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Élisabeth de Bavière, Impératrice d'Autriche: Pages de journal, impressions, conversations, souvenirs

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Une voile rouge passe sur la mer,
Une voile rouge flotte sur la vespérale mer,
Sur les lames qui mollement se balancent...
Le bateau! Le bateau!
Comme sa voile de désir se gonfle...
Que d’une aile fugitive il s’envole...
Ah! que le voilà loin, loin—
Et jamais il ne reviendra...
Il emporte d’ici
Les sourires innombrables du royal soleil
Et tout ce qui jamais fut...

Quand nous détournâmes nos regards de la mer, l’immense quiétude de la campagne nous enveloppa.


Les grenouilles coassent dans les marais, avant même que le soir ne soit venu. Elles coassent de façon tout à fait aristophanesque, quand on les écoute de près:

Kōăx, kōăx! Brĕkĕkĕkēx!

Mais le coassement de chacune d’elles flue en celui de toutes les autres. Ainsi se forme une fluide nappe de sons, comme si l’humide marais s’élevait au-dessus de soi-même et devenait perceptible à l’oreille. Et la voix du marais crépusculaire domine tout...

Quand les grenouilles se taisent, la lourde respiration de la mer s’enfle et monte.

—Tout se plaint, se plaint, dans l’univers, dit l’impératrice. Seuls les hommes rient sans jamais faire trêve.

Nous poursuivîmes notre promenade sous la grande plainte des grenouilles; elle n’avait pour nous rien d’effrayant, mais était plutôt comme une douce délivrance.

—Tous ces êtres, dit l’impératrice, qui ne s’écartent pas des éléments éternels de la vie, savent que la tristesse parfait l’existence dans ses plus profondes manifestations. Mais nous, nous en sommes sans cesse détournés. Nous sommes comme repoussés d’un paradis, à cause de nos futilités.

Puis nous descendîmes sur la grève, où les lames les plus proches écumaient faiblement. Nous cheminions, mélancoliquement, comme hier, comme chaque jour, au bord de ce grand isolement de la mer, que ne consolait pas même le rêve d’une voile. La berge était parsemée de fleurs de coquelicots dont les pétales s’étaient déjà fermés pour le sommeil, et qui, dans la confuse pâleur de ce crépuscule désolé, s’obscurcissaient mystérieusement.

—Quand on pense, dit l’impératrice, que, dans cent ans, il n’y aura plus une seule créature humaine de notre temps, plus une seule—et, probablement plus un trône de roi non plus—et tout ce qui nous paraît, maintenant, nécessaire et durable et grand aura seulement été afin de n’être plus en ce temps-là,—tandis que ces coquelicots seront toujours ici, que ces mêmes vagues bruiront toujours et si seules!... Nous nous écartons de notre éternité, parce que chacun de nous veut être ici pour lui seul, veut enfouir l’autre et se flatte d’incarner à lui seul le monde, tandis que nous ne sommes rien de plus qu’une fleur de pavot ou une vague. Nous ne sommes éternels que dans la masse, où ni la mort ni la naissance de l’individu ne marquent.


La lune avait surgi: le disque, qui avait tué Hyacinthe, roulait lentement de derrière les noires montagnes. De sombres taches de sang s’apercevaient sur sa surface brillante. Ou bien n’était-ce pas une face de mort? Un feu bleuâtre s’exhalait hors de son contour d’or, et toutes les choses qu’il éclairait s’engourdissaient comme dans une vapeur opiacée, tandis qu’encore, au couchant, une chère réminiscence rose expirait.

De grosses étoiles flamboyaient, les unes loin des autres: de doux yeux d’étoiles, bleus et verts, de loin se regardaient. Les grillons se lamentaient en hautes et inextinguibles plaintes.

Quelle nuit exquise, pleine des transparences d’un imaginaire monde cristallin!

L’impératrice dit:

—Alors, il vous semble, à vous aussi, que la terre soit déjà morte, et que nous y soyons les dernières créatures humaines, dans une solitude de verre, contemplant avec des yeux de verre les paysages de la lune, morte elle-même la première? Nous roulons sur un cadavre, accompagnés d’un autre cadavre à travers l’éther. Les étoiles aussi ne sont toutes que de lointains cadavres étincelants.


Benizze.

