«J'y suis, me disait-il, au centre d'un mouvement qui ne m'édifie point, mais qui m'intéresse et qui m'éclaire. La politique, à l'heure qu'il est, touche à tant d'idées, élabore tant de problèmes, qu'il n'y a pas d'étude plus instructive, ni de meilleur carrefour pour une ambition qui cherche un débouché.»
Sa situation matérielle m'était inconnue. Je la supposais difficile; mais c'était un des rares sujets sur lesquels il me paraissait interdit de l'interroger.
Quelquefois seulement cet inébranlable courage trahissait non l'hésitation, mais la souffrance. Le stoïque Augustin n'en disait rien. Son attitude était la même, sa ferme raison toujours aussi claire. Il continuait d'agir, de penser, de résoudre, comme s'il n'avait jamais reçu la moindre atteinte; mais il y avait en lui je ne sais quoi, comme ces taches rouges qu'on voit paraître sur les habits d'un soldat blessé. Longtemps je m'étais demandé quelle partie vulnérable, dans cette organisation de fer, un mal quelconque avait pu frapper; puis je m'étais aperçu qu'Augustin, tout comme les autres, avait un cœur, et j'avais enfin compris que c'était ce pauvre et vaillant cœur qui saignait.
Dès qu'il se fut assis, et que je le vis croiser ses jambes l'une sur l'autre dans l'attitude d'un homme qui n'a rien à dire et qui entre en oubliant l'objet de sa visite, je m'aperçus bien qu'il n'était pas, lui non plus, dans des dispositions riantes.
«Et vous aussi, mon cher Augustin, lui dis-je, vous n'êtes pas heureux?
—Vous le devinez, me dit-il, avec un peu d'amertume.
—Il le faut bien, puisque vous avez l'orgueil de ne pas l'avouer.
—Mon cher enfant, reprit-il dans ces formes un peu paternelles qu'il n'abandonnait pas et qui donnaient un certain charme à la roideur de ses conseils, la question n'est pas de savoir si l'on est heureux, mais de savoir si l'on a tout fait pour le devenir. Un honnête homme mérite incontestablement d'être heureux, mais il n'a pas toujours le droit de se plaindre quand il ne l'est pas encore. C'est une affaire de temps, de moment et d'à-propos. Il y a beaucoup de manières de souffrir: les uns souffrent d'une erreur, les autres d'une impatience. Pardonnez-moi ce peu de modestie, je suis peut-être seulement trop impatient.
—Impatient? et de quoi? Peut-on le savoir?
—De n'être plus seul, me dit-il avec une singulière émotion, afin que, si j'ai jamais quelque nom, je n'en sois pas réduit à ce triste résultat d'en couronner mon égoïsme.»
Puis il ajouta:
«Ne parlons pas de ces choses-là trop tôt. Vous serez le premier que j'en instruirai quand le moment sera venu.»
«Ne restons pas ici, me dit-il au bout d'un instant, cela sent la déroute. Ce n'est pas qu'on s'y ennuie, mais on y contracte des envies de se laisser aller.»
Nous sortîmes ensemble, et chemin faisant je le mis au courant des motifs particuliers de lassitude et de découragement que j'avais. Mes lettres l'avaient averti, et le reste lui était devenu bien clair le jour où madame de Nièvres et lui s'étaient rencontrés. Je n'avais donc pas eu l'embarras de lui expliquer les difficultés d'une situation qu'il connaissait aussi bien que moi, ni les perplexités d'un esprit dont il avait mesuré toutes les résistances comme toutes les faiblesses.
«Il y a quatre ans que je vous sais amoureux, me dit-il au premier mot que je prononçai.
—Quatre ans? lui dis-je, mais je ne connaissais pas alors madame de Nièvres.
—Mon ami, me dit-il, vous rappelez-vous le jour où je vous ai surpris pleurant sur les malheurs d'Annibal? Eh bien! je m'en suis étonné d'abord, n'admettant pas qu'une composition de collège pût émouvoir personne à ce point. Depuis, j'ai bien pensé qu'il n'y avait rien de commun entre Annibal et votre émotion; en sorte qu'à la première ouverture de vos lettres, je me suis dit: Je le savais; et, à la première vue de madame de Nièvres, j'ai compris qu'il s'agissait d'elle.»
Quant à ma conduite, il la jugeait difficile, mais non pas impossible à diriger. Avec des points de vue très différents de ceux d'Olivier, il me conseillait aussi de me guérir, mais par des moyens qui lui semblaient les seuls dignes de moi.
Nous nous séparâmes après de longs circuits sur les quais de la Seine. Le soir venait. Je me retrouvai seul au milieu de Paris à une heure inaccoutumée, sans but, n'ayant plus d'habitudes, plus de liens, plus de devoirs, et me disant avec anxiété: «Que vais-je faire ce soir? que ferai-je demain?» J'oubliais absolument que depuis des mois, pendant un long hiver, les trois quarts du temps je n'avais pas eu de compagnon. Il me sembla que, celui qui agissait en moi m'ayant quitté, il ne me restait plus d'auxiliaire aujourd'hui pour se charger d'une vie qui désormais allait m'accabler de son vide et de son désœuvrement. L'idée de rentrer chez moi ne me vint même pas, et la pensée d'aller feuilleter des livres m'aurait rendu malade de dégoût.
Je me rappelai qu'Olivier devait être au théâtre. Je savais dans quel théâtre et dans quelle compagnie. N'ayant plus à me roidir contre une lâcheté de plus, je pris une voiture et m'y fis conduire. Je louai une stalle obscure, d'où j'espérais découvrir Olivier sans être aperçu. Je ne le vis dans aucune des loges qui me faisaient face. J'en conclus ou qu'il avait changé de projet ou qu'il était placé juste au-dessus de moi dans cette autre partie de la salle qui m'était cachée. Ce désir bizarre et indiscret que j'avais eu de le surprendre en partie galante étant déçu, je me demandai ce que j'étais venu faire en pareil lieu. J'y restai cependant, et j'aurais de la peine à vous expliquer pourquoi, tant le désordre de mon esprit se compliquait de chagrin, d'ennuis, de faiblesses et de curiosités perverses. Je plongeais les yeux dans toutes les loges peuplées de femmes; cela formait, vu d'en bas, une irritante exposition de bustes à peu près sans corsage et de bras nus gantés très court. J'examinais les chevelures, le teint, les yeux, les sourires; j'y cherchais des comparaisons persuasives qui pourraient nuire au souvenir si parfait de Madeleine. Je n'avais plus qu'une idée, l'impétueuse envie de me soustraire quand même à la persécution de ce souvenir unique. Je l'avilissais à plaisir et le déshonorais, espérant par là le rendre indigne d'elle et m'en débarrasser par des salissures. A la sortie du théâtre et comme je traversais le péristyle, une voix que j'entendis dans la foule me fit reconnaître Olivier. Il passa tout près de moi sans me voir. Je pus à peine apercevoir la personne élégante et de grande allure qu'il accompagnait. Nous rentrâmes pour ainsi dire ensemble, et j'étais encore en tenue de sortie quand il parut au seuil de ma chambre.
«D'où viens-tu? me dit-il.
—Du théâtre.»
Je lui nommai lequel.
«M'as-tu cherché?
—Je n'y suis point allé pour te chercher, lui dis-je, mais pour te voir.
—Je ne te comprends pas, me dit-il; dans tous les cas, ce sont des enfantillages ou des taquineries qu'un autre que moi ne te pardonnerait pas; mais tu es malade, et je te plains.»
Je ne le vis plus pendant deux ou trois jours. Il eut la sévérité de me tenir rigueur. Il s'informa de moi près de mon domestique, et je sus qu'il se préoccupait de mon état et me surveillait sans en avoir l'air. Chaque journée d'inaction m'épuisait et me démoralisait davantage. Je ne prenais aucun parti décisif, mais il me semblait que ma faiblesse allait s'abattre devant le premier accident qui la ferait broncher.
Très peu de jours après, dans une avenue du bois où je me promenais seul en désespéré, je vis venir une voiture légère menée doucement et parfaitement attelée. Elle contenait trois personnes: deux jeunes femmes en compagnie d'Olivier. Olivier me découvrit à l'instant même où je le reconnus. Il fit arrêter, sauta lestement dans l'allée, me prit par le bras, et, sans dire un mot, me poussa dans la voiture; puis, après s'être assis à côté de moi, comme s'il se fût agi d'un enlèvement, il dit au cocher: «Continuez.» Je me sentis perdu, et je l'étais en effet, au moins pour quelque temps.
Des deux mois que dura cet inutile égarement, car il dura deux mois tout au plus, je vous dirai seulement l'incident facile à prévoir qui le termina. D'abord j'avais cru oublier Madeleine, parce que, chaque fois que son souvenir me revenait, je lui disais: «Va-t'en!» comme on dérobe à des yeux respectés la vue de certains tableaux blessants ou honteux. Je ne prononçai pas une seule fois son nom. Je mis entre elle et moi un monde d'obstacles et d'indignités. Olivier put croire un moment que c'était bien fini; mais la personne avec qui je tâchais de tuer cette mémoire importune ne s'y trompa pas. Un jour j'appris par une étourderie d'Olivier, qui s'observait un peu moins à mesure qu'il se croyait plus sûr de ma raison, j'appris que des nécessités d'affaires rappelaient M. d'Orsel en province, et que tous les habitants de Nièvres allaient bientôt partir pour Ormesson. A la minute même, ma détermination fut prise, et je voulus rompre.
«Je viens vous dire adieu, dis-je en entrant dans un appartement où je ne devais plus remettre les pieds.
—Ce que vous faites, je l'aurais fait un peu plus tard, mais bientôt, me dit-elle sans marquer ni surprise ni contrariété.
—Alors vous ne m'en voulez pas?
—Aucunement. Vous ne vous appartenez pas.»
Elle était à sa toilette et s'y remit.
«Adieu», reprit-elle sans tourner la tête.
Elle me regarda dans son miroir et sourit. Je la quittai sans aucune autre explication.
«Encore une sottise! me dit Olivier quand il fut informé de ce que j'avais fait.
—Sottise ou non, me voilà libre, lui dis-je. Je pars pour les Trembles, et je t'emmène. Il ne sera pas difficile de les déterminer tous à venir y passer les vacances.
—Aux Trembles avec toi, Madeleine aux Trembles! reprenait Olivier, dont cette brusque et téméraire décision renversait tous les plans de conduite.
—Cher ami, lui dis-je, en me jetant follement dans ses bras, ne me dis rien, n'objecte rien; je serai sage, je serai prudent, mais je serai heureux; accorde-moi ces deux mois qui ne reviendront plus, que je ne retrouverai jamais; c'est bien court, et c'est peut-être tout ce que j'aurai de bonheur dans ma vie.»
Je lui parlai dans l'entraînement d'un désir si vrai, il me vit si ranimé, si transformé par la perspective inattendue de ce voyage, qu'il se laissa séduire, et qu'il eut la faiblesse et la générosité de consentir à tout.
«Soit, dit-il. En définitive, cela vous regarde. Je n'ai pas charge d'âmes, et c'est trop d'avoir à gouverner tout seul deux fous comme toi et moi.»
XI
CES deux mois de séjour avec Madeleine dans notre maison solitaire, en pleine campagne, au bord de notre mer si belle en pareille saison, ce séjour unique dans mes souvenirs fut un mélange de continuelles délices et de tourments où je me purifiai. Il n'y a pas un jour qui ne soit marqué par une tentation petite ou grande, pas une minute qui n'ait eu son battement de cœur, son frisson, son espérance ou son dépit. Je pourrais vous dire aujourd'hui, moi dont c'est la grande mémoire, la date et le lieu précis de mille émotions bien légères, et dont la trace est cependant restée. Je vous montrerais tel coin du parc, tel escalier de la terrasse, tel endroit des champs, du village, de la falaise, où l'âme des choses insensibles a si bien gardé le souvenir de Madeleine et le mien, que si je l'y cherchais encore, et Dieu m'en garde, je l'y retrouverais aussi reconnaissable qu'au lendemain de notre départ.
Madeleine n'était jamais venue aux Trembles, et ce séjour un peu triste et fort médiocre lui plaisait pourtant. Quoiqu'elle n'eût pas les mêmes raisons que moi pour l'aimer, elle m'en avait si souvent entendu parler, que mes propres souvenirs en faisaient pour elle une sorte de pays de connaissance et l'aidaient sans doute à s'y trouver bien.
«Votre pays vous ressemble, me disait-elle. Je me serais doutée de ce qu'il était, rien qu'en vous voyant. Il est soucieux, paisible et d'une chaleur douce. La vie doit y être très calme et réfléchie. Et je m'explique maintenant beaucoup mieux certaines bizarreries de votre esprit, qui sont les vrais caractères de votre pays natal.»
Je trouvais le plus grand plaisir à l'introduire ainsi dans la familiarité de tant de choses étroitement liées à ma vie. C'était comme une suite de confidences subtiles qui l'initiaient à ce que j'avais été, et l'amenaient à comprendre ce que j'étais. Outre la volonté de l'entourer de bien-être, de distractions et de soins, il y avait aussi ce secret désir d'établir entre nous mille rapports d'éducation, d'intelligence, de sensibilité, presque de naissance et de parenté, qui devaient rendre notre amitié plus légitime en lui donnant je ne sais combien d'années de plus en arrière.
J'aimais surtout à essayer sur Madeleine l'effet de certaines influences plutôt physiques que morales auxquelles j'étais moi-même si continuellement assujetti. Je la mettais en face de certains tableaux de la campagne choisis parmi ceux qui, invariablement composés d'un peu de verdure, de beaucoup de soleil et d'une immense étendue de mer, avaient le don infaillible de m'émouvoir. J'observais dans quel sens elle en serait frappée, par quels côtés d'indigence ou de grandeur ce triste et grave horizon toujours nu pourrait lui plaire. Autant que cela m'était permis, je l'interrogeais sur ces détails de sensibilité tout extérieure. Et lorsque je la trouvais d'accord avec moi, ce qui arrivait beaucoup plus souvent que je ne l'eusse espéré, lorsque je distinguais en elle l'écho tout à fait exact et comme l'unisson de la corde émue qui vibrait en moi, c'était une conformité de plus dont je me réjouissais comme d'une nouvelle alliance.
Je commençais ainsi à me laisser voir sous beaucoup d'aspects qu'elle avait pu soupçonner, mais sans les comprendre. En jugeant à peu près des habitudes normales de mon existence, elle arrivait à connaître assez exactement quel était le fond caché de ma nature. Mes prédilections lui révélaient une partie de mes aptitudes, et ce qu'elle appelait des bizarreries lui devenait plus clair à mesure qu'elle en découvrait mieux les origines. Rien de tout cela n'était un calcul; j'y cédais assez ingénument pour n'avoir aucun reproche à me faire, si tant est qu'il y eût là la moindre apparence de séduction; mais que ce fût innocemment ou non, j'y cédais. Elle en paraissait heureuse. De mon côté, grâce à ces continuelles communications qui créaient entre nous d'innombrables rapports, je devenais plus libre, plus ferme, plus sûr de moi dans tous les sens, et c'était un grand progrès, car Madeleine y voyait un pas fait dans la franchise. Cette fusion complète, et de tous les instants, dura sans aucun accident pendant deux grands mois. Je vous cache les blessures secrètes, sans nombre, infinies; elles n'étaient rien, si je les compare aux consolations qui aussitôt les guérissaient. Somme toute, j'étais heureux; oui, je crois que j'étais heureux, si le bonheur consiste à vivre rapidement, à aimer de toutes ses forces, sans aucun sujet de repentir et sans espoir.
M. de Nièvres était chasseur, et c'est à lui que je dois de l'être devenu. Il me dirigeait avec beaucoup de cordialité dans ces premiers essais d'un exercice que depuis j'ai passionnément aimé. Quelquefois madame de Nièvres et Julie nous accompagnaient à distance ou nous attendaient sur les falaises pendant que nous faisions de longues battues dans la direction de la mer. On les apercevait de loin, comme de petites fleurs brillantes posées sur les galets, tout à fait au bord des flots bleus. Quand le hasard de la chasse nous avait entraînés trop avant dans la campagne ou retenus trop tard, alors on entendait la voix de Madeleine qui nous invitait au retour. Elle appelait tantôt son mari, tantôt Olivier ou moi. Le vent nous apportait ces appels alternatifs de nos trois noms. Les notes grêles de cette voix, lancée du bord de la mer dans de grands espaces, s'affaiblissaient à mesure en volant au-dessus de ce pays sans écho. Elles ne nous arrivaient plus que comme un souffle un peu sonore, et quand j'y distinguais mon nom, je ne puis vous dire la sensation de douceur et de tristesse infinies que j'en éprouvais. Quelquefois le soleil se couchait que nous étions encore assis sur la côte élevée, occupés à regarder mourir à nos pieds les longues houles qui venaient d'Amérique. Des navires passaient tout empourprés des lueurs du soir. Des feux s'allumaient à fleur d'eau: soit la vive étincelle des phares, soit le fanal rougeâtre des bateaux mouillés en rade, ou le feu résineux des canots de pêche. Et le vaste mouvement des eaux, qui continuait à travers la nuit et ne se révélait plus que par ses rumeurs, nous plongeait dans un silence où chacun de nous pouvait recueillir un monde incalculable de rêveries.
A l'extrémité du pays, sur une sorte de presqu'île caillouteuse battue de trois côtés par les lames, il y avait un phare, aujourd'hui détruit, entouré d'un très petit jardin, avec des haies de tamarix plantés si près du bord qu'ils étaient noyés d'écume à chaque marée un peu forte. C'était assez ordinairement le lieu choisi pour les rendez-vous de chasse dont je vous parle. L'endroit était particulièrement désert, la falaise y était plus haute, la mer plus vaste et plus conforme à l'idée qu'on se fait de ce bleu désert sans limites et de cette solitude agitée. L'horizon circulaire qu'on embrassait de ce point culminant du rivage, même sans quitter le pied de la tour, offrait une surprise grandiose dans un pays si pauvrement dessiné qu'il n'a presque jamais ni contours ni perspectives.
Je me souviens qu'un jour Madeleine et M. de Nièvres voulurent monter au sommet du phare. Il faisait du vent. Le bruit de l'air, que l'on n'entendait point en bas, grandissait à mesure que nous nous élevions, grondait comme un tonnerre dans l'escalier en spirale, et faisait frémir au-dessus de nous les parois de cristal de la lanterne. Quand nous débouchâmes à cent pieds du sol, ce fut comme un ouragan qui nous fouetta le visage, et de tout l'horizon s'éleva je ne sais quel murmure irrité dont rien ne peut donner l'idée quand on n'a pas écouté la mer de très haut. Le ciel était couvert. La marée basse laissait apercevoir entre la lisière écumeuse des flots et le dernier échelon de la falaise le morne lit de l'Océan pavé de roches et tapissé de végétations noirâtres. Des flaques d'eau miroitaient au loin parmi les varechs, et deux ou trois chercheurs de crabes, si petits qu'on les aurait pris pour des oiseaux pêcheurs, se promenaient au bord des vases, imperceptibles dans la prodigieuse étendue des lagunes. Au delà commençait la grande mer, frémissante et grise, dont l'extrémité se perdait dans les brumes. Il fallait y regarder attentivement pour comprendre où se terminait la mer, où le ciel commençait, tant la limite était douteuse, tant l'un et l'autre avaient la même pâleur incertaine, la même palpitation orageuse et le même infini. Je ne puis vous dire à quel point ce spectacle de l'immensité répétée deux fois, et par conséquent double d'étendue, aussi haute qu'elle était profonde, devenait extraordinaire, vu de la plate-forme du phare, et de quelle émotion commune il nous saisit. Chacun de nous en fut frappé diversement sans doute; mais je me souviens qu'il eut pour effet de suspendre aussitôt tout entretien, et que le même vertige physique nous fit subitement pâlir et nous rendit sérieux. Une sorte de cri d'angoisse s'échappa des lèvres de Madeleine, et, sans prononcer une parole, tous accoudés sur la légère balustrade qui seule nous séparait de l'abîme, sentant très distinctement l'énorme tour osciller sous nos pieds à chaque impulsion du vent, attirés par l'immense danger, et comme sollicités d'en bas par les clameurs de la marée montante, nous restâmes longtemps dans la plus grande stupeur, semblables à des gens qui, le pied posé sur la vie fragile, par miracle, auraient un jour l'aventure inouïe de regarder et de voir au delà.
C'était là comme une place marquée.
Je sentis parfaitement que, sous un pareil frisson, une corde humaine devait se briser. Il fallait que l'un de nous cédât; sinon le plus ému, du moins le plus frêle. Ce fut Julie.
Elle était immobile à côté d'Olivier, sa petite main tremblante placée tout près de la main du jeune homme et fortement crispée sur la rampe, la tête penchée vers la mer, avec des yeux demi-fermés, cette expression d'égarement que donne le vertige, et presque la pâleur d'un enfant qui va mourir. Olivier s'aperçut le premier qu'elle allait s'évanouir, il la prit dans ses bras. Quelques secondes après, elle revint à elle en poussant un soupir d'angoisse qui souleva son mince corsage.
«Ce n'est rien», dit-elle en réagissant aussitôt contre cet irrésistible accès de défaillance, et nous descendîmes.
On n'eut plus à parler de cet incident, qui fut oublié sans doute comme beaucoup d'autres. Je me le rappelle aujourd'hui, en vous parlant de nos promenades au phare, comme étant la première indication de certains faits très obscurs qui devaient avoir leur dénoûment beaucoup plus tard.
Quelquefois, quand le temps était particulièrement calme et beau, un bateau venait nous prendre à la côte au bout de la prairie et nous conduisait assez loin en mer. C'était un bateau de pêche, et dès qu'il avait gagné le large, on amenait les voiles; puis, dans une mer lourde, plate et blanche au soleil comme de l'étain, le patron de la barque laissait tomber des filets plombés. D'heure en heure on retirait les filets, et nous voyions apparaître toute sorte de poissons aux vives écailles et de produits étranges, surpris dans les eaux les plus profondes ou arrachés pêle-mêle avec des algues du fond de leurs retraites sous-marines. Chaque nouveau sondage amenait une surprise; puis on rejetait le tout à la mer, et le bateau s'en allait à la dérive, maintenu seulement par le gouvernail et légèrement incliné du côté où les filets plongeaient. Nous passions ainsi des journées entières à regarder la mer, à voir s'amincir ou s'élever la terre éloignée, à mesurer l'ombre du soleil qui tournait autour du mât comme autour de la longue aiguille d'un cadran, affaiblis par la pesanteur du jour, par le silence, éblouis de lumière, privés de conscience et pour ainsi dire frappés d'oubli par ce long bercement sur des eaux calmes. Le jour finissait, et quelquefois c'était en pleine nuit que la marée du soir nous ramenait à la côte et nous déposait de plain-pied sur les galets.
