Einstein et l'univers: Une lueur dans le mystère des choses
En fait, il est improbable que nous trouvions souvent de ces astres-fantômes, de ces étoiles-virtuelles, filles lumineuses et irréelles des lourds soleils. La raison en est que les rayons dans leur trajet à travers l'univers seront en général déviés par les étoiles non loin desquelles ils passeront. Leur concentration, leur convergence sera donc rarement parfaite à l'antipode de l'étoile réelle. Et puis ces rayons auront été plus ou moins absorbés par les matières cosmiques rencontrées chemin faisant. Pourtant il n'est point impossible que quelquefois dans l'avenir les astronomes observent ce phénomène. Il n'est point impossible qu'ils l'aient déjà, sans le savoir, observé dans le passé!
Mais ce que les observateurs n'ont pas fait hier, ils le pourront demain grâce aux suggestions de la science nouvelle, et c'est ainsi qu'elle va bouleverser peut-être l'astronomie d'observation et y trouver quelque jour l'éclatante auréole de nouvelles vérifications.
Conséquences étonnantes, follement imprévues, des nouvelles conceptions et qui dépassent par leur poésie fantastique toutes les constructions les plus romanesques de l'extrapolation imaginative.
Le réel ou du moins le possible monte à des hauteurs vertigineuses où jamais n'avaient atteint les ailes dorées de la fantaisie.
J'ai parlé tout à l'heure des millions d'années que la lumière emploie à faire le tour de notre Univers incurvé. C'est qu'en partant de la valeur à peu près connue de la quantité de matière incluse dans la Voie Lactée on peut calculer facilement la courbure du monde et son rayon. On trouve que ce rayon a une valeur au minimum égale à 150 millions d'années de lumière.
Il faut donc au moins 900 millions d'années à la lumière pour faire le tour de l'Univers si celui-ci est limité à la Voie Lactée et à ses annexes. Le chiffre est parfaitement compatible avec ceux que nous ont donnés ci-dessus les observations astronomiques pour la dimension du système galactique, et aussi avec ceux—beaucoup plus grands—que nous avons obtenus en assimilant les nébuleuses spirales à des Voies Lactées.
Ainsi, pour le relativiste, l'Univers peut être illimité sans être infini.
Quant au pragmatiste qui marche droit devant lui—c'est-à-dire qui suit ce qu'il appelle une ligne droite: le trajet de la lumière—il finira forcément par retrouver l'astre d'où il est parti, pourvu qu'il dispose d'un temps suffisant. Il dira donc, si telle est la nature des choses: l'Univers n'est pas infini.
L'infinité ou la finité de l'Univers peut donc en principe être contrôlée par l'expérience, et on pourra vérifier quelque jour si le cosmos dans son ensemble et si l'espace sont newtoniens ou einsteiniens. Malheureusement, c'est une expérience de très longue haleine et qui soulèvera quelques petites difficultés pratiques.
On peut donc, sans trop se compromettre jusqu'à nouvel ordre, ne pas se croire obligé de choisir entre les deux conceptions et laisser planer le bénéfice du doute sur celle des deux qui est fausse....
Il y a d'ailleurs peut-être encore une troisième issue sinon pour le pragmatiste, du moins pour le philosophe, j'entends par là le physicien, me souvenant que les Anglais appellent la physique Natural Philosophy.
Voici: si tout ce que nous connaissons d'astres se rattache à notre Voie Lactée, d'autres Univers très éloignés peuvent nous être inaccessibles parce qu'ils sont optiquement isolés du nôtre, peut-être par les phénomènes d'absorption cosmique de la lumière dont nous avons parlé déjà.
Mais ceci pourrait être aussi causé par autre chose qui choquera peut-être quelques relativistes mais semblera possible aux newtoniens. L'éther, ce milieu qui transmet les vibrations lumineuses et dont Einstein lui-même a fini par réadmettre l'existence tout en lui refusant ses propriétés cinématiques habituelles; l'éther, dis-je, et la matière, semblent de plus en plus n'être que des modalités l'un de l'autre. Nous l'avons expliqué dans un chapitre précédent, d'après les découvertes physiques les plus récentes. Rien ne prouve donc que ces deux formes de la substance ne soient pas toujours associées l'une à l'autre.
N'ai-je pas alors le droit de penser que peut-être notre Univers visible tout entier, concentration locale de matière, n'est qu'une bulle d'éther isolée? Si l'espace absolu existe (ce qui ne veut pas dire qu'il nous soit sensible, accessible), il est indépendant non seulement de la matière, mais de l'éther. Et alors, autour de notre Univers, s'étendent des espaces vides d'éther. D'autres Univers, peut-être, palpitent au delà, et ces mondes sont à jamais pour nous comme s'ils n'étaient pas.
Rien de sensible, rien de connaissable ne peut nous en parvenir; rien ne peut franchir les abîmes noirs et muets qui entourent notre île stellaire.
Nos regards sont à jamais prisonniers dans cette monade géante... et déjà trop petite.
«Il y a donc des choses qu'on ne saura jamais et qui, pourtant, existent peut-être?» vont s'écrier les naïfs étonnés. Plaisante prétention de vouloir tout contenir dans quelques centimètres cubes de substance grise....
CHAPITRE HUITIÈME
SCIENCE ET RÉALITÉ
L'absolu einsteinien || La Révélation par la Science || Discussion des bases expérimentales de la relativité || Autres explications possibles || Arguments en faveur de la contraction réelle de Lorentz || L'espace newtonien peut être distinct de l'espace absolu || Le réel est une forme privilégiée du possible || Deux attitudes en face de l'inconnu.
Et maintenant il faut conclure.
La réalité, vue à travers le prisme aigu de la science, a-t-elle changé d'aspect avec les nouvelles théories? Oui, assurément. La doctrine relativiste prétend avoir rendu plus parfait l'achromatisme de ce prisme, et rectifié du même coup l'image qu'il nous donne du monde.
Le temps et l'espace, ces deux pôles autour desquels tournait la sphère des données sensibles, et qu'on croyait inébranlables se sont vus déposséder de leur puissante fixité. A leur place Einstein fait surgir ce continuum où baignent les êtres et les phénomènes: l'espace-temps à quatre dimensions et où le temps et l'espace sont liés à un joug commun.
Mais ce continuum lui-même n'est plus qu'une forme flasque, sans rigidité et qui docilement s'applique à tout. Plus rien de fixe, puisque aucun repère défini n'existe, où nous puissions encadrer les phénomènes; puisque au bord de l'océan où flottent les choses, il ne reste plus aucun de ces solides anneaux où les marins naguère amarraient les vaisseaux.
