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Einstein et l'univers: Une lueur dans le mystère des choses

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Mais voici bien autre chose. La nouvelle loi de composition des vitesses, et l'existence d'une vitesse-limite égale à celle de la lumière, peuvent s'exprimer dans un langage différent de celui que nous avons employé jusqu'ici. Nous n'avons encore parlé que de vitesses, de mouvements. Voyons comment les choses se présentent lorsque nous examinons en même temps les qualités particulières des objets qui se meuvent, des corps, de la matière.

Chacun sait que ce qui caractérise la matière, c'est ce qu'on appelle l'inertie. Si la matière est en repos, il faut une force pour la mettre en mouvement. Si elle est en mouvement, il faut une force pour l'arrêter. Il en faut une pour accélérer le mouvement. Il en faut une pour le dévier. Cette résistance que la matière oppose aux forces qui tendent à modifier son état de repos ou de mouvement, c'est ce qu'on appelle l'inertie. Les divers corps peuvent opposer à ces forces une résistance plus ou moins grande. Si une force est appliquée à un objet, elle lui imprimera une certaine accélération. Mais la même force appliquée à un autre objet lui imprimera en général une accélération différente. Un cheval de course déployant son effort maximum détalera plus vite s'il porte un minuscule jockey, que s'il porte un cavalier de cent kilos. Un cheval de trait démarrera plus rapidement si le chariot qu'il traîne est vide que s'il est chargé de marchandises. Vous pourrez mettre une charrette en mouvement avec le même effort qui n'ébranlerait pas un lourd camion.

Lorsqu'une locomotive traînant quelques wagons démarre brusquement, la vitesse imprimée au train au bout de la première seconde est (à une constante près) ce qu'on appelle son accélération. Si cette locomotive démarre dans les mêmes conditions avec un train beaucoup plus long, on remarque que l'accélération est plus petite. De là provient la notion, introduite dans la science par Newton, de la masse des corps qui en mesure l'inertie.

Si, dans notre exemple, la locomotive produit la seconde fois une accélération deux fois plus petite, cela s'exprime en disant que la masse du deuxième train est double de celle du premier. Si on trouve que l'accélération produite par la locomotive est la même pour trois wagons chargés de blé et pour un seul wagon chargé de lingots, on dira que les deux trains ont la même masse totale.

En un mot, les masses des corps sont des données conventionnelles définies par ce fait qu'elles sont proportionnelles aux accélérations causées par une même force. Autrement dit, la masse d'un corps est le quotient de la force qui agit sur lui par l'accélération qu'il lui imprime. Poincaré disait pittoresquement: Les masses sont des coefficients qu'il est commode d'introduire dans les calculs.

S'il est une propriété des objets qui tombe sous le sens, sous les sens, dont chaque homme ait en quelque sorte l'instinct, l'intuition, c'est bien celle de la masse des corps. Eh bien! une analyse un peu aiguë nous montre donc notre impuissance à définir cette chose autrement que par des conventions déguisées. La définition poincariste semble paradoxale dans son aveu d'impuissance. Elle est juste pourtant. La masse n'est qu'un «coefficient», qu'une création conventionnelle de notre infirmité!

Pourtant quelque chose nous restait où nous pensions pouvoir accrocher, sinon notre besoin de certitude,—il y a longtemps que les savants dignes de ce nom ont renoncé à la certitude!—du moins notre besoin de netteté dans la déduction, dans le classement des phénomènes. On croyait constante la masse, on croyait constant le coefficient si commode et si bien défini.

Ici encore, il faut déchanter, hélas!—ou plutôt tant mieux, puisque rien n'égale, après tout, le savoureux plaisir de la nouveauté.

L'ancienne mécanique nous enseignait que la masse est constante pour un même corps, indépendante par conséquent de la vitesse que ce corps a déjà acquise. D'où il suivait, comme nous l'expliquions plus haut, que, si une force continue à agir, la vitesse acquise au bout d'une seconde sera doublée au bout de deux secondes, triplée au bout de trois et ainsi de suite jusqu'au delà de toute limite.

Mais nous venons de voir que la vitesse augmente moins pendant la deuxième seconde que pendant la première et ainsi de suite, toujours de moins en moins jusqu'à ce que, la vitesse de la lumière étant atteinte, celle du mobile ne puisse plus augmenter, quelle que soit la force agissante.

Qu'est-ce à dire? Si la vitesse du corps s'accroît moins pendant la deuxième seconde, c'est qu'il oppose à la force accélératrice une résistance plus grande. Tout se passe comme si son inertie, comme si sa masse avait changé! Cela revient à dire: la masse des corps n'est pas constante, elle dépend de leur vitesse, elle croît quand cette vitesse croît.

Pour les petites vitesses cette influence est insensible. Parce qu'ils n'avaient pu observer que celles-là, les fondateurs de la mécanique classique,—science expérimentale,—ont remarqué que les masses étaient sensiblement constantes, et en ont cru pouvoir conclure qu'elles l'étaient absolument. Aux grandes vitesses cela n'est plus vrai.

Pareillement, aux petites vitesses, dans la mécanique nouvelle comme dans l'ancienne, les corps opposent sensiblement la même résistance d'inertie aux forces qui tendent à accélérer leur mouvement et à celles qui tendent à le dévier, à courber leur trajectoire. Aux grandes vitesses cela n'est plus vrai.

La masse croît donc rapidement avec la vitesse, jusqu'à devenir infinie quand cette vitesse égale celle de la lumière. Un corps quelconque ne pourra jamais atteindre ni dépasser la vitesse de la lumière, puisque, pour dépasser cette limite, il faudrait surmonter une résistance infinie.

Voici, pour fixer les idées, quelques chiffres qui laissent voir dans quelles proportions les masses varient avec la vitesse. Le calcul est facile, grâce à la formule que nous avons indiquée et qui donne les valeurs de la contraction de Fitzgerald-Lorentz.

Une masse de 1 000 grammes pèsera 2 centigrammes de plus à la vitesse de 1 000 kilomètres par seconde; elle pèsera 1 060 grammes à la vitesse de 100 000 kilomètres par seconde; 1 341 grammes à la vitesse de 200 000 kilomètres par seconde; 2 000 grammes (elle aura doublé) à la vitesse de 259 806 kilomètres par seconde; 3 905 grammes à la vitesse de 290 000 kilomètres par seconde.

Voilà ce qu'indique la théorie nouvelle. Comment la vérifier? Cela eût été impossible il y a encore cinquante ans, alors qu'on ne connaissait que nos pauvres petites vitesses de véhicules et de projectiles terrestres, qui alors ne dépassaient jamais, même pour les obus, 1 kilomètre par seconde. Les planètes elles-mêmes n'ont que des vitesses bien trop faibles pour cette vérification et Mercure, par exemple, qui est la plus rapide de toutes, ne fait que du 100 kilomètres à la seconde, ce qui est encore insuffisant.

Si nous n'avions disposé que de vitesses comme celles-là, il n'y aurait pas eu moyen de vérifier qui avait raison, de la mécanique classique affirmant la masse constante, ou de la mécanique nouvelle l'affirmant variable.

Ce sont les rayons cathodiques et les rayons Bêta du radium qui nous ont fourni des vitesses suffisantes pour une vérification.

Ces rayons sont constitués par un bombardement ininterrompu de petits projectiles très rapides, d'une masse inférieure à la deux-millième partie de celle de l'atome d'hydrogène, chargés d'ailleurs d'électricité négative et qu'on appelle des électrons.

Les tubes cathodiques et le radium effectuent un bombardement continuel de ces petits projectiles chargés non pas de mélinite, mais d'électricité, bien moins gros que les obus des artilleries européennes, mais en revanche animés de vitesses initiales infiniment plus grandes et auprès desquelles celle de Bertha même fait très piètre figure.

Comment maintenant a-t-on pu mesurer la vitesse de ces projectiles?

On sait que les corps électrisés agissent les uns sur les autres: ils s'attirent ou se repoussent. Nos électrons sont chargés d'électricité. Si donc on les place dans un champ électrique, entre deux plateaux réunis aux deux bornes d'une machine électrique ou d'une bobine d'induction, ils vont être soumis à une force qui les déviera de leur route. Les rayons cathodiques seront donc déviés par un champ électrique. Cette déviation dépendra de la vitesse des projectiles et elle dépendra aussi de leur masse, c'est-à-dire de la résistance d'inertie qu'elle oppose aux causes qui tendent à la dévier.

Ce n'est pas tout. Les charges électriques portées par ces projectiles sont en mouvement, et même en mouvement rapide. De l'électricité en mouvement, c'est un courant électrique; or nous savons que les courants sont déviés par les aimants, par les champs magnétiques. Les rayons cathodiques seront donc déviés par l'aimant. Cette déviation, comme la première, dépendra de la vitesse et de la masse du projectile. Seulement, elle n'en dépendra pas de la même manière. Toutes choses égales d'ailleurs, la déviation magnétique sera plus grande que la déviation électrique si la vitesse est grande. En effet, la déviation magnétique est due à l'action de l'aimant sur le courant; elle sera d'autant plus grande que le courant sera plus intense; et le courant sera d'autant plus intense que la vitesse sera plus grande, puisque c'est le mouvement du projectile qui produit le courant. Au contraire, la trajectoire de nos petits projectiles, sous l'influence de l'attraction électrique, sera d'autant moins déviée que le projectile sera plus rapide.

On conçoit donc qu'en soumettant un rayon cathodique à l'action d'un champ électrique, puis à celle d'un champ magnétique, on puisse, en comparant les deux déviations, mesurer à la fois la vitesse du projectile et sa masse (rapportée à la charge électrique connue de l'électron).

On trouve ainsi des vitesses énormes allant de plusieurs dizaines de kilomètres jusqu'à 150 000 kilomètres par seconde et davantage. Quant aux rayons Bêta du radium, ils sont encore plus rapides et atteignent jusqu'à des vitesses très voisines de celle de la lumière et supérieures à 290 000 kilomètres par seconde. Voilà bien les vitesses qu'il nous faut pour voir si, oui ou non, la masse augmente avec elles.

Cela posé, et pour comprendre parfaitement la marche des expériences, il nous reste à dire quelques mots de ce curieux phénomène d'inertie électrique qu'on appelle la self-induction. Quand on veut établir un courant électrique, on éprouve une certaine résistance initiale qui cesse dès que le courant est établi; si ensuite on veut rompre le courant, il tend à se maintenir et on a autant de mal à l'arrêter qu'à arrêter une voiture une fois lancée. L'expérience journalière peut le montrer. Quelquefois les trolleys d'un tramway quittent un instant le fil qui amène le courant; à ce moment, on voit jaillir des étincelles. Pourquoi? Il passait un courant qui allait du fil au trolley; si le trolley s'éloigne un instant du fil, laissant un intervalle d'air qui est un obstacle au passage de l'électricité, le courant ne s'arrête pas pour cela, parce qu'il est lancé pour ainsi dire; il franchit l'obstacle sous forme d'étincelle. Ce phénomène est ce qu'on appelle la self-induction.

La self-induction ou simplement la self, comme disent les ouvriers électriciens, est une véritable inertie. Le milieu ambiant oppose une résistance à la force qui tend à établir un courant électrique et à celle qui tend à faire cesser un courant préalablement établi, de même que la matière résiste à la force qui tend à la faire passer du repos au mouvement, ou au contraire du mouvement au repos. Il y a donc, à côté de l'inertie mécanique, une véritable inertie électrique.

Mais nos projectiles cathodiques, nos électrons sont chargés. Quand ils se mettent en mouvement, ils font naître un courant électrique; quand ils s'arrêtent, le courant cesse. A côté de l'inertie mécanique, ils doivent donc posséder également l'inertie électrique. Ils ont pour ainsi dire deux inerties, c'est-à-dire deux masses inertes, une masse réelle et mécanique, et une masse apparente due aux phénomènes de self-induction électro-magnétique. En étudiant les deux déviations, électrique et magnétique, des rayons Bêta du radium ou des rayons cathodiques, on peut déterminer quelle est, dans la masse totale de l'électron, la part de ces deux masses. En effet, la masse électro-magnétique due aux causes que nous venons d'expliquer varie avec la vitesse, suivant certaines lois que la théorie de l'électricité nous fait connaître. En observant la relation entre la masse totale et la vitesse, on peut donc voir quelle est la part de la masse véritable et invariable, et celle de la masse apparente d'origine électro-magnétique.

L'expérience a été réalisée et répétée par des physiciens très habiles. Le résultat est bien fait pour surprendre: la masse réelle est nulle, toute la masse de la particule est d'origine électro-magnétique. Voilà qui est de nature à modifier complètement nos idées sur l'essence de ce qu'on nomme matière. Mais ceci, est une autre histoire....

On s'est demandé alors,—et c'est là que nous voulions en venir après ces quelques détours qui auront débroussaillé le chemin,—si la relation entre la masse et la vitesse des projectiles cathodiques, était la même que celle où nous avait conduits le principe de relativité.

Le résultat des expériences est absolument net et concordant et certaines d'entre elles ont porté sur des rayons Bêta correspondant à une valeur de la masse décuple de la masse initiale. Ce résultat est celui-ci: les masses varient avec la vitesse et exactement suivant les lois numériques de la dynamique d'Einstein.

Nouvelle et précieuse confirmation expérimentale, et qui tend à établir, elle aussi, que la mécanique classique n'était qu'une grossière approximation, valable tout au plus pour les médiocres vitesses auxquelles nous avons affaire dans le cours ridiculement borné de la vie quotidienne.

Ainsi la masse des corps, cette propriété newtonienne qu'on croyait le symbole même de la constance et l'équivalent de ce qu'est, dans l'ordre des choses morales, la fidélité aux traités, n'est plus qu'un petit coefficient variable, ondoyant et relatif selon le point de vue. En vertu de la réciprocité que nous avons déjà précisée, lorsqu'il s'est agi de la contraction due à la vitesse, la masse d'un objet augmente pareillement non seulement s'il se déplace, mais si celui qui l'observe se déplace, et sans d'ailleurs qu'un autre observateur lié à l'objet puisse jamais constater la différence.

Ainsi, une règle qui se meut à une vitesse d'environ 260 000 kilomètres par seconde aura non seulement sa longueur diminuée de moitié, mais en même temps sa masse doublée. Sa densité, qui est le rapport de sa masse à son volume, sera donc quadruplée.

Les notions physiques qu'on croyait les mieux établies, les plus constantes, les plus inébranlables deviennent, déracinées par l'ouragan de la mécanique nouvelle, des choses flottantes, molles, plastiques et que modèle la vitesse.

D'autres vérifications de la formule nouvelle, et tout à fait indépendantes de celle que nous venons d'exposer, ont été fournies récemment par les physiciens.

L'une des plus étonnantes est apportée par la spectroscopie.

On sait, que lorsqu'on fait passer un rayon de lumière solaire, provenant d'une fente fine, à travers l'arête d'un prisme de verre, ce rayon s'étale à la sortie du prisme, comme un magnifique éventail dont les lames successives sont constituées par les couleurs de l'arc-en-ciel. Dans cet éventail coloré une observation attentive fait reconnaître de fines discontinuités, des lacunes étroites où il n'y a pas de lumière; on dirait des coupures faites par des ciseaux dans l'éventail polychrome, et qui sont les raies sombres du spectre solaire. Chacune de ces raies correspond à un élément chimique déterminé et sert à l'identifier tant au laboratoire que dans le Soleil ou les étoiles.

