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Élisabeth de Bavière, Impératrice d'Autriche: Pages de journal, impressions, conversations, souvenirs

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La belle donna
Piangendo disse:
Come son fisse
Le stelle in cielo!
Quel fiato anelo
Dello stanco sole,
Quanto m’assonna!
E la luna, macchiata
Come uno specchio
Logoro e vecchio,—
Faccia affanata
Che cosa vuole?
. . . . . .
Che le spalle sien franche
E le braccia bianche.
. . . . . .
Che cosa al mondo
Posso più far di questi![C]...

Maintenant, je sais qu’elle est, en vérité, Elisabeth Siddal elle-même; la même superhumaine forme, plutôt de cyprès—les lèvres arquées, s’abîmant en profondes anses de souci, pourpres comme le sang de la grenade—les pénétrants yeux qui répandent de fluides essences, de sorte que l’on croit qu’ils vivent d’une propre vie; et puis l’ondulation douloureusement lassée de ses lignes. Et maintenant tous ses noms à elle, me reviennent eux aussi à l’esprit: The blessed Damozel, Proserpina, The day’s dream, Sybilla, Sancta Lilias, Ancilla Domini, Silence, Beatrice, Beata Beatrix, lady Lillith, Rosa triplex, et la Bella mano (je regardai sa main et reconnus aussitôt celle du portrait).

Tous ces noms, suaves comme une musique en rêve, implorent un seul portrait, l’embrassant de l’encens de leur parfum. Ce portrait, si multiple et si unique, n’est que l’haleine de ces intarissables essences qui, toujours de nouveau, jaillissent d’une coupe unique. Et l’unique coupe est Elisabeth Siddal. Et Elisabeth Siddal a pressenti la royale Elisabeth de Wittelsbach, mais Rossetti l’a créée de son désir même quand il l’a peinte. Ce sont là les métempsychoses de la beauté, les créatures du désir qui devine, le mythe de Pygmalion, mais surpassé. Et cette impériale Elisabeth, aussi, vit en une extase (under a trance), comme celle qui l’a devancée; et comme l’autre Elisabeth qui existe maintenant en celle qui par elle fut devinée, elle porte en soi le sentiment de sa mort plus fort que celui de la vie. Et c’est pourquoi elle est le silence incarné, et elle est le long soupir des cyprès, immobiles dans les orages de l’âme, planant mystiquement sur le fleuve de la vie, sur lequel, des ombres nocturnes de ses cheveux, elle laisse choir des hyacinthes et des violettes.


Schœnbrunn, 21 janvier.

Nous avons parlé aujourd’hui, pendant la promenade, de Dante Gabriel Rossetti et de Burne-Jones.

—Ce sont, dit-ELLE, des âmes d’autrefois, revenues sur la terre pour continuer les rêves des hommes qui les précédèrent et deviner ceux des hommes qui les suivront. Ils ont tiré ces rêves du chaos où avant toute éternité ils flottaient, attendant qu’un œil les discernât. Les choses de l’esprit, aussi, veulent être enfantées pour atteindre l’accomplissement de leur sublime mort...


1ᵉʳ février.

—Au nom du ciel! m’a-t-ELLE jeté à mi-voix, aujourd’hui, pendant la leçon, tandis que la coiffeuse tressait ses cheveux. Ne la regardez pas! Je ressens chacun des regards que vous lui destinez sur mes cheveux. Ces Grecs exercent une étonnante fascination! Je prierai mon médecin de vous prescrire des œillères, comme pour les jeunes chevaux. Et il faudra que vous les mettiez tous les matins.


—Savez-vous quelle pièce de Shakespeare est ma préférée? me demanda-t-ELLE, au bout d’un instant, brusquement.

Hamlet, Majesté?

—Non, le Songe d’une nuit d’été. N’avez-vous pas remarqué, à Lainz, la gravure qui était dans votre chambre: Titania avec la tête d’âne? C’est la tête d’âne de nos illusions que sans trêve nous caressons. J’ai fait mettre ce tableau dans tous mes châteaux. Je ne puis me rassasier de le voir.


Aujourd’hui, ELLE me conduisit dans une petite chambre dont les murs étaient littéralement couverts de portraits de chevaux. C’étaient de merveilleux portraits de bêtes merveilleuses.

—Voyez-vous, me dit-elle, tous ces amis, je les ai perdus et je ne gagnai pas un seul à leur place. Beaucoup de ces chevaux sont allés à la mort pour moi, ce que nul homme n’eût jamais fait; ils voudraient plutôt m’assassiner.


Schœnbrunn, 19 février.

Aujourd’hui nous avons passé tout l’après-midi à monter et à descendre les deux allées qui, de deux côtés, conduisent par une douce pente à la Gloriette. Heures grises et lasses. Le ciel comme de cendre. Les arbres frissonnaient. Les feuilles tombées, décolorés décombres, étaient entassées en couches épaisses sous les arbres—pensées fanées et joies trépassées; et là-dessous les heures mortes gisaient, comme en des tombeaux. Les quelques feuilles qui pendaient encore aux arbres, elles, me parurent crispées de douleur. L’air était comme vieilli, engourdi et lourd telle une eau dormante. Ainsi, en cheminant par ces mêmes et si mornes allées, sans parler, toujours, nous montions d’un côté et descendions de l’autre, enfermant dans un cercle le symbole de la Gloriette.

L’impératrice, ce jour-là, était extraordinairement taciturne, et ses mouvements manquaient de ce calme magnifique et de cette suavité des lignes qui leur sont coutumiers et que nul avec elle ne partage: de temps à autre, le sang lui affluait aux tempes. Je sentais qu’une atmosphère étrangère, hostile à sa nature intime, l’enveloppait.

—A de pareilles heures, on sent la vie peser plus lourdement, dis-je, alors que nous atteignions une fois encore le sommet de la Gloriette, comme pour faire crier en moi le silence retenu.

—Vous voulez parler de la vie que nous devons mener en troupeau de petites bêtes supérieures! répondit l’impératrice avec une subtile ironie dans la voix. Rien de nouveau à dire là-dessus. Elle est si sombre et si mensongère, cette vie, que, certes, il ne vaut pas la peine d’essayer à la trouver supportable.

Après une courte pause, elle ajouta:

—Souvent je me semble comme enveloppée dans des voiles épais, en une mascarade intérieure: déguisée en impératrice.

—Oui, Majesté, nous prenons les phénomènes accessoires et les conditions extérieures de l’existence pour la vie sublime elle-même, tandis que ce ne sont que des trabans et des valets autour de la litière close d’une princesse: quelque chose de faux et d’ignoble, qui, grossièrement, se débat, qui s’empresse avec un bruit importun autour de la vie, masquant, séquestrant du dehors, par des ombres sinistres et des cris menteurs, la chose exquise. Et tout cela, qui, en vérité, nous est étranger, nous le confondons avec l’unique qui nous soit propre.

L’impératrice répliqua:

—C’est pourquoi nous devons, autant que possible, tâcher de sauver quelques rares instants, pendant lesquels nous puissions pénétrer, chacun à sa guise, dans notre propre vie. Je me découvre nouvelle chaque fois que j’arrive en une autre atmosphère que nul encore n’a respirée, dont nul n’a abusé. Quand je me trouve toute seule en un site solitaire dont je sais qu’il fut peu fréquenté, je sens que mes rapports avec les choses sont tout différents de ce qu’ils seraient, si d’autres hommes avaient été là; à cette différence seulement je me reconnais moi-même—en mer, dans les vastes plaines, là où il n’y a pas de ces recoins où les hommes s’entassent si volontiers, comme de la poussière. La vie parmi les hommes nous uniformise tous en un amas noir, où la vulgarité est le seul élément à tous commun.

—A vrai dire, les hommes ne ressentent rien de tout cela tant qu’ils vivent, dis-je; c’est lorsque nous mourons, peut-être, que nous commençons à vivre, véritablement et profondément.

—Oh! non, dit l’impératrice, même pendant la vie nous vivons ainsi, seulement nous ne voyons pas notre vie; la mort seule fait tomber les écailles de nos yeux. Mais il y a des hommes qui, de leur vivant, déjà, sont plus près de la mort que de la vie. Nous n’avons, d’ordinaire, pas le temps d’aller jusqu’à nous-mêmes, tout adonnés que nous sommes à des choses étrangères. Nous n’avons pas le temps de regarder le ciel qui attend nos regards. Je me rappelle d’avoir vu une fois, à Tölz, une paysanne en train de distribuer la soupe aux valets de ferme. Elle ne parvint point à remplir sa propre assiette.

—L’idée de la mort devrait déjà, de soi, embellir notre vie, fis-je. Les choses terrestres, toutes, acquièrent, par cela même qu’elles sont périssables, une profonde valeur intime et la signification de symboles.

—Oui, dit-elle, l’idée de la mort nous exalte et nous purifie, ainsi qu’un jardinier qui arrache la mauvaise herbe lorsqu’il se trouve dans son jardin. Mais ce jardinier veut être toujours seul et se chagrine si des curieux regardent dans son clos. C’est pourquoi je me cache la face derrière mon ombrelle et mon éventail, pour qu’il puisse travailler en paix.

Ainsi, en parlant doucement, ou plutôt l’oreille attentive aux monologues de nos pensées, nous suivîmes tranquillement l’allée qui descend de la Gloriette, pour revenir au château. Alors, de nouveau, mes regards se levèrent vers cette ombrelle, vers cet éventail—vers le fameux éventail noir, vers la trop connue ombrelle blanche—fidèles compagnons de son existence extérieure, devenus presque des éléments constitutifs de son apparence corporelle. En ses mains, ils ne sont pas seulement ce qu’ils sont pour les autres femmes, mais, plutôt, de purs emblèmes, armes et boucliers au service de son véritable moi. Quand elle se trouve très haut, sur le sommet d’une montagne, baignée de sonore solitude et de langueur, en l’embrasement du soleil, tandis que le grand midi roule sur les roches, alors, seulement, elle ferme l’ombrelle qui cache sa tête de tous côtés, alors, seulement, de la pâleur de son visage elle abaisse l’éventail noir. Elle s’exprima là-dessus une fois, à Lainz. Elle veut, uniquement, écarter d’elle la vie extérieure des hommes, comme telle, ne pas la laisser valoir en soi, ne pas se plier «aux lois du troupeau des petites bêtes supérieures»; elle veut préserver son intérieur silence de toute profanation; elle ne veut pas s’éloigner des jardins fermés de la tristesse qu’en soi elle cèle et d’où les autres hommes se sont eux-mêmes exilés. Aussi se penche-t-elle sans relâche sur les éternelles fleurs de la douleur qui dans son cœur éclosent, et elle prête l’oreille aux sons de la vivante beauté mondiale qui de ces calices débordent et en eux-mêmes se résorbent et tissent la substance de son être.

—Qu’est-ce que la joie, Majesté? demandai-je, alors que nous étions déjà arrivés à ce petit parterre de fleurs, qui, de l’aile droite du château, s’étend dans la direction de Hietzing. L’impératrice marchait très vite, car déjà l’horloge du château qui de son gros œil regardait les jardins (si inutilement pour les plantes!) marquait presque six heures du soir.

—Oh! la joie, dit-elle, en courant plus qu’elle ne marchait, la joie n’est qu’une chose éphémère, un épisode, un bouche-trou, qui nous dupe sur la triste langueur, la Sehnsucht, qui doit venir. Oh! elle vient toujours, car elle est l’attente du destin que notre vie a pour but d’atteindre; elle est la chose la plus triste et, par là, la plus exquise qui soit au monde. Tous les êtres qui sont beaux attendent leur destin et sont tristes aussi, quand ils n’en sont pas détournés. Vous voyez, maintenant je dois me mettre à courir, parce que je me suis trop longtemps absentée de cette chère vie: mon médecin suédois m’attend pour le massage. J’appelle cela pétrissage, tant je suis peu impérialement disposée pendant cette opération. Et là-dessus elle éclata de rire.

En remontant en voiture, je me dis à moi-même: «Elle a ri! A vrai dire, elle ne peut, ni ne veut jamais rire, tant qu’elle se trouve en sa véritable forme d’existence. Mais quand la réalité la frôle, alors, seulement, et par rapport aux soi-disant choses humaines, elle rit. Rire, cela signifie, pour elle, s’éloigner de son soi intime.»


Schœnbrunn, 22 février.

Aujourd’hui, comme nous revenions de la promenade, je dis à l’impératrice:

—Je ne puis assez m’émerveiller que l’allure de Votre Majesté, après des heures de marche, ne trahisse pas la moindre lassitude.

—C’est que jamais je ne suis lasse, répondit-elle. Et nous en devons grâce, mes sœurs et moi, à notre père. «Il faut apprendre à marcher aussi», nous disait-il toujours, et il nous tenait, exprès pour cela, un maître réputé. Et ce maître, ajouta-t-elle gaiement, nous recommandait sans cesse: «A chaque pas que l’on fait, il faut pouvoir se reposer du pas précédent, et, autant que possible, ne pas se traîner sur le sol.» D’après lui, nous ne devions avoir qu’un seul exemple devant les yeux: les papillons. Ma sœur d’Alençon et la reine de Naples sont célèbres, à Paris, pour leur démarche. Mais nous ne marchons pas comme doivent marcher les Reines. Les Bourbons, qui presque jamais ne sont sortis à pied, ont pris une allure spéciale—celle d’oies majestueuses. Eux procèdent comme de vrais rois.


Du 25 février au 5 mars.

Nous lisons les œuvres de Carmen Sylva. L’impératrice aime beaucoup la poétesse couronnée.

—Sa juvénilité est digne d’admiration, dit-elle. Elle reste toujours le backfisch[D] allemand, en dépit de sa couronne exotique et de ses cheveux blancs. Et son monde sentimental aussi est resté le même, bien qu’elle soit devenue, entre temps, mère malheureuse. Elle est toujours aussi impulsive, facile à s’enflammer et promptement tarie. Ses œuvres en souffrent. Elle n’a pas la patience de s’arrêter sur ses idées et de les pénétrer; c’est comme si elle se mourait d’une soif d’événements, derrière lesquels elle espère atteindre l’inaccessible. Aussi, n’atteint-elle jamais le repos, qui est le but unique. Il faut renoncer au fait. Seul l’inarrivé est éternel...

L’impératrice a trouvé impayable la «boucle de colère» d’une des héroïnes de Carmen Sylva: une boucle de cheveux qui se dresse menaçante à chaque accès de colère.


Schœnbrunn.

Partout de la neige. La languissante silhouette noire, sur le plan désert et blanc, cheminant lentement, en apparence sans but, comme pour concentrer, simplement, en sa vivante ligne noire perpendiculaire, le beau calme mort de la surface, et pour faire prendre ainsi à celle-ci conscience de soi-même. Et aussi toute cette pureté d’hermine s’incarne en cette noire ligne serpentine, et cette même atmosphère de cristal emplit son âme...


Elle a traduit aujourd’hui en grec moderne, et avec un admirable élan, le cinquième chant de l’Odyssée (les adieux à Calypso et l’arrivée à Schéria), que je lui récitai en allemand.