Jusqu'ici la théorie de la relativité mérite bien son nom. Mais voici que malgré elle, encore que par elle et en dépit de son nom même, surgit quelque chose qui dans le monde extérieur semble avoir une existence indépendante et déterminée, une objectivité, une réalité absolue. C'est l'Intervalle des événements qui, lui, à travers toutes les fluctuations des choses, quelle que soit la diversité infinie des points de vue, la mobilité des repères, demeure constant, invariable.
De cette donnée, qui, philosophiquement parlant, participe étrangement des qualités intrinsèques tant reprochées au vieil espace absolu, au vieux temps absolu, dérive en réalité toute la partie constructive de la Relativité, toute celle qui a conduit aux splendides vérifications que nous avons dites.
Ainsi la théorie de la Relativité, dans ce qui en fait un monument scientifique utile, un outil constructif, un instrument de découverte, semble renier son nom et sa source même. Elle est une théorie d'un nouvel absolu: l'Intervalle représenté par les géodésiques de l'Univers quadridimensionnel. Elle est une nouvelle théorie absolue. Tant il est vrai que, même dans la science, on ne construit rien sur la négation pure.
Pour créer il faut affirmer.
La théorie de la Relativité a obtenu des victoires éclatantes que la sanction impérieuse des faits a couronnées. Nous en avons donné, dans les chapitres précédents, les exemples les plus étonnants. Mais dire de cette théorie qu'elle est vraie parce qu'elle a prédit des phénomènes vérifiés ensuite, ce serait la juger d'un point de vue trop étroitement pragmatiste. Ce serait aussi—et il y a là un danger—barrer la route à des élans de la pensée vers d'autres chemins où il y aura encore des fleurs à cueillir. Gardons-nous-en bien.
Il importe donc en dépit et à cause même de ses succès, de diriger sur les bases de la doctrine nouvelle le faisceau lumineux de la critique. César montant au Capitole devait entendre auprès de son char les soldats plaisanter ses travers et rabattre sa superbe. La théorie de la Relativité, si magnifiquement qu'elle avance sur la voie triomphale, doit elle aussi connaître qu'elle a des limites et peut-être des faiblesses.
Avant de la fouiller pourtant, avant d'y projeter une lumière crue, une remarque s'impose.
Quelles que soient les incertitudes des théories physiques, quelle que soit l'imperfection éternelle et fatale de la science, une chose doit être ici affirmée: Les vérités scientifiques sont les mieux fondées, les plus certaines, les moins douteuses des vérités que nous puissions connaître touchant le monde extérieur. Si la science ne peut nous dévoiler tout à fait la nature des choses, il n'est rien qui puisse nous la faire connaître autant qu'elle. Les vérités du sentiment, de la foi, de l'intuition sont irréductibles à celles de la science tant qu'elles restent des vérités du monde intérieur; elles sont sur un autre plan.
Mais si elles prétendaient se montrer adéquates au monde extérieur—ce qui serait leur seule cause de faiblesse—elles se subordonnent dès cet instant à la réalité sensible, à la recherche scientifique de la vérité.
C'est donc un non-sens de vouloir opposer la prétendue «faillite de la science» à la certitude que d'autres disciplines nous apportent touchant le monde extérieur. La faillite de l'une entraîne celle des autres. Tant qu'il ne s'agit plus de l'oasis intime où fleurissent les sereines réalités du sentiment, mais du désert aride et mal exploré du monde extérieur, les données scientifiques sont la base de toutes les autres. Ébranler celles-là, c'est ébranler celles-ci. Un coup de bélier dans un rez-de-chaussée, s'il le fait écrouler, démolit sûrement aussi les étages supérieurs.
Au vrai, il semble que rien ne manifeste ici-bas la présence mystique du divin autant que cette harmonie éternelle et inflexible qui lie les phénomènes et qu'expriment les lois scientifiques. La science qui nous montre le vaste univers ordonné, cohérent, harmonieux, mystérieusement uni, organisé comme une vaste et muette symphonie, dominé par la loi et non par le caprice, par des règles inéluctables et non par des volontés particulières, la science n'est-elle pas, après tout, une Révélation?
Là doit être, là sera la conciliation nécessaire entre les esprits dociles à la réalité sensible et ceux qu'obsède le mystère métaphysique.
Proclamer la faillite de la science, si cela veut dire autre chose que proclamer la faiblesse humaine, dont nul ne doute hélas! c'est en réalité dénigrer cette part du divin qui est accessible à nos sens, celle que la science nous dévoile.
En somme, toute la synthèse einsteinienne découle du résultat de l'expérience de Michelson, ou du moins d'une interprétation particulière de ce résultat.
Le phénomène de l'aberration des étoiles prouve que le milieu qui transmet leur lumière jusqu'à notre œil ne participe pas à la translation de la Terre autour du Soleil. Ce milieu les physiciens l'appellent l'éther. Lord Kelvin qui a mérité l'honneur de reposer à Westminster sous la dalle contiguë à celle où gît Newton, considérait avec raison l'existence de l'éther interstellaire comme aussi bien prouvée que celle de l'air que nous respirons; car sans ce milieu la chaleur solaire, mère et nourrice de toute vie terrestre, ne parviendrait pas jusqu'à nous.
Dans la théorie de la relativité restreinte, Einstein, nous l'avons vu, interprète les phénomènes sans faire intervenir l'éther, ou du moins sans faire intervenir les propriétés cinématiques habituellement attribuées à cette substance. Autrement dit la relativité restreinte n'affirme ni ne nie l'éther classique; elle l'ignore.
Mais cette indifférence à l'égard de l'éther, ce dédain disparaît dans la théorie de la Relativité généralisée. Nous avons vu dans un chapitre précédent que les trajectoires des corps gravitants et de la lumière procèdent directement, d'après cette théorie, d'une courbure particulière et du caractère non euclidien du milieu qui, dans le vide, avoisine les corps massifs, c'est-à-dire de l'éther. Celui-ci, bien que ses propriétés cinématiques ne soient pas pour Einstein ce qu'elles sont pour les classiques, devient le substratum de tous les événements de l'Univers. Il reprend son importance, sa réalité objective. Il est le milieu continu où évoluent les faits spatio-temporels.
Donc sous sa forme générale, et en dépit de l'attitude cinématique nouvelle qu'elle lui attribue, la théorie générale d'Einstein admet l'existence objective de l'éther.
L'aberration des étoiles montre ce milieu immobile par rapport à la translation de la Terre sur son orbite.
Le résultat négatif de l'expérience de Michelson tend au contraire à prouver qu'il participe à ce mouvement de la Terre. L'hypothèse de Fitzgerald-Lorentz concilie cette antinomie en admettant que l'éther ne participe réellement pas à la translation terrestre, mais que tous les corps qui s'y déplacent subissent dans le sens de ce déplacement une contraction. Celle-ci croît avec leur vitesse dans l'éther, ce qui explique le résultat négatif de Michelson.