Aujourd’hui encore nous avons vu le vieux Spyros, hors du village. Il allait, courbé, avec son petit cierge, mais le vent avait éteint le cierge, et, maintenant, il le serrait fiévreusement dans sa main, et son visage était comme plongé dans l’ombre. Et tout au bout du village, devant la porte d’une maison qu’entouraient des haies de cactées fantastiques aux fruits en forme de chenilles, rouges et jaunes, et qu’un grand cyprès noir surveillait, se tenait, adossée, la belle-fille de Spyros, mais plus pâle encore que lorsque nous l’avions vue la dernière fois: elle suivait le vieux d’un regard si sombre que ses yeux paraissaient éteints; et elle remarqua sans doute qu’il y avait chez lui quelque chose qui clochait, car elle rentra dans la maison et en sortit bientôt avec un tison allumé, avec lequel elle se mit à courir après le vieillard. L’impératrice s’arrêta pour la regarder qui rallumait le cierge éteint. Puis le vieux continua son chemin, en souriant, et sa tête blanche était nimbée d’une lueur. La jeune femme, cependant, revint à pas lents et las, et sur son front s’étaient assemblées d’encore plus épaisses ombres.


Villa Capo d’Istria.

Erré, pendant des heures, le long de la grève, à travers un bois d’orangers. La mer se couvrait d’écume et de soleil: elle hurlait à tue-tête et sans reprendre haleine. Ainsi elle étouffait non seulement tous les bruits, mais encore nos sentiments et nos pensées; son incessant mugissement supprimait même le sentiment de l’existence corporelle; l’on ne vivait plus qu’en lui. L’impératrice dit:

—Ce grand bruissement de la mer est la vraie atmosphère vitale de notre âme: alors, seulement, elle commence à chanter.

A la villa Capo d’Istria,—le vieux domaine patrimonial du fameux comte Capo d’Istria, qui fut le premier régent de la Grèce,—l’intendant avec sa jeune fille sortirent de la vieille maison de campagne, de style vénitien, tout effritée, pour venir à notre rencontre. Un magnolia géant, couvert de calices fleuris, lilas pâle, qui embaumaient violemment, ombrageait la cour. Deux cyprès faisaient la garde devant une fenêtre dont les volets de bois, peints en vert, mais très délabrés, étaient clos. Le jardin était inculte, plein des mélancolies confuses des plantes qui poussent à tort et à travers dans la solitude après avoir été habituées à ce que l’on prît soin d’elles. La maison, dans sa plus grande partie inhabitée, la cour, pavée de cailloux en mosaïque, sonore de silence et délicieusement parfumée, le jardin délaissé, de tout cela s’épandait la plus indicible volupté de l’abandon.

L’impératrice interrogea la jeune fille:

—Habitez-vous ici depuis longtemps? C’est très beau chez vous.

L’enfant répondit:

—Certainement, madame, seulement l’on est par trop seul.

—N’allez-vous pas en ville?

—Je voudrais bien, mais le père n’y va pas souvent, et, quand il y va, il a toujours beaucoup à faire. Les maîtres viennent une fois tous les dix ans, et l’on reste tout le temps seul avec les arbres. N’étaient les rossignols, il faudrait mourir d’isolement.

L’impératrice dit:

—Ah, les rossignols! Ils vous tiennent compagnie?

—Si fait, madame! ils viennent le soir et chantent toute la nuit; il y en a deux, l’un sur le cyprès et l’autre sur le magnolia. Ils chantent si fort que l’on n’entend pas la mer. Au commencement, il n’y avait pas moyen de fermer l’œil; maintenant, je ne pourrais pas m’endormir s’ils ne chantaient pas!

Mais l’impératrice dit avec, sur ses traits, une expression de douloureux ravissement:

—C’est dommage que les rossignols ne viennent pas aussi dans mon jardin, à l’Achilléion.

Alors les écailles tombèrent des yeux de la jeune fille; elle ouvrit la bouche toute grande.

—Vous êtes la Reine, murmura-t-elle d’une voix expirante!

Et son père, qui se tenait tout près, écarquillait les yeux. L’enfant s’échappa en courant, et, d’un oranger qui, bien que lourd de fruits d’or, refleurissait déjà, elle coupa un rameau chargé d’oranges et de fleurs. L’intendant nous apporta un couteau pour peler les oranges. L’impératrice pela elle-même la sienne de ses doigts—une orange de pourpre, dont le jus dégouttait comme du sang le long des blancs doigts, à terre.

Elle dit à la jeune fille:

—Je n’ai encore jamais goûté d’oranges si douces, elles sont comme du miel. J’enverrai ici pour qu’on m’en rapporte quelques-unes, si vous voulez m’en donner. Je vous adresserai, en échange, quelque autre chose que vous ne possédez pas.

