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Élisabeth de Bavière, Impératrice d'Autriche: Pages de journal, impressions, conversations, souvenirs

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The Project Gutenberg eBook of Élisabeth de Bavière, Impératrice d'Autriche

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Élisabeth de Bavière, Impératrice d'Autriche

Author: Konstantinos Chrestomanos

Author of introduction, etc.: Maurice Barrès

Illustrator: Fernand Khnopff

Translator: Gabriel Syveton

Release date: October 21, 2022 [eBook #69194]

Language: French

Original publication: France: Mercure de France, 1900

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉLISABETH DE BAVIÈRE, IMPÉRATRICE D'AUTRICHE ***

CONSTANTIN CHRISTOMANOS

Élisabeth de Bavière
Impératrice d’Autriche

PAGES DE JOURNAL

IMPRESSIONS, CONVERSATIONS, SOUVENIRS

TRADUCTION DE GABRIEL SYVETON
PORTRAIT DE L’IMPÉRATRICE PAR FERNAND KHNOPFF
PRÉFACE DE MAURICE BARRÈS

QUATRIÈME ÉDITION






PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

MCM

Élisabeth de Bavière
IMPÉRATRICE D’AUTRICHE

DU MÊME AUTEUR

Chants orphiques (Orphische Lieder, éditions allemandes de 1898 et de 1899, épuisées).—Édition française en préparation.

La Dame Grise (Die Graue Frau), dialogues dans le crépuscule, poème dramatique, traduit en français par Jean de Néthy.

IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE:

Cinq exemplaires sur Japon impérial, numérotés de 1 à 5;
Cinq exemplaires sur Chine, numérotés de 6 à 10;
Douze exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 11 à 22.

 

JUSTIFICATION DU TIRAGE:




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris
la Suède, la Norvège et le Danemark.

PRÉFACE

UNE IMPÉRATRICE DE LA SOLITUDE

Cette impératrice qui, par une fuite continuelle, par son éventail interposé et par la pratique de la restriction mentale avait pu jusqu’à sa mort cacher le chef-d’œuvre qu’elle s’était elle-même créée, nous allons la contempler, sinon directement, du moins telle qu’elle se réfléchit dans la mémoire d’un jeune poète tout préparé par son tempérament et par les circonstances à ressentir la beauté.

Le docteur Christomanos se souvient que j’ai essayé de décrire une méthode pour créer et pour gouverner notre sensibilité, et même, nous raconte-t-il, l’impératrice daignait se plaire à ces petits romans dont il lui donnait lecture; il pense à juste titre que son analyse lyrique d’une reine qui ne voulut d’autre royaume que sa vie intérieure, qui s’appliqua uniquement à s’épurer et à reculer les bornes de sa rêverie, nous fournira la plus abondante et la plus poétique contribution au Culte du Moi. Mais qui sommes-nous pour toucher à ce magnifique poème où l’imagination du plus pauvre lecteur amassera d’elle-même un abondant et magnifique commentaire? La divine Antigone de Sophocle dit à sa sœur Ismène: «Depuis longtemps je suis morte à la vie, je ne peux plus servir que les morts.» C’est une insensée, pense Créon. «Prince, lui répond Ismène, jamais la raison que la nature nous a donnée ne résiste à l’excès du malheur.» On aime à trouver dans la langue que préférait l’impératrice Elisabeth les mots qui peuvent le moins offenser sa plaie vive.

Du point de vue où nous nous plaçons, nous devons bénir ses souffrances. La jeune impératrice Elisabeth d’Autriche émerveillait ses peuples et la haute société européenne, mais quel que fût le romanesque de sa première beauté, on préférera celle que lui firent les meurtrissures de la vie. L’Impératrice Eugénie la copiait. Qui donc pourrait nier ce que des pleurs de sang sur leurs visages et les stigmates de la vie ajoutèrent à des charmes de déesse?

Au seul prononcer de ce nom, l’impératrice Elisabeth, le lecteur imaginatif—et celui-là seul poursuivra cette lecture—voit de ses propres yeux un confus amas d’horreurs autour d’un trône chancelant! Sa sœur, la duchesse Sophie d’Alençon, brûlée vive au Bazar de la Charité; une autre sœur, qui perd héroïquement un royaume; son beau-frère, l’empereur Maximilien Iᵉʳ, fusillé, le 19 juin 1867, à Queretaro; sa belle-sœur, l’impératrice Charlotte, folle de douleur; son cousin préféré, le roi Louis II de Bavière, noyé, le 13 juin 1886, dans le lac de Starnberg; son beau-frère, le comte Louis de Trani, suicidé à Zurich; l’archiduc Jean de Toscane renonçant à ses dignités et se perdant en mer; l’archiduc Guillaume tué par son cheval; sa nièce, l’archiduchesse Mathilde, brûlée vive; l’archiduc Ladislas, fils de l’archiduc Joseph, tué à la chasse; son propre fils enfin, le prince héritier Rodolphe, suicidé ou assassiné, le 30 janvier 1889, au château de Meyerling. Ainsi, chez cette descendante des Wittelsbach, les circonstances extérieures aident les inclinations naturelles. Et la mort vient donner un suprême prestige à cette âme que les coups acharnés du destin avaient travaillée comme une matière rare.

Le docteur Christomanos ne nous fait pas l’histoire des souffrances de l’impératrice Elisabeth. Sans doute, il serait intéressant d’étudier ces cruelles étapes de sa beauté et cette lente altération qui la menait, vivante, dans les solitudes et qui, morte, la sort de la foule vulgaire des ombres. On aimerait une biographie-psychologie pareille à celle que Jacques Bainville vient de consacrer à Louis II de Bavière. Mais nous prendrons l’Impératrice telle qu’on la trouve dans ce «Journal», sur cette table d’anatomie.

Il faut d’abord que l’on sache de qui nous tenons ces précieuses révélations. Regardons ce que vaut l’instrument par lequel nous allons voir, M. le docteur Christomanos.

Il était un petit étudiant d’Athènes qui travaillait tout le jour et fort avant le soir, dans une maison triste et décente d’un faubourg de Vienne. Seulement, quand il cherchait des citations latines pour sa thèse sur «les Institutions byzantines dans le droit franc», parfois il rêvait et soupirait. Au soir tombant, un merle venait se poser sur le toit d’en face et chantait, chantait, jusqu’à ce que l’obscurité effaçât sa petite forme et sa petite voix. Or, voici que l’Impératrice eut le caprice d’apprendre le grec et voulut un jeune Hellène qui la suivit dans ses promenades. On lui désigna l’étudiant. Elle le fit chercher par une voiture de la cour.

Vous connaîtrez ce qu’il y a de défauts et de qualités dans celui qui va être notre guide rien qu’à lire cette première page, charmante d’amour pour la beauté, et dans laquelle nous reconnaissons un frère très lointain, tout imprégné d’orientalisme, de notre Julien Sorel:

«Un valet de pied, vêtu de noir, me reçut à l’entrée du parc, et me signifia que Sa Majesté m’invitait à l’attendre dans le jardin. Il me conduisit à un endroit du parc, près du château, et m’y laissa seul, après s’être profondément incliné devant moi. Subitement transporté de l’atmosphère grise et du banal tous les jours de la ville dans cet impérial jardin fermé où ne pénétraient pas les simples mortels, secoué par l’attente d’un événement décisif, je me trouvais jeté pour ainsi dire hors des bornes de ma conscience. C’était comme si j’éprouvais tout cela en une autre personne qui pourtant était bien moi. J’avais le sentiment de rêver un beau rêve, et je craignais qu’il ne s’évanouît trop tôt; d’autre part, le désir impatient de ce qui allait venir me torturait, comme si je ne pouvais pas attendre le réveil.

«Je ne connaissais l’impératrice que par ses portraits qui la représentaient presque toujours le diadème au front. J’étais plein d’un indicible émoi. Autour d’un buisson tremblant de mimosa aux innombrables fleurs d’or, des essaims d’abeilles bourdonnaient. De toutes ces petites boules en floraison, rayonnait, avec leur doux parfum enivrant, un sourire d’or. Certes, elles ne savaient pas qu’elles étaient là pour moi autant que pour les abeilles, pour que leur regard, pour que leur souffle embaumé me rendissent cette heure inoubliable, autant que pour donner leur miel aux abeilles. Comme les abeilles, mon sang bourdonnait à mes tempes, et je me disais: «Voilà un monde qui vit sans nous, qui ne semble pas nous connaître, et qui, cependant, d’une distance infinie, tend vers nous.

«Je ressens encore la poésie de cette heure d’attente qui m’emportait loin de moi-même vers un infini lointain, qui me précipitait dans un abîme! Si bien que, lorsque je revins à moi, j’étais la proie d’une sensation étrange, comme si du fond crépusculaire et verdâtre des mers, une vague puissante m’eût jeté sur une terre étrangère et inconnue du pays de la vie. Et tandis que j’attendais là, mon cœur s’emplissait de plus en plus de la certitude que j’étais sur le point de voir apparaître ce que ma vie aurait de plus précieux.

«Soudain, elle fut devant moi, sans que je l’eusse entendue venir, svelte et noire.

«Dès avant que son ombre m’eût atteint pour me tirer en sursaut du rêve où je m’abîmais, je sentis son approche, et cette sensation surgit juste avec sa venue, et cependant me sembla être née en moi depuis bien longtemps, comme si j’avais vécu avec elle des heures et des années. Elle était devant moi, un peu penchée en avant; sa tête se détachait sur le fond d’une ombrelle blanche que traversaient les rayons du soleil, et qui mettait une sorte de nimbe léger autour de son front. De la main gauche, elle tenait un éventail noir légèrement incliné vers sa joue. Ses yeux d’or clair me fixaient, parcourant les traits de ma figure, et comme animés du désir d’y découvrir quelque chose. Ont-ils trouvé ce qu’ils cherchaient? Est-ce plus tard seulement qu’ils me sourirent, ou bien ont-ils eu pour moi, dès le premier jour, ces rayons souriants?

«En cet instant, je n’avais pas le temps de réfléchir à cela, et les sentiments que je distingue aujourd’hui si clairement n’existaient alors qu’en germe, inconsciemment et momentanément réunis en moi. Je ne sus tout de suite qu’une chose: c’était Elle. Et j’eus aussi une grande surprise: comme elle ressemblait peu à tous les portraits que je connaissais d’elle! C’était un être tout autre, et pourtant c’était l’impératrice: j’étais devant une des apparitions les plus idéales et les plus tragiques de l’humanité. Ce que je lui dis alors? J’ai honte de le rappeler à mon imagination. Je balbutiais quelques phrases embrouillées sur ma joie et le grand honneur... Mais elle me tira de mon grand embarras en disant, les yeux rayonnants d’une grâce infinie: «Quand les Hellènes parlent leur langue, c’est comme une musique.»

Que parlai-je de Julien Sorel. Cet étudiant hellène, c’est un jeune frère de la jeune Esther quand elle s’évanouit devant Assuérus. On croit entendre, plus délicat et plus approprié à ce professeur de grec le vers racinien:

Esther, que craignez-vous? suis-je pas votre frère?

A la suite de ce guide d’une folle sensibilité unie au goût des plus rares fantaisies esthétiques, pénétrons un instant dans l’intimité d’Elisabeth d’Autriche. Lisons ensemble le récit que nous donne M. Christomanos de son premier séjour à la Hofburg:

«Mon appartement se trouve dans l’aile léopoldine. On arrive du Franzensplatz, à côté du corps de garde, par un étroit escalier en colimaçon, jour et nuit éclairé au gaz,—«l’escalier des confiseurs»,—à un long corridor tapissé de nattes,—«le passage des demoiselles». Une suite de portes avec des noms de dames d’honneur sur des cartons blancs. Tout au bout, des gardes de la Burg qui vont et viennent lentement avec des cliquetis de sabres. A ma surprise, je lis sur une de ces portes mon nom. C’est l’étiquette de mon existence à venir dans l’armoire à tiroirs de la cour. Ma chambre est vaste, mais basse de plafond. Un parquet poli comme un miroir, sur lequel le feu du poële fait glisser de rouges feux follets. Teintures et meubles à rayures grises et blanches. Une grande double fenêtre donne sur la place extérieure du château et sur le Volksgarten que maintenant un crépuscule gris enveloppe. Un paravent de soie rouge devant le lit que recouvre aussi une lourde soie,—tout, du reste, d’une distinction très simple.

«Le même soir, l’impératrice me reçut. Un domestique de service privé vint m’avertir que Sa Majesté avait appris mon arrivée et me priait de me rendre près d’elle. Je me hâtai vers elle, à pas muets sur les nattes, tout le long du couloir, parmi des laquais et des femmes de chambre qui chuchotaient, puis, après un coude, par un corridor plus large, qui traverse l’aile de l’impératrice Amélie. C’est la partie du château qui regarde le Franzensplatz du gros œil de son horloge, étincelant le soir; elle est habitée exclusivement par l’Impératrice et sa suite. Par une porte secrète, j’arrivai au grand escalier d’honneur, puis, un étage plus bas, sur un palier, où un garde de la Burg en grand uniforme était planté immobile devant une portière de velours; derrière cette portière, un vestibule de style empire, avec ce luxe froid et nu des antichambres princières où l’on gèle si atrocement quand on n’est pas un laquais. Plusieurs huissiers à bas blancs, culottes vert amande, s’inclinèrent devant moi jusques à terre, les portes s’ouvrirent comme d’elles-mêmes, et je me trouvai à l’improviste dans une seconde pièce qui était encore plus somptueuse, mais dont l’accueil me fut moins fermé et moins hautain. Là, un huissier en frac noir vint à ma rencontre. Et, à ce moment, je m’aperçus que j’avais pris instinctivement une nouvelle allure, et que je la soutenais avec une grande virtuosité; ici, il s’agit de marcher sans s’arrêter et sans hâte, en glissant sur le parquet plutôt qu’en le foulant, sans butter aux saluts ni aux révérences. Le valet de chambre de l’impératrice, également en frac noir (la livrée de deuil privée de l’impératrice), sortit de la porte opposée, s’inclina profondément, et disparut aussitôt par la même porte, sur la pointe des pieds, pour m’annoncer. Tous ces gens retenaient leurs souffle et leur âme, et n’étaient que frac et pointes des pieds. Et alors, la porte s’ouvrit à deux battants, sans bruit. Derrière un paravent de soie rouge, j’entrai dans une salle vaste et brillamment éclairée. Les murs étaient tendus de soie rouge, et devant mes yeux scintillaient meubles dorés, larges et profonds miroirs tenant des panneaux entiers, et grands lustres pendants. Une atmosphère d’une pureté presque immatérielle s’exhalait vers moi.

«D’une porte opposée, qui était ouverte, et laissait voir un petit salon, l’impératrice vint à ma rencontre. Les murs scintillaient de rouge sombre, les flammes sans nombre ruisselaient sur les dorures et rejaillissaient de la profondeur des miroirs, les cristaux en losange des lustres étincelaient comme des pierres précieuses suspendues, et l’impératrice, vêtue de noir, se tenait devant moi, souveraine de tout cet éclat. Elle me salua, d’abord, de loin, et me dit qu’elle se réjouissait de me revoir près d’elle. Et dès qu’elle eut ouvert la bouche et que sa voix eût résonné, le rayonnement autour d’elle pâlit. Ainsi je connus qu’elle était plus rayonnante encore que tout ce qui l’entourait. Je savais déjà, avant d’entrer, ce que je trouverais ici, et pourtant j’étais ébloui. Nous nous promenâmes, une heure durant, sur le tapis mat, où le pied s’enfonçait comme dans un jeune gazon, dans des flots de lumière dont l’attouchement, comme un air tiède, agissait plus musicalement encore.