L'explication de Lorentz a paru inadmissible à Einstein, à cause de quelques invraisemblances que nous avons signalées, et surtout parce qu'elle suppose l'existence dans l'Univers d'un système de références privilégiées qui ressuscite l'espace absolu de Newton. Einstein en vertu du principe que tous les points de vue sont également relatifs, n'admet pas qu'il y ait dans l'Univers des observateurs privilégiés—ceux qui sont immobiles dans l'éther—qui verraient les choses telles qu'elles sont tandis que ces choses seraient déformées pour tout autre observateur.
Et alors, tout en conservant la contraction de Lorentz et les formules qui l'expriment, Einstein affirme que cette contraction existe, mais n'est qu'une apparence, une sorte d'illusion d'optique provenant de ce que la lumière qui nous définit les objets ne se propage pas instantanément, mais avec une vitesse finie. Cette propagation de la lumière se fait suivant des lois telles que précisément l'espace et le temps apparent soient déformés conformément aux formules de Lorentz. Telle est la base de la relativité spéciale d'Einstein.
Ainsi les deux premières explications possibles du résultat négatif de l'expérience de Michelson sont:
1o Il y a une contraction des objets mobiles dans l'éther immobile, substratum fixe des phénomènes. Cette contraction est réelle, croît avec la vitesse du mobile par rapport à l'éther. C'est l'explication de Lorentz.
2o Il y a une contraction des objets mobiles par rapport à un observateur quelconque. Cette contraction n'est qu'une apparence due aux lois de la propagation de la lumière. Elle croît avec la vitesse du mobile par rapport à l'observateur. C'est l'explication d'Einstein.
Mais il y a encore—pour le moins—une troisième explication possible. Elle introduit des hypothèses nouvelles et même insolites, mais nullement absurdes. D'ailleurs c'est surtout en physique que le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. Elle montrera, que même en dehors de celle de Lorentz, on peut rendre compte du résultat de Michelson autrement que par l'interprétation einsteinienne.
Voici cette troisième hypothèse explicative:
Chaque corps matériel entraîne avec lui, comme une sorte d'atmosphère, l'éther qui lui est lié. Il existe en outre dans le vide interastral un éther immobile, insensible au mouvement des corps matériels qui s'y meuvent, et que, pour le distinguer de l'éther lié aux corps, nous appellerons le suréther. Ce suréther occupe tout le vide interstellaire et se superpose près des astres à l'éther qu'ils entraînent. L'éther et le suréther se transpénètrent de même qu'ils transpénètrent la matière, et les vibrations qu'ils transmettent s'y propagent indépendamment. Quand un corps matériel émet des trains d'ondes dans l'éther qui l'entoure, celles-ci sont animées par rapport à lui de la vitesse constante de la lumière. Mais lorsqu'elles ont traversé la couche relativement mince d'éther liée à ce corps matériel, et qui se fond graduellement dans le suréther, c'est dans celui-ci que se fait leur propagation et c'est par rapport à lui qu'elles prennent progressivement leur vitesse.
C'est ainsi qu'un bateau traversant le lac de Genève avec une certaine vitesse possède, vers le milieu du lac, cette vitesse par rapport à l'étroit courant qu'y fait le Rhône, puis la reprend par rapport au lac immobile.
Ainsi, bien qu'émanées d'astres qui s'éloignent ou s'approchent de nous, les rayons lumineux des étoiles posséderont la même vitesse lorsqu'ils nous parviendront, et qui sera la vitesse commune que leur impose le suréther. Ainsi, d'autre part, les rayons des étoiles arrivant à nos lunettes seront propagés jusqu'à nous par le suréther et sans que la très mince couche d'éther mobile avec la Terre ait pu troubler cette propagation.
Dans ces hypothèses tous les faits s'expliquent et se concilient: 1o l'aberration des étoiles, parce que les rayons qui nous en arrivent nous sont transmis sans altération par le suréther; 2o le résultat négatif de l'expérience de Michelson, parce que la lumière que nous produisons au laboratoire se propage dans l'éther entraîné par la Terre et où elle est née; 3o le fait qu'en dépit du rapprochement ou de l'éloignement des étoiles, leurs rayons nous arrivent avec la vitesse commune qu'ils ont acquise dans le suréther, peu après leur émission.
Cette explication, si étrange qu'elle puisse paraître, n'est pas absurde et ne soulève aucune difficulté qu'on ne puisse surmonter. Elle prouve que si le résultat de Michelson constitue une sorte de cul-de-sac, il est pour en sortir d'autres issues que la théorie d'Einstein.
En résumé, pour échapper aux difficultés, aux apparentes contradictions manifestées par l'expérience, à l'antinomie qui existe entre l'aberration et le résultat de Michelson, trois voies nous sont offertes, et qui se ramènent à cette alternative:
1o La contraction des corps par la vitesse est réelle (Lorentz).
2o La contraction des corps par la vitesse n'est qu'une apparence due aux lois de propagation de la lumière (Einstein).
3o La contraction des corps par la vitesse n'est ni une réalité ni une apparence; elle n'existe pas (hypothèse du suréther conjugué à l'éther).
Cela prouve que l'explication einsteinienne des phénomènes n'est nullement imposée par les faits, ou du moins n'est pas imposée par eux impérativement et à l'exclusion de toute autre.
Est-elle du moins imposée par la raison, par les principes, par le caractère d'évidence de ses prémisses rationnelles, parce qu'elle ne choque pas, à l'égal des autres, le bon sens et nos habitudes mentales?
On pourrait le croire d'abord, lorsqu'on la compare à la doctrine de Lorentz,—et pour ne pas surcharger cette discussion, je laisserai provisoirement de côté la troisième théorie explicative qui a été esquissée, celle du suréther.
Ce qui a paru choquant dans l'hypothèse de la contraction réelle de Lorentz c'est en premier lieu que cette contraction ne dépend que de la vitesse des objets, nullement de leur nature; c'est qu'elle est la même pour tous quelle que soit leur substance, leur composition chimique, leur état physique.
A la réflexion cette chose étrange paraît moins inadmissible. Ne savons-nous pas en effet que les atomes sont tous formés des mêmes électrons dont l'arrangement et le nombre atomique diffèrent seuls et seuls différencient les corps.
Si alors les électrons communs à toute matière subissent ensemble, de même que leurs distances relatives, une contraction due à la vitesse, il est en somme assez naturel de penser que le résultat puisse être identique pour tous les objets. Quand la chaleur dilate une grille de fer de longueur donnée, la quantité dont une température de cent degrés surélève et élargit cette grille sera la même, que celle-ci compte dix barreaux ou cent barreaux d'acier au mètre courant, pourvu qu'ils soient identiques.