Je regardais l’impératrice savourer son orange, et je pensais à part moi, comme cela souvent déjà m’était arrivé en la voyant manger: «Elle ne se nourrit pas comme les autres humains. Ses gestes alors ont des significations presque mystiques; ils paraîtraient peut-être peu motivés à qui ne s’en fût pas aperçu. Quand elle porte le fruit à ses lèvres, c’est comme si elle et le fruit allaient se dissoudre l’un en l’autre, comme si leurs essences à tous deux allaient se combiner et se parfaire mutuellement. Elle est comme un enfant qui se fond tout entier dans la douceur; elle rappelle les papillons qui s’enivrent dans les calices des fleurs. Surtout quand elle boit son lait, dont elle fait surveiller la préparation et la conservation avec un cérémonial presque religieux, elle renverse la tête en arrière, comme sous un rapt spirituel ou par suite de l’intensité d’un attouchement psychique.

L’impératrice fit un tour avec moi dans le jardin désolé; entre les arbres la mer apparaissait, bande sombre de mystères infinis. Et elle s’abandonnait toute entière à ces délicieuses tristesses végétales.

—Tout ici est si merveilleux, disait-elle, que l’on souhaiterait, vraiment, que le monde entier ne fût qu’en ruines.

Je pensai à L’amour sous les ruines, de Burne-Jones. C’était la même note psychique, mais plus sensitive encore, s’il en fut, et plus douloureuse. En s’en allant, elle remit à la jeune fille un présent vraiment impérial. Je dis:

—Vous l’avez rendue heureuse, Majesté.

—Tous les trésors du monde n’équivaudraient pas aux enchantements que je lui dois.

Nous sommes revenus le long de la mer ensoleillée. Un arome particulier nous arrivait, continuellement, du bois qui suivait la mer: encens, selon un encensoir invisible, qui voilait l’accomplissement de mystères sacrés et les annonçait au loin par des buées balsamiques.

Je lui parlai du comte Capo d’Istria et de son triste sort. Elle dit:

—Voilà longtemps que j’ai une grande sympathie pour cet homme, à qui la vie a fait si mal[K]; elle s’est encore augmentée depuis que j’ai vu sa villa. Je crois que c’est une parcelle de sublime vérité que nous y avons reconnue. Il est une chose que je ne puis pardonner aux hommes, c’est que, bien qu’ils se trouvent dans le mensonge, ils jugent cette situation naturelle et soient complètement satisfaits d’eux-mêmes.


Aujourd’hui, nous avons surpris dans le bois d’oliviers des jeunes filles dansant: elles se tenaient par la main—l’une derrière l’autre—et serpentaient, comme en des pas rituels, lentement en avant et en arrière, balançant, en même temps, très légèrement, à droite et à gauche, le haut de leur corps sur les hanches. Une belle enfant aux tresses noires conduisait la danse, et tirait après elle toute la chaîne à un mouchoir de soie rouge. Les madras des jeunes filles étaient dénoués et flottaient en l’air, leurs chevelures en couronne ardaient de rubans rouges, et leurs seins à chaque brusque mouvement tremblotaient. Celle qui menait la danse chantait, et les autres, toutes ensemble, répétaient chaque strophe de la chanson:

J’ai perdu un mouchoir rouge,
Je le portais sur mon sein—
J’ai perdu un mouchoir rouge...
(Ah! que j’ai froid au cœur!...)
Je l’ai cherché sous le pommier
Où longuement tu m’embrassas—
Je l’ai cherché sous le pommier...
(Ah! vraiment n’était-ce qu’un rêve?...)
Je m’encours vers la triste mer,
Où j’ai tant—et tant pleuré—
Je m’encours vers la triste mer...
(Ah! pourquoi donc ai-je si mal?...)
Tu peux garder le mouchoir rouge.
Mais rends-moi mon pauvre cœur—
Tu peux garder le mouchoir rouge...

Nous fûmes longtemps à contempler ce spectacle charmant, et sur le visage de l’impératrice je vis, pour la première fois, rayonner le ravissement d’une profonde et intime joie, et elle dit:

—Nous dansions de la même façon, mes sœurs et moi, à Possenhofen, bien que nous ne fussions pas des Grecques.