—Nous chantons maintenant le prélude de notre voyage à Corfou, dit-elle. Si Heine ne nous avait dit que les dieux de la Grèce sont morts et qu’ils sont, tout au plus, capables de rougir des vérités qu’on leur débite, nous devrions supplier Dzeus et Poseidon de nous accorder une traversée heureuse. Vous, hellène, vous ne craignez sûrement pas la mer. Aurez-vous le mal de mer, par exemple? Si c’est ainsi, vous n’éprouverez pas grand plaisir à mes voyages. Je suis comme un oiseau de tempête. Je fais carguer toute la voilure pour ne pas me priver de la vue des vagues en fureur; et chaque fois qu’une lame déferle sur le pont, j’ai envie d’éclater en cris de jubilation. En feriez-vous autant?

—Peut-être bien, Majesté. Du reste, le voyage jusqu’à Corfou n’offre plus maintenant de pareilles épouvantes.

—C’est malheureux! Voilà un des inconvénients de la civilisation. J’ai navigué une fois sur l’Océan, sur le yacht anglais Chazalie, qui n’était guère qu’une grande barque. Mais ce n’était qu’une infime partie de l’Océan. J’aurais eu tant de plaisir à traverser l’Océan entier sur cette barque!


Miramare, le 6 mars.

MIRAMARE

Arrivés aujourd’hui avec le train impérial. Du soleil après la pluie, qui n’était, peut-être, que de la neige fondue. Là-haut, sur le Karst, il y avait eu encore, sur les bords extrêmes des rochers et dans les rameaux d’arbres rabougris, des tas de neige branlants, exécutant d’invraisemblables tours d’équilibre. C’était comme de mauvais souvenirs qui ne voulaient pas disparaître; mais dans l’éclat du soleil ils avaient perdu toute horreur. Nous sommes descendus à la station de Grignagno. Le parc du château monte jusqu’ici, sous une buée d’aromes et de vapeurs après la pluie.

L’impératrice avec le baron Nopcsa, puis la comtesse Janka Mikes, moi et le reste de la suite, nous avançons sur les allées de gravier humide, sous les arbres dégouttants et frissonnants, qui, en terrasses et sans interruption, descendent jusqu’à la mer qu’ils ne veulent plus quitter. Et enfin, la subjuguante apparition de la mer elle-même. Le château, empli d’une triste solitude. Des murs lambrissés de noir dans le vestibule qui donne sur la mer et sur les jardins. Des escaliers, merveilles de sculpture en bois, qui rêvent de pas craquants. Des portraits rembrunis de Habsbourgs espagnols: ô ces têtes fines de don Juan, la fièvre dans les yeux et la lèvre inférieure débordante, caractéristique pour toute la race; et les mélancoliques yeux d’infantes fragiles, dont les mains menues reposent sur les plis lourds de leurs robes de soie; et, encore, adorables petites bouches d’enfants impériaux, dont les joues à fossettes s’encadrent dans de grandes fraises raides.

Ma chambre se trouve dans la grande tour, avec vue sur l’infini de la mer. Devant mes fenêtres, des mouettes blanches, d’un silencieux coup d’aile sur le miroir de la mer, comme des rêves inquiets, tournoient: éblouissantes, elles s’enlèvent sur le ciel et la mer... Dans ma chambre une vieille garniture de soie écarlate avec de hauts dossiers dorés. Dans la soie est tissé l’aigle mexicain, broyant dans son bec un reptile: (ô ironie du destin, que l’aigle ait été anéanti par le reptile avant que l’étoffe ne se fût usée!)... Une servante italienne aux proportions d’ogresse est à mes ordres; aidée d’un vieux laquais asthmatique, elle me sert à dîner (je n’avais jamais vu d’aussi grosses et belles écrevisses: une seule de leurs pinces remplissait mon assiette, et elles étaient roses comme du corail). Ces deux âmes domestiques font le service du château depuis les temps du pauvre empereur Maximilien. Avec une naïve jovialité et une loquacité intarissable, ils content les plus tristes choses.


L’impératrice se fait coiffer dans un pâle boudoir en soie bleue. Les murs sont ornés de portraits de la famille royale de Belgique; ils me rappellent que chez les races royales la destinée (c’est-à-dire le malheur, car le destin est funeste, toujours) se transmet des unes aux autres, par les liens du sang.


Le soleil s’évanouissait derrière les arbres. Les noirs et opaques cyprès, en leurs contours (chute continue et pourtant immuable) étaient liserés comme d’une ruisselante chevelure d’or; et à travers les ténèbres de leurs branches, cependant, le soleil disait adieu tout comme si ç’eût été pour jamais... Nous passâmes devant un grand pin baignant dans de l’or roux. De son faîte, une assourdissante criaillerie de moineaux en querelle s’élevait.

—Le pin ne s’en soucie guère, dit l’impératrice. Les lignes de son faîte restent les mêmes.

Plus loin, tous les arbres redevinrent muets. Un petit nuage, esseulé au milieu du ciel, rêvait. Il était habillé de pourpre et se noyait dans un océan de rayons. Il avait l’air de souffrir, mais si tendre était sa souffrance, qu’elle semblait presque du bonheur... Nous descendîmes ensuite sur le rivage. Du sommet d’un cyprès, tout contre la mer, soudain, long et répété, retentit un cri désolé d’oiseau qui s’adressait à l’astre agonisant.

—Comme le soleil se meurt, Majesté, dis-je, comme il se rue dans le grand abîme en l’ondoyante pourpre de son désir et accompagné de tant d’accords de harpes!

L’impératrice parut un instant absorbée en la contemplation de cette féerie solitaire, puis, soudain, elle tourna son visage vers moi et dit de sa voix chantante:

Mein Herrlein! sei’n Sie munter.
Das ist ein altes Stück:
Hier vorne geht sie unter,
Und kehrt von hinten zurück[E]...

—En de tels instants, ajouta-t-elle, devenue sérieuse, on ne doit croire qu’à une chose, à la grandeur du néant.


Je n’ai pas besoin de regarder dans SON cœur, pour y surprendre les tristesses qui tissent là sa vie secrète.

Souvent elle dit un mot, et puis elle se tait, mais le sens du mot et la mélodie du son s’éploient, se prolongent, dans le silence, à l’infini... Et son silence me fait deviner l’indicible.


En ses secrets ELLE doit puiser de merveilleuses agonies.

Souvent dans ses yeux passent des désespoirs dont on ne saurait dire l’effroi.

Sa vie, dans quels abîmes roule-t-elle, sa vie qu’elle creuse si profondément dans le roc de la solitude?...


Tout devient fabuleux dans SA proximité, les choses se montrent sous un aspect nouveau, comme éclairées par les bleus sommets de son âme.

Chaque jardin où elle met le pied, devient aussi mystérieux que celui des Hespérides.


La mer si vaste, si vaste et vide et désolée, et les vagues qui se brisent sur les écueils, si lasses! Leur voix, léger frôlement de feuilles sèches, murmure qui soudain, craintivement, se tait. Oh! ces nuits lunaires sur l’eau! Ces féeries de silence, qui en nous retentissent comme des cris d’exaspération! Et une solitude sans fin, un anéantissement dans la profondeur de son soi, par delà la compréhension des sens. Ce sein ouvert de la mer, quelle immensité de désir n’embrasse-t-il? Et la lune s’est glissée, éperdue, jusqu’à lui et a posé ses joues claires sur la tremblante surface, et ruisselle au dedans d’elle-même jusqu’à s’en assoupir—et s’endort, et ruisselle toujours encore.

—Quelles ténèbres, Majesté, sous cette ruisselante ivresse gisent ensevelies, quels abîmes taisent leurs gémissements, puisque toujours ils doivent rester des abîmes... En ce lumineux fleuve, le bonheur de vivre, d’un inconcevable lointain, jusqu’aux écueils, s’épanche et puis se brise, sur les écueils qui sont là. C’est comme s’il voulait ruisseler plus loin, ruisseler toujours sur le miroir de l’âme, par-dessus tous les gémissants abîmes.

Alors l’impératrice dit:

—Le bonheur n’est pas donné aux écueils. Fatalement la lumière se brise contre les écueils. Je suis comme un écueil. La lumière ne risque pas de m’approcher. Et si elle venait jusqu’à moi—il y a des ténèbres dans lesquelles tous les clairs rayons se dissolvent, qui absorbent toute lumière et ne la rendent jamais.

Et tandis qu’elle me parlait ainsi, ses yeux me parurent luire intérieurement.


Nous passâmes devant un petit étang, tout à l’écart du château, sur lequel des canards nageaient. Le soleil baissait justement derrière les arbres et versait de l’or sur les eaux. Ainsi les humbles oiseaux domestiques devinrent somptueux et fantastiques. L’un après l’autre, les canards sortirent de l’eau dorée et furent tranquilles sur la berge, comme absorbés dans la méditation de tristes énigmes, et l’impératrice dit:

—Nul ne se soucie de leurs sentiments. On les traite presque comme des cuisinières, parce qu’on ne les considère que par rapport à la cuisine. Qui sait s’ils n’ont pas jadis été des reines... Quand je reviendrai sur la terre...

Et ici, brusquement, elle s’interrompit.


Nous causions aujourd’hui du poète anglais Swinburne, qu’ELLE aime tant. Elle me parlait de sa calme désespérance à se lamenter sur la beauté fugitive et sur les sortilèges qui font tarir le bonheur, de ses chœurs antiques qui chantent les dons de la tristesse et des larmes, puis de la vie que l’on ne peut rejeter, et c’est pourquoi le vaisseau des hommes fait voile vers les îles bienheureuses, sur la mer hespérique, pour s’y réfugier hors de l’empire de la mort... Que ce monde qu’elle m’ouvrait était éblouissant! Comme en une indéfinissable perplexité et succombant sous je ne sais quel vœu confus et magnifiquement farouche, j’arrachai un rameau aux jeunes et fraîches feuilles qui avaitient effleuré ma tête, et j’y enfouis mon visage. Un âcre et pénétrant parfum de jeunesse non vécue, inépuisée, me mit presque les larmes aux yeux. Alors, en moi, tout l’incréé se devina, tous les germes de l’avenir, je les sentis en moi-même, aspirer à leur accomplissement. Mais l’impératrice me dit:

—Pourquoi avez-vous cassé cette branche? Vous êtes aussi cruel que le destin.

Puis elle dit:

—L’art n’est qu’une création de notre désir de suprême existence, telle que la vie devrait être pour nous; il naît de la nostalgie de l’unique patrie, et il en devine les formes.


Il pleuvait de grosses gouttes tièdes, tombant aussi doucement que de silencieuses larmes, pleurées sur des mains qui s’enlacent, sans qu’un mot soit prononcé. Tout autour de moi et en moi aussi, un grand silence résonnait. Je sentais toutes les forces de l’âme se consumer en ce mutuel silence. Je regardai l’impératrice et me dis: «Toutes les beautés se fanent royalement en elle, sans que personne les aperçoive.»


Statuettes blanches et pensives dans leurs niches vertes, aux gestes raidis d’un idéal humain décoloré! Dans une partie peu fréquentée du jardin, une déesse de pierre gisait sur le sol, le visage dans ses bras, comme si elle pleurait... Ces promenades à SES côtés, à travers le jardin de la mélancolie, dont elle me semblait être la projection spirituelle, donnèrent à ces quelques journées que je passai au château en la mer, l’indicible charme d’une mystérieuse pénétration. Tout ce que je voyais autour de moi sommeillait, et c’était comme si tout aurait pu s’éveiller par un de ses vœux chaque fois renouvelé.


15 mars.

Aujourd’hui nous nous embarquerons sur le yacht impérial Miramare, qui depuis avant-hier est arrivé de Pola, et a jeté ancre devant le château: un bateau à roues, de structure délicate, de formes aussi souples qu’un yacht, mais plus grand que ne le sont d’habitude les bâtiments de plaisance. De la fenêtre de ma chambre, qui occupe la partie supérieure de la grande tour, je vois le vaisseau, sur la mer grise, doucement se balancer: unique point sombre sur toute cette incolore désolation qui va s’étouffer dans les laiteuses brumes du lointain. Sur toute cette surface liquide sans visibles limites, la vie paraît suspendue, et comme concentrée dans le tendre balancement de cet unique et noir navire...


—Avant de nous embarquer, nous voulons, une fois, aller visiter encore nos endroits favoris, m’a dit l’impératrice hier soir.

Et nous allâmes par le parterre, à travers des fleurs trop tôt écloses, délicates et misérables, puis, du côté de l’île des cerfs, jusqu’au chalet; enfin, sans nullement éprouver le besoin de nous expliquer là-dessus, presque instinctivement, nous dirigeâmes nos pas vers le pavillon où habita l’impératrice Charlotte, quand elle fut revenue, seule, du Mexique. Elle l’habita démente, et démente elle le quitta. Solitaire et muet il se dresse, les fenêtres hermétiquement closes, à jamais. Des branches en réseau de rosiers grimpants, arides encore, enlacent la véranda et les murs, comme des choses trépassées qui fussent restées là, attachées—douloureux souvenirs de joies qui furent: l’on a peine à s’imaginer, en les voyant, que, chaque printemps, elles épandent sur cette maison léthargique et inanimée une nouvelle vie frissonnante de fleurs. Mais de tout temps la tour élancée est étreinte par un sombre lierre qui semble symboliser quelque chose de sinistre, à quoi l’on ne peut échapper, que l’on ne peut pas arracher de son âme. Sans dire mot, l’impératrice fit plusieurs fois le tour de l’enceinte de plantes vives, qui retranchait le délaissé petit château de la folie du grand parc artificiel de la vie extérieure. Ses regards glissaient sur les fenêtres closes que, fixement et obstinément, quelques cyprès, noirs comme l’érèbe, tout en exhalant un amer et pénétrant arome, contemplaient, eux aussi. Et à mes yeux apparut le célèbre tableau qui représente l’alors heureuse châtelaine archiduchesse Charlotte, serrant dans ses bras la jeune et rayonnante impératrice Elisabeth, de retour de Madère, au débarqué, sur le grand escalier hémicirculaire de marbre blanc qui mène à la mer...

L’impératrice était debout à côté de moi, et comme si elle entendait mes pensées, elle dit d’une voix à peine perceptible:

—Un abîme de trente ans, plein d’horreurs... Et avec cela, on dit que l’impératrice Charlotte engraisse encore.

Elle se tut; mais, encore, elle s’immobilisait près de l’enceinte de plantes vives, et ses regards seuls glissaient sur les croisées fermées. Un souffle, venant des plus cachées profondeurs de mon être, me fit soudain tressaillir, comme si la crainte secrète de ces puissances aveugles qui fauchent un jeune arbre en une nuit eût débordé dans mon âme—et j’aperçus, alors, l’impératrice déjà assez loin, qui se retournait de mon côté. Elle devait s’être éloignée en courant.

—C’est encore plus triste qu’Œdipe, dis-je, en m’approchant d’elle. «La vie et le bonheur sont un souffle», a quelque part chanté Dante.

—Le malheur est plus fort et la folie est plus vraie que n’est la vie, répondit-elle, et nous regagnâmes le château.


A l’heure de nous embarquer, le temps était devenu plus morne encore. Sans un souffle, la mer gisait, étouffée sous le voile épais d’une blême grisaille. Sur le miroir des eaux, tout bas, de blanches couches de ouate, nuées immobiles et comme tristement assoupies, s’étendaient jusqu’au loin. Les très petites vagues que devant elle la quille de la chaloupe soulevait se frisaient, lentes et paresseuses, un instant, et, ensuite, s’affaissaient sur elles-mêmes, sans le moindre murmure. Seules, la cadence régulière des rames et l’impérieuse voix du timonier qui dirigeait l’embarcation de l’impératrice résonnaient dans le silence, vibrantes par-dessus la vaste surface vide...