Ce n'est donc pas là en définitive que réside l'invraisemblance qui a fait rejeter par les relativistes la théorie de Lorentz.
C'est dans les principes mêmes de cette théorie, c'est parce qu'elle admet dans la nature un système de référence privilégié, l'éther immobile par rapport à quoi les corps se déplacent.
Examinons cela d'un peu plus près.
On a dit que l'éther immobile de Lorentz est en somme une résurrection de l'espace absolu de Newton tant attaqué par les relativistes. Rien n'est moins sûr. Si, comme nous l'avons supposé dans le chapitre précédent, notre Univers stellaire n'est qu'une gigantesque bulle d'éther divaguant dans un espace vide d'éther, parmi d'autres bulles d'éther à jamais inconnaissables à l'homme, il est évident que la gouttelette éthérée qui constitue notre Univers peut très bien être en mouvement dans l'espace qui l'entoure et qui serait le véritable espace absolu.
De ce point de vue, l'éther lorentzien ne peut donc être assimilé à l'espace absolu. Faire cette assimilation revient à dire que l'espace dénommé absolu par Newton ne mérite peut-être pas ce nom. Si l'espace newtonien n'est que le continu physique où se déroulent les événements de notre Univers particulier, il n'est alors rien moins qu'absolument immobile.
Toute la querelle faite à Newton revient en ce cas à lui reprocher une impropriété d'expression, et d'avoir appelé absolu ce qui n'est que privilégié pour un Univers donné.
Ce serait une querelle grammaticale, et Vaugelas n'a jamais suffi à bouleverser la Science.
Mais les relativistes, ou du moins ces relativistes impénitents que sont les einsteiniens ne se contenteront pas de cela. Il ne leur suffit point que l'espace newtonien avec tous ses privilèges ne soit peut-être pas l'espace absolu.
Notre conception de l'Univers, île mouvante d'éther, concilierait très bien la prééminence de l'espace newtonien et l'agnosticisme qui nous dénie toute emprise sur l'absolu. Cela encore un coup ne suffit pas aux einsteiniens. Ce qu'ils entendent faire, c'est dépouiller résolument l'espace newtonien sur lequel a été construit la mécanique classique, de tous ses privilèges. C'est faire rentrer cet espace dans le rang, c'est le réduire à être l'analogue de tous les autres espaces qu'on peut imaginer et qui se meuvent arbitrairement par rapport à lui: rien de plus.
Du point de vue agnostique, du point de vue sceptique et douteur, cette attitude est forte et belle. Mais au cours de ce volume nous avons assez admiré la puissante synthèse théorique d'Einstein et les surprenantes vérifications à quoi elle a conduit, pour avoir le droit de faire maintenant nos réserves. On peut mettre en doute même les dénégations des douteurs, car elles aussi, en fin de compte sont des affirmations.
Nous croyons qu'en face de l'attitude philosophique des einsteiniens, en face de ce que j'appellerais volontiers leur relativisme absolu, il est permis de s'insurger un peu et de dire ceci:
Oui, tout est possible, ou du moins beaucoup de choses sont possibles mais toutes ne sont pas. Oui, si je pénètre dans un appartement inconnu, la pendule du salon peut être ronde, carrée ou octogone. Mais lorsque franchissant la porte j'ai vu que cette pendule est carrée, j'ai le droit de dire: elle est carrée; elle a le privilège d'être carrée, c'est un fait qu'elle n'est ni ronde, ni octogone.
De même dans la nature. Le continu physique qui, comme un vase, épouse les phénomènes de l'Univers, pourrait avoir par rapport à moi—et tant que je ne l'ai pas observé—des mouvements ou des formes quelconques. Mais en fait, il est ce qu'il est, et il ne peut être en même temps des choses différentes. L'horloge du salon ne peut être à la fois toute en or et toute en argent.
On peut donc concevoir, parmi les possibilités que nous imaginons dans le monde extérieur, une possibilité privilégiée: celle qui est effectivement réalisée, celle qui existe.
Le relativisme total des einsteiniens revient à affirmer l'Univers tellement extérieur à nous que nous n'avons aucun moyen d'y distinguer le réel du possible, en ce qui concerne l'espace et le temps. Les newtoniens au contraire affirment que l'espace réel, le temps réel se manifestent à nous par des signes particuliers. Nous analyserons plus loin ces signes.
En somme les relativistes purs ont cherché à échapper à la nécessité de supposer une réalité inaccessible.
C'est un point de vue à la fois beaucoup plus modeste et beaucoup plus outrecuidant que celui des newtoniens, des «absolutistes».
Plus modeste, parce que selon l'einsteinien nous ne pouvons pas connaître certaines choses que l'absolutiste pense au contraire pouvoir approcher: le temps et l'espace réels. Plus outrecuidant, parce que le relativiste affirme qu'il n'y a pas de réalité autre que celle qui est accessible à l'observation. Pour lui inconnaissable et inexistant sont presque synonymes. C'est pourquoi Henri Poincaré qui fut, avant Einstein, le plus profond des relativistes répétait sans cesse que les questions concernant l'espace et le temps absolus n'ont «aucun sens».
En définitive les einsteiniens ont fait leur devise du mot d'Auguste Comte: Tout est relatif et cela seul est absolu.
En face, Newton dont Henri Poincaré se refusait énergiquement à admettre les prémisses spatio-temporelles, et avec lui la science classique, ont une attitude que Newton a admirablement définie lui-même lorsqu'il écrivait: «Je ne suis qu'un enfant qui joue sur le rivage, m'amusant à trouver de temps en temps un caillou mieux poli ou un coquillage plus beau que d'ordinaire, pendant que le grand océan de la vérité reste toujours inexploré devant moi.» Newton affirme que cet océan est inexploré, seulement il affirme qu'il existe, et de la forme des coquillages trouvés, il déduit certaines des qualités de cet océan, et notamment celles qu'il appelle le temps et l'espace absolus.
Einsteiniens et newtoniens sont d'accord pour penser que le monde extérieur n'est pas aujourd'hui totalement réductible à la science. Mais leur agnosticisme a des limites différentes. Les newtoniens croient que, si extérieur que nous soit le monde, il ne l'est pas au point que le temps réel et l'espace réel nous soient inaccessibles. Les einsteiniens sont d'un autre avis. Ce qui les sépare c'est seulement une question de degré dans le scepticisme.
Toute la controverse se ramène à une contestation de frontières entre deux agnosticismes.
CHAPITRE NEUVIÈME
EINSTEIN OU NEWTON?