Rien n'était plus innocent pour tous, et cependant je me rappelle aujourd'hui ces heures de prétendu repos et de langueur comme les plus belles et les plus dangereuses peut-être que j'aie traversées dans ma vie. Un jour entre autres le bateau ne marchait presque plus. D'insensibles courants le conduisaient en le faisant à peine osciller. Il filait droit et très lentement, comme s'il eût glissé sur un plan solide; le bruit du sillage était nul, tant l'eau se déchirait doucement sous la quille. Les matelots se taisaient, réunis dans le faux pont, et tous mes compagnons, hormis Julie, sommeillaient sur les planches chaudes de la barque, à l'abri de la voile étendue sur l'arrière en forme de tente. Rien ne bougeait à bord. La mer était figée comme du plomb à demi fondu. Le ciel, limpide et décoloré par l'éclat de midi, s'y reproduisait comme dans un miroir terni. Il n'y avait pas un bateau de pêche en vue. Seulement, au large et déjà coupé à demi par la ligne de l'horizon, un navire, toutes voiles déployées, attendait le retour de la brise de terre, et s'y préparait, comme un oiseau de grand vol, en ouvrant ses hautes ailes blanches.
Madeleine, à demi couchée, dormait. Ses mains molles et légèrement ouvertes s'étaient séparées de celles du comte. Elle avait la pose abandonnée que donne le sommeil. La chaleur concentrée sous la tente animait ses joues d'ardeurs un peu plus vives, et je voyais dans l'écartement de ses lèvres briller l'extrémité de ses petites dents blanches, comme les deux bords d'une coquille de nacre. Il n'y avait personne autre que moi pour assister au sommeil de cet être charmant. Julie, perdue dans je ne sais quelle confuse aspiration, surveillait attentivement le départ du grand navire qui appareillait. Alors je tâchai de fermer les yeux, je voulus ne plus voir, je fis de sincères efforts pour oublier. Je me levai, j'allai m'asseoir à l'avant, sans ombre sur la tête, appuyé contre le beaupré brûlant; puis malgré moi mes yeux revenaient à la place où Madeleine dormait dans ses mousselines légères, étendue sur la rude toile qui lui servait de tapis. Étais-je ravi? Étais-je torturé? J'aurais plus de peine encore à vous dire si j'aurais souhaité quelque chose au delà de cette vision décente et exquise qui contenait à la fois toutes les retenues et tous les attraits. Pour rien au monde, je n'aurais fait le plus petit mouvement qui pût en suspendre le charme. Je ne sais combien dura ce véritable enchantement, peut-être plusieurs heures, peut-être seulement plusieurs minutes; mais j'eus le temps de beaucoup réfléchir, autant qu'un esprit peut le faire lorsqu'il est aux prises avec un cœur absolument privé de sang-froid.
Quand mes compagnons s'éveillèrent, ils me trouvèrent occupé à regarder le sillage.
«Le beau temps! dit Madeleine avec un épanouissement de femme heureuse.
—Et qui ferait tout oublier, ajouta Olivier, ce qui n'est pas dommage.
—Seriez-vous homme à avoir des soucis? demanda en souriant M. de Nièvres.
—Qui le sait?» répondit Olivier.
Le vent ne se leva point. La mer, absolument morte, nous retint au large jusqu'à la nuit tombante. Vers sept heures, au moment où la pleine lune apparut au-dessus des terres, toute ronde et dans des brouillards chauds qui la rougissaient, on fut obligé, faute d'air, de prendre les avirons. Ce que je vous raconte, jadis quand j'étais jeune, plus d'une fois il m'a passé par la tête de l'écrire, ou, comme on disait alors, de le chanter. A cette époque, il me semblait qu'il n'y avait qu'une langue pour fixer dignement ce que de pareils souvenirs avaient, selon moi, d'inexprimable. Aujourd'hui que j'ai retrouvé mon histoire dans les livres des autres, dont quelques-uns sont immortels, que vous dirais-je? Nous revînmes aux étoiles, au bruit des rames, conduits, je crois, par les bateliers d'Elvire.
Ce furent là les adieux de la saison; presque aussitôt les premières brumes arrivèrent, puis les pluies qui nous avertirent que l'hiver approchait. Le jour où le soleil, qui nous avait comblés, disparut pour ne plus se montrer que de loin en loin et dans les pâleurs de son déclin, j'y vis comme un triste présage qui me serra le cœur.
Ce jour-là, et comme si le même avertissement de départ eût été donné pour chacun de nous, Madeleine me dit:
«Il est temps de penser aux choses sérieuses. Les oiseaux que nous devions si bien imiter sont partis depuis un mois déjà. Faisons comme eux, croyez-moi; voici la fin de l'automne, retournons à Paris.
—Déjà», lui dis-je avec une expression de regret qui m'échappa.
Elle s'arrêta court, comme si pour la première fois elle eût entendu un son nouveau.
Le soir, il me sembla qu'elle était plus sérieuse, et qu'avec une adresse extrême elle me surveillait d'assez près. Je réglai ma tenue en vue de ces indications, bien légères sans doute et cependant assez inquiétantes. Les jours suivants, je m'observai davantage encore, et j'eus la joie de retrouver la confiance de Madeleine et de me tranquilliser tout à fait.
Je passai les derniers moments qui nous restaient à rassembler, à mettre en ordre pour l'avenir toutes les émotions si confusément amassées dans ma mémoire. Ce fut comme un tableau que je composai avec ce qu'elles contenaient de meilleur et de moins périssable. Ce dernier nuage excepté, on eût dit, à les voir déjà d'un peu loin, que ces jours cependant mêlés de beaucoup de soucis n'avaient plus une ombre. La même adoration paisible et ardente les baignait de lueurs continues.
Madeleine me surprit une fois dans les allées sinueuses du parc au milieu de mes réminiscences. Julie la suivait, portant une énorme gerbe de chrysanthèmes qu'elle avait cueillie pour les vases du salon. Un clair massif de lauriers nous séparait.
«Vous faites un sonnet? me dit-elle en m'interpellant à travers les arbres.
—Un sonnet? lui dis-je; à quel propos? Est-ce que j'en suis capable?
—Oh! pour cela oui», dit-elle en jetant un petit éclat de rire qui retentit dans le bois sonore comme un chant de fauvette.
Je rebroussai chemin, et, la suivant dans la contre-allée, toujours une épaisseur de taillis entre nous deux:
«Olivier est un bavard! lui criai-je.
—Nullement bavard, dit-elle. Il a bien fait de m'avertir; sans lui, je vous aurais cru une passion malheureuse, et je sais maintenant ce qui vous distrait: ce sont des rimes», ajouta-t-elle en insistant de la voix sur ce dernier mot, qui résonna de loin comme une impertinence joyeuse.
Nous touchions au moment du départ, que je ne pouvais encore m'y résoudre. Paris me faisait plus peur que jamais. Madeleine allait y venir. Je l'y verrais, mais à quel prix? Elle présente, je ne risquais plus de défaillir, du moins de tomber si bas; mais pour un danger de moins combien d'autres surgiraient! Cette vie que nous avions menée ici, cette vie de loisir et d'imprévoyance, silencieuse et exaltée, si constamment et si diversement émue, cette vie de réminiscences et de passions, tout entière calquée sur d'anciennes habitudes, reprise à ses origines et renouvelée par des sensations d'un autre âge, ces deux mois de rêve, en un mot, m'avaient replongé plus avant que jamais dans l'oubli des choses et dans la peur des changements. Il y avait quatre ans que j'avais quitté les Trembles pour la première fois, vous vous souvenez peut-être avec quel dur détachement. Et les souvenirs de ces adieux, les premiers qu'il m'ait fallu faire à des objets aimés, se ranimaient à la même date, au même lieu, dans des conditions extérieures à peu près semblables, mais cette fois combinés avec des sentiments nouveaux, qui les rendaient bien autrement poignants.
Je proposai pour la veille même du départ une promenade qui fut acceptée. Ce devait être la dernière, et, sans prévoir l'avenir, je supposais, je ne sais trop pourquoi, que les chemins de mon village ne nous reverraient jamais ensemble. Le temps était à demi pluvieux, et par cela même, disait Madeleine, que son éducation de province avait aguerrie, très bien approprié à des visites d'adieux. Les dernières feuilles tombaient; des débris roussâtres se mêlaient assez tristement à la rigidité des rameaux nus. La plaine, dépouillée et sévère, n'avait plus un brin de chaume sec qui rappelât ni l'été ni l'automne, et ne montrait pas une herbe nouvelle qui fît espérer le retour des saisons fertiles. Des charrues s'y promenaient encore de loin en loin, attelées de bœufs roux, d'un mouvement lent et comme embourbées dans les terres grasses. A quelque distance que ce fût, on distinguait la voix des valets de labour qui stimulaient les attelages. Cet accent plaintif et tout local se prolongeait indéfiniment dans le calme absolu de cette journée grise. De temps en temps, une pluie fine et chaude descendait à travers l'atmosphère, comme un rideau de gaze légère. La mer commençait à rugir au fond des passes. Nous suivîmes la côte. Les marais étaient sous l'eau; la marée haute avait en partie submergé le jardin du phare et battait paisiblement le pied de la tour, qui ne reposait plus que sur un îlot.
Madeleine marchait légèrement dans les chemins détrempés. A chaque pas, elle y laissait dans la terre molle la forme imprimée de sa chaussure étroite à talons saillants. Je regardais cette trace fragile, je la suivais, tant elle était reconnaissable à côté des nôtres. Je calculais ce qu'elle pouvait durer. J'aurais souhaité qu'elle restât toujours incrustée, comme des témoignages de présence, pour l'époque incertaine où je repasserais là sans Madeleine; puis je pensais que le premier passant venu l'effacerait, qu'un peu de pluie la ferait disparaître, et je m'arrêtais pour apercevoir encore dans les sinuosités du sentier ce singulier sillage laissé par l'être que j'aimais le plus sur la terre même où j'étais né.
Au moment où nous approchions de Villeneuve, je montrai de loin la route blanchâtre qui sort du village et s'étend en ligne droite jusqu'à l'horizon.
«Voilà la route d'Ormesson», dis-je à Madeleine.
Ce mot d'Ormesson sembla réveiller en elle une série de souvenirs déjà affaiblis; elle suivit attentivement des yeux cette longue avenue plantée d'ormeaux, tous pliés de côté par les vents de mer, et sur laquelle il y avait au loin des chariots qui roulaient, les uns pour rentrer à Villeneuve, les autres pour s'en éloigner.
«Cette fois, reprit-elle, vous n'y voyagerez plus seul.
—En serai-je plus heureux? répondis-je. Serai-je plus certain de ne rien regretter? Où retrouverai-je ce que je laisse ici?»
Madeleine alors me prit le bras, s'y appuya avec l'apparence d'un entier abandon, et me répondit un seul mot:
«Mon ami, vous êtes un ingrat!»
Nous quittâmes les Trembles au milieu de novembre, par une froide matinée de gelée blanche. Les voitures suivirent l'avenue, traversèrent Villeneuve, comme autrefois je l'avais fait. Et je regardais alternativement et la campagne, qui disparaissait derrière nous, et l'honnête visage de Madeleine assise en face de moi.
XII
J'EN avais fini avec les jours heureux; cette courte pastorale achevée, je retombai dans de grands soucis. A peine installés dans le petit hôtel qui devait leur servir de pied-à-terre à Paris, Madeleine et M. de Nièvres se mirent à recevoir, et le mouvement du monde fit irruption dans notre vie commune.
«Je serai chez moi une fois par semaine pour les étrangers, me dit Madeleine; pour vous, j'y suis tous les jours. Je donne un bal la semaine prochaine; y viendrez-vous?
—Un bal!... Cela ne me tente guère.
—Pourquoi? Le monde vous fait peur?
—Absolument comme un ennemi.
—Et moi, reprit-elle, croyez-vous donc que j'en sois bien éprise?
—Soit. Vous me donnez l'exemple, et je vous obéirai.»
Le soir indiqué, j'arrivai de bonne heure. Il n'y avait encore qu'un très petit nombre d'invités réunis autour de Madeleine, près de la cheminée du premier salon. Quand elle entendit annoncer mon nom, par un élan de familiarité qu'elle ne tenait nullement à réprimer, elle fit un mouvement vers moi qui l'isola de son entourage et me la montra de la tête aux pieds comme une image imprévue de toutes les séductions. C'était la première fois que je la voyais ainsi, dans la tenue splendide et indiscrète d'une femme en toilette de bal. Je sentis que je changeais de couleur, et qu'au lieu de répondre à son regard paisible, mes yeux s'arrêtaient maladroitement sur un nœud de diamants qui flamboyait à son corsage. Nous demeurâmes une seconde en présence, elle interdite, moi fort troublé. Personne assurément ne se douta du rapide échange d'impressions qui nous apprit, je crois, de l'un à l'autre que de délicates pudeurs étaient blessées. Elle rougit un peu, sembla frissonner des épaules, comme si subitement elle avait froid, puis, s'interrompant au milieu d'une phrase qui ne voulait rien dire, elle se rapprocha de son fauteuil, y prit une écharpe de dentelles, et le plus naturellement du monde elle s'en couvrit. Ce seul geste pouvait signifier bien des choses; mais je voulus n'y voir qu'un acte ingénu de condescendance et de bonté qui me la rendit plus adorable que jamais et me bouleversa pour le reste de la soirée. Elle-même en garda pendant quelques minutes un peu d'embarras. Je la connaissais trop bien aujourd'hui pour m'y tromper. Deux ou trois fois je la surpris me regardant sans motif, comme si elle eût été encore sous l'empire d'une sensation qui durait; puis des obligations de politesse lui rendirent peu à peu son aplomb. Le mouvement du bal agit sur elle et sur moi en sens contraire: elle devint parfaitement libre et joyeuse; quant à moi, je devins plus sombre à mesure que je la voyais plus gaie, et plus troublé à mesure que je découvrais en elle des attraits extérieurs qui d'une créature presque angélique faisaient tout simplement une femme accomplie.
Elle était admirablement belle, et l'idée que tant d'autres le savaient aussi bien que moi ne fut pas longue à me saisir le cœur aigrement. Jusque-là, mes sentiments pour Madeleine avaient par miracle échappé à la morsure des sensations venimeuses. «Allons, me dis-je, un tourment de plus!» Je croyais avoir épuisé toutes les faiblesses. Mon amour apparemment n'était pas complet: il lui manquait un des attributs de l'amour, non pas le plus dangereux, mais le plus laid.
Je la vis entourée; je me rapprochai d'elle. J'entendis autour de moi des mots qui me brûlèrent; j'étais jaloux.
Être jaloux, on ne l'avoue guère; ces sensations ne sont pas cependant de celles que je désavoue. Il est bon que toute humiliation profite, et celle-ci m'éclaira sur bien des vérités; elle m'aurait rappelé, si j'avais pu l'oublier, que cet amour exalté, contrarié, malheureux, légèrement gourmé et tout près de se piquer d'orgueil, ne s'élevait pas de beaucoup au-dessus du niveau des passions communes, qu'il n'était ni pire ni meilleur, et que le seul point qui lui donnait l'air d'en différer, c'était d'être un peu moins possible que beaucoup d'autres. Quelques facilités de plus l'auraient infailliblement fait descendre de son piédestal ambitieux; et comme tant de choses de ce monde dont l'unique supériorité vient d'un défaut de logique ou de plénitude, qui sait ce qu'il serait devenu, s'il avait été moins déraisonnable ou plus heureux?
«Vous ne dansez pas, me dit Madeleine un peu plus tard en me rencontrant sur son passage, et je m'y trouvais souvent sans le vouloir.
—Non, je ne danserai pas, lui dis-je.
—Pas même avec moi? reprit-elle avec un peu d'étonnement.
—Ni avec vous ni avec personne.
—Comme vous voudrez», dit-elle en répondant sèchement à mes airs bourrus.
Je ne lui parlai plus de la soirée, et je l'évitai, tout en la perdant de vue le moins possible.
Olivier n'arriva qu'après minuit. Je causais avec Julie, qui n'avait dansé qu'à contre-cœur et ne dansait plus, quand il entra calme, aisé, souriant, les yeux armés de ce regard direct dont il se couvrait comme d'une épée tendue chaque fois qu'il se trouvait en présence de visages nouveaux, et surtout de visages de femmes. Il alla serrer la main de Madeleine. Je l'entendis s'excuser de ce qu'il arrivait si tard; puis il fit le tour du salon, salua deux ou trois femmes dont il était connu, s'approcha de Julie, et, s'asseyant familièrement à côté d'elle:
«Madeleine est très bien..... Et toi aussi, tu es très bien, ma petite Julie, dit-il à sa cousine avant même d'avoir examiné sa toilette. Seulement, reprit-il sur le même ton de lassitude ennuyée, tu as là des nœuds roses qui te brunissent un peu trop.»
Julie ne bougea pas. D'abord elle eut l'air de ne pas entendre, puis elle fixa lentement sur Olivier l'émail bleu noir de ses prunelles sans flamme, et après quelques secondes d'un examen capable de déraciner même la ferme constance d'Olivier:
«Voulez-vous me conduire auprès de ma sœur?» me dit-elle en se levant.
Je fis ce qu'elle voulait, après quoi je me hâtai de rejoindre Olivier.
«Tu as blessé Julie? lui dis-je.
—C'est possible, mais Julie m'agace.» Et puis il me tourna le dos pour couper court à toute insistance.
J'eus le courage, était-ce un courage? de rester jusqu'à la fin du bal. J'avais besoin de revoir Madeleine presque seul à seul, et de la posséder plus étroitement après le départ de tant de gens qui se l'étaient pour ainsi dire partagée. J'avais supplié Olivier de m'attendre en lui représentant qu'il avait d'ailleurs à réparer sa venue tardive. Bonne ou mauvaise, cette dernière raison, dont il n'était pas dupe, eut l'air de le décider. Nous étions, l'un vis-à-vis de l'autre, dans ces veines de cachotterie qui faisaient de notre amitié, toujours très clairvoyante, la chose la plus inégale et la plus bizarre. Depuis notre départ pour les Trembles, surtout depuis notre retour à Paris, quelque jugement qu'il portât sur ma conduite, il semblait avoir adopté le parti de me laisser agir sans tutelle. Il était trois ou quatre heures du matin. Nous nous étions comme oubliés dans un petit salon, où quelques joueurs obstinés s'attardaient encore. Quand enfin, n'entendant plus de bruit, nous en sortîmes, il n'y avait plus ni musiciens, ni danseurs, ni personne. Madame de Nièvres, assise au fond du grand salon vide, causait vivement avec Julie, pelotonnée comme une chatte dans un fauteuil. Elle fit une exclamation de surprise en nous voyant apparaître au milieu de ce désert, à pareille heure, après cette interminable nuit si mal employée. Elle était lasse. Des traces de fatigue entouraient ses beaux yeux et leur donnaient cet éclat extraordinaire qui succède à des soirées de fête. M. de Nièvres était au jeu, M. d'Orsel y était aussi. Elle était seule avec Julie; j'étais seul debout, appuyé sur le bras d'Olivier. Les bougies s'éteignaient. Un demi-jour rougeâtre tombant de haut ne formait plus qu'une sorte de brouillard lumineux, composé de la fine poussière odorante et des impalpables vapeurs du bal. Il y avait sur les meubles, sur les tapis, des débris de fleurs, des bouquets défaits, des éventails oubliés, avec des carnets sur lesquels on venait d'inscrire des contredanses. Les dernières voitures roulaient dans la cour de l'hôtel; j'entendais relever les marchepieds et le bruit sec des panneaux vitrés qu'on fermait.
Je ne sais quel rapide retour vers une autre époque où nous nous étions si souvent trouvés tous les quatre en pareil rapprochement, mais dans des situations si différentes et dans une simplicité de cœur à tout jamais perdue, me fit jeter les yeux autour de moi et résumer en une seule sensation tout ce que je vous dis là. Je me détachai assez de moi-même pour envisager, comme un spectateur au théâtre, ce tableau singulier composé de quatre personnages groupés intimement à la fin d'un bal, s'examinant, se taisant, donnant le change à leurs pensées par un mot banal, voulant se rapprocher dans l'ancienne union et trouvant un obstacle, essayant de s'entendre comme autrefois et ne le pouvant plus. Je sentis parfaitement le drame obscur qui se jouait entre nous. Chacun y tenait un rôle, dans quelle mesure? je l'ignorais; mais j'avais assez de sang-froid désormais pour affronter les dangers de mon propre rôle, le plus périlleux de tous, du moins je le croyais, et j'allais avec audace rentrer dans les souvenirs du passé en proposant de finir la nuit par un des jeux qui nous amusaient chez ma tante, quand, les derniers joueurs partis, M. d'Orsel et M. de Nièvres revinrent au salon.
M. d'Orsel nous traitait tous comme des enfants, y comprit sa fille aînée que par un calcul de tendresse il se plaisait à rajeunir encore et remettait en minorité par des noms qui rappelaient le couvent. M. de Nièvres entra plus froidement, et la vue de ce quatuor intime sembla produire sur lui un tout autre effet. Je ne sais si ce fut imaginaire ou réel, mais je le trouvai guindé, sec et tranchant. Son maintien me déplut. Avec sa cravate un peu haute, sa mise irréprochable, cet air toujours un peu particulier d'un homme en tenue de cérémonie qui vient de recevoir et se sent chez lui, il ressemblait encore moins au chasseur aimable et négligé qui avait été mon hôte aux Trembles, que Madeleine, avec la rosace étincelante de son corsage et sa magnifique chevelure étoilée de diamants, ne ressemblait à la modeste et intrépide marcheuse qui nous suivait, un mois auparavant, sous la pluie, les pieds dans la mer. Était-ce seulement un changement de costume? était-ce plutôt un changement d'esprit? Il avait repris cette allure un peu compassée, surtout ce ton supérieur, qui m'avaient si fortement frappé le soir où, pour la première fois, dans le salon d'Orsel, je le surpris faisant solennellement sa cour à Madeleine. Je crus sentir en lui des froideurs de coup d'œil que je ne connaissais pas, et je ne sais quelle assurance orgueilleuse dans sa situation de mari qui m'apprenait encore une fois que Madeleine était sa femme et que je n'étais rien. Que ce fût ou non l'ingénieuse erreur d'un cœur malade, il y eut un moment où cette dernière leçon me parut si claire que je n'en doutai plus. Nos adieux furent brefs. Nous sortîmes. Nous nous jetâmes dans une voiture. J'eus l'air de dormir; Olivier m'imita. Je récapitulai tout ce qui s'était passé dans cette soirée, qui, je ne sais pourquoi, me paraissait contenir le germe de beaucoup d'orages; puis je pensai à M. de Nièvres, à qui je croyais avoir pour toujours pardonné, et je m'aperçus nettement que je le détestais.
Je fus plusieurs jours, une semaine au moins, sans donner signe de vie à Madeleine. Je profitai d'une circonstance où je la savais absente pour déposer ma carte chez elle. Cette dette de politesse réglée, je me crus quitte envers M. de Nièvres. Quant à madame de Nièvres, je lui en voulais: de quoi? je ne me l'avouai pas; mais ce cruel dépit me donna momentanément la force de l'éviter.