«Tout autour se dressaient les meubles dorés, à de longues distances, et dans un calme parfait, comme des objets enchantés. Dans cette pièce, sur ces meubles, ne se posait ni rire ni pleur, nulle ligne ne remuait ni ne changeait de place. Des grands miroirs, qui prolongeaient la pièce en des lointains infinis, comme sous des masses d’eau transparentes, la lumière rebondissait, comme une buée fluide d’or et de sang. Je regardai autour de moi et reconnus l’air de l’étiquette espagnole qui se levait des coins sombres vers les portraits princiers dans leurs cadres lourds.»

Quelques jours plus tard, le jeune Christomanos, appelé à Schoenbrunn auprès de l’impératrice, voit des cordes, des appareils de gymnastique et de suspension fixés à la porte qui mène du salon au boudoir. «Je la trouvai justement en train de «faire des anneaux». Elle portait une robe de soie noire à longue queue, bordée de superbes plumes d’autruche, noires aussi. Elle avait à recevoir quelques archiduchesses. Je ne l’avais jamais vue habillée avec tant de pompe. Suspendue aux cordes, elle faisait un effet fantastique, comme d’un être entre le serpent et l’oiseau. Pour poser les pieds à terre, elle dut sauter par-dessus une corde tendue assez bas. «Cette corde, dit-elle, est là pour que je ne désapprenne pas de sauter. Mon père était un grand chasseur devant l’Eternel, et il voulait nous apprendre à sauter comme les chamois.» Puis elle me pria de continuer la lecture de l’Odyssée

Dans tous ses châteaux, l’Impératrice avait fait peindre Titania caressant la tête d’âne. «C’est la tête d’âne de nos illusions que nous caressons sans trêve,» disait-elle. On comprend la vie par les éléments qu’elle nous donne et avec l’âme qu’on reçut de ses pères. Cette personne singulièrement née jugea toutes choses, comme fait Hamlet, d’après la vue de cour. Une existence infiniment luxueuse, une humanité infiniment fourbe (par platitude et par diplomatie) développent chez un être délicat des besoins et des tristesses heureusement inconnus à la foule laborieuse.

La satiété et le mépris, voilà, si l’on écarte cet enchantement de poésie, les deux caractères que l’on distingue d’abord chez l’impératrice. Elle n’aimait plus qu’une chose, impossible à trouver: le pur, le simple, la nature dépouillée de tout artificiel. Ce besoin, qu’elle sait bien ne pouvoir satisfaire, commande toutes ses opinions: «Moins les femmes apprennent, disait-elle à Christomanos, plus elles ont de prix, car elles tirent d’elles-mêmes toute science. Ce qu’elles apprennent ne fait à vrai dire que les égarer; elles désapprennent une partie d’elles-mêmes pour s’approprier imparfaitement de la grammaire ou de la logique. C’est une illusion d’alléguer qu’ainsi cultivées elles donneront des fils intellectuellement mieux doués. Et, pour aider les hommes dans leurs affaires, elles ne doivent pas leur souffler des conseils et des pensées, mais par leur seul contact elles doivent éveiller et faire mûrir chez les hommes des idées et des résolutions.»

Ceux qui ont quelque habitude des atténuations que les personnes bien élevées se plaisent à donner à leurs pensées distingueront la force de ce cerveau qui comprenait, à une époque où ces simples notions sont étrangement méconnues, que les êtres peuvent seulement porter les fruits produits de toute éternité par leur souche. Elevée d’instinct par sa délicatesse esthétique à cette vérité scientifique des naturalistes, l’impératrice disait un autre jour: «La culture se rencontre même dans les déserts de l’Arabie, sur les mers et les prairies solitaires. La civilisation étouffe la culture; elle réclame pour soi chaque être humain et nous met tous dans une cage. La culture, chaque homme la porte en soi comme un legs de toutes ses existences antérieures. Souvent la civilisation et la culture viennent de directions opposées et s’entrechoquent; alors l’être humain est dégradé. Les pauvres, quelles victimes! On leur a pris la culture, et en retour on leur montre la civilisation dans un lointain inaccessible.»

Des vues aussi saines, où nous vérifions, une fois de plus, la concordance de l’instinct et de la science, la rendaient méprisante pour les cuistres. Elle aimait à réciter avec l’accent le plus ironique ces vers de Heine: «Le monde et la vie sont trop fragmentaires: je veux aller trouver le professeur allemand. Celui-là sait harmoniser la vie, et il en fait un système intelligible: avec ses bonnets de nuit et les pans de sa robe de chambre, il bouche les trous de l’édifice du monde.»

Ces accents stridents, ces états nerveux qu’elle appréciait si fort chez Heine et qui sont proprement des accès méphistophéliques, lui étaient familiers. C’est une sorte de désespoir, où l’humilité et l’orgueil se combattent; c’est d’une nature hautaine qui raille les conditions mêmes de l’humanité. Aspirer si haut et trouver si bas! Un jour, à Miramar, contemplant le pavillon où sa parente l’impératrice Charlotte enferma sa folie à son retour du Mexique, elle murmure, après une longue rêverie: «Un abîme de trente ans plein d’horreur! Et avec cela on dit qu’elle engraisse!»

Des railleries de cette qualité et dans un pareil moment offensent la piété des gens simples. Mais ne semble-t-il pas au lecteur que des états analogues existent chez le philosophe? Epris des plus beaux cas de noblesse, il vit dans le siècle, il en voit la duperie et devient dur. Il est amené à considérer les choses sous un aspect immoral, parce qu’il les regarde d’un point où bien peu de personnes se placent. L’impératrice Elisabeth cherchait toujours à sortir de la vie, à ne se laisser posséder ni par les choses, ni par les êtres. «Quand je me meus parmi les gens, je n’emploie pour eux que la partie de moi-même qui m’est commune avec eux. Ils s’étonnent de me trouver si semblable à eux. Mais c’est un vieux vêtement que, de temps en temps, je tire de l’armoire pour le porter quelques heures.»

On sait qu’elle interposait constamment son éventail, son ombrelle, entre son visage et les regards. Ceux-ci paraissaient vraiment la faire souffrir. Ils la privaient d’elle-même. «Nous devons songer autant que possible à sauver au moins quelques instants pendant lesquels, chacun à notre manière, nous puissions pénétrer dans notre propre vie. Eh bien! quand je me trouve toute seule dans un site solitaire, dont je sais qu’il fut peu fréquenté, je sens que mes rapports avec les choses diffèrent absolument de ce qu’ils sont si des humains m’entourent. A cette différence seulement, je me reconnais moi-même.» Un autre jour elle disait: «Nous n’avons pas le temps d’aller jusqu’à nous, tout occupés que nous sommes à des choses étrangères. Nous n’avons pas le temps de regarder le ciel qui attend nos regards.» Elle s’exprimait enfin dans cette magnifique image, d’un surprenant raccourci, lourde et sombre et qui fait miroir à nos plus secrètes pensées: «J’ai vu une fois à Tälz une paysanne en train de distribuer la soupe aux valets. Elle n’arriva pas à remplir sa propre assiette.»

C’est à réfléchir sur l’émotion éveillée en nous par la femme qui put, au hasard d’une promenade, laisser s’évader de son âme une telle pensée, que nous vérifions la vérité et la magnificence de sa théorie du tragique. «Je crois, disait-elle, que les conflits tragiques agissent moins par eux que parce qu’ils nous mettent dans un tel état que nous croyons nous approcher de quelque chose d’indéfini et que nous attendons toujours dans notre vie. Ce sont des passions ordinaires que l’on met sous nos yeux, mais nous les reconnaissons, cependant, pour quelque chose d’autre que ce pour quoi elles se donnent. Ce n’est point par le tragique du théâtre que nous sommes pris, mais par des vues plus profondes qui ont été éveillées dans notre cœur.» Un autre jour, elle disait: «La joie n’est qu’une chose éphémère, un épisode, en attendant la passion qui doit venir. Celle-ci vient toujours, car elle est l’attente de la destinée que notre vie a pour but d’atteindre; elle est la chose la plus triste et par là la plus magnifique qui soit au monde. Tous les êtres qui sont beaux attendent leur destinée, et ils sont tristes aussi, quand ils n’en sont pas détournés.»

Si vous voulez comprendre davantage cette personne extraordinaire qui trahit ses angoisses de nerveuse dans ces grandes vérités à demi-voilées et qui faillit elle-même s’anéantir sans rien nous livrer des beautés qu’avaient suscitées en elle la préparation des siècles et ses douleurs, voyez-la, celle qui fut d’abord une Titania caressant la tête d’âne de ses illusions, voyez-la finir comme un roi Lear, trahie par tous ses beaux rêves.

Je ne sais rien de plus émouvant et qui donne mieux l’impression d’une génialité cherchant éperdument un milieu favorable que les fuites continuelles de cette impératrice, et surtout ce jour où elle entraîna le jeune Christomanos à Schœnbrunn, sous une pluie de neige fondue, dans une tempête de vent, à travers de grandes flaques d’eau. «Nous courons comme des grenouilles dans les marais, dit-elle. Nous sommes comme deux damnés errant dans le monde infernal. Oui, pour beaucoup de gens, ce serait l’enfer. Pour moi, c’est mon temps préféré, car il n’est pas pour les autres, je puis en jouir seule. A vrai dire, il n’est là que pour moi, comme les pièces de théâtre que le pauvre roi Louis se faisait jouer pour lui seul. Encore ce plein air est-il beaucoup plus grandiose.» Et elle ajoute: «Certes, je voudrais que l’ouragan fût encore plus enragé, car on se sent alors si proche de toutes les choses, comme en conversation avec elles!»

On touche ici aux parties les plus élevées de cette rare nature. Avec le strident des violons tziganes qui pleurent et sourient, elle nous fait entendre l’hymne panthéiste, l’acceptation, la mort, la vie dispersée dans les choses; et parfois les profondes clameurs de la mer viennent doubler cette plainte demi-étouffée.

«Sur la mer, dit-elle, ma respiration s’élargit. Elle se règle sur la houle. Quand les lames deviennent plus larges, je commence à respirer plus profondément. La mer nous déshumanise, ne souffre rien en nous de l’animalité terrestre. Dans la tempête, je crois souvent que je suis devenue moi-même une vague écumante.»

Quand elle arrive à cette élévation de pensée, cette rare créature égale ces grands maîtres de l’humanité qui firent leur principale étude d’«accepter» et de mourir, de mourir continuellement. L’un d’eux s’exprima-t-il jamais avec plus de magnificence que le jour où cette femme déclare: «L’idée de la mort purifie et fait l’office du jardinier qui arrache la mauvaise herbe dans son jardin. Mais ce jardinier veut toujours être seul et se fâche si des curieux regardent par-dessus son mur. Ainsi je me cache la figure derrière mon ombrelle et mon éventail, pour que l’idée de la mort puisse jardiner paisiblement en moi.»

Quelles devaient être ses pensées le jour où Christomanos, dans l’aube de Corfou, les troubla? La scène se passe au Palais d’Achille. «Hier, au petit jour, écrit Christomanos, je me suis levé et je suis allé—sans savoir pourquoi—tout droit, par l’escalier des dieux, sur la terrasse d’Hermès. Un blanc reflet surgissait à l’est, derrière les croupes noires des montagnes, dont les corps immergeaient dans l’obscurité, comme dans les ténèbres de leurs propres ombres. De la mer, que l’on devinait, plus qu’on ne la voyait, en une immense pâleur noyée, montaient les fraîcheurs humides du matin. Au ciel, presque toutes les étoiles s’étaient éteintes; une seule, d’une terrifiante grandeur et magnificence, était au zénith. C’était Sirius. Au-dessous se dressait dans l’air un grand cyprès noir, dont le faîte s’inclinait légèrement sous un souffle de brise que l’on ne sentait ni n’entendait... Soudain, je la vis glisser, comme une ombre, entre les colonnes du blanc palais. Je fus extrêmement surpris de la trouver là à cette heure, et je voulus me retirer; mais elle s’approcha, rapide comme un ange noir qui aurait à défendre un paradis, et me dit: «Je suis toujours ici avant le lever du soleil pour voir comme tout s’éveille. Il ne faudra plus monter jusqu’ici à cette heure. C’est le seul moment où je sois tout à fait seule.»

Voilà une indication, insuffisante pourtant et qui irrite nos plus nobles curiosités, sur les mystères et les énigmes où s’épuisent les intelligences hautaines. Mais surtout nous voyons les ravages de la satiété et la névrose des tout-puissants.

L’audace et l’ironie amère, l’invincible dégoût de toutes choses, le sentiment perpétuel de la mort et même ces enfantillages esthétiques d’une mélancolique qui cherche à s’étourdir me font considérer ces «Idées et sensations» d’Elisabeth d’Autriche comme le plus étonnant poème nihiliste qu’on ait jamais vécu dans nos climats. Il semble que chez cette duchesse en Bavière des fusées orientales soient venues irriter les forces du rêve. Cet accent sceptique et fataliste, ce mépris absolu des choses d’ici-bas, cette perpétuelle contemplation ou mieux cette constante présence de l’idéal indiquent une âme ardente et blasée, mais d’une qualité esthétique que je trouve seulement chez ces incomparables soufis persans qui couraient le monde dans la familiarité de la mort. Et cette volupté de la satiété où s’enfonçait avec une complaisance si douloureuse cette impératrice évoque certains rêveurs mystérieux des trônes asiatiques.

Bien entendu, je ne prétends point donner par ces rapprochements une explication; mais, comme un air de musique parfois nous transporte dans un paysage, l’atmosphère de réserve silencieuse et de sensibilité bizarre qui flotte autour de l’impératrice évoque pour moi ces cours des Khalifes où la plus monotone philosophie du néant, parfois avec mièvrerie, développe ses sentences au milieu de drames qui la justifient.

Pourquoi poursuivrais-je davantage la tâche impossible de rendre intelligibles ces incomparables angoisses? Ces psaumes monotones, ceux que nous appelons les heureux de ce monde, les ont répétés à maintes reprises depuis Salomon. Aussi bien, en dehors de l’atmosphère des cours, nous avons entendu des pensées analogues. Il y manquait seulement ce qu’une impératrice adulée peut ajouter d’accent blasé à cet éternel gémissement. Mais ces états de faiblesse irritable, ces angoisses sans cause, ces vagues inquiétudes, ces noires lycanthropies, c’est la sécrétion particulière aux natures supérieures. Avec une régularité qui mènerait au désespoir les hommes assez imprudents pour s’attarder à réfléchir sur notre effroyable impuissance, nous mettons éternellement nos pas dans les pas de nos prédécesseurs. Tous les grands poètes ont souffert, comme Elisabeth d’Autriche, de la vulgarité du siècle; ils se sont sentis soulevés au moins de désir vers un plus haut idéal; ils ont éprouvé cet éloignement pour les intelligences obtuses et courtes, contentes d’être, satisfaites du monde et de la destinée. C’est l’état de sensibilité d’où sortent les grandes singularités artistiques ou religieuses qui sont l’honneur de l’humanité. Qu’importe le fond des doctrines! C’est l’élan qui fait la morale. Ce qu’un Pascal appelle «vivre pour l’éternité», c’est ce que nous appelons «s’observer, comprendre le néant de la vie». Mais cette satiété qui réclame à toutes les minutes les assaisonnements de la mort, n’impressionne jamais autant que chez une femme divinisée par sa beauté, son diadème et sa solitude, par ses malheurs dont elle se délivrait en se réfugiant en elle-même, et par son assassinat qui ne put l’émouvoir car elle avait devancé la mort.