On a depuis longtemps expliqué que ces raies proviennent des électrons tournant très rapidement autour du centre de l'atome. Leurs changements soudains de vitesse produisent dans le milieu ambiant une onde (pareille à celle causée dans l'eau par la chute d'un caillou) et qui est une des ondes lumineuses caractéristiques de l'atome. Elle se manifeste par une des raies du spectre. Le physicien danois Bohr a récemment développé cette théorie dans tous ses détails, qui importent peu ici, et montré qu'elle rend compte avec exactitude des diverses raies spectrales correspondant aux éléments chimiques. Ceux-ci, je le rappelle, diffèrent entre eux par le nombre et la disposition des électrons gravitant dans leurs atomes.

Or M. Sommerfeld a fait le raisonnement suivant: les électrons qui gravitent près du centre d'un atome doivent avoir une vitesse beaucoup plus grande que ceux qui gravitent vers l'extérieur, de même que les planètes inférieures, Mercure et Vénus, ont autour du Soleil des vitesses bien plus grandes que les planètes supérieures, Jupiter, Saturne. Il s'ensuit,—si les idées de Lorentz et d'Einstein sont exactes,—que la masse des électrons internes des atomes doit être plus grande que celle des électrons externes, sensiblement plus grandes, car ces électrons tournent à des vitesses énormes. Le calcul montre alors que, dans ces conditions, chaque raie du spectre d'un élément chimique doit être en réalité composée d'un ensemble de plusieurs petites raies fines et juxtaposées. C'est précisément ce qui a été postérieurement (1916) constaté par Paschen. Il a trouvé que la structure des raies fines est très rigoureusement celle qu'annonçait Sommerfeld. Étonnante confirmation de l'hypothèse faite: exactitude de la nouvelle mécanique!

Mais ce n'est pas tout. On sait que les rayons X sont des vibrations analogues à la lumière, de même origine, mais de longueur d'onde beaucoup plus courte, c'est-à-dire d'une plus grande fréquence. Donc, tandis que la lumière provient des électrons extérieurs de ce petit système solaire en miniature qu'est l'atome, les rayons X proviennent des électrons les plus rapides, c'est-à-dire les plus proches du centre. Il s'ensuit que la structure particulière des raies fines, due à la variation de la masse électronique avec la vitesse, doit être bien plus marquée encore pour les raies des rayons X que pour les raies spectrales de la lumière. C'est effectivement ce que l'expérience a constaté. Les chiffres caractérisant les faits observés correspondent exactement aux calculs de la mécanique nouvelle, à la variation prévue de la masse avec la vitesse.

Il est donc établi que les phénomènes qui ont lieu dans le microcosme de chaque atome obéissent aux lois de la mécanique nouvelle, et non de l'ancienne, et qu'en particulier les masses en mouvement y varient comme le veut celle-là.

L'expérience, «source unique de toute vérité», a prononcé.

Nous voilà bien loin des idées naguère courantes. Lavoisier nous a enseigné que la matière ne peut se créer ni se détruire, qu'elle se conserve. Ce qu'il a voulu dire par là, c'est que la masse est invariable, et il l'a vérifié avec la balance. Et voici maintenant que les corps n'ont peut-être plus de masse,—si elle est entièrement d'origine électro-magnétique,—et voici en tout cas que cette masse n'est plus invariable. Cela ne veut pas dire que la loi de Lavoisier n'ait plus de sens. Il subsiste quelque chose qui se confond avec la masse aux petites vitesses. Mais enfin notre conception de la matière est violemment bouleversée. Ce que nous appelions matière, c'était avant tout la masse, qui était en elle ce qui nous semblait de plus tangible à la fois et de plus durable. Et maintenant cette masse n'existe pas plus que le temps et l'espace où nous croyions pouvoir la situer! Ces réalités n'étaient que des fantômes....

Qu'on me pardonne ce que cet exposé a d'un peu ardu. Mais la nouvelle mécanique nous ouvre des horizons si étrangement nouveaux qu'elle vaut mieux qu'un regard dédaigneux et rapide. Pour contempler un vaste paysage dans un monde inexploré, il ne faut pas hésiter, même au prix d'un essoufflement passager, à grimper parfois une côte un peu rude.

Il est enfin une autre notion fondamentale de la mécanique, la notion d'énergie qui, à la lumière de la théorie einsteinienne, nous apparaît sous un aspect inattendu et justifié dans une large mesure, lui aussi, par l'expérience.

Nous avons vu qu'un corps chargé d'électricité et en mouvement oppose une certaine résistance au déplacement, par suite de cette inertie électrique qu'on appelle la self-induction. Le calcul et l'expérience montrent que, si on diminue les dimensions du corps portant une certaine quantité d'électricité, sans changer celle-ci, cette inertie électrique augmente. En effet, dans les hypothèses faites et si l'inertie est d'origine exclusivement électro-magnétique, les électrons ne sont plus que des sortes de sillages électriques se mouvant dans ce milieu propagateur des ondes électriques et lumineuses qu'on appelle l'éther.

Les électrons ne sont plus rien par eux-mêmes; ils sont seulement, suivant l'expression de Poincaré, des sortes de «trous dans l'éther», autour desquels s'agite celui-ci, à la manière d'un lac faisant des remous qui résistent à l'avancement d'un esquif.

Mais alors, plus les trous dans l'éther seront petits, plus l'agitation de l'éther autour d'eux sera proportionnellement importante. Plus, par conséquent, l'inertie du «trou dans l'éther» qui constitue le corpuscule étudié sera grande. Que va-t-il s'ensuivre? On sait, par les mesures faites, que la masse du petit soleil de chaque atome, du noyau positif,—autour duquel tournent les planètes électrons,—on sait, dis-je, que ce noyau positif a une masse beaucoup plus grande que celle d'un électron. Si cette masse, si l'inertie correspondante sont ici aussi d'origine électro-magnétique, il s'ensuit donc que le noyau positif des atomes est beaucoup plus petit que l'électron.

Si nous considérons l'atome de l'hydrogène, le plus léger et le plus simple des gaz, nous savons qu'il est formé par une seule planète, par un seul électron négatif tournant autour du petit soleil central, autour du noyau positif. Nous savons aussi que la masse de l'électron est 2 000 fois plus petite que celle de l'atome d'hydrogène. Il suit de tout cela, le calcul le montre, que le noyau positif doit avoir un rayon 2 000 fois plus petit que celui de l'électron. Or, les expériences des physiciens anglais ont établi que les grosses particules alpha des rayons du radium peuvent traverser plusieurs centaines de milliers d'atomes, sans être déviées sensiblement par le noyau positif. On en déduit que celui-ci est en effet bien plus petit que l'électron, conformément aux prévisions théoriques.

Tout cela conduit irrésistiblement à penser que l'inertie de toutes les parties constituantes des atomes, c'est-à-dire de toute la matière, est exclusivement d'origine électro-magnétique. Il n'y a plus de matière, il n'y a plus que de l'énergie électrique, qui, par les réactions que le milieu ambiant exerce sur elle, nous fait croire fallacieusement à l'existence de ce quelque chose de substantiel et de massif que les générations ont accoutumé d'appeler matière.

Mais de tout cela il ressort aussi par des calculs et des raisonnements simples et élégants d'Einstein,—et dont je ne puis ici que laisser deviner la marche,—que la masse et l'énergie sont la même chose, ou du moins sont les deux faces d'une même médaille. Donc, plus de masse matérielle, rien que de l'énergie dans l'univers sensible. Étrange aboutissement, presque spiritualiste en un sens, de la physique moderne!

D'après tout cela, la plus grande partie de la «masse» des corps serait due à une énergie interne considérable et cachée. C'est cette énergie que nous voyons se dissiper peu à peu dans les corps radioactifs, seuls réservoirs d'énergie atomique ouverts jusqu'ici sur l'extérieur.

Si tout cela est vrai, si énergie et masse sont synonymes, si la masse n'est que de l'énergie, réciproquement l'énergie libre doit posséder des propriétés massives. Effectivement, la lumière par exemple a une masse. Des expériences précises ont en effet montré qu'un rayon de lumière, frappant un objet matériel, exerce sur lui une pression qui a été mesurée. La lumière a une masse, donc elle a un poids comme toutes les masses. Nous verrons d'ailleurs, à propos de la nouvelle forme donnée par Einstein au problème de la gravitation, une autre preuve directe,—et combien belle!—que la lumière est pesante.

On peut calculer que la lumière reçue du Soleil sur la Terre en l'espace d'une année pèse un peu plus de 58 000 tonnes. C'est peu si l'on songe au poids formidable de charbon qu'il faudrait pour entretenir sur ce globule terraqué la température assez douce, en somme, qu'y maintient le Soleil,... au cas où celui-ci s'éteindrait brusquement.

La différence provient de ceci: quand nous nous chauffons avec un certain poids de charbon, nous n'utilisons qu'une faible partie de son énergie disponible, son énergie chimique. Toute son énergie intra-atomique nous reste inaccessible. C'est fâcheux, sans quoi il suffirait de quelques grammes de charbon pour chauffer, l'année durant, toutes les villes et toutes les usines de France. Que de problèmes en seraient simplifiés! Quand l'humanité sera sortie de l'ignorance et de la maladresse barbare où elle croupit, c'est-à-dire dans quelques centaines de siècles, nous verrons cela. Oui, nous verrons cela. Ce sera un beau spectacle en vérité, et dont on a le droit de se réjouir par avance.

En attendant, le Soleil, comme tous les astres, comme tous les corps incandescents, perd peu à peu de son poids à mesure qu'il rayonne. Mais avec une telle lenteur que nous n'avons pas à craindre de le voir, de si tôt, s'évanouir à nos yeux, pareil à ces êtres de choix qui meurent de s'être trop donnés.

Voici, pour en finir avec la mécanique d'Einstein, une bien suggestive application de ces idées sur l'identité de l'énergie et de la masse.

Il y a en chimie une loi élémentaire bien connue et qui s'appelle loi de Prout. Elle dit que les masses atomiques de tous les éléments doivent être des multiples entiers de celle de l'hydrogène. Celui-ci étant, de tous les corps connus, celui dont l'atome est le plus léger, la loi de Prout partait de l'hypothèse que tous les atomes sont construits d'après un élément fondamental qui est l'atome d'hydrogène. Cette unité supposée de la matière semble de plus en plus démontrée par les faits. D'une part, il est prouvé que les électrons provenant d'éléments chimiques différents sont identiques. D'autre part, dans les transformations des corps radioactifs nous voyons des atomes lourds émettre successivement plusieurs atomes du gaz hélium en se simplifiant. Enfin, le grand physicien britannique Rutherford a montré en 1919 qu'en bombardant, dans certaines conditions, au moyen des rayons du radium, les atomes du gaz azote, on peut en arracher des atomes d'hydrogène. Cette expérience, d'une importance qui n'a pas été assez aperçue et qui constitue en somme le premier exemple d'une transmutation réellement accomplie par l'homme, tend, elle aussi, à prouver la validité de l'hypothèse de Prout.

Pourtant, lorsqu'on mesure exactement et qu'on compare les masses atomiques des divers éléments chimiques, on constate qu'elles ne suivent pas exactement la loi de Prout. Par exemple, la masse atomique de l'hydrogène étant 1, celle du chlore est 35,46, ce qui n'est pas un multiple entier de 1.

Or on peut calculer que si la formation des atomes complexes à partir de l'hydrogène s'accompagne,—comme il est probable,—de variation d'énergie interne, par suite d'une certaine quantité d'énergie rayonnée dans la combinaison, il s'ensuivra nécessairement (puisque l'énergie perdue est pesante) des variations de la masse du corps résultant qui rendent très bien compte des écarts constatés à la loi de Prout.

Dans notre promenade un peu hâtive, et en zig-zag, à travers la broussaille des faits nouveaux qui étayent et vérifient la mécanique ébauchée par Lorentz, achevée par Einstein, notre démarche a été assez heurtée. C'est que, faute de la terminologie et des formules techniques dont l'appareil, ici, serait par trop rébarbatif, on doit se contenter de quelques raids hardiment et rapidement poussés dans le secteur à reconnaître. Ils auront suffi, peut-être, pour comprendre quel bouleversement total des bases mêmes de la science, quelle explosion dans ses fondements séculaires a produite la fulgurante synthèse einsteinienne.

Vraiment des lumières nouvelles rayonnent maintenant sur ceux qui, lentement, s'efforcent à la rude escalade du savoir, et, ayant sagement renoncé à chercher les «pourquoi», veulent du moins scruter quelques «comment».

Peu avant sa mort et prévoyant avec son intuition géniale l'avènement de la nouvelle mécanique, Poincaré conseillait aux professeurs de ne pas l'enseigner aux enfants avant qu'ils fussent pénétrés jusqu'aux moelles de la mécanique classique.

«C'est, ajoutait-il, avec la mécanique ordinaire qu'ils doivent vivre; c'est la seule qu'ils auront jamais à appliquer; quels que soient les progrès de l'automobile, nos voitures n'atteindront jamais les vitesses où elle n'est plus vraie. L'autre n'est qu'un luxe et l'on ne doit penser au luxe que quand il ne risque plus de nuire au nécessaire.»

Pour un peu, j'en appellerais de ce texte de Poincaré à Poincaré lui-même. Car pour lui, ce luxe, la vérité, était la seule chose nécessaire. Ce jour-là, assurément il songeait aux enfants. Mais les hommes cessent-ils jamais d'être des enfants? A cela le maître trop tôt disparu eût répondu peut-être, de sa voix grave adoucie d'un sourire: «Oui; du moins il est plus commode de le supposer.»

CHAPITRE CINQUIÈME
LA RELATIVITÉ GÉNÉRALISÉE

La pesanteur et l'inertie || Ambiguïté de la loi de Newton || Équivalence de la Gravitation et d'un mouvement accéléré || L'obus de Jules Verne et le principe d'inertie || Pourquoi les rayons lumineux gravitent || Comment on pèse les rayons des étoiles || Une éclipse d'où jaillit la lumière.

Nous voici parvenu au seuil de ce mystère: la gravitation.

Dans le chapitre précédent on a vu comment Einstein a centralisé magnifiquement, sous une loi unique, les mouvements lents des objets massifs et ceux bien plus rapides de la lumière. Auparavant c'étaient dans l'Univers des provinces séparées et anarchiques.

Les mêmes lois, nous le savons maintenant, régissent la mécanique et l'optique; s'il avait paru en être autrement c'est qu'aux vitesses voisines de celle de la lumière les longueurs et les masses des objets subissent, pour l'observateur, une variation qui est insensible aux vitesses usuelles. C'est par sa puissance de synthèse que la mécanique einsteinienne est splendide. Grâce à elle nous apercevons dans le surprenant univers où passent, éphémères, nos pensées et nos angoisses, plus d'unité qu'auparavant, donc plus d'harmonie, plus de beauté.

Pourtant la théorie de la relativité laissait jusqu'ici de côté un phénomène fondamental, essentiel, répandu partout et toujours dans le cosmos: la gravitation, propriété mystérieuse des corps qui gouverne les atomes infimes aussi bien que les étoiles géantes et dirige leurs trajectoires suivant des courbes majestueuses.