A partir de ce jour, le mouvement de Paris nous saisit, et nous fûmes entraînés dans ce tourbillon où les plus fortes têtes risquent de s'étourdir, où les cœurs les plus robustes ont mille chances pour une de faire naufrage. Je ne savais presque rien du monde, et, après l'avoir fui pendant une année, je m'y trouvais introduit tout à coup dans le salon de madame de Nièvres, c'est-à-dire avec toutes les raisons possibles de le subir. J'avais beau lui répéter que je n'étais pas fait pour une pareille vie; elle n'aurait eu qu'une chose à me répondre: «Allez-vous-en»; mais c'était un conseil qui peut-être lui aurait coûté, et que dans tous les cas je n'aurais pas suivi. Elle entendait me présenter dans la plupart des salons où elle allait. Elle souhaitait que je fusse aussi exact dans ces devoirs tout artificiels qu'on était en droit de l'exiger, disait-elle, d'un homme bien né, produit sous son patronage. Souvent elle exprimait seulement un désir poli dont mon imagination, habile à tout transformer, me faisait des ordres. Blessé partout, sans cesse malheureux, je la suivais toujours, ou, quand je ne la suivais plus, je la regrettais, je maudissais ceux qui me disputaient sa présence, et je me désespérais.
Quelquefois je me révoltais sincèrement contre des habitudes qui me dissipaient sans fruit, n'ajoutaient pas grand'chose à mon bonheur, et m'ôtaient un reste de raison. Je haïssais cordialement les gens dont je me servais cependant pour arriver jusqu'à Madeleine, quand la prudence ou d'autres motifs m'éloignaient de sa maison. Je sentais, et je n'avais pas tort, qu'ils étaient les ennemis de Madeleine autant que les miens. Cet éternel secret, ballotté dans de pareils milieux, devait, à n'en pas douter, jeter, comme un foyer en plein vent, des étincelles imprudentes qui le trahissaient. On devait le connaître, du moins on pouvait l'apprendre. Il y avait une foule de gens dont je me disais avec fureur: «Ceux-là, j'en suis sûr, sont mes confidents.» Que pouvais-je attendre d'eux? Des conseils? Je les connaissais pour les avoir reçus déjà de la seule personne dont l'amitié me les rendît supportables, d'Olivier. Des complicités et des complaisances? Non, cent fois non. J'en étais plus effrayé que je ne l'eusse été d'une vaste inimitié conjurée contre mon bonheur, à supposer que ce triste et famélique bonheur eût pu faire envie à qui que ce fût.
A Madeleine, je ne disais que la moitié de la vérité. Je ne lui cachais rien de mon aversion pour le monde, sauf à lui déguiser le motif tout personnel de certains griefs. Quand il s'agissait de juger le monde d'une façon plus générale, indépendamment du perpétuel soupçon qui me le faisait considérer en masse comme un voleur de mon bien, alors je donnais cours à mes invectives avec une joie féroce. Je le dépeignais comme hostile à ce que j'aimais, comme indifférent pour tout ce qui est bien et plein de mépris pour ce qu'il y a de plus respectable en fait de sentiments comme en fait d'opinions. Je lui parlais de mille spectacles dont tout homme de sens devait être blessé, de la légèreté des maximes, de la légèreté plus grande encore des passions, de la facilité des consciences, pour quelque prix que ce fût d'ambition, de gloire ou de vanité. Je lui signalais cette façon libre d'envisager non-seulement un devoir, mais tous les devoirs, cet abus de mots, cette confusion de toutes les mesures, qui fait qu'on pervertit les idées les plus simples, qu'on arrive à ne plus s'entendre sur rien, ni sur le bien, ni sur le vrai, ni sur le mauvais, ni sur le pire, et qu'il n'y a pas plus de distance appréciable entre la gloire et la vogue que de limite bien nette entre les scélératesses et les étourderies. Je lui disais que ce culte léger pour les femmes, ces adorations mêlées de badinages cachaient au fond un universel mépris, et que les femmes avaient bien tort de garder vis-à-vis des hommes des apparences de vertu, quand les hommes ne gardaient plus vis-à-vis d'elles le moindre semblant d'estime. «Tout cela est hideux, lui disais-je, et si j'avais à sauver une seule maison dans cette ville de réprouvés, il n'y en a qu'une que je marquerais de blanc.
—Et la vôtre? disait Madeleine.
—La mienne aussi, uniquement pour me sauver avec vous.»
A la fin de ces longs anathèmes, Madeleine souriait assez tristement. Je savais bien qu'elle était de mon avis, elle qui était la sagesse, la droiture et la vérité même, et cependant elle hésitait à me donner raison, parce que depuis longtemps déjà elle se demandait si, en disant beaucoup de choses vraies, je disais tout. Depuis quelque temps, elle affectait de ne me parler qu'avec retenue de cette autre portion de ma vie de jeune homme qui ne faisait pas partie de la sienne, mais qui n'en était pas moins blanche de tout mystère. Elle savait à peine où je demeurais, du moins elle avait l'air ou de l'ignorer ou de l'oublier. Jamais elle ne me questionnait sur l'emploi des soirées qui ne lui appartenaient pas, et sur lesquelles il lui convenait pour ainsi dire de laisser planer quelques doutes. Au milieu même de ces habitudes décousues, qui réduisaient mon sommeil à peu de chose et me tenaient dans un continuel état de fièvre, j'avais retrouvé une sorte d'énergie maladive, et je dirai presque un insatiable appétit d'esprit, qui m'avaient rendu le goût du travail plus piquant. En quelques mois, j'avais réparé à peu près le temps perdu, et sur ma table il y avait, comme un tas de gerbes dans une aire, une nouvelle récolte amassée, dont le produit seul était douteux. C'était le seul point peut-être dont Madeleine me parlât avec abandon; mais ici c'était moi qui élevais des barrières. De mes occupations d'esprit, de mes lectures, de mon travail, et Dieu sait avec quelle orgueilleuse sollicitude elle en suivait le cours! je lui faisais connaître un seul détail, toujours le même: j'étais mécontent. Ce mécontentement absolu des autres et de moi-même en disait beaucoup plus qu'il ne fallait pour l'éclairer. Si quelque circonstance encore restait dans l'ombre, en dehors d'une amitié qui, sauf un secret immense, n'avait pas de secret, c'est que Madeleine en jugeait l'explication inutile ou peu prudente. Il y avait entre nous un point délicat, tantôt dans le doute et tantôt dans la lumière, qui demandait, comme toutes les vérités dangereuses, à n'être pas éclairci.
Madeleine était avertie, il était impossible qu'elle ne le fût pas; depuis combien de temps? Peut-être depuis le jour où, respirant elle-même un air plus agité, elle y avait senti passer des chaleurs qui n'étaient plus à la température de notre ancienne et calme amitié. Le jour où je crus avoir la certitude de ce fait, cela ne me suffit pas. Je voulus en tenir la preuve et forcer pour ainsi dire Madeleine elle-même à me la donner. Je ne m'arrêtai pas une seule minute à la pensée qu'un pareil manège était détestable, méchant et odieux. Je la pressai de questions muettes. A mille sous-entendus qui nous permettaient, comme aux gens qui se connaissent à fond, de nous comprendre à demi-mot, j'en ajoutai de plus précis. Nous marchions prudemment sur un terrain semé de pièges: j'y dressai des embûches à tous les pas. Je ne sais quelle envie perverse me prit de la gêner, de l'assiéger, de la contraindre dans sa dernière réserve. Je voulais me venger de ce long silence imposé d'abord par timidité, puis par égard, puis par respect, enfin par pitié. Ce masque porté depuis trois ans m'était insupportable; je le jetai. Je ne craignais pas que la lumière se fît entre nous. Je souhaitais presque une explosion qui devait la couvrir de terreur, et quant à son repos, que cette aveugle et homicide indiscrétion pouvait tuer, je l'oubliais.
Ce fut une crise humiliante, et dont j'aurais de la peine à vous rendre compte. Je ne souffrais presque plus, tant j'étais buté contre une idée fixe. J'agissais en sens direct, l'esprit clair, la conscience fermée, comme s'il se fût agi d'une partie d'escrime où je n'aurais joué que mon amour-propre.
A cette stratégie insensée, Madeleine opposa tout à coup des moyens de défense inattendus. Elle y répondit par un calme parfait, par une absence totale de finesse, par des ingénuités que rien ne pouvait plus entamer. Elle éleva doucement entre nous comme un mur d'acier d'une froideur et d'une résistance impénétrables. Je m'irritais contre ce nouvel obstacle et ne pouvais le vaincre. J'essayais de nouveau de me faire comprendre; toute intelligence avait cessé. J'aiguisais des mots qui n'arrivaient pas jusqu'à elle. Elle les prenait, les relevait, les désarmait par une réponse sans réplique; comme elle eût fait d'une flèche adroitement reçue, elle en ôtait le trait acéré qui pouvait blesser. Le résumé de son maintien, de son accueil, de ses poignées de main affectueuses, de ses regards excellents, mais courts et sans portée, en un mot le sens de toute sa conduite admirable et désespérante de force, de simplicité et de sagesse, était celui-ci: «Je ne sais rien, et si vous avez cru que je devinais quelque chose, vous vous êtes trompé.»
Je disparaissais alors pour quelque temps, honteux de moi-même, furieux d'impuissance, aigri, et, quand je revenais à elle avec des idées meilleures et des intentions de repentir, elle n'avait pas plus l'air de comprendre celles-ci qu'elle n'avait admis les autres.
Ceci se passait au milieu des entraînements mondains, qui s'étaient, cette année-là, prolongés jusqu'au milieu du printemps. Je comptais quelquefois sur les accidents de cette vie affaiblissante pour surprendre Madeleine en défaut et me rendre maître enfin de cet esprit si sûr de lui. Il n'en fut rien. J'étais à moitié malade d'impatience. Je ne savais presque plus si j'aimais Madeleine, tant cette idée d'antagonisme, qui me faisait sentir en elle un adversaire, se substituait à toute autre émotion et me remplissait le cœur de passions mauvaises. Il y a des journées de plein été poudreuses, nuageuses, avec des soleils blancs et des bises du nord, qui ressemblent à cette période violente, tantôt brûlante et tantôt glacée, où je crus un moment que ma passion pour Madeleine allait finir, et de la plus triste façon, par un dépit.
Il y avait plusieurs semaines que je ne l'avais vue. J'avais usé mes rancunes dans un travail acharné. J'attendais qu'elle me fît signe de reparaître. J'avais rencontré M. de Nièvres une fois; il m'avait dit: «Que devenez-vous?» ou bien: «On ne vous voit plus.» L'une ou l'autre de ces formules que j'oublie n'était pas une invitation bien pressante à revenir. Je tins bon pendant quelques jours encore; mais un pareil éloignement devenait un état négatif qui pouvait durer indéfiniment sans rien décider. Enfin je pris le parti de brusquer les choses. Je courus chez Madeleine; elle était seule. J'entrai rapidement, sans avoir d'idée bien arrêtée sur ce que j'allais dire ou faire, mais avec le projet formel de briser cette armure de glace et de chercher dessous si le cœur de mon ancienne amie vivait toujours.
Je la trouvai dans son boudoir, dont le seul grand luxe était des fleurs, près d'un petit guéridon, dans la tenue la plus simple, assise et brodant. Elle était sérieuse, elle avait les yeux un peu rouges, comme si les nuits précédentes elle avait beaucoup veillé, ou qu'elle eût pleuré quelques minutes auparavant. Elle avait ces airs paisibles et recueillis qui lui revenaient quelquefois dans ses moments de retour sur elle-même et faisaient revivre en elle la pensionnaire d'autrefois. Avec sa robe montante, toutes ces fleurs qui l'entouraient, les fenêtres ouvertes et donnant sur des arbres, on l'eût dite encore dans son jardin d'Ormesson.
Cette transfiguration complète, cette attitude attristée, soumise, pour ainsi dire à moitié vaincue, m'ôta toute idée de triomphe et fit tomber subitement mes audaces.
«Je suis bien coupable envers vous, lui dis-je, et je viens m'excuser.
—Coupable? vous excuser? dit-elle en cherchant à se remettre un peu de sa surprise.
—Oui, je suis un fou, un ami cruel et désolé qui vient se mettre à vos pieds, vous demander son pardon.....
—Mais qu'ai-je donc à vous pardonner? reprit-elle, un peu effrayée de cette chaleureuse invasion dans la tranquillité de sa retraite.
—Ma conduite passée, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai dit, avec la stupide intention de vous blesser.»
Elle avait repris son calme.
«Vous vous imaginez des choses qui ne sont pas, ou du moins ce sont des torts si légers que je ne m'en souviendrai plus le jour où je sentirai que vous les oubliez. Savez-vous le seul tort que vous ayez eu? C'est de m'abandonner depuis un mois. Il y a un mois aujourd'hui, je crois, dit-elle en ne me cachant pas qu'elle observait les dates, que nous nous sommes quittés un soir, vous me disant à demain.
—Je ne suis pas revenu, c'est vrai; mais ce n'est pas de cela que je m'accuse avec chagrin, non, je m'accuse mortellement.....
—De rien, dit-elle en m'interrompant impérieusement. Et depuis lors, reprit-elle aussitôt, qu'êtes-vous devenu? Qu'avez-vous fait?
—Beaucoup de choses et peu de chose; cela dépendra du résultat.
—Et puis?
—Et puis c'est tout», lui dis-je en voulant faire comme elle et rompre l'entretien où cela me convenait.
Il y eut quelques secondes d'un silence embarrassant, après quoi Madeleine se mit à me parler sur un ton tout à fait naturel et très doux.
«Vous êtes d'un caractère malheureux et difficile. On a de la peine à vous comprendre et plus de peine encore à vous assister. On voudrait vous encourager, vous soutenir, quelquefois vous plaindre; on vous interroge, et vous vous renfermez.
—Que voulez-vous que je vous dise, sinon que celui en qui vous aviez confiance n'émerveillera personne et trompera, j'en ai peur, l'espoir obligeant de ses amis?
—Pourquoi tromperiez-vous l'espoir de ceux qui vous veulent une position digne de vous? continua Madeleine en se rassurant tout à fait sur un terrain qui lui semblait beaucoup plus ferme.
—Oh! pour une raison bien simple: c'est que je n'ai aucune ambition.
—Et ce beau feu de travail qui vous prend par accès?
—Il dure un peu, flambe extraordinairement vite et fort, et puis s'éteint. Cela durera quelques années encore, après quoi, l'illusion ayant cessé, la jeunesse étant loin, je verrai nettement qu'il faut en finir avec ces duperies. Alors je mènerai la seule vie qui me convienne, une vie de dilettantisme agréable dans quelque coin retiré de la province, où les stimulants et les remords de Paris ne m'atteindront pas. J'y vivrai de l'admiration du génie ou du talent des autres, ce qui suffit amplement pour occuper les loisirs d'un homme modeste qui n'est pas un sot.
—Ce que vous dites là est insoutenable, reprit-elle avec beaucoup de vivacité; vous prenez plaisir à tourmenter ceux qui vous estiment. Vous mentez.
—Rien n'est plus vrai, je vous le jure. Je vous ai dit autrefois, il n'y a pas longtemps, que je me sentais des velléités non pas d'être quelqu'un, ce qui est, selon moi, un non sens, mais de produire, ce qui me paraît être la seule excuse de notre pauvre vie. Je vous l'ai dit, et je l'essayerai: ce ne sera pas, entendez-le bien, pour en faire profiter ni ma dignité d'homme, ni mon plaisir, ni ma vanité, ni les autres, ni moi-même, mais pour expulser de mon cerveau quelque chose qui me gêne.»
Elle sourit à cette bizarre et vulgaire explication d'un phénomène assez noble.
«Quel homme singulier vous faites avec vos paradoxes! Vous analysez tout au point de changer le sens des phrases et la valeur des idées. J'aimais à croire que vous étiez un esprit mieux organisé que beaucoup d'autres, et meilleur par beaucoup de points. Je vous croyais peu de volonté, mais avec un certain don d'inspiration. Vous avouez que vous êtes sans volonté, et, de l'inspiration, voilà que vous faites un exorcisme.
—Appelez les choses du nom que vous voudrez», lui dis-je, et je la suppliai de changer de conversation.
Changer de conversation n'était pas possible; il fallait revenir au point de départ ou continuer. Elle crut plus sûr apparemment de parler raison. Je la laissai dire, et ne répondis plus que par la formule absolue du découragement total:—A quoi bon?
«Vous parlez en ce moment comme Olivier, disait Madeleine, et personne au contraire ne lui ressemble moins.
—Le croyez-vous? lui-dis-je en la regardant tout à coup assez passionnément pour la dominer de nouveau; croyez-vous qu'en effet nous soyons si différents? Je crois, au contraire, que nous nous ressemblons beaucoup. Nous obéissons l'un et l'autre exclusivement, aveuglément, à ce qui nous charme. Ce qui nous charme est pour lui, comme pour moi, plus ou moins impossible à saisir, ou chimérique, ou défendu. Cela fait qu'en suivant des chemins très opposés nous nous rencontrerons un jour au même but, tous deux découragés et sans famille», ajoutai-je, en disant le mot de famille au lieu d'un mot plus clair encore qui me vint aux lèvres.
Madeleine avait les yeux baissés sur sa broderie, qu'elle piquait un peu au hasard de son aiguille. Elle avait complètement changé de visage, d'allure; son air, encore une fois soumis et désarmé, m'attendrit jusqu'à me faire oublier le but insensé de ma visite.
«Comprenez-moi bien, reprit-elle avec un léger trouble dans la voix. Il y a pour tout le monde, on le dit, je le crois..... (elle hésitait un peu sur le choix des mots) il y a un moment difficile pendant lequel on doute de soi, quand ce n'est pas des autres. Le tout est d'éclaircir ses doutes et de se résoudre. Le cœur a quelquefois besoin de dire: Je veux!—du moins je l'imagine ainsi pour l'avoir éprouvé déjà une fois,—dit-elle en hésitant encore davantage sur un souvenir qui nous rappelait à tous les deux l'histoire entière de son mariage. On cite une marquise du commencement de ce siècle, qui prétendait qu'en le voulant bien on pouvait s'empêcher de mourir. Elle n'est peut-être morte que d'une distraction. Il en est ainsi de beaucoup d'accidents présumés involontaires. Qui sait même si le bonheur n'est pas en grande partie dans la volonté d'être heureux?
—Dieu vous entende, chère Madeleine!» m'écriai-je en l'appelant d'un nom que je n'avais pas prononcé depuis trois ans.
Et je me levai en disant ces derniers mots, empreints d'un attendrissement dont je n'étais plus maître. Le mouvement que je fis fut si soudain, si imprévu, il ajoutait une telle ardeur à l'accent déjà si décisif de mes paroles, que Madeleine en reçut comme une secousse au cœur qui la fit pâlir. Et j'entendis au fond de sa poitrine comme une douloureuse exclamation de détresse qui cependant n'arriva pas jusqu'à ses lèvres.
Souvent je m'étais demandé ce qui arriverait, si, pour me débarrasser du poids trop lourd qui m'écrasait, très simplement, et comme si mon amie Madeleine pouvait entendre avec indulgence l'aveu des sentiments qui s'adressaient à madame de Nièvres, je disais à Madeleine que je l'aimais. Je mettais en scène cette explication fort grave. Je la supposais seule, en état de m'écouter, et dans une situation qui supprimait tout danger. Je prenais alors la parole, et, sans préambule, sans adresse, sans faux-fuyants, sans phrases, aussi franchement que je l'aurais dite au confident le plus intime de ma jeunesse, je lui racontais l'histoire de mon affection, née d'une amitié d'enfant devenue subitement de l'amour. J'expliquais comment ces transitions insensibles m'avaient mené peu à peu de l'indifférence à l'attrait, de la peur à l'entraînement, du regret de son absence au besoin de ne plus la quitter, du sentiment que j'allais la perdre à la certitude que je l'adorais, du soin de sa tranquillité au mensonge, enfin de la nécessité de me taire à jamais à l'irrésistible besoin de lui tout avouer et de lui demander pardon. Je lui disais que j'avais résisté, lutté, que j'avais beaucoup souffert; ma conduite en était le meilleur témoignage. Je n'exagérais rien, je ne lui faisais au contraire qu'à demi le tableau de mes douleurs, pour la mieux convaincre que je mesurais mes paroles et que j'étais sincère. Je lui disais en un mot que je l'aimais avec désespoir, en d'autres termes, que je n'espérais rien que son absolution pour des faiblesses qui se punissaient elles-mêmes, et sa pitié pour des maux sans ressource.
Ma confiance en la bonté de Madeleine était si grande que l'idée d'un pareil aveu me semblait encore la plus naturelle au milieu des idées folles ou coupables qui m'assiégeaient. Je la voyais alors,—du moins j'aimais à l'imaginer ainsi,—triste et très sincèrement affligée, mais sans colère, m'écoutant avec la compassion d'une amie impuissante à consoler, et disposée, par hauteur d'âme et par indulgence, à me plaindre pour des maux qui, en effet, n'avaient pas de remède. Et, chose singulière, cette pensée d'être compris, qui m'avais jadis causé tant d'effroi, ne me causait aujourd'hui aucun embarras. J'aurais de la peine à vous expliquer comment une fantaisie aussi hardie pouvait naître dans un esprit que je vous ai montré d'abord si pusillanime; mais bien des épreuves m'avaient aguerri. Je n'en étais plus à trembler devant Madeleine, au moins de peur comme autrefois, et toute irrésolution semblait devoir cesser dès que j'allais effrontément au-devant de la vérité.
Pendant un court moment d'angoisse extrême, cette idée d'en finir se présenta de nouveau, comme une tentation plus forte et plus irrésistible que jamais. Je me rappelai tout à coup pourquoi j'étais venu. Je pensai qu'en aucun temps peut-être une pareille occasion ne me serait offerte. Nous étions seuls. Le hasard nous plaçait dans la situation exacte que j'avais choisie. La moitié des aveux étaient faits. L'un et l'autre nous arrivions à ce degré d'émotion qui nous permettait, à moi de beaucoup oser, à elle de tout entendre. Je n'avais plus qu'un mot à dire pour briser cet horrible écrou du silence qui m'étranglait chaque fois que je pensais à elle. Je cherchais seulement une phrase, une première phrase; j'étais très calme, je croyais du moins me sentir tel: il me semblait même que mon visage ne laissait pas trop apercevoir le débat extraordinaire qui se passait en moi. Enfin j'allais parler, quand, pour m'enhardir davantage, je levai les yeux sur Madeleine.
Elle était dans l'humble attitude que je vous ai dite, clouée sur son fauteuil, sa broderie tombée, les deux mains croisées par un effort de volonté, qui sans doute en diminuait le tremblement, tout le corps un peu frissonnant, pâle à faire pitié, les joues comme un linge, les yeux en larmes, grands ouverts, attachés sur moi avec la fixité lumineuse de deux étoiles. Ce regard étincelant et doux, mouillé de larmes, avait une signification de reproche, de douceur, de perspicacité indicible. On eût dit qu'elle était moins surprise encore d'un aveu qui n'était plus à faire, qu'effrayée de l'inutile anxiété qu'elle apercevait en moi. Et s'il lui avait été possible de parler, dans un instant où toutes les énergies de sa tendresse et de sa fierté me suppliaient ou m'ordonnaient de me taire, elle m'eût dit une seule chose que je savais trop bien: c'est que les confidences étaient faites, et que je me conduisais comme un lâche! Mais elle demeurait immobile, sans geste, sans voix, les lèvres fermées, les yeux rivés sur moi, les joues en pleurs, sublime d'angoisse, de douleur et de fermeté.