Quand une brute menée par cette Fatalité qui préside aux tragédies antiques l’accosta sur le trottoir du lac, près de l’hôtel Beau-Rivage, sans doute l’impératrice participait toujours à ce que le vulgaire appelle la vie, puisqu’elle réagissait encore, mais, n’ayant plus de but, de volonté ni rien qui lui fût, elle était, selon le philosophe, une étrangère à l’existence et vraiment une morte.

Le cœur percé de cette petite lame, elle continue encore à marcher. C’est seulement sur le pont du bateau qu’elle s’affaisse, et alors elle demande: «Qu’y a-t-il?» C’est elle qui meurt, et elle demande: «Quoi?»

Cette haute figure poétique n’est arrivée à la lumière que par accident. Les personnes de cette nature, dans tous les milieux, souffrent beaucoup de la sottise des hommes; elles apprennent qu’il ne fait pas bon penser tout haut parmi eux. Si dans leur jeunesse elles se laissent aller parfois à manifester ce qu’il y a de singulier dans leur vie intérieure, elles le regrettent très vite; dès lors, elles s’effacent volontairement derrière le personnage qu’il leur faut faire et elles renoncent à ce qui pourrait leur attirer la haine ou la sympathie. D’ailleurs, ce goût et ce besoin de solitude claustrale, c’est encore moins prudence devant la vie qu’obéissance à des instincts et à des goûts de tristesse; elles ne souffrent pas d’être ce que le monde appelle «enseveli vivant».

Le docteur Christomanos avait-il le droit d’arracher à cet in pace volontaire celle qu’il livre à la société des poètes? Jeune, frémissant de rêves et né pour leur donner un verbe, il n’a pas su, auprès de cette impératrice d’une si puissante poésie, crever ses yeux et couper sa langue. Il raconte ce qu’il a vu, et vraiment ne traduit-il pas en rythmes admirables les enchantements dont il subit la magie? Si, enflammé d’une telle approche, il a détourné quelque chose d’un brasier qui aspirait à se consumer tout, on ne doit pas l’accuser de rapt, mais de ravissement. Il n’a pu rejeter à la mer la coupe qu’un hasard—providentiel, peut-il croire—lui permettait de soustraire au gouffre d’oubli. Je n’ai vu nulle part qu’on blâmait l’indélicatesse des amis de Virgile, qui refusèrent de détruire l’Enéide, comme à son lit de mort il avait commandé.

Hélas! tant qu’elle gît sur le sable du gouffre, la coupe du roi de Thulé irrite notre sens du mystère et veut que pour la sauver nous franchissions certaines difficultés, mais que vaudra-t-elle, si on la fait circuler parmi des convives recrutés sur la place publique et gorgés de boissons grossières? Plaise au ciel que l’impératrice Elisabeth, cette âme repliée sur elle-même, et fiévreuse de sympathie pour les domaines de l’invisible, ne devienne pas un thème littéraire et, comme on dira sans doute, une figure esthétique! Voyez ce qu’on nous a fait de son cousin, Louis II: un cadavre romantique étendu sur la grève du lac Starnberg et déjà gâté par les commentaires qui s’y traînent en colonies informes et visqueuses. Il faut le granit de Pascal, de Rousseau, de Byron et de Chateaubriand pour résister à ces parasites qui déshonorent et déforment très vite des figures un peu flottantes, capables de susciter nos méditations, mais qui négligèrent de se réaliser dans une forme d’art et d’échanger leur mobilité séduisante contre la fixité de la perfection.

Si nous voulons maintenir autour de cette impératrice la solitude qu’elle aimait tant et qu’on doit tenir pour l’élément nécessaire de sa beauté, prodiguons-lui les blâmes qu’aucune âme vigoureuse ne ménage à ces natures qui méconnaissent le sens de la vie, qui négligent de se rendre utiles et qui se perdent dans les problèmes, insolubles et par là puérils, de la contemplation. N’avons-nous pas à notre disposition une formule mémorable qu’Auguste Comte tenait de Mᵐᵉ Clotilde de Vaux: «Il est indigne des grands cœurs de répandre le trouble qu’ils ressentent.»

Maurice Barrès.

ÉLISABETH DE BAVIÈRE

IMPÉRATRICE D’AUTRICHE

 

 

Au mois de mai 1891, mon frère et moi, habitant Vienne, nous logions dans une grande maison de rapport de l’Alserstrasse, chez une pauvre jeune femme qui était presque veuve, car son mari se trouvait dans une maison de fous. Elle avait réuni, dans nos chambres, tous ses meubles des temps heureux, et s’était serrée dans un cabinet étroit et dénudé, avec sa fille, une enfant de trois ans qu’elle nommait Gretinka. Cette Gretinka pleurait chaque fois qu’on la regardait sans lui sourire. Le beau mobilier de notre appartement, et le cabinet dégarni, et la sensible Gretinka qui trouvait si terrible la vie sans sourire, tout cela me paraissait, alors, fort touchant.

Mon frère Antoine était étudiant en médecine et préparait son premier examen. Quant à moi, j’étais sur le point de terminer mes études à la faculté de philosophie et me proposais d’aller passer les vacances prochaines à Innsbruck, pour y élaborer, sous la direction d’un célèbre professeur de droit historique, ma thèse de doctorat sur les «Institutions judiciaires byzantines dans le droit des Francs». En hiver, je prendrais mes grades à Vienne.

Nous vivions simplement et tranquillement, rentrés à la maison avant la porte fermée, pour nous enfouir dans nos livres. A peine si nous échangions un mot tout le long des longues soirées. Et quand nous ouvrions les fenêtres, qui donnaient sur une cour profonde et muette comme un abîme, le bruit de la rue arrivait à nous par-dessus les toits, affaibli et confus, et parfois aussi un subtil parfum, émané de quelque invisible jardin ou peut-être des pots de fleurs qu’une fille maigre et blonde, en face de nous, tous les jours arrosait. Mais tandis que j’étais assis à ma table, et qu’à la lueur jaune de la lampe, je noircissais de petits feuillets ou cherchais des citations latines sur le «Mundium» et les «Bénéfices ecclésiastiques», de lumineuses perspectives sur des sites bienheureux s’ouvraient aux yeux de mon âme, pays que j’avais entrevus jadis ou jamais, glorifiés et combinés maintenant en tableaux fantastiques. C’était un incessant et silencieux envol sans fatigue ni conscience de l’heure, essence et parfum de voyage. Et je soupirais profondément par regret nostalgique de quelque chose d’inimaginable et d’inouï. Mon frère, qui remarquait mon regard fixe et perdu, me disait parfois, lorsqu’il se décidait à parler:

—Si tu t’y prends ainsi, tu n’en finiras jamais. Il ne faut pas s’abandonner à ses sentiments: ce sont des courants contraires qui emportent à la dérive toute pensée réelle.

De bonne heure, quand nous ouvrions les croisées et qu’un air frais et vierge nous enveloppait, fleurant le matin d’été (tel on n’y croirait pas en ville), et que les toits d’en face se doraient, ce m’était l’annonciation d’un autre monde insoupçonné et inaccessible dont mon âme était assoiffée.

Notre hôtesse entrait souvent chez nous pour bavarder. Mon frère supportait mal ce dérangement, car, alors même qu’il n’avait aucun livre ouvert devant lui, il continuait, semblait-il, à lire en esprit. Mais moi, je me prêtais volontiers à ces expansions, enclin à m’abuser sur la fuite du temps et sur la mesquine réalité de ma propre vie.

Après déjeuner, je rentrais à la maison et travaillais, tandis que, dehors, le soleil brillait si joyeux, et que les jardins étaient si touffus et pleins de fleurs—jusqu’à la tombée du soir. Alors, chaque fois, un merle venait, et se posait sur le faîte du toit d’en face, et chantait, longuement, dans le crépuscule—toujours sur le même toit, toujours à la même heure, jusqu’à ce que lui et son chant se fussent évanouis dans l’obscurité. Nous l’attendions avec passion, mon frère et moi. Nous n’en parlions pas, mais je crois bien que si Antoine rentrait toujours à cette heure, quand il était sorti, c’était uniquement pour ne pas manquer le merle.

Je lui dis un jour, pendant que le merle chantait:

—Ne sens-tu pas combien notre vie s’écoule monotone et sans joie? Je crois l’entendre qui ruisselle.

Et lui, de me répondre:

—Il ne faut pas penser à des choses si tristes.

Car toujours il était de nous deux le plus sage, et moi l’exalté.

Soudain quelque chose de tout à fait inattendu, d’énorme advint.

Un laquais apporta une lettre de M. Nicolas Dumba, très haut personnage de notre connaissance, et qui nous était même un peu parent. Je ne sais où est passée la lettre, mais il y avait là, noir sur blanc, que l’un de nous devait se rendre immédiatement à la Burg auprès du baron Nopcsa, grand-maître de la cour de Sa Majesté l’Impératrice, parce que Sa Majesté demandait un jeune Hellène qui lui apprît le grec et l’accompagnât quelques heures dans ses promenades,—et nous lui avions été désignés.

Longuement, nous nous regardâmes sans mot dire. Nous savions, un peu vaguement, que l’impératrice étudiait le grec; lors de la mort de l’archiduc Rodolphe, nous avions lu dans les journaux bien des détails sur elle. Mais depuis, nous ne nous étions pas autrement occupés de sa personne. Du reste, le temps nous en manquait.

—Vois-tu, dis-je enfin à mon frère, n’ai-je pas raison de dire: Chaque fois que le facteur frappe à notre porte, c’est la Destinée qui est là dehors et qui demande à entrer? O les terribles instants où, entre la Destinée et ses victimes, il n’y a que la planche d’une porte!

—Il est certain que c’est toi qui dois y aller, répondit mon frère.

—Es-tu fou? m’écriai-je. Tu entends bien qu’il faut l’accompagner à la promenade, des heures durant. Sans doute qu’elle pense à quelque coureur olympique. Moi, avec ma taille! De nous deux, tu es, au moins d’aspect, le plus sain.

—Moi! Elle prendra peur quand elle me verra si maigre!

—Mais, en tout cas, tu représentes mieux!

—Rien que ça? dit mon frère. Et puis, je n’ai pas le temps! Somme toute, tu parles mieux.

Longtemps nous nous disputâmes, chacun mettant en lumière les d’ailleurs peu encombrantes qualités de l’autre pour s’abriter derrière sa propre insuffisance. Enfin, je persuadai à mon frère d’aller à la Burg. Revenu, il était fort ému de la grande bonté que Son Excellence le baron Nopcsa lui avait témoignée. Il me raconta que, dès le lendemain, chaque jour, une voiture de la cour passerait, vers dix heures du matin, à la maison pour le prendre, et le ramènerait le soir. Mais en me racontant cela, il avait l’air d’un chien battu. Et moi, étrange, je me réjouissais de son bonheur, mais non sans une vague tristesse, car, en ma résignation fataliste, je me disais que le bonheur était entré dans cette chambre, mais qu’il avait glissé à côté de moi, parce qu’il ne m’était pas destiné.

Le portrait de l’impératrice que nous étions habitués à voir tous les jours, soit chez le coiffeur, soit au restaurant, et auquel, chaque fois, nos regards, involontairement, restaient attachés (parce qu’Elle était si indiciblement belle), s’imposait maintenant, un peu partout, à mes yeux, sous une tout autre lumière, et, pour ainsi dire, avec une profonde signification symbolique. De tout temps ces portraits pendaient là pour nous, afin que nous les vissions: incompréhensible présage de ce qu’Elle nous deviendrait, après avoir effleuré notre vie...

Maintenant c’en était fait des paysages chimériques éclos entre les lignes de mes livres, durant le concert du merle vespéral. Et pas de goût non plus (oh! du tout) pour les potins de notre patronne.

Une grande inquiétude était entrée dans ma vie et avait agité son eau dormante. Avec impatience j’attendais chaque soir que mon frère fût de retour de Lainz...

Quel rassemblement dans la rue, lorsque, pour la première fois, la voiture de la cour s’arrêta devant notre porte! De la pâtisserie, et du débit de tabac, de la mercerie, de tout le voisinage, les gens accoururent et formèrent la haie. Notre hôtesse, hors d’haleine, me raconta cette scène. Jusqu’à ce que la voiture eût disparu dans les lointains de l’Alsergürtel, les bonnes gens l’avaient suivie des yeux; puis l’on était resté cloué sur place, chuchotant à voix basse. Je m’imaginais aisément l’état d’esprit de mon frère au milieu de tout cet appareil: aussi ne l’avais-je pas accompagné en sa première et significative sortie devers le fabuleux carrosse. Avec sa sensibilité presque douloureuse, sa maladive crainte de la foule et de toutes les manifestations bruyantes de l’existence, il fut, sans nul doute, emporté par sa voiture à demi évanoui.

Quand il revint, je lus sur ses traits quelque chose d’intensément ressenti et même de péniblement supporté. Sa bouche se contractait en un blême sourire qui ressemblait plus à des pleurs contenus qu’à toute autre chose. Et il est toujours ainsi, mon frère, quand l’extraordinaire lui arrive: une nouvelle inattendue, un grand malheur, même l’idée de la mort amènent ce sinistre sourire sur ses lèvres; tandis que, dans le cours de la vie vulgaire, il garde un sérieux amer. Je lui posai quelques questions, mais d’abord il ne voulut presque rien me conter. Je sentis qu’en ce moment il dédaignait d’instinct les mots ordinaires comme impropres, parce qu’ils n’allaient pas assez profond. Enfin il dit seulement:

—Elle a été extrêmement bonne pour moi; Elle est beaucoup plus belle qu’en ses portraits; Elle est indescriptible; Elle parle tout doucement, et tout lentement, d’une voix qui chante. Nous nous sommes promenés pendant deux heures dans le jardin, et nous avons parlé d’une foule de choses. Elle m’a questionné sur papa et maman, nos frères et notre sœur et surtout sur toi. A la fin, je ne savais que répondre. Je lui ai parlé de l’université et de la médecine. Cela l’a beaucoup intéressée. Elle m’a déclaré qu’elle ne croyait pas à la médecine: tout au plus à la méthode homéopathique. Les hommes, a-t-Elle dit, veulent être trompés de manière ou d’autre, et, après tout, les plus petites doses sont les moins nuisibles... Elle m’a demandé si je travaillais beaucoup, et je lui ai répondu que j’avais encore à passer mes examens sur vingt matières et à étudier quelque dix mille pages. Là-dessus, Elle s’est doucement exclamée: «Mais c’est terrible ça!»

Je m’écriai d’un ton de reproche:

—Qu’as-tu fait là?

—Bon, Elle peut s’adresser à toi, si Elle veut!