SUR L’ADRIATIQUE

Le yacht impérial est élégant et luxueux. Les cabines réservées à l’impératrice, très bas dans la coque du vaisseau, ont ce caractère spécial d’un logement de marin; elles sont simplement et pratiquement disposées, et, cependant, l’on y reconnaît de suite la demeure d’une personnalité sublime. Ici aussi tous les meubles couverts de toiles blanches sous lesquelles aucune soie ne se devine, et des fleurs partout. La cabine de bain est, en vérité, la principale pièce, arrangée avec plus de confort que les autres. Pendant ses traversées, l’impératrice ne prend que des bains d’eau de mer: cette eau, une chaloupe, durant la marche du bateau, va la chercher très loin dans la mer. Sur le pont, il y a un pavillon en rotonde de verre, offrant, de tous côtés, vue sur la mer. Il est capitonné en soie bleue, avec des stores à tirer et un divan circulaire, de soie bleue aussi. C’est ici que l’impératrice se fait coiffer le matin, et en même temps elle lit ou écrit avec moi. Tant qu’elle se tient dans ce pavillon, tous les rideaux sont baissés;—autrement, ce n’est qu’en temps de pluie ou de forte tempête qu’elle s’y retire, et, dans ce cas, la vue sur la mer est de nouveau libérée. Elle-même m’a montré et expliqué tout cela.

—Quand il y a la tempête et que nous sommes sur la haute mer, je me fais, d’habitude, attacher avec des cordes sur cette chaise. Je prends les mêmes précautions qu’Ulysse, parce que les vagues m’attirent de même.

Mais son domaine particulier est, comme elle me le disait, l’arrière-pont et l’un des bancs de quart qu’elle a fait clore avec des toiles à voiles, de façon que l’on ne voit plus rien du navire et que seule la mer reste visible. A cette tente, je donnai le nom de la tente d’Isolde, ce qu’elle trouva très bien. Elle a certaines heures où elle adopte le banc de quart ou l’arrière-pont: le matin par exemple le banc de quart; à midi, l’arrière-pont; et le soir, de nouveau, le banc de quart. Mais vers le soir, les toiles sont enlevées et l’équipage cherche, autant que possible, à se rendre invisible.


Aussitôt après la fin de la leçon, ELLE me fit rappeler sur le pont. Dans la tente d’Isolde, une seule ouverture était pratiquée, masquée d’un tapis suspendu. Devant nous, nous n’avions que la mer, vide et diverse, d’un bleu sombre de plomb, ce qui rendait presque sensible la pesanteur de ses masses liquides; et de blancs cordons d’écume traversaient ce morne bleu infini. Des mouettes aux ailes silencieuses voletaient derrière nous; de temps à autre elles poussaient des cris stridents.

—A chacun de mes voyages, les mouettes suivent mon vaisseau, dit-elle, et il en est toujours une de couleur sombre, presque noire, comme celle-là.

Et elle me montra du doigt une mouette noirâtre qui volait à la tête des autres. Sur quoi elle ajouta:

—Celle-là seule viendra jusque tout près de Corfou. Parfois la mouette noire m’a accompagnée pendant toute une semaine, d’un continent à l’autre. Je crois qu’elle est mon Destin.


Le Miramare a fait relâche à Pola, parce que l’impératrice se proposait d’inspecter l’ancien croiseur Pélican, que l’on était en train de transformer en yacht impérial. Le vaisseau, qui attendait cette visite, était pavoisé. Elle s’y rendit, avec sa dame d’honneur, sur une chaloupe du Miramare, et au-devant de celle-ci vint une autre barque avec des amiraux et différents dignitaires du port. Des solitudes de l’esprit où elle vaguait, elle rentrait maintenant dans l’atmosphère de son impériale situation parmi les hommes. Mais elle apportait là aussi l’indicible élévation, la sublime grâce de sa propre nature. Je lus sur le visage de ceux qui l’entouraient qu’ils étaient éblouis par la poésie de sa présence, mais qu’ils ne se rendaient guère compte de l’unique cause, et attribuaient, faussement, l’impression ressentie à sa haute dignité.


Aujourd’hui ELLE dit:

—La vie à bord est pourtant plus qu’un simple voyage. C’est une vie améliorée, et, surtout, plus vraie. Je cherche à en jouir aussi pleinement et aussi longuement que possible. On se trouve ici comme sur une île d’où tous les désagréments et toutes les relations sont bannis. C’est une vie idéale, chimiquement pure, cristallisée, sans désir, et sans conscience du temps. Le sentiment du temps est toujours douloureux, car il nous donne le sentiment de la vie.


Sur le pont, ELLE me dit, en me montrant la mouette brune qui, toujours, battant de ses ailes transparentes dans le soleil, tantôt à gauche, tantôt à droite du vaisseau, planait sur nous.

—Elle me présage qu’il me faut mourir noyée. Quand j’ai su comment mourut Shelley, aussitôt, cette idée m’est venue.


Nous passions devant les îles Dalmates. La mer maintenant était plus calme. La côte verdoyait. Je demandai si ELLE ne souhaitait pas mettre pied à terre. Elle dit:

—La vie sur le vaisseau est de beaucoup plus belle que ne peut être toute rive. Cela ne vaut la peine de désirer aller quelque part que parce que le voyage s’interpose entre nous et notre vœu. Si j’étais arrivée n’importe où et que je susse que je ne pourrai m’en éloigner jamais plus, le séjour dans un paradis même, me deviendrait l’enfer. La pensée d’abandonner bientôt un endroit m’émeut et me le fait aimer. Et ainsi j’enterre chaque fois un rêve, trop tôt évanoui, pour soupirer après un autre, qui n’est pas encore né.


A trois heures de l’après-midi, on LUI servit du lait d’une chèvre de race maltaise, que l’on avait emmenée de Vienne.

—Elle fait le voyage sans nul enthousiasme pour le beau, dit-elle, comme nous visitions la chèvre dans son box. Mais elle a, très développé, le sentiment du devoir, car elle est anglaise. Cela a plus de valeur que toute esthétique. C’est pourquoi je l’ai emmenée. Il n’y a pas de meilleures nurses que les Anglaises.


Plus tard, ELLE me dit:

—Les hommes croient qu’ils dominent la nature et les éléments avec leurs bateaux à vapeur et leurs trains express. Tout au contraire, c’est la nature maintenant qui a mis les hommes sous le joug. Jadis on se sentait dieu dans un trou de vallée que jamais l’on n’abandonnait. Maintenant, globe-trotters, nous roulons comme des gouttes d’eau dans la mer, et nous reconnaîtrons finalement que nous ne sommes rien de plus.


—En mer, ma respiration s’élargit, me dit-ELLE encore sur le pont. Elle se règle sur la houle. Plus les lames deviennent amples, plus je respire profondément.

—Oui, Majesté, il y a entre nous, pauvres mortels, et les choses éternelles de profondes correspondances dont de pérennelles énigmes cèlent les lois.

—Je pense, dit-elle, que la mer nous déshumanise, qu’elle ne souffre en nous rien de l’animalité terrestre. Dans la tempête, il me semble souvent que je sois moi-même devenue une vague écumante.

Et moi de regarder vers elle, comme ébloui.


Aujourd’hui la mer de nouveau est orageuse. Elle désira que je lui lusse quelques pages du Cycle de la mer du Nord, de Heine. La seconde strophe de la Tempête me causa un indéfinissable frisson, car cela est comme décalqué sur elle.

O Meer!
Mutter der Schœnheit, der shaumentstieg’nen!
Schon flattert, leichenwitternd,
Die weisse, gespenstische Mœwe,
Und wetzt an dem Mastbaum den Schnabel[F].

Et plus loin:

Fern an schottischer Felsenküste...
Steht eine schœne kranke Frau,
Zartdurchsichtig und marmorblass...
Und der Wind duzchwühlt ihre langen Locken
Und trægt ihr dunkles Lied
Ueber das weite, stürmende Meer[G].

Craintivement je levai mes regards vers les siens, et je les vis qui erraient, graves et tristes, sur la déserte et houleuse mer.


17 mars 1892.

SUR LA MER IONIENNE

La matinale grisaille déjà s’éployait quand nous arrivâmes en vue de Corfou. L’approche de la rive natale m’avait amené sur le pont plus tôt que de coutume. La mer, encore, sous un voile opaque de cendres sommeillait. Les roues du Miramare s’enfonçaient mollement dans le lait de ces flots et tiraient après elles de longues raies de soie et argentées qui s’assombrissaient en lasses volutes d’émeraude. Une humide fraîcheur pénétrait l’air immobile en une blancheur diffuse—et pas d’autre bruit que le halètement de la machine qui, calme et assourdi, montait d’un lointain profond, palpitations d’un cœur, plus sensibles que perceptibles. Nous voguions précisément dans l’étroit canal entre la pointe nord de Corfou et les murs montagneux de l’Epire. D’un côté, rocs titaniques, noirs comme de l’ébène sur le pâle vert gris du ciel,—et basses collines rondes de la côte corfiote, sous une humble broussaille, qui s’esquissait noir sur noir aussi en contours estompés; beaucoup de ces buissons devaient être en fleurs, car un parfum intensément suave, du miel évaporé entremêlé avec les exhalaisons de la roche humide, enveloppait de temps à autre le vaisseau. Où la blanche mer enlaçait les collines assoupies, un mystère de grands abîmes, en eux-mêmes effondrés, se révélait. Et une à peine visible frisure d’écume léchait sans bruit la rocheuse côte—baisers dans le sommeil; mais on sentait que, sous ces calmes et si tendres délicatesses, sommeillait l’épouvante de furieux déferlements. Oui, tout cela était immergé dans un profond et léthéen sommeil, mais ce sommeil laissait deviner une passionnée et profonde vie.

L’impératrice était aussi montée sur le pont, quoique la tente protectrice ne fût pas encore dressée. Elle m’aperçut, et me salua de la tête:

—Une pareille matinée est un magnifique état d’existence, me dit-elle. Comme toutes ces montagnes dorment! Ce n’est pas le silence seulement ni l’absence de la clarté du soleil, c’est le vrai sommeil d’êtres vivants dont nous ne sommes qu’une copie dégradée. Voyez-vous là-bas le Pantokrator avec ses deux cornes jumelles, aux courbes aussi gracieuses et aussi pures que celles d’un jeune torse de Dieu? Toujours il est le premier à s’éveiller.

Nous tournâmes nos yeux vers le soleil levant: derrière les monts Acrocérauniens où les Euménides habitent et où se trouve l’entrée des enfers, l’astre surgissait. Des vagues de clarté annonçaient, frémissantes, son passage sur la céleste mer; c’était comme des feuilles de roses, pâlies au cœur, qui se répandaient à l’infini, sur d’insondables lointains, indiciblement. Et les cimes des montagnes de resplendir, d’un poudroiement d’or rosé, comme dans un labyrinthe de supraterrestre lueur, en l’éloignement et l’éclat des mythiques temps des dieux. L’on sentait, si l’on ne le savait pas, qu’ici l’aurore aux doigts de roses, ici le jubilant Phœbus au quadrige de chevaux blancs étaient chez eux. Et puis les roses tombèrent sur la poitrine de pierre du Pantokrator; toutes les profondes ravines devinrent visibles, et les blancs villages grimpeurs s’éclairèrent doucement. Et la lumière glissa le long des rocs escarpés, enfouit les ombres dans les gouffres ou les jeta en longues bandes veloutées sur la mer. Et puis il vint lui-même—le vermeil soleil—en un Péan, en des fanfares de Triomphe, et dénoua sa chevelure d’or sur la mer et sur les îles.

Et notre vaisseau passa devant le port de Corfou et continua sa marche vers le Sud... J’étais debout à côté de l’impératrice, sur le banc de quart clos de toiles (la tente d’Isolde supérieure), tandis que, tout près de la côte, nous glissions silencieusement sur les flots diaphanes d’émeraude. Tel un désir fluide qui buvait nos regards, était cette viride transparence. La baie de Garitza ouvrait son sein, si mollement arrondi, au fond duquel des maisons blanches étincelaient et de douces collines, sous de bleus voiles, encore, dormaient. Puis vint une langue de terre avancée, tout envahie de plantes luxuriantes: comme d’une corne d’Amalthée les arbres et les fleurs s’épanchaient jusque dans la mer; des aloès et des palmiers élevaient plus haut leurs graciles têtes dans le bleu; des oranges, dans le feuillage sombre, flamboyaient, et la maison blanche couchée dans ces jardins, c’était Mon Repos, le palais qui jadis avait servi comme résidence au lord-commissaire des îles Ioniennes et qui, maintenant, appartient au roi de Grèce.

—J’ai aussi habité un an ici, dit l’impératrice. Le consul Warsberg appelait cet endroit les jardins d’Alcinoüs. Nous avons souvent causé de la pauvre Nausicaa, qui fut si amèrement détrompée. Voyez cet escalier dans le rocher, qui conduit à la mer, je l’employais pour aller me baigner. Il y a là, dans le roc, une grotte naturelle, masquée par des roseaux et des branches pendantes de genêt jaune,—c’était ma grotte de Calypso; ce n’est qu’au Lido que j’ai pu me baigner aussi délicieusement. J’ai des moments et même des périodes entières, où je ne puis vivre que sur la mer ou dans la mer.

Et le vaisseau glissa devant les jardins de Nausicaa, penchés comme d’un élan passionné sur la mer, et devant l’invisible grotte de l’impériale Calypso. Une nouvelle baie s’ouvrit, la mer de Chalkiopoulos, le port phéacien, où Ulysse s’embarqua sur son vaisseau rapide pour Ithaque. Esseulé, comme d’un autre monde, encore plongé dans un pâle sommeil, il gisait là, ce havre immémorial, en un liquide et nébuleux éclat, voilé par le rêve et le mystère. Mais du milieu des eaux du sommeil, s’élevait un faisceau de noirs cyprès étreignant une toute petite et blanche chapelle; et où le récif, qui portait ces cyprès, plongeait dans la mer, celle-ci rougissait d’un purpural reflet de géraniums.

—Cet îlot, dis-je, me semble le modèle de l’Ile de la Mort de Böcklin. Les cyprès se dressent là comme de lugubres rêves, et les fleurs ardentes, qui se reflètent sur le miroir de l’eau, sont sacrées à Perséphoné.

—Les Grecs la nomment prosaïquement île de la souris, dit l’impératrice. M. de Warsberg, par contre, pensait que c’était le vaisseau des Phéaciens, changé en pierre par le rancuneux Poseidon. Et il était indigné de la sacrilège dénomination des modernes Phéaciens. Mais, à ce que je crois, les deux parties étaient passablement satisfaites du nom par elles choisi.

Puis vint encore un coteau prolongé, couvert d’oliviers, qui sortait loin dans la mer, et ce n’est qu’après l’avoir contourné que nous entrâmes dans la baie de Benizze...

De la mer monte très haut une douce pente, mollement duvetée d’oliviers argentés; au-dessus, de noirs cyprès, esseulés, se dressent comme les mâts d’un navire submergé au-dessus d’une mer scintillante au soleil, et ainsi que les mâts d’un navire submergé ils contemplent la mer vide à leurs pieds, désolément. Mais, sur le sommet, des dernières ondes de feuillage, éblouissant, le blanc palais d’Achille surgit.

—Au bout de longues années vous revenez au pays, dit l’impératrice. Je vois comme vous buvez l’air natal.