L'attraction universelle que, sur la Terre, nous appelons pesanteur, était parmi les phénomènes une sorte d'île escarpée et sans rapport avec le reste de la philosophie naturelle.

La mécanique d'Einstein, telle que nous l'avons exposée jusqu'ici, passait à côté de cette île sans l'aborder. C'est pourquoi, sous cette forme, on l'appelait théorie de la relativité restreinte. Pour en faire un instrument de synthèse achevé, il restait à y faire entrer le phénomène de la gravitation. C'est par cela qu'Einstein a couronné son œuvre et que son système a pris la forme admirable désignée maintenant sous le nom de théorie de la relativité généralisée.

Einstein a tiré la gravitation universelle de son «splendide isolement», et l'a attachée, docile et vaincue, au char triomphal de sa mécanique. Bien plus, il a donné de la loi célèbre de Newton une forme plus exacte et que l'expérience, juge sans appel, a reconnue la seule correcte.

Comment il y est parvenu, par quelle chaîne subtile et forte de raisonnements et de calculs fondés sur les faits, c'est ce que je vais m'efforcer maintenant d'exposer, en tâchant, une fois encore, d'éviter avec soin au passage les réseaux de fils barbelés de la terminologie mathématique.

Pourquoi Newton a-t-il cru—et toute la science classique après lui—que la gravitation, la chute des corps, ne rentre pas dans la mécanique dont il a formulé les lois? Pourquoi en un mot a-t-il considéré la gravitation comme une force, ou—pour employer un terme plus vague mais plus général—comme une action qui fait que les corps pesants ne se déplacent pas librement dans l'espace vide?

C'est à cause du principe d'inertie. Ce principe, base de toute la mécanique newtonienne, peut s'exprimer ainsi: un corps sur lequel n'agit aucune force conserve une vitesse et une direction invariables.

Pourquoi adjoint-on aux machines à vapeur ces roues massives qu'on appelle des «volants» et qui tournent à vide? Parce que le principe d'inertie est sûrement à peu près vrai. Lorsque la machine subit un à-coup, un arrêt brusque et bref, une accélération imprévue, le volant est là pour remettre les choses en état. Entraîné par sa vitesse acquise et entraînant à son tour la machine il tend à conserver cette vitesse et empêche et corrige aussi bien les ralentissements accidentels que les accélérations. Ce principe est donc fondé sur l'expérience, et plus précisément sur celles de Galilée qui l'a vérifié en faisant rouler des billes sur des plans diversement inclinés.

Par exemple on constate qu'une bille lancée sur un plan horizontal parfaitement poli conserve une même direction et une vitesse qui resterait uniforme, si la résistance de l'air et le frottement sur le plan n'intervenaient pour la réduire peu à peu jusqu'à zéro. On observe en effet qu'en réduisant ces résistances de frottement la bille tend à conserver de plus en plus longtemps sa vitesse.

C'est sur une foule d'expériences analogues qu'est basé le principe d'inertie de Newton. Ce principe n'a donc nullement le caractère d'une vérité mathématique d'évidence. Cela est si vrai que les anciens, contrairement à notre mécanique classique, croyaient que le mouvement s'arrête dès que cesse la cause qui lui a donné naissance. Certains philosophes grecs avaient encore une autre manière de voir; ils pensaient que tout corps, si rien ne vient à le contrarier, prendra un mouvement circulaire, parce que c'est le plus noble de tous les mouvements.

Nous verrons plus loin comment le principe d'inertie de la mécanique généralisée d'Einstein s'apparente étrangement à cette dernière conception et en même temps à la curieuse déclinaison, au clinamen que le grand et profond Lucrèce attribuait à la trajectoire libre de ses atomes. Mais n'anticipons pas....

Cette affirmation qu'un objet abandonné librement à lui-même et soustrait à l'action de toute force garde sa vitesse et sa direction, ce principe d'inertie ne peut prétendre à être autre chose qu'une vérité d'expérience.

Or les observations qui servent de base à ce principe, celles de Galilée en particulier, et toutes celles que les physiciens pourraient imaginer, ne sauraient être parfaitement démonstratives, parce qu'il est impossible, dans la pratique, de soustraire complètement un mobile à l'action de toute force extérieure, résistance de l'air, frottement ou autre.

Je sais bien que Newton a fondé ce principe non pas seulement sur les observations terrestres, mais sur celles des astres. Il a remarqué que, abstraction faite de l'action attirante des autres corps célestes, et pour autant qu'il est possible d'en juger, les planètes semblent conserver leur direction et leur vitesse par rapport à la voûte étoilée. Mais les relativistes pensent que les mots soulignés dans la phrase précédente, et qui correspondent à la pensée de Newton, constituent une pétition de principe. Son raisonnement présuppose que les planètes ne circulent pas librement, qu'elles sont contraintes dans leur mouvement par une force que Newton a appelée attraction universelle.

Nous verrons comment Einstein a été amené à penser que celle-ci n'est peut-être pas une force, et alors la conclusion du raisonnement est tout autre. Quoi qu'il en soit, le principe d'inertie classique est une vérité fondée sur des expériences (d'ailleurs toujours imparfaites), et qui comme telle doit rester sous le contrôle perpétuel des faits. Tout ce qu'on en peut affirmer c'est qu'il correspond pratiquement, c'est-à-dire à peu près, à ce qu'on constate.

Newton le considérait non pas de la sorte, non pas comme une approximation plus ou moins exacte mais comme une vérité rigoureuse.

C'est pourquoi, observant que les planètes se meuvent non en ligne droite, mais suivant des courbes, il en déduisait (ce qui est la pétition de principe incriminée) qu'elles étaient soumises à une force centrale, la gravitation. C'est pourquoi les corps pesants, les corps gravitants, ne lui semblaient pas justiciables des lois mécaniques qu'il avait d'abord établies pour les corps librement abandonnés à eux-mêmes. C'est pourquoi en un mot, la loi de gravitation de Newton, et les lois de la dynamique de Newton sont des choses distinctes et séparées.

Ce grand génie, ce cerveau sans égal était pourtant un cerveau humain. Notre immortel Descartes, après avoir décidé de ne rien affirmer que ce qu'il percevait clairement et distinctement, a cependant lancé des affirmations singulières et des hypothèses fort occultes sur la glande pinéale et les esprits animaux. Pareillement Newton après avoir posé en principe Hypotheses non fingo a placé à la base de sa mécanique les hypothèses du temps absolu et de l'espace absolu. A la base de sa géniale théorie de la gravitation il a placé l'hypothèse—d'ailleurs plus admissible a priori—de l'existence d'une force gravitationnelle particulière.

Ce sont là des faiblesses inhérentes aux plus grands hommes. Elles doivent nous faire admirer davantage les côtés lumineux de leur œuvre. Tant est profond, même lorsqu'il dévie de la ligne droite, le sillon creusé par ces grands défricheurs de l'inconnu, que deux siècles et demi ont passé avant qu'on songe même à rechercher si la discrimination faite par Newton entre les phénomènes purement mécaniques et les phénomènes gravitationnels est réellement fondée.

Le grand honneur d'Einstein est de l'avoir victorieusement tenté; son honneur, après avoir fait table rase de maintes acquisitions qu'on croyait définitives, est d'avoir fondu la gravitation et la mécanique dans une synthèse superbe, et de nous avoir mieux fait sentir l'Unité sublime du monde.

Au vrai, et avant même de pénétrer plus loin dans les allées profondes et merveilleuses de la relativité généralisée, il est évident a priori que la loi de l'attraction universelle de Newton ne peut plus être maintenant considérée comme satisfaisante.

Elle affirme: Les corps s'attirent en raison directe de leurs masses et en raison inverse du carré de leurs distances. Qu'est-ce à dire? Nous avons vu que les masses des corps varient avec leurs vitesses. Lorsqu'on introduit par exemple la masse de la planète Terre dans les calculs où intervient la loi de Newton, de quoi s'agit-il donc? S'agit-il de la masse qu'aurait la Terre si elle ne tournait pas autour du Soleil? S'agit-il au contraire de la masse plus grande qu'elle possède par suite de sa translation? Mais cette translation n'a pas toujours la même rapidité puisque la Terre décrit une ellipse et non un cercle? Et alors quelle valeur de cette masse variable introduira-t-on dans le calcul? Celle qui correspond au périhélie ou à l'aphélie, à l'époque où la Terre se déplace le plus vite, ou à celle qui ralentit son mouvement orbital? D'ailleurs ne devra-t-on pas tenir compte aussi de la vitesse de translation du système solaire qui, selon les saisons, augmente ou diminue celle de la Terre.

D'autre part dans la loi de Newton, qu'introduirons-nous comme distance de la Terre au Soleil? Sera-ce la distance relative à un observateur placé sur la Terre ou sur le Soleil, ou au contraire immobile au centre de la Voie Lactée et ne participant pas au mouvement de notre système à travers celle-ci? Ici encore on aura des valeurs différentes suivant les cas, puisque les distances spatiales varient, nous l'avons vu avec Einstein, selon la vitesse relative de l'observateur.

La loi de Newton, en dépit de sa forme si simple, si esthétique, est donc ambiguë et peu nette. Je sais bien que les différences dont nous venons de parler sont faibles; mais elles ne sont pas pour cela négligeables, le calcul le montre.

Sous sa forme classique, il est donc certain pour les einsteiniens et sans préjudice des considérations où nous allons entrer, que la loi de Newton est obscure et doit être modifiée et complétée.

Ces remarques préliminaires auront peut-être ceci d'utile, qu'elles nous achemineront vers l'état d'esprit un peu nécessaire aux iconoclastes... et dans la science les iconoclastes sont parfois les ouvriers du progrès. Les idoles auxquelles ces remarques nous habitueront à voir porter quelques coups injurieux sont la conception et la loi newtoniennes de la gravitation.

Laplace a écrit dans son exposition du système du monde: «Il est impossible de ne pas convenir que rien n'est mieux démontré dans la philosophie naturelle que le principe de la gravitation universelle en raison des masses et réciproque au carré des distances.»

Rien ne mesure aussi bien que cette phrase d'un savant illustre la grandeur du progrès accompli par Einstein lorsqu'il a, comme nous allons voir, perfectionné ce qu'on croyait le symbole même, l'exemple le plus achevé de la vérité scientifique: la loi célèbre de Newton.

La gravitation, la pesanteur a ceci de commun avec l'inertie des corps, qu'elle est un phénomène parfaitement général. Tous les objets matériels, tous les corps quel que soit leur état physique et chimique sont à la fois inertes (c'est-à-dire qu'ils résistent suivant leur masse aux forces tendant à les déplacer) et pesants, (c'est-à-dire qu'ils tombent lorsqu'ils sont librement abandonnés).

Mais il est une chose curieuse, que Newton avait déjà constatée sans en apercevoir la signification et qu'il considérait comme une simple et extraordinaire coïncidence: le nombre qui définit l'inertie d'un corps est le même qui définit son poids. Ce nombre c'est la masse.

Reprenons l'exemple qui m'a servi dans un chapitre précédent à propos de la mécanique d'Einstein. Si deux trains tirés par deux locomotives identiques démarrent dans les mêmes conditions et que la vitesse communiquée au premier train au bout d'une seconde soit double de celle du second, on en déduira que l'inertie, la masse inerte du second train (abstraction faite des frottements des rails) est deux fois plus grande que celle du premier. Or si nous mettons ensuite nos deux trains sur la bascule, nous constatons que le poids du second est, de même, deux fois plus grand que celui du premier.

Cette expérience qui, sous la forme que nous lui donnons est grossière, a été faite avec une extrême précision par les physiciens au moyen de méthodes délicates qui importent peu ici. Le résultat a été semblable: la masse inerte et la masse pesante des corps sont exprimées rigoureusement par les mêmes nombres.

Newton n'avait vu là qu'une coïncidence. Einstein y a trouvé la clef du donjon hermétique et inviolé où la gravitation s'isolait du reste de la nature.

Voici comment:

Une chose est remarquable dans la pesanteur, dans la gravitation: quelle que soit la nature des objets, ils tombent tous avec la même vitesse (abstraction faite de la résistance de l'air). On le constate facilement en laissant tomber en même temps, dans un long tube où on a fait le vide, des objets les plus divers: ils parviennent tous en même temps au bas du tube.

Une tonne de plomb ou une feuille de papier lâchés ensemble du haut d'une tour dans le vide atteignent le sol simultanément, avec une vitesse dont l'accélération, est de 981 centimètres par seconde.

C'est un fait que Lucrèce connaissait déjà. Voici en effet ce qu'écrivait il y a deux mille ans l'immortel et profond poète:

... Nulli, de nulla parte, neque ullo
Tempore, inane potest vacuum subsistere rei,
Quin sua quod natura petit concedere pergat.
Omnia quapropter debent per inane quietum
Aeque ponderibus non æquis concita ferri[7].

[7] De Natura Rerum, liv. II, vers 235-240.

Si la pesanteur était une force analogue à l'attraction électrique, à la traction d'une locomotive, ou bien à l'action propulsive d'une charge de poudre, il ne devrait pas en être ainsi. Les vitesses qu'elle imprime à des masses disparates devraient être différentes. Les deux trains inégalement massifs de notre exemple précédent reçoivent des accélérations inégales sous l'impulsion de la même locomotive. Pourtant, si subitement une fosse profonde s'ouvrait sous eux, ils y tomberaient avec la même vitesse.

De là à penser que la gravitation n'est pas une force comme le voulait Newton, mais simplement une propriété de l'espace dans lequel se meuvent librement les corps, il n'y a qu'un pas. Einstein le franchit sans hésitation.

Imaginons dans un colossal gratte-ciel un ascenseur dont le câble de retenue soudain se rompt. L'ascenseur va tomber d'un mouvement accéléré, moins vite cependant qu'il ne ferait dans le vide, à cause de la résistance de l'air et du frottement de la cage de l'appareil. Mais imaginons par surcroît que la machine électrique qui actionne l'ascenseur ait, du même coup, son commutateur inversé, et accélère la chute de telle sorte que la vitesse descendante s'accroisse chaque seconde de 981 centimètres. Réaliser cela ne serait qu'un jeu pour les ingénieurs, bien que l'intérêt de cette expérience n'ait pas, jusqu'aujourd'hui, paru assez évident pour la justifier. Mais pourquoi n'aurions-nous pas le droit, de nous écrier parfois comme le poète, lorsqu'il s'agit de clarifier un sujet,

Si tu veux faisons un rêve?

Voici donc notre rêve réalisé, et l'ascenseur tombe de très haut avec précisément la vitesse accélérée d'un objet lâché librement dans le vide.

Si les passagers ont gardé dans cette chute vertigineuse assez de sang-froid pour observer ce qui arrive, ils remarqueront que leurs pieds cessent de presser sur le plancher de l'appareil. Ils pourront soudain se croire semblables à la charmante et poétique princesse de La Fontaine

une herbe n'aurait pas
Senti la trace de ses pas...

Les porte-monnaie de nos passagers, même s'ils sont pleins d'or, cesseront de peser dans leurs poches,—ce qui pourra leur causer un moment d'émotion. Leurs chapeaux, s'ils leur échappent des mains, resteront suspendus dans l'air à côté d'eux. Se sont-ils précautionnés d'une balance? Ils observeront que les plateaux restent en équilibre, même si on y pose des poids très différents. Tout cela parce que ces objets tombent vers le sol, par l'effet naturel de la pesanteur, avec la même vitesse que l'ascenseur lui-même. La pesanteur en a disparu.