Nous passâmes ce soir comme un soir de fête. D’abord mon frère voulut rattraper les heures perdues et se mit à lire, rageusement, dans ses livres, mais il ne put venir à bout d’une seule page. Et nous décidâmes de sortir. Jusqu’à onze heures passées nous restâmes au café à feuilleter tous les journaux illustrés, ou autres, qui s’y trouvaient.

Le lendemain matin, même histoire. La concierge monta chez nous pour dire que la voiture de la cour était là, une fois encore. «Aujourd’hui, c’est des chevaux blancs. C’est ça une voiture! Oh! là, là! rien que de la soie!» criait-elle, de l’escalier, avant d’entrer, essoufflée, mais rayonnante d’orgueil et d’enthousiasme patriotique. Au milieu d’un encore plus considérable attroupement que la veille, filant entre deux haies de regards perçants et de bouches béantes, mon frère partit au gras piaffement des beaux chevaux blancs. Vers midi une forte pluie se mit à tomber. Il revint épuisé, les vêtements trempés. Il raconta que la pluie les avait surpris, très loin du château. Lui n’avait pas de parapluie. Ils avaient continué leur promenade sous les grands arbres du parc. De retour au château, il était tout transi. L’impératrice lui fit donner d’autres habits et ordonna qu’on allumât du feu dans la pièce où il se tenait. Il dut attendre là que ses vêtements fussent à peu près secs. L’impératrice envoya, à deux reprises, demander, s’il n’avait pas pris froid.

—Tout est à supporter, disait-il le soir, sauf ce terrible carrosse. Les gens me regardent comme un spectre. A la Mariahilferstrasse notamment, au retour, c’est une vraie torture!

Le lendemain, revenu, il s’écria dès le seuil de la porte:

—Demain, c’est toi qui iras chez l’impératrice; elle veut faire ta connaissance.

—Tu l’as fait exprès, dis-je, parce que tu veux travailler.

—Non, seulement je lui ai parlé de toi, et quand nous nous sommes séparés, elle m’a dit par deux fois: «N’oubliez pas de dire à votre frère qu’il peut venir demain, à votre place». . . . . . .

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LAINZ

Un valet de pied, en livrée toute noire, me reçut à la grille du parc, et me signifia que Sa Majesté m’invitait à l’attendre dans le jardin. Il me conduisit à un endroit fixé d’avance, près du château, et m’y laissa seul, après m’avoir tiré une profonde révérence.

Subitement transporté de l’atmosphère grise et du banal tous les jours de la ville dans cet impérial jardin fermé où les simples mortels jamais ne pénétraient, ébranlé par l’attente d’un événement décisif, je me trouvai poussé, pour ainsi dire, hors des bornes de ma conscience et de mon moi. C’était comme si j’éprouvais tout cela en une autre personne qui pourtant était bien moi. J’avais le sentiment de rêver un étrange et délicieux rêve, et je craignais qu’il ne s’évanouît trop tôt; d’autre part, l’impatience de ce qui allait venir m’exaspérait, comme si je ne pouvais pas attendre le réveil.

Je ne connaissais l’impératrice que par ses portraits qui la représentaient, presque toujours, le diadème au front. J’étais plein d’un indicible émoi. Près de moi, se dressait un tremblant buisson de mimosa aux innombrables fleurs d’or. Des essaims d’abeilles autour bourdonnaient. C’était comme si de toutes ces petites boules en floraison avec leur doux parfum enivrant, un sourire d’or eût rayonné. Certes, elles ne savaient pas qu’elles étaient là pour moi autant que pour les abeilles, afin que leur regard, afin que leur souffle me rendissent cette heure embaumée et inoubliable, autant que pour donner leur miel aux abeilles. Comme les abeilles, mon sang bourdonnait à mes tempes, et je me disais: «Voilà un monde qui vit sans moi, qui ne semble pas me connaître, et qui, cependant, d’un lointain infini, tend vers moi et m’attend.»

Je ressens encore, ineffable, la poésie de cette heure de merveilleuse angoisse qui m’emportait loin de moi-même vers un horizon de mystère sans limites, qui me précipitait dans un abîme! Si bien que lorsque je revins à moi, j’étais la proie d’une sensation étrange, comme si d’un crépusculaire et immémorial fond de mer, une vague puissante m’eût jeté sur une plage étrangère et perdue de l’île de la vie. Et tandis que j’attendais là, mon cœur de plus en plus s’emplissait de la certitude que j’étais sur le point de voir apparaître ce que la vie m’aurait offert de plus précieux.

Soudain, Elle fut devant moi, sans que je l’eusse entendue venir, svelte et noire.

Dès avant que son ombre m’eût atteint pour me tirer en sursaut du rêve où je m’abîmais, je sentis son approche, et cette sensation juste avec sa venue surgit et, cependant, me sembla être née en moi depuis bien longtemps, comme si je l’avais vécue heures et années. Elle se tenait devant moi, un peu en avant penchée. Sa tête se détachait sur le fond d’une ombrelle blanche irradiante de soleil, d’où naissait une sorte de nimbe vaporeux autour de son front. De la main gauche, elle tenait un éventail noir légèrement incliné vers sa joue. Ses yeux d’or clair me regardaient fixement, parcourant les traits de mon visage et comme animés du désir d’y découvrir quelque chose. Eurent-ils trouvé ce qu’ils cherchaient? Est-ce plus tard seulement qu’ils me sourirent, ou bien eurent-ils pour moi, dès le premier abord, ces rayons souriants?

En cet instant, je n’eus pas le temps de réfléchir à cela, et les sentiments que si clairement je distingue aujourd’hui n’existaient alors en moi qu’en germe, inconscients et confus. Une seule chose je sus tout de suite, c’était Elle. Et aussi j’en fus grandement surpris: comme elle ressemblait peu à tous les portraits que je connaissais d’elle! C’était une toute autre, et pourtant c’était l’impératrice. Et je sentis que cette impératrice n’était pas seulement une Impératrice, mais que je me trouvais devant une apparition des plus idéales et des plus tragiques de l’humanité. Que lui dis-je alors? J’ai honte de le rappeler à mon imagination. Quelques phrases embrouillées, balbutiées à propos de ma joie et du grand honneur... Cependant elle me tira de mon premier embarras, en disant, ses yeux rayonnant d’une douceur infinie:

—Quand les Hellènes parlent leur langue, c’est de la musique.

Et ensuite elle ajouta:

—Nous irons aujourd’hui jusqu’au bout du parc: nous verrons de très grands et beaux arbres et jouirons d’une vue merveilleuse.

Ce premier jour, la promenade dans le parc de Lainz se prolongea au delà de trois heures.

De quoi, ce jour-là, avons-nous parlé? Quand je veux me le rappeler, chaque détail disparaît, comme étouffé dans un épais nuage de bonheur, indiciblement. Telle est la sensation de l’homme qui se réveille tout pénétré de ravissement, jusque dans les fibres les plus cachées de son être, la poitrine comme emplie d’une haleine de fleurs, mais qui ne sait plus ce qu’il a rêvé... Et puis cette inoubliable sensibilité de la nature ambiante, ce jour-là! Parc magnifique qui nous entourais, inoubliable toi aussi parce que tu chantais mon langage intérieur, parce que formes et couleurs à toi étaient comme tout ce qui en moi chantait, si bien que je devais croire, presque, la substance la plus intime de mon être répandue et métamorphosée en toutes ces choses: fraîcheur du matin, vivant réseau des rayons du soleil, mystère bleu du bois, et tous ces accents musicaux qui frôlaient mon ouïe et mon âme. O la promenade parmi les troncs clairs des bouleaux et des hêtres, l’entrée dans cette ombre violette de rêve, corporelle presque, nos pas sourds sur la terre humide et noire, larges étendues de mousse d’où d’énormes champignons surgissaient, pourrissantes feuilles de l’automne passé, sous lesquelles poussaient des violettes encore. Et tout à coup, un grand arbre esseulé, qui répandait dans les tranquillités une sonore allégresse, chantant de tout son faîte, par un orchestre de petits oiseaux. Puis, d’une haute clairière, des vagues de feuillage, l’une dans l’autre, ondulant à l’infini, se tordant dans le vent, boucles dénouées, et chantant en sourdine leur désir. Mais derrière la haie vive de la forêt, c’était le paysage découvert, verdoyant en prairies vastes jusqu’à une sombre allée d’arbres, où la grand’route poussiéreuse se traînait, lente et lasse, au loin. Et là-bas, tout à l’horizon, une buée de sang et d’ombre, grosse de destins, couvant sur Vienne.

. . . . . . . .

Elle cheminait par le jardin, comme si elle voulait conduire son rayonnement intérieur à un but fixé d’avance. Et les choses autour d’elle étaient comme initiées au mystère de ce pèlerinage. Elles modifiaient leur aspect, dès qu’elle approchait: la physionomie, le ton vital des choses montaient d’une nuance, comme si elles s’efforçaient de répondre à son intérieure musique à elle, et de s’y fondre harmonieusement.

Je reconnaissais que les sources à son approche chantaient d’autre sorte, que les contours des rochers s’infléchissaient en pures lignes de beauté, que les pierres elles-mêmes exhalaient un odorant souffle, que les feuilles des arbres, à son apparition, tressaillaient, comme lorsqu’elles attendent le soleil, et, désolées, s’affaissaient quand elle s’éloignait.

En sa présence, toutes les fleurs me semblaient en émoi. Les unes par un sourire d’or répondaient à son regard, les autres branlaient doucement les clochettes de leur tête, ou bien ouvraient d’admirables yeux lumineux. Mais il y en avait qui tremblaient toutes, sans qu’un souffle les frôlât; celles-ci, pour la plupart, étaient blanches, avec des pétales diaphanes comme en gaze de soie et leurs corolles s’élevaient sur des tiges pâles et frêles et étaient légèrement inclinées deçà et delà. Puis, d’innombrables petites bouches fraîches et rosées, comme d’une troupe d’enfants qui s’émerveillent. Des roses je ne parle pas: de chacune d’elles l’haleine (ô délices!) s’empressait vers nous, avant que nous l’eussions vue, et quand on s’approchait l’on avait l’impression de lèvres qui donnent un baiser tout bas, secrètement. Puis il y avait des yeux qui, avec peine, levaient de lourdes paupières de cire, et, d’en bas, du fond de prunelles violettes, tristement regardaient, et plus loin encore, il était des fleurs qui, en une adorable pâmoison, secouaient de petites ailes diaprées, papillons qui s’essorent.

Toutes ces merveilles, je les attribuais à son approche. . . . .

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Lorsque le jour touchait à son déclin, et que le soleil derrière les grandes forêts s’abîmait, et que bleuissaient les grasses prairies, et que les apaisements exquis du soir tombaient des feuilles sur nous, alors aussi notre course prenait fin. Par de sinueux détours, pour jouir de ces mélancolies tardives aussi longtemps que possible, nous revenions au château... Sur notre chemin, les corolles des fleurs se fermaient comme des paupières; un retrait sur soi-même, un recueillement se trahissait en tous les objets, figés et engourdis qui, jusqu’alors, s’étaient si pleinement livrés à la lumière et à la vie. J’accompagnais l’impératrice jusqu’à la terrasse du château, le long des étangs miroitants, sur le sommeil desquels commençaient à se condenser les rêves blancs des nocturnes nénuphars. Là, elle me congédiait avec quelques mots qui toujours me parurent comme un écho de ceux qu’elle m’avait adressés lors de notre première rencontre, si bien que, de leur son même, je tirais la certitude que cette séparation de chaque jour portait en elle-même la promesse d’un renouvellement...

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Deux fois il me fut donné d’accompagner l’impératrice par les appartements intérieurs du château, et ce me fut alors comme si nous n’avions pas quitté le jardin; car elle portait partout avec elle ce monde dont elle paraissait être la projection, comme une atmosphère hors de laquelle elle n’eût pu respirer. A ce parcours du château je dus la furtive et rose apparition de sa fille, l’archiduchesse Valérie, qui dessinait des fleurs dans un grand salon clair. Une autre fois, je l’aperçus à travers les vitres ensoleillées et somnolentes d’une serre, d’où elle faisait signe à sa mère, de la main.

L’empereur aussi, plusieurs fois, vint du château, par la terrasse, d’un pas ferme et élastique, rejoindre son épouse dans le jardin. A ses côtés, elle était alors l’incarnation de cette idée dont la majesté élève l’empereur au-dessus des autres hommes. Et, cependant, j’eus, en chacune de ces occasions, le sentiment que son domaine à elle n’était guères un château impérial. Le jardin et la forêt lui étaient réservés, et quand on voulait entrer en rapports avec elle, il fallait se transporter dans son mystérieux royaume.

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Puis, vint le jour où elle dut quitter château et parc de Lainz pour transférer sa résidence, comme tous les ans, à Ischl et Gastein. Là-bas, autres bois, autres montagnes. Ce périodique départ me fit le même effet que si j’entendais dire que le moment d’émigrer était venu pour les oiseaux. Car je m’étais habitué à la voir des mêmes yeux que l’on regarde ces charmants êtres qui sont plus près de la nature et qui se comportent avec elle plus inconsciemment que les hommes. Au moment de l’adieu, elle me dit encore:

—Au revoir! Je vous dois mainte heure que je ne voudrais pas oublier. Passez un bel été!

Et elle fixa sur moi un aussi sérieux et aussi profond regard que si elle voulait découvrir toutes les amertumes qui pouvaient adhérer aux racines de ma pensée, pour les arracher et pour mettre à leur place l’espérance de l’au-revoir.

Le même jour, je partis pour Innsbruck, toujours comme plongé dans ces sensations qui devaient être, à ce que je croyais, ma vie durant, la seule nourriture de mon âme.

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Ainsi s’enfuirent pour moi ces heures et ces jours d’une double et presque irréelle existence. Chaque soir, la somptueuse «voiture de soie», traînée, comme au vol, par de grands chevaux blancs, me ramenait du château forestier. Sur les champs découverts, un indicible calme était répandu, lassitude plutôt, après cette vie condensée de rêve, qui maintenant reculait dans le lointain, vaporeusement, en chimériques images, sous d’éblouissants voiles de féerie, invraisemblables et de délire. J’arrivais ensuite à la ville, parmi les hommes, ces porteurs de fardeaux, si pressés qu’ils semblaient ne pas avoir le temps d’être chagrinés, traînant, en attendant, leurs tristesses sur leur visage et en leurs gestes. Enfin je rentrais chez moi. Chaque fois que je passais le seuil de ma chambre, mon cœur se serrait, éperdu, car chaque coin, chaque objet me criait la certitude qu’ici, dans cette atmosphère, je ne pourrais plus supporter le poids de l’existence ordinaire ni mon intérieure solitude... A vrai dire, je ne m’éveillais, en ce temps, qu’à la fin de la journée, pour rentrer, le lendemain matin, à la clarté du jour, dans ma vie fantasmagorique. Cette régulière alternance de la réalité et du rêve en ordre interverti: la vie éveillée comme rêve et le sommeil de la nuit comme seule réalité, éclaira cette période de ma vie à jamais d’une lumière de surnaturelle poésie. Dans les courts intervalles de ces deux états, je cherchais à me rendre compte de ce qui en moi se passait, mais il m’était presque impossible de séparer la veille du sommeil; car, lorsque je dormais ce n’était que la continuation de cette nébuleuse et sanglotante extase dont rien ne surgissait à la surface de ma conscience. Tout était indiscernablement profond et lointain, assoupi comme en des brumes. Une forme de femme, noire et élancée tel un cyprès, seule s’enlevait au-dessus de tout, lys noir vivant qui se promènerait en un jardin enchanté. Dès que je quittais ce jardin, des nuages s’abattaient sur mon âme. D’une chose j’étais bien sûr, uniquement: toutes les fois que la porte du parc de Lainz se fermait sur moi, un vague sentiment d’effroi m’emplissait, comme si je me fusse éloigné d’un asile qui m’eût protégé contre la menace de la vie ténébreuse, pour entrer dans des périls inconnus; et de tous ces périls qu’alors je courais, le plus atrocement angoissant était, me semblait-il, celui de ne plus retrouver le chemin du retour. Chaque soir, je me promettais d’observer, le lendemain, toute chose avec attention, de saisir, de l’entière acuité de mes pupilles, les détails extérieurs et corporels, de les graver dans ma mémoire, pour ne les plus oublier, et pour en étayer ma foi en la réalité de mes visions... Quels sont les éléments de sa beauté? me demandais-je toujours et sans trêve.