—Au bout de nuits qui ont duré des années, Madame, le premier matin se lève aujourd’hui enfin. Mais ce n’est pas mon pays d’autrefois que je retrouve ici: j’arrive maintenant en un tout autre pays, que jamais je n’ai connu, mais après lequel, sans le savoir, j’ai toujours soupiré.

—Que voulez-vous dire par là?

—Je veux dire que ce n’est pas seulement le pays où je suis né, mais le pays où je suis devenu moi. C’est la patrie de mon âme qui maintenant me reçoit, parce que maintenant, seulement, et pour la première fois, je suis devenu digne d’elle.

—Alors nous sommes des compatriotes, dit l’impératrice, et dans ses yeux, sous sa paupière frangée, un éclair passa, indescriptible, qui aussitôt s’éteignit. Mais sa bouche se plia en cette familière courbe qui est plus douloureuse que les pleurs. Ce n’est que lorsque nous fûmes descendus à terre que je vis cette ligne de nouveau s’abîmer en sa propre profondeur.


De mars à avril.

CORFOU

Il faisait déjà clair matin, quand nous abordâmes, mais, toutes les lignes encore se dissimulaient, estompées, sous ces voiles vierges de la nuit qui ne cèdent que lentement aux caresses du soleil. De partout une fraîcheur s’élevait vers la lumière et mon visage se baignait dans les suaves parfums des plantes assoupies et de la terre humide de rosées qui perlaient, encore, au-dessus. La Nuit et un Sommeil sans désir exhalaient leur essence, avant que l’ivresse des épousailles avec la lumière ne commençât. Dans les creux et les ravins, les ombres veloutées sommeillaient encore mollement, si profondément et béatement bleues, comme si, pour le monde, elles n’auraient voulu s’éveiller. En quelle claire jeunesse était ici tout ce que mes yeux rencontraient! Nouveaux, fabuleux presque les arbres et les rochers familiers m’apparaissaient: les noirs cyprès et les argentines ondes du feuillage des oliviers, et les buissons fleuris d’or, qui pendaient des rouges rochers, boucles blondes dans les flammes,—comme si j’étais tombé dans de l’irréel. D’une autre terre, obscure et vieille, j’abordais ici à un rivage enchanté où une vie plus lumineuse séjournait. Ah! sûrement, je me trouvais dans une autre dimension de l’existence et de la sensation. N’était-ce pas renaître en quelque Vie nouvelle du Dante? Et c’était ELLE qui m’y introduisait. Elle qu’un navire du sombre lointain avait amenée.

Le canot impérial aborda. L’impératrice descendit sur le blanc môle de marbre, où, ornemental, se dresse un dauphin de pierre. Elle me l’avait montré du vaisseau, en me disant:

—Voyez là-bas, c’est mon philosophe riant qui me recevra le premier.

Devant nous, étendant au loin sa courbe de douce et passionnée langueur, la plage de Benizze s’arrondissait, blanche de galets, et, dans son creux, le village du même nom se tenait entre les orangers et les cyprès, amoureusement. Et la noire forme élancée de l’impératrice s’avançait, glissante, sur le lumineux rivage, vers la porte de fer dentelée grande ouverte qui donnait accès à son Eldorado.

Le cortège de la cour et les apparats extérieurs qui, forcément, s’y attachent, restaient, à l’ordinaire, purement extrinsèques et contrastaient toujours (oh, quelle discordance!) le plus prosaïquement du monde avec l’intérieure élévation de la personnalité de l’impératrice; mais cette fois-ci ils avaient presque une signification symbolique pour l’apparition au-dessus de tout qui foulait la plage tragique. Et elle avançait, toujours, la tête dans la blanche auréole de son ombrelle, et c’était comme si du sol elle était éclose, et que la campagne s’ouvrît devant ses pas, et que tout le pays se creusât, que les arbres dénouassent et arrondissent les tresses de leurs cheveux pour l’enchâsser. A ses côtés je gravissais les blanches marches qui conduisent au temple de Heine. Sa tête royale se mouvait dans les rayons adoucis par l’ombrelle blanche, comme sous une onde claire à travers laquelle la lumière ne passe qu’atténuée. Ainsi, nous allions par une allée de citronniers en fleur. Leur intense parfum, que nul mot ne décrira, doucement, se distillait, à gouttes, dans ma poitrine, de sorte que je dus à plusieurs reprises plus profondément puiser haleine. Je regardai les arbres fleuris, toute cette odorante blancheur dans l’ombre épaisse des feuilles, et mes yeux eurent une béatifique sensation de jeunesse et de bonheur. Quel printemps! Prodige! Et moi qui l’avais presque oublié!

—Votre Majesté voit-Elle comme ils se sont parés, les citronniers, pour Lui faire fête? dis-je.

—Ils ont endossé leurs robes de mariage, répondit-elle en souriant.

—Ah, ce parfum! Je l’avais tout à fait oublié.

—Cela s’en ira aussi—et les citrons, après, sont fort aigres.

Je me tus, comme pris dans une nuée de choses obscures, dont je savais seulement que c’était un bonheur de s’y abîmer.

Et mes pensées indiscernées, flottantes, s’effeuillaient, muettes, sur ses mains royales comme ces pétales des fleurs blanches qui, sans un souffle de vent, tombaient sur la terre maternelle, silencieusement et sans trêve.


Elle me fit voir tout le château, pièce par pièce. C’était comme en un conte de fées, ce qu’elle me montrait, et qu’elle me le montrât, ELLE-même. Ainsi font les bonnes fées pour de jeunes pâtres égarés.

Le palais est bâti dans la montagne même—la façade de trois étages, tandis que, du côté opposé, un étage unique donne sur une vaste terrasse plantée d’arbres séculaires. La façade est tournée vers la grand’route qui, de Corfou, en passant par le blanc village de Gasturi et par devant le château, descend vers Benizze, sur le rivage. Un blanc mur de clôture, très haut, et l’épais voile de feuilles des oliviers écartent les regards des curieux.

—Les Anglais sont désespérés, dit l’impératrice, parce qu’ils restent postés pendant des heures sur la colline d’en face, sans arriver à rien voir.

Une large grille de fer, avec, au-dessus, l’inscription: ΑΧΙΛΛΕΙΟΝ, s’ouvre sur la route. Une rampe monte doucement vers le portique en saillie du château, où d’énormes colonnes supportent une large véranda de marbre; sur le parapet de celle-ci, à chaque coin, se dressent d’aussi marmoréens centaures. Le second et le troisième étage sont bâtis à retrait, ce qui donne place à deux loggias, à droite et à gauche de la véranda centrale—la véranda des centaures, à laquelle elles se relient. De leur côté, les élégantes colonnes jumelles des loggias soutiennent des balcons correspondant à l’étage supérieur. Et sur la balustrade de ces balcons, à chaque coin, des figures de bronze encore, femmes noires parées de bijoux d’or, qui de leurs bras levés tiennent des globes à lumière électrique. Sur toute la longueur du château, du côté tourné vers l’intérieur de l’île, une longue véranda court également, avec vue sur Gasturi et sur Aji-Deka—autre village pittoresque à mi-hauteur du symétrique dôme de montagne qui porte le même nom; et un Hermès, ailé, le kerykeion dans sa main, semble prêt à s’envoler de l’extrême bord de la balustrade, par-dessus le bois d’oliviers.

Longtemps je me tins là, à contempler le repos de ces lignes.

Lange stand bewundernd der herrliche Dulder Odysseus,

dit l’impératrice, citant un vers d’Homère...

Du portique nous passâmes à l’atrium ouvert: pièce haute et délicieuse de fraîcheur, supportée par des colonnes qui, en leur partie inférieure, sont drapées de velours pourpre; le long des blancs murs en marbre poli, encore du purpural velours qui, lourd, retombe; et des glaces aussi hautes et larges que la muraille reflètent la rayonnante ardeur de ces étoffes. Des deux côtés de l’escalier se dressent des vases gigantesques de bronze et de porcelaine, avec des palmiers en éventail, hauts jusqu’au plafond orné de fresques, où sont représentées des danses de nymphes; de ces vases, encore, d’artistiques fleurs de verre jaillissent qui, chaque soir, exhalent un encens de lumière. A droite et à gauche, de doubles portes, bien jointes, selon l’homérique dit, mènent à d’autres pièces: ce sont la salle à manger et la salle de jeu, et ma chambre à moi, qui se trouve là aussi. Une autre petite pièce, à droite, en entrant de l’atrium, est arrangée en chapelle; sur l’autel, dans une niche, est posée Notre-Dame de la Garde, la statue de la patronne marseillaise des marins.

—Je l’ai apportée moi-même de Marseille, dit l’impératrice, c’est la protectrice de tous les gens de mer.

Un escalier de marbre, orné de statues de Vénus, d’Artémis et de beaux adolescents, conduit de la rampe et du jardin d’en bas aux jardins en terrasse d’en haut.

Un péristyle tout en marbre borde l’édifice, qui s’ouvre sur la terrasse. Une longue suite de colonnes en rectangle, supportant le toit, teintes à leur partie inférieure de cinabre, les chapiteaux richement dorés et peints en bleu et en rouge. Blanches, elles se détachent merveilleusement sur le mur pompéien du fond, vermillonné, semé de grands médaillons à fresque où sont représentés des sujets de fables antiques, Apollon avec Daphné, Thésée et Ariane, Homère aveugle rhapsode, Esope le fabuliste et des vues de paysages odysséens aussi. Contre le mur, toute une série d’hermès avec des bustes, pour la plupart antiques, de philosophes, de sages et d’orateurs que l’impératrice particulièrement affectionne. A l’autre bout de la longue aile du péristyle, côté du nord et de la mer, une figure de marbre s’enlève éblouissante de blancheur, Péri, fée de lumière, qui, sur une aile de cygne, glisse au-dessus de l’onde, et sur son sein presse l’enfant-homme endormi. Quand nous passâmes devant la marmoréenne fée, l’impératrice s’arrêta et resta plongée, pour quelques minutes, en sa contemplation.

—Je viens la voir tous les jours, dit-elle, à l’aube, et, le soir, à l’heure du crépuscule.

Devant chaque colonne du péristyle, se tiennent des muses de marbre aussi, grandeur naturelle, avec, à leur tête, Apollon Musagète. L’impératrice me conduisit à chacune d’elles, comme si elle voulait me présenter.

—La plupart sont des antiques, dit-elle; je les ai fait acheter à Rome. Elles appartenaient, avant, au prince Borghèse; mais il a fait banqueroute et alors il a dû aliéner ses dieux. N’est-ce pas que c’est affreux, qu’aujourd’hui les dieux mêmes sont les esclaves vénaux de l’argent.

Tout près d’Apollon, dans le cercle des Piérides, il y a une autre statue, que je reconnus pour la troisième danseuse de Canova, et dont on dit, comme de la Venus victrix, qu’elle représente Pauline Borghèse, la sœur favorite de Napoléon.

—J’ai amené aux Muses une nouvelle compagne, dit l’impératrice; j’espère qu’elles l’auront bien accueillie. Apollon, tout au moins, la regarde fort tendrement. Le péristyle est mon nouvel Olympe.

Des lampes antiques, ampoules plutôt, figurées de dauphins et de tritons, et avec globes de cristal en formes de fleurs, descendent de l’architrave, suspendues par des chaînes, entre les colonnes du péristyle; une seule marche pour descendre du péristyle sur la terrasse-jardin.

—Ce jardin a nom le jardin des Muses, m’avisa l’impératrice. Ici, sans nul doute, des poèmes en foule vous viendront à l’esprit.

Il y avait là des cyprès, vieux de plusieurs siècles, en une attitude raide, hiératique, et aussi des magnolias, épanouis alors en géantes fleurs de rêve, et de sauvages oliviers encore, qui, pour la première fois, me révélèrent, si profondément, tout le divin qu’ils incorporent et symbolisent.

—Je les ai laissés là exprès, dit-elle, parce que sur l’Acropole il y avait aussi des oliviers consacrés à Pallas Athéné. Ici ils remplissent une haute mission: ils sont chargés de retenir à leurs sommets tous les rayons de soleil en filets qui glissent si désespérément le long des cyprès.

Au milieu d’heureux parterres, pleins de roses et de hyacinthes qui rendent leurs odorantes âmes en une mort extatique, se trouve une fontaine avec un dauphin lançant un jet d’eau. Et un noir satyre, qui sur ses épaules, à califourchon, porte Dionysos enfant, prête l’oreille à l’eau éloquente. Nous nous avançâmes jusqu’au bord du jardin d’où le penchant montagneux glisse à la mer, sous de frissonnantes vagues de feuillage. Une tente de repos, en étoffe bigarrée à dessins antiques, est dressée ici, sur une saillie de la terrasse, d’où la vue s’étend plus loin que de partout ailleurs. Aux perches de fer qui soutiennent la tente, des harpes éoliennes sont fixées; mais sous la tente même et s’ajustant au parapet extérieur de la terrasse, il y a un banc de marbre, hémicirculaire, comme on en voit à Athènes au théâtre de Dionysos et tel qu’Alma Tadema aime d’en peindre, et, par dessus la blancheur de ce marbre, une bande sombre, couleur lie de vin, un trait dans l’infini au delà de toute compréhension, la mer, qui s’élève très haut à l’horizon, la mer antique, passionnée, effrayante de mystère. Et plus haut encore, les montagnes violettes de l’Albanie se fondent dans la buée du soleil. Des lauriers sont là, tout autour, condensés en taillis, et par eux le caractère pérennel de ce tableau mieux encore s’exprime. Dans cette solaire clarté, reposant sur le classique banc de marbre, la royale forme noire me fut émouvante, car elle m’apparut comme l’âme de la Grèce antique, qui, en deuil de la beauté perdue, fût venue la chercher ici, sur ce rivage tragique et sacré, devant ce banc aux formes d’autrefois, tristement délaissé. Plus loin, deux autres terrasses descendent du péristyle vers le nord et vers la mer. A leur extrémité, tout au bout, un point blanc resplendit.

—C’est l’Achille mourant, dit l’impératrice, auquel j’ai consacré mon palais, parce qu’il personnifie pour moi l’âme grecque et la beauté de la Terre et des Hommes. Je l’aime aussi parce qu’il était si rapide à la course. Il était fort et altier et il a méprisé tous les rois et toutes les traditions, et compté les foules humaines pour rien, bonnes seulement à être fauchées par la mort comme des épis. Il n’a tenu pour sacré que sa propre volonté et n’a vécu que pour ses rêves, et sa tristesse lui était plus précieuse que la vie entière.

De la terrasse du péristyle qu’une balustrade clôt, nous descendîmes, de quelques marches, sur une seconde terrasse. A droite et à gauche de ces gradins, sur des socles, se tiennent les deux célèbres athlètes cestiphores du musée de Naples, en bronze noir, l’on eût dit sur le point de se précipiter l’un sur l’autre. Sur cette seconde terrasse, au milieu des roses, un Hermès assis repose (une copie du bronze d’Herculanum). Plus loin, un autre double escalier, semi-circulaire, de marbre mène à une troisième terrasse, la terrasse d’Achille.

—Voilà mes jardins suspendus, dit-elle. Je ne crois pas que ceux de Sémiramis fussent plus prodigieux; mais ce n’est pas à moi le mérite, s’ils sont si beaux.