Les abeilles bourdonnaient autour des haies de ronciers fleuris... Où que nous arrivions, je sens son antérieure présence flotter partout. Elle s’est répandue sur tous les chemins où nous avons cheminé, sur chaque grève le long de laquelle nous avons été silencieux, sur toutes les prairies que nous avons foulées, en retenant notre haleine, pour ne point effaroucher leur lente solitude, en toutes les brises qui viennent de la mer et glissent au-dessus des forêts pour s’imprégner de leurs parfums, et vont expirer sur d’autres mers... Nous nous trouvâmes devant une haie qui barrait le chemin creux; il fallait la sauter. Je voulus l’y aider, mais elle refusa mon appui; alors, je voulus lui tendre une branche d’arbre, dont elle pût s’aider, elle-même, car je n’avais pas de canne avec moi, mais elle dit:

—Ce n’est pas nécessaire. Vous allez voir que j’aurais pu faire une acrobate aussi.

Et elle sauta par-dessus la haie. Les mouvements délicats et élégants que son corps alors exécuta furent vraiment surprenants: on eût dit des gestes de la beauté s’élevant au-dessus de soi-même: ainsi les vagues se regonflent sur la grève et s’épanouissent en écume, se dépassant elles-mêmes.


Il faut qu’ELLE boive à chaque source qu’elle rencontre sur son chemin.

—C’est toujours une nouvelle saveur, me dit-elle, et elle boit, de préférence, dans le creux de sa main, bien qu’elle ait toujours sur elle un gobelet d’or.

Elle veut puiser au sein même de la nature ces éléments dont elle a besoin pour soutenir ses forces corporelles et, à vrai dire, moins pour le soutien de ses forces corporelles que pour le maintien de ses liaisons avec le grand tout maternel. En cela elle ne peut souffrir aucune barrière, et voit des ennemis en tous ceux qui veulent s’interposer à de pareils mystères.


Comme nous gravissions aujourd’hui le monticule d’Aja Kyriaki, sur le faîte duquel s’esseule la petite chapelle entourée de cyprès (qui, apparemment, ont grimpé là-haut pour envelopper sa solitude près du ciel, de leurs soupirs), l’impératrice dit:

—Lorsque j’étais pour la première fois, à Corfou, j’ai souvent visité la villa de Baila: elle était délicieuse, parce qu’elle était toute abandonnée au milieu de ses grands arbres; et elle m’a tellement attirée que j’ai fait d’elle l’Achilléion. Mais j’en ai détruit l’antique mélancolie. Maintenant, à vrai dire, je le regrette. Nos rêves sont toujours plus beaux, quand nous ne les réalisons pas. C’est aussi à cause du voisinage de l’Aja Kyriaki que j’ai si fort désiré d’habiter ici. Et je veux que l’on m’y ensevelisse, si jamais je dois me noyer dans la mer. Mes sœurs aussi croient qu’elles mourront de cette manière. Là-haut il n’y aura que les étoiles au-dessus de moi, et les cyprès auront assez de soupirs pour moi, plus que n’en sauraient avoir les hommes: je trouverai une plus sûre éternité dans ces lamentations des cyprès que dans la mémoire de mes sujets. Chez les cyprès, l’état de tristesse et les plaintes sont une fonction vitale, comme, chez les hommes, les méchants propos et les calomnies.

Puis, ses regards rassérénés, elle ajouta:

—La première fois, je suis montée ici toute seule. Ma dame d’honneur était une jeune et très belle dame et je ne voulais pas la fatiguer. Elle avait aussi grand’peur du soleil, pour son teint.

—Votre Majesté était, déjà alors, intrépide, dis-je.

—Plus qu’aujourd’hui! Et pourquoi aurais-je eu peur? Où il n’y avait personne! Et ceux que l’on pourrait y rencontrer sont tous des gens si civils, si pleins de culture. J’ai remarqué, plus tard, que le gouverneur anglais m’avait fait suivre par quelques gendarmes, mais tout de suite je les ai renvoyés. Je marche toujours à la recherche de ma Destinée; je sais que rien ne peut m’empêcher de la rencontrer, le jour où je dois la rencontrer. Tous les hommes doivent, à un certain moment, se mettre en route à la rencontre de leur Destinée. Le Destin, pendant longtemps, tient ses yeux fermés mais, un jour, il nous aperçoit tout de même. Les pas que l’on devrait s’abstenir de faire pour ne pas tomber sur lui, ces pas-là, justement, se font fatalement. Et moi, je fais ces pas de tout temps.

Au bout de quelques secondes, elle dit encore:

—Qu’arriverait-il, si un jour je me noyais? Les gens diraient: «Qu’avait-elle besoin d’aller en mer, en plein hiver, elle, une impératrice, au lieu de rester tranquille, à Vienne, dans sa Burg?» Pourtant, cela m’arrivera-t-il de façon encore plus surprenante, peut-être, même pour une impératrice. Le destin parfois, soufflette les certitudes et l’infatuation des hommes. Il est souvent comme le Cyclope qui voulait dévorer Ulysse avec des honneurs tout particuliers—qui de ce repas aurait volontiers fait un poème. Une fin semblable me dédommagerait de beaucoup de choses.