«Madeleine, m'écriai-je en tombant à ses genoux, Madeleine, pardonnez-moi...»
Mais elle se leva à son tour, par un mouvement de femme indignée que je n'oublierai jamais; puis elle fit quelques pas vers sa chambre; et comme je me traînais vers elle, la suivant, cherchant un mot qui ne l'offensât plus, un dernier adieu pour lui dire au moins qu'elle était un ange de prévoyance et de bonté, pour la remercier de m'avoir épargné des folies,—avec une expression plus accablante encore de pitié, d'indulgence et d'autorité, la main levée comme si de loin elle eût voulu la poser sur mes lèvres, elle fit encore le geste de m'imposer silence et disparut.
XIII
PENDANT plusieurs jours, je pourrais dire pendant plusieurs mois, l'image offensée et si pleine d'angoisse de Madeleine me poursuivit comme un remords, et me fit cruellement expier mes fautes. Je ne cessai pas de voir briller ces larmes qu'un oubli de toute sagesse avait fait couler, et je demeurai comme prosterné, dans une obéissance hébétée, devant la douceur impérieuse de ce geste qui m'ordonnait à jamais de sceller des lèvres indiscrètes qui avaient failli lui faire tant de mal. J'avais honte de moi. Je rachetai cette folle et coupable entreprise par un repentir sincère. Le lâche orgueil qui m'avait armé contre Madeleine et fait combattre contre mon propre amour, ce désir malfaisant de chercher un adversaire dans l'être inoffensif et généreux que j'adorais, les aigreurs, les révoltes d'un cœur malade, les duplicités d'un esprit chagrin, tout ce que cette crise malsaine avait pour ainsi dire extravasé dans mes sentiments les plus purs, tout cela se dissipa comme par enchantement. Je ne craignis plus de m'avouer vaincu, de me voir humilié, et de sentir le pied d'une femme se poser encore une fois sur le démon qui me possédait.
La première fois que je revis Madeleine, et je me contraignis à la revoir dès les premiers jours, elle reconnut en moi un tel changement qu'elle en fut aussitôt rassurée. Je n'eus pas de peine à lui prouver dans quelles intentions soumises je revenais à elle; elle les comprit au premier coup d'œil que nous échangeâmes. Elle attendit encore un peu pour s'assurer si vraiment ces intentions seraient solides; et dès qu'elle m'eut vu persister et tenir bon devant certaines épreuves difficiles, elle quitta aussitôt son attitude défensive, et sembla ne plus se souvenir de rien, ce qui, de toutes les manières de me pardonner, était la plus charitable et la seule qui lui fût permise.
A quelque temps de là, un jour que, le calme revenu, tout danger passé et ne voyant plus grand inconvénient à lui parler du repentir qui ne me quittait pas, je lui disais: «Je vous ai fait bien du mal, et je l'expie!—Assez, me dit-elle, ne parlons plus de cela: guérissez-vous seulement, je vous y aiderai.»
A partir de ce moment, Madeleine eut l'air de s'oublier pour ne plus songer qu'à moi. Avec un courage, avec une charité sans bornes, elle me tolérait auprès d'elle, me surveillait, m'assistait de sa continuelle présence. Elle imaginait des moyens de me distraire, de m'étourdir, de m'intéresser à des occupations sérieuses et de m'y fixer. On eût dit qu'elle se sentait à moitié responsable des sentiments qu'elle avait fait naître, et qu'une sorte de devoir héroïque lui conseillait de les subir, lui recommandait surtout d'en chercher sans cesse la guérison. Toujours calme, discrète, résolue, devant des dangers qui en aucun cas ne devaient l'atteindre, elle m'encourageait à la lutte, et quand elle était contente de moi, c'est-à-dire quand je m'étais bien brisé le cœur pour le forcer à battre plus doucement, alors elle m'en récompensait par des mots calmants qui me faisaient fondre en larmes, ou par des consolations qui m'embrasaient. Elle vivait ainsi dans la flamme, à l'abri de tout contact avec les sensations les plus brûlantes, pour ainsi dire enveloppée d'un vêtement d'innocence et de loyauté qui la rendait invulnérable aux ardeurs qui lui venaient de moi, comme aux soupçons qui pouvaient lui venir du monde.
Rien n'était plus délicieux, plus navrant et plus redoutable que cette complicité singulière où Madeleine usait à mon profit des forces qui ne me rendaient point la santé. Cela dura des mois, peut-être une année, car j'entre ici dans une époque tellement confuse et agitée, qu'il ne m'en est resté que le sentiment assez vague d'un grand trouble qui continuait, et qu'aucun accident notable ne mesurait plus.
Elle quitta Paris pour aller aux bains d'Allemagne.
«J'entends que vous ne me suiviez pas, dit-elle. Il y aurait là mille inconvénients pour vous et pour moi.»
C'était la première fois que je la voyais s'occuper du soin de sa propre sûreté. Huit jours après son départ, je recevais d'elle une lettre admirablement sage et bonne. Je ne lui répondis point d'après sa prière. «Je vous tiendrai compagnie de loin, m'écrivait-elle, autant que cela se pourra.» Et pendant tout le temps que dura son absence, à des intervalles réguliers, elle mit la même patience à m'écrire; c'était ainsi qu'elle me récompensait de mon obéissance à ne pas la suivre. Elle savait bien que l'ennui et la solitude étaient de mauvais conseillers; elle ne voulait pas me laisser seul avec son souvenir, sans intervenir de temps en temps par un signe évident de sa présence.
Je savais le jour de son retour. Je courus chez elle. Je fus reçu par M. de Nièvres, que je ne rencontrais plus sans un vif déplaisir. J'étais peut-être parfaitement injuste à son égard, et j'aime à croire que rien n'était fondé dans les suppositions désobligeantes que j'avais faites; mais je voyais le mari de madame de Nièvres à travers des imaginations peu lucides; et, à tort ou à raison, ces imaginations me le montraient réservé, défiant, presque hostile. Ils étaient arrivés vers le matin. Julie, mal portante et fatiguée, dormait. Madame de Nièvres ne pouvait me recevoir. Elle parut au moment où j'écoutais ces explications, et M. de Nièvres nous quitta aussitôt.
Une idée subite me vint, et comme un conseil de prudence, en serrant la main de cette femme vaillante à qui je faisais courir tant de risques:
«J'aurais l'intention de voyager pendant quelque temps, lui dis-je, après de courts remercîments pour ses bontés. Qu'en dites-vous?
—Si vous croyez cela utile, faites-le, dit-elle en manifestant seulement un peu de surprise.
—Utile! qui sait? Dans tous les cas, c'est à essayer.
—C'est peut-être à essayer, reprit Madeleine assez gravement; mais alors comment aurons-nous de nos nouvelles?
—Comment? mais par les mêmes moyens, si vous y consentez.
—Oh! non, cela ne sera pas, cela ne peut pas être. Vous écrire d'Allemagne à Paris, c'était possible, mais de Paris... au hasard, dit-elle, vous comprendrez bien que ce serait déraisonnable.»
Cette dure perspective d'être pendant plusieurs mois absolument privé de tout contact, même indirect, avec Madeleine me fit d'abord hésiter. Une autre réflexion me décida pour l'épreuve la plus radicale, et je lui dis:
«Soit; je n'entendrai plus parler de vous, sinon par Olivier, qui n'est pas le plus exact des correspondants. Vous m'avez donné mille preuves de générosité qui me font rougir. Je ne puis m'en montrer digne qu'en me résignant. Vous apprécierez ce que cet effort pourra me coûter.
—Ainsi vous partez sérieusement? reprit Madeleine, qui voulait en douter encore.
—Demain, lui dis-je. Adieu!
—Allez! me dit-elle avec un froncement de sourcil qui lui donna tout à coup une expression singulière, et que Dieu vous conseille!»
Le lendemain, en effet, j'étais en voiture. Olivier, qui s'était engagé sur l'honneur à m'écrire, tint sa promesse aussi loyalement que son incurable inertie le lui permettait. Je sus par lui l'état de santé de Madeleine. Madeleine apprit sans doute aussi qu'elle n'avait rien à craindre pour la vie du voyageur; mais ce fut tout.
Je ne vous dirai rien de ce voyage, le plus magnifique et le moins profitable que j'aie jamais fait. Il y a des lieux dans le monde où je suis comme humilié d'avoir promené des chagrins si ordinaires et versé des larmes si peu viriles. Je me souviens d'un jour où je pleurais sincèrement, amèrement, comme un enfant que les larmes ne font point rougir, au bord d'une mer qui a vu des miracles, non pas divins, mais humains. J'étais seul, les pieds dans le sable, assis sur des roches vives où l'on voyait des boucles d'airain qui jadis avaient attaché des navires. Il n'y avait personne, ni sur cette plage abandonnée par l'histoire, ni en mer, où pas une voile ne passait. Un oiseau blanc volait entre le ciel et l'eau, dessinant sa grêle envergure sur le ciel immuablement bleu et la reproduisant dans la mer calme. J'étais seul pour représenter à cette heure-là, dans un lieu unique, la petitesse et les grandeurs d'un homme vivant. Je jetai au vent le nom de Madeleine, je le criai de toutes mes forces pour qu'il se répétât à l'infini dans les rochers sonores du rivage; puis un sanglot me coupa la voix, et je me demandai, la confusion dans le cœur, si les hommes d'il y a deux mille ans, si intrépides, si grands et si forts, avaient aimé autant que nous!
J'avais annoncé plusieurs mois d'absence: je revins au bout de quelques semaines. Rien au monde ne m'aurait fait prolonger mon voyage un seul jour de plus. Madeleine me croyait encore à quatre ou cinq cents lieues d'elle, quand j'entrai, un soir, dans un salon où je savais la trouver. Elle fit un mouvement de toute imprudence en m'apercevant. Fort peu de gens connaissaient mon absence. On disparaît si commodément dans ce grand Paris, qu'un homme aurait le temps de faire le tour de la terre avant qu'on se fût aperçu de son départ. Je saluai Madeleine comme si je l'avais vue la veille. Au premier regard, elle comprit que je revenais à elle épuisé, affamé de la voir et le cœur intact.
«Vous m'avez beaucoup inquiétée», me dit-elle.
Et elle poussa un soupir de soulagement. On eût dit que mon retour, au lieu de l'effrayer, la débarrassait au contraire d'un souci plus amer que tous les autres.
Elle reprit audacieusement sa tâche écrasante. Tous les moyens employés pour me sauver (c'était le seul mot dont elle se servît pour définir une entreprise où il s'agissait en effet de mon salut et du sien), tous étaient mauvais, quand ils ne venaient pas directement de son appui. Elle voulait seule intervenir désormais dans ce débat dont elle était cause.
«Ce que j'ai fait, je le déferai!» me dit-elle, un jour, dans un accès de fier défi poussé jusqu'à la folie.
Tout son sang-froid l'avait abandonnée. Elle commit des étourderies sublimes et qui sentaient le désespoir. Ce n'était plus assez pour elle d'assister à ma vie d'aussi près que possible, de m'encourager si je faiblissais, de me calmer lorsque je m'exaspérais. Elle sentait que son souvenir même contenait des flammes; elle imagina de les éteindre, en veillant pour ainsi dire heure par heure sur mes pensées les plus secrètes. Il aurait fallu, pour cela, multiplier à l'infini des visites qui déjà se répétaient trop souvent. C'est alors qu'elle osa inventer des moyens de me voir hors de sa maison. Elle y mit cette effrayante effronterie qui n'est permise qu'aux femmes qui risquent leur honneur, ou à la pure innocence. Bravement, elle me donna des rendez-vous. Le lieu désigné était désert, quoique peu éloigné de son hôtel. Et ne supposez pas qu'elle choisît, pour ces expéditions périlleuses, les occasions fréquentes où M. de Nièvres s'absentait. Non, c'était lui présent à Paris, au risque de le rencontrer, de se perdre, qu'elle accourait à heure dite et presque toujours aussi maîtresse d'elle-même, aussi résolue que si elle eût tout sacrifié.
Son premier coup d'œil était un examen. Elle m'enveloppait de ce large et éclatant regard qui voulait sonder ma conscience et reconnaître au fond de mon cœur les orages amassés ou dissipés depuis la veille. Son premier mot était une question: «Comment allez-vous?» Ce Comment-allez-vous? signifiait: «Êtes-vous plus sage?» Quelquefois je lui répondais par un demi-mensonge courageux qui ne la trompait guère, mais qui alors éveillait en elle des curiosités et des inquiétudes d'un autre genre. Elle prenait mon bras et nous marchions sous les arbres, nous taisant par intervalles, ou causant avec le calme apparent de deux amis qui se sont rencontrés par hasard. Elle me dévoilait, pendant ces heures de douce et brûlante étreinte, elle me révélait, comme autant de merveilles, des trésors de dévouement, d'abnégation, des ressources de prévoyance presque égales aux profondeurs de sa charité. Elle disciplinait ma vie mal réglée, ou plutôt déréglée et portée sans mesure à tous les excès contraires du travail acharné ou de la pure inertie. Elle gourmandait mes lâchetés, s'indignait de mes défaillances et me reprochait les invectives dont je m'accablais à plaisir, parce qu'elle y voyait, disait-elle, les inquiétudes d'un esprit mal équilibré et plus perplexe encore qu'équitable. Si j'avais été capable de concevoir les moindres ambitions un peu fortes, ce qu'elle me communiquait de vrai courage aurait dû les allumer en moi comme un incendie.
«Je vous veux heureux, me disait-elle; si vous saviez avec quelle ferveur je le désire!»
Elle hésitait ordinairement sur le mot d'avenir, qui cruellement nous blessait par des avis, hélas! trop raisonnables. Quelle perspective, quelle issue envisageait-elle au-delà du lendemain qui bornait nos rêves? Aucune sans doute. Elle y substituait je ne sais quoi de vague et de chimérique, comme ce dernier espoir qui reste aux gens qui n'espèrent plus.
Lorsqu'il lui arrivait de manquer à cette mission de presque tous les jours, qu'elle accomplissait avec l'enthousiasme d'un médecin qui se dévoue, le lendemain elle m'en demandait pardon comme d'une faute. J'en étais venu à ne plus savoir si je devais accepter ou non la douceur d'une assistance aussi terrible. Je sentais se glisser en moi de telles perfidies, que je ne discernais plus dans quelle mesure j'étais coupable ou seulement malheureux. Malgré moi, j'ourdissais des plans abominables; et chaque jour Madeleine, à son insu peut-être, mettait le pied dans des trahisons. Je n'en étais plus à ignorer qu'il n'y a pas de courage au-dessus de certaines épreuves, que la plus invincible vertu, minée à toutes les minutes, court de grands risques, et que de toutes les maladies, celle dont on entreprenait de me guérir était certainement la plus contagieuse.
M. de Nièvres ayant brusquement quitté Paris, Madeleine me fit savoir que nos promenades devraient être suspendues. Nous les reprîmes aussitôt après le retour de son mari, avec plus d'exaltation et de décision. Ce perpétuel me, me adsum qui feci,—c'est moi, moi seule qui en suis cause,—revenait sous toutes les formes dans des paroxysmes de générosité qui m'accablaient de honte et de bonheur.
Elle arriva ainsi jusqu'au point le plus escarpé d'une tentative où jamais femme héroïque ait pu parvenir sans se précipiter. Elle s'y maintint encore quelque temps intrépidement et sans trop de défaillance, comme un être en possession de secours surnaturels, que le vertige a privé de sens et que l'excès du danger retient au bord de l'abîme, en paralysant tout à coup sa raison. A ce moment, je vis qu'elle était à bout de force. Cette miraculeuse organisation se détendit d'elle-même. Elle ne se plaignit pas, n'avoua rien qui pût trahir sa faiblesse. Se reconnaître impuissante et découragée, c'était tout remettre aux mains du hasard; et le hasard lui faisait peur comme de tous les auxiliaires le plus incertain, le plus perfide et peut-être le plus menaçant. Se dire épuisée, c'était m'ouvrir son cœur à deux mains et me montrer le mal incurable que j'y avais fait. Elle ne jeta pas un cri de détresse. Elle tomba pour ainsi dire de lassitude; ce fut le seul signe auquel je reconnus qu'elle n'en pouvait plus.
Un jour je lui dis:
«Vous m'avez guéri, Madeleine, je ne vous aime plus.»
Elle s'arrêta court, devint horriblement pâle, et hésita comme effrayée par une méchanceté qui la blessait jusqu'au fond de l'âme.
«Oh! rassurez-vous, lui dis-je, le jour où cela serait.....
—Le jour où cela serait?.....» reprit-elle, et la voix lui manquant, elle fondit en larmes.
Le lendemain pourtant, elle revint. Je la vis descendre de voiture si changée, si abattue, que j'en fus épouvanté.
«Qu'avez-vous?» lui dis-je en courant à sa rencontre, tant j'avais peur qu'elle ne défaillît au premier pas.
Elle se remit un peu, grâce à de prodigieux efforts dont je ne fus pas dupe, et me répondit seulement:
«Je suis bien fatiguée.»
Alors je fus pris d'un remords horrible.
«Je suis un misérable sans cœur et sans honnêteté! m'écriai-je. Je n'ai pas su me sauver; vous venez à moi, et je vous perds! Madeleine, je n'ai plus besoin de vous, je ne veux plus de secours, je ne veux plus rien..... Je ne veux pas d'une assistance achetée si cher et d'une amitié que j'ai rendue trop lourde et qui vous tuerait. Que je souffre ou non, cela me regarde. Mon soulagement viendra de moi; mes misères me concernent, et quelle qu'en soit la fin, elle n'atteindra plus personne.»
Elle m'écouta d'abord sans répondre, comme réduite à cet état de faiblesse maladive ou de fragilité enfantine qui nous rend incapables de comprendre certaines idées fortes et de nous résoudre.
«Séparons-nous, lui dis-je, pour tout à fait! Oui, séparons-nous, cela vaudra mieux. Ne nous voyons plus, oublions-nous!... Paris nous désunira bien assez, sans que nous mettions entre nous des lieues de distance. Au premier mot de vous qui m'apprendrait que vous avez besoin de moi, vous me trouverez, je serai là. Autrement.....
—Autrement?» dit-elle en se réveillant lentement de sa torpeur.
Elle mit quelques secondes à retourner dans son esprit ce mot qui nous menaçait tous les deux d'un adieu définitif. D'abord, il n'eut pas l'air d'avoir un sens bien compréhensible.
«C'est vrai, reprit-elle, je suis un bien mauvais soutien, n'est-ce pas! un raisonneur fatiguant, un ami peut-être inutile.....»
Puis, elle eut l'air de chercher des issues différentes et des solutions moins vigoureuses. Et comme j'attendais une réponse dans une anxiété qui m'étouffait, elle fit le geste d'un malade épuisé qu'on tourmente en l'entretenant d'affaires trop sérieuses.
«Pourquoi donc êtes-vous venu, me dit-elle, me proposer des choses impossibles?... Vous me persécutez à plaisir. Allez, mon ami, allez-vous-en, je vous en prie. Je suis souffrante aujourd'hui. Je n'ai pas le premier mot d'un bon conseil à vous donner. Vous savez mieux que moi quelle chance vous offre un pareil parti. Celui que vous prendrez sera le seul raisonnable: l'estime que je vous porte et l'amitié que vous avez pour moi ne me permettent pas d'en douter.»
Je la quittai bouleversé, et je renonçai bientôt à des extrémités sans retour, qui nous eussent séparés pour toujours, quand ni l'un ni l'autre nous n'en avions la volonté. Seulement, je réglai ma conduite en vue d'un détachement lent, continu, qui pouvait peut-être plus tard ramener entre nous des accords plus tièdes et tout pacifier sans trop de sacrifices. Je ne la menaçai plus de ce mot d'oubli, trop désespéré pour être sincère, et qui l'eût fait sourire de pitié, si elle avait eu elle-même un peu de bon sens le jour où je le lui proposais comme un moyen. Je continuai de vivre assez près d'elle pour lui prouver que j'adoptais un parti moins extrême, assez loin pour la laisser libre et ne plus lui imposer des complicités dont je rougissais.
Que se passa-t-il alors dans l'esprit de Madeleine? Je vous en fais juge. A peine affranchie de ce rôle extraordinaire de confidente et de sauveur, tout à coup elle se transforma. Son humeur, son maintien, l'inaltérable douceur de son regard, la parfaite égalité de ce caractère composé d'or maniable et d'acier, c'est-à-dire d'indulgence et de pure vertu; cette nature résistante et sans dureté, patiente, unie, toujours dans l'équilibre d'un lac abrité, cette consolatrice ingénieuse, cette bouche inépuisable en mots exquis, tout cela changea. Je vis paraître alors un être nouveau, bizarre, incohérent, inexplicable et fugace, aigri, chagrin, blessant et ombrageux, comme si elle eût été entourée de pièges, aujourd'hui que je me dévouais sans réserve au soin d'aplanir sa vie et d'en écarter l'ombre d'un souci. Quelquefois je la trouvais en larmes. Elle les dévorait aussitôt, passait la main sur ses yeux avec un geste indicible d'indignation ou de dégoût, et les essuyait, comme elle aurait fait d'une souillure. Elle rougissait sans cause et semblait prise au dépourvu dans la contemplation d'une idée mauvaise. Je la vis se rapprocher de sa sœur plus étroitement que jamais, sortir plus souvent au bras de son père, qui l'adorait, mais qui n'avait ni ses goûts ni tout à fait ses habitudes du monde. Un jour que j'allai chez elle, et mes visites étaient comptées:
«Voulez-vous voir M. de Nièvres? me dit-elle. Il est dans son cabinet, je crois.»
Elle sonna, fit appeler M. de Nièvres, et le mit entre nous.
Elle fut extrêmement gaie pendant cette visite, la première peut-être que je lui eusse faite en attitude de cérémonie. M. de Nièvres se montra plus souple, sans se départir d'une certaine réserve, qui devenait de plus en plus évidente en devenant, je crois, plus systématique. Elle soutint presque à elle seule le poids d'une conversation qui menaçait à chaque instant de tomber et de nous laisser béants. Grâce à ce tour de force d'adresse et de volonté, la comédie qui se jouait entre nous arriva jusqu'à la fin sans se démentir, et rien ne parut qui la rendît trop choquante. Elle récapitula devant moi l'emploi des soirées qui devaient l'occuper pendant la semaine, et sans moi, bien entendu.
«M'accompagnerez-vous ce soir? dit-elle à son mari.
—Vous me priez de faire une chose que je ne vous ai jamais refusée, je crois», répondit M. de Nièvres assez froidement.
Elle me suivit jusqu'à la porte de son boudoir, appuyée au bras de son mari, droite, assurée sur ce ferme soutien. Je la saluai en répondant par un unisson parfait au ton cordial et froid de son adieu.
«Pauvre et chère femme! me disais-je en m'en allant. Chère conscience où j'ai fait entrer des terreurs!»