Au-dessous du dernier escalier des grottes à stalactites se creusent, artificielles, dont l’entrée est masquée par des fougères. Une viride et crépusculaire clarté jaillit du fond, où l’on a disposé des glaces; et, ainsi, c’est comme si ces cavernes se prolongeaient sous des masses d’eaux vertes à l’infini. Et une source, avec assoupissement et musique, ruisselle d’en haut, le long d’une paroi de roche, revêtue de cette fougère délicate que l’on appelle chevelure de Vénus.

—C’est ma nouvelle grotte de Calypso, dit l’impératrice. Mais il s’en faut qu’elle soit aussi dangereuse que celle de ma devancière. Avec le temps tout perd de son effet.

D’ombreuses allées couvertes de plantes grimpantes, alors en pleine floraison, s’allongent de chaque côté de la statue d’Achille mourant. Des nymphes sylvestres et un faune ivre, bronzes patinés, s’enlèvent dans le fouillis de verdure en une douce harmonie de nuances.

Des collines d’oliviers, encore, descendent en pente de l’extrémité des terrasses vers la baie profonde, l’ainsi dite mer de Chalkiopoulos. Et on aperçoit, d’ici, l’île des morts de Böcklin, ce faisceau de hauts cyprès noirs, enserrant un blanc ermitage, au-dessus du miroir des eaux.

—Nous irons souvent là-bas, me dit l’impératrice. Il y a là un passeur qui ressemble tout à fait à Charon. Dans sa barque à rames je me fais passer à l’île, comme une âme en langueur. Quand je descends sur le rivage, il détache aussitôt sa barque sans mot dire. Je monte et je reste également silencieuse. Dans l’île, l’ermite vient me recevoir. Il m’offre du miel et des amandes, pour que j’y goûte et que j’oublie la Terre.

Puis nous revînmes par les jardins au château. Du péristyle l’impératrice passa directement dans ses appartements. Dans ces pièces elle a mis toute son âme. Elles sont la chose la plus exquisement poétique que l’on puisse imaginer et que l’on rêverait de trouver en cet endroit.

—J’ai tout arrangé moi-même, dit-elle, et moi-même choisi chaque objet. C’est pourquoi je me sens moins étrangère ici qu’à Vienne.

«Il y a une grande différence, pensai-je à part moi, entre ces appartements et les salles fastueuses de la Burg de Vienne où tout évoque une idée et rien un sentiment.» Ici, en ce home, qu’elle a créé elle-même de fond en comble et où elle veut être exclusivement elle-même, les traits de sa sublime entité se dégagent d’autant plus clairement. De chaque coin de ces pièces de chantantes tristesses rayonnent. Partout des teintes fines et rares, des nuances sans nom, semblables à des parfums qui expirent, des ors ternis d’autrefois oubliés, des lumières qui pâlissent. Tel dut être le gynécée de Pénélope ou d’Hélène, si ces nobles femmes avaient conscience de la magnificence de leurs rêves. Il y avait là des sièges bien façonnés, comme celui qu’Adraste offrit à Hélène, incrustés d’argent et d’ivoire, recouverts d’une épaisse toison de mouton. Des escabeaux gracieusement dressés sur leurs pieds, de hauts coffres pareils à ceux où Pénélope serrait ses robes odorantes. A une palme seulement au-dessus du sol, dans la chambre à coucher, s’élève le large lit grec travaillé en perfection, comme celui qu’Ulysse tailla dans la souche de l’olivier; aux montants à luisantes colonnes, des nymphes s’enlacent, comme pour soutenir le coussin qu’entourent les rêves. Une couverture de soie est jetée sur le lit: c’est ainsi qu’Hélène aux bras de lis ordonna à ses servantes de préparer la couche de Télémaque. A côté du lit, se trouve un prie-Dieu de bois, et, au-dessus, une icone byzantine en argent de la Vierge. Aux murs, des tableaux de coloris clair: Valérie, la fille de son cœur préférée, une symphonie en rose, s’évaporant en un nuage de fleurs d’amandier. Des superbes vases, de cet antique verre bleu dont on retrouve des morceaux dans les vieux tombeaux, auprès des morts. Les fleurs, qui partout répandent l’encens de leurs mystères, leur charme délicat et périssable, sont disposées de telle sorte, qu’elles semblent presque organisées ici pour une vie nouvelle: dans ces salles, on sent vibrer les âmes d’exquises créatures végétales; c’est comme si, sur l’ordre d’une fée des fleurs, elles étaient accourues en pèlerinage, de tous les prés et de tous les jardins, pour s’enivrer de SON souffle et pour exhaler SES désirs. Du plafond, des ampoules de bronze pendent, en forme de fleurs ou de coquilles que des tritons et des nymphes enlacent. Et l’on songe aux intérieurs des tableaux de Burne-Jones, sensitifs et raffinés jusqu’à la souffrance. Que tous ces objets sont riches, et, en même temps, si délicats, si ravis au-dessus de la terre, comme aperçus en une autre région et formés d’une matière incorporelle. Mais il y a encore ici quelque chose de plus que ce que l’on trouve dans des œuvres d’art: c’est l’inexorable cruauté d’un destin antique; le noir soleil qui, glacial, arde en ELLE a versé sur cette ambiance, aussi, l’ombre de ses rayons. Et elle est la synthèse de tous ces éléments qu’elle incorpore, qu’elle éveille à une existence propre, et qu’elle épanche ensuite hors d’elle-même.—Telle, elle me conduisait à travers ces salles, toutes plus magnifiques l’une que l’autre, toutes comme surgies d’une fantasmagorie, moins splendides par leur faste, que délicieuses par l’atmosphère psychique qui les emplissait.

Au second étage sont situés les appartements destinés à l’empereur, et ceux de l’archiduchesse Valérie et de son mari l’archiduc Franz Salvator.

—C’est dommage, dit l’impératrice, que mon gendre ne veuille pas venir ici, bien que je lui aie fait espérer les plus belles chasses au sanglier, dans les montagnes albanaises. Une fois, seulement, il est venu, en printemps, mais il a déclaré qu’on ne l’y reverrait plus. Il préfère la Haute-Autriche; il déteste les oliviers et la mer, et l’archiduchesse Valérie, qui aime beaucoup son mari, a, par conséquent, les mêmes préférences que son mari.

Et la voix de l’impératrice, à ces mots, sonna tel un glas, douloureusement.

—Mon testament lègue l’Achilleion à l’archiduchesse; mais elle aura probablement une nombreuse famille, aussi vaudra-t-il mieux que je le vende et que ses enfants en touchent l’argent. Je vendrai du même coup mon argenterie particulière, marquée de mon dauphin: peut-être qu’un Américain en voudra. J’ai en Amérique un agent pour cette vente, qui m’a donné ce conseil.

Ainsi parlait celle qui se détourne des hommes, qui incarne la contemplation et la rêverie supraterrestres. C’est comme si, parfois, elle voulait se contraindre à être une femme quelconque et raisonnable, songeant à des choses pratiques et triviales, et faisant d’elles le sujet de sa conversation. Elle s’y essaye et, cependant, elle communique à ces choses-là, vulgaires et périssables, dès qu’elle les aborde, un éclat d’éternité.

Du péristyle, par une double porte à deux battants, antique et d’airain, et des appartements, par des portes de chêne, on sort sur l’escalier. La cage de l’escalier est de style gréco-pompéien. Des satyres et des cariatides en stuc supportent les corniches et les paliers. La rampe est en bronze, figurant des rameaux d’olivier et de laurier entrelacés, entre lesquels se dressent des cariatides encore. La lumière tombe d’en haut, par un toit vitré, et éclaire à plein la colossale peinture murale qui occupe tout le mur transversal; que l’on descende, ou que l’on monte l’escalier, le regard est pris par cette peinture: c’est le Triomphe d’Achille, traînant autour des murs de Troie le cadavre d’Hector. Devant ce tableau, après tout ce qu’on vient de voir, l’on s’imagine, que le monde de la beauté est ressuscité avec Achille, sa personnification. L’escalier conduit en bas, au premier étage, et de là à l’atrium; on passe devant un superbe vase sur piédestal, qui représente une grotte de coquillages avec, dedans, une nymphe, entourée de tritons et de naïades, qui se tiennent enlacés, le tout surgissant des vagues.

Après m’avoir montré tout le château, l’impératrice dit:

—Nous passerons aussi peu que possible notre temps à la maison. Il ne faut pas consumer les précieuses heures de la vie entre les murs qu’autant qu’il est indispensable, et nos logis doivent être tels qu’ils ne puissent jamais détruire les illusions que, chaque fois, du dehors, nous y rapportons.


Chaque jour, vers l’heure de midi, quand l’air, enivré de soleil, met une vermeille auréole autour de chaque objet, sertit de pourpre chaque ligne, et que tout est plongé comme dans une extatique rêverie, l’impératrice quitte son palais. Et dès que nous franchissons la grille, à droite et à gauche de la grand’route, qui, par le village de Gasturi, mène à la ville de Corfou, ce sont les bois d’oliviers qui nous enveloppent. Quelle paix règne ici, l’éthéenne! Quelle lumineuse obscurité! Le soleil pénètre le feuillage argentin, fin, comme duveté, et toujours frémissant, sans réchauffer ni, à vrai dire, éclairer. De même qu’au fond de la mer les rayons de lumière tombent, amortis dans les flots verts, ainsi en est-il dans ces vieilles forêts grecques d’oliviers, si vieilles qu’elles n’ont plus d’âge, obstinées à vivre tout près de l’antique mer, la mer au bleu trop bleu, splendide et épouvantable. Quelle puissance animée en ces troncs, qui à nos yeux apparaissent non pas droits et rigides comme dans les forêts du Nord, mais noueux et tordus, déchiquetés ou silencieusement penchés en avant et étendant des bras ouverts, toujours animés d’une vie intérieure; et quoique ces torses soient fort éloignés les uns des autres, les faîtes font ruisseler ensemble leurs chevelures de feuillage.

Ainsi l’on est contraint, presque, à s’émouvoir de leurs sentiments si passionnément exprimés, on se sent avec eux une affinité, l’on apprend à croire aux contes d’arbres ensorcelés.

—Comme on se sent riche et en sécurité dans cette forêt si claire en son obscurité et si peuplée en sa solitude, dit l’impératrice, la première fois que nous y entrâmes.

Autour des arbres, la terre est soulevée en mottes grossières. Le sol tombe et se relève en gradins qui, souvent, sont bordés de pierres. Et partout s’étend un vert tapis de gazon. Dans les clairières, nouvellement recouvertes d’herbages délicats, de hautes touffes d’asphodèles rosés, des crocus et des hyacinthes innombrables fleurissent.

Oh! les secrets des prairies solitaires!

Puis il y a de vastes surfaces, toutes blanches de pâles pâquerettes et de camomilles aux cœurs dorés.

—Je ne sais pourquoi ces étoiles filtrent en ma poitrine tant de printemps et de lumière, dit tout bas l’impératrice, alors que nous foulions une de ces nappes fleuries.

Plus loin, on tombe dans des champs pleins d’anémones—les anémones qui sont nées du sang d’Adonis—et dans des mares de coquelicots, plus rouges encore que le sang: comme des lèvres brûlantes, et sans paroles, leurs pétales s’ouvrent et doucement s’agitent au souffle du sommeil, consumés en des flammes d’extase.


Des moutons paissaient en se mouvant lentement sous les oliviers. Un jeune berger, jambes nues, était accroupi sur un de ces petits murs de pierres amoncelées qui bordent les terrasses de terrain, et mangeait un morceau de pain, avec des olives noires qu’il venait de ramasser. Quand nous passâmes devant lui, il salua sans se lever d’un «bonjour, Reine», et mordit, de ses dents blanches, une grosse demi-lune dans son pain de maïs couleur de safran. Et l’impératrice, souriante, répondit en imitant la chantante cadence de la voix corfiote:

—Καλὴ μέρα σου (bonjour à toi)!

Quand nous fûmes plus loin, des sons aigus d’une flûte de berger retentirent derrière nous. Je me retournai et vis le petit berger souffler dans son roseau, en remuant les doigts avec une passionnée lenteur: c’étaient quelques sons aigres et grêles, qui montaient en l’air et erraient tristement entre les arbres, jusqu’à ce que, de fatigue, ils retombassent sur eux-mêmes; et, de nouveau, ils vacillaient en pâles soupirs, vers les lointains, entre les oliviers, du côté des claires perspectives d’où l’on pouvait découvrir la mer. Et l’on n’entendait plus les abeilles, qui, tout à l’heure, bourdonnaient au-dessus des fleurs dans le clair-obscur, ni les oiseaux qui, un moment auparavant, gazouillaient tous ensemble et à pleines gorges: rien plus que la voix de la rustique flûte, qui pénétrait partout, s’exaspérant en cris de douleur, et, alors, c’était comme si des voiles de rêve et d’oubli en fussent déchirés.

Alors, à entendre cette flûte gémir, l’impératrice s’écria:

—Quelle tristesse et quelle langueur dans ces sons! Les hommes d’autrefois ont mis là-dedans tout ce qui a jamais fleuri dans leurs cœurs; et c’est pourquoi on perçoit en ces quelques sons toutes les amertumes et toutes les félicités imaginables de l’ancienne et de la nouvelle humanité, à la fois.

Puis, exprimant presque mes propres pensées tout haut, elle dit encore:

—L’art, certes, ne créera jamais un chef-d’œuvre plus grand que la chanson du berger; l’art n’est que le reflet de la vie intérieure, tandis que ces pauvres sanglots de flûte sont la vie profonde elle-même.

Et je poursuivis, à part moi, sa pensée: «Par ces mêmes sons, les faunes ont attiré les nymphes, au temps du grand Pan, alors que le sein de la nature maternelle et mystérieuse s’ouvrait à une effrayante volupté,—et le berger Kurwenal tira les mêmes sons de son roseau, tant que la voile d’Iseult à l’horizon n’eût resplendit.


Paléocastrizza, le 20 mars.

Marché, aujourd’hui, pendant une grande partie de la journée, à travers l’île, jusqu’à la côte occidentale où il y a un très vieux monastère, il est bâti presque dans la mer, sur un rocheux et abrupt promontoire, qui ne tient à l’île même que par une étroite bande de terre. Paléocastrizza (c’est son nom) signifie: Celle (la Vierge) du vieux château. Sur une crête de granits, derrière la falaise du couvent et dominant celui-ci, se dressent, comme désespérément penchées sur la mer, les ruines d’un vieux château fort des despotes byzantins de l’Epire: Angelokastron (le château des Angeli). Et ces ruines font l’effet de planer dans les airs.

Quand nos yeux les découvrirent, je dis à l’impératrice:

—Des galeries et des tourelles de ce château, Majesté, d’infortunées princesses ont, durant des années, exhalé leurs soupirs par-dessus la mer d’occident...

—M. de Warsberg, au contraire, à l’aspect de ces ruines, rêvait d’un château des anges, dit l’impératrice en souriant. Autant de seigneurs de la création—autant de romances...