Découvert aujourd’hui une nouvelle prairie: de tous côtés, des oliviers s’étaient avancés jusqu’au bord de la clairière; et ils se tenaient en cercle, et ils retenaient leur haleine, comme s’ils voulaient écouter les fleurs qui s’étaient rassemblées au dedans de l’enclos de cette édénienne prairie pour y donner le muet et enivrant spectacle de leur éphémère existence. Il y avait là d’innombrables tulipes d’iris, à peine élevant la tête au-dessus du sol, lilas pâle aux rayures dorées, comme si l’aurore les eût touchées de ses doigts, et de tout petits œillets qu’on eût dit sortis d’un jardin de poupée, blancs et roses, avec des allures de grands œillets des jardins, mais plus délicieusement embaumés que ceux-ci, et des crocus en soie jaune safran, et des anémones aux lèvres trop rouges et au cœur sombre, des sveltes touffes d’asphodèles, épanouies en luxuriantes fleurs rosées, assiégées de bourdons bruyants, puis des fenouils et de grasses dents-de-lion d’un jaune excessif, riant de toute leur face, et encore des iris et des lis sauvages, mais d’une espèce jamais aperçue, altiers et magnifiques sur des tiges raides, avec des pétales qui tristement s’affaissaient et étaient d’un ténébreux violet, comme la nuit naissante; et encore des tulipes, avec des taches rouge de sang sur leurs joues pâlottes; et puis une joyeuse bande enfantine de pâquerettes, qui regardaient vers le ciel en un infini étonnement, et ne pouvaient se séparer les unes des autres, et s’étendaient en exquises nappes blanches, et faisaient des rondes, et se cachaient dans les fossés; et de tranquilles troupeaux de camomilles, paissant moutonnièrement dans l’herbe: et partout, sur de hautes tiges mollement infléchies, des pelotes rondes de laine soyeuse, dont, de temps en temps, des filets partaient en voyage et, lentement, sur toute la prairie planaient. Tout cela enchevêtré, perdu dans un monde d’herbages délicats... Quand, par hasard, un soupir errant de la brise pénétrait dans cette baie de tendres rêveries florales et de paradisiaques mélancolies, un frisson d’indicible solitude courait sur toutes ces tiges légères et sur toutes ces vivantes corolles échevelées, et alors, comme enivrées, les fleurs commençaient à branler leurs têtes, et à danser, en se faisant vis-à-vis de loin, et si passionnément que plus d’une en perdait, (ô la tendre effeuillaison!) ses plus beaux pétales. Alors, les bourdons, troublés dans leurs jouissances, s’envolaient, et venaient voltiger, avec des accents de contrebasse, autour des fleurs dansantes. Quelques-uns pourtant restaient accrochés aux calices des fleurs, et se balançaient avec elles, s’oubliant en un trop long baiser, tandis qu’un rire secret courait à travers les oliviers.

—Chaque jour une nouvelle prairie, plus belle que les prairies contemplées jusqu’ici! dit l’impératrice; c’est un émerveillement inexprimable, quelque chose, comme un vertige de solitude et de silence, que je remporte, chaque fois, de ces prés fleuris, dans mes ténèbres et dans l’habituelle clameur de la vie.

C’est ainsi qu’elle surprend les secrets de la nature, et qu’elle les révèle, inconsciemment, par elle-même.

Au retour, j’attirai, encore, l’attention de l’impératrice sur les petits œillets sauvages que nous rencontrions en foule, et qui, toujours jouaient les grands œillets des jardins, et aussi sur les bourdons qui s’accrochaient insatiablement aux tendres calices des fleurs ou se poursuivaient, jalousement. Je pensais l’égayer ainsi, mais elle dit:

—Quand on applique nos rapports humains aux bourdons ou aux fleurs, qui sont choses exquises et éternelles, on voit combien notre humanité est ridicule. Et dire que nos humanités se perfectionnent de plus en plus!


Je ne sais pourquoi, aujourd’hui, à l’ombre des oliviers, j’ai senti la présence réelle de SA tristesse, comme si je la voyais, matériellement, glisser à côté de sa figure délicate, si douloureusement cambrée. Elle me parut marcher, comme Alceste, au-devant de la mort; et elle se hâtait, se hâtait, comme si avec Alceste, elle eût chanté.