Et, par un de ces retours qui déshonorent en un moment les meilleurs élans, je pensai à ces statues accoudées sur un étai qui les met d'aplomb et qui tomberaient sans ce point d'appui.
XIV
C'EST à cette époque que j'appris d'Augustin l'accomplissement d'un projet que cet honnête cœur nourrissait et poursuivait depuis longtemps; vous vous souvenez peut-être qu'il me l'avait donné à entendre.
Je continuais de voir Augustin, non pas à mes moments perdus; je le cherchais au contraire, et le trouvais à mes ordres chaque fois, et c'était souvent, que je me sentais un plus grand besoin de me retremper dans des eaux plus saines. Il n'avait point à me donner des conseils meilleurs, ni des consolations plus efficaces. Je ne lui parlais jamais de moi, quoique mon égoïste chagrin transpirât dans toutes mes paroles, mais sa vie même était un exemple plus fortifiant que beaucoup de leçons. Quand j'étais bien las, bien découragé, bien humilié d'une lâcheté nouvelle, je venais à lui, je le regardais vivre, comme on va prendre l'idée de la force physique en assistant à des assauts de lutteurs. Il n'était pas heureux. Le succès n'avait encore récompensé ce rigide et laborieux courage que par de maigres faveurs; mais il pouvait du moins avouer ses défaillances, et les difficultés qui l'exerçaient à des luttes si vives n'étaient pas de celles dont on rougit.
J'appris un jour qu'il n'était plus seul.
Augustin me fit part de cette nouvelle, qui, pour beaucoup de raisons, avait la gravité d'un secret, pendant une longue nuit d'entretien qu'il passa tout entière à mon chevet. Je me souviens que c'était vers la fin de l'hiver: les nuits étaient encore longues et froides, et l'ennui de retourner chez lui si tard l'avait décidé à attendre le jour dans ma chambre. Olivier vint nous interrompre au milieu de la nuit. Il rentrait du bal; il en rapportait dans ses habits comme une odeur de luxe, de bouquets de femmes et de plaisirs; et sur son visage, un peu fatigué par les veilles, il y avait des lueurs de fête et comme une pâleur émue qui lui donnaient une élégance infiniment séduisante. Je me souviens que je l'examinai pendant le court moment qu'il resta debout près d'Augustin, achevant un cigare et comptant des louis qu'il avait gagnés entre deux valses; et j'ai peut-être tort de vous avouer que le contraste de la tenue, de la mise et de la roideur un peu scolastique d'Augustin m'attrista par des côtés presque vulgaires. Je me rappelais ce qu'Olivier m'avait dit des gens qui n'ont que le travail et la volonté pour tout patrimoine, et derrière le spectacle incontestablement beau de l'héroïsme déployé par un homme qui veut, j'apercevais des médiocrités d'existence qui, malgré moi, me faisaient frémir. Heureusement pour lui, Augustin sentait peu ces différences, et l'ambition qu'il avait d'arriver à des positions élevées ne devait jamais se compliquer de l'ambition, nulle pour lui, de s'habiller, de vivre et de respirer les élégances de la vie comme Olivier.
Olivier parti, Augustin se remit à m'entretenir de sa situation. C'était la première fois qu'il me faisait des confidences aussi larges. Il ne me disait point quelle était la personne qu'il appelait dorénavant sa compagne et le but de sa vie, en attendant d'autres devoirs que l'avenir lui faisait envisager, et auxquels il souriait d'avance avec convoitise. Il commença même en termes si vagues que je ne compris pas d'abord quelle était exactement la nature de ces liens qui le rendaient à la fois si précis dans ses espérances et si maritalement heureux.
«Je suis seul, me disait-il, seul au monde, de toute une famille que la misère, le malheur, des morts prématurées, ont dispersée ou détruite. Il ne me reste que des parents éloignés qui n'habitent pas la France et qui sont Dieu sait où. Votre Olivier, dans une situation semblable, attendrait un jour un héritage; il l'escompterait d'avance sur la garantie de sa bonne étoile, et l'héritage arriverait à heure fixe. Moi, je n'attends rien, et je fais sagement. Bref, je n'avais besoin de personne pour un consentement qui aurait soulevé peut-être quelques difficultés. J'ai réfléchi, j'ai calculé les chances, les charges, j'ai bien pesé toutes les responsabilités, j'ai prévu les inconvénients, et toute chose en a, même le bonheur; je me suis tâté le pouls pour savoir si ma bonne santé, si mon courage suffiraient aussi bien à deux, un jour à trois, peut-être à plusieurs; je n'ai pas cru payer trop cher, au prix de quelques efforts de plus, la tranquillité, la joie, la plénitude de mon avenir, et je me suis décidé.
—Vous êtes donc marié? lui dis-je, comprenant enfin qu'il s'agissait d'une liaison sérieuse et définitive.
—Mais sans doute. Croyez-vous donc que je vous parlais de ma maîtresse? Mon cher ami, je n'ai ni assez de temps, ni assez d'argent, ni assez d'esprit pour suffire aux dépenses de pareilles liaisons. D'ailleurs, avec la manie que vous me connaissez de prendre tout au sérieux, je les considère comme des mariages aussi coûteux que les autres, moins satisfaisants, même quand ils sont plus heureux, et souvent plus difficiles à rompre, ce qui prouve une fois de plus combien nous aimons les cercles vicieux. Beaucoup de gens se lient pour éviter le mariage, qui devraient au contraire se marier pour briser des chaînes. Je redoutais beaucoup ce piège, où je me savais trop enclin à tomber, et j'ai pris, vous le voyez, le bon parti. J'ai établi ma femme à la campagne, tout près de Paris,—pauvrement, je dois vous le dire, ajouta-t-il en ayant l'air de comparer son intérieur avec le mien, qui cependant était très modeste,—et un peu tristement, je le crains pour elle. Aussi j'ose à peine vous inviter à venir nous voir.
—Quand vous voudrez, lui dis-je en lui serrant tendrement la main, aussitôt que vous consentirez à présenter un de vos plus anciens amis et des meilleurs à madame..., j'allais dire son nom.
—J'ai changé de nom, me dit-il en m'interrompant. J'ai demandé une autorisation qui me permît de prendre le nom de ma mère, une femme excellente et respectable dont le souvenir, car je l'ai perdue trop tôt, vaut mieux que celui de mon père, à qui je dois seulement l'accident de ma naissance.»
Je n'avais jamais songé à m'informer si Augustin avait une famille, tant il avait les allures d'un orphelin, c'est-à-dire l'air indépendant et abandonné, en d'autres termes, le caractère de la vie individuelle, sans origines, ni liens, ni devoirs, ni douceurs. Il rougit légèrement en prononçant le mot d'«accident de naissance», et je compris qu'il était encore plus qu'orphelin.
Il reprit et me dit:
«Je vous prierai, jusqu'à nouvel ordre, de ne pas m'amener votre ami Olivier. Il ne rencontrerait chez moi rien de ce qui lui plaît, sinon une femme très bonne et parfaitement dévouée, qui me remercie chaque jour de l'avoir épousée, qui voit, grâce à moi, l'avenir tout en rose, qui n'aura d'autre ambition que de me savoir heureux d'abord, et qui aimera mes succès le jour où je lui en aurai fait goûter.»
Le jour se levait, qu'Augustin, dont ce fut assurément le plus long discours, parlait encore; et à peine le premier crépuscule eut-il fait pâlir la lampe et rendu les objets visibles, qu'il alla vers la fenêtre se baigner le visage à l'air glacé du matin. Je voyais sa figure anguleuse et blême se dessiner comme un masque souffrant sur le champ du ciel, mal éclairé de lueurs incertaines. Il était vêtu de couleurs sombres; toute sa personne avait cet air réduit, comprimé, pour ainsi dire diminué, des gens qui travaillent beaucoup sans agir, et quoiqu'il fût au-dessus de toute fatigue, il allongeait ses mains maigres et s'étirait les bras comme un ouvrier qui s'est assoupi entre deux tâches et qui se réveille au chant du coq.
«Dormez, me dit-il. J'ai trop abusé de votre complaisance à m'écouter. Laissez-moi seulement ici pour une heure encore.»
Et il se mit à ma table à préparer un travail qui devait être achevé le matin même.
Je ne l'entendis point sortir de ma chambre. Il se déroba sans bruit, au point qu'en m'éveillant, je crus avoir rêvé toute une histoire austère et touchante dont la moralité s'adressait à moi.
Dans la matinée il revint.
«Je suis libre aujourd'hui, me dit-il d'un air rayonnant, et j'en profite pour aller chez moi. Le temps est fort laid: vous sentez-vous de force à m'accompagner?»
Il y avait plusieurs jours que je n'avais vu Madeleine. Tout écart entre des rencontres qui n'amenaient plus que des malentendus blessants ou des susceptibilités désolantes me paraissant une occasion bonne à saisir:
«Je n'ai rien qui me retienne à Paris aujourd'hui, dis-je à Augustin, et je suis à vous.»
Il habitait une maison isolée sur la limite d'un village, mais aussi près que possible des champs. La maison était fort exiguë, garnie de volets verts et d'espaliers disposés entre les fenêtres, le tout propre, simple, modeste comme le maître lui-même, avec cette absence de bien-être qui n'aurait rien fait préjuger chez Augustin garçon, mais qui, dans son ménage, annonçait immédiatement la gêne. Sa femme était, comme il me l'avait dit, une très agréable jeune femme; je fus même étonné de la trouver beaucoup plus jolie que je ne l'avais supposé d'après les opinions systématiques d'Augustin sur les agréments extérieurs des choses. Elle sauta avec une surprise joyeuse au cou de son mari, qu'elle n'attendait pas ce jour-là, et me fit, dans ces formes gracieuses et timides d'une personne prise au dépourvu, les honneurs de son petit jardin, où les jacinthes commençaient à peine à fleurir.
Il faisait froid. Je n'étais pas gai. Je ne sais quelle tristesse empreinte dans les lieux, dans la saison, la pauvreté manifeste de ce que je voyais, la prévision de ce qu'on ne voyait pas, la difficulté même d'occuper cette longue journée pluvieuse, dans un milieu si peu fait pour nous mettre à l'aise, tout m'enveloppait d'une atmosphère de glace. Je me souviens qu'on voyait des fenêtres deux grands moulins à vent qui dépassaient les murs de clôture, et dont les ailes grises, rayées de baguettes sombres, tournaient sans cesse devant les yeux avec une monotonie de mouvement assoupissante. Augustin s'occupa lui-même d'une foule de soins domestiques et de détails de ménage, d'où je conclus que sa femme était peu servie, peut-être pas servie du tout, et que la femme et le mari faisaient au moins beaucoup de choses de leurs propres mains. Il s'inquiéta des besoins de la maison pour le lendemain, pour les jours suivants. «Tu sais, disait-il à sa femme, que je ne reviendrai pas avant dimanche.» Il donna un coup d'œil au bûcher: la provision de bois coupée était épuisée. «Je vous demande un quart d'heure», me dit-il. Il ôta sa redingote, prit une scie et se mit à l'ouvrage. Je lui proposai de l'aider; il accepta l'aide que je lui offrais, et me dit simplement: «Volontiers, mon cher ami, à nous deux nous irons plus vite.» Je mis mon amour-propre à ce travail, dans lequel j'étais fort maladroit. Au bout de cinq minutes, j'étais exténué, mais il n'en parut rien, et je donnais le dernier coup de scie quand Augustin lui-même s'arrêta. J'ai accompli de plus grands devoirs dans ma vie, je n'en connais pas qui m'aient fait éprouver plus de vrai plaisir. Ce petit effort musculaire m'apprit ce que peut la conscience, exercée dans l'ordre des actes moraux, en se roidissant.
Dans la soirée, il se fit une embellie qui nous permit de sortir. Un sentier glissant, percé dans le taillis, conduisait jusqu'à de grands bois qui couronnaient une partie de l'horizon de leurs sombres couleurs d'hiver. A l'opposé, et dans les brumes grisâtres, on apercevait la masse immense, compacte, étendue en cercle entre des collines, de la ville entassée et fumeuse, agrandie encore d'une partie de ses faubourgs. Sur toutes les routes qui sillonnaient le pays et se dirigeaient vers ce grand centre comme les rayons d'une roue au même sommet, on entendait tinter des colliers de chevaux, rouler des chariots lourds, claquer des fouets et retentir des voix brutales. C'était la vilaine limite où l'on commence, par la laideur de la banlieue, à entrer dans l'activité du tourbillon de Paris.
«Tout ce que vous voyez là n'est pas beau, me disait Augustin; que voulez-vous? il ne faut pas considérer ceci comme un séjour d'agrément, mais seulement comme un lieu d'attente.»
Nous revînmes à la nuit, les nécessités de sa position le rappelant le soir même. Il nous fallut gagner à pied, par des routes embourbées, le lieu de la station de la voiture publique qui devait nous ramener à Paris. Chemin faisant, Augustin m'entretenait encore de ses espérances; il disait «ma femme» avec un air de possession tranquille et assurée qui me faisait oublier toutes les duretés de sa carrière, et me représentait la plus parfaite expression du bonheur.
Je le conduisis, non pas à son appartement, situé dans cette partie de Paris qu'il appelait le quartier des livres, mais à l'hôtel même du personnage dont il était, je vous l'ai dit, le secrétaire. Il sonna en homme accoutumé à se considérer là comme un peu chez lui, et, quand je le vis s'engager dans la cour somptueuse, monter lentement le perron et disparaître dans une antichambre de petit palais, mieux que jamais je compris pourquoi ce maigre jeune homme aux airs modestes et résolus ne serait en aucun cas le valet de personne, et j'eus le sentiment net de sa destinée.
Je rentrai, moins attristé encore des plaies secrètes que je venais de toucher du doigt qu'humilié vis-à-vis de moi-même de mon impuissance à en rien conclure de pratique. Je trouvai Olivier qui m'attendait; il était las et ennuyé.
«Je reviens de chez Augustin», lui dis-je.
Il examina mes vêtements tachés de boue, et comme il avait l'air de ne pas comprendre de quel lieu je pouvais sortir en pareil état:
«Augustin est marié, lui dis-je.
—Marié! reprit Olivier, lui!
—Et pourquoi non?
—Cela devait être. Un pareil homme devait infailliblement commencer par là. As-tu remarqué, continua-t-il sérieusement, qu'il y a deux catégories d'hommes qui ont la rage de se marier de bonne heure, quoique leur situation les mette dans l'impossibilité certaine soit de vivre avec leurs femmes, soit de les faire vivre? Ce sont les marins et les gens qui n'ont pas le sou. Et madame Augustin? reprit-il.
—Sa femme, qui ne s'appelle point madame Augustin, habite la campagne. Il a bien voulu me présenter à elle aujourd'hui.»
Et je le mis en quelques mots au courant de ce qu'il me convenait de lui faire connaître de la vie domestique d'Augustin.
«Ainsi tu as vu des choses qui t'ont édifié?»
Cette résistance à se laisser toucher par un tel exemple de courageuse probité me déplut, et je ne lui répondis pas.
«Soit, reprit Olivier avec l'impertinence amère qu'il avait dans ses moments de mauvaise humeur; mais qu'avez-vous pu faire entre ces quatre murs?
—Nous avons scié du bois, lui dis-je en lui montrant nettement que je ne plaisantais pas.
—Tu as froid, reprit Olivier en se levant pour me quitter, tu as piétiné sous la pluie, tes habits mouillés transpirent les odieuses rigueurs de la vie nécessiteuse et de l'hiver, tu reviens tout imbibé de stoïcisme, de misère et d'orgueil: attendons à demain pour causer plus raisonnablement.»
Je le laissai sortir sans lui dire un mot de plus, et je l'entendis qui fermait la porte avec impatience. Je crus comprendre qu'il avait sans doute des ennuis particuliers qui le rendaient injuste, et ces ennuis, si je n'en connaissais pas l'objet positif, je pouvais du moins en deviner la nature. J'imaginai des aventures nouvelles ou des accidents dans une liaison déjà bien ancienne, et dont la durée était d'ailleurs peu probable. Je savais la facilité qu'il avait à se détacher des choses et l'impatience maladive qui le portait au contraire à se précipiter vers les nouveautés. Entre ces deux hypothèses d'une rupture ou d'une inconstance, je m'arrêtai donc plus volontiers à la seconde. J'étais en veine d'indulgence; ma visite à Augustin m'avait mis, je puis le dire, en humeur de mansuétude. Aussi dès le lendemain matin j'entrai chez Olivier. Il dormait ou feignait de dormir.
«Qu'as-tu? lui dis-je en lui prenant la main comme à un ami dont on veut briser les bouderies.
—Rien, me dit-il en me montrant son visage fatigué par une nuit d'insomnie ou de rêves pénibles.
—Tu t'ennuies?
—Toujours.
—Et qu'est-ce qui t'ennuie?
—Tout, répondit-il avec la plus évidente sincérité. J'arrive à détester tout le monde, et moi plus que personne.»
Il était en disposition de se taire, et je sentis que toute question n'amènerait que des faux-fuyants, et l'irriterait encore sans me satisfaire.
«Je croyais, lui dis-je, que tu avais quelques causes accidentelles de soucis ou d'embarras, et je venais mettre à ta disposition mes services ou mes avis.»
Il sourit à ce dernier mot, qui lui parut en effet dérisoire, tant les avis que nous nous étions mutuellement donnés avaient peu servi jusqu'à présent.
«Si tu consens à me rendre un service, je le veux bien, reprit-il. Tu le peux sans beaucoup de peine. Il suffit pour cela d'aller chez Madeleine, et de réparer de ton mieux une sottise que j'ai faite hier en me montrant dans un lieu public où Madeleine et Julie se trouvaient avec mon oncle. Je n'étais pas seul. Il est possible qu'on m'ait vu, car Julie a des yeux qui me trouveraient là où je ne suis pas. Je te serais très obligé de t'assurer du fait en les questionnant l'une et l'autre adroitement. Si ce que je crains avait eu lieu, imagine alors une explication vraisemblable et qui ne compromette personne en supposant à celle que j'accompagnais un nom, des relations, des habitudes, un monde enfin qui la recommande, mais dont ni mon cher cousin ni Madeleine ne puissent vérifier l'exactitude, si par hasard l'envie leur en venait.»
Le soir même, je vis madame de Nièvres. C'était un de ses vendredis, jour de visites. Je me donnai pour occupation de remplir uniquement la mission d'Olivier. Son nom ne fut pas prononcé. Je n'appris donc rien de positif. Julie était un peu souffrante. Elle avait eu la veille au soir un accès de fièvre léger dont il lui restait encore une suite de faiblesse et d'agitation nerveuse. Je dois vous dire ici que depuis longtemps l'état de Julie m'inquiétait. J'avais fais à son sujet beaucoup de réflexions que j'ai passées sous silence, parce que le souci de cette petite personne, si véritable que fût mon affection pour elle, disparaissait, je vous l'avoue, dans le mouvement égoïste de mes propres soucis.
Vous vous souvenez peut-être qu'un soir, à la veille même de son mariage, en m'entretenant avec solennité de ce qu'elle appelait ses dernières volontés de jeune fille, Madeleine avait introduit le nom de Julie et l'avait rapproché du mien dans des espérances communes dont le sens était clair. Depuis lors, soit à Nièvres, soit à Paris, elle avait renouvelé la même insinuation sans que ni Julie ni moi nous eussions l'air de l'accueillir. Un jour entre autres et devant son père, qui souriait doucement de ces ingénieux enfantillages, elle prit le bras de sa sœur, le passa au mien, et nous considéra ainsi avec l'expression d'une joie véritable. Elle nous maintint devant elle dans cette attitude qui m'embarrassait extrêmement, et qui ne paraissait pas non plus du goût de Julie; puis, sans deviner qu'il y eût entre sa sœur et moi plus d'un obstacle déjà formé qui déjouait ses projets d'union, elle prit Julie dans ses bras, comme aurait fait une mère, l'embrassa tendrement, longuement, et lui dit: «Ne nous quittons pas, ma chère petite sœur; puissions-nous ne jamais nous quitter!»
Depuis, et cela datait du jour où l'attention de Madeleine avait pu s'éveiller sur le véritable état de mes sentiments, pas un mot n'avait été dit sur ce sujet, et jamais le plus léger signe ne m'avait appris que Madeleine y pensait encore. Au contraire, si le hasard faisait naître l'idée d'un projet qui sans contredit l'avait autrefois occupée, elle semblait l'avoir entièrement oublié ou ne l'avoir jamais eu. Quelquefois seulement, elle regardait Julie d'un air plus tendre ou plus attristé. J'en concluais qu'elle achevait de briser des espérances devenues impossibles, et que l'avenir de sa sœur, arrêté un moment d'après des combinaisons chimériques, l'inquiétait aujourd'hui comme une difficulté à examiner de nouveau.
Quant à Julie, elle n'avait pas eu à revenir de si loin. Ses sentiments, déterminés dès l'origine et invariablement attachés au même objet, n'avaient pas fléchi. Seulement les susceptibilités dont se plaignait Olivier s'accusaient tous les jours davantage, et coïncidaient invariablement avec une absence trop longue, un mot trop vif, un air plus distrait de son cousin. Sa santé s'altérait. Elle avait les fiertés de sa sœur, qui l'empêchaient de se plaindre; mais elle ne possédait pas ce don merveilleux d'être secourable à ceux qui la blessaient, qui des martyres de Madeleine devait faire des dévouements. On eût dit que l'intérêt de qui que ce fût lui faisait injure, excepté celui d'Olivier, qui, de tous les intérêts qu'elle pouvait attendre, était le plus rare. Elle eût plutôt accepté l'impitoyable dédain de celui-ci que de se soumettre à des pitiés qui l'offensaient. Son caractère ombrageux à l'excès prenait de jour en jour des angles plus vifs, son visage des airs plus impénétrables, et toute sa personne un caractère mieux dessiné d'entêtement et d'obstination dans une idée fixe. Elle parlait de moins en moins; ses yeux, qui n'interrogeaient presque plus, pour éviter plus que jamais de répondre, semblaient avoir replié la seule flamme un peu vivante qui les mêlait à la pensée des autres.
«Je ne suis pas contente de la santé de Julie, m'avait dit Madeleine bien souvent. Elle est décidément mal portante, et d'un caractère à se déplaire partout, même avec ceux qu'elle aime le plus. Dieu sait pourtant que ce n'est pas la force de s'attacher aux gens qui lui manque!»
A une autre époque, Madeleine ne m'aurait certainement pas parlé de sa sœur en de pareils termes. De plus, cette idée de tendresse excessive et ces qualités affectueuses mises en relief par Madeleine ne s'accordaient pas très bien avec la froideur des enveloppes qui rendaient les abords de Julie si glacés.
J'en étais là de mes conjectures quand plusieurs incidents que je ne vous dis pas m'ouvrirent tout à fait les yeux. La démarche dont me chargeait Olivier avait donc pour moi la signification la plus grave, bien qu'il ne m'en eût révélé que la moitié, comme on fait avec un agent diplomatique qu'on ne veut pas mettre à fond dans ses secrets. Je m'informai avec un soin particulier de l'origine et de l'heure de l'indisposition subite de Julie. Ce que j'en appris s'accordait exactement avec les renseignements donnés par Olivier. Madeleine était imperturbablement maîtresse de ses réponses, et parlait de la fièvre de sa sœur comme un médecin du corps en eût parlé.