Jules Verne avait déjà décrit des effets semblables dans l'obus qui porte ses héros de la Terre à la Lune et au moment où le romanesque projectile arrive au «point neutre», à l'endroit où, échappant à l'attraction terrestre, il ne subit pas encore celle de la Lune. Le bon Jules Verne a d'ailleurs commis quelques petites hérésies scientifiques au sujet de cet obus. Il a particulièrement oublié que—en vertu même du principe d'inertie dans ce qu'il a de plus grossièrement évident—les infortunés voyageurs devaient être aplatis comme galette, contre le culot de l'obus, à l'instant du départ du coup. Il a cru aussi, bien à tort, que les objets cessaient de peser dans l'obus seulement à l'instant où il passe exactement entre les deux sphères d'attraction terrestre et lunaire.

Passons sur ces vétilles du romancier et revenons à l'image excellente qu'il nous a prophétiquement fournie pour la commodité de notre exposé einsteinien.

Considérons donc le projectile lorsqu'il commence à tomber librement vers la Lune[8]. Il est évident qu'à partir de cet instant et jusqu'à ce qu'il ait atterri ou plutôt aluni..., il se comportera exactement comme notre ascenseur—je devrais dire notre descenseur—de tout à l'heure.

[8] Il est évident que nous supposons l'obus sans rotation, c'est-à-dire que le canon du Columbia ne doit pas, dans nos hypothèses, avoir été un canon rayé. Cette précision est indispensable, car si l'obus tournait il s'y produirait des effets de force centrifuge qui rendraient les phénomènes et du même coup notre démonstration plus compliqués. On jugera peut-être que celle-ci l'est déjà à souhait.

Pendant cette chute vers la Lune, les passagers—miraculeusement échappés à l'aplatissement fatal du départ—verront tous les objets autour d'eux soudain démunis de leur poids rester suspendus en l'air, et, sous l'influence de la moindre chiquenaude, aller se coller aux parois ou à la voûte ogivale de l'obus. Eux-mêmes se sentiront d'une extraordinaire légèreté et sans effort feront les bonds les plus prodigieux, à rendre jaloux Nijinski.

C'est qu'eux-mêmes et tous les objets voisins tombent vers la Lune avec la même vitesse que l'obus. D'où pour eux disparition de la pesanteur, de la gravitation, soudain subtilisées comme par un magicien. Le magicien, c'est le mouvement accéléré comme il convient, c'est la chute libre des observateurs.

En résumé, pour supprimer en un lieu quelconque les effets apparents de la gravitation, il suffit que l'observateur possède une vitesse convenablement accélérée. C'est ce qu'Einstein appelle le «principe d'équivalence»: équivalence des effets de la pesanteur et de ceux d'un mouvement accéléré.

L'un et l'autre sont indiscernables.

Supposons notre obus de Jules Verne et ses infortunés passagers transportés très loin de la Lune, de la Terre et du Soleil même, en un de ces endroits déserts et glacés de la Voie Lactée où n'existe aucune matière, et si éloigné de toutes les étoiles qu'il n'y a plus là pesanteur ni attraction, et que notre obus abandonné y restera immobile. Dans ces conjonctures, cela est clair, il n'y aura ni haut, ni bas, ni pesanteur pour les passagers de l'obus. Ils se trouveront débarrassés et allégés de toutes les contingences du poids. Ils pourront indifféremment se mettre debout sur la paroi interne du sommet de l'obus ou sur son culot, comme ce fut durant qu'ils tombaient vers la Lune.

Imaginons maintenant que l'Enchanteur Merlin survienne subrepticement puis, ayant attaché une corde à l'anneau extérieur qui surmonte le projectile, se mette à le tirer d'un mouvement uniformément accéléré. Que se passe-t-il alors pour les passagers? Ils remarquent soudain qu'ils ont retrouvé leur poids et qu'ils sont rivés au plancher de l'obus, à peu près comme, avant leur voyage, ils étaient fixés au sol de notre planète terraquée. Si même le mouvement de l'Enchanteur Merlin s'accélère de 981 centimètres par seconde, ils éprouveront exactement les mêmes sensations pesantes que sur la Terre.

Ils remarqueront que si, à un moment donné, ils lâchent en l'air une assiette, elle tombera sur le plancher et s'y brisera. «C'est, penseront-ils, parce que nous sommes de nouveau soumis à la pesanteur; cette assiette tombe en vertu de son poids, de sa masse pesante.» Mais l'Enchanteur Merlin dira lui: «Cette assiette tombe parce qu'elle a gardé, en vertu de son inertie, de sa masse inerte, la vitesse ascendante qu'elle possédait au moment qu'on l'a lâchée. Aussitôt après, puisque je tire l'obus d'un mouvement accéléré, la vitesse ascendante de celui-ci a dépassé celle de l'assiette lâchée. C'est pourquoi le fond de l'obus, dans sa course ascendante accélérée est venu heurter l'assiette et la briser.»

Ceci prouve que le poids d'un corps, sa gravitation, est indiscernable de son inertie. Masse inerte, masse pesante sont deux choses, non pas égales par une extraordinaire coïncidence comme le croyait Newton, mais identiques et inséparables. Ces deux choses n'en sont qu'une.

Et alors nous sommes amenés à penser que les lois de la pesanteur et celles de l'inertie, les lois de la gravitation et celles de la mécanique doivent être identiques, ou du moins doivent être des modalités d'une chose unique. Pareillement la face et le profil d'un même visage ne sont que ce même visage vu sous deux angles différents.

Si même les voyageurs de notre obus—qui sont vraiment des sortes de cobayes!—mettent l'œil au hublot et voient la corde qui les remorque, leur illusion persistera. Ils se croiront suspendus et immobiles en un point de l'espace où la pesanteur est ressuscitée, c'est-à-dire, comme disent les spécialistes, en un point de l'espace où règne un «champ de gravitation».

Cette locution est analogue à l'expression courante de «champ magnétique» qui désigne une région de l'espace où s'exercent des actions magnétiques, où la boussole se voit imposer une orientation.

En résumé, on peut en tout lieu remplacer un champ de gravitation, remplacer l'effet de la pesanteur par un mouvement convenablement accéléré de l'observateur et réciproquement. Il y a équivalence complète entre les effets de la pesanteur et ceux d'un mouvement approprié.

Ceci va nous permettre d'établir maintenant, avec beaucoup de simplicité, ce fait fondamental qu'on ne soupçonnait pas il y a quelques années et qui a été brillamment démontré par l'expérience: la lumière ne se propage pas en ligne droite dans les parties de l'Univers où il y a de la gravitation, mais sa trajectoire est incurvée comme celle des objets pesants.

Nous avons établi au cours d'un précédent chapitre que dans le continuum à quatre dimensions où nous vivons, que l'on pourrait appeler l'espace-temps, et que nous appellerons plus simplement l'Univers, il y a quelque chose qui reste constant, et identique pour des observateurs se déplaçant à des vitesses données et différentes. C'est l'«Intervalle» des événements.

Il est naturel de penser que cet «Intervalle» restera identique même si la vitesse de l'observateur varie, même si elle est accélérée comme celle de notre ascenseur ou de l'obus de Jules Verne pendant leur chute.

En effet si, pour deux observateurs se déplaçant à des vitesses différentes, quelque chose dans l'Univers est un invariant comme disent les physiciens, c'est-à-dire est invariable, ce quelque chose doit naturellement rester tel pour un troisième observateur dont la vitesse passe graduellement de celle du premier à celle du second, et qui, par conséquent, est animé d'un mouvement uniformément accéléré.

Des conséquences fondamentales en découlent.

Une chose d'abord est évidente, admise d'un consentement unanime par tous les physiciens: c'est que dans le vide, et en un point de l'espace où ne s'exerce aucune force et où il n'y a pas de pesanteur, la lumière se propage en ligne droite. Cela est certain pour beaucoup de motifs et d'abord par pure raison de symétrie, parce qu'en une région du vide isotrope, un rayon que rien ne sollicite ne doit point dévier de sa marche rectiligne, dans un sens ou dans l'autre. Cela est évident quelque hypothèse qu'on fasse sur la nature de la lumière, et même si, comme Newton, on suppose qu'elle est formée de particules pesantes.

Ceci admis, supposons maintenant qu'en un point de l'Univers où il y a de la pesanteur, à la surface de la Lune, par exemple, un merveilleux fusil puisse tirer une balle qui possède et garde (tout le long de la trajectoire) la vitesse de la lumière.

Cette balle décrira une trajectoire très tendue, à cause de sa grande vitesse, et néanmoins incurvée vers le sol lunaire, à cause de la pesanteur. Puisque nous pouvons cueillir à loisir dans le champ des hypothèses, rien ne nous empêche de supposer que cette balle est une balle traçante qui marque sa trajectoire par une légère traînée lumineuse. La grande guerre a connu des balles de ce genre.

Cette balle, en même temps qu'elle avance, tombe chaque seconde vers le sol lunaire, d'une quantité égale à celle dont tomberait tout autre projectile lancé à n'importe quelle vitesse, ou même sans vitesse. Tous les objets près de la surface du sol tombent (dans le vide) avec la même vitesse verticale, et qui est indépendante de leur déplacement dans le sens horizontal. C'est même pour cela que les trajectoires des projectiles sont d'autant plus incurvées qu'ils ont une plus faible vitesse initiale.

Observée à travers les hublots de l'obus de Jules Verne (qui, au même moment, tombe librement vers la Lune), la trajectoire de cette balle paraîtra aux passagers une ligne droite parce qu'elle tombe avec la même vitesse qu'eux.

Supposons qu'un rayon lumineux provenant de la lueur du fusil sorte de celui-ci en même temps que la balle, en la rasant, et dans la même direction. Ce rayon lumineux sera évidemment rectiligne pour les passagers de l'obus, puisque la lumière se propage en ligne droite quand il n'y a pas de pesanteur. Par conséquent, puisqu'il a la même forme, la même direction et la même vitesse que la balle fusante, les passagers verront ce rayon lumineux coïncider pendant tout son trajet avec la trajectoire de cette balle.

Par conséquent encore, l' «Intervalle» (à la fois dans le temps et dans l'espace) du rayon lumineux et de la balle est et reste zéro. Or cet «Intervalle» doit demeurer tel, quelle que soit la vitesse de l'observateur. Si donc l'obus de Jules Verne ne tombe plus mais est arrêté à la surface de la Lune, ses passagers continueront de voir le rayon lumineux coïncider en chacun de ses points, avec la trajectoire de la balle. Cette trajectoire (ils le remarquent maintenant) est incurvée par la pesanteur; donc le rayon lumineux est pareillement incurvé par elle.

Ceci démontre que la lumière ne se propage pas en ligne droite mais tombe exactement comme tous les objets, sous l'influence de la gravitation.

Si on ne l'a jamais constaté naguère, si on a toujours cru que la lumière se propage en ligne droite, c'est que par suite de son énorme vitesse, sa trajectoire n'est que très peu courbée par la pesanteur.

Cela est compréhensible. A la surface de la Terre par exemple, la lumière doit tomber (comme tous les objets) avec une vitesse qui au bout d'une seconde est de 981 centimètres. Or, au bout d'une seconde, un rayon lumineux a déjà parcouru 300 000 kilomètres. Supposons (ce qui est bien exagéré) qu'on puisse observer près de la surface de la Terre un rayon lumineux horizontal de 300 kilomètres de long. Pendant le millième de seconde que ce rayon emploiera à aller d'un observateur à l'autre il tombera seulement d'une quantité égale à 5 millièmes de millimètre.

On conçoit qu'un rayon lumineux qui, sur une distance de 300 kilomètres, ne s'éloigne de sa direction initiale que de cette quantité absolument inobservable, ait toujours été considéré comme rectiligne.

N'est-il donc nul moyen de vérifier si, oui ou non, la lumière est incurvée par la gravitation?

Ce moyen existe et c'est l'astronomie qui va nous l'apporter.

S'il est impossible d'apprécier la courbure d'un rayon lumineux allant d'un point à l'autre de la surface terrestre, c'est d'abord parce que la pesanteur sur la Terre est trop petite pour infléchir beaucoup ce rayon; c'est ensuite parce que nous ne pouvons pas le suivre sur une suffisante distance, notre planète étant ridiculement petite.

Mais ce qu'on ne peut faire sur ce petit globule terraqué, dont la lumière rapide franchit le diamètre tout entier en un vingt-cinquième de seconde, on arrivera peut-être à le réaliser dans le laboratoire gigantesque de l'espace céleste. Justement nous avons, presque à portée de la main,—à 150 millions de kilomètres, seulement, d'ici—un astre sur lequel la pesanteur est vingt-sept fois plus intense qu'ici-bas. C'est le Soleil. Un corps abandonné à lui-même y tombe dans la première seconde de 132 mètres. Sa chute est vingt-sept fois plus rapide que sur la Terre.

La lumière sera donc, près du Soleil, infléchie beaucoup plus par la pesanteur. Cette inflexion sera encore accrue par le fait que le Soleil a un million et demi de kilomètres de diamètre, et qu'un rayon lumineux a besoin de beaucoup plus de temps pour franchir cette distance que pour franchir le diamètre terrestre. L'action de la pesanteur sur ce rayon s'exerce donc pendant bien plus longtemps que sur un rayon rasant la Terre, et, pour cela aussi, elle l'incurvera davantage.

Soit un rayon lumineux provenant, par exemple, d'une étoile située très loin derrière le Soleil. S'il nous arrive après avoir rasé celui-ci, il se comportera comme un projectile. Sa trajectoire cesse d'être rectiligne, elle est légèrement courbée vers le Soleil. Autrement dit, ce rayon est dévié de la ligne droite, et la direction qu'il a lorsque nos yeux le reçoivent sur la Terre est un peu différente de la direction qu'il possédait en partant de l'étoile. Il a subi une déviation.

Le calcul montre que cette déviation, bien que faible encore, est mesurable. Elle est égale à un angle d'une seconde et trois quarts, angle que les méthodes précises des astronomes permettent de mesurer.

Ah! ça n'est point qu'il soit bien grand cet angle, qu'on en juge: il faut juxtaposer 324 000 angles d'une seconde pour faire un angle droit. Autrement dit, un angle d'une seconde est celui sous lequel on verrait, à 206 kilomètres de distance, les deux extrémités d'un piquet d'un mètre fiché dans le sol. Si nos yeux étaient assez aigus pour voir un homme de taille normale debout à 200 kilomètres de l'endroit où nous nous tenons, notre regard, en fixant successivement sa tête, puis ses pieds, dévierait d'un angle fort petit. Eh bien, cet angle représente exactement la déviation subie par la lumière qui nous vient d'une étoile après qu'elle a rasé le globe d'or du Soleil.

Si minuscule que soit cet angle, les astronomes savent le déterminer grâce à la délicate exactitude de leurs méthodes. Il ne faut point le mépriser, cet angle infime. Il ne faut point dédaigner ceux qui raffinent jusqu'à observer de pareilles bagatelles, puisque aujourd'hui la science en est bouleversée. Einstein a raison contre Newton parce qu'on a pu mesurer cet angle si petit, parce que cette déviation a été constatée en fait.