Mais je ne pouvais alors résoudre cette question, parce que la réponse inhérait en ma question même, incréée, et qu’ébloui de son éclat, je n’arrivais pas à la distinguer de sa source. A présent, ce jardin de merveille s’est éloigné de ma conscience comme en un lointain mythique. A présent aussi, l’incarnation de ma réponse est pour toujours ravie à mes yeux. Mais dans mon âme est entré comme un reflet d’elle, un vibrant et trouble sentiment de peine et de délice à la fois, souffle de quelque chose de sublime qui avait sur moi plané et s’est évanoui. Et j’en puise une plus forte certitude que si j’avais alors obtenu la réponse ardemment souhaitée. Maintenant je ne sais plus ce que nous avons dit, mais je sais bien ce que nous avons tu. Maintenant, je puis plus clairement discerner les éléments permanents de ses magnificences éternelles, car je sens en moi la fugitivité de SES métamorphoses. Mais trop arides sont mes mots, pour attoucher les éléments de feu de ses lignes fluides sans s’enflammer eux-mêmes. Mes mots sont trop lourds, pour suivre tous les traits si fins du visage de son âme et toutes ses exquises tristesses, sans les détruire ou les effaroucher.

LAUDES

Sa tête s’élève sur ses épaules avec cette grâce frêle qui est propre aux fleurs à longues tiges. Plus que chez les autres humains, l’on a l’impression que sa tête forme le couronnement et l’accord final des musicaux contours de son corps. Sa face s’incline légèrement en avant, tandis que sa nuque, sur laquelle le diadème de ses cheveux repose, se plie en arrière, comme pour s’élever au-dessus d’une surface. Et dans les rayons du soleil, comme en une substance homogène, les lignes de sa tête se fondent en une grande clarté.

Dans SA chevelure, de la nuit a plongé, et de temps à autre une lueur en jaillit comme l’aurore jaillit de la nuit: peut-être sont-ce des pensées,—des pensées qu’elle n’exprime pas et qui devinent ce qui va venir,—qui ainsi s’exhalent au-devant des fleurs. J’aperçus un jour, à la Burg, au-dessus de la table de l’empereur, un portrait qui la représente enveloppée dans ses cheveux, comme une hamadryade, ou une nymphe, ou Ophélie, sans aucun des ornements de royauté terrestre, et je pensais à la reine Bérénice dont la chevelure maintenant brille au ciel parmi les étoiles, parce qu’après sa mort les étoiles la lui ont ravie. Mais d’habitude, elle porte ses cheveux tressés en une diadémale couronne dont le nocturne poids semble trop lourd pour son front lumineux.

Sa face est d’une pâleur éclatante que n’ont pu ternir, jaloux, tous les rayons du soleil du midi, et qui fait ressortir plus sombres, sous ses yeux, les rougeurs cristallisées d’un parterre de larmes séchées. Dans cette lueur, douce aube, qui semble le reflet de choses intérieures vécues et trépassées, apparaît, irrêvée, l’éclosion de ses lèvres d’un dessin si fin, d’une si invraisemblable pourpre, telle la fente d’une mystique grenade: elles se courbent, ces lèvres, ô indicible mélancolie, en un arc qui a la science de tout deuil, comme si c’était le pont même sur lequel toute tristesse a passé qui exprime presque l’angoisse de plus encore savoir et, sans trêve, interroge la destinée. Sitôt sa bouche entr’ouverte, arômes et musiques qui s’exhalent, cette courbe de douleur s’abîme dans les profondeurs de l’être, mais elle reparaît dès que le silence sur les lèvres a posé son sceau, et dans les anses muettes, après, s’assemblent les amertumes de toutes les larmes non pleurées.

Alors, dans la sagesse de son silence, elle est l’âpre déesse Athénée.

Comme enfermés dans le cercle ombreux d’un inéluctable mal, vivent SES yeux, ses clairs yeux scrutateurs. Jamais il n’y eut de tels yeux, et qui pussent discerner l’essentielle tristesse qui est l’élément éternel des choses. Souvent ses regards sont, comme ceux des fleurs, grands ouverts vers des merveilles; puis le voile des cils retombe sur eux, comme un délicat nuage vient cacher des étoiles. Ses sourcils s’élancent audacieux et se perdent fiers en une suprême élévation, frisson d’anéantissements admirables. La maîtrise des belles formes, l’héroïsme des pensées altières, l’inflexion passionnée des vagues sur la grève, l’ironique dédain de toute réalité solidement établie, la volonté que rien n’enchaîne, et l’élan, mortel courage, du génie et des montagnes vers le ciel, la pureté majestueuse des cygnes, la sublimité des nuages au-dessus des bas-fonds, tout cela sommeille en les éblouissantes lignes de ses sourcils que l’ombre a sculptées.

Ses mains sont maigres, frêles, et elles expirent en les lys de ses doigts. Elles sont comme des fleurs qui auraient froid. Elles ont je ne sais quel air mystérieux. Quand elles tiennent quelque chose, elles l’étreignent si fortement qu’on croirait qu’elles sont intimement liées, presque fondues substantiellement avec cet objet.

Toute SA figure, trop fluide pour n’être dite que svelte, soupire comme un cyprès vers le ciel, ondoie comme les ondes quand elles reposent et respirent.

Elle marche moins qu’elle n’avance—plutôt l’on pourrait dire qu’elle glisse—le buste légèrement infléchi en arrière et sur les hanches fines, doucement balancé. Ce glissement, à elle propre, rappelle les mouvements d’un cou de cygne. Tel un calice d’iris à longue tige qui dans le vent vacille, elle chemine sur le sol, et ses pas ne sont qu’un repos continu et toujours repris. Les lignes de son corps fluent alors en une suite d’imperceptibles cadences, qui marquent le rythme de son existence invisible. Oh! quelles mélodies d’extase moi, sourd, j’en devinais...

Les plis de sa robe adhèrent à elle indépendamment de la sinueuse souplesse de ses mouvements. Et les étoffes qui voilent son corps royal et les chemins qu’elle foule, paraissent reconnaître la souveraineté de son être plus profondément et la proclamer avec plus de gratitude que les hommes.

Pure et claire, envolée en fugues musicales, est SA parole, et cependant lente et toute basse. Comme si je me trouvais près d’une source esseulée, ruisselant, secrètement, en un suave délire, je me sens enveloppé par le son diaphane de sa voix dans un souffle de jeunesse désolée et de subtile mélancolie chantante. Ainsi parlent les gens qui, comme les sources, sont souvent et longtemps seuls, dont la voix n’est pas contrainte de se briser contre la lourdeur des sons rustres de la vie, de s’élever avec peine au-dessus de soi-même pour dominer la cohue, mais peut se laisser couler jusqu’au bout, serpenter, bienheureuse, à travers les prairies, sans le tourment des obstacles à surmonter, et qui s’enivre de sa propre douceur et de son propre souci. Et sa voix n’est aussi que le langage de ses lignes, traduit en musique. Que sont les larmes de la harpe comparés à ces sons, jaillissant librement de la vague mystique des formes humaines! Et les pins, ne sont-ils pas aussi des harpes sonores, lorsque le vent, en son auguste désir, les embrasse, et que la forêt et la mer, de délices, retiennent leur haleine? Oh! pourquoi avons-nous des oreilles, si c’est pour ne pas ouïr?

Son esprit est fluide et profond comme la mer.

Mais ses pensées sont comme les cimes des montagnes ou comme de vastes plaines qui s’en vont vers l’infini calmes, dans le silence.

Elle ne rit presque jamais—jamais quand elle vit sa propre et véritable vie; mais quand la vie vulgaire de tout le monde, ce que nous appelons la réalité, vient heurter le flux de son intérieure existence, quand les relations d’hommes à hommes l’atteignent et la frôlent, alors, elle rit, en roucoulant doucement et convulsivement, jusqu’aux larmes, comme si quelque chose de très comique et douloureux à la fois la frappait; alors, aussi, une onde de sang rouge lui monte du cœur aux tempes, jusqu’à la racine des cheveux, et voile sa face de la pourpre de son intime royauté, comme pour la protéger contre une injure du dehors. Et cet autre muet sourire, qui souvent rayonne de ses yeux, qui souvent aussi entr’ouvre la fleur mystérieuse de ses lèvres—oh! celui-là est plus qu’un simple sourire, mais un épanouissement de calices, tristesses sans nom qui fleurissent sous un rayon du noir soleil du destin. Et ces calices éclosent dans l’âme de tous les êtres qui découvrent leur vraie nature en de rares exaltations.

. . . . . . . .

La courbe douloureuse à jamais de la bouche, le regard intense des yeux, comme s’ils voulaient plonger dans l’impénétrable, le port de la nuque et du front, levés en une fière rébellion contre quelque insupportable fardeau extérieur qu’ils seraient seuls à supporter, et, en même temps, les lignes en avant inclinées du visage, accusant une consciente lassitude jamais avouée, l’attitude de ce gracile et tendre corps de Reine qui semble sur le point de se briser et cependant est plein de force et d’élan contre les assauts du destin, la clarté des gestes, l’arome limpide de la voix, la musique des paroles, semblables à une visible floraison d’harmonies secrètes:—tout cela me découvrait un monde intérieur de tristesses organisées, qui menait son existence propre, qui était aussi exquis et aussi immense et aussi mystérieux que ce monde extérieur qui assaille nos yeux de questions. O la suave réminiscence de ces impressions qui, comme les fleurs séchées d’un herbier, laissent seulement deviner la jeunesse fanée et l’éclat évanoui, et cependant enferment en elles tout cet éclat et toute cette jeunesse! Pour les ranimer, j’exhalerais, (combien volontiers!) mon âme sur elles!... Et ces sensations que je voudrais saisir maintenant en des doigts lourds, comme des choses matérielles et existant en soi, elles émanaient déjà, dans le jardin de Lainz, de ses traits si vite transfigurés, des lignes de son corps ondoyant lentement comme des vagues en peine et elles s’épandaient, pendant nos longues promenades, en chacune de mes paroles, sur tous les tournants attristés du chemin. C’est pourquoi, peut-être, je n’en rapportai rien de conscient: les extases des fleurs au soleil, l’insaisissable haleine de l’ombre sous les arbres, certaines formes de nuages, un sentiment de quiétude après un plus long regard vers le ciel, dans la solitude quelques trilles délaissés d’un chant d’oiseau se perdant au détour d’une tendre allée, en même temps que disparaissait l’arbre d’où ils venaient, comme si la voix de l’oiseau étouffait dans ses propres gazouillements: voilà les seuls trésors que je conservai de ces inoubliables jours, mais le tout imprégné du charme d’un souci ignoré qui de mon âme passait en ces fragments épars et les mettait bien au-dessus des délices les plus pleinement ressenties. . . . . .

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INNSBRUCK

Innsbruck, 13 août 1891.

Aujourd’hui le premier anniversaire de ma naissance depuis cet inconcevable événement: mon premier véritable jour de naissance!... Quand, le matin et le soir, les montagnes, par-dessus les toits, flamboient jusque dans mes fenêtres, comme si, d’un monde irrêvé, elles surgissaient, alors encore en moi rayonnent ces sourires d’inextinguible mélancolie qu’ELLE a laissés choir dans mon cœur et qui paraissent soustraits à l’universelle loi des choses, ou bien c’est un parfum ranimé de souvenirs qui jamais ne voudront se faner...


Je vais souvent à la morne église du château, où tant de rois et de reines en acier derrière une lourde grille de fer s’alignent, comme si cette réunion avait été le but définitif de leurs existences, uniquement poursuivi leur vie durant. Là aussi de pauvres femmes harassées du peuple, comme poussées par une main mystérieuse, tout le long du jour, jusque dans la nuit, bégayent des prières dans les ténèbres: peut-être s’agit-il simplement pour elles d’un jupon neuf; à la statue de saint Antoine les petites bonnes demandent la grâce de retrouver les cuillères à café perdues. Ah! je les plains de n’avoir pas obtenu ce qu’elles désirent, car je me dis que, si j’osais élever mon vœu à la hauteur d’une prière, je devrais m’abîmer en oraisons...



3 septembre.

Est-il possible que mon rêve ne soit pas évanoui? Nouveau printemps, refleurira-t-il sur l’automne de mes souvenirs, sans avoir subi ni l’hiver ni la mort?...

Une lettre du baron Nopcsa, datée d’Ischl, qui me demande, au nom de l’impératrice, si je suis disposé «à passer les mois de décembre à avril auprès de Sa Majesté l’Impératrice et Reine, comme professeur de grec, et pour l’accompagner dans ses promenades».

Dans un post-scriptum, le baron Nopcsa ajoute: «Sous la condition que vos études n’en souffriraient point».

Ainsi il faut en finir avec la Faculté ou refuser. Je vais passer mes examens ici, à Innsbruck, car à Vienne mon tour ne serait pas si vite venu...


Quand je pense à ce que, sans prier, j’ai obtenu, pour la seule raison, peut-être, que j’ai tenu mon vœu à moi-même secret!...


J’ai choisi Schopenhauer comme sujet de ma thèse de philosophie: je me suit fait un élément vital de sa doctrine depuis qu’elle correspond si parfaitement à mon état d’âme. «Un singulier sujet d’examen!» me dit, en ricanant, le professeur de philosophie d’Innsbruck. J’étais et je reste peut-être le seul qui ait osé une tentative pareille.

J’ai aperçu aujourd’hui la duchesse d’Alençon, sœur de l’impératrice. Devant une boutique de la rue Marie-Thérèse, un équipage à livrée était arrêté. Dans la voiture, un monsieur d’aspect très distingué, à la barbe Henri IV blonde déjà grisonnante, et deux gros petits garçons à joues rouges et boursouflées. La porte de la boutique s’ouvrit, un grand chien, d’un seul bond, s’élança vers la voiture, et puis une dame sortit: l’impératrice elle-même, mais plus mince, plus frêle, plus miniature. Son aspect me bouleversa. Plus tard j’appris que c’était la sœur de la souveraine, et qu’elle habitait pendant l’été le château de Mentelberg. Longtemps je suivis du regard la voiture qui s’éloignait. La duchesse ne se doutait guère que des yeux s’attachaient si obstinément à elle et que les regards de mon âme tramaient comme une banderolle entre elle et son impériale sœur...