Discussion récente du relativisme à l'Académie des Sciences || Les indices de l'espace privilégié de Newton || Le principe de causalité base de la Science || Examen des objections de M. Painlevé || Arguments newtoniens et échappatoires relativistes || Les formules de gravitation de M. Painlevé || Fécondité de la doctrine einsteinienne || Deux conceptions du monde || Conclusion.
En quoi consistent les signes particuliers où la conception newtonienne de la nature reconnaît qu'on a affaire à cet espace privilégié que Newton appelait l'espace absolu et qui lui apparaît, à l'exclusion des autres, comme le cadre réel, intrinsèque des phénomènes?
Ces signes, ces critères sont implicitement à la base du développement de la science classique. Pourtant ils étaient un peu restés dans l'ombre des discussions provoquées par le système d'Einstein.
Délaissant un moment d'autres soins peut-être moins nobles, M. Paul Painlevé vient, devant l'Académie des Sciences, d'attirer avec éclat l'attention sur les raisons anciennes mais toujours vigoureuses qui ont communiqué leur force à la conception newtonienne du monde.
L'espace absolu, le temps absolu de Newton et de Galilée, appelons-les désormais l'espace privilégié, le temps privilégié, pour ne plus prêter le flanc aux objections métaphysiques assez justifiées en somme, que le qualificatif absolu pouvait soulever.
Pourquoi la science classique, la mécanique de Galilée et de Newton sont-elles fondées sur l'espace privilégié, le temps privilégié? Pourquoi rapportent-elles tous les phénomènes à ces repères uniques qu'elles considèrent comme adéquats à la réalité? C'est à cause du principe de causalité.
Ce principe peut s'énoncer ainsi: des causes identiques produisent des effets identiques. Cela veut dire que les conditions initiales d'un phénomène déterminent ses modalités ultérieures. C'est en somme l'affirmation du déterminisme des phénomènes, sans lequel la science est impossible.
Assurément on peut chicaner là-dessus. Des conditions parfaitement identiques à des conditions initiales données ne peuvent jamais être reproduites ou retrouvées, en un autre temps ou en un autre lieu. Il y a toujours quelque circonstance qui ne sera plus la même, par exemple le fait que, entre les deux expériences, la Nébuleuse d'Andromède se sera rapprochée de nous de quelques milliers de kilomètres. Et nous sommes sans action sur la Nébuleuse d'Andromède.
Heureusement, et cela sauve tout, les corps éloignés n'ont qu'une action négligeable, semble-t-il, sur nos expériences, et c'est pourquoi nous pouvons répéter celles-ci.
Par exemple, si nous mettons aujourd'hui un gramme d'acide sulfurique fumant dans dix grammes de solution de soude au dixième, ces corps produiront dans le même temps, la même quantité du même sulfate de soude qu'ils eussent fait l'an passé, dans les mêmes conditions de température et de pression, et bien que dans l'intervalle le maréchal Foch ait débarqué aux États-Unis.
Cela fait que le principe de causalité (mêmes causes, mêmes effets) est toujours vérifié et ne pourra jamais être pris en défaut. Ce principe est donc une vérité d'expérience, mais en outre il s'impose à notre entendement avec une puissance irrésistible.
Il s'impose même aux animaux. Le proverbe «Chat échaudé craint même l'eau froide» le prouve.... Il prouve aussi qu'on peut interpréter abusivement ce principe.... En tout cas, non seulement la science, mais la vie tout entière des hommes et des bêtes sont fondées sur lui.
La conséquence de ce principe, c'est que si les conditions initiales d'un mouvement présentent une symétrie, celle-ci se retrouvera dans le mouvement. M. Paul Painlevé vient d'y insister avec force au cours de la discussion récente du Relativisme à l'Académie des Sciences. De cette remarque découle notamment le principe de l'inertie: un corps abandonné librement loin de toute masse matérielle, restera immobile ou décrira une ligne droite, par raison de symétrie.
Il décrira effectivement une droite pour un certain observateur (ou pour des observateurs animés de vitesses uniformes par rapport au premier). Les newtoniens disent que l'espace de ces observateurs est privilégié.
Au contraire, pour un autre observateur animé par rapport à ceux-là d'un mouvement accéléré, la trajectoire du mobile est une parabole et n'est plus symétrique. Donc l'espace de ce nouvel observateur n'est pas l'espace privilégié.
Il me semble qu'à cela les relativistes peuvent répondre: Vous n'avez pas le droit de définir les conditions initiales pour un observateur donné, puis le mouvement subséquent pour un autre animé d'une vitesse accélérée. Si vous définissez aussi vos conditions initiales par rapport à celui-ci, le mobile à l'instant qu'on l'abandonne n'est pas libre pour cet observateur, mais tombe dans un champ de gravitation. Rien d'étonnant alors à ce que le mouvement produit lui semble accéléré et dissymétrique. Le principe de causalité n'est en défaut ni pour l'un ni pour l'autre des observateurs.
On peut aussi définir autrement le système privilégié en disant: c'est celui par rapport auquel la lumière se propage en ligne droite dans un milieu isotrope. Mais en ce cas, pour un observateur fixé à la Terre qui tourne, les rayons des étoiles se déplacent en spirale, et les newtoniens en déduiraient que la Terre tourne par rapport à leur espace privilégié. Les einsteiniens répliqueront que l'espace où circulent ces rayons n'est pas isotrope et qu'ils y sont déviés de la ligne droite par le champ de gravitation tournant qui cause la force centrifuge de la rotation terrestre. Il y aura toujours pour eux une échappatoire qui laissera intact le principe de causalité.
Il semble donc difficile de démontrer sans réplique l'existence du système privilégié en partant du principe de causalité et chacun reste sur ses positions.
En revanche il y a une force d'évidence, une pénétration aiguë et convaincante dans la seconde partie des critiques élevées par M. Painlevé contre les principes de la doctrine einsteinienne.
Résumons l'argumentation du célèbre géomètre. Vous déniez, dit-il aux einsteiniens, tout privilège à un système de référence quelconque. Mais lorsque, de vos équations générales, vous voulez déduire par le calcul la loi de la gravitation, vous ne pouvez le faire et vous ne le faites réellement, qu'en introduisant des hypothèses newtoniennes à peine déguisées et des axes de référence privilégiés. Vous n'arrivez au résultat de votre calcul qu'en séparant nettement le temps de l'espace comme Newton, et en rapportant vos mobiles gravitants à des axes privilégiés purement newtoniens, et pour lesquels certaines conditions de symétrie sont réalisées.
Toute cette fine et profonde critique de M. Painlevé est à rapprocher de celle de Wiechert qui a déniché diverses autres hypothèses introduites, chemin faisant, dans les calculs d'Einstein.