Pour vérifier si elle existe, une grosse difficulté se présentait.

Comment apercevoir le rayon qui nous vient d'une étoile en rasant le bord du Soleil, c'est-à-dire en plein jour? C'est impossible. Même avec les lunettes les plus puissantes, l'image des étoiles situées à l'arrière-plan du Soleil sont complètement noyées dans l'éclat de celui-ci, ou—pour s'exprimer plus exactement—dans la lumière diffusée par notre atmosphère.

On peut même remarquer à ce propos (si l'on ose ouvrir ici une parenthèse... et pourquoi n'oserait-on pas?) que la nuit nous a appris beaucoup plus de choses que le jour sur les mystères de l'Univers. Dans le symbolisme littéraire, et dans le politique, la lumière du jour est l'image du progrès et du savoir, la nuit l'emblème de l'ignorance. Quelle sottise! C'est blasphémer la nuit dont nous devons vénérer la brune douceur. Et je n'entends point parler ici de son charme romanesque, mais seulement des admirables progrès que nous lui devons dans le savoir.

Minuit n'est pas seulement l'heure des crimes. C'est celle aussi des vastes envolées vers les mondes lointains. Le jour on ne voit qu'un Soleil, la nuit nous en montre des millions. Et si le rideau éblouissant que la lumière solaire étend devant le ciel est tissé de rayons éclatants, c'est un rideau quand même, car il nous rend pareils aux phalènes qu'une lumière trop vive empêche de voir plus loin que le bout... de leurs ailes.

Il faut donc, pour résoudre notre problème, voir en pleine nuit des étoiles dont l'image serait près du bord solaire. Cela est-il donc impossible? Non. La nature y a pourvu en créant des éclipses totales de soleil, visibles parfois en certains lieux de la Terre.

Alors, et pendant quelques minutes, le disque radieux est très exactement caché derrière celui de la Lune, si bien qu'en plein jour tout se passe comme s'il était nuit, et qu'on voit les étoiles briller près du Soleil masqué de noir.

Tout justement, une éclipse totale devait être visible en Afrique et dans l'Amérique du Sud le 29 mai 1919, peu après qu'Einstein eut, par un raisonnement semblable à celui qui précède, annoncé la déviation des rayons stellaires près du soleil.

Deux expéditions furent organisées par les astronomes de Greenwich et d'Oxford. L'une s'installa à Sobral au Brésil, l'autre dans une petite île portugaise, Principe, dans le golfe de Guinée.

Certains des astronomes anglais étaient bien un peu sceptiques sur le résultat. Comment admettre, jusqu'à preuve du contraire, que Newton s'est trompé, ou du moins n'a pas donné une loi parfaite? Cette preuve du contraire résulta pourtant, et d'éclatante façon, des observations faites.

Celles-ci consistèrent à photographier sur un certain nombre de plaques, et pendant les quelques minutes de l'éclipse totale, les étoiles voisines du Soleil occulté. Elles avaient été, avec les mêmes lunettes, photographiées quelques semaines auparavant, alors que la région du ciel où elles brillent était encore dans la nuit et loin du Soleil. Celui-ci comme on sait, traverse successivement, dans sa course annuelle, les diverses constellations du Zodiaque.

Si la lumière des étoiles photographiées n'était pas déviée en passant près du Soleil, il est évident que leurs écartements devaient être identiques sur les plaques prises pendant l'éclipse et sur les plaques prises la nuit, quelque temps auparavant.

Mais si leur lumière était déviée pendant l'éclipse, par l'attraction du Soleil, il en devait être tout autrement. Voici pourquoi: Quand la Lune se lève sur une de nos plaines, elle n'est pas ronde, tout le monde l'a remarqué, mais aplatie dans le sens vertical et semblable un peu à une gigantesque mandarine posée sur l'horizon, pour je ne sais quel souper fantasmagorique. Pourtant la Lune n'a pas cessé d'être ronde. Si elle semble aplatie, c'est parce que les rayons provenant de son bord inférieur, et qui nous arrivent après avoir traversé une couche d'air très épaisse, sont courbés vers le sol par la réfraction de cette couche d'air, et bien plus que les rayons du bord supérieur qui traversent une moindre épaisseur d'atmosphère. Notre œil voit le bord lunaire dans la direction suivant laquelle nous arrivent ses rayons et non pas dans celle où ils sont partis. C'est pourquoi le bord inférieur de la Lune nous paraît surélevé sur l'horizon plus qu'il n'est réellement. Cette déviation est due à la réfraction.

Semblablement, une étoile située un peu à l'Est du Soleil (et dont la lumière est courbée, non point par la réfraction, mais par la pesanteur) nous paraîtra plus écartée de lui. Elle nous paraîtra plus à l'Est qu'elle n'est en réalité. De même une étoile située à l'Ouest du Soleil nous paraîtra décalée vers l'Ouest du bord solaire occidental.

Donc les étoiles situées de part et d'autre du Soleil paraîtront plus écartées, plus séparées les unes des autres sur les clichés pris pendant l'éclipse. Dans leur position normale, sur les clichés pris pendant la nuit, elles sembleront au contraire plus resserrées, plus rapprochées.

C'est précisément ce qu'on a constaté, par l'étude micrométrique des photographies obtenues à Sobral et à Principe. Non seulement la déviation de la lumière des étoiles par le Soleil a été ainsi démontrée, mais on a constaté que cette déviation a exactement la grandeur numérique annoncée par Einstein. Elle correspond à un angle d'une seconde et trois quarts (1"75) pour une étoile tangente au bord solaire, angle qui décroît proportionnellement très vite pour des étoiles plus éloignées de ce bord. Glorieux triomphe de la théorie et qui établissait pour la première fois un lien entre la lumière et la gravitation!

J'ai comparé il y a un instant l'incurvation de la lumière par la pesanteur à celle que produit la réfraction atmosphérique. Précisément certains astronomes se sont demandé si la concordance de la théorie d'Einstein et des résultats obtenus pendant l'éclipse était autre chose qu'une coïncidence, et si les déviations observées ne provenaient pas d'une réfraction causée dans l'atmosphère du Soleil.

Cette explication paraît insoutenable. On observe parfois des comètes traversant l'espace tout près de la surface solaire. Elles subissent dans leur mouvement une résistance qui le perturberait complètement si le Soleil avait une atmosphère assez réfringente pour expliquer les déviations observées à Sobral et à Principe. De telles perturbations des orbites cométaires près du Soleil n'ont jamais été constatées. Cela exclut toute autre interprétation qu'un effet de la pesanteur sur la lumière.

Ainsi, les rayons des étoiles pesés par des procédés d'une exquise délicatesse, ont fourni l'éclatante confirmation des prémisses théoriques d'Einstein.

A ses fruits on juge l'arbre.

CHAPITRE SIXIÈME
CONCEPTION NOUVELLE DE LA GRAVITATION

Géométrie et réalité || La géométrie d'Euclide et les autres || Contingence du criterium de Poincaré || L'univers réel n'est pas euclidien mais riemannien || Les avatars du nombre π || Le point de vue de l'ivrogne.... || Lignes droites et géodésiques || La nouvelle loi d'attraction universelle || L'anomalie de la planète Mercure expliquée || Théorie gravitationnelle d'Einstein.

L'univers est-il conforme à la géométrie? Voilà une question dont philosophes et savants ont beaucoup disputé, et que la déviation de la lumière par la pesanteur va nous permettre d'attaquer fort simplement.

On enseigne toute une magnifique série de théorèmes de géométrie solidement emboîtés les uns dans les autres et dont les principaux furent autrefois créés par un grand génie grec, Euclide. C'est pourquoi cette géométrie classique s'appelle la géométrie euclidienne. Ces théorèmes sont basés sur un certain nombre d'axiomes et de postulats qui ne sont, en somme, que des affirmations, des définitions.

La principale de ces définitions est la suivante: La ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. Cela paraît tout simple aux écoliers parce qu'ils savent qu'au stade le coureur qui s'amuse à faire des zigzags arrivera au but après les autres... et quand on va souvent au terrain de sports on n'a ni l'envie, ni le loisir de se dessécher sur la validité des axiomes de la géométrie. Que veut dire exactement cette définition de la ligne droite? On en a longtemps discuté et Henri Poincaré a écrit là-dessus des pages profondes et fines, mais dont la conclusion n'est pas dénuée d'un peu d'incertitude.

Dans la pratique, chacun de nous sait bien ce qu'il appelle une ligne droite: c'est la ligne que dessine l'arête d'une règle bien dressée. Comment sait-on qu'une règle est bien dressée? En la plaçant devant l'œil et en observant que ses deux extrémités, lorsqu'on les vise, sont confondues par le regard qui voit en même temps tous les points intermédiaires de l'arête. C'est comme cela que les menuisiers jugent qu'une planche est rabotée droit. En un mot nous appelons ligne droite, dans la pratique, la ligne que suit le regard du tireur entre le guidon et le cran de mire.

Tout cela revient en somme à définir la ligne droite par la direction d'un rayon lumineux.

Comme qu'on retourne la question on en arrive toujours à ceci: dire que le bord d'un objet est droit, c'est dire que la ligne qui le délimite coïncide sur toute sa longueur avec un rayon lumineux[9]. On peut donc affirmer: pratiquement la ligne droite est le chemin parcouru par la lumière dans un milieu homogène.

[9] Il va sans dire que dans tout ceci le rayon lumineux est censé se propager dans un milieu homogène.

Mais alors une question se pose. Le monde où nous vivons, l'univers est-il conforme à la géométrie d'Euclide, est-il euclidien, pour employer l'adjectif à la mode qui n'est peut-être pas encore au dictionnaire de l'Académie, mais qui y sera?

Car il faut bien dire maintenant que la géométrie d'Euclide n'est pas la seule qu'on ait créée. Au xixe siècle des savants profonds et hardis, Riemann, Bolyay, Lobatchewski, Poincaré lui-même, ont fondé des géométries nouvelles très différentes, assez étranges. Elles sont tout aussi logiques et cohérentes que la géométrie classique d'Euclide, mais elles sont basées sur des axiomes, sur des postulats autres, c'est-à-dire sur des définitions différentes.

Par exemple on appelle parallèles deux lignes droites situées dans un même plan et qui ne se rencontrent jamais. La géométrie chère à notre enfance dit: par un point on ne peut faire passer qu'une seule parallèle à une droite donnée. C'est ce qu'on appelle le postulat d'Euclide. Survient Riemann qui n'admet pas ce postulat et le remplace par celui-ci: par un point on ne peut faire passer aucune droite parallèle à une droite donnée, c'est-à-dire aucune ligne qui ne la rencontre jamais. Et là-dessus il fonde une géométrie parfaitement cohérente.

Qui oserait affirmer que la géométrie d'Euclide est vraie, celle de Riemann fausse? Comme constructions théoriques idéales, elles sont aussi vraies l'une que l'autre.

On peut poser la question suivante: le monde réel correspond-il à la géométrie classique d'Euclide ou à celle de Riemann?

On a cru longtemps qu'il correspondait à la géométrie d'Euclide. Poincaré lui-même disait, parlant de celle-ci: «Elle est et restera la plus commode: 1o parce qu'elle est la plus simple; 2o parce qu'elle s'accorde assez bien avec les propriétés des solides naturels, ces corps dont se rapprochent nos membres et notre œil et avec lesquels nous faisons nos instruments de mesure.»

Lorsque les anciens affirmaient que la Terre est plate, ils assuraient de même... ou à peu près: «Cette notion est la plus commode: 1o parce qu'elle est la plus simple; 2o parce qu'elle s'accorde assez bien avec les propriétés des objets naturels avec lesquels nous sommes en contact.» Mais quand les hommes sont venus en contact avec des objets plus éloignés, quand les navigateurs et les astronomes ont multiplié ces objets nouveaux, la notion de la Terre plate a cessé d'être la plus commode, la plus simple, la mieux adéquate aux données sensibles. Et alors a surgi la notion de la rotondité de la Terre qui s'est trouvée infiniment plus commode, plus simple, mieux adaptée au monde extérieur.

La commodité, qui est pour Poincaré le criterium de la vérité scientifique, est une chose contingente et élastique. Tel point de vue est commode à Paris, qui ne le sera plus à Pontoise. Telle théorie est commode sur un espace de 100 mètres qui ne le sera plus sur un espace de 100 millions de kilomètres.

L'hypothèse d'une Terre plate a cédé le pas à celle d'une Terre ronde. La Terre immobile a cédé le pas à la Terre tournante. De même il semble qu'aujourd'hui, la géométrie euclidienne doive céder le pas à une autre, comme représentation commode du monde réel.

Dans l'Univers, dans notre espace réel peut-on mener une parallèle à une droite? C'est-à-dire deux droites réelles situées dans le même plan peuvent-elles ne jamais se rencontrer? Cette question signifie ceci: deux rayons lumineux cheminant dans l'espace vide et dans ce que (pour chaque fraction de ces rayons) nous appellerons un même plan, peuvent-ils ne jamais se rencontrer? La réponse à cette question est non.

Puisque dans l'espace céleste ces deux rayons lumineux sont déviés par la gravitation des astres, puisque d'ailleurs ils sont déviés inégalement, leur distance à ces astres étant différente, il s'ensuit nécessairement qu'ils cessent d'être parallèles (au sens euclidien du mot) et qu'ils finissent par se rencontrer; ou bien qu'ils cessent de remplir la première condition du parallélisme: la coexistence dans un même plan local.

En un mot, et pourvu qu'on le considère non plus dans le champ ridiculement borné des expériences de laboratoire, mais dans le vaste champ des étendues célestes, l'univers réel n'est pas euclidien parce que la lumière ne s'y propage pas en ligne droite.

Kant considérait les vérités, ou, pour mieux dire, les affirmations déductives de la géométrie euclidienne, comme des «jugements synthétiques a priori», comme des évidences sans autre issue qu'elles-mêmes. Nous venons de voir que là-dessus Kant s'est trompé, non seulement du point de vue de la géométrie théorique, mais aussi du point de vue de la géométrie réelle. L'étymologie seule du mot géométrie, qui signifie mesure du terrain, suffit d'ailleurs à montrer qu'elle fut à l'origine, et avant tout, une science pratique. Cela légitime assez la question que nous avons posée ici, de savoir à quelle géométrie s'apparente l'Univers réel.

Gauss, ce profond esprit, s'était déjà posé la question et il avait, au siècle passé, tenté des expériences précises pour mesurer si la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits comme l'affirme la géométrie euclidienne. Dans ce dessein, il forma un vaste triangle dont les sommets étaient constitués par les points culminants de trois montagnes éloignées. L'une était le célèbre Brocken. Il fit, avec ses aides, simultanément des visées de chacun des sommets aux deux autres. Il trouva que la somme des trois angles du triangle ne différait de 180 degrés que d'une quantité égale aux erreurs d'expérience.

Beaucoup de béotiens et quelques philosophes se moquèrent fort de ces expériences et de Gauss. Ils déclarèrent, avec le catégorisme apriorique qu'on rencontre parfois chez les uns et les autres, que les mesures même si elles avaient eu un autre résultat n'auraient rien prouvé contre les théorèmes d'Euclide, mais établi seulement que quelque cause perturbatrice incurvait les rayons lumineux entre les trois sommets du triangle. C'est exact, mais cela ne signifie rien.