Tout mot que je prononce par ce temps-là n’a qu’une signification provisoire, mais, en même temps, il a un sens plus profond, et comme une perspective derrière soi. C’est comme si je voulais dire: Que m’importe ce que vous me dites et ce que je vous dis? L’essentiel, c’est ce qui va venir. Je ne me rappelle que confusément ma promotion de docteur que je dus subir dans une université étrangère, devant un public aussi flatteur qu’inespéré d’étudiants de la corporation des «Goths», anciens camarades de mon cousin Théodore. Mais je n’eus pas un regard pour leurs habits de gala, pas plus que pour mon diplôme, et me préoccupai encore moins du moyenageux cérémonial de l’Université d’Innsbruck, car un but plus lumineux, tout près de moi maintenant, m’invitait...

Par mille détours, pour prolonger autant que possible une attente dont le charme ne pouvait être surpassé par l’événement, je me rendis à Vienne, à la Burg.


Hofburg de Vienne, 8 décembre 1891.

VIENNE SCHŒNBRUNN

Mon appartement est situé dans l’aile léopoldine. L’on arrive du Franzensplatz, à côté du corps de garde, par un étroit escalier en colimaçon, jour et nuit éclairé au gaz,—l’escalier des confiseurs,—à un long corridor tapissé de nattes, dit le passage des demoiselles. Une longue suite de portes avec des noms de dames d’honneur sur de blancs cartons. Tout au bout, des gardes de la Burg qui vont et viennent lentement avec un cliquetis de sabres. A ma surprise, sur une de ces portes, je lis mon nom: voilà, déjà étiquetée, mon existence à venir dans cette armoire à tiroirs qu’est la cour. Ma chambre assez vaste, mais basse de plafond. Le parquet est comme un miroir, sur lequel le feu de la cheminée envoie voleter des essaims de feux follets. Tentures et meubles à rayures grises et blanches. Une grande double fenêtre donne sur la place extérieure du château et sur le Volksgarten, que maintenant une grisaille de crépuscule enveloppe. Un paravent de soie pourpre devant le lit, couvert aussi de lourde soie purpurine—du reste, tout d’une simplicité très grand air.

Le même soir, l’impératrice me reçut. Un laquais du service privé vint m’avertir que Sa Majesté avait su mon arrivée et me priait de me rendre auprès d’ELLE. Je me hâtai vers ELLE, à pas muets sur les nattes, tout le long du couloir, parmi des laquais et des caméristes qui chuchotaient, puis, après un coude, par un corridor plus large, qui traverse l’aile dite de l’impératrice Amélie. C’est la partie du château qui regarde le Franzensplatz du gros œil de son horloge, flamboyant dans le soir; elle est habitée exclusivement par l’impératrice et sa suite. Par une porte secrète, j’arrivai au grand escalier d’honneur, puis, un étage plus bas, sur un palier, où un garde de la Burg en grand uniforme était planté, immobile, devant une très lourde portière de velours; derrière cette draperie, un vestibule de style empire, avec ce luxe froid et nu des antichambres princières où l’on gèle si atrocement quand on n’est pas né laquais. Plusieurs huissiers à bas blancs, culotte vert-amande, veste sombre brodée d’or, et l’épée, s’inclinèrent devant moi jusqu’à terre, les portes comme d’elles-mêmes s’ouvrirent, et je me trouvai à l’improviste dans une grande pièce, plus somptueuse encore, mais dont l’accueil me fut moins fermé, moins hautain. Là, un autre garde-porte, apparemment de rang plus élevé, en habit noir, vint à ma rencontre. Et, à ce moment, je m’aperçus que j’avais pris instinctivement une nouvelle allure et que je la soutenais avec grande virtuosité; il s’agit, ici, de marcher sans s’arrêter et sans hâte, en glissant sur le parquet plutôt qu’en le foulant, sans butter aux saluts ni aux révérences. Le valet de chambre de l’impératrice, également en habit noir (la livrée de deuil privée de Sa Majesté), sortit de la porte opposée, s’inclina profondément, et disparut aussitôt par la même porte, sur la pointe des pieds, pour m’annoncer. Tous ces gens retenaient leur souffle et leur âme, et n’étaient que frac et pointe des pieds. Et alors la porte s’ouvrit à deux battants, sans le moindre bruit. Derrière un paravent de soie écarlate, j’entrai dans une salle vaste et brillamment éclairée. Sur les murs des tissus de soie rouge, tout autour des meubles dorés, de larges et profonds miroirs tenant des panneaux entiers, de grands lustres pendants. Et une atmosphère d’une presque immatérielle pureté vers moi s’exhalait.

D’une autre porte au fond qui était ouverte et laissait entrevoir un petit salon, l’impératrice m’apparut, et elle vint à ma rencontre.

Voilà que de nouveau ELLE se tenait devant moi, la même apparition noire de l’inoubliable jardin enchanté! Elle que j’avais connue dans sa condition sylvestre, elle m’avait maintenant appelé en son luxueux palais, où elle devait vivre, pour un temps. Je me souviens confusément d’un conte où il est parlé d’une fée de la forêt qu’un sorcier plus puissant encore retenait, une partie de l’année, dans son palais souterrain et qui, là, devait être reine. Mais c’est peut-être simplement l’histoire de Perséphoné.

Et l’expression de son visage, encore, me faisait penser à Perséphoné, qui, elle aussi, passe la moitié de sa vie dans le monde infernal. L’éclat rouge sombre des murs, les flammes sans nombre qui sur les dorures ruisselaient et rejaillissaient de la profondeur des miroirs, les cristaux en losange des lustres, scintillant comme d’aériennes pierres précieuses, tout cela faisait presque pour moi de cette fiction d’un monde sous-terrestre la contemplation d’une réalité. Comme d’un autre monde, l’impératrice noire se tenait devant moi, souveraine de toute cette splendeur. Elle me salua de loin, et, après, me dit qu’elle se réjouissait de me revoir près d’elle. Et dès qu’elle eut ouvert la bouche et que sa voix eut résonné, le merveilleux rayonnement autour d’elle pâlit. Ainsi je connus qu’elle était bien plus rayonnante encore que tout ce qui l’environnait. Je savais déjà, avant d’entrer, ce que je trouverais ici, et pourtant je fus ébloui. Nous nous promenâmes une heure durant, sur le doux tapis soyeux, où le pied s’enfonçait comme dans du jeune gazon, en des flots de lumière dont l’attouchement agissait comme de l’air tiède, mais plus musicalement encore.

Tout autour, des meubles dorés se dressaient, à de longues distances et dans un calme parfait, l’on eût dit des objets ensorcelés. Dans cette pièce, sur ces meubles, ni rire ni pleur ne se posait, nulle ligne ne remuait ni ne changeait de place. Des grands miroirs, qui prolongeaient la pièce, comme sous de diaphanes masses d’eau, en des lointains infinis, la lumière rebondissait, telle une buée fluide d’or et de sang. Je regardai autour de moi et reconnus le geste de l’étiquette espagnole, qui, des coins sombres, se levait vers des portraits princiers dans de lourds cadres dorés, et montrait des portes secrètes, tapissées de soie. Cela me persuada davantage encore que le château tout entier, immémorial, était englouti dans un illusoire abîme d’eau. Mais il y avait autre chose, que je sentais plus que je ne voyais, qui provenait de ce monde où ELLE respire en réalité. Elle n’était pas seule. Mes yeux se mirent en quête et bientôt trouvèrent ce qu’ils cherchaient. Il y avait là des arbres, de vivants arbres, presque dissimulés par les lourdes soies et les dentelles des rideaux, des azalées grandes comme des arbres, épanouies, ô tendre floraison, en innombrables calices blancs et roses. Elles l’avaient suivie, ces azalées, des printemps lointains jusque dans les profondeurs sous-marines de son palais; elles étaient comme des symboles de l’évanouie Perséphoné. Ainsi l’on peut s’imaginer que tous les jeunes arbres se tiennent cachés, pendant l’hiver, en de semblables palais, chez quelque fée exilée. Et ce léger et ancien parfum qui flottait à travers la salle,—venait-il des arbres, ou étaient-ce, uniquement, les souvenirs balsamiques des forêts et des jardins qui s’exhalaient avec persistance et enveloppaient la figure de l’impératrice noire?

Je lui parlai des montagnes embrasées d’Innsbruck, du «Hofgarten», le jardin du palais aux grands arbres, sur lesquels l’automnale pourpre s’était répandue, des feuilles jaunies de mes mélancolies et de mes souvenirs, qui tombaient sur les allées comme de grands oiseaux morts, des églises, où des femmes désolées et comme poussées par une main invisible jetaient aveuglément dans les ténèbres des prières balbutiées, où des rois et des reines d’airain, venant de siècles différents, s’étaient donné rendez-vous. Et elle me parla uniquement de la chute d’eau de Gastein, qui dans la nuit résonne comme une âme en peine, et des pins et des sapins noirs emmi lesquels les nuages aiment à s’arrêter longuement. Et puis, nous causâmes d’Homère et des sirènes, et de Béatrice que Rossetti a peinte. Puis elle me tendit encore une fois sa main à baiser, et dit:

—A partir de demain, nous irons nous promener tous les jours pour quelques heures à Schönbrunn. Si vous n’étiez pas venu, j’aurais dû me priver de ce plaisir. Je ne veux pas imposer, en hiver, cette corvée à mes dames d’honneur, et l’empereur n’en a malheureusement pas le temps.


9 décembre.

Ce matin, à huit heures, le laquais vint me dire que l’impératrice m’appelait auprès d’ELLE pendant qu’on la coiffait. J’étais déjà prêt et attendais. Car, dès la veille, l’impératrice m’avait prévenu qu’elle prendrait sa leçon de grec en se faisant coiffer.

—Cela dure presque toujours deux heures, avait-elle dit, et pendant que mes cheveux sont si fortement occupés, mon esprit reste oisif. Je crains que de mes cheveux il ne passe dans les doigts de la coiffeuse. C’est pour cela que ma tête me fait si mal. Nous emploierons ce temps à traduire Shakespeare: oh! alors le cerveau est bien forcé de se concentrer.

J’entrai dans le grand salon avec le cérémonial de la veille.

L’impératrice était assise devant une table que l’on avait poussée au milieu de la pièce et couverte d’une toile blanche. Elle était comme embrumée dans un peignoir de dentelles blanches; ses cheveux dénoués tombaient jusqu’à terre et enveloppaient toute sa personne. Seule une petite partie de sa face était éclose, comme chez ces suaves madones emmitouflées au visage en amande. Cet aspect était nouveau pour moi, mais plus enchanteur que tout ce que j’avais jusque-là contemplé. Elle répondit à ma révérence par une légère inclination de la tête, en disant:

—Comment avez-vous dormi votre première nuit à la Burg? Pas plus mal que d’habitude, j’espère. Ce n’est pas aussi beau ici qu’à Lainz, ajouta-t-elle, mais pour la nuit c’est à supporter.

Nous partirons à onze heures, dit-elle encore.

Puis la leçon commença. L’impératrice écrit très vite; elle crispe ses doigts sur la plume, sans doute par une habitude d’enfance qu’elle n’a conservée que parce que, probablement, ses professeurs l’en grondaient. Du reste, quand elle écrit, toute son attitude est d’une grâce puérile, d’une charmante maladresse qui contraste avec sa tenue habituelle si majestueuse parmi les arbres et les fleurs. Elle regarde fixement le papier et la pointe de la plume, et c’est comme si elle voulait forcer sa plume à écrire finement et proprement. Mais les lettres impétueuses jaillissent et se bousculent, libérées de toute convention.

—Ma mauvaise écriture vous étonne. Elle est comme moi, me dit-elle, elle ne veut pas se laisser subjuguer.

Elle fait aussi de gros pâtés d’encre violette—la violette impériale—la seule avec laquelle elle écrive et qu’elle puise d’un encrier d’or; de minces feuilles de papier buvard sont semées tout autour sur la table, et elle en sèche chaque page en frappant dessus de son poing fermé.

Cette première leçon durant la coiffure m’a laissé des impressions d’une épique harmonie.

Des cheveux, je vis des cheveux en vagues, atteignant le sol, et s’y répandant, et coulant plus loin: de la tête, dont ils révélaient la grâce délicieuse, la ligne pure et parfaite (ainsi les tissus de Cos laissent transparaître des formes de déesses), ils s’écoulaient sur le blanc manteau de dentelles qui couvrait SES épaules, sans que jamais leur flot tarît.

Derrière la chaise de l’Impératrice se tenait la coiffeuse, en robe noire à longue traîne, un tablier blanc de toile d’araignée attaché devant elle, d’aspect imposant pour une femme de service, avec les traces d’une beauté fanée sur le visage, et les yeux pleins de sombres artifices—rappelant une assez fameuse Reine de seconde qualité de l’orient européen, aujourd’hui proscrite. De ses mains blanches elle fouillait dans les ondes des cheveux, les élevait en l’air et les palpait comme du velours et de la soie, les roulait autour de ses bras (ruisseaux qu’elle eût saisis parce qu’ils ne voulaient pas couler tranquillement mais plutôt s’envoler); enfin elle partagea chaque onde en plusieurs autres avec un peigne d’ambre et d’or, et sépara ensuite chacune de celles-ci en innombrables filets, qui, à la clarté du jour, devinrent de l’or filigrane et qu’elle démêla doucement et posa sur les épaules, pour éparpiller de nouveau en lumineux rayons un autre embrouillement d’écheveaux. Puis, tous ces rayons qui, d’un or éteint, s’enflammaient en éclairs d’un sombre grenat, elle les laissa confluer en de nouvelles et paisibles vagues, et de ces vagues elle trama des tresses pleines d’art, qui se transformèrent en deux lourds serpents magiquement; et elle leva ces serpents, et les roula autour de la tête, et en forma, en les entrelaçant au moyen de rubans de soie, une magnifique couronne diadémale. Puis elle saisit un autre peigne de transparente écaille finissant en pointe et garni d’argent, et ondoya le coussin de cheveux, sur l’occiput, qui était destiné à porter la couronne, en ces lignes qui sont propres à la mer quand elle respire. Ensuite, elle ramena les mèches s’égarant en délaissées sur le front, près des yeux, de façon qu’elles pendissent, comme des franges d’or, du bord de la couronne et, comme un voile lumineux, cachassent le front, écarta avec une pince d’argent ceux de ces filets qui troublaient l’harmonie et la symétrie, ne faisant qu’entraver la course tranquille des sourcils en arceaux, abaissa d’autres filets, telle une écumeuse frisure d’ondes, sur les oreilles, afin que la rudesse des sons s’y brisât, et en dressa ainsi une grille protectrice devant la porte de l’âme. Puis, sur un plateau d’argent, elle présenta les cheveux morts à sa maîtresse, et les regards de la maîtresse et ceux de la servante se croisèrent une seconde, exprimant chez la maîtresse un amer reproche, chez la servante publiant la faute et le repentir. Puis, le blanc manteau de dentelles glissa des épaules tombantes, et l’impératrice noire, pareille à une statue divine, de l’enveloppe qui la cachait surgit. Alors la souveraine inclina la tête, la servante s’abîma sur le sol, en murmurant tout bas: «Aux pieds de Votre Majesté je me prosterne.» Le service sacré était accompli.