Et nous voilà rentrés, de nouveau, dans le bois d’oliviers. Dès que l’on quitte les grandes routes, on revient toujours sous les oliviers sacrés, qui poussent comme il y a des milliers d’années, toujours sur la même glèbe aimée, toujours dans le voisinage de la mer haletante. Cheminé longtemps,—une heure, quatre heures, je ne sais; durant nos promenades, je n’ai jamais eu la moindre notion du temps. Il y a un charme très indicible à errer ainsi, pendant des heures, dans ce demi-jour chaud et frémissant, entre ces troncs d’arbres tordus et comme agités par la pensée, sur le gazon parsemé d’innombrables marguerites qui se tiennent toutes ensemble, pareilles à des îles de jeunes ravissements au milieu de la sombre mer de la vie, où de temps à autre de jaunes taches de soleil mettent comme un déchaînement d’allégresse. Ce sentiment du voisinage immédiat du soleil, aux regards duquel, même se trouvant dans l’ombre la plus frileuse du bois, on ne se dérobe jamais complètement, rend heureux. Quelle différence entre cette forêt et celle où Dante pénétra, à mi-chemin de la vie!

Eh quanto a dir qual era è cosa dura
Questa selva selvaggia aspra e forte,
Che nel pensier rinnuova la paura![H]

Ici, il n’y avait ni crainte ni peur. Comme en réponse aux vers de Dante, des essaims de papillons blancs et jaunes et bleus et couleur de feu tourbillonnaient de temps à autre devant nous, d’un coup d’ailes muet et effréné, comme dans le vertige d’une trop forte joie, passant d’une île de fleurs à une autre île de fleurs, attendus partout avec délices, en des abandons d’extase. Et partout des moutons paissant, et des bergers, et des femmes qui font la cueillette des olives, troussées comme les femmes du temps d’Homère, avec des voiles blancs attachés autour de la tête et des cheveux noirs artistement tressés en couronnes; elles réunissent, en gros tas, sous les arbres, les olives tombées. Et les voilà qui tout d’un coup, tout inopinément, elles commencent à chanter toutes en chœur, chacune du pied de l’arbre où elle se trouve; et les sons liquides flottent, et ils fondent en ondes, pour ensuite déborder en un lac de claire mélodie. Qu’il est vieux ce chant, et monotone et triste, comme la première grisaille de l’aube! Mais les arbres semblent s’y être habitués depuis le temps du grand Pan, d’alors qu’ils l’entendaient de la bouche des nymphes mêmes; et cela évoque aussi étrangement les chants liturgiques de l’Eglise grecque, qui, du reste, ne sont autre chose que ces vieux et païens Péans à la glorification de la source de notre vie. De pareils sons primordiaux agissent souvent comme une révélation d’impénétrables mystères, comme s’ils ouvraient un chemin dans les domaines cachés de notre être: je devinais cet abîme de la vie, où se rencontrent langueur, tristesse et joie, et d’où l’essence de notre nature, traduite en un langage intérieur, monte en un chant immortel.

De toutes ces choses, des vagues de félicité s’épandaient sur nous; mais elles se brisaient contre SA forme noire. Rien ne saurait égaler en désolation la discordance de sa sombre apparition au milieu de ces claires et printanières joies. J’ai souvent, en pareil cas, le sentiment qu’elle ne voyage si désespérément que pour s’évader de l’atmosphère qui l’enserre: sans doute elle croit en céder quelque peu aux choses, et recevoir d’elles du parfum et de la lumière, en échange.

Quand les femmes ne chantaient pas, on entendait le sifflement des merles et des mésanges résonner par la forêt.

—Que toutes ces choses, les oiseaux, les femmes et les arbres, sont instinctives et libres! dis-je à l’impératrice. Que si ces femmes ou les oiseaux chantent, c’est tout un: sans trop savoir pourquoi, les unes et les autres le font ainsi, parce qu’il en doit être ainsi, et leur chant vient d’une vivante profondeur (de même naissent du sang d’Adonis le crocus et l’anémone)... Ce sont des hérauts qui annoncent une chose exquise, et qui, tous, disent la même chose. Alors je crois de plus en plus aux contes où les oiseaux parlent si sensément et prédisent aux hommes leur destinée.

Et l’impératrice, en réponse, avec, dans ses yeux, la lueur d’un sourire:

Hei, Siegfried erschlug nun den schlimmen Zwerg...
Lustig im Leid sing’ ich von Liebe,
Wonnig im Weh’ web ich mein Lied,
Nur Sehnende kennen den Sinn[I]...

—Votre Majesté ne croit-Elle pas, dis-je, que le chant est naturel aux hommes, comme aux pins de la forêt, et aux vagues de la mer?

—Quand j’ai entendu la Patti, la Nilsson et la Lucca, j’en ai eu l’impression que nous autres, nous avons perdu ce que tous les êtres dans le monde possèdent encore. Nous avons désappris de chanter, comme on peut aussi désapprendre de sourire.

—Je le crois aussi, Majesté. Toutes les choses ont l’euphonie en soi, comme un élément de leur nature, et même plus: elle est l’essence de leur entité. Mais il y a aussi une intérieure mélodie, Majesté, que l’ouïe ne perçoit guère. Ne pourrait-on dire que les lignes du corps humain chantent, elles aussi? De tout notre être, le chant monte, comme un encens, vers l’âme de soleil éternelle.

—Mais nous avons perdu la sérénité des lignes. La vie projette de sinistres ombres, et, derrière elles, souffle, pérennel, un grand vent de détresse.

Je dis:

—Baudelaire a deviné Votre Majesté, quand il a écrit:

Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne ris et jamais je ne pleure.

—Il avait bien raison, répondit-elle. Le rire et les pleurs sont comme des cendres, sous lesquelles étouffe le brasier de notre âme...

Soudain, à travers le feuillage tremblant des rameaux d’olivier, nous devinâmes une lueur, plus délicieuse encore que l’azur de l’éther ou que l’ivresse du soleil dans les arbres: la mer!—l’autre mer, celle de l’occident, que l’on n’aperçoit pas du côté phéacien de l’île, mais dont le voisinage est sensible, toujours. Bientôt, sur la hauteur, on l’a devant soi, étendue au loin, et vide jusqu’au bout du ciel, très invraisemblablement bleue, plus bleue que le bleu ciel, plus bleue que toute idée de bleu, et plus heureuse que toute félicité.

—Ne parlons pas ici, il nous faut être aux écoutes, dit l’impératrice.

Alors, nous prêtons l’oreille à une sorte de symphonie qui nous baigne, et aux doux accords qui, en notre âme, lui répondent.

La mer ici flamboie, comme en un foyer d’incandescence de sa passion, pareille à du métal blanc en fusion, mais tout autour de cet aveuglant incendie, et plus loin encore, aussi loin que l’œil peut arriver, il y a, épandue, inconcevable, cette immense désolation bleue qui recèle en soi tant de volupté. Et des rochers, d’en haut, s’écroulent, comme pour accomplir un destin tragique, et d’autres blocs de granit se poussent dans l’abîme, les uns sur les autres, forment de petites falaises sinistres, de rigides mornes de désolation, se précipitent en promontoires affolés, étouffent leur sauvage ardeur dans la limpide fraîcheur des flots. Tout ici est agité d’un vertige ménadique, bouleversé par une rage de désirs sans nom et sans limites. Et une lumière de fantasmagorie, rose et dorée, s’entremêle, sur toute l’étendue de cette chaotique rive, avec de violentes ombres violettes qui gisent, vibrantes, presque comme des êtres corporels, qui ont une attirance mystérieuse; et le lumineux éclat, et les ombres de mystère se fondent ensemble en un chant velouté et couleur d’hortensia, en un chant d’apothéose.

—Quel contraste avec l’autre rive! dit l’impératrice; là-bas rien ne veut s’éveiller de son assoupissement.

—Là-bas habitent les bienheureux Phéaciens, dis-je, mais ici Pan est chez lui.

—Et voilà que nous apportons ici une dissonance, nous mesquins, dit-elle. Et cependant tout cela appartient à notre âme, ajouta-t-elle, et convient à notre esprit: cette mer, toute, immense, silencieuse ou passionnée—mais il est des heures où cette mer même tarit tout à fait.

Entre les rochers sombres d’étroites petites baies s’ouvraient, qui se chauffaient au soleil, lumineuses et paisibles. Ici la mer reposait, la grande insatiable, celle qui avait rongé ces granits géants, et qui caressait maintenant leurs seins de pierre roses; et elle s’insinuait dans ces trous de pierre et de sable et se retirait, de nouveau, en petites vagues sautillantes qui se retournaient dans chaque coin et faisaient des bonds capricieux, qui glissaient partout, baisers sur une figure aimée, qui, en un allègre et tendre gazouillement, se chuchotaient des choses inouïes et délicieusement troublantes. Une irrésistible et presque douloureuse fascination émanait de ces conques mystiques de volupté, sur lesquelles le grand midi couvait. Dans ces secrets brasiers, les pierres sombres et roses tombaient toujours de nouveau, victimes de leur implacable ennemie et persécutrice. Au fond de l’eau, il y avait des assombrissements qui étaient des algues, souples cheveux de verdure, qui flottaient, qui se berçaient mollement, et fluctuaient, en languides convulsions comme en des rêves de luxure, et jouaient avec les rayons du soleil qu’ils avaient saisis. Et le chemin descendit vers la grève. Alors nous voilà, au niveau des flots, foulant un gravier fin et humide, les ronds galets, chauds et d’une aveuglante blancheur, les couches épaisses et argentées de varech desséché. D’ici vue, la mer était tout autre: c’était un serein et pur front d’où une main aimante avait chassé tout souci et tout désir, et elle respirait tout doucement, cette mer de bonheur, et son haleine était la joie elle-même. Aussi elle était d’une autre couleur, toute en nacre vert clair, et les vagues qui, de temps en temps, essayaient de mouiller nos pieds, étaient comme un frais rire d’enfants lutins. Et pas une voile en vue—c’était la mer toute seule, pour soi, avec son haleine. Soudain nous aperçûmes le couvent devant nous, haut perché sur un cap.

Le couvent: un assemblage de vieux petits bâtiments les uns aux autres collés, enchevêtrés, sous une couche uniforme de crépi blanc et dominés par une coupole à tuiles, toute petite et ronde, une toute petite cour pavée, une toute petite église byzantine au fond de celle-ci, et sa porte grande ouverte. Deux moines se trouvaient dans la cour. L’un était assis sur une corniche de pierre, maçonnée autour du tronc d’un vieil olivier; il tenait une écuelle d’argile sur ses genoux et épluchait des lentilles. L’autre allait vers la basilique à pas lents et inégaux, balançant un balai dans sa main.

Tout autour de la cour, d’autres petits bâtiments s’entassaient, échaffaudés les uns sur les autres, des greniers et des granges avec les cellules des moines qui s’ouvraient sur une petite galerie de bois pourri. Un escalier branlant y conduisait. Et tout cela était si vieux, si vieux, si abîmé en soi-même, dans son immense abandon! Mais en cette caducité et en cet isolement, aussi, l’éternité de ces choses gisait, et par cela même elles donnaient une notion plus intense de la pérennité des sentiments, dont elles étaient l’expression, que les plus puissants monuments de l’architecture ecclésiastique. L’impératrice entra dans l’église, derrière le moine qui tenait le balai. Tout au fond, il y avait une vieille iconostase de bois, dont les dorures étaient toutes noircies. Devant les saintes icones rembrunies, dont on ne discernait plus que des yeux blancs au milieu des plats d’or des auréoles, brûlaient, dans des lampes d’argent suspendues à des chaînes, de petites flammes de veilleuses, rouges et vertes, tendrement atténuées et rêveuses, clignant, en un cristallin délice, de l’œil et s’affaissant sur elles-mêmes, de langueur, pour, de nouveau, se relever en une fluide désolation. Cela sentait les cierges de cire de miel, éteints, le vieux bois vermoulu, la poussière et la pourriture. Nulle part et jamais l’on n’aurait eu si fortement l’impression d’être transporté en arrière dans le passé de l’âme. D’une lucarne sous la coupole, un jet de clair et vibrant soleil tombait, obliquement, sur une stalle de bois sculpté, tout polie par l’usage; et elle ne voulait pas s’évanouir cette gerbe de lumière: c’était comme si avec émerveillement elle eût plongé dans les mystères d’un monde insoupçonné et incompréhensible. Qu’il était loin ce passé qui rayonnait de toutes ces choses, et, pourtant, qu’il était présent! L’impératrice alluma de sa main deux petits cierges devant la Mère de Dieu. Nos pas retentissaient sur les dalles comme des pas d’intrus. Il semblait que ce bruit tombât du haut de la silencieuse coupole. Nous ressortîmes dans la cour. Là aussi, un silence inouï pesait, comme si toutes ces choses qui se tenaient autour, immobiles, fussent expirées, depuis mille ans, de leur désolation. Soudain, un frais souffle de vent vint de la montagne aux ruines, et remplit la cour du couvent d’un encens de sauge et de thym. Le moine à l’écuelle de lentilles avait disparu de sa corniche. Et voilà justement qu’il revenait à notre rencontre avec un autre qui, apparemment, était le prieur. Celui-ci offrit à l’impératrice de prendre quelques rafraîchissements. Avant même qu’elle n’eût pu répondre, le moine s’éloigna, et bientôt, réapparut avec un plateau où il y avait de la confiture de coing. Le prieur, cependant, tenait dans ses mains son haut bonnet de feutre noir. L’impératrice le pria de se couvrir. Elle lui demanda s’il était content ici.

—Dieu soit loué, dit-il, en caressant sa blanche barbe. Nous vivons comme cela vient et comme il plaît à Dieu. Que faut-il de plus à l’homme pour louer Dieu. Gloire à Sa Grâce![J]

—Allez-vous souvent en ville?

—Si fait! ô très splendide Reine. On est bien obligé de se rendre de temps en temps à la ville, pour faire des achats. Nous restons des hommes, et le corps a froid et a faim. Mais que ferions-nous, nous autres, à la ville? Je ne dis pas que cela n’est pas beau là-bas dans le grand pays, mais ici il fait bon aussi, et mieux encore.

—Et je vous dis, répondit l’impératrice, que vous avez choisi la meilleure part.

Puis elle goûta aux rafraîchissements et but un verre d’eau, d’un seul trait. Sur quoi elle demanda au prieur:

—Où prenez-vous cette eau? Elle est bien bonne et très fraîche. Vient-elle d’une source ou du puits?

—Elle ne vient pas du puits, Votre Royauté. D’habitude nous buvons de l’eau du puits en été, mais aujourd’hui nous en avons justement fait chercher à la source, à un quart d’heure d’ici, dans la forêt.

—Est-ce la seule source aux environs?

—La seule, Votre Royauté. Elle est tout à fait cachée; on l’entend, mais on ne la voit point. Il n’y a que les oiseaux qui viennent y boire.

—Ne pouvez-vous pas m’indiquer où elle se trouve?

—Certes, certes. Le frère Basilius accompagnera votre Royauté.

—J’irai une autre fois, dit l’impératrice, et alors je vous prierai de m’y faire conduire. Je dois bien une visite de remerciement à la source, puisque son eau était si bonne.

Puis elle tendit au prieur un présent considérable pour son église; il le reçut avec des bénédictions. Lui et les deux autres moines accompagnèrent l’impératrice jusqu’à la porte. Je me retournai encore une fois, et vis les moines sur le seuil de leur silencieuse demeure, au moment où, en y rentrant, ils allaient disparaître à nos regards. Alors, sur leurs visages, je crus saisir une lueur, et il me sembla que leurs traits se contractaient comme si leurs yeux fussent éblouis, bien qu’il n’y eût plus là de soleil.