Si Gauss avait trouvé que la somme des angles du triangle étudié dépassait deux droits, cela aurait prouvé que la géométrie réelle n'était pas celle d'Euclide. La question que s'était posée Gauss était pleine de profondeur et de sens. Les béotiens et quelques philosophes qui le conspuèrent eussent pu être mis au défi de définir les lignes droites réelles, les lignes droites naturelles autrement que par les trajets de la lumière.

Si Gauss n'a pas trouvé que la somme des angles fût différente de deux droits c'est parce que ses mesures étaient trop peu précises. Si elles avaient été beaucoup plus exactes, ou s'il avait pu opérer sur un triangle plus grand, dont les sommets eussent été la Terre, Jupiter en opposition et une autre planète, il eût trouvé une différence notable.

L'Univers réel n'est donc pas euclidien. Il n'est à peu près euclidien que dans les régions de l'espace où la lumière se propage rectilignement, c'est-à-dire aux endroits très éloignés de toute masse gravitante, tel celui où nous avions plus haut abandonné l'obus de Jules Verne.

Bien d'autres raisons encore font que, par suite de la gravitation, l'Univers n'est pas conforme à la géométrie d'Euclide.

Exemple: Dans cette géométrie la longueur de la circonférence est avec son diamètre dans un certain rapport bien connu et qui est désigné par la lettre grecque π. Ce rapport qui exprime combien de fois le diamètre est compris dans la circonférence est égal à 3,14159265... etc... j'en passe car π possède un nombre infini de décimales. Alors voici la question: Dans la pratique, le rapport des circonférences à leurs diamètres est-il réellement égal à la valeur classique de π? Par exemple le rapport de la circonférence de la Terre[10] à son diamètre a-t-il précisément cette valeur? Selon Einstein, la réponse est non, et en voici la preuve: Imaginons que deux géodésiens, deux arpenteurs très habiles, très rapides et un peu magiciens, se proposent de mesurer la circonférence et le diamètre de la Terre à l'Équateur. Ils sont munis de règles graduées identiques. Ils commencent leurs mesures en même temps et en partant du même point de l'Équateur. Seulement l'un se dirige vers l'Ouest, l'autre vers l'Est et leurs vitesses sont égales et telles que celui qui va vers l'Ouest annule en quelque sorte la rotation de la Terre et voit toute la journée le Soleil immobile à la même hauteur au-dessus de l'horizon. Ainsi, dans les music-halls, on voit parfois un jongleur qui, marchant sur une boule en mouvement, reste cependant au sommet de la boule parce que la vitesse de ses pas est exactement égale et contraire au déplacement de la surface sphérique.

[10] Nous supposons bien entendu la Terre parfaitement circulaire et sans aspérités.

Un observateur immobile dans l'espace, par exemple sur le Soleil, verra donc immobile, en face de lui, celui de nos deux arpenteurs qui se dirige vers l'Ouest. Au contraire, celui qui va vers l'Est lui paraîtra tourner autour de la Terre et deux fois plus vite que s'il était resté à son point de départ.

Nos deux arpenteurs lorsqu'ils auront, à la même vitesse, achevé chacun de son côté de mesurer le tour de la Terre, auront-ils trouvé la même longueur? Évidemment non. Car, comme le constate le sur-observateur placé dans le Soleil, le mètre de l'arpenteur qui va à l'Est est raccourci par sa vitesse, en vertu, nous l'avons montré, de la contraction Fitzgerald-Lorentz. Au contraire le mètre de l'arpenteur qui va à l'Ouest ne subit pas cette contraction, ainsi que le constate le sur-observateur solaire, par rapport à qui il est immobile.

Par conséquent les deux arpenteurs trouvent pour le diamètre terrestre des nombres différents, et celui qui se dirige vers l'Ouest trouve un nombre de mètres plus petit que l'autre. D'autre part il est évident que lorsqu'ils mesurent ensuite le diamètre terrestre en le parcourant à la même vitesse, nos deux observateurs trouveront pour ce diamètre deux valeurs identiques.

Le nombre π qui exprime, d'après les mesures faites, le rapport de la circonférence de la Terre à son diamètre, est donc différent, selon qu'on marche dans le sens où la Terre tourne, ou dans le sens inverse. Puisque les valeurs réelles du nombre π sont diverses, c'est donc qu'elles ne peuvent être le nombre unique et bien déterminé de la géométrie classique. C'est donc que l'Univers réel n'est pas conforme à cette géométrie.

Ces différences, dans l'exemple précédent, proviennent de ce que la Terre tourne. Au point de vue de la gravitation, la rotation terrestre a des effets centrifuges qui diminuent l'effet centripète de la pesanteur. Nous venons de voir d'ailleurs que pour celui de nos deux arpenteurs dont la vitesse annule la rotation terrestre, la valeur du nombre π est plus petite que pour l'observateur dont la vitesse semble doubler cette rotation. Les effets de la pesanteur étant inverses de ceux de la rotation, de la force centrifuge, il s'ensuit donc (et la démonstration en est aussi simple que la précédente) que l'effet de la pesanteur est de donner au nombre π une valeur plus petite que sa valeur classique.

En un mot, dans l'Univers les circonférences réelles tracées autour des masses gravitantes, autour des astres, ont par rapport à leur diamètre, une longueur plus petite que dans la géométrie euclidienne.

La différence est d'ailleurs en général assez faible. Mais elle n'est pas nulle. Si on place une masse de 1 000 kilogs au centre d'un cercle de 10 mètres de diamètre, le nombre π différera réellement de sa valeur euclidienne de moins d'un septillionième, c'est-à-dire de moins d'un millionième de milliardième de milliardième.

Au voisinage de masses formidables comme celles des astres, la différence pourra être beaucoup plus grande, ainsi que nous verrons. C'est de là surtout que proviennent les divergences entre la loi de gravitation de Newton et celles d'Einstein, divergences que l'observation a tranchées à l'avantage de celle-ci.... Mais n'anticipons pas....

Nous avons montré dans un chapitre précédent que l'Univers réel des relativistes est un continuum à quatre dimensions et non pas à trois comme le croyait la science classique, et qu'au sein de ce continuum les distances dans l'espace et les distances dans le temps sont relatives. Seul a une valeur indépendante des conditions d'observation, seul a une réalité absolue... ou du moins objective, ce que nous avons appelé l'«Intervalle» des événements, synthèse des données spatiales et chronologiques.

Mais, pour avoir quatre dimensions, l'Univers, tel que nous l'avons discuté à propos de l'expérience de Michelson et de la relativité spéciale qui s'y rattache, n'en était pas moins un continuum euclidien, où la géométrie classique était vérifiée, où la lumière se propageait en ligne droite.

Il faut déchanter, nous venons de le voir. Non seulement il est à quatre dimensions, mais il n'est pas euclidien.

A quelle géométrie s'apparente le mieux, le plus commodément—pour parler comme Poincaré—cet Univers? Probablement à celle de Riemann. Lorsqu'on trace, sur une feuille de papier étalée sur la table, un petit cercle au moyen d'un compas, le rayon de ce cercle est donné par l'écartement des pointes du compas et ce cercle est euclidien. Mais si on trace ce cercle sur un œuf, la pointe fixe du compas étant piquée au sommet de l'œuf, et si le rayon est de nouveau donné par l'écartement des pointes, le cercle tracé n'est plus euclidien. Le rapport de la circonférence décrite au rayon ainsi défini est plus petit que π, exactement comme il est plus petit que π lorsque le cercle est tracé autour d'un astre massif.

Eh bien! il y a la même différence entre l'Univers réel non euclidien et un continuum euclidien, qu'entre notre feuille de papier plane et la surface de notre œuf, à cela près que ces surfaces ont deux dimensions tandis que l'Univers en a quatre.

L'espace à deux dimensions peut être plat comme la feuille de papier ou courbe comme la surface de l'œuf. On peut même, suivant qu'on laisse à plat ou qu'on roule une feuille de papier, faire que la géométrie qui s'applique aux figures tracées sur elle soit ou ne soit pas la géométrie euclidienne. D'une manière tout à fait analogue, l'espace à plus de deux dimensions peut être euclidien ou non.

En fait l'Univers, nous venons de le voir, n'est à peu près euclidien que dans les régions du monde très éloignées de toutes masses pesantes. Il n'est pas euclidien mais courbe au voisinage des astres et d'autant plus qu'on en est plus près.

La géométrie de l'espace courbe, telle que l'a fondée Riemann, est donc celle qui paraît le mieux s'appliquer à l'Univers réel. C'est elle qu'Einstein a employée dans ses calculs.

Pour démontrer tout à l'heure que les rayons lumineux tombent comme feraient des projectiles d'égale vitesse, nous sommes partis du raisonnement que voici:

Puisque l'«Intervalle» de deux événements est le même pour deux observateurs animés de vitesses uniformes et différentes, il est naturel de penser qu'il restera le même pour un troisième observateur dont la vitesse passe progressivement de celle du premier à celle du second, c'est-à-dire dont la vitesse est uniformément accélérée.

Il n'y a en effet aucune raison pour que les voyageurs d'un train animé d'une vitesse constante de 100 kilomètres à l'heure, par exemple, observent comme ceux d'un autre train faisant 50 kilomètres à l'heure, quelque chose d'«invariant» dans les phénomènes, tandis que cet «invariant» cesserait d'être tel pour les voyageurs d'un troisième train qui passe graduellement de la vitesse du premier train à celle du second. Admettre le contraire serait donner une situation privilégiée, dans l'Univers, aux deux premiers ou à leurs pareils. Or s'il est un domaine qui a eu réellement sa nuit du 4 août, un domaine où les privilèges injustifiés ont été supprimés par la physique nouvelle, c'est bien la contemplation du monde extérieur.

Ce privilège des observateurs en mouvement uniforme serait d'autant moins justifié que, si on va au fond des choses, il est bien difficile de définir exactement un mouvement uniforme.

Dire qu'un train a une vitesse uniforme de 100 kilomètres à l'heure, qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que ce train possède cette vitesse par rapport à la voie, par rapport au sol. Mais par rapport à un observateur en ballon, ou qui passe dans un autre train, cette vitesse n'a plus la même valeur et elle peut cesser d'être une vitesse uniforme. Nous ne connaissons que des mouvements relatifs, et pour mieux dire des mouvements relatifs à tel ou tel objet matériel. Selon le choix de cet objet, de ce repère, une même vitesse pourra être uniforme ou accélérée. Finalement on voit qu'il faudrait revenir à l'hypothèse de l'espace absolu de Newton, pour pouvoir dire si une vitesse donnée est réellement uniforme ou accélérée.

Là est la raison profonde pour laquelle l'«Intervalle» einsteinien des choses, quantité invariable, «Invariant», doit rester le même par rapport à tous les observateurs quelles que soient leurs vitesses, et en particulier pour les observateurs animés de vitesses équivalentes, en un lieu donné, aux effets de la gravitation.

Mais alors les déductions que nous avons tirées de l'expérience de Michelson, relativement à l'aspect des phénomènes pour des observateurs en translations uniformes différentes, ne suffisent plus à nous rendre compte de toute la réalité. Elles ont besoin d'être complétées de sorte que l'invariant universel, l'«Intervalle» des choses, reste tel pour un observateur en mouvement quelconque.

Si je traverse une rue à une vitesse inouïe, mais d'un mouvement uniforme, son aspect général, par suite de la contraction due à ma vitesse, pourra être pour moi un peu différent de ce qu'il m'apparaîtrait si j'étais immobile[11]. Les maisons par exemple me paraîtront plus étroites en proportion de leur hauteur. Cependant l'aspect et les proportions générales des objets, seront à peu près les mêmes dans les deux cas, et auront quelque chose de commun. C'est ainsi que les becs de gaz m'apparaîtront plus minces, mais ils seront toujours droits.

[11] Il va sans dire qu'on suppose ici l'observateur muni d'une rétine à impressions instantanées.

Il en sera tout autrement si l'observateur est animé de mouvements variés quelconques, s'il est par exemple un ivrogne, un ivrogne merveilleux capable de tituber à des vitesses prodigieuses. Pour cet ivrogne, la rue qu'il parcourt aura un aspect tout nouveau. Les becs de gaz ne lui paraîtront plus droits, mais gondolés en zigzags qui reproduiront, en sens inverse, les zigzags qu'il décrit en titubant. Cela est si vrai que les caricaturistes ont l'habitude de représenter en lignes follement sinueuses les arbres, lampadaires et maisons vues par un ivrogne.

Notre homme sera d'ailleurs persuadé que les objets ont bien réellement la forme zigzagante qu'il leur voit, et que cette forme change à chacun de ses pas. Essayez de le persuader que c'est lui qui danse et non pas les réverbères; essayez de lui montrer que c'est lui qui ne marche pas droit et non le chien qu'il tient... ou plutôt qui le tient en laisse. Il n'en croira rien, et ma foi, du point de vue de la relativité généralisée, il aura raison ni plus ni moins que vous.

Pourtant il y a quelque chose qui, dans l'aspect du monde doit rester commun à l'ivrogne et au buveur d'eau.

Si l'Univers tout entier était soudain noyé dans une masse de gélatine qui se prenne en gelée, et que l'on torde, comprime, déforme d'une manière quelconque cette masse gélatineuse, il y aurait quelque chose qui resterait pourtant inaltéré dans ce coagulum. Quel est ce quelque chose, quel est le calcul qu'il faut lui appliquer? La réponse à ces questions constituait la dernière étape à franchir par Einstein pour pouvoir établir les équations de la gravitation et de la relativité généralisée.

Ici c'est le génie pénétrant d'Henri Poincaré qui a réellement tracé la voie. Il est d'autant plus nécessaire d'y insister que justice n'a pas été rendue sur ce point à l'illustre savant français.

Si tous les corps de l'Univers venaient à se dilater simultanément et dans la même proportion, nous n'aurions aucun moyen de le savoir. Nos instruments et nous-mêmes étant dilatés pareillement, nous ne nous apercevrions pas de ce formidable événement historique et cosmique, qui ne nous arracherait pas même un instant à nos petites contingences ridicules.

Il y a plus: non seulement les mondes seront indiscernables s'il se modifient de sorte que soit changée l'échelle des longueurs et des temps; mais ils seront encore indiscernables si, à chaque point de l'un, correspond un point et un seul de l'autre et si, à chaque objet, à chaque événement du premier monde, en correspond un de même nature placé précisément au point correspondant du second. Or, les déformations successives et quelconques que l'on fait subir à la masse gélatineuse où nous avons incorporé plus haut et métaphoriquement l'Univers tout entier, nous fournissent précisément des mondes indiscernables à ce point de vue. Poincaré a la gloire d'avoir attiré l'attention là-dessus et montré que la relativité des choses doit être entendue dans ce sens très large.

Le continuum amorphe et déformable, où nous plaçons l'Univers, possède un certain nombre de propriétés exemptes de toute idée de mesure. L'étude de ces propriétés fait l'objet d'une géométrie particulière, d'une géométrie qualitative. Les théorèmes de cette géométrie ont ceci de singulier, qu'ils resteraient vrais même si les figures étaient copiées par un dessinateur malhabile qui altérerait grossièrement toutes les proportions et qui remplacerait les droites par des lignes irrégulières et sinueuses.