Je rentrai fort tard, et je trouvai Olivier debout et qui m'attendait.
«Eh bien? me dit-il vivement, comme si son impatience avait tout à coup grandi pendant la durée de ma visite.
—Je n'ai rien appris, lui dis-je. Tout ce que je sais, c'est que Julie est revenue hier du concert avec la fièvre, que la fièvre continue, et qu'elle est malade.
—L'as-tu vue? me demanda Olivier.
—Non», lui dis-je en faisant un mensonge dont j'avais besoin pour l'intéresser un peu plus à l'indisposition, d'ailleurs très légère, de Julie.
Il fit un mouvement de colère: «J'en étais certain, dit-il; elle m'a vu!
—Je le crains», lui dis-je.
Il fit une ou deux fois le tour de sa chambre en marchant très vite; puis il s'arrêta, frappa du pied en jurant:
«Eh bien! tant pis! s'écria-t-il, tant pis pour elle! Je suis libre, et je fais ce qui me plaît.»
Je connaissais toutes les nuances de l'esprit d'Olivier; il était rare que le dépit montât chez lui jusqu'à l'exaspération de la colère. Je ne craignis donc point de me tromper en abordant une question où le cœur d'une honnête fille se trouvait engagé.
«Olivier, lui dis-je, que se passe-t-il entre Julie et toi?
—Il se passe que Julie est amoureuse de moi, mon cher, et que je ne l'aime pas.
—Je le savais, repris-je, et par intérêt pour vous deux.....
—Je te remercie. Tu n'as pas à te tourmenter pour moi d'une chose que je n'ai point voulue, que je n'ai ni encouragée, ni accueillie, qui ne m'atteindra jamais, et qui m'est indifférente comme çà, dit-il en secouant en l'air la cendre de son cigare. Quant à Julie, je te permets de la plaindre, car elle s'entête dans une idée folle..... Elle fait son malheur à plaisir.»
Il était exaspéré, parlait très haut, et pour la première fois peut-être de sa vie mettait des hyperboles là où sans cesse il employait des diminutifs de mots ou d'idées.
«Que veux-tu que j'y fasse après tout? continua-t-il. C'est une situation absurde; il y a d'autres situations qui le sont au moins autant que celle-ci.
—Ne parlons pas de moi, lui dis-je en lui faisant comprendre que mes propres affaires n'étaient point en jeu, et que récriminer n'était pas se donner raison.
—Soit; c'est à celui qui se trouve en peine de s'en tirer, sans prendre exemple sur autrui ni consulter personne. Eh bien! moi, je n'ai qu'un moyen d'en sortir, c'est de dire non, non, toujours non!
—Ce qui ne remédiera à rien, car tu dis non depuis que je te connais, et depuis que je connais Julie, elle veut être ta femme.»
Ce dernier mot lui fit faire un soubresaut de véritable terreur; puis il partit d'un éclat de rire, dont Julie serait morte, si elle l'eût entendu.
«Ma femme! reprit-il avec une expression d'inconcevable mépris pour une idée qui lui semblait de la démence. Moi! le mari de Julie! Ah çà! mais tu ne me connais donc pas, Dominique, pas plus que si nous nous étions rencontrés depuis une heure? D'abord je vais te dire pourquoi je n'épouserai jamais Julie, et puis je te dirai pourquoi je n'épouserai jamais qui que ce soit. Julie est ma cousine, ce qui est peut-être une raison pour qu'elle me plaise un peu moins qu'une autre. Je l'ai toujours connue. Nous avons pour ainsi dire dormi dans le même berceau. Il y a des gens que cette quasi-fraternité pourrait séduire. Moi, cette seule pensée d'épouser quelqu'un que j'ai vue poupée me paraît comique comme l'idée d'accoupler deux joujoux. Elle est jolie, elle n'est pas sotte, elle a toutes les qualités que tu voudras. M'adorant quand même, et Dieu sait si je me rends adorable! elle sera d'une constance à toute épreuve; je serai son culte, elle sera la meilleure des femmes. Une fois satisfaite, elle en sera la plus douce; heureuse, elle en deviendra la plus charmante..... Je n'aime pas Julie! je ne l'aime pas, je ne la veux pas. Si cela continue, je la haïrai, dit-il en s'exaspérant de nouveau. Je la rendrais malheureuse d'ailleurs, horriblement malheureuse; le beau profit! Le lendemain de mes noces, elle serait jalouse, elle aurait tort. Six mois après, elle aurait raison. Je la planterais là, je serais impitoyable; je me connais, et j'en suis sûr. Si cela dure, je m'en irai; je fuirai plutôt au bout du monde. Ah! l'on veut s'emparer de moi! On me surveille, on m'épie, on découvre que j'ai des maîtresses, et ma future femme est mon espion!
—Tu déraisonnes, Olivier, lui dis-je en l'interrompant brusquement. Personne n'épie tes démarches. Personne ne conspire avec la pauvre Julie pour s'emparer de ta volonté et la lui amener pieds et poings liés. Tu veux parler de moi, n'est-ce pas? Eh bien! je n'ai formé qu'un vœu, c'est que Julie et toi vous vous entendissiez un jour; j'y voyais pour elle un bonheur certain, et pour toi des chances que je ne vois nulle part ailleurs.
—Un bonheur certain pour Julie, pour moi des chances uniques! à merveille! Si cela pouvait être, tes conclusions seraient mon salut. Eh bien! je te déclare encore une fois que tu te fais l'instrument du malheur de Julie, et que, pour lui épargner un mécompte, tu me rendrais un lâche criminel, et tu la tuerais. Je ne l'aime pas, est-ce assez clair? Tu sais ce qu'on entend par aimer ou ne pas aimer; tu sais bien que les deux contraires ont la même énergie, la même impuissance à se gouverner. Essaye donc d'oublier Madeleine; moi, j'essayerai d'adorer Julie; nous verrons lequel de nous deux y réussira le plus tôt. Retourne-moi le cœur sens dessus dessous, aie la curiosité d'y fouiller, ouvre-moi les veines, et si tu y trouves la moindre pulsation qui ressemble à de la sympathie, le moindre rudiment dont on puisse dire un jour: Ceci sera de l'amour! conduis-moi droit à ta Julie, et je l'épouse, sinon ne me parle plus de cette enfant qui m'est insupportable et.....»
Il s'arrêta; non pas qu'il fût à bout d'arguments, car il les choisissait au hasard dans un arsenal inépuisable, mais comme s'il eût été calmé subitement par un retour instantané sur lui-même. Rien n'égalait chez Olivier la peur de se montrer ridicule, le soin de ne dire ni trop ni trop peu, le sens rigoureux des mesures. Il s'aperçut, en s'écoutant, que depuis un quart d'heure il divaguait.
«Ma parole d'honneur, s'écria-t-il, tu me rends imbécile, tu me fais perdre la tête. Tu es là devant moi avec le sang-froid d'un confident de théâtre, et j'ai l'air de te donner le spectacle d'une farce tragique.»
Puis il alla s'asseoir dans un fauteuil; il y prit la pose naturelle d'un homme qui s'apprête non plus à pérorer, mais à discourir sur des idées légères, et changeant de ton aussi vite et aussi complètement qu'il avait changé d'allures, les yeux un peu clignotants, le sourire aux lèvres, il continua:
«Il est possible qu'un jour je me marie. Je ne le crois pas, mais pour parler sagement, je te dirai, si tu veux, que l'avenir permet de tout admettre; on a vu des conversions plus étonnantes. Je cours après quelque chose que je ne trouve pas. Si jamais ce quelque chose se montrait à moi dans les formes qui me séduisent, orné d'un nom qui forme une alliance agréable avec le mien, quelle que soit d'ailleurs la fortune, il pourrait arriver que je fisse une folie, car dans tous les cas c'en serait une; mais celle-ci du moins serait de mon choix, de mon goût, et ne m'aurait été inspirée que par ma fantaisie. Pour le moment, j'entends vivre à ma guise. Toute la question est là: trouver ce qui convient à sa nature et ne copier le bonheur de personne. Si nous nous proposions mutuellement de changer de rôle, tu ne voudrais jamais de mon personnage, et je serais encore plus embarrassé du tien. Quoi que tu en dises, tu aimes les romans, les imbroglios, les situations scabreuses; tu as juste assez de force pour friser les difficultés sans avaries, assez de faiblesse pour en savourer délicatement les transes. Tu te donnes à toi-même toutes les émotions extrêmes, depuis la peur d'être un malhonnête homme jusqu'au plaisir orgueilleux de te sentir quasiment un héros. Ta vie est tracée, je la vois d'ici; tu iras jusqu'au bout, tu mèneras ton aventure aussi loin qu'on peut aller sans commettre une scélératesse, tu caresseras cette idée délicieuse de te sentir à deux doigts d'une faute et de l'éviter. Veux-tu que je te dise tout? Madeleine un jour tombera dans tes bras en te demandant grâce; tu auras la joie sans pareille de voir une sainte créature s'évanouir de lassitude à tes pieds; tu l'épargneras, j'en suis sûr, et tu t'en iras, la mort dans l'âme, pleurer sa perte pendant des années.
—Olivier, lui dis-je, Olivier, tais-toi par respect pour Madeleine, si ce n'est par pitié pour moi.
—J'ai fini, me dit-il sans aucune émotion; ce que je te dis n'est point un reproche, ni une menace, ni une prophétie, car il dépend de toi de me donner tort. Je veux seulement te montrer en quoi nous différons et te convaincre que la raison n'est d'aucun côté. J'aime à voir très clair dans ma vie: j'ai toujours su, dans des circonstances pareilles, et ce qu'on risquait et ce que je risquais moi-même. De part et d'autre heureusement, on ne risquait rien de très précieux. J'aime les choses qui se décident promptement et se dénouent de même. Le bonheur, le vrai bonheur, est un mot de légende. Le paradis de ce monde s'est refermé sur les pas de nos premiers parents; voilà quarante-cinq mille ans qu'on se contente ici-bas de demi-perfections, de demi-bonheurs et de demi-moyens. Je suis dans la vérité des appétits et des joies de mes semblables. Je suis modeste, profondément humilié de n'être qu'un homme, mais je m'y résigne. Sais-tu quel est mon plus grand souci? c'est de tuer l'ennui. Celui qui rendrait ce service à l'humanité serait le vrai destructeur des monstres. Le vulgaire et l'ennuyeux! toute la mythologie des païens grossiers n'a rien imaginé de plus subtil et de plus effrayant. Ils se ressemblent beaucoup, en ce que l'un et l'autre ils sont laids, plats et pâles, quoique multiformes, et qu'ils donnent de la vie des idées à vous en dégoûter dès le premier jour où l'on y met le pied. De plus, ils sont inséparables, et c'est un couple hideux que tout le monde ne voit pas. Malheur à ceux qui les aperçoivent trop jeunes! Moi, je les ai toujours connus. Ils étaient au collège, et c'est là peut-être que tu as pu les apercevoir; ils n'ont pas cessé de l'habiter un seul jour pendant les trois années de platitudes et de mesquineries que j'y ai passées. Permets-moi de te le dire, ils venaient quelquefois chez ta tante et aussi chez mes deux cousines. J'avais presque oublié qu'ils habitaient Paris, et je continue de les fuir, en me jetant dans le bruit, dans l'imprévu, dans le luxe, avec l'idée que ces deux petits spectres bourgeois, parcimonieux, craintifs et routiniers ne m'y suivront pas. Ils ont fait plus de victimes à eux deux que beaucoup de passions soi-disant mortelles; je connais leurs habitudes homicides, et j'en ai peur.....»
Il continua de la sorte sur un ton demi-sérieux qui contenait l'aveu d'incurables erreurs, et me faisait vaguement redouter des découragements dont vous connaissez l'issue. Je le laissai dire, et quand il eut fini:
«Iras-tu prendre des nouvelles de Julie? lui demandai-je.
—Oui, dans l'antichambre.
—La reverras-tu?
—Le moins possible.
—As-tu prévu ce qui l'attend?
—J'ai prévu qu'elle se mariera avec un autre, ou qu'elle restera fille.
—Adieu, lui dis-je, bien qu'il n'eût pas quitté ma chambre.
Et nous nous séparâmes sur ce dernier mot, qui n'atteignit pas le fond de notre amitié, mais qui brisa toute confiance, sans autre éclat et sèchement, comme on brise un verre.
XV
IL y avait plus d'un grand mois que je n'avais vu Madeleine cinq minutes de suite sans témoin, et plus longtemps encore que je n'avais obtenu d'elle quoi que ce fût qui ressemblât à ses aménités d'autrefois. Un jour je la rencontrai, par hasard, dans une rue déserte du quartier que j'habitais. Elle était seule et à pied. Tout le sang de son cœur reflua vers ses joues quand elle m'aperçut, et j'eus besoin, je crois, de toute ma résolution pour ne pas courir à sa rencontre et la serrer dans mes bras en pleine rue.
«D'où venez-vous et où allez-vous?»
Ce fut la première question que je lui adressai, en la voyant ainsi égarée et comme aventurée dans une partie de Paris qui devait être le bout du monde pour Madame de Nièvres.
«Je vais à deux pas d'ici, me répondit-elle avec un peu d'embarras, faire une visite.»
Elle me nomma la personne chez qui elle allait.
«Que je sois reçue ou non, reprit-elle aussitôt, séparons-nous. Il est bon qu'on ne nous voie pas ensemble. Il n'y a plus rien d'innocent dans vos démarches. Vous avez fait de telles folies que désormais c'est à moi d'être prudente.
—Je vous quitte, lui dis-je en la saluant.
—A propos, reprit Madeleine au moment où je m'éloignais, je vais ce soir au théâtre avec mon père et ma sœur. Il y a une place pour vous, si vous la voulez.
—Permettez....., lui dis-je en ayant l'air de réfléchir à des engagements que je n'avais pas, ce soir je ne suis pas libre.
—J'avais pensé....., ajouta-t-elle avec la douceur d'un enfant pris en faute, j'espérais.....
—Cela me sera tout à fait impossible», répondis-je avec un sang-froid cruel.
On eût dit que je prenais plaisir à lui rendre caprice pour caprice et à la torturer.
Le soir, à huit heures et demie, j'entrais dans sa loge. Je poussai la porte aussi doucement que possible. Madeleine eut le sentiment que c'était moi, car elle affecta de ne pas même tourner la tête. Elle resta tout entière occupée de la musique, les yeux attachés sur la scène. Ce fut seulement au premier repos des chanteurs que je pus m'approcher d'elle et la forcer à recevoir mon salut.
«Je viens vous demander une place dans votre loge, lui dis-je en la mettant de moitié dans une fourberie, à moins que cette place ne soit réservée à M. de Nièvres.
—M. de Nièvres ne viendra pas», répondit Madeleine en se retournant du côté de la salle.
On donnait un immortel chef-d'œuvre. La salle était splendide. Des chanteurs incomparables, disparus depuis, y causaient des transports de fête. L'auditoire éclatait en applaudissements frénétiques. Cette merveilleuse électricité de la musique passionnée remuait, comme avec la main, cette masse d'esprits lourds ou de cœurs distraits, et communiquait au plus insensible des spectateurs des airs d'inspiré. Un ténor, dont le nom seul était un prestige, vint tout près de la rampe, à deux pas de nous. Il s'y tint un moment dans l'attitude recueillie et un peu gauche d'un rossignol qui va chanter. Il était laid, gras, mal costumé et sans charme, autre ressemblance avec le virtuose ailé. Dès les premières notes, il y eut dans la salle un léger frémissement, comme dans un bois dont les feuilles palpitent. Jamais il ne me parut si extraordinaire que ce soir-là, soirée unique et la dernière où j'aie voulu l'entendre. Tout était exquis, jusqu'à cette langue fluide, voltigeante et rythmée, qui donne à l'idée des chocs sonores, et fait du vocabulaire italien un livre de musique. Il chantait l'hymne éternellement tendre et pitoyable des amants qui espèrent. Une à une et dans des mélodies inouïes, il déroulait toutes les tristesses, toutes les ardeurs et toutes les espérances des cœurs bien épris. On eût dit qu'il s'adressait à Madeleine, tant sa voix nous arrivait directement, pénétrante, émue, discrète, comme si ce chanteur sans entrailles eût été le confident de mes propres douleurs. J'aurais cherché cent ans dans le fond de mon cœur torturé et brûlant, avant d'y trouver un seul mot qui valût un soupir de ce mélodieux instrument qui disait tant de choses et n'en éprouvait aucune.
Madeleine écoutait, haletante. J'étais assis derrière elle, aussi près que le permettait le dossier de son fauteuil, où je m'appuyais. Elle s'y renversait aussi de temps en temps, au point que ses cheveux me balayaient les lèvres. Elle ne pouvait pas faire un geste de mon côté que je ne sentisse aussitôt son souffle inégal, et je le respirais comme une ardeur de plus. Elle avait les deux bras croisés sur sa poitrine, peut-être pour en comprimer les battements. Tout son corps, penché en arrière, obéissait à des palpitations irrésistibles, et chaque respiration de sa poitrine, en se communiquant du siège à mon bras, m'imprimait à moi-même un mouvement convulsif tout pareil à celui de ma propre vie. C'était à croire que le même souffle nous animait à la fois d'une existence indivisible, et que le sang de Madeleine et non plus le mien circulait dans mon cœur entièrement dépossédé par l'amour.
A ce moment, il se fit un peu de bruit dans une loge située de l'autre côté de la salle, où deux femmes entraient seules, en grand étalage, et fort tard pour produire plus d'effet. A peine assises, elles commencèrent à lorgner, et leurs yeux s'arrêtèrent sur la loge de Madeleine. Madeleine involontairement fit comme elles. Il y eut pendant une seconde un échange d'examen qui me glaça d'effroi, car au premier coup d'œil j'avais reconnu un visage témoin d'anciennes faiblesses et retrouvé des souvenirs détestés. En voyant ce regard persistant fixé sur nous, Madeleine eut-elle un soupçon? Je le crois, car elle se tourna tout à coup comme pour me surprendre. Je soutins le feu de ses yeux, le plus immédiat et le plus clairvoyant que j'aie jamais affronté. Il se serait agi de sa vie que je n'aurais pas été plus déterminé dans un acte de témérité qui me demanda le plus grand effort. Le reste de la soirée se passa mal. Madeleine parut moins occupée de la musique et distraite par une idée gênante, comme si ce vis-à-vis malencontreux l'importunait. Une ou deux fois encore, elle essaya d'éclairer ses doutes; puis elle devint étrangère à tout ce qui se passait autour d'elle, et je compris qu'elle se retirait au fond de sa pensée.
Je la reconduisis jusqu'à sa voiture. Arrivé là, le marchepied baissé, Madeleine enfouie dans ses fourrures:
«Me permettez-vous de vous accompagner?» lui dis-je.
Il n'y avait aucune réponse à me faire, surtout en présence de M. d'Orsel et de Julie. La demande était d'ailleurs des plus simples. Je montai avant même qu'on me l'eût permis.
Il n'y eut pas un mot de prononcé pendant ce trajet sur un pavé bruyant, au pas rapide et retentissant des chevaux. M. d'Orsel fredonnait en souvenir de la pièce. Julie m'examinait à la dérobée, puis se collait le visage aux vitres et regardait les rues. Madeleine, à demi renversée, comme elle l'eût été sur un lit de repos, froissait par un geste nerveux un énorme bouquet de violettes qui toute la soirée m'avait enivré. Je voyais l'éclat bizarre et fiévreux de ses yeux fixes. J'étais dans un grand trouble, et je sentais distinctement qu'il y avait d'elle à moi je ne sais quoi de très grave, comme un débat décisif.
Elle descendit la dernière, et je tenais encore sa main que déjà M. d'Orsel et Julie montaient devant nous le perron de l'hôtel. Elle fit un pas pour les suivre, et laissa tomber son bouquet. Je feignis de ne pas m'en apercevoir.
«Mon bouquet, je vous prie?» me dit-elle, comme si elle eût parlé à son valet de pied.
Je lui tendis sans dire un seul mot; j'aurais sangloté. Elle le prit, le porta rapidement à ses lèvres, y mordit avec fureur, comme si elle eût voulu le mettre en pièces.
«Vous me martyrisez et vous me déchirez», me dit-elle tout bas avec un suprême accent de désespoir; puis, par un mouvement que je ne puis vous rendre, elle arracha son bouquet par moitié: elle en prit une, et me jeta pour ainsi dire l'autre au visage.
Je me mis à courir comme un fou, en pleine nuit, emportant, comme un lambeau du cœur de Madeleine, ce paquet de fleurs où elle avait mis ses lèvres et imprimé des morsures que je savourais comme des baisers. Je m'en allais au hasard, ivre de joie, me répétant un mot qui m'éblouissait comme un soleil levant. Je ne m'inquiétais ni de l'heure ni des rues. Après m'être égaré dix fois dans le quartier de Paris que je connaissais le mieux, j'arrivai sur les quais. Je n'y rencontrai personne. Paris tout entier dormait, comme il dort entre trois et six heures du matin. La lune éclairait les quais déserts et fuyants à perte de vue. Il ne faisait presque plus froid: c'était en mars. La rivière avait des frissons de lumière qui la blanchissaient, et coulait sans faire le moindre bruit entre ses hautes bordures d'arbres et de palais. Au loin s'enfonçait la ville populeuse, avec ses tours, ses dômes, ses flèches, où les étoiles avaient l'air d'être allumées comme des fanaux, et le Paris du centre sommeillait, confusément étendu sous des brumes. Ce silence et cette solitude portèrent au comble le sentiment subit qui me venait de la vie, de sa grandeur, de sa plénitude et de son intensité. Je me rappelais ce que j'avais souffert, soit dans les foules, soit chez moi, toujours dans l'isolement, en me sentant perdu, médiocre, et continuellement abandonné. Je compris que cette longue infirmité ne dépendait pas de moi, que toute petitesse était le fait d'un défaut de bonheur. «Un homme est tout ou n'est rien, me disais-je. Le plus petit devient le plus grand; le plus misérable peut faire envie!» Et il me semblait que mon bonheur et mon orgueil remplissaient Paris.
Je fis des rêves insensés, des projets monstrueux, et qui seraient sans excuse s'ils n'avaient pas été conçus dans la fièvre. Je voulais voir Madeleine le lendemain, la voir à tout prix. «Il n'y aura plus, me disais-je, ni subterfuges, ni déguisements, ni habileté, ni barrières qui prévaudront contre ce que je veux et contre la certitude que je tiens.» J'avais toujours à la main ces fleurs brisées. Je les regardais; je les couvrais de baisers; je les interrogeais comme si elles avaient gardé le secret de Madeleine; je leur demandais ce que Madeleine avait dit en les déchirant, si c'étaient des caresses ou des insultes..... Je ne sais quelle sensation effrénée me répondait que Madeleine était perdue et que je n'avais plus qu'à oser!