En définitive, celui-ci paraît ne s'être pas complètement dégagé des prémisses newtoniennes qu'il répudie. Il ne les dédaigne pas autant qu'on pourrait croire et ne craint pas, à l'occasion, de les appeler à son secours, quand il s'agit de faire aboutir le calcul.
C'est proprement un peu adorer ce qu'on a brûlé.
Pour se tirer d'affaire, les einsteiniens répondront sans doute que s'ils introduisent des axes newtoniens, au cours de leurs développements, c'est pour rendre le résultat du calcul comparable à celui des mesures expérimentales. Les axes ainsi introduits dans les équations ont pour les relativistes cet unique privilège d'être ceux auxquels les expérimentateurs rapportent leurs mesures. Mais on conviendra que ce n'est pas là un mince privilège.
Ce n'est pas tout. Le principe de relativité généralisée dit en somme ceci: tous les repères, tous les systèmes de référence sont équivalents pour exprimer les lois de la nature et ces lois sont invariantes à quelque système de référence qu'on les rapporte. Cela veut dire en somme: il y a entre les objets du monde extérieur des relations qui sont indépendantes de celui qui les regarde, et notamment de sa vitesse. Ainsi un triangle étant tracé sur un papier, il y a dans ce triangle quelque chose qui le caractérise et qui est identique, que le regardant passe très vite ou très lentement ou avec des vitesses quelconques et en sens quelconque devant le papier.
M. Painlevé remarque avec quelque raison que, sous cette forme, le principe est une sorte de truisme. Le mot est dur. Il exprime pourtant un fait certain. Les rapports réels des objets extérieurs ne peuvent être altérés par le point de vue de l'observateur.
Einstein répondra que c'est déjà quelque chose de fournir un crible au travers duquel doivent passer, un critère auquel doivent satisfaire pour être reconnues exactes, les lois et formules qui servent à représenter les phénomènes empiriquement observés. Il est vrai. La loi de Newton sous sa forme classique ne satisfaisait pas à ce critère. Cela prouve qu'il n'était pas si évident que cela. Il arrive qu'une vérité méconnue hier devienne aujourd'hui un truisme. Tant mieux.
En exprimant une des conditions auxquelles doivent satisfaire les lois naturelles, la théorie de la relativité acquiert pour le moins ce que dans le jargon philosophique on appelle une valeur «heuristique.»
Il n'en est pas moins certain, comme M. Painlevé le montre avec une vigueur et une clarté parfaites, que le principe de la relativité généralisée ainsi considéré, ne saurait suffire à fournir des lois précises. Il serait parfaitement conciliable avec une loi de gravitation où l'attraction serait en raison inverse, non pas du carré, mais de la dix-septième, de la centième puissance, d'une puissance quelconque de la distance.
Pour extraire du principe de la relativité généralisée la loi exacte de l'attraction, il faut y surajouter l'interprétation einsteinienne du résultat de Michelson à savoir: que par rapport à un observateur quelconque la lumière se propage localement avec la même vitesse en tous sens. Il faut surajouter encore diverses hypothèses que M. Painlevé considère comme newtoniennes.
A son exposé critique de la relativité présenté avec éclat devant l'Académie des Sciences, M. Paul Painlevé a ajouté une contribution mathématique précieuse dont le principal résultat est le suivant: on peut trouver d'autres lois de la gravitation que celle indiquée par Einstein et qui toutes correspondent aux conditions einsteiniennes.
Le savant géomètre français en a indiqué plusieurs, une en particulier dont la formule nettement différente de celle d'Einstein, rend compte comme celle-ci et avec précision du mouvement des planètes, du déplacement du périhélie de Mercure, et de la déviation des rayons lumineux près du Soleil.
Cette formule nouvelle correspond à un espace qui est indépendant du temps, et elle n'entraîne pas la conséquence qui dérive de la formule d'Einstein au sujet du déplacement vers le rouge de toutes les raies spectrales du Soleil.
La vérification ou la non vérification de cette conséquence de l'équation d'Einstein dont nous avons dans un chapitre précédent indiqué les difficultés—peut-être insurmontables—en acquiert une importance nouvelle.
Chose remarquable, plusieurs des formules de gravitation données par M. Painlevé conduisent, contrairement à celle d'Einstein, à la conclusion que l'espace reste euclidien lorsqu'on s'approche du Soleil, en ce sens que les mètres ne doivent pas nécessairement se raccourcir.
Tout cela brille à l'horizon de l'astronomie comme l'aurore d'une époque nouvelle où des observations d'un raffinement insoupçonné fourniront les critères délicats, capables d'imposer une forme plus précise, plus exempte d'ambiguïté à la loi de la gravitation. Il y a encore de beaux jours... ou plutôt de belles nuits pour les astronomes.
Pour ce qui est des principes la controverse continuera. Elle doit en définitive aboutir à un dialogue dans le genre de celui-ci.
Le newtonien: Admettez-vous qu'en un point de l'Univers très éloigné de toutes masses matérielles, un mobile abandonné à lui-même doit décrire une ligne droite? En ce cas vous reconnaissez l'existence d'observateurs privilégiés, ceux pour lesquels cette ligne est droite. Pour un autre observateur il arrive que cette ligne est une parabole. Donc son point de vue est faux.
Le relativiste: Oui, je l'admets, mais en fait, il n'existe aucun point de l'Univers où l'action des masses matérielles éloignées soit nulle. Par conséquent votre mobile abandonné librement n'est qu'une abstraction, et je ne peux fonder la science sur une abstraction invérifiable. Tout l'effort du relativiste est de débarrasser la science de ce qui n'a pas un sens expérimental.
Quant à l'observateur qui voit le mobile supposé décrire une ligne parabolique, il interprétera son observation en disant que le mobile est dans un champ de gravitation.
Le newtonien: Vous êtes donc obligé d'admettre que très loin de toute matière, très loin de tous les astres, il peut exister ce que vous appelez un champ de gravitation, que celui-ci varie selon la vitesse de l'observateur, et qu'il pourra être très intense en dépit de la distance des astres et même croître parfois avec cette distance. Ce sont des hypothèses étranges et absurdes.
Le relativiste: Elles sont étranges mais je vous défie de démontrer qu'elles sont absurdes. Elles le sont moins que de localiser et mettre en mouvement un point isolé et indépendant de toute masse matérielle.
Le newtonien: Quant à moi j'imagine très bien un point matériel unique dans l'Univers, et qui y posséderait une certaine position et une certaine vitesse.
Le relativiste: Pour moi, au contraire, si un tel point matériel existait, il serait absurde et impossible de parler de sa position et de son mouvement. Ce point n'aurait ni position, ni mouvement, ni immobilité. Ces choses ne peuvent exister que par rapport à d'autres points matériels.