Telle est la géométrie que, suivant l'indication géniale de Poincaré, il sied d'appliquer à ce continuum à quatre dimensions et plus ou moins euclidien, selon ses points, qu'est l'Univers einsteinien. Cette géométrie est précisément celle qui énonce ce qu'il y a de commun entre les formes particulières des objets vues par notre ivrogne et notre buveur d'eau de tout à l'heure.

C'est dans cette voie, ou plutôt dans une voie parallèle à celle-là, qu'Einstein a finalement obtenu le succès. L'Univers étant un continuum plus ou moins incurvé, il a eu l'idée de lui appliquer la géométrie que Gauss a créée pour l'étude des surfaces à courbure variable et que Riemann a généralisée. C'est au moyen de cette géométrie particulière qu'on a exprimé le fait que l'«Intervalle» des événements est un invariant.

Voici maintenant une image qui, je pense, va nous guider au cœur même du problème de la gravitation et jusqu'à sa solution.

Considérons une surface à courbure variable, par exemple, la surface d'un coin de la France avec ses collines, ses montagnes, ses vallonnements. En parcourant ce pays en tous sens, nous pourrons aller en ligne droite tant que nous sommes en plaine. La ligne droite en plaine unie a ceci de remarquable qu'elle est le chemin le plus court entre deux points. Elle a aussi ceci de particulier qu'elle est, entre ces deux points, seule de son espèce et ayant sa longueur, tandis que l'on peut tracer un très grand nombre de lignes non droites réunissant aussi ces deux points, plus longue que la ligne droite mais toutes d'égale longueur.

Mais nous voici arrivés dans la région des collines. Il nous est maintenant impossible pour passer d'un point à un autre, séparés par une colline, de marcher suivant une ligne droite. Comme que nous fassions, notre trajet sera courbe. Mais parmi les divers chemins possibles qui nous mènent d'un point à l'autre par dessus la colline, il en est un, et un seul en général, qui est plus court que tous les autres, ainsi que nous pouvons le constater avec un cordeau. Ce chemin le plus court, seul de son espèce, est ce qu'on appelle la géodésique de la surface traversée.

Pareillement, pour aller de Lisbonne à New-York, aucun navire ne peut marcher en ligne droite. Tous doivent faire un trajet incurvé, à cause de la rotondité terrestre. Mais parmi les trajets incurvés possibles, il en est un privilégié, plus court que tous les autres, c'est celui qui suit la direction d'un grand cercle de la Terre. Pour aller de Lisbonne à New-York, qui sont pourtant à peu près sur le même parallèle, les vaisseaux se gardent bien de cingler droit vers l'Ouest dans la direction des parallèles. Ils cinglent un peu vers le Nord-Ouest, de façon à arriver à New-York en venant du Nord-Est, et à suivre à peu près un grand cercle terrestre. Sur notre globe, comme sur toutes les sphères, la géodésique, le plus court chemin entre deux points, est l'arc de grand cercle passant par ces deux points.

Ainsi sur toutes les surfaces courbes, on peut, d'un point à un autre, tracer une ligne privilégiée de longueur minima, une géodésique qui est, sur ces surfaces, l'analogue de la ligne droite dans le plan.

Eh! bien l'«Intervalle» de deux points dans l'Univers à quatre dimensions (à un signe algébrique près) représente exactement la géodésique, la ligne de trajet minimum tracée dans l'Univers entre ces deux points. Là où l'Univers est incurvé, cette géodésique est une ligne courbe. Là où l'Univers est à peu près euclidien, elle est une ligne droite.

On me dira à ce propos qu'il est bien difficile de se représenter comme incurvé un espace à trois, et a fortiori à quatre dimensions. J'en conviens. Nous avons vu qu'il est déjà assez difficile de se représenter l'espace à quatre dimensions même s'il n'est pas incurvé.

Qu'est-ce que cela prouve? Il y a dans la nature bien d'autres choses que nous ne pouvons pas nous représenter, c'est-à-dire dont nous ne pouvons pas nous former une image visuelle. Les ondes hertziennes, les rayons X, les ondes ultra-violettes en existent-elles moins parce que nous ne pouvons pas nous les figurer, ou que du moins nous ne le pouvons qu'en leur attribuant une forme visible qui précisément leur manque. Certes, c'est une des faiblesses de l'infirmité humaine que de ne rien concevoir que ce qui est imagé. De là cette tendance qui nous porte à tout visualiser (si j'ose risquer ici ce mot inélégant, mais expressif).

Revenons donc à nos géodésiques. Celles-ci nous pouvons très bien nous les représenter, car elles sont dans l'Univers, en dépit de ses quatre dimensions, des lignes à une seule dimension pareilles à toutes les lignes que nous connaissons.

L'existence des géodésiques, des lignes de plus courte distance, va nous dévoiler avec éclat la liaison qui, dans le monde euclidien de la science classique, n'était pas apparue, entre l'inertie et la pesanteur. De là était né le distinguo newtonien entre le principe d'inertie et la force gravitante.

Pour nous relativistes, ce distinguo n'est maintenant plus nécessaire. Les masses matérielles, comme la lumière, se propagent en ligne droite loin de tout champ de gravitation, et en ligne courbe près des masses gravitantes. Par raison de symétrie, un point matériel libre ne peut suivre dans l'Univers qu'une géodésique.

Si alors on considère que la force gravitante invoquée par Newton n'existe pas—et une telle action à distance est bien hypothétique,—si on considère que dans l'espace vide il n'y a que des objets librement abandonnés à eux-mêmes, on est irrésistiblement amené à l'énoncé suivant qui réunit sous une forme simple ces sœurs autrefois séparées, l'inertie et la pesanteur. Tout mobile abandonné librement à lui-même décrit dans l'Univers une géodésique.

Loin des astres massifs, cette géodésique est une ligne droite parce que l'Univers y est à peu près euclidien. Près des astres elle est une ligne courbe, parce que l'Univers n'y est plus euclidien.

Admirable conception et qui réunit sous une seule règle le principe d'inertie et la loi de la pesanteur! Synthèse éclatante de la mécanique et de la gravitation, par quoi disparaît la sécession qui naguère en faisait des sciences séparées et incommunicantes!

Dans cette théorie hardie et simple, la gravitation n'est plus une force. Si les planètes décrivent des courbes c'est parce que, près du Soleil, comme près de toute concentration de matière, l'Univers est incurvé. Le plus court chemin d'un point à un autre est une ligne qui ne nous paraît droite, pauvres pygmées que nous sommes, que parce que nous la mesurons avec des règles très petites et sur de faibles longueurs. Si nous pouvions suivre cette ligne sur des millions de kilomètres et pendant un temps suffisant, nous la trouverions infléchie.

En somme, et si on veut me permettre une image qui n'est qu'une analogie, les planètes décrivent des courbes parce qu'elles avancent suivant le chemin le plus facile dans un univers incurvé, de même qu'au vélodrome les cyclistes arrivant au virage n'ont pas besoin de tourner leur guidon, mais n'ont qu'à pédaler droit devant eux, la pente incurvée les obligeant à tourner naturellement. Au vélodrome, comme dans le système solaire, la courbure est d'autant plus marquée qu'on est plus près du bord interne de la piste.

Maintenant il ne reste plus qu'à assigner à l'Univers, à l'espace-temps, une courbure telle, en ses divers points, que les géodésiques représentent exactement les trajectoires des planètes et des corps qui tombent, en admettant que la courbure de l'Univers est causée en chaque point par les masses matérielles présentes ou voisines.

Dans ce calcul, il faut tenir compte aussi de ce que l'«Intervalle», c'est-à-dire la portion de géodésique entre deux points très voisins, doit être un invariant quelque soit l'observateur. Il arrivera donc que, pour l'ivrogne titubant que nous avons déjà invoqué, une même géodésique sera une ligne courbe ou même sinueuse alors qu'elle est une ligne droite pour un observateur immobile. La longueur de cette ligne, qu'on la voie droite ou courbe, reste la même.

Tenu compte de tout cela, et grâce à des prodiges d'habileté mathématique dont nous avons suffisamment indiqué l'objet, Einstein arrive à exprimer sous une forme complètement invariante, la loi de gravitation.

En calculant par la loi de Newton l'«Intervalle» de deux événements astronomiques, par exemple de deux chutes successives de bolides sur le Soleil, on trouverait que cet «Intervalle» n'a pas exactement la même valeur pour des observateurs animés de vitesse différentes et quelconques.

Avec la forme nouvelle donnée par Einstein à la loi, cette différence n'existe plus. Les deux lois sont d'ailleurs très peu différentes, et il fallait s'y attendre étant donnée l'exactitude avec laquelle depuis deux siècles la loi de Newton a été vérifiée par les astronomes. Le perfectionnement apporté par Einstein à la loi de Newton revient en somme (si nous voulons employer le vieux langage de l'Univers euclidien), à considérer celle-ci comme exacte, sous la condition que les distances des planètes au Soleil soient mesurées avec un mètre dont la longueur diminue légèrement en se rapprochant du Soleil.

Il est étonnant que Newton et Einstein arrivent à exprimer sous une forme à peu près identique les mouvements des astres gravitants, car leurs points de départs sont extrêmement différents.

Newton part de l'hypothèse de l'espace absolu, des lois expérimentales du mouvement des planètes exprimées dans les lois de Képler, et de l'assimilation de l'attraction gravitationnelle à une force proportionnelle à la masse. Einstein au contraire fait ses calculs en partant des conditions d'invariance que nous avons indiquées. Il procède en quelque sorte du postulat philosophique, du principe, du besoin d'affirmer que les lois de la nature sont invariantes, indépendantes du point de vue, irrélatives, si j'ose dire. Einstein abandonne même l'hypothèse qui attribuait la courbure des trajectoires gravitationnelles à une force attractive distincte.

Pourtant, parti de ce point de vue totalement différent du point de vue newtonien, et au premier abord moins surchargé d'hypothèses, Einstein arrive à une loi de gravitation qui est presque identique à la loi de Newton.

Ce presque a un prodigieux intérêt, car il va nous permettre de vérifier quelle est la loi exacte: celle de Newton ou celle d'Einstein. Si elles conduisent au même résultat tant qu'il s'agit de vitesses faibles relativement à celle de la lumière, les deux lois donnent des résultats un peu divergents lorsqu'il s'agit de vitesses très grandes. Nous avons vu déjà que la lumière elle-même subit, près du Soleil, une déviation exactement conforme à la loi d'Einstein, et que la loi de Newton au contraire ne prévoyait pas telle.

Mais il y a une autre divergence entre les deux lois. D'après celle de Newton, les planètes décrivent autour du Soleil des ellipses qui—si on néglige les petites perturbations dues aux autres planètes—ont une position rigoureusement fixe.

Posons sur une table une tranche de citron coupée dans la longueur du fruit et imaginons que sur la voûte de la vaste salle hémisphérique au milieu de laquelle nous supposons cette table, soient peintes les principales étoiles, les constellations boréales. Notre tranche de citron possède à peu près la forme d'une ellipse, et si nous assimilons le Soleil à un des pépins, elle peut figurer ainsi l'orbite d'une planète dans l'Univers stellaire. La loi de Newton dit que—toutes corrections faites—l'orbite planétaire garde une orientation fixe parmi les étoiles, durant que la planète en parcourt indéfiniment le tour. Cela veut dire que notre tranche de citron reste immobile.

Au contraire, la loi d'Einstein affirme que l'ellipse orbitale tourne avec beaucoup de lenteur parmi les étoiles tandis que la planète la parcourt. Cela veut dire que notre tranche de citron doit tourner légèrement sur la table de manière que les deux sommets du citron ne restent pas en face des mêmes étoiles peintes sur le mur.

Si on calcule, par la loi d'Einstein, la quantité dont doivent tourner ainsi les orbites elliptiques des planètes on trouve que cette quantité est inobservable à cause de sa petitesse, sauf pourtant pour une planète, la plus rapide de toutes, Mercure.

Mercure accomplit une révolution complète autour du Soleil en 88 jours environ, et la loi d'Einstein montre que son orbite doit tourner en même temps d'un petit angle qui au bout d'un siècle monte à 43 secondes d'arc (43"). Si petite qu'elle soit, cette quantité est de celles que les astronomes avec leurs méthodes raffinées mesurent facilement.

Précisément, dès le siècle passé on avait remarqué que, seule de toutes les planètes, Mercure présentait dans son mouvement une petite anomalie inexplicable par la loi de Newton. Le Verrier fit à ce sujet des calculs prodigieux, pensant que cette anomalie pouvait être due à l'attraction d'un astre ignoré, situé entre Mercure et le Soleil. Il espérait ainsi découvrir par le calcul une planète intra-mercurielle de même qu'il avait découvert la planète transuranienne: Neptune.

Mais jamais l'observation ne révéla la planète annoncée et l'anomalie du mouvement de Mercure continua à faire le désespoir des astronomes. Or en quoi consistait cette anomalie? Précisément en une rotation anormale de l'orbite planétaire, rotation qui, d'après les calculs de Le Verrier, est de 43 secondes d'arc par siècle. Exactement le chiffre qu'on déduit, sans aucune hypothèse, de la loi de gravitation d'Einstein!

Il est vrai que d'après les calculs récents de Grossmann, il résulte des observations astronomiques réunies par Newcomb que la valeur effectivement constatée du déplacement séculaire du périhélie de Mercure est, non pas de 43" comme le croyait Le Verrier, mais de 38" tout au plus. L'accord avec le chiffre théorique d'Einstein pour n'être plus parfait (ce qui était bien extraordinaire) n'en est pas moins excellent, et en deçà des incertitudes de l'observation.

La loi d'Einstein a la même exactitude que celle de Newton tant qu'il s'agit de planètes lentes. Mais pour les astres plus rapides dont l'observation permet de connaître le mouvement avec une précision supérieure, la loi de Newton est en défaut, celle d'Einstein triomphe encore.

Ce perfectionnement de ce qu'on croyait parfait—l'œuvre de Newton—est une belle victoire de l'esprit humain.

L'astronomie, la mécanique céleste y gagnent une précision et une puissance prophétique accrues. Sur les ailes triomphales du calcul, nous savons maintenant mieux que naguère suivre et précéder les orbes d'or des astres, par delà les siècles et dans l'espace démesuré.

Il existe encore un autre criterium de la loi gravitationnelle d'Einstein. Si celle-ci est exacte, la durée d'un phénomène donné augmente, selon Einstein, quand le champ de gravitation devient plus intense. Par conséquent, la durée de vibration d'un atome donné doit être plus grande sur le Soleil que sur la Terre. Les longueurs d'onde des raies spectrales d'un même élément chimique doivent être un peu plus grandes dans la lumière solaire, que dans une lumière d'origine terrestre. C'est ce que des expériences récentes tendent à établir. Mais ici la vérification est moins nette que dans le cas de Mercure, car d'autres causes peuvent intervenir pour modifier les longueurs d'onde de la lumière.

Au total, la puissante synthèse qu'Einstein a appelée la théorie de la Relativité généralisée, et dont nous venons d'embrasser très vite les grandes lignes, est vraiment une haute et belle construction mentale en même temps qu'un splendide outil à explorer le mystère des choses.