Soleil et splendeur du jour,
Et ronde céleste des nues qui passent.
. . .. . . . . .
Je vois la barque à rames, sur le lac je la vois.
Et le passeur des morts,
La main sur sa perche,
Charon, m’appelle:
«Qu’attends-tu? Hâte-toi! car tu nous attardes!»
Voilà de quels mots il me presse...

Quand nous sortîmes de la forêt, je tournai mes regards vers le couchant. Là, d’étonnants nuages blancs, comme divinisés, s’étaient amoureusement abattus sur la poitrine assoupie d’une montagne, et le soir les enveloppait de sa rose défaillance passionnée. Mais sur la lande bleue du ciel, de tendres petits nuages passaient, moutons aux toisons dorées, comme Alceste les avait vus. Derrière, tristement la lune blanche cheminait, pâle bergère, les yeux attachés sur le soleil. Cependant le soleil de la vie s’était déjà abîmé dans la mer, et, seul, le voile pourpre de ses cheveux derrière lui, encore, ondoyait.


Nous nous sommes promenés, ce soir, un assez long temps sur la grève. La mer était esseulée, sans une voile; elle ne bruissait même pas. Les montagnes étaient invisibles, car de légères vapeurs les avaient voilées. Le soleil avait déjà disparu, et l’on devinait plus qu’on ne la voyait sa magnifique agonie, derrière le purpural rideau de ténèbres. Je sens toujours un rapport intime entre ELLE et le soleil mourant; quand les derniers rayons s’attardent aux faîtes des cyprès, je me sens comme forcé de lever les yeux vers elle.—L’impératrice ensuite me dit:

—Il est déjà tard, ce sera bientôt l’heure de votre dîner. Je puis rester seule et sans manger.

—Merci, Majesté, je n’ai pas faim non plus.

—Oui, dit-elle, la solitude est une suffisante nourriture.


Nous étions sur la terrasse, à l’heure magique, dans la mélancolie éclose après les sublimités du soleil couché.

—Voyez, dit l’impératrice, en me montrant du doigt les montagnes albanaises, cette sombre file de montagnes, c’est la vie qui s’en va dans le lointain sans jamais se lasser.


Nous parlions, aujourd’hui, des Nibelungen, de Richard Wagner.

—Je tiens Wagner pour un rédempteur, dit l’impératrice. Il n’est pas autre chose que l’incarnation musicale d’une connaissance de nos secrets intérieurs, venue, inconsciemment, en nous, à maturité. Le mot Tondichter (Poète de sons) n’exprime, à mon avis, que la forme extérieure et sensible de sa révélation, mais non ce qu’il était lui-même. Il était justement, et uniquement, les mystères mêmes de notre existence qui sont devenus science libératrice.

Puis elle dit, (peut-être, sans s’en rendre compte et sans le vouloir, transformant harmonieusement en sons fluides les mouvements de sa pensée):

—Nous devons accueillir en nous la musique de toute chose et la fondre en nous en une unité. Nous devons nous pencher sur le cœur de la terre, et prêter l’oreille à ses battements. Là, confluent, comme en une conque mystique, les grandes harmonies: tous les rayons de soleil qui jamais ne s’éteignent, et les rêves qui ne sont pas encore nés, et les joies des fleurs, et les mélancolies des automnes, les langueurs des rivières vers le lointain, et les silences des nuées. Nous devons, ajouta-t-elle, retourner là d’où nous sommes venus, au primordial bruissement du Rhin, d’où naquit le chant du Rheingold. De cette manière, vainqueurs, nous remporterons la victoire sur nous-mêmes. Ce que nous ne pouvons parfaire qu’avec l’aide de la mort, nous devrions l’accomplir seuls et encore vivants.

Ainsi elle créait elle-même, devant mes yeux, par les fugitifs gestes délicats et si magnifiques de son âme, l’image idéale et véritable de son être.

Toujours je la vois devant moi, cherchant à mettre le chant de sa vie intérieure en unisson avec la grande mélopée du monde, qui résonne en un intérieur silence éternel; je la vois prêter l’oreille aux vagues et aux vents, qui se taisent, sonores, aux constellations qui chantent silencieuses, aux douces fleurs qui exhalent leurs âmes en harmonies. Et quand sur la grève tragique et sans âge, elle voit les flots s’épanouir en toujours nouvelles blanches floraisons, les fleurs frissonner en vagues sur les collines assoupies, la clarté des étoiles et le souffle des vents autour de sa tête mollement fluctuer, alors aussi, de l’onde de sa tristesse, elle puise de virginales corolles inconnues, et s’en couronne comme Ophélie.