Dès le lendemain, je courus chez madame de Nièvres. Elle était sortie. J'y revins les jours suivants: Madeleine était introuvable. J'en conclus qu'elle ne répondait plus d'elle-même, et qu'elle recourait aux seuls moyens de défense qui fussent à toute épreuve.
Trois semaines à peu près se passèrent ainsi, dans une lutte contre des portes fermées et dans des exaspérations qui faisaient de moi une sorte de brute égarée, entêtée contre des barrières. Un soir on me remit un billet. Je le tins un moment fermé, suspendu devant moi, comme s'il eût contenu ma destinée.
«Si vous avez la moindre amitié pour moi, me disait Madeleine, ne vous obstinez pas à me poursuivre; vous me faites mal inutilement. Tant que j'ai gardé l'espoir de vous sauver d'une erreur et d'une folie, je n'ai rien épargné qui pût réussir. Aujourd'hui je me dois à d'autres soins que j'ai trop oubliés. Faites comme si vous n'habitiez plus Paris, au moins pour quelque temps. Il dépend de vous que je vous dise adieu ou au revoir.»
Ce congé banal, d'une sécheresse parfaite, me produisit l'effet d'un écroulement. Puis à l'abattement succéda la colère. Ce fut peut-être la colère qui me sauva. Elle me donna l'énergie de réagir et de prendre un parti extrême. Ce jour-là même, j'écrivis un ou deux billets pour dire que je quittais Paris. Je changeai d'appartement, j'allai me cacher dans un quartier perdu, je fis appel à tout ce qui me restait de raison, d'intelligence et d'amour du bien, et je recommençai une nouvelle épreuve dont j'ignorais la durée, mais qui, dans tous les cas, devait être la dernière.
XVI
CE changement s'opéra du jour au lendemain et fut radical. Ce n'était plus le moment d'hésiter ni de se morfondre. Maintenant j'avais horreur des demi-mesures. J'aimais la lutte. L'énergie surabondait en moi. Rebutée d'un côté, ma volonté avait besoin de se retourner dans un autre sens, de chercher un nouvel obstacle à vaincre, tout cela pour ainsi dire en quelques heures, et de s'y ruer. Le temps me pressait. Toute question d'âge à part, je me sentais sinon vieilli, du moins très mûr. Je n'étais plus un adolescent que le moindre chagrin cloue tout endolori sur les pentes molles de la jeunesse. J'étais un homme orgueilleux, impatient, blessé, traversé de désirs et de chagrins, et qui tombait tout à coup au beau milieu de la vie,—comme un soldat de fortune un jour d'action décisive à midi,—le cœur plein de griefs, l'âme amère d'impuissance, et l'esprit en pleine explosion de projets.
Je ne mis plus les pieds dans le monde, au moins dans cette partie de la société où je risquais de me faire apercevoir et de rencontrer des souvenirs qui m'auraient tenté. Je ne m'enfermai pas trop à l'étroit, j'y serais mort d'étouffement; mais je me circonscrivis dans un cercle d'esprits actifs, studieux, spéciaux, absorbés, ennemis des chimères, qui faisaient de la science, de l'érudition ou de l'art, comme ce Florentin ingénu qui créait la perspective, et la nuit réveillait sa femme pour lui dire: «Quelle douce chose que la perspective!» Je me défiais des écarts de l'imagination: j'y mis bon ordre. Quant à mes nerfs, que j'avais si voluptueusement ménagés jusqu'à présent, je les châtiai, et de la plus rude manière, par le mépris de tout ce qui est maladif et le parti pris de n'estimer que ce qui est robuste et sain. Le clair de lune au bord de la Seine, les soleils doux, les rêveries aux fenêtres, les promenades sous les arbres, le malaise ou le bien-être produit par un rayon de soleil ou par une goutte de pluie, les aigreurs qui me venaient d'un air trop vif et les bonnes pensées qui m'étaient inspirées par un écart du vent, toutes ces mollesses du cœur, cet asservissement de l'esprit, cette petite raison, ces sensations exorbitantes,—j'en fis l'objet d'un examen qui décréta tout cela indigne d'un homme, et ces multiples fils pernicieux qui m'enveloppaient d'un tissu d'influences et d'infirmités, je les brisai. Je menais une vie très active. Je lisais énormément. Je ne me dépensais pas, j'amassais. Le sentiment âpre d'un sacrifice se combinait avec l'attrait d'un devoir à remplir envers moi-même. J'y puisais je ne sais quelle satisfaction sombre qui n'était pas de la joie, encore moins de la plénitude, mais qui ressemblait à ce que doit être le plaisir hautain d'un vœu monacal bien rempli. Je ne jugeais pas qu'il y eût rien de puéril dans une réforme qui avait une cause si grave, et qui pouvait avoir un résultat très sérieux. Je fis de mes lectures ce que j'avais fait de mille autres choses; les considérant comme un aliment d'esprit de toute importance, je les expurgeai. Je ne me sentais plus aucun besoin d'être éclairé sur les choses du cœur. Me reconnaître dans des livres émouvants, ce n'était pas la peine au moment même où je me fuyais. Je ne pouvais que m'y retrouver meilleur ou pire: meilleur, c'était une leçon superflue, et pire, c'était un exemple à ne point chercher. Je me composais pour ainsi dire une sorte de recueil salutaire parmi ce que l'esprit humain a laissé de plus fortifiant, de plus pur au point de vue moral, de plus exemplaire en fait de raison. Enfin j'avais promis à Madeleine d'essayer mes forces, et ce serment, je voulais le tenir, ne fût-ce que pour lui prouver ce qu'il y avait en moi de puissance sans emploi, et pour qu'elle pût bien mesurer la durée et l'énergie d'une ambition qui n'était au fond que de l'amour converti.
Au bout de quelques mois de ce régime inflexible, j'arrivai à une sorte de santé artificielle et de solidité d'esprit qui me parut propre à beaucoup entreprendre. Je réglai d'abord mes comptes avec le passé. J'avais eu, vous le savez, la manie des vers. Soit complaisance involontaire pour des jours aimables et regrettés, soit avarice, je ne voulus pas que cette partie vivante de ma jeunesse fût entièrement détruite. Je m'imposai la tâche de fouiller ce vieux répertoire de choses enfantines et de sensations à peine éveillées. Ce fut comme une sorte de confession générale, indulgente, mais ferme, sans aucun danger pour une conscience qui se juge. De ces innombrables péchés d'un autre âge, je composai deux volumes. J'y mis un titre qui en déterminait le caractère un peu trop printanier. J'y joignis une préface ingénieuse qui devait du moins les mettre à l'abri du ridicule, et je les publiai sans signature. Ils parurent et disparurent. Je n'en espérais pas plus. Il y a peut-être deux ou trois jeunes gens de mes contemporains qui les ont lus. Je ne fis rien pour les sauver d'un oubli total, bien convaincu que toute chose est négligée qui mérite de l'être, et qu'il n'y a pas un rayon de vrai soleil qui soit perdu dans tout l'univers.
Ce balayage de conscience accompli, je m'occupai de soins moins frivoles. On faisait beaucoup de politique alors partout, et particulièrement dans le monde observateur et un peu chagrin où je vivais. Il y avait dans l'air de cette époque une foule d'idées à l'état nébuleux, de problèmes à l'état d'espérances, de générosités en mouvement qui devaient se condenser plus tard et former ce qu'on appelle aujourd'hui le ciel orageux de la politique moderne. Mon imagination, à demi matée, pas du tout éteinte, trouvait là de quoi se laisser séduire. La situation d'homme d'État était, à l'époque dont je vous parle, le couronnement nécessaire, en quelque sorte l'avènement au titre d'homme utile, pour tout homme de génie, de talent, ou seulement d'esprit. Je m'épris de cette idée de devenir utile après avoir été si longtemps nuisible. Et quant à l'ambition d'être illustre, elle me vint aussi par moments, mais Dieu sait pour qui!—Je fis d'abord une sorte de stage dans l'antichambre même des affaires publiques, je veux dire au milieu d'un petit parlement composé de jeunes volontés ambitieuses, de très jeunes dévouements tout prêts à s'offrir, où se reproduisait en diminutif une partie des débats qui agitaient alors l'Europe. J'y eus des succès, je puis le dire sans orgueil aujourd'hui que notre parlement lui-même est oublié. Il me sembla que ma route était toute tracée. J'y trouvais à déployer l'activité dévorante qui me consumait. Je ne sais quel insurmontable espoir me restait de retrouver Madeleine. Ne m'avait-elle pas dit: «Adieu ou au revoir»? J'entendais qu'elle me revît meilleur, transformé, avec un lustre de plus pour ennoblir ma passion. Tout se mêlait ainsi dans les stimulants qui m'aiguillonnaient. Le souvenir acharné de Madeleine bourdonnait au fond de mes soi-disant ambitions, et il y avait des moments où je ne savais plus distinguer, dans mes rêves anticipés de gouvernement, ce qui venait du philanthrope ou de l'amoureux.
Quoi qu'il en soit, je me résumai d'abord dans un livre qui parut sous un nom fictif. Quelques mois après, j'en lançai un second. Ils eurent l'un et l'autre beaucoup plus de retentissement que je ne le supposais. En très peu de temps, d'absolument obscur je faillis devenir célèbre. Je savourai délicatement ce plaisir vaniteux, furtif et tout particulier, de m'entendre louer dans la personne de mon pseudonyme. Le jour où le succès fut incontestable, je portai mes deux volumes à Augustin. Il m'embrassa de tout son cœur, me déclara que j'avais un grand talent, s'étonna qu'il se fût révélé si vite et du premier coup, et me prédit comme infaillibles des destinées à me faire tourner la tête. Je voulus que Madeleine eût l'avant-goût de ma célébrité, et j'adressai mes livres à M. de Nièvres. Je le priais de ne pas me trahir; je lui donnais de ma retraite une explication plausible; elle devenait à peu près excusable depuis qu'il était avéré qu'elle avait un but. La réponse de M. de Nièvres ne contenait guère que des remercîments et des éloges calqués sur des bruits publics. Madeleine n'ajoutait pas un mot aux remercîments de son mari.
Le léger trouble d'esprit qui suivit ces heureux débuts de ma vie littéraire se dissipa très vite. A l'effervescence excitée par une production prompte, entraînante, presque irréfléchie, succéda un grand calme, je veux dire un moment de sang-froid et d'examen singulièrement lucide. Il y avait en moi un ancien moi-même dont je ne vous parle plus depuis longtemps, qui se taisait, mais qui survivait. Il profita de ce moment de répit pour reparaître et me tenir un langage sévère. Je m'en étais complètement affranchi dans mes entraînements de cœur. Il reprit le dessus dès qu'il s'agit de choses plus discutables, et se mit à délibérer froidement les intérêts plus positifs de mon esprit. En d'autres termes, j'examinai posément ce qu'il y avait de légitime au fond d'un pareil succès, ce qu'il fallait en conclure, s'il y avait là de quoi m'encourager. Je fis le bilan très clair de mon savoir, c'est-à-dire des ressources acquises, et de mes dons, c'est-à-dire de mes forces vives; je comparai ce qui était factice et ce qui était natif, je pesai ce qui appartenait à tout le monde et le peu que j'avais en propre. Le résultat de cette critique impartiale, faite aussi méthodiquement qu'une liquidation d'affaires, fut que j'étais un homme distingué et médiocre.
J'avais eu d'autres déceptions plus cruelles; celle-ci ne me causa pas la plus petite amertume. D'ailleurs c'était à peine une déception.
Beaucoup de gens auraient jugé cette situation plus que satisfaisante. Je la considérai tout différemment. Ce petit monstre moderne qu'Olivier nommait le vulgaire, qui lui faisait une si grande horreur, et qui le conduisit vous savez où, je le connaissais, tout comme lui, sous un autre nom. Il habitait aussi bien la région des idées que le monde inférieur des faits. Il avait été le génie malfaisant de tous les temps, il était la plaie du nôtre. Il y avait autour de moi des perversions d'idées dont je ne fus pas dupe. Je ne regimbai point contre des adulations qui ne pouvaient plus en aucun cas me faire changer d'avis; je les accueillis comme la naïve expression du jugement public, à une époque où l'abondance du médiocre avait rendu le goût indulgent et émoussé le sens acéré des choses supérieures. Je trouvais l'opinion parfaitement équitable à mon égard, seulement je fis à la fois son procès et le mien.
Je me souviens qu'un jour j'essayai une épreuve plus convaincante encore que toutes les autres. Je pris dans ma bibliothèque un certain nombre de livres tous contemporains, et, procédant à peu près comme la postérité procédera certainement avant la fin du siècle, je demandai compte à chacun de ses titres à la durée, et surtout du droit qu'il avait de se dire utile. Je m'aperçus que bien peu remplissaient la première condition qui fait vivre une œuvre, bien peu étaient nécessaires. Beaucoup avaient fait l'amusement passager de leurs contemporains, sans autre résultat que de plaire et d'être oubliés. Quelques-uns avaient un faux air de nécessité qui trompait, vus de près, mais que l'avenir se chargea de définir. Un tout petit nombre, et j'en fus effrayé, possédaient ce rare, absolu et indubitable caractère auquel on reconnaît toute création divine et humaine, de pouvoir être imitée, mais non suppléée, et de manquer aux besoins du monde, si on la suppose absente. Cette sorte de jugement posthume, exercé par le plus indigne sur tant d'esprits d'élite, me démontra que je ne serais jamais du nombre des épargnés. Celui qui prenait les ombres méritantes dans sa barque m'aurait certainement laissé de l'autre côté du fleuve. Et j'y restai.
Une fois encore j'entretins le public de mon nom, du moins de mon personnage imaginaire; ce fut la dernière. Alors je me demandai ce qui me restait à faire, et je fus quelque temps à me résoudre. Il y avait à cela une difficulté de premier ordre. Ma vie, détachée de bien des liens, comme vous voyez, et désabusée de bien des erreurs, ne tenait plus qu'à un fil, mais ce fil, horriblement tendu, plus résistant que jamais, me garrottait toujours, et je n'imaginais point que rien pût le briser.
Je n'entendais presque plus parler de Madeleine, excepté par Olivier, que je voyais peu, ou par Augustin, que madame de Nièvres avait attiré chez elle, surtout depuis l'époque où j'avais disparu. Je savais vaguement quel était l'emploi de sa vie extérieure; je savais qu'elle avait voyagé, puis habité Nièvres, puis repris ses habitudes à Paris deux ou trois fois, pour les quitter de nouveau, presque sans motif et comme sous l'empire d'un malaise qui se serait traduit par une perpétuelle instabilité d'humeur, et par des besoins de déplacement. Quelquefois je l'avais aperçue, mais si furtivement et à travers un tel trouble, que chaque fois j'avais cru faire une sorte de rêve pénible. Il m'était resté de ces fugitives apparitions l'impression d'une image bizarre, d'un visage défait, comme si les noires couleurs de mon esprit eussent déteint sur cette rayonnante physionomie.
A cette époque à peu près, j'eus une grande émotion. Il y avait une exposition de peinture moderne. Quoique très ignorant dans un art dont j'avais l'instinct sans nulle culture, et dont je parlais d'autant moins que je le respectais davantage, j'allais quelquefois poursuivre, à propos de peinture, des examens qui m'apprenaient à bien juger mon époque, et chercher des comparaisons qui ne me réjouissaient guère. Un jour, je vis un petit nombre de gens qui devaient être des connaisseurs arrêtés devant un tableau et discourant. C'était un portrait coupé à mi-corps, conçu dans un style ancien, avec un fond sombre, un costume indécis, sans nul accessoire: deux mains splendides, une chevelure à demi perdue, la tête présentée de face, ferme de contours, gravée sur la toile avec la précision d'un émail, et modelée je ne sais dans quelle manière sobre, large et pourtant voilée, qui donnait à la physionomie des incertitudes extraordinaires, et faisait palpiter une âme émue dans la vigoureuse incision de ce trait aussi résolu que celui d'une médaille. Je restai anéanti devant cette effigie effrayante de réalité et de tristesse. La signature était celle d'un peintre illustre. Je recourus au livret: j'y trouvai les initiales de madame de Nièvres. Je n'avais pas besoin de ce témoignage. Madeleine était là devant moi qui me regardait, mais avec quels yeux! dans quelle attitude! avec quelle pâleur et quelle mystérieuse expression d'attente et de déplaisir amer!
Je faillis jeter un cri, et je ne sais comment je parvins à me contenir assez pour ne pas donner aux gens qui m'entouraient le spectacle d'une folie. Je me mis au premier rang; j'écartai tous ces curieux importuns qui n'avaient rien à faire entre ce portrait et moi. Pour avoir le droit de l'observer de plus près et plus longtemps, j'imitai le geste, l'allure, la façon de regarder, et jusqu'aux petites exclamations approbatives des amateurs exercés. J'eus l'air d'être passionné pour l'œuvre du peintre, tandis qu'en réalité je n'appréciais et n'adorais passionnément que le modèle. Je revins le lendemain, les jours suivants, je me glissais de bonne heure à travers les galeries désertes, j'apercevais le portrait de loin comme un brouillard; il ressuscitait à chaque pas que je faisais en avant. J'arrivais: tout artifice appréciable disparaissait; c'était Madeleine de plus en plus triste, de plus en plus fixée dans je ne sais quelle anxiété terrible et pleine de songes. Je lui parlais, je lui disais toutes les choses déraisonnables qui me torturaient le cœur depuis près de deux années; je lui demandais grâce, et pour elle, et pour moi. Je la suppliais de me recevoir, de me laisser revenir à elle. Je lui racontais ma vie tout entière avec le plus lamentable et le plus légitime des orgueils. Il y avait des moments où le modelé fuyant des joues, l'étincelle des yeux, l'indéfinissable dessin de la bouche donnaient à cette muette effigie des mobilités qui me faisaient peur. On eût dit qu'elle m'écoutait, me comprenait, et que l'impitoyable et savant burin qui l'avait emprisonnée dans un trait si rigide l'empêchait seul de s'émouvoir et de me répondre.
Quelquefois l'idée me venait que Madeleine avait prévu ce qui arrivait: c'est que je la reconnaîtrais, et que je deviendrais fou de douleur et de joie dans ce fantastique entretien d'un homme vivant et d'une peinture. Et, suivant que j'y voyais des compassions ou des malices, cette idée m'exaspérait de colère, ou me faisait fondre en larmes de reconnaissance.
Ce que je vous dis là dura près de deux grands mois; après quoi, le lendemain d'un jour où je lui fis des adieux vraiment funèbres, les salles furent fermées, et le portrait disparu me laissa plus seul que jamais.
A quelque temps de là, je reçus la visite d'Olivier. Il était sérieux, embarrassé et comme chargé d'un cas de conscience qui lui pesait. Rien qu'à le voir, je me sentis trembler.
«Je ne sais ce qui se passe à Nièvres, me dit-il; mais tout y va mal.
—Madeleine?... lui dis-je avec épouvante.
—Julie est malade, me dit-il, assez malade pour qu'on s'inquiète. Madeleine elle-même n'est pas bien. Je voudrais y aller, mais la situation ne serait pas tenable. Mon oncle m'écrit des lettres fort désolées.
—Et Madeleine?... lui dis-je encore, comme s'il y avait un autre malheur qu'il me cachât.
—Je te répète que Madeleine est dans un triste état de santé. Au reste, cet état n'a point empiré depuis quelque temps, mais il continue.
—Olivier, que tu ailles à Nièvres ou non, j'y serai demain. Personne ne m'a chassé de la maison de Madeleine, je m'en suis éloigné volontairement. J'avais dit à Madeleine de m'écrire le jour où elle aurait besoin de moi; elle a des motifs pour se taire, j'en ai pour courir à elle.
—Tu feras absolument ce que tu voudras. En pareil cas, j'agirais comme toi, sauf à m'en repentir, si le remède était pire que le mal.
—Adieu.
XVII
LE lendemain, j'étais à Nièvres. J'y arrivai dans la soirée, un peu avant la nuit. C'était en novembre. Je me fis descendre à quelque distance de la grille, en plein bois. Je traversai la cour d'entrée sans être aperçu. A l'extrémité des communs, à droite, un feu brillait dans les cuisines. Deux fenêtres déjà éclairées se détachaient en lumière sur la façade du château. J'allai droit au vestibule, dont la porte était seulement poussée; quelqu'un le traversait au moment où j'y entrais. Il faisait très sombre. «Madame de Nièvres?» dis-je en croyant parler à une femme de chambre. La personne à qui je m'adressais se retourna brusquement, vint droit à moi et jeta un cri. C'était Madeleine.
Elle resta pétrifiée de surprise, et je lui pris la main, sans trouver la force d'articuler une seule parole. Le peu de jour qui venait du dehors lui donnait la blancheur inanimée d'une statue; ses doigts, tout à fait inertes et glacés, se détachaient insensiblement de mon étreinte comme la main d'une morte. Je la vis chanceler, mais au geste que je fis pour la soutenir, elle se dégagea par un mouvement d'inconcevable terreur, ouvrit démesurément des yeux égarés, et me dit: «Dominique!...» comme si elle se réveillait et me reconnaissait après deux années d'un mauvais sommeil; puis elle fit quelques pas vers l'escalier, m'entraînant avec elle et n'ayant plus ni conscience ni idée. Nous montâmes ensemble côte à côte, nous tenant toujours par la main. Arrivée dans l'antichambre du premier étage, une lueur de présence d'esprit lui revint:
«Entrez ici, me dit-elle, je vais prévenir mon père.»
Je l'entendis appeler son père et se diriger vers la chambre de Julie.
Le premier mot de M. d'Orsel fut celui-ci:
«Mon cher fils, j'ai beaucoup de chagrin.»
Ce mot en disait plus que tous les reproches et se planta dans mon cœur comme un coup d'épée.
«J'ai su que Julie était malade, lui dis-je sans faire aucun effort pour déguiser le tremblement de ma voix qui défaillait. J'ai su aussi que madame de Nièvres était souffrante, et je viens vous voir. Il y a si longtemps.....
—C'est vrai, reprit M. d'Orsel, il y a longtemps... La vie sépare; chacun a ses devoirs et ses soucis.....»
Il sonna, fit allumer les lampes, m'examina rapidement comme s'il eût voulu constater je ne sais quel changement en moi, analogue aux altérations profondes que ces deux années avaient produites chez ses enfants.
«Vous avez vieilli, vous aussi, reprit-il avec une sorte de bienveillance et d'intérêt tout à fait affectueux. Vous avez beaucoup travaillé, nous en avons la preuve.....»
Puis il me parla de Julie, des vives inquiétudes qu'ils avaient eues, mais qui heureusement étaient dissipées depuis quelques jours. Julie entrait en convalescence, ce n'était plus qu'une affaire de soins, de ménagements et de quelques jours de repos. Il passa encore une fois d'un sujet à un autre.
«Vous voilà un homme, continua-t-il, et déjà célèbre. Nous avons suivi tout cela avec le plus sincère intérêt.»
Il marchait de long en large, me parlant ainsi, sans suite et de la façon la plus décousue. Ses cheveux étaient entièrement blancs, sa grande taille un peu voûtée lui donnait un air singulièrement noble de vieillesse anticipée ou de lassitude.