Le soir approchait quand nous revînmes à la maison. La mer, un immense ravissement rosé, comme si elle eût été semée de feuilles de roses! Et quel enchantement de couleurs sur les montagnes solitaires du lointain! En bas, des violettes et de nocturnes iris; aux sommets, un ineffable sourire vermeil, tel un parfum en soi-même incandescent; et, pour fond, une autre mer de soie vert pâle, plus lumineuse, plus exquise encore que la vraie mer... Dans le bois d’oliviers la lumière déjà se mourait. L’heure magique du crépuscule s’affaissait lentement sur les forêts, qu’elle enveloppait de ses bleus voiles de fantasmagorie; mais sous les faîtes des arbres il faisait nuit, comme au fond de la mer.

—Ce silence, cette suspension de toute vie, enivrent. Quelque chose en nous s’embrase, tandis que tout s’éteint autour de nous, dit l’impératrice.

Nous passâmes devant une hutte, située un peu à l’écart d’une petite ferme, au milieu de grands arbres dont les troncs noirs se dressaient dans l’air comme des fantômes. Une faible lueur tombait d’une porte ouverte dans la forêt assombrie. Soudain un cri, un seul cri strident et prolongé, trancha l’air,—un cri qui ne se pouvait comparer à rien, qui surpassait toute terreur en épouvante, toute épée en tranchant; et il se cassa, mais l’air en vibra. Puis il jaillit de nouveau, et avec lui tout un chœur de sons gémissants, tous sur le même ton, longuement soutenus et plaintifs,—et qui soudain, en même temps, s’affaissèrent, se déchirèrent en deux, de haut en bas, comme des morceaux de toile et s’évanouirent.

C’était une lamentation de plusieurs femmes, et elle venait de la hutte éclairée... Une pause—puis la complainte reprit, de nouveau, plus puissante, pour se rompre une fois encore. Cette pause était comme la suspension passagère du souffle tempétueux de la mer. Un furibond déferlement musical. Le bois entier s’emplissait de ce mugissement, qui se heurtait et se brisait contre les troncs des arbres. Et au-dessus de ce flot sauvage, mais indiciblement suave, qui montait et baissait comme la mer, monotone, avec ses quelques notes toujours les mêmes, s’élevait de temps en temps, tel un récif aigu que les vagues parfois recouvrent et qui pourtant ne disparaît jamais d’au milieu d’elles, une voix unique, cette voix qui à rien ne pouvait se comparer, qui surpassait toute terreur en épouvante et toute épée en tranchant; devant elle toutes les autres voix cédaient, s’épuisant contre son âpre impétuosité, et lorsque, restée seule, telle une âme en peine, elle se déchirait, les arbres tous frissonnaient; mais ensuite, de nouveau, les autres voix survenaient, en roulant leurs vagues, comme pour se lamenter sur la voix unique, solitaire, inaccessible.

—Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce que c’est? demanda l’impératrice, dès que le premier son eût atteint son oreille, sur un ton d’épouvante, et d’une voix que je ne lui connaissais pas. Allez, voyez ce qui est arrivé.

En moi aussi, il y eut quelque chose de glacé, subitement. Je m’avançai vers la maison jusque dans la traînée de la lumière et jetai un regard dans l’intérieur! Une pièce étouffée, avec un fond de ténèbres. En avant, sur le sol de terre battue, plusieurs femmes étaient accroupies en cercle. Une archaïque ampoule à huile, dont la flamme étouffait dans sa propre fumée, jetait sur leurs visages des taches d’une lueur rouge sombre, que dévoraient des langues d’ombre avidement dardées, sans cesse. Dans le fond, quelque chose de blanc gisait, étendu tout du long sur un lit. Une vieille femme, ses cheveux gris en désordre, était affaissée au milieu du cercle que formaient les autres femmes, et criait de toute la force de ses poumons, se cassant en deux, battant son visage contre la terre, lacérant ses joues de ses ongles; dans ce hurlement on saisissait des fragments de mots broyés, roulant comme des cailloux... Lorsque sa voix atteignait au paroxysme, elle s’interrompait tout à coup, comme si elle n’avait aucune raison de crier, et alors, elle promenait autour d’elle des regards indifférents. Les autres en faisaient autant. On eût dit que d’un abîme qui existerait là, quelque part, pour soi-même, ces sons effroyables montaient, bouillonnaient en chacune de ces formes humaines et puis en débordaient... Je revins vers l’impératrice et lui dis:

—Quelqu’un est mort: c’est la plainte mortuaire des Grecs.

Et, comme elle me demandait qui était mort, je lui dis:

—A ce qu’il me semble, c’est une vieille femme qui gît sur le lit (mais j’étais convaincu qu’une mère pleurait son fils mort).

—Voilà que vous vous trompez, répondit l’impératrice d’une voix toute basse (au son de laquelle je m’imaginai, sans avoir besoin de lever les yeux sur elle, son visage ravagé par une indicible douleur), ce doit être un enfant de cette femme qui crie plus horriblement que toutes les autres,—peut-être son fils. Allez vous informer encore une fois.

Mais elle me rappela aussitôt.

—Non, ce n’est pas la peine, je sais que c’est son fils... Et nous continuâmes notre chemin. Après quelques instants de silence, tout à coup elle dit:

—Pour cette femme, plus rien, plus rien que cela, plus de place en elle pour autre chose que ce soit. Maintenant elle épuise toute son âme d’autrefois.

Après ces mots tremblants, elle se tut pour toute la soirée. De plus en plus nous nous éloignâmes de ce sinistre océan de souffrance, mais le plaintif déferlement continua à nous poursuivre de loin. Maintenant il semblait qu’il fût devenu plus faible, comme lassé, et ses coups isolés se noyaient l’un dans l’autre. Maintenant aussi un écho s’était élevé dans mon âme, et il retentissait plus haut que le mugissement de ces lames lointaines... Les arbres, au-dessus, étaient silencieux, pas une feuille ne remuait... Soudain les grillons commencèrent à grésillonner, d’abord un au loin, ensuite plusieurs près de nous, tous ensemble, voix délicates et fines, qui bientôt, résonnèrent dans le silence douces et tristes, par centaines, en chœur, comme en une haleine unique, inextinguible, reprenant toujours à nouveau. L’ensorcellement était rompu. Un souffle d’air délicieusement frais se jeta sur le faîte des oliviers; des milliers de voix se firent entendre en des murmures mystérieux, et les premières étoiles apparurent, vertes et bienheureuses, à travers les voiles de feuillage qui tremblaient.


Nous causions aujourd’hui de l’Anna Karénine, de Tolstoï, dont je venais de lire quelques passages à l’impératrice.

Elle me dit:

—Le bonheur que les hommes cherchent dans la vérité et demandent à la vérité, est soumis à des lois tragiques. Nous vivons au bord d’un abîme de misère et de douleur, que le mensonge de la morale sociale a creusé. C’est l’abîme entre notre état d’aujourd’hui et cet autre, dans lequel nous devrions nous trouver. Un abîme reste toujours un abîme. Dès que nous voulons le franchir, nous nous y précipitons et nous y fracassons. Quand ce gouffre sera une fois rempli de souffrance humaine et de cadavres de bonheur, alors on le traversera sans danger.


De l’île de la mort, nous sommes revenus à la rive du havre hylléen. Une eau dormante qui suinte du sol rend ici toute la côte impraticable. Le soir argentait les marais qui luisaient à travers des joncs noirs, comme derrière de funèbres voiles. Un de ces petits lacs blêmes était couvert de nymphées. Nous dûmes contourner sa rive pour prendre pied sur un sol ferme. Et alors nous vîmes les nénuphars, qui, l’un après l’autre, fermaient leurs calices et plongeaient. Un parfum d’une âpre et grisante douceur planait, comme une lourde nuée somnolente, sur ces fleurs qui s’évanouissaient. Au fond du lac, des têtes de roseaux se discernaient,—floraisons rouge sombre.

—Il faut nous en aller, dit l’impératrice; cette fragrance, ici, donne mal à la tête.

—Les nymphées exhalent leur âme, Majesté, avant de s’abîmer dans l’empire de Perséphoné.

—D’habitude ce sont les âmes qui descendent aux enfers et les corps qui restent en arrière, dit l’impératrice. Ici c’est le contraire. Ce sont plutôt, je crois, leurs sentiments que les nymphées dispersent à tous les vents. Personne ne leur en sait gré; elles ne savent pas encore que l’on doit enfermer en soi ses plus intimes mouvements.


Aujourd’hui nous sommes restés longtemps près de la fontaine à l’eau jaillissante: un petit canal en conduit l’eau sans bruit vers le cœur d’un vieux cyprès. Quant à la fontaine, elle chantait et chantait sans trêve, toujours la même plainte inconsciente, telle une joueuse de luth ravie, tombée, à ce qu’il me parut, dans le délire de sa propre tristesse. Est-ce que la fontaine, en son voisinage, ne chantait plus comme auparavant, ou bien cette mélodie directement d’ELLE jaillissait? Toutes les choses autour d’elle reconnaissent la suprématie de sa personnalité. Ce qui à elle les relie, ce sont les rapports entre ces mystères mêmes qui leur sont à toutes familiers et qu’elles partagent avec elle.


Aji Deka.

Aujourd’hui, quand nous avions gravi la cime bleue qui de tous côtés si mollement retombe, comme les plis d’une robe de soie qui traîne, l’après-midi était déjà avancée. Ici des granits solitaires au soleil gisaient, balayés par le vent. Des chênes rouvres, noirs et nains, et d’autres buissons rabougris se serraient dans les fentes des rochers, comme pour s’y accrocher solidement, car des vents furieux soufflent sur ce sommet, sans cesse.

—Comme dans une île, dit l’impératrice, bien qu’on soit sur terre ferme. Cette cime n’a certes besoin de rien d’autre que d’elle-même—ni de montagnes, ni de vallées, ni d’hommes; et pourtant elle se rattache à tout cela... Mais on peut toujours y arriver, si l’on veut...

—Que veut dire Votre Majesté?

—Arriver à faire de soi une île.

—Il n’y a que le vent, fis-je, à qui la cime ne puisse interdire de venir jusqu’à elle.

—Oh! le vent, je ne voudrais pas m’en priver, si j’étais la cime, ni des nuages non plus. Il faudrait que tout l’or du soleil fût mien, et les secrets des nuages et de la pluie tiède. Et puis cette lutte, cette superbe lutte! Regardez-moi ces pauvres plantes, dit-elle, en me montrant les buissons qui, angoissés sous le vent, frissonnaient; voyez comme ils se cramponnent et se cachent dans les trous du rocher; pourquoi aussi ont-ils voulu grimper si haut? Ils ne sont pas faits pour l’air de la montagne. Seule la roche reste ferme et étale sa poitrine...

Tandis qu’elle parlait ainsi, un verset de Salomon me vint à la mémoire, que j’avais entendu chanter un jour, merveilleusement, dans un monastère grec:

Eveille-toi, vent du nord,
Et viens, ô vent du sud,
Souffler sur mon jardin.

Alors elle m’apparut telle une magicienne dans le jardin mystérieux de son âme, appelant, par les harmonies de ses pensées, sur les nuages argentés de ses rêves, l’ouragan de ses désirs.

—Sur ces hauteurs, dit l’impératrice, je m’imagine, dans les clairs de lune, les nymphes montant des bas-fonds, pour leurs danses aériennes, et les nuages comme spectateurs, couchés en cercle, autour du dôme de la montagne, et puis le vent qui souffle et qui les disperse tous, et la lune qui rit de toute sa face.

Un instant après, elle dit en souriant:

—Il y a quelque temps, un ermite habitait ici. Les gens de Corfou prétendaient que c’était un fou et qu’il causait avec les abeilles et les nuages et qu’il n’avait commerce qu’avec des sorcières. Peut-être tenait-il lui-même les gens de Corfou pour des insensés... Mais le vent l’a tué, lui aussi—tout de même.


Sous le péristyle.

Une tiède nuit pleine d’étoiles et d’éblouissements. Au-dessus du cône de l’Aja Kyriaki et de sa noire couronne de cyprès, se tenait la grande ourse, et, de ses grosses étoiles, une lumière glacée ruisselait que l’on sentait distiller jusque dans l’âme. Plus loin, les calmes et virginales pléiades tremblaient. A chevelure de Bérénice aussi était visible flottant en un souffle de superterrestre splendeur. Toutes les constellations apparaissaient à la surface du ciel avec une clarté et une intensité qui étaient presque effrayantes, parce qu’elles apportaient la sensation d’une vie lointaine et cachée, pleine d’accablantes passions. La grande voie lactée serpentait tranquillement entre tous ces astres brillants, et ensuite s’infléchissait vers les lointains d’autres cieux: dans ses ondes léthéennes, d’innombrables minuscules étoiles nageaient à la rencontre de plus éternels mystères... Là! soudain, une étoile s’alluma pour une seconde, d’un éclat blanc et cru, démesurément, de sorte que les autres autour d’elle pâlirent. Et il y avait des boules rouges, comme enflammées, que leur propre feu dévorait. Et des étoiles vertes et bleues voguaient bienheureuses sur les célestes flots noirs sans jamais regarder en arrière. Je dis cela à l’impératrice, et elle répondit:

—Et de toutes ces étoiles, il y en a des milliers et des milliers...

Et encore il y avait des étoiles qui ne voulaient pas fermer les yeux, bien que leurs paupières tombassent de sommeil, parce qu’elles attendaient la lune; et d’autres que les larmes empêchaient de distinguer leur chemin, et qui, irrésolues, regardaient de tous côtés.

Et l’impératrice dit encore:

—Et de toutes ces étoiles, il y en a des milliers et des milliers...

Et il y en avait encore beaucoup, de grosses étoiles superbes, qui portaient une couronne de rayons autour de la tête, et que les autres n’osaient admirer que de loin; une de ces belles, de couleur vert clair, était suivie de près d’une autre, toute petite, bleu foncé, infatigablement, pas à pas, sans que celle-là se retournât. Et il y en avait qui étaient si abandonnées au milieu d’une grosse tache sombre du ciel, et elles étaient de toutes les plus tristes. Et l’impératrice dit:

—De ces étoiles aussi, il doit y en avoir des milliers et des milliers.

Et l’on entendait la mer qui bruissait tout bas, de même que l’haleine d’une dormeuse. Les cyprès de la terrasse se détachaient du ciel, comme des larmes noires tombant sans trêve; et ils exhalaient un âpre et balsamique parfum. De la montagne aussi, violentes, les essences des fleurs sauvages arrivaient, évoquant les teintes exquises de leurs corolles... La lumière bleue des lampes antiques à tritons ruisselait le long des fûts des colonnes, s’enroulait autour des doigts d’une muse qui levait la main, se posait sur un pli de voile d’une autre qui, invisible, se tenait dans l’ombre, et baisait Apollon au front; d’ailleurs, il s’en répandait plus de ténèbres que de clarté. L’impératrice allait et venait sous le péristyle, et elle était l’incarnation de cette beauté presque transcendantale qui, ici, apparaissait à la surface de la vie. Ce soir, je lus encore quelques pages de Peer Gynt: la mort d’Asa.

Quand j’arrête les regards de mon âme sur ce qu’en de telles heures je vécus, je me sens comme ébloui.


Un coup d’œil LUI suffit pour savoir quelque chose. On peut ensuite lui dire tout ce que l’on veut, rien ne change son premier jugement. Nous parlions d’une personne dont elle mettait en doute le dévouement, et que je voulais défendre. Elle dit:

—On ne peut m’influencer ni en bien ni en mal, car j’abandonne tout à mes voix intérieures et à ma destinée.