Elle a découvert la clef de la vie en sa nostalgie, et maintenant elle vit parallèlement avec l’univers dont son âme enclôt les secrets et les forces. Elle est la nature même dans la nature; elle est le sens de la nature et ses lois. Les fleurs n’ont rien à demander, parce qu’elles ne savent rien. Il en est de même d’elle, parce qu’elle sait tout. Tout ce qui jamais exista, qui jamais fut inventé et su, se brise, retombe au néant devant l’éternité de ses vérités et la force de ses certitudes. Elle a subjugué la matière par son intérieur rayonnement. Elle a rompu les chaînes de son âme, en s’écartant du parc à bétail des humanités, en refusant de faire partie du troupeau social. Elle a dissous son extérieure et saisissable forme en pures lignes de beauté, en se pliant aux contours des montagnes, en s’offrant à la mer, en s’abîmant dans le repos de la lande. Mais ses rêves, mais ses vœux et ses certitudes, elle leur a fait promouvoir les mondes de son âme, comme sous une impulsion cosmique,—et elle est devenue ainsi l’éternelle errante, sur des sentiers qui enclosent tout passé, tout présent et tout avenir. Elle est l’âme des hommes futurs qui, par leur compréhension désolée de l’univers, reviendront à la vie-enfant des végétations.

Je me vois parfois obligé de me contenir pour ne pas éclater en jubilations, tant je me sens enrichi par la contemplation de sa Psyché.

Elle m’a appris à discerner en moi l’image de moi-même et à écouter la musique de mes pensées. Elle m’a donné son humilité et tous ses dédains.

J’ai découvert avec ses yeux la beauté qui gît, cachée, dans la vie. Elle m’a montré les secrets qui gisent dans les montagnes ou dans les vagues, elle m’a fait comprendre les intimes liaisons entre les hommes et les roses qui s’effeuillent. Elle a ouvert l’infini de l’Océan à mon âme, elle a prêté à mes rêves le bleu du ciel, elle a instillé dans mes paroles les chansons des pins. C’est à elle que je dois d’être ce que je suis,—et tout ce que jamais j’ai imaginé ou œuvré n’a valu que pour elle, n’a que vers elle reflué, comme vers la source primitive. C’est assez de bonheur d’avoir vécu pour acquérir ce que pour moi elle fut.


C’est demain que je pars pour aller retrouver mes parents. La date avait été fixée, du jour où ELLE m’avait appelé près d’elle.

Naturellement, mon arrivée, ma présence, mon départ ne sont pour elle qu’un épisode: «Le changement fait le charme de la vie!» Le beau pin de Miramare ne s’inquiétait pas non plus des moineaux qui se querellaient à son faîte. Mais pour moi, cet épisode est devenu la vie même. Et... je ne sais ce que sera la suite de cela.


Pour la dernière fois, comme en rêve, j’ai cueilli, à ses côtés, des crocus et des anémones, en une de ces prairies qu’ELLE m’a rendues si chimériques.

—Regardez ce paysage, me dit-elle, de toute la force de vos prunelles, car, peut-être, jamais ne le reverrez-vous ainsi.

Et j’ai bu le printemps et m’en suis enivré jusqu’à une triste frénésie, comme s’il devait être le dernier, ou comme si les futurs printemps de ma vie ne devaient fleurir qu’en le souvenir de celui-là...


J’ai pris congé d’ELLE dans le péristyle. Il était dix heures du soir. Par exception, elle m’avait fait appeler, encore une fois, à cette heure tardive, pour que je prisse congé, car le bateau de Patras partait, le lendemain matin, de très bonne heure, de sorte que je n’aurais pu la revoir. Mon âme était lourde comme une nuée. Et une nuée de mélancolie se leva en moi et m’enveloppa tout entier, quand je vis sa chère et auguste forme noire glisser, à la lumière bleuâtre des ampoules à tritons, entre les blanches colonnes du péristyle, telle que jamais plus je ne devais la voir. Je ne prononçai pas un mot, pour ne pas effaroucher quelque chose en moi, et pour prolonger le plaisir que je prenais à l’amertume de ma propre douleur. Mais ELLE, elle parla plus que d’habitude, d’une voix qu’il me sembla n’avoir jamais entendue si suave et si dolente. Je ne sais ce qu’elle me dit; je sais seulement que mes larmes tombèrent sur sa liliale main, quand elle me la tendit à baiser. Elle me glissa dans la main un écrin de velours rouge, en murmurant:

—Soyez béni et heureux.