Le newtonien: Tel n'est pas mon avis.
Le spectateur impartial: Pour savoir qui a raison il faudrait faire une expérience sur un point matériel soustrait à l'action du reste de l'Univers. Pouvez-vous, messieurs, faire cette expérience?
Le newtonien et le relativiste (ensemble): Non, hélas!
Le métaphysicien (survenant comme le troisième larron de la fable): Pour lors, messieurs, je vous engage à retourner à vos télescopes, à vos laboratoires et à vos tables de logarithmes. Le reste me regarde.
Le newtonien et le relativiste (ensemble): En ce cas nous sommes bien sûrs de ne jamais rien apprendre de plus là-dessus que ce que nous savons et croyons déjà.
Au demeurant, on ne saurait s'exagérer l'importance des clartés nouvelles projetées dans la question de la relativité par l'intervention de M. Paul Painlevé à l'Académie des Sciences. Le retentissement en sera immense et durable.
L'admirable synthèse einsteinienne en sera-t-elle abattue? S'ébranlera-t-elle jusqu'à crouler sous les controverses, les doutes, les incertitudes dont nous venons de donner un bref aperçu? Je ne le crois pas.
Quand Christophe Colomb a découvert l'Amérique, on eut beau jeu de lui dire que ses prémisses étaient fausses et que s'il n'avait cru partir pour les Indes, il n'eût jamais atteint un continent nouveau. Il aurait pu répondre à la manière de Galilée: «Et pourtant je l'ai découvert.»
Celle qui donne de beaux résultats est toujours une bonne méthode.
Dès qu'il s'agit de plonger au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, dès qu'il s'agit de savoir plus et mieux, la fin justifie les moyens.
En montrant du doigt l'optique, la mécanique, la gravitation liées solidement en une neuve gerbe, la déviation de la lumière par la gravité qu'il a annoncée contre toute attente, les anomalies de Mercure qu'il a le premier expliquées, la loi de Newton qu'il a embellie et précisée, Einstein aurait le droit de s'écrier avec quelque orgueil: «Voilà ce que j'ai fait.»
Les voies par lesquelles il a obtenu tous ces résultats admirables ne sont pas exemptes, dit-on, de détours assez fâcheux et de fondrières. C'est donc que plusieurs chemins, et même imparfaits, peuvent mener à Rome et à la vérité. L'essentiel est d'y parvenir. Et ici la vérité, ce sont des faits anciens rapprochés par une harmonie supérieure, ce sont des faits nouveaux annoncés en des équations prophétiques et vérifiés de la manière la plus surprenante.
Si la discussion des principes, si la théorie qui n'est que la servante du savoir, hoche un peu devant l'œuvre d'Einstein ses épaules serviles et infidèles, du moins l'expérience, source unique de toute vérité, lui a donné raison.
On découvre aujourd'hui des formules brillantes que n'avait pas prévues Einstein pour expliquer l'anomalie de Mercure, et la déviation de la lumière. C'est bien, mais on ne saurait oublier que la première de ces formules exactes, celle d'Einstein, a audacieusement précédé la vérification.
Dans la bataille contre l'éternel ennemi, l'Inconnu, des tranchées nouvelles ont été conquises. Certes, il importe de les organiser et de creuser des cheminements qui y accèdent plus directement. Mais il faudra demain marcher encore de l'avant, gagner encore du terrain. Il faudra, par quelque détour théorique que ce soit, annoncer d'autres faits nouveaux, imprévus et vérifiables. C'est ainsi qu'a fait Einstein.
Si c'est une faiblesse pour la doctrine einsteinienne de dénier toute objectivité, tout privilège à l'un quelconque des systèmes de référence... tout en utilisant un tel système pour les besoins du calcul, cette faiblesse du moins aurait été aussi celle d'Henri Poincaré.
Jusqu'à sa mort il s'est insurgé vigoureusement contre la conception newtonienne. L'adhésion de ce puissant esprit qu'on retrouve à tous les carrefours des découvertes modernes, suffirait à assurer le respect à la doctrine relativiste.
D'un côté s'il y a Newton, devant qui se dresse maintenant un défenseur ardent et persuasif, armé d'un vif génie mathématique, Paul Painlevé, de l'autre il y a Einstein et près de lui Henri Poincaré. Déjà l'histoire de part et d'autre de la même barricade nous avait montré Aristote contre Épicure, Copernic contre les scholastiques.
Bataille éternelle d'idées qui est peut-être sans issue, si, comme le croyait Poincaré, le principe de relativité n'est au fond qu'une convention que l'expérience ne peut prendre en défaut parce que, appliquée à l'Univers entier, elle est invérifiable.
Ce qui prouve que la doctrine einsteinienne est forte et vraie, c'est qu'elle est féconde. Les êtres nouveaux dont elle a peuplé la science, et qui sont les découvertes amenées et prédites par elle, sont-ils des enfants légitimes? Les newtoniens disent que non. Mais dans une science bien faite comme dans un état idéal, ce qui importe ce sont les enfants, ce n'est pas leur légitimité.
Du moins la vigoureuse contre-offensive de M. Paul Painlevé aura ramené dans leurs lignes les zélateurs trop pressés de l'évangile nouveau, qui déjà pensaient avoir pulvérisé, sans espoir de revanche, toute la science classique.
Chacun reste maintenant sur ses positions, et il n'est plus question de considérer comme un enfantillage barbare la conception newtonienne du monde.
En face une autre conception se dresse et voilà tout. Entre elles la bataille est indécise et peut-être le sera toujours, les armes capables de déclencher la victoire devant rester à jamais scellées dans l'arsenal métaphysique.
Quoi qu'il advienne, la doctrine d'Einstein possède une puissance de synthèse et de prévision qui nécessairement fondra son majestueux ensemble d'équations dans la science de demain.
M. Émile Picard, secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, qui est un des esprits lumineux et profonds de ce temps, s'est demandé si c'est un progrès de «chercher à ramener, comme l'a fait Einstein, la Physique à la Géométrie».
Sans nous attarder à cette question qui est peut-être insoluble, comme toutes les questions spéculatives, nous conclurons avec l'illustre mathématicien que seuls importent l'accord des formules finales avec les faits et le moule analytique où la théorie enferme les phénomènes.
Considérée sous cet angle, la théorie d'Einstein a la solidité de l'airain. Son exactitude consiste dans sa force explicative et dans les découvertes expérimentales prédites par elle et aussitôt réalisées.
Ce qui change dans les théories ce sont les images qu'on se crée des objets entre lesquels la science découvre et établit des rapports. Parfois on remplace ces images, mais les rapports restent vrais s'ils reposent sur des faits bien observés.