Savoir, c'est prévoir. Elle prévoit cette théorie, et mieux que ses aînées. Elle joint pour la première fois en un faisceau unique la gravitation et la mécanique. Elle montre comment la matière impose au monde extérieur une courbure dont la gravitation n'est que l'indice, de même que les algues qu'on voit flotter sur la mer ne sont que les signes du courant qui les entraîne.

Quelques modifications qu'elle puisse subir dans l'avenir—car tout dans la science reste à jamais perfectible—elle a manifesté, parmi les lois de la nature, un peu plus de cette harmonie qui naît de l'Unité.

Mais j'en ai dit assez là-dessus, si j'ai pu faire comprendre, ou plutôt faire sentir ces choses, sans m'aider de cette pure lumière que la Géométrie projette sur l'invisible.

CHAPITRE SEPTIÈME
L'UNIVERS EST-IL INFINI?

Kant et le nombre des astres || Étoiles éteintes et nébuleuses obscures || Extension et aspect de l'Univers astronomique || Diverses sortes d'Univers || Le calcul de Poincaré || Définition physique de l'Infini || L'Infini et l'Illimité || Stabilité et courbure de l'espace-temps cosmique || Étoiles réelles et étoiles virtuelles || Diamètre de l'Univers einsteinien || L'hypothèse des bulles d'éther.

L'univers est-il infini? C'est une question que les hommes se sont toujours posée... sans peut-être en préciser le sens avec exactitude. La théorie de la Relativité généralisée permet de l'aborder sous un angle nouveau et fort subtil.

Kant—ce grognon génial qui trouvait horriblement monotone de voir tous les ans briller le même soleil et fleurir le même printemps—se fondait sur des considérations métaphysiques pour soutenir que l'espace est infini et partout semé d'astres semblables.

Il est peut-être plus prudent de n'examiner ce problème qu'à l'aide des données récentes de l'observation, en fermant soigneusement l'huis de notre discussion sur cette brouilleuse de cartes qu'est la métaphysique. Aussi bien celle-ci nous obligerait à définir l'espace pur, à convenir que nous n'en savons rien et à douter même s'il existe.

La preuve que nous n'en connaissons pas grand'chose est que les newtoniens y croient tandis que les einsteiniens ne le conçoivent que comme un attribut inséparable des objets. Ils définissent l'espace par la matière; il leur faut alors définir celle-ci. Descartes au contraire définissait la matière par l'étendue, c'est-à-dire par l'espace. Cercle vicieux. Le mieux est donc de laisser nettement en dehors de notre exposé les raisonnements métaphysiques de Kant et de nous river éperdûment à l'expérience, à ce qui est mesurable.

Pour simplifier, nous admettrons la réalité de ce continuum où baignent les astres, que parcourent les radiations et que le sens commun appelle l'espace. S'il y avait partout et indéfiniment des étoiles et si le nombre de celles-ci était infini, il y aurait à la fois de l'espace et de la matière partout. Les newtoniens en pourraient triompher comme les einsteiniens, ceux qui croient à l'espace absolu comme ceux qui le nient, les «absolutistes» comme les «relativistes.»

Quel bonheur si les observations astronomiques montraient que le nombre des étoiles est en effet infini, et que par conséquent les tenants des deux opinions contraires peuvent également chanter victoire dans leurs communiqués! Mais que montrent les observations astronomiques?

Certains ont nié a priori que le nombre des étoiles pût être infini. Le nombre des étoiles, disaient-ils, pourrait être augmenté; il n'est donc pas infini puisqu'on ne peut rien ajouter à l'infini. Ce raisonnement est spécieux, mais faux, bien que Voltaire s'y soit laissé prendre. Point n'est besoin d'être grand clerc ès mathématiques pour savoir qu'on peut toujours ajouter à un nombre infini et qu'il existe des quantités infinies qui sont elles-mêmes infiniment petites par rapport à d'autres.

Venons-en donc aux faits.

Si l'Univers des étoiles est sans fin, il n'y a pas une seule ligne visuelle menée de la Terre vers le ciel qui ne doive rencontrer un de ces astres. L'astronome Olbers a remarqué que le ciel nocturne serait alors tout entier d'un éclat comparable à celui du Soleil. Or l'éclat total de toutes les étoiles réunies n'est guère que 3 000 fois celui d'une étoile de première grandeur, c'est-à-dire trente millions de fois plus petit que celui du Soleil.

Mais cela ne prouve rien, car le raisonnement d'Olbers est faux pour deux raisons. D'une part, il y a nécessairement dans le ciel beaucoup d'étoiles éteintes ou obscures. Nous en connaissons qui sont fort bien étudiées et même pesées, et qui manifestent leur existence en venant périodiquement éclipser les étoiles voisines autour desquelles elles tournent. D'autre part, on a découvert depuis peu que l'espace céleste est occupé sur de larges étendues par des masses gazeuses obscures et des nuages de poussière cosmique qui absorbent la lumière des astres situés au delà. On voit bien que l'existence d'un nombre infini d'étoiles est parfaitement compatible avec la faible clarté du ciel nocturne.

Et maintenant, si nous ajustons nos besicles... nos télescopes, veux-je dire, et si nous passons du domaine du possible à celui du réel, les observations astronomiques récentes nous fournissent un certain nombre de faits fort remarquables, et qui conduisent irrésistiblement aux conclusions suivantes.

Le nombre des étoiles n'est pas, comme on l'a cru longtemps, limité par la seule puissance des lunettes. Lorsqu'on s'éloigne du Soleil le nombre des étoiles contenues dans l'unité de volume, la fréquence des étoiles, la densité de la population stellaire, si j'ose dire, ne restent pas uniformes, mais diminuent à mesure qu'on approche des confins de la Voie Lactée.

Celle-ci est un gigantesque archipel d'astres et notre Soleil paraît situé dans sa région centrale. Cet amas, cette fourmilière d'étoiles dont nous faisons partie a grossièrement la forme d'un boîtier de montre dont l'épaisseur serait à peu près la moitié de sa largeur. La lumière qui va en une seconde de la Terre à la Lune, en huit minutes de la Terre au Soleil, en trois ans de la Terre à l'étoile la plus proche, la lumière a besoin d'au moins 30 000 ans, 300 siècles, pour parcourir la Voie Lactée.

Celle-ci contient un nombre d'étoiles compris entre 500 et 1 500 millions. C'est un très petit nombre, au plus égal à celui des êtres humains sur la Terre, et beaucoup plus petit que celui des molécules de fer que renferme une tête d'épingle.

En outre on a découvert des amas très serrés d'étoiles, comme la Nuée de Magellan, l'Amas d'Hercule et divers autres qui ne paraissent guère dépasser les confins de notre Voie Lactée, et sont comme ses faubourgs. Ces faubourgs semblent d'ailleurs s'étendre très loin et surtout d'un côté de la Voie Lactée, et le plus éloigné n'est peut-être pas à moins de 200 000 années de lumière de nous.

Au delà, l'espace paraît désert et privé d'étoiles sur des distances énormes par rapport aux dimensions de notre Univers lacté tel que nous venons de le définir. Mais plus loin encore?

Eh bien! plus loin, on trouve ces astres singuliers, que sont les nébuleuses spirales, posés comme des escargots d'argent dans le jardin des étoiles et dont on a repéré plusieurs centaines de mille. Certains astronomes croient que les amas spiraloïdes d'étoiles sont peut-être des annexes de la Voie Lactée, et des images réduites de celle-ci. Le plus grand nombre incline à penser, par des raisons très fortes, que les nébuleuses spirales sont des systèmes en tout analogues à la Voie Lactée et de dimensions comparables aux siennes.

Dans le premier cas, l'ensemble des astres accessibles à nos télescopes a des dimensions franchissables à la lumière en quelques centaines de milliers d'années. Dans la seconde hypothèse les dimensions de l'Univers stellaire dont nous faisons partie sont encore décuplées et c'est des millions d'années au moins qu'il faudrait à la lumière pour les parcourir.

Dans le premier cas, l'Univers stellaire tout entier, tel qu'il nous est accessible, est constitué par la Voie Lactée et ses annexes, c'est-à-dire par une concentration locale d'étoiles au delà de laquelle on n'observe rien. L'Univers stellaire est donc pratiquement limité, ou du moins fini.

Dans le cas contraire, la Voie Lactée n'est plus qu'une des myriades de nébuleuses spirales qu'on observe. La nébuleuse spirale (avec ses centaines de millions d'étoiles) joue dans cet Univers agrandi le même rôle que l'étoile dans l'Univers lacté. Le problème se pose comme auparavant, mais sur une plus vaste échelle: de même que la Voie Lactée est formée d'un amas, d'une concentration d'étoiles en nombre fini—cela l'observation le prouve,—de même l'Univers accessible est-il formé d'un amas de nébuleuses spirales en nombre fini?

Sur ce dernier point l'expérience n'a pas encore prononcé. Mais il est probable, à mon sentiment, que lorsque nos instruments seront d'une puissance proportionnée à ce vaste problème, c'est-à-dire bientôt... dans quelques siècles, ils répondront: oui.

S'il en était autrement, si la répartition des nébuleuses spirales restait toujours à peu près la même, à mesure qu'on s'éloigne, le calcul montre que, l'attraction étant en raison inverse du carré des distances, la gravitation croîtrait au delà de toute limite dans cet univers, par exemple dans la région où nous vivons. Or cela n'est pas.

Ceci prouve: soit que, aux très grandes distances, l'attraction de deux masses décroît un peu plus vite que suivant l'inverse du carré des distances (ce qui n'est pas tout à fait impossible), soit que le nombre des systèmes stellaires et des étoiles est fini. Personnellement j'incline vers la seconde hypothèse, mais elle est indémontrable. En ces matières il y a toujours une alternative, toujours un moyen d'échapper suivant la pente de ses préférences, et rien en somme ne permet réellement d'affirmer que le nombre des étoiles est fini.

En partant de la valeur moyenne, telle qu'on l'observe, des mouvements propres des étoiles voisines de nous, Henri Poincaré a calculé que le nombre total des étoiles de la Voie Lactée doit être d'environ 1 milliard. Ce nombre concorde bien avec celui qui résulte expérimentalement des jaugeages astro-photographiques.

Il a montré aussi que les mouvements propres des étoiles devraient être plus forts, s'il y avait beaucoup plus d'étoiles que nous n'en voyons! C'est ainsi que les calculs de Poincaré sont contraires à l'hypothèse d'une extension indéfinie de l'Univers stellaire, puisque le nombre des étoiles «comptées» concorde à peu près avec le nombre qui a été «calculé». Mais, encore un coup, ces calculs ne prouvent plus rien si la loi d'attraction n'est pas tout à fait l'inverse du carré, aux distances énormes.

Pourtant si l'Univers est fini, dans l'espace tel que le conçoit la science classique, la lumière des étoiles et les étoiles isolées elles-mêmes iraient peu à peu se perdre sans retour dans l'infini, et le cosmos s'évanouirait. Notre esprit répugne à cette conséquence et les observations astronomiques ne montrent aucun indice d'une telle dislocation.

En un mot dans l'espace des «absolutistes» l'Univers stellaire ne peut être infini que si la loi du carré des distances n'est pas tout à fait exacte pour des masses très éloignées, et il ne peut être fini que s'il est éphémère dans le temps.

D'ailleurs pour Newton, l'Univers stellaire pourrait être fini dans un Univers infini, puisque l'espace pour lui ne suppose point la matière. Pour Einstein au contraire, l'Univers tout court et l'Univers matériel ou stellaire sont une seule et même chose, puisqu'il n'y a point d'espace sans matière ou énergie.

Les difficultés et les incertitudes précédentes disparaissent en grande partie lorsqu'on considère l'espace ou plutôt l'espace-temps du point de vue einsteinien de la Relativité généralisée.

Que signifient ces mots: l'Univers est infini? Du point de vue einsteinien, comme du point de vue newtonien, comme du point de vue pragmatiste cela veut dire: Si je marche droit devant moi, toujours et jusqu'à la fin de l'éternité, je ne reviendrai jamais à mon point de départ.

Est-ce possible? Newton dit nécessairement oui, puisque l'espace pour lui s'étend, indéfini, indépendant des corps qui y sont plongés, que le nombre des étoiles soit ou non limité.

Mais Einstein dit: non. Pour le relativiste, l'Univers peut n'être pas infini. Est-il donc borné, limité par je ne sais quelles balustrades? Non. Il n'est pas limité.

Quelque chose peut être illimité sans être infini. Par exemple un homme qui se déplace à la surface de la Terre pourra en faire indéfiniment le tour en tous sens sans être arrêté par une limite. La surface de la Terre ainsi envisagée, comme la surface d'une sphère quelconque est donc à la fois finie et illimitée. Eh bien! il suffit de reporter, dans l'espace à trois dimensions, ce qui se passe dans l'espace à deux dimensions qu'est la surface sphérique, pour comprendre que l'Univers puisse être à la fois fini et illimité.

Nous avons vu que, par suite de la gravitation, l'Univers einsteinien n'est pas euclidien mais incurvé. Il est difficile sinon impossible, nous l'avons déjà dit, de se représenter, de visualiser une incurvation de l'espace. Mais cette difficulté ne doit exister que pour notre imagination limitée par nos habitudes sensibles, non pour notre raison qui va plus loin et plus haut. Car c'est encore une des erreurs les plus fréquentes des hommes de croire que l'imagination a des ailes plus puissantes que la raison. Pour être persuadé du contraire il suffit de comparer ce que les anciens les plus poétiques avaient pu rêver au sujet de la voûte étoilée et ce que la science moderne nous y montre....

Voici alors comment notre problème se pose.

Négligeons, pour l'instant, la répartition un peu irrégulière des étoiles dans notre système stellaire, et supposons-la à peu près homogène. Quelle est la condition pour que cette répartition des étoiles sous l'influence de la gravitation demeure stable? La réponse fournie par le calcul est: pour cela la courbure de l'espace doit être constante et telle que l'espace se ferme sur lui-même à la manière d'une surface sphérique.

Les rayons de lumière des étoiles peuvent faire éternellement, indéfiniment le tour de cet Univers illimité et pourtant fini. Si le cosmos est sphérique de la sorte, on peut même penser que les rayons émanés d'une étoile, du Soleil par exemple, iront converger au point diamétralement opposé de l'Univers après en avoir fait le tour.

On pourrait s'attendre alors à voir, en des points opposés du ciel, des étoiles dont l'une ne serait que l'image, que le fantôme de l'autre, que son «double» au sens où les anciens Égyptiens entendaient ce mot. Au vrai, ce «double», cette étoile-image, nous représenterait, non pas ce qu'est l'étoile génératrice, l'étoile-objet, mais ce qu'elle était à l'époque où elle a émis les rayons qui forment cette image, c'est-à-dire des millions d'années auparavant.

Si d'un point donné du système stellaire, par exemple de notre planète, nous observons en même temps l'étoile-objet et l'étoile-image, la réalité et le mirage, nous les verrons bien différentes l'une de l'autre, puisque l'image nous montrera l'objet tel qu'il était des milliers de siècles auparavant. Il pourra même arriver que l'étoile-image soit plus brillante que l'étoile-objet parce que, dans l'intervalle, celle-ci se sera éteinte, peu à peu refroidie par les siècles.

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