Madeleine vint nous interrompre au bout de cinq minutes. Elle était habillée de couleurs sombres et ressemblait, avec la vie de plus, au portrait qui m'avait tant ému. Je me levai, j'allai à sa rencontre; je balbutiai deux ou trois phrases incohérentes qui n'avaient aucun sens; je ne savais plus, ni comment expliquer ma venue, ni comment combler tout à coup ce vide énorme de deux années qui mettait entre nous comme un abîme de secrets, de réticences et d'obscurités. Je me remis pourtant en la voyant beaucoup plus sûre d'elle-même, et je lui parlai aussi posément que possible de l'alerte qui m'avait été donnée par Olivier. Quand je prononçai ce nom, elle m'interrompit:
«Viendra-t-il? me dit-elle.
—Je ne crois pas, répondis-je, du moins de quelques jours.»
Elle fit un geste de découragement absolu, et nous retombâmes tous les trois dans le plus pénible silence.
Je demandai où était M. de Nièvres, comme s'il était possible d'admettre qu'Olivier ne m'eût pas informé de son voyage, et je parus étonné de le savoir absent.
«Oh! nous sommes dans un grand abandon, reprit Madeleine. Tous malades ou à peu près. Il y a dans l'air de mauvaises influences, la saison est malsaine et n'est pas gaie», ajouta-t-elle en jetant les yeux sur les hautes fenêtres à fermeture ancienne, dont le jour aux trois quarts éteint bleuissait encore imperceptiblement les vitres.
Elle se mit alors, sans doute pour échapper à l'embarras d'une conversation impossible, à parler des misères des gens qui l'entouraient, de l'hiver qui s'annonçait par des maladies chez les uns, chez les autres par des détresses, d'un enfant qui se mourait dans le village, que Julie avait assisté, soigné jusqu'au jour où grièvement atteinte elle-même, elle avait dû remettre à d'autres son rôle, malheureusement impuissant contre la mort, de sœur de charité. Madeleine semblait se complaire dans ces récits pitoyables, et énumérer avec je ne sais quelle sombre avidité toutes ces calamités voisines qui formaient autour de sa vie un concours de conjonctures attristantes. Puis elle fit comme M. d'Orsel et me parla de moi tantôt avec réserve, tantôt au contraire avec un abandon admirablement calculé pour nous mettre tous à l'aise.
Mon intention était de lui faire une simple visite et de regagner dans la soirée l'auberge du village où j'avais retenu une chambre; mais Madeleine en disposa autrement: je m'aperçus qu'elle avait donné des ordres pour qu'on m'établît au second étage du château, dans un petit appartement que j'avais occupé déjà, lors de mon premier séjour à Nièvres.
Le soir même, avant de nous séparer, moi présent, elle écrivit à son mari.
«J'apprends à M. de Nièvres que vous êtes ici», me dit-elle.
Et je compris ce qu'une pareille précaution, prise en ma présence, contenait de scrupules et de résolutions loyales.
Je n'avais pas vu Julie. Elle était faible et agitée. La nouvelle de mon arrivée, malgré tous les ménagements possibles, lui avait causé une secousse très vive. Quand il me fut permis le lendemain d'entrer dans sa chambre, je trouvai la malade étendue sur un long canapé, dans un ample peignoir qui dissimulait l'exiguïté de ses formes et lui donnait des airs de femme. Elle était très changée, beaucoup plus que ne pouvaient s'en apercevoir ceux qui l'approchaient à toutes les minutes du jour. Un petit épagneul dormait à ses pieds, la tête appuyée sur le bout de ses pantoufles. Il y avait à portée de sa main, sur un guéridon garni d'arbustes et de plantes en fleur, des oiseaux en cage qu'elle élevait, et qui chantaient gaiement au milieu de ce jardinet d'hiver. Je regardai ce mince visage, miné par la fièvre, amaigri et bleui autour des tempes, ces yeux creusés, plus ouverts et plus noirs que jamais, où flambait dans l'obscurité des prunelles un feu sombre, mais inextinguible; et cette pauvre fille amoureuse et à demi morte sous le mépris d'Olivier me fit une peine horrible.
«Guérissez-la, sauvez-la, dis-je à Madeleine quand nous l'eûmes quittée; mais ne l'abusez plus!»
Madeleine eut l'air de douter encore, comme s'il lui fût resté un faible espoir dont elle ne voulait pas à toute force se séparer.
«Ne pensez plus à Olivier, repris-je résolûment, et ne l'accusez pas plus que de raison.»
Je lui fis connaître les motifs bons ou mauvais qui décidaient du sort de sa sœur. J'expliquai le caractère d'Olivier, sa répugnance absolue pour tout mariage. J'insistai sur ce sentiment peut-être déraisonnable, mais sans réplique, qu'il rendrait une femme malheureuse, et non pas une, mais toutes sans exception. J'atténuais ainsi ce que sa résistance pouvait avoir de blessant.
«Il en fait une question de probité», dis-je à Madeleine comme dernier argument.
Elle sourit tristement à ce mot de probité, qui s'accordait si mal avec l'irréparable malheur dont la responsabilité pesait à ses yeux sur Olivier.
«Il est le plus heureux de nous tous», dit-elle.
Et de grosses larmes coulèrent sur ses joues.
Dès le surlendemain, Julie put faire quelques pas dans sa chambre. L'indomptable vigueur de ce petit être, exercée secrètement par tant de dures épreuves, se réveilla, non pas lentement, mais en quelques heures. A peine en convalescence, on la vit se roidir contre le souvenir humiliant d'avoir été pour ainsi dire surprise en faiblesse, se prendre de lutte avec le mal physique, le seul qu'elle pût vaincre, et le dominer. Deux jours plus tard, elle eut la force de descendre seule au salon, repoussant tout appui, quoiqu'une sueur de défaillance perlât sur son front à peau mince, et que de petites pâmoisons la fissent tressaillir à chaque pas. Ce jour-là même, elle voulut sortir en voiture. Nous la conduisîmes dans les allées les plus douces du bois. Il faisait beau. Elle en revint ranimée, rien que pour avoir respiré la senteur des chênes, dans de grands abatis chauffés par un soleil clair. Elle rentra méconnaissable, presque avec des rougeurs, tout émue d'un frisson fiévreux, mais de bon augure, qui n'était que le retour actif du sang dans ses veines appauvries. J'étais consterné de la voir renaître ainsi pour si peu, d'un rayon de soleil d'hiver et d'une odeur résineuse de bois coupé; et je compris qu'elle s'acharnerait à vivre avec une obstination qui lui promettait de longs jours misérables.
«Parle-t-elle quelquefois d'Olivier? demandai-je à Madeleine.
—Jamais.
—Elle pense à lui constamment?
—Constamment.
—Et cela durera, vous le croyez?
—Toujours», répondit Madeleine.
Aussitôt affranchie du trop réel souci qui depuis trois semaines l'attachait au chevet de Julie, Madeleine eut l'air de perdre tout à coup la raison. Je ne sais quel étourdissement la prit qui la rendit extraordinaire et positivement folle d'imprévoyance, d'exaltation et de hardiesse. Je reconnus ce regard foudroyant d'éclat qui m'avait appris le soir du théâtre que nous étions en péril, et portant toutes choses à outrance, morceau par morceau, elle me jeta pour ainsi dire son cœur à la tête, comme elle avait fait ce soir-là de son bouquet.
Nous passâmes ainsi trois jours en promenades, en courses téméraires, soit au château, soit dans les futaies, trois jours inouïs de bonheur, si le sentiment de je ne sais quelle enragée destruction de son repos peut s'appeler du bonheur, sorte de lune de miel effrontée et désespérée, sans exemple ni pour les émotions ni pour les repentirs, et qui ne ressemble à rien, sinon à ces heures de copieuses et funèbres satisfactions pendant lesquelles on permet tout aux gens condamnés à mourir le lendemain.
Le troisième jour, elle exigea, malgré mes refus, que je montasse un des chevaux de son mari.
«Vous m'accompagnerez, me dit-elle; j'ai besoin d'aller vite et de me promener très loin.»
Elle courut s'habiller, fit seller un cheval que M. de Nièvres avait dressé pour elle, et, comme s'il se fût agi de se faire audacieusement enlever devant ses domestiques, en plein jour:
«Partons», me dit-elle.
A peine arrivée sous bois, elle prit le galop. Je fis comme elle, et je la suivis. Elle hâta le pas dès qu'elle me sentit sur ses talons, cravacha son cheval, et sans motif le lança à fond de train. Je me mis à son allure, et j'allais l'atteindre quand elle fit un nouvel effort qui me laissa derrière. Cette poursuite irritante, effrénée, me mit hors de moi. Elle montait une bête légère et la maniait de façon à décupler sa vitesse. A peine assise, tout le corps soulevé pour diminuer encore le poids de sa frêle stature, sans un cri, sans un geste, elle filait éperdûment et comme emportée par un oiseau. Je courais moi-même à toute allure, immobile, les lèvres sèches, avec la fixité machinale d'un jockey dans une course de fond. Elle tenait le milieu d'un sentier étroit, un peu encaissé, raviné par le bord, où deux chevaux ne pouvaient passer de front, à moins que l'un des deux ne se rangeât. La voyant obstinée à me barrer le passage, je grimpai sous bois, et je l'accompagnai quelque temps ainsi, au risque de me briser la tête cent fois pour une; puis, le moment venu de lui couper la route, je franchis le talus, tombai dans le chemin creux et y mis mon cheval en travers. Elle vint s'arrêter court à deux pas de moi, et les deux bêtes, animées et tout écumantes, se cabrèrent un moment, comme si elles avaient eu le sentiment que leurs cavaliers voulaient combattre. Je crois vraiment que Madeleine et moi nous nous regardâmes avec colère, tant cette joute extravagante mêlait d'excitations et de défis à d'autres sentiments intraduisibles. Elle se tint devant moi, sa cravache à pommeau d'écaille entre les dents, les joues livides, les yeux injectés et m'éclaboussant de lueurs sanglantes; puis elle fit entendre un ou deux éclats de rire convulsifs qui me glacèrent. Son cheval repartit ventre à terre.
Pendant une minute au moins, comme Bernard de Mauprat attaché aux pas d'Edmée, je la regardai fuir sous la haute colonnade des chênes, son voile au vent, sa longue robe obscure soulevée avec la surnaturelle agilité d'un petit démon noir. Quand elle eut atteint l'extrémité du sentier et que je ne la vis plus que comme un point dans les rousseurs du bois, je repris ma course en poussant malgré moi un cri de désespoir. Arrivé juste à l'endroit où elle avait disparu, je la trouvai dans l'entrecroisement de deux routes, arrêtée, haletante, et m'attendant le sourire aux lèvres.
«Madeleine, lui dis-je en me ruant sur elle et lui prenant le bras, cessez ce jeu cruel; arrêtez-vous, ou je me fais tuer!»
Elle me répondit seulement par un regard direct qui m'empourpra le visage, et reprit plus posément l'allée du château. Nous revînmes au pas, sans échanger une seule parole, nos chevaux marchant côte à côte, se frôlant des mâchoires et se couvrant mutuellement d'écume. Elle descendit à la grille, traversa la cour à pied tout en fouettant le sable avec sa cravache, monta droit à sa chambre et ne reparut que le soir.
A huit heures, on nous remit le courrier. Il y avait une lettre de M. de Nièvres. Madeleine, en la décachetant, changea de couleur.
«M. de Nièvres va bien, dit-elle; il ne reviendra pas avant le mois prochain.»
Puis elle se plaignit d'une grande fatigue et se retira.
Il en fut de cette nuit comme des précédentes: je la passai debout et sans sommeil. Le billet de M. de Nièvres, tout insignifiant qu'il fût, intervenait entre nous comme une revendication de mille choses oubliées. Il eût écrit ce seul mot: «Je suis vivant», que l'avertissement n'eût pas été plus clair. Je résolus de quitter Nièvres le lendemain, absolument comme j'avais résolu d'y venir, sans autre réflexion ni calcul. A minuit, il y avait encore de la lumière dans la chambre de Madeleine. Un massif d'érables plantés près du château et directement en face de ses fenêtres recevait un reflet rougissant qui toutes les nuits m'apprenait à quelle heure Madeleine achevait sa veillée. Le plus souvent, c'était fort tard. Une heure après minuit, le reflet paraissait encore. Je pris une chaussure légère et je descendis l'escalier à tâtons. J'allai ainsi jusqu'à la porte de l'appartement de Madeleine, situé à l'opposé de celui de Julie, à l'extrémité d'un interminable corridor. Une seule femme de chambre couchait auprès d'elle en l'absence de son mari. J'écoutai: je crus entendre une ou deux fois résonner sèchement une petite toux nerveuse assez habituelle à Madeleine dans ses moments de dépit ou de vive contrariété. Je posai la main sur la serrure; la clef y était. Je m'éloignai, je revins, et je m'éloignai de nouveau. Mon cœur battait à se rompre. J'étais littéralement hébété, et je tremblais de tous mes membres. Je rôdai quelque temps encore dans le corridor, en pleines ténèbres; puis je restai cloué sur place sans aucune idée de ce que j'allais faire. Le même soubresaut qui m'avait un beau jour, sous le coup d'alarmes très vives, poussé machinalement à Nièvres et m'y avait fait tomber comme un accident, peut-être comme une catastrophe, me promenait encore, au milieu de la nuit, dans cette maison confiante et endormie, m'amenait jusqu'à la chambre à coucher de Madeleine, et m'y faisait buter comme un homme qui rêve. Étais-je un malheureux à bout de sacrifices, aveuglé de désirs, ni meilleur ni pire que tous mes semblables? étais-je un scélérat? Cette question capitale me travaillait vaguement l'esprit, mais sans y déterminer la moindre décision précise qui ressemblât, soit à de l'honnêteté, soit au projet formel de commettre une infamie. La seule chose dont je ne doutais pas, et qui cependant me laissait indécis, c'est qu'une faute tuerait Madeleine, et que sans contredit je ne lui survivrais pas une heure.
Je ne saurais vous dire ce qui me sauva. Je me retrouvai dans le parc sans comprendre ni pourquoi ni comment j'y étais venu. Comparativement à l'obscurité totale des corridors, il y faisait clair, quoiqu'il n'y eût, je crois, ni lune ni étoiles. La masse entière des arbres ne formait que de longs escarpements montueux et noirs, au pied desquels on distinguait les sinuosités blanchâtres des allées. J'allais au hasard, je côtoyais les étangs. Des oiseaux s'éveillaient et gloussaient dans les roseaux. Longtemps après, une sensation de froid intense me rappela un peu à moi-même. Je rentrai; je refermai les portes avec la dextérité des somnambules ou des voleurs, et je me jetai tout habillé sur mon lit.
J'étais debout avec le jour, me souvenant à peine du cauchemar qui m'avait fait errer toute la nuit, et me disant: «Je pars aujourd'hui.» J'en informai Madeleine aussitôt que je la vis.
«Comme vous voudrez», répondit-elle.
Elle était horriblement défaite et dans une agitation de corps et d'esprit qui me faisait mal.
«Allons voir nos malades», me dit-elle un peu après midi.
Je l'accompagnai, et nous nous rendîmes au village. L'enfant que Julie soignait et qu'elle avait pour ainsi dire adopté était mort depuis la veille au soir. Madeleine se fit conduire auprès du berceau qui contenait le petit cadavre, et voulut l'embrasser; puis au retour elle pleura abondamment, et répéta le mot enfant avec une douleur aiguë qui m'en apprenait bien long sur un chagrin qui rongeait sa vie et dont j'étais impitoyablement jaloux.
Je m'y pris de bonne heure pour faire mes adieux à Julie et adresser à M. d'Orsel mes remercîments qui voulaient être dits de sang-froid; après quoi, ne sachant plus comment occuper ma journée et ne tenant pour ainsi dire en aucune manière à l'emploi d'une vie que je sentais se détacher de moi minute par minute, j'allai m'accouder sur la balustrade qui dominait les fossés de ceinture, et j'y restai je ne sais combien de temps dans des distractions de pur idiotisme. Je ne savais plus où était Madeleine. De temps en temps, je croyais entendre sa voix dans les corridors ou la voir passer d'une cour à l'autre allant et venant, se déplaçant, elle aussi, sans autre but que de s'agiter.
Il y avait au tournant des douves, à la base d'une des tourelles, une sorte de cellule à moitié bouchée, qui servait autrefois de porte dérobée. Le pont qui la reliait aux allées du parc était détruit. Il n'en restait que trois piles, en partie submergées, et que l'eau marécageuse du fossé salissait incessamment de lies écumeuses. Je ne sais quelle envie me prit de me cacher là pour le reste du jour. Je passai d'un pilier sur l'autre, et je me tapis dans cette chambre en ruine, les pieds touchant au courant, dans le demi-jour lugubre de ce vaste et profond fossé où coulaient des eaux de lavoir. Deux ou trois fois, je vis Madeleine passer de l'autre côté des douves, et regarder vers les allées, comme si elle eût cherché quelqu'un. Elle disparut et revint encore; elle hésita entre trois ou quatre routes qui menaient du parterre aux confins du parc, puis elle prit, sous un couvert d'ormeaux, l'allée des étangs. Je ne fis qu'un bond pour m'élancer d'un bord à l'autre, et je la suivis. Elle marchait vite, sa coiffure de campagne mal attachée sur ses oreilles, tout enveloppée d'un long cachemire qui l'emmaillottait comme si elle avait eu très froid. Elle tourna la tête en m'entendant venir, rebroussa chemin brusquement, passa près de moi sans me regarder, gagna le perron du parterre et se mit à escalader l'escalier. Je la rejoignis au moment où elle mettait le pied dans le petit salon qui lui servait de boudoir, et où elle se tenait le jour.
«Aidez-moi à plier mon châle», me dit-elle.
Elle avait l'esprit et les yeux ailleurs, et s'y prenait tout de travers. La longue étoffe chamarrée était entre nous, pliée dans le sens de sa longueur, et ne formait déjà plus qu'une bande étroite dont chacun de nous tenait une extrémité. Nous nous rapprochâmes; il restait à joindre ensemble les deux bouts du châle. Soit maladresse, soit défaillance, la frange échappa tout à coup des mains de Madeleine. Elle fit un pas encore, chancela d'abord en arrière, puis en avant, et tomba dans mes bras tout d'une pièce. Je la saisis, je la tins quelques secondes ainsi collée contre ma poitrine, la tête renversée, les yeux clos, les lèvres froides, à demi morte et pâmée, la chère créature, sous mes baisers. Puis une terrible contraction la fit tressaillir; elle ouvrit les yeux, se dressa sur la pointe des pieds pour arriver à ma hauteur, et, se jetant à mon cou de toute sa force, ce fut elle à son tour qui m'embrassa.
Je la saisis de nouveau; je la réduisis à se défendre, comme une proie se débat, contre un embrassement désespéré. Elle eut le sentiment que nous étions perdus; elle poussa un cri. J'ai honte de vous le dire, ce cri de véritable agonie réveilla en moi le seul instinct qui me restât d'un homme, la pitié. Je compris à peu près que je la tuais; je ne distinguais pas très bien s'il s'agissait de son honneur ou de sa vie. Je n'ai pas à me vanter d'un acte de générosité qui fut presque involontaire, tant la vraie conscience humaine y eut peu de part! Je lâchai prise comme une bête aurait cessé de mordre. La chère victime fit un dernier effort; c'était peine inutile, je ne la tenais plus. Alors, avec un effarement qui m'a fait comprendre ce que c'est que le remords d'une honnête femme, avec un effroi qui m'aurait prouvé, si j'avais été en état d'y réfléchir, à quel degré d'abaissement elle me voyait réduit, comme si instantanément elle eût senti qu'il n'y avait plus entre nous ni discernement du devoir, ni égards, ni respect, que cette commisération de pur instinct n'était qu'un accident qui pouvait se démentir; avec une pantomime effrayante qui répand encore aujourd'hui sur ces anciens souvenirs toute sorte de terreurs et de honte, Madeleine marcha lentement vers la porte, et, ne me quittant pas des yeux, comme on agit avec un être malfaisant, elle gagna le corridor à reculons. Là seulement elle se retourna et s'enfuit.
J'avais perdu connaissance, tout en me maintenant encore debout. Je me traînai, comme je le pus, jusqu'à mon appartement: je n'avais qu'une idée, c'est qu'on ne me trouvât pas évanoui dans les escaliers. Arrivé devant ma porte, même avant d'avoir pu l'ouvrir, il me fut impossible de me soutenir davantage. Machinalement, je m'assurai qu'il n'y avait personne dans les corridors. Le dernier sentiment qui subsista une seconde encore fut que Madeleine était en sûreté, et je tombai roide sur le carreau.
Ce fut là que je revins à moi, une ou deux heures après, tout à fait à la nuit, avec le souvenir incohérent d'une scène affreuse. On sonnait le dîner; il me fallut descendre. J'agissais, j'avais les jambes libres, il me semblait avoir reçu un choc violent sur la tête. Grâce à cette paralysie très réelle, j'éprouvais une sensation générale de grande souffrance, mais je ne pensais pas. La première glace où je m'aperçus me montra la figure étrangement bouleversée d'un fantôme à peu près semblable à moi, que j'eus de la peine à reconnaître. Madeleine ne parut point, et il m'était presque indifférent qu'elle fût là ou ailleurs. Julie, fatiguée, chagrine, ou inquiète de sa sœur et très probablement bourrelée de soupçons,—car, avec cette singulière fille clairvoyante et cachée, toutes les suppositions étaient permises, et cependant demeuraient douteuses,—Julie ne devait pas nous rejoindre au salon. Je me trouvai seul avec M. d'Orsel jusqu'au milieu de la soirée; j'étais inerte, insensible et comme de sang-froid, tant il me restait peu de sens pour réfléchir et de force pour être agité.
Il était dix heures à peu près quand Madeleine entra, changée à faire peur et méconnaissable aussi, comme un convalescent que la mort a touché de près.
«Mon père, dit-elle sur un ton d'inflexible audace, j'ai besoin d'être seule un moment avec M. de Bray.»
M. d'Orsel se leva sans hésiter, embrassa paternellement sa fille et sortit.
«Vous partez demain, me dit Madeleine en me parlant debout, et j'étais debout comme elle.
—Oui, lui dis-je.
—Et nous ne nous reverrons jamais!»
Je ne répondis pas.
«Jamais, reprit-elle; entendez-vous? Jamais. J'ai mis entre nous le seul obstacle qui puisse nous séparer sans idée de retour.»
Je me jetai à ses pieds, je pris ses deux mains sans qu'elle y résistât; je sanglotais. Elle eut une courte faiblesse qui lui coupa la voix; elle retira ses mains, et me les rendit dès qu'elle eut repris sa fermeté.
«Je ferai tout mon possible pour vous oublier. Oubliez-moi, cela vous sera plus facile encore. Mariez-vous, plus tard, quand vous voudrez. Ne vous imaginez pas que votre femme puisse être jalouse de moi, car à ce moment-là je serai morte ou heureuse, ajouta-t-elle, avec un tremblement qui faillit la renverser. Adieu.»
Je restai à genoux, les bras étendus, attendant un mot plus doux qu'elle ne disait pas. Un dernier retour de faiblesse ou de pitié le lui arracha.