Grâce à ce fonds commun de vérité, les théories les plus éphémères ne meurent pas tout entières. Elles se transmettent, comme le flambeau des coureurs antiques, la seule réalité accessible: les lois qui expriment les rapports des choses.
Il arrive aujourd'hui que deux théories tiennent ensemble dans leurs mains jointes le flambeau sacré. La vision einsteinienne et la vision newtonienne du monde en sont deux reflets véridiques. Ainsi les deux images polarisées en sens contraire, que le spath d'Islande nous montre à travers son étrange cristal, participent toutes deux de la lumière du même objet.
Tragiquement isolé, prisonnier de son «moi», l'homme a fait un effort désespéré pour «sauter par-dessus son ombre», pour étreindre le monde extérieur. De cet effort a jailli la Science dont les antennes merveilleuses prolongent subtilement nos sensations. Ainsi nous avons approché par endroits les brillantes parures de la réalité. Mais, à côté du mystère rémanent, les choses qu'on sait sont aussi petites que les étoiles du Ciel par rapport à l'abîme où elles flottent.
Einstein au fond de l'inconnu nous a dévoilé des clartés nouvelles.
Il est, et restera un des phares de la pensée humaine.
TABLE DES MATIÈRES
| Pages. | |
| Introduction | 5 |
|
LES MÉTAMORPHOSES DE L'ESPACE ET DU TEMPS
Pour écarter les difficultés mathématiques.—Les piliers de la
connaissance.—Le Temps et l'Espace absolus d'Aristote à
Newton.—Le Temps et l'Espace relatifs d'Épicure à Poincaré et
Einstein.—La Relativité classique.—Antinomie de l'aberration
des étoiles et de l'expérience de Michelson. |
9 |
|
LA SCIENCE DANS UNE IMPASSE
La vérité scientifique et les mathématiques.—Le rôle exact
d'Einstein.—L'expérience de Michelson, nœud gordien de la
Science.—Les hésitations de Poincaré.—L'hypothèse étrange
mais nécessaire de Fitzgerald-Lorentz.—La contraction des corps en
mouvement.—Difficultés philosophiques et physiques. |
27 |
|
LA SOLUTION D'EINSTEIN
Rejet provisoire de l'éther.—Interprétation relativiste de
l'expérience de Michelson.—Nouvel aspect de la vitesse de la lumière.—Explication de
la contraction des corps en mouvement.—Le temps et les quatre
dimensions de l'espace.—L'«Intervalle» einsteinien seule réalité
sensible. |
53 |
|
LA MÉCANIQUE EINSTEINIENNE
La mécanique fondement de toutes les sciences.—Pour remonter le
cours du temps.—La vitesse de la lumière est une limite
infranchissable.—L'addition des vitesses et l'expérience
de Fizeau.—Variabilité de la masse.—La balistique des
électrons.—Gravitation et lumière des microcosmes atomiques.—Matière
et énergie.—La mort du Soleil. |
78 |
|
LA RELATIVITÉ GÉNÉRALISÉE
La pesanteur et l'inertie.—Ambiguïté de la loi de
Newton.—Équivalence de la gravitation et d'un mouvement
accéléré.—L'obus de Jules Verne et le principe d'inertie.—Pourquoi
les rayons lumineux gravitent.—Comment on pèse les rayons des
étoiles.—Une éclipse d'où jaillit la lumière. |
113 |
|
CONCEPTION NOUVELLE DE LA GRAVITATION
Géométrie et réalité.—La géométrie d'Euclide et les
autres.—Contingence du criterium de Poincaré.—L'univers réel
n'est pas euclidien mais riemannien.—Les avatars du nombre
π.—Le point de vue de l'ivrogne...—Lignes droites et
géodésiques.—La nouvelle loi d'attraction universelle.—L'anomalie
de la planète Mercure expliquée.—Théorie gravitationnelle d'Einstein. |
142 |
|
L'UNIVERS EST-IL INFINI?
Kant et le nombre des astres.—Étoiles éteintes et nébuleuses
obscures.—Extension et aspect de l'Univers astronomique.—Diverses
sortes d'Univers.—Le calcul de Poincaré.—Définition physique
de l'Infini.—L'Infini et l'Illimité.—Stabilité et courbure de
l'espace-temps cosmique.—Étoiles réelles et étoiles virtuelles.—Diamètre
de l'Univers einsteinien.—L'hypothèse des bulles d'éther. |
171 |
|
SCIENCE ET RÉALITÉ
L'absolu einsteinien.—La Révélation par la
science.—Discussion des bases expérimentales de la
relativité.—Autres explications possibles.—Arguments en
faveur de la contraction réelle de Lorentz.—L'espace newtonien
peut être distinct de l'espace absolu.—Le réel est une forme
privilégiée du possible.—Deux attitudes en face de l'inconnu. |
186 |
|
EINSTEIN OU NEWTON?
Discussion récente du relativisme à l'Académie des Sciences.—Les
indices de l'espace privilégié de Newton.—Le principe de causalité
base de la science.—Examen des objections de M. Painlevé.—Arguments
newtoniens et échappatoires relativistes.—Les formules de gravitation
de M. Painlevé.—Fécondité de la doctrine einsteinienne.—Deux
conceptions du monde.—Conclusion. |
202 |
IMPRIMERIE
PAUL BRODARD
COULOMMIERS
Expressions mathématiques:
Expression 1: √1 − (v2/V2)
Expression 2: √1 − (1/100 000 000)
Expression 3: w = (v1 + v2) / [1 + (v1v2/C2)]
Corrections:
Page 23: «ont» remplacé par «dont» (emporte avec elle l'eau dont elle est imbibée).
Page 43: «Ftizgerald» par «Fitzgerald» (Cela provient, d'après Fitzgerald et Lorentz).
Page 53: «qu» par «qui» (sert de support aux rayons qui nous viennent du Soleil).
Page 89: «celles» par «celle» (beaucoup plus petites que celle de la lumière).
Page 117: «es» par «les» (Mais les relativistes pensent que).
Page 128: «âchent» par «lâchent» (ils lâchent en l'air une assiette).
Page 123: «Ommia» par «Omnia» (Omnia quapropter debent per inane quietum).
Page 160: «remaquable» par «remarquable» (a ceci de remarquable qu'elle est le chemin le plus court).
Page 193: «mobille» par «mobile» (la vitesse du mobile par rapport à l'éther).
Page 197: «es» par «les» (les événements de notre Univers particulier).
Page 197: «un» par «en» (peut très bien être en mouvement dans l'espace qui l'entoure).
Page 198: «agnoticisme» par «agnosticisme» (l'agnosticisme qui nous dénie toute emprise sur l'absolu).
Page 204: «ciences» par «Sciences» (l'Académie des Sciences).