—Je sens ma chevelure, me dit-ELLE, et elle glissa un doigt sous les vagues des cheveux, comme pour alléger sa tête du fardeau.

C’est comme un corps étranger sur ma tête.

—Votre Majesté porte ses cheveux comme une couronne à la place de sa couronne.

—Seulement, on peut, plus facilement, se débarrasser de cette autre couronne, répondit-elle avec un sourire attristé.


A onze heures, nous sommes partis pour Schönbrunn. Il y a toujours devant l’entrée de mon escalier un grand rassemblement pour me voir monter en voiture, et la garde du palais présente les armes, mais avec un doute visible sur le droit que je puisse avoir aux honneurs militaires.

Une journée superbe, aujourd’hui, le ciel si pur et si bleu comme au printemps. J’ai emporté un livre dont je me propose de lire quelques pages à l’impératrice pendant la promenade: les Contes de Dostoïewsky.

Je lui ai lu les Blanches nuits. Elle a trouvé le conte ravissant.

—Ce qui arriva à Naschtenka, dit-elle, est typique pour toutes les jeunes filles. Chacune se trompe au moins une fois dans sa vie, sans qu’elle sache quand cela se fait. De Naschtenka elle-même, on ne sais si elle s’est trompée avec celui qu’elle a pris ou avec celui qu’elle a laissé. C’est affaire au destin. Les femmes vivent tout particulièrement sous l’étoile de leur destin.

Nous parlâmes ensuite de l’émancipation des femmes et de leur instruction. Elle dit:

—Les femmes doivent être libres; elles sont souvent plus dignes de l’être que les hommes. George Sand en est le meilleur exemple. Mais en ce qui concerne la soi-disant instruction, j’y suis opposée. Moins les femmes apprennent, plus elles ont de valeur, car elles tirent d’elles-mêmes toute science. Ce qu’elles apprennent ne fait, à vrai dire, que les égarer sur une fausse route et les éloigner de leur être intime: elles désapprennent par là une partie d’elles-mêmes, pour s’approprier imparfaitement la grammaire ou la logique. Dans les pays où les femmes sont peu instruites, elles sont des êtres bien plus profonds que nos bas-bleus. C’est une erreur des amis de l’émancipation que de venir alléguer, en faveur de ce mouvement, que des mères cultivées donneraient à l’humanité des fils intellectuellement mieux doués.

—Mais, d’autre part, fis-je, les hommes modernes désirent trouver en les femmes modernes,—leurs femmes,—un appui intellectuel.

—Au contraire, leur action, en tant que mères, serait plus bienfaisante, si elles étaient comme les arbres, libres de toute entrave et de toute déformation, sous le vaste ciel; les femmes ne doivent pas être là pour aider les hommes dans leurs affaires, en leur soufflant des pensées et des conseils, mais par leur seule proximité elles doivent éveiller et faire mûrir chez les hommes des idées et des résolutions que ceux-ci, ensuite, ont à puiser en eux-mêmes.


10 décembre.

Aujourd’hui l’on m’apporta, des appartements de l’impératrice, des fleurs. L’impératrice, me dit-on, avait ordonné au jardinier du château de m’envoyer tous les jours des fleurs rares. Et quelles fleurs c’étaient! Duvets de soie parfilée, vieux velours mélancoliquement pâlis, reployés en plis délicats, et de la pourpre attristée. Et de tremblantes corolles aussi et de doux calices, sur les pétales desquels toutes les splendeurs et les langueurs des couchants automnaux étaient répandues.


Du 11 au 20 décembre.

A midi, de nouveau à Schönbrunn. Il pleuvait de la neige fondue, et le vent nous fouettait le visage d’une poudre de glace. Il nous fallait sauter par-dessus de grosses flaques d’eau.

—Comme des grenouilles nous galopons par les marais, dit l’impératrice. Nous sommes pareils à deux âmes damnées qui errent dans le monde infernal. Pour beaucoup de gens, ici et à cette heure, ce serait l’enfer. Je causais hier avec une dame qui extravaguait sur les glaciers—pendant l’été, naturellement, en compagnie de deux guides et attachée à une corde pour qu’on la hisse. Je voudrais la voir à présent, elle et sa vaillance. Si elle savait que je suis ici, que je me promène aujourd’hui ici, elle penserait que je suis devenue folle. Voyez-vous, cela va mieux à mes dames d’honneur de rester à la maison et de se chauffer les pieds à la cheminée. Elles tricotent des bas et lisent des romans. Vous préféreriez, vous aussi, n’est-ce pas, être au chaud dans votre chambre?

—Comment Votre Majesté peut-Elle dire cela? Moi qui, dans ma chambre, passe toutes mes heures dans l’attente, dans l’espoir que Votre Majesté me fasse appeller...

—Pour moi, c’est le temps que j’aime le mieux. Car il n’est pas fait pour les autres. Je puis en jouir seule. En vérité, il n’est là que pour moi, comme ces pièces de théâtre que le pauvre roi Ludwig se faisait jouer, pour lui uniquement. Encore le spectacle est beaucoup plus grandiose ici, en plein air, que sur toute espèce de scène. Certes la tempête pourrait être quelque peu plus enragée: alors on se sent si proche de toutes les choses, comme en conversation avec elles!

—Votre Majesté voit-Elle ce grand vieil arbre aux branches noires et dénudées, comme il se dresse tout seul et, désespérément, étend ses bras en l’air? Il est presque plus fort que l’ouragan, il ne bouge pas.

—Sa douleur est plus forte que l’ouragan. Il est comme le roi Lear. Quand même il serait maintenant frappé de la foudre, il n’en a pas moins vaincu la mort.

Elle-même était comme une partie constitutive de ce paysage bouleversé, mais elle n’en avait point conscience.

Elle a le don, par sa seule présence, d’amener à la surface l’élément éternel des choses, de l’évoquer comme par un prestige, comme si toutes les choses, depuis longtemps esseulées dans leur vie obscure, n’avaient attendu que cela pour se répandre hors d’elles-mêmes. Aussi ai-je toujours l’impression que c’est par elle, à vrai dire, que, pour la première fois, l’essence réelle des choses me fut révélée.


Aujourd’hui, l’impératrice m’appela à quatre heures de l’après-midi seulement, au lieu de me faire partir à onze heures en voiture pour Schönbrunn, à sa suite. Toute la matinée avait été employée au grand lavage des cheveux. Cela a lieu tous les quinze jours. Aussi portait-elle ses cheveux dénoués sur le dos pour les faire sécher. Son aspect sous cette forme, quand, déposée cette naturelle couronne, elle n’est plus obligée de plier le front sous son poids, est plus gracieux encore, s’il se peut, et aussi plus majestueux, plus conforme à sa vraie nature. Une jeunesse insoupçonnée rayonne de ses traits et presque un bonheur de ses yeux (le même qu’éprouvent les arbres quand ils se mirent dans l’eau) et des lignes de son corps une musique, plus suave encore que d’habitude, parce que, assourdie et secrète, comme en des rêves et des pressentiments, à travers l’onde des cheveux elle résonne.

Sur les doux tapis écarlates, qui couvraient le parquet, nous allions et venions, dans l’aube des flammes sans nombre de toute une série de grands lustres pendants, aux losanges et aux perles de cristal, dans l’haleine des vivants calices qui formaient partout de petites îles lumineuses (ô vernal rêve!), entre les muets abîmes marins des miroirs, dans un air aussi pur et aussi frais que sur les sommets des montagnes, (les croisées, en decembre, étaient toutes ouvertes)—et nous lisions l’Odyssée. En un tel milieu, près d’elle, la vieille rhapsodie oubliée des vers morts de nouveau s’éveille et, par les fenêtres ouvertes, avec les flots de lumière, jusque sur la silencieuse place du château elle déborde. Des groupes humains, d’habitude, se tiennent là, dans l’ombre, et contemplent la rangée des fenêtres brillamment éclairées et les lustres flamboyants, sous lesquels un être impérial tisse sa mystérieuse vie; et ils s’étonnent ou ils devinent, mais jamais leur pressentiment ni leur étonnement n’atteignent à la réalité...


L’empereur est entré aujourd’hui pendant la leçon. La coiffeuse s’abîma sur le tapis comme dans une trappe, et s’éloigna tout de suite en un murmure. Je me levai de ma chaise, mais l’empereur m’invita à rester et se mit à causer avec l’impératrice en hongrois. Je relevai des noms d’hommes d’Etat et de personnages politiques. L’impératrice avait sur les traits une expression d’intense attention; ses yeux regardaient devant elle comme s’ils voulaient saisir de façon aiguë et pénétrante un infiniment petit objet; et elle répondait à l’empereur et l’interrompait assez souvent. Le hongrois sur ses lèvres sonnait comme des perles musicales cet embaumées. Parfois, elle haussait les épaules et esquissait une petite grimace qui voulait beaucoup dire, ce qui faisait rire l’empereur. Puis l’empereur se leva et sortit de la salle de son pas élégant et moelleux de militaire. En un bruissement, la coiffeuse rentra et l’impératrice me dit en grec:

—Je viens de faire de la politique avec l’empereur. Je voudrais pouvoir être utile; mais peut-être suis-je plus avancée en grec. Et puis j’ai trop peu de respect pour la politique et ne la juge pas digne d’intérêt. Et vous, vous y prenez intérêt?

—Pas trop, Majesté, je la suis seulement dans ses grandes phases, quand des ministres tombent.

—Ah! ils ne sont là que pour tomber; puis d’autres viennent, me dit-elle avec, dans la voix, une nuance curieuse qui était comme un rire intérieur.

—Pour moi, Majesté, je m’intéresse davantage à la vie publique en France.

—Elle est assurément plus amusante!

—C’est ce que je trouve aussi, Majesté.

—Les gens, là-bas, savent mieux jouer la comédie, et avec plus d’esprit.

Au bout d’un instant, elle ajouta:

—D’ailleurs, le tout est une tellement volontaire illusion! Les politiciens croient conduire les événements et sont toujours surpris par eux. Chaque ministère porte en soi sa chute, et cela dès le premier moment. La diplomatie n’est là que pour attraper quelque butin du voisin. Mais tout ce qui arrive, arrive de soi-même, par intérieure nécessité et maturité, et les diplomates ne font que constater les faits.


De chacune des nombreuses langues qu’ELLE parle avec une admirable perfection, elle fait une musique. Parle-t-elle hongrois? c’est réellement comme si une source laissait perler, l’une après l’autre, des gouttes chantantes, en lente et harmonieuse mélancolie.

—Le grec, me disait-elle, c’est la langue dans laquelle mes idées et mes mots se présentent à moi comme des êtres de beauté, pour m’ouvrir un monde insoupçonné. L’aspect de ce monde me fait oublier ce qui reste au dehors.


Aujourd’hui, nous avons rencontré une dame sur le chemin de la Gloriette: elle descendait et nous montions. Elle portait les cheveux coupés courts et avait une face rouge de cuivre et la démarche décidée. Fixement elle regarda l’impératrice, sans la saluer pourtant, presque d’un air de provocation. L’impératrice dit:

—La dame a de l’esprit, puisqu’elle porte les cheveux courts; mais je crains qu’elle ne le fasse exprès pour que l’on puisse la croire spirituelle. Si je voulais faire couper mes cheveux—oh! par conviction, parce que je les tiens pour inutiles,—les gens me tomberaient dessus comme des loups.

—Et réellement ce serait dommage, Majesté. Les gens disent bien: «Tout ne va pas à tout le monde.»

—Il n’y a que la sottise à qui tout le monde également prétende...


Aujourd’hui, ELLE dit:

—La plupart des hommes ne veulent pas que les bandeaux du destin et de la vie soient dénoués de leurs yeux; ils croient se mettre ainsi à l’écart des périls. Mais nous ne cessons pas de vivre dans l’ombre du destin et cette ombre guette chaque goutte de lumière. Ce qui est commun à tous n’est pas l’esprit, mais le destin. Et, parfois, le destin choisit l’un de nous pour en faire un poème magnifique ou pour s’en gorger comme d’Œdipe ou de Médée... Je vous prie, lisons demain quelque chose d’Eschyle.


Plus tard, ELLE dit:

—La plupart des hommes sont malheureux parce qu’ils se trouvent en perpétuel conflit avec la nécessité. Quand on ne peut être heureux à sa guise, il ne reste qu’à aimer sa souffrance. Cela seul donne le repos, et le repos c’est la beauté de ce monde. Mais la beauté est la cause et le but de l’univers.


Aujourd’hui, dans la matinée, nous continuâmes notre traduction d’Othello. L’impératrice déclama la chanson du saule de Desdémone avec un ravissement douloureux qui, à l’entendre, faisait défaillir, et, brusquement, les lèvres frisées de subtile ironie, ELLE s’exclama:

—Il y a cependant autre chose que la jalousie ou l’héroïsme, et ce sont les saules.

Plus tard elle dit:

—On ne sait pas pourquoi les femmes sont infidèles à leurs maris! La réponse est tout simplement: parce qu’elles devraient leur rester fidèles. Cette exigence provoque à l’infidélité parce qu’elle a force de loi. Et sait-on donc si le mari réellement fut l’élu que le sort désignait? La plupart des jeunes filles ne se marient guère que par désir de liberté. Et, somme toute, l’amour a des ailes pour s’envoler aussi.


Aujourd’hui, nous parlions du tragique dans les pièces modernes. L’impératrice dit:

—Je crois que les conflits tragiques n’agissent pas par eux seuls, mais par quelque chose que, sans cesse, nous attendons dans notre vie et dont alors nous croyons nous approcher. A vrai dire, nous sommes toujours déçus, car ce sont seulement des passions ordinaires que l’on met sous nos yeux, mais nous les reconnaissons cependant pour quelque chose d’autre que ce qu’elles prétendent signifier. Et quand nous sommes saisis, nous ne le sommes pas par le tragique de théâtre, mais par des sons plus profonds qui dans notre cœur ont été éveillés.


Je lui lus les poésies lyriques d’Ibsen, entre autres des passages de Peer Gynt. Ce dernier poème lui parut sublime. Jusqu’alors elle n’avait, en vérité, rien connu d’Ibsen. Sûrement elle n’avait aucune idée de sa signification ni de sa grandeur. On lui avait parlé, à la cour, de ses drames, comme d’ineptes lubies qui, malheureusement, se jouaient encore. Et pourtant, tout ce monde de beauté existait déjà en elle avant que ces poèmes fussent inventés. Tout, pour ainsi dire, venait d’elle et revenait à elle. Elle a rêvé tous les rêves avant qu’ils fussent rêvés, et elle les revit en son existence, tandis que les poètes ne font que les rêver seulement. C’est pourquoi elle se contente de l’Odyssée, de Shakespeare, ou des chansons démodées de Heine, parce qu’elle peut parfaitement se passer de ces œuvres-là de même que des plus éminentes créations modernes de l’esprit humain.


Aujourd’hui, pendant la leçon, l’impératrice me dit:

—Il faut que vous vous mettiez sur vos gardes contre les intrigues de la cour. Vous êtes novice en ces choses et vous ne savez pas où l’on place les pièges. Je vous conseille d’être très circonspect pendant vos visites aux gens de la cour—vous savez qui je veux dire. Ces gens se nourrissent tous les jours de faisans et de perdrix, mais une heure sans cancans les ferait mourir.