J’entendis clairement ces mots, mais je ne les compris que plus tard, après que je me fus éloigné. Dans le grondement de mon sang, qui couvrait le bruit de mes pas, je descendis les degrés de marbre de l’escalier des dieux, et me rendis dans ma chambre. Là, je sentis l’écrin dans ma main, sinon je n’aurais cru à la réalité de cette heure; je l’ouvris: une épingle d’or, un E grec, serti de brillants et surmonté de la couronne impériale, s’y trouvait. Les pierres à la clarté de la lumière électrique projetaient de rouges larmes. Je me souvins alors que SES yeux m’avaient regardé longuement et comme voilés, lorsque je m’étais incliné pour la dernière fois sur la première marche de l’escalier, sans savoir ce que je faisais. Puis je sortis—il devait être minuit—de ma chambre et du château, sur la route: je me mis, par ce lugubre minuit, à gravir la hauteur escarpée d’en face. Le paysage me sembla inconnu et brouillé; j’entendais mes pas comme de loin, et ce m’était comme si ma tristesse se trouvait hors de moi et marchait à mes côtés, telle une ombre...

Je me réveillai dans la nuit, avant que l’aube n’eût versé sa pâleur sur mes vitres, et j’aperçus, près de mon oreiller, la bougie allumée, que j’avais oubliée d’éteindre: elle attendait,—elle semblait avoir attendu toute la nuit que je m’éveillasse, comme si elle eût symbolisé mon chagrin en éveil, qui avait continué à se consumer tout seul pendant mon sommeil. Et mon cœur se déchira en une indicible désolation...


Et puis, mon vaisseau passa devant la rive de Benizze. Là-haut, sur le sommet de la colline, se tenait le blanc château dans les arbres, comme n’importe quel édifice étranger, fermant sa vie au dehors. Et les petites lames, qui, sans cesse, revenaient se jeter sur la grève, étaient tellement pressées, qu’elles ne se retournèrent point vers moi...

ΤΕΛΟΣ

 

 

ACHEVÉ D’IMPRIMER
le vingt-trois juin mil neuf cent
PAR
BUSSIÈRE
A SAINT-AMAND (CHER)
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE

NOTES:

[A]

Trop fragmentaires sont le monde et la vie.
J’irai trouver le professeur allemand,
Celui-là s’entend à harmoniser la vie,
Et il en fait un très intelligible système;
Avec ses bonnets de nuit et les pans de sa robe de chambre,
Il bouche tous les trous de l’édifice du monde.

[B] Brûlée vive, on le sait, en 1898, dans l’incendie du Bazar de la Charité.

[C]

La belle dame
Dit en pleurant:
Qu’elles sont immobiles
Les étoiles au ciel!
Ce souffle qui halette
Du soleil las,
Comme il m’endort!
Et la lune, maculée,
Tel un miroir
Usé et vieux,
Face angoissée,
Que me veut-elle?
. . . .
Que les épaules soient franches,
Et les bras blancs.
. . . .
Quelle chose au monde
En puis-je plus faire!

[D] Poisson frit, terme par lequel on désigne en allemand les jeunes filles dans l’âge ingrat, et dont le trait caractéristique, en Allemagne, est la précocité jointe à une affectation de naïveté et une exaltation sentimentale et idéaliste, plutôt ridicules.

[E]

Soyez content, mon petit seigneur!
Ça, c’est un vieux tour:
Là, par devant, il disparaît,
Mais il revient par derrière.

[F]

O mer!
Mère de la beauté, de celle qui de l’écume surgit!
Déjà, flairant les cadavres, volette
La spectrale blanche mouette,
Et son bec sur le mât elle aiguise.

[G]

Loin sur les roches écossaises
Se tient une femme belle et malade,
Délicatement transparente et blanche comme le marbre...
Et le vent éparpille ses longues boucles
Et traîne son sinistre chant
Par-dessus la mer déserte et orageuse.

[H]

C’est chose dure de dire quelle était
Cette forêt sauvage âpre et forte,
Car la pensée en renouvelle la crainte.

[I]

Hé, Siegfried a tué le nain méchant...
Gai dans ma peine je chante l’amour,
En ma douleur, de délices je tisse mon chant,
Ceux qui désirent, seuls, en connaissent le sens...

[J] Sa Grâce: c’est la Très sainte Vierge.

[K] On sait que Capo d’Istria est tombé victime d’un attentat.

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