—Je pensais que non seulement le baron Nopcsa et la Comtesse Festetics, mais que tout le personnel de la Cour était assez dévoué à Votre Majesté pour que je pusse me mouvoir ici en toute sécurité.

—Ah oui! certainement. On est très dévoué à l’Impératrice. Peut-être dois-je encore remercier Dieu d’être impératrice: autrement, cela tournerait mal pour moi. On aime l’impératrice surtout parce que, par amour d’elle, on a la chance d’être quelque chose soi-même.

—Votre Majesté ne croit-Elle pas qu’il y a de magiques puissances qui émanent du génie et de la beauté de l’âme? Je ne puis m’imaginer qu’un être quelconque, admis auprès de Votre Majesté, puisse s’arracher à ce sortilège. Par là je veux dire que l’entourage de Votre Majesté doit avoir perdu toute volonté propre et vivre seulement en la Sienne.

—Vous voudriez faire de moi une Circé; je me souhaiterais d’en être une. Je métamorphoserais alors beaucoup de gens comme l’ont été les compagnons d’Ulysse. Mais l’égoïsme est plus fort que toute magie. Vous êtes encore trop jeune et ne connaissez pas le monde. Chaque salut a son but, chaque sourire veut être payé. Si l’on ne jugeait pas que cela va sans dire, l’on s’épargnerait même tous ces frais.

—Votre Majesté se souvient-Elle, dans le parc de Lainz, lorsque les sangliers se ruèrent sur nous en nous menaçant, de sorte que je dus les chasser avec un égrappoir que Votre Majesté avait apporté? Je ne cessais de m’imaginer, alors, ce qui serait arrivé, si les sangliers n’avaient été si lâches, s’ils avaient fait mine de se jeter sur nous? J’aurais prouvé à Votre Majesté mon héroïsme et mon abnégation. Et Votre Majesté pourrait en tirer au moins une exception à la règle.

—Oh! soyez tranquille! Ils ne nous auraient pas attaqués!—puisqu’ils avaient mieux à faire: ils mangeaient des truffes!—Par bonheur pour nous deux!

Et là-dessus, gaiement, elle sourit.


Instinctivement avec Elle j’ai pris dans la voix une cadence, à son oreille, uniquement, appropriée. Toujours un pas en arrière d’elle, je chemine et laisse la suite ininterrompue de mes paroles atteindre son ouïe en vagues subtiles. Aujourd’hui elle me dit, à ce propos:

—Vous avez très bien compris que l’on ne doit, par sa voix, ni étrangler ses propres idées ni effaroucher celles des autres.


Schœnbrunn, 21 décembre.

Nous parlions aujourd’hui de SES voyages en Egypte.

—Je me sens extraordinairement chez moi au Caire, dit-elle. Même dans la grande cohue des portefaix et des ânes, je me sens moins oppressée que dans un bal de la cour et presque aussi heureuse que dans une forêt. Oh, il faut bien distinguer la culture d’avec la civilisation. La culture se trouve même aux déserts de l’Arabie; avant tout, dans le Sud et en Orient, où la civilisation n’a pas pénétré, dans les prairies solitaires et sur les mers. Etouffer la culture, voilà la civilisation. Elle est chez elle en Occident. Elle est une déviation et une altération des buts naturels de l’existence. La civilisation, c’est les tramways,—la culture, les belles forêts libres. La civilisation, c’est l’érudition,—la culture, ce sont les idées. La civilisation réclame pour soi chaque être humain et nous met tous dans une cage. La culture, chaque homme la porte en soi, comme un legs de toutes ses existences antérieures, il l’aspire en soi à chaque souffle, et en cela gît la grande unité. Il y a aussi des gradations de civilisation et de culture, qui viennent de directions opposées et se rencontrent. Où elles s’entrechoquent, éclate la plainte muette de la vie. Les victimes, ce sont les pauvres gens misérables: on leur a pris la culture, et, en retour, on leur montre la civilisation dans le lointain, pour eux presque inaccessible. A Paris, il m’est très agréable de cheminer par les rues, parce que l’individu marche perdu dans la foule. De cette manière, cette civilisation-là approche de la culture.


Aujourd’hui, ELLE me disait encore:

—Quand une dame d’honneur est près de moi, je suis tout autre. Vous l’avez remarqué hier. Il me faut toujours dire quelque chose aux comtesses, pour qu’elles puissent répondre. C’est là justement leur office. Le plus grand effroi des rois est de toujours devoir interroger. Pour moi, j’ai un grand choix de questions dans mes greniers, parce que j’en viens rarement à les distribuer en public. Quand vous me parlez, je ne réponds, souvent, qu’à moi-même, ou je vous parle bien, mais je réponds en même temps à une question que je me suis posée à moi-même, car vous n’êtes pas une dame d’honneur: et c’est ce qu’il y a en vous de préférable. Quand vous êtes près de moi en même temps que la comtesse, cela devient très intéressant: je dois louvoyer comme entre deux vents, et chacun de vous deux me sent changée à son égard et en tient l’autre pour le coupable.


Du 22 au 30 décembre.

Aujourd’hui ELLE me dit, pendant qu’on la coiffait:

—Excusez-moi, aujourd’hui je suis distraite. Je dois appliquer toute mon intelligence à ma chevelure; car elle (la coiffeuse) a fait dire qu’elle est malade, et cette jeune fille que voilà (la camériste) n’est pas encore initiée à tous les mystères. Quelques séances de coiffure comme celle d’aujourd’hui et, de nouveau, je suis matée. Elle le sait bien, cette femme-là, et elle attend une capitulation. Je suis l’esclave de mes cheveux. Peut-être, pourtant, me libérerai-je un jour. Mais je laisse les choses aller comme elles veulent. Il ne faut pas contre-carrer son destin. Sinon il nous distribue ses coups plus tôt et plus désastreusement encore.


Schœnbrunn.

Comme nous nous promenions, aujourd’hui, et que nous parlions du sentiment du beau chez les hommes, l’impératrice dit:

—Il ne faut pas croire que les soi-disant belles et nobles âmes soient trop rares, surtout en Allemagne! Hélas, hélas! Il n’y a, certes, rien de plus ridicule que les enthousiasmes humains. Les enthousiastes sont justement les plus insupportables des gens.


Comme nous causions de la vie et des systèmes cosmiques, ELLE commença à déclamer d’une voix de fluide ironie:


Zu fragmentarisch ist Welt und Leben.
Ich will mich zum deutschen Professor begeben,
Der weiss das Leben zuzammenzusetzen,
Und er macht ein verstændlich System daraus:
Mit seinen Nachtmützen und Schlafrockfetzen
Stopft er die Lücken des Weltenbaus[A].

Je racontais à l’impératrice que j’avais vu à Innsbruck sa sœur, la duchesse d’Alençon,[B] et que je faisais souvent le pèlerinage de Mentelberg, pour avoir l’occasion de l’apercevoir dans le voisinage du château.

—Avez-vous vu aussi son chien? demanda l’impératrice. Elle en fait grand cas. Qui des deux vous a le plus charmé?

—Majesté!...

—Elle ne vous pardonnerait pas de n’avoir pas admiré son chien.


24 décembre.

Pour l’anniversaire de sa naissance, aujourd’hui, j’ai offert à l’impératrice des violettes et une petite urne lacrymatoire antique que j’avais emportée d’Athènes. Elle daigna gracieusement accepter «ces dons de tristesse et de larmes», comme elle dit. Sur quoi j’ajoutai:

—Puisse Votre Majesté ne conserver dans cette urne que des larmes de joie.

—Alors elle restera toujours vide, répondit-elle, et pour les autres larmes elle est trop petite.


Aujourd’hui, ELLE dit:

—Quand je me meus parmi les gens, je n’emploie à cela que la partie de moi-même qui m’est commune avec eux. Les gens s’étonnent de me trouver si semblable à eux, parce que je les interroge sur le temps qu’il fait ou sur le prix des brioches. Je ne perds rien à cela. C’est comme un vieux vêtement que de temps à autre l’on sort de l’armoire et que l’on met pour un jour.


Aujourd’hui, ELLE dit:

L’âme des peuples est le fonds commun d’inconscient dans chaque individu. Ce que chacun ignore de soi, les foules le savent. Quand les arbres fleurissent ou portent des fruits, cela se fait d’après les mêmes lois suprêmes, d’après lesquelles les peuples prospèrent.


Schœnbrunn.

Le genou, aujourd’hui, LUI faisait grand mal. Elle souffre fort d’ischialgie, cet hiver, m’a-t-elle dit. Or, il lui fallut, de temps à autre, se frictionner le genou endolori avec de la neige, pour trouver quelque soulagement. Elle le fit elle-même, en plein air; et alors, chaque fois, de me prier de lui tenir son en-tout-cas et de m’éloigner de quelques pas; et, chaque fois, de revenir toute rouge de l’effort et de la souffrance. L’aspect de cette impératrice de l’âme, que la vulgaire douleur physique osait torturer, m’a tout à fait bouleversé...


—«Femme varie, fou qui s’y fie»: voilà ma devise, me dit aujourd’hui l’impératrice, pendant qu’on la coiffait, et en m’informant que nous ne sortirions pas à une heure de l’après-midi comme il avait été décidé la veille, mais déjà à onze heures du matin. L’empereur même l’a sue aujourd’hui pour la première fois, ajouta-t-elle, et il a été bien étonné de ma franchise. Peut-être en avait-il déjà connaissance, par expérience, mais ma devise écrite, il l’a vue pour la première fois aujourd’hui.

—Que pense Votre Majesté de cette autre devise: «Mon cœur ne t’y fie»?

—Comment, n’avez-vous pas confiance en vous-même? Moi, je ne me laisse influencer par rien. Dans ma devise gît toute ma philosophie. Le changement fait le charme de la vie. Il en est de cela comme de la mer.

Voilà ce qu’elle dit. Mais ses pensées, sans être affublées de mots, parlaient plus outre, comme en une intérieure portée de voix; tout au moins un écho s’en éleva dans mon âme: «La vie est comme la mer; dans les vagues de ses phénomènes consiste son éternité, et dans les profondeurs de ses énigmes son prix resplendit.» Puis une autre sentence d’elle, jadis entendue, encore en moi surgit: «Si cette existence tout entière n’est que provisoire, à quoi bon chercher la stabilité? Comme dans l’homéopathie, il faut combattre les semblables par les semblables. Ainsi l’on triomphe de cette maladie aussi. La vie n’a qu’un but: être vaincue en sa forme actuelle, telle une maladie. Et quand on veut la vaincre, l’on ne doit rien craindre, souhaiter tout, et être indifférent à tout. Alors seulement on est mûr pour la métempsychose.»


Elle m’a fait appeler au salon ce matin, encore une fois, avant de monter en voiture. A la porte, ouverte, entre son boudoir et le salon, des cordes, des appareils de gymnastique et de suspension étaient placés.

Je la trouvai justement en train de faire les anneaux. Elle portait une robe de soie noire à longue traîne, bordée de superbes plumes d’autruche noires. Jamais je ne l’avais vue habillée avec tant de faste. Suspendue aux cordes, elle faisait un effet fantastique, tel un être entre le serpent et l’oiseau. Pour poser les pieds à terre, elle dut sauter par-dessus une corde tendue assez haut.

—Cette corde, dit-elle, se trouve là pour que je ne désapprenne pas de sauter. Mon père était un grand chasseur devant le Seigneur et il voulait nous apprendre à sauter comme des chamois.

Puis elle me pria de continuer la lecture de l’Odyssée. Elle voulait sortir plus tard que les autres jours, parce qu’elle avait à recevoir quelques archiduchesses, et c’est pourquoi aussi elle avait dû revêtir, par exception, cette robe de cérémonie, comme elle me dit.

—Si les archiduchesses savaient, ajouta-t-elle, que j’ai fait de la gymnastique en cet accoutrement, elles seraient pétrifiées. Mais je ne l’ai fait qu’en passant; d’habitude, je m’acquitte de cet exercice de bon matin ou dans la soirée. Je sais ce qu’on doit au sang royal.


Schœnbrunn, 10 janvier.

Nous causions du théâtre, et particulièrement de la dernière représentation d’Hamlet, au théâtre de la Burg, à laquelle j’avais assisté.

—Il m’est avis, Majesté, que l’Hamlet d’hier eût mieux fait de se débiter à lui-même sa belle tirade aux comédiens.

—Ainsi vous n’avez pas été content!

Et là-dessus elle cita de mémoire:

—«Oh! je me sens percé jusqu’à l’âme, quand j’entends un gros maraud perruqué déchirer une passion en lambeaux, la mettre en haillons... C’est passer Hérode en héroderie...»

—Oui, c’est cela, Majesté. Je pense que Shakespeare eût trouvé cette manière de jouer indigne de lui.

—Et je n’aurais non plus, dit-elle, nulle envie de le voir représenter. Je me le représente mieux à moi-même, à ce que je crois. D’ailleurs, quand nous sommes seuls avec le poète, il faut que le poète se fasse notre mime ou que nous le jouions nous-mêmes. Dans le premier cas, nous ne pouvons pas nous plaindre, et dans l’autre, nous ne le voulons pas.

—Et cette Ophélie, Majesté, quelle délicieuse figure!—dans la pièce, veux-je dire, et non pas sur la scène.

—N’avez-vous pas remarqué que chez Shakespeare les déments sont les seuls sensés? Dans la vie non plus on ne sait pas où se trouve la raison et où la démence, de même que l’on ne sait guère si la réalité est le rêve ou si le rêve est la réalité. J’incline à tenir pour raisonnables les gens que l’on nomme fous. La raison proprement dite passe, le plus souvent, pour un «dangereux égarement».

Au bout d’un moment, nous en vînmes à parler de l’intercalation de jeux de théâtre, comme tels, dans les pièces de Shakespeare.

—Cela est très profond, dit l’impératrice. Shakespeare voulait dire par là que notre vie tout entière n’est qu’un jeu de théâtre. Nous ne cessons de nous jouer nous-mêmes. Le jeu sur la scène est la comédie de notre comédie. Et quand une scène de théâtre est représentée sur la scène, alors c’est la scène à la troisième génération. L’effet en est d’autant plus émouvant. Les passions qui nous sont amenées ainsi à portée de vue et ne sont, à vrai dire, que bruits et pantomimes, nous font pressentir pour la première fois les vrais événements de l’âme. Plus nous nous éloignons de nous-mêmes, plus nous voyons profondément en nous. Comme dans un miroir, nous apercevons alors nos destinées.


20 janvier.

L’aspect de l’impératrice pendant qu’on la coiffait aujourd’hui, m’a fait tout à coup songer à Elisabeth Siddal, «the beloved» de Rossetti. Sa chevelure, qui d’habitude repose, sombre et lourde, telle une couronne de nocturne mélancolie, sur son front, projeta, quand ce matin elle la fit dénouer, une purpurine auréole de glorification, et elle enveloppa sa liliale forme comme une ombre massive, matérialisée dont s’irradierait de la clarté. Durant un instant, elle souleva une onde de ses cheveux dans une main, tenant dans l’autre un petit miroir en argent, par-dessus lequel elle regardait au loin, de côté, comme si elle se mirait dans le vide, en un autre invisible miroir où elle apercevait ses destinées. Elle était vraiment ainsi le tableau de Rossetti: La bella mano, et ces vers me vinrent à l’esprit, qu’il a écrits aussi, comme pour elle:

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