Plus tard, elle ajouta:

—N’avez-vous pas remarqué que j’en sais plus sur vous que vous-même? Au premier regard, je sais ce que valent les hommes. On pourrait venir me dire de quelqu’un qu’il est un Dante et m’exhiber sa Divine Comédie, je ne le croirais pas, si je ne m’étais pas rendu compte qu’il pût être tel. Mais il y a aussi des hommes qui sont magnifiques et prodigieux comme des montagnes, et devant lesquels on passe sans les comprendre, comme devant les montagnes.


Comme nous traversions une prairie, aujourd’hui, l’impératrice dit:

—Avez-vous déjà réfléchi à tout ce qui est l’œuvre des herbes? Les fleurs rêvent dans leurs bras leur rêve éphémère; les nymphes et les elfes de Shakespeare dansent parmi elles; les pâtres étouffent les sanglots de leurs flûtes dans leur duvet; les ruisseaux pour elles chantent leurs chants, et les troupeaux qui paissent y répandent leur repos; les papillons les surprennent de l’ombre de leurs ailes, et les abeilles sur leurs brins se bercent jusqu’à s’en assoupir. Voilà l’œuvre et la vie des herbages.


Aujourd’hui, tout d’un coup, nous nous sommes trouvés au milieu d’un groupe d’amandiers, qui, esseulés, faisaient comme une île blanche:

—Un berceau, dit l’impératrice, où l’on pourrait renaître, si cela en valait la peine.


—Comme les nuages se précipitent avec rage après le soleil, s’est-ELLE écriée aujourd’hui, pendant le soleil couchant. On dirait des sorcières qui poursuivent une jeune fille aux cheveux d’or.

Puis elle ajouta:

—Les passions du ciel, que nous contemplons tous les jours, nous font oublier nos propres soucis.


Hier, comme nous avions gravi le sommet de l’Aja Kyriaki, l’impératrice dit:

—Voyez, maintenant nous sommes plus pauvres d’un désir, et certainement plus riches de dix autres. C’est comme chez les hommes: pour un mort, dix nouveau-nés. Chaque fois qu’un vœu meurt en nous, il meurt une parcelle de notre être intime, et nous naissons à de nouveaux vœux, comme l’humanité à de nouvelles souffrances. Mais nous ne cesserons jamais de désirer ni de souffrir.


Elle voudrait grimper sur chaque montagne qu’elle voit.

—Il y a si peu d’endroits sur la terre, me disait-elle aujourd’hui, qui ne soient pas foulés par les hommes, et qui aient conservé ainsi, pur de profanation, leur caractère primitif. Je compte parmi ceux-ci les sommets des montagnes—je ne veux pas précisément dire les Alpes suisses: il n’est pas du tout nécessaire de ne gravir guère qu’une montagne des Alpes. Les collines suffisent; elles sont toujours des îles de solitude; elles ont même plus à nous dire, parce que les rapports entre elles et nous sont moins troublés. Et l’on sent tout de suite la différence. Sur les cimes les plus élevées et les plus solitaires des montagnes, je puis respirer, plus librement respirer, là où d’autres se sentiraient perdus. Ce n’est donc pas pour suivre un traitement que je vais à la montagne. Vous, par contre, vous devez, peut-être de mauvais gré, supporter ce traitement. Et il y a chez moi quelque autre chose encore: le plaisir physique de grimper; je le tiens, sans doute, des chèvres dont j’aime tant à boire le lait. Je ne m’inquiète pas, comme les touristes, du nombre de mètres que je gravis; je veux seulement monter. Monter est plus attirant que tout faîte que l’on atteint. Pour moi, une cime n’est pas un but, mais un obstacle, comme dans la course à cheval.

Plus tard, elle ajouta:

—N’est-ce pas curieux? Quand je me trouve en Suisse, je n’ai aucun désir des montagnes, peut-être parce que tout le monde en éprouve. Alors, je préfère flâner dans les villes, à Genève surtout. Genève, c’est mon séjour de prédilection, parce que je m’y sens tout à fait perdue, au milieu des cosmopolites; cela donne l’illusion de la vraie condition des êtres.


Les merveilles du crépuscule commençaient à se déployer. Le ciel du couchant brasillait en un rouge infernal; les montagnes d’Albanie: une immensité de rêves vermeils; et le soir tombait comme un chant lointain et désolé sur l’abandon de la mer. Nous descendîmes sur la grève, pour participer à sa solitude. O l’éclat de perles en pure perte!—les longues pâleurs que personne ne voit!

—Voyez, me dit l’impératrice, en me désignant deux gros nuages blancs, qui s’étaient abattus là-haut sur le sommet d’une montagne et qui maintenant descendaient lentement vers la mer,—ces nuages sont comme nous; ils vont aussi à la mer, pour s’y reposer de leur existence. La mer est comme une mère, sur le sein de laquelle on oublie tout.

Pendant qu’elle parlait ainsi, les nuages s’abaissaient de plus en plus sur le miroir des eaux. Et le soir, cependant, les avait jonchés de roses.


O la pâle lune angoissée, qui s’attarde hésitante au-dessus de la crête des montagnes! Nous nous promenions par le péristyle, tandis que, devant chaque colonne, les Muses, le regard tourné vers le jardin, se dressaient, pâles et attentives, dans un demi-jour mourant, chacune d’elles exprimant par son geste cristallisé un côté particulier de l’universelle beauté. Nous parlions de choses qui n’avaient aucun rapport avec cela, mais nos paroles n’étaient, à ce que je crois, que des voiles dont nous affublions d’inestimables trésors.

Aujourd’hui j’ai lu à l’impératrice Peer Gynt, et d’abord le couplet de Solweig:

Maintenant tout est prêt pour la Pentecôte,
Cher garçon, toujours loin,—
Quand viendras-tu?
. . . . . .
Je veux attendre, attendre,
Si long que ce soit encore.

Alors elle dit:

—Pourquoi l’attendre? Peut-être, n’était-il pas celui qu’elle devait aimer et pour qui elle était née. On se trompe si souvent dans ses jeunes années, et l’on veut faire soi-même sa destinée! Il se peut bien que le véritable élu l’attendait, lui aussi?...

LES PELOTONS

(roulant aux pieds de Peer Gynt).

Nous sommes des pensées,
Tu devais nous penser...

PEER GYNT

(il les repousse du pied).

J’ai abandonné ma vie à une seule.

L’impératrice:

—On ne doit pas abandonner sa vie à personne, mais la vivre en tout et rouler avec tout.

FEUILLES SÈCHES

(que le vent emporte en tourbillon).

Nous sommes un mot,
Tu devrais le dire:
Desséchées sans trêve, nous dûmes dépérir,
Nous ne sommes devenues ni couronnes
Ni protectrices de fruits...

L’impératrice:

—Les feuilles sont quelque chose d’accessoire, des désirs morts oubliés et inaccomplis, tandis que les fruits sont le but direct de la création atteint. Homère a raison, quand il compare les hommes qui combattent autour des héros aux feuilles de la forêt. Ils ne sont là que pour végéter à côté des sublimes:

LES ÉPIS BRISÉS

Nous sommes les travaux,
Tu devrais les exercer.
C’en est fait de la force.
Tu n’as pas voulu aimer.

L’impératrice dit:

—Plus magnifique que tout fait est l’inarrivé. L’inarrivé est l’état permanent de la vérité dans le paradis de la durée éternelle, tandis que le fait en est le bannissement dans l’instabilité... Et, pour ce qui concerne l’amour,—il a une amère ennemie, et c’est l’Ironie.

GOUTTES DE ROSÉE

(tombant des branches).

Nous sommes les larmes,
Tu devais les pleurer.
Nous pouvions réunir
La haine et le désir...

—Cette fois encore, il a tort, dit l’impératrice; je le sais par expérience: on ne peut pleurer les vraies larmes, et celles que l’on pleure coulent toutes en vain.


Elle se tenait près de la fontaine, et prêtait l’oreille à l’eau, qui murmurait, sans trêve ni fin. Le vent de la mer bruissait à travers les frémissants cyprès, qui gémissaient mélodieusement comme des harpes éoliennes—nostalgies sans souvenir. Au haut du ciel, les douces Pléiades vibraient; et elles montaient, rapides, à travers le nocturne éther,—et le temps s’écroulait, dans l’abîme, à jamais. Soudain elle dit:

—Savez-vous pourquoi j’aime tant à voyager incognito? Parce que je voudrais être comme la Terre et la Mer. Les noms que leur donnent les hommes ne valent que pour les hommes mêmes; elles n’en gardent pas moins leur anonymat, et là où elles sont le plus libres et le plus solitaires, là les hommes n’atteignent pas avec leurs nomenclatures.


Je pense à une sentence de Ruskin: Les plus sublimes œuvres d’art représentent des hommes et des femmes au repos, des nuages et des montagnes dans l’apaisement, des hommes et des femmes noblement modelés, des montagnes et des nuages magnifiquement beaux.» Oh! quelle vérité dans ces mots! Ici, auprès d’ELLE, je saisis cette vérité tout entière. Tout est là devant moi, et est, est, est, parce que ce fut, parce que ce sera. Et, maintenant, je sais aussi ce qu’en elle je retrouve de ces montagnes, et de ces prés, et de ces arbres, et de ces nuages, ce qui fait d’elle une synthèse des physionomies particulières de ces êtres éternels: c’est le grand apaisement qui est en elle, et qui de ses lignes émane, comme en rayons sonores de suave harmonie.


Excursion à Lakonès.

Aujourd’hui, refait la splendide route de Paléocastrizza. Nous passâmes devant le couvent, puis gravîmes la côte escarpée qui derrière lui se dresse, et le domine. Là-haut, sur le versant de la roche que voilent des oliviers et des cyprès, nous aperçûmes le village de Lakonès, tel un collier de perles blanches. Derrière, des rochers montent encore, cachés sous des fleurs jaunes et lilas, mais les cimes sont nues et rondes et lisses comme de jeunes seins. Le village de Lakonès lui-même se compose de petites huttes misérables, badigeonnées à la chaux, qui pendent des rochers, en nids d’oiseaux, collés les uns aux autres. Sur les toits plats, des œillets et des géraniums mettent leur flamme fleurie, des femmes belles et mélancoliques sont accroupies devant les portes de leurs aériennes demeures; quelques porcs gras se chauffent au soleil, dans les ruelles, et des chiens se précipitent vers nous et aboient avec rage.

—«Ils ne font pas de mal! arrière! ici! Feu! Amour! honte sur vous!»—et les chiens sont chassés dans les maisons par des femmes aux yeux languides et qui sourient avec bienveillance, femmes aux vêtements blancs, aux blancs mouchoirs de tête, aux cheveux artistement tressés en couronnes. Toutes tiennent une quenouille à la main, comme les suivantes de la reine Arété. Puis les hommes sortent à leur tour de leurs pressoirs à huile, et ôtent leurs chapeaux de paille ronds, reconnaissant l’impératrice; et tous, et toutes ils la poursuivent de brillants regards d’admiration et de leurs bénédictions:

—«Ora kali vasilissa! Aï sto kalo! (Bonjour à toi, ô Reine! Va au bonheur!)»

Et l’impératrice, courbant, avec une grâce de cygne, la tête, pour un salut, glisse devant eux et disparaît dans la claire obscurité de SES forêts.


Chaque fois que nous atteignons le but d’une de nos promenades,—et c’est généralement la crête des montagnes d’où l’on a vue sur les deux mers à la fois,—alors, c’est vraiment comme si elle faisait une entrée triomphale dans son royaume, comme si elle devenait, pour la première fois, impératrice sur soi-même; alors c’est comme si elle portait, elle, chagrinée et funèbre en son deuil, des vêtements radieux. Elle devient la jeunesse et la vie même. Comme Mélusine dans sa silencieuse piscine sylvestre, loin des regards des profanes, elle manifeste sa forme véritable et vit sa propre vie...


Rencontré aujourd’hui, sur le chemin qui va du château à la baie de Benizze, un ingénieur italien, qui était chargé de quelques réparations à l’Achilleion et que l’impératrice connaissait déjà avant. Elle m’ordonna de l’aborder et de lui dire en italien qu’il avait bonne mine, qu’il avait engraissé, et que l’air du pays semblait lui faire du bien. Je demandai:

—Votre Majesté ne parle-t-Elle pas l’italien? Votre Majesté est pourtant la Reine de Venise.

—Ah! oui, par exemple, il y a longtemps de cela, répondit-elle, en riant amusée, avec un geste dans le vague. L’empereur s’exprime encore très bien en italien: c’est tout ce qui nous est resté de notre royaume,—plus qu’il ne nous en faut. Il a bien fallu que, moi aussi, j’apprisse la langue du si, mais je n’ai jamais pu me familiariser avec elle. D’ailleurs toute ma peine eût été en pure perte.


A la clarté de la lune mystique, nous avons, une fois encore, fait le pèlerinage du temple de Heine. Les oliviers au-dessus de nos têtes palpitaient, les étoiles s’effaçaient noyées dans des brumes de rêve. L’impératrice, pendant quelques instants, se tint muette devant le cher marbre lassé et nostalgique qui représente le poète,—et nous revînmes sans plus parler.


De la nuit tiède, déployée vaporeusement, tel un voile torpide, sur le feuillage des arbres et sur les buissons à nos pieds. Les Muses toutes scintillaient: sous la ruisselante clarté, on eût dit qu’elles bougeaient. Dans le lointain des jardins brillaient les nymphes blanches. La blanche lune, la lune enamourée se tenait, vibrante, au haut du ciel.

—Quel calme, Majesté! La lune ne peut en détourner ses yeux!

—Il ne faut pas parler, dit-elle, tout est si silencieux afin qu’Endymion ne s’éveille point.


Elle est la plus esseulée de toutes les esseulées. Il ne faut pas prendre cela uniquement au sens symbolique. De temps à autre, et par certains intervalles périodiques, c’est une nécessité, pour elle presque une fonction vitale, de s’isoler même extérieurement. Elle a le presque douloureux désir d’être seule, et de rêver face à face avec les forces secrètes de son âme. Alors elle s’en va en des oasis de solitude, où personne n’a d’accès. Dès cinq heures du matin, elle parcourt les jardins du château d’Achille; tout dort, elle seule veille et vague par les limpides tranquillités qui l’entourent... Hier, je me suis levé au petit jour, et me suis rendu—sans trop savoir pourquoi—par l’escalier des dieux, sur la terrasse d’Hermès. Un blanchâtre reflet à l’est surgissait, derrière les croupes noires des montagnes, dont les bases immergeaient dans les ténèbres de leurs propres ombres. De la mer (on la devinait, plus qu’on ne la voyait, en une immense pâleur noyée) montaient les humides fraîcheurs matinales. Au ciel, presque toutes les étoiles s’étaient éteintes; une seule, d’une terrifiante grandeur et magnificence, flambait au zénith: Sirius, semblable plutôt à un petit soleil tout blanc, qui s’enflait en clarté et puis s’affaissait sur soi-même. Au-dessous de l’astre, se dressait, dans la palpitante et glaciale pénombre, la silhouette d’un grand cyprès noir, dont le faîte, sous un souffle de brise que l’on ne sentait ni n’entendait, légèrement se balançait... Soudain ELLE m’apparut, glissant comme une ombre furtive entre les colonnes du blanc palais. Je fus extrêmement surpris de la trouver là à cette heure, et je voulus me retirer; mais elle s’approcha, rapide, pareille à un ange noir qui aurait à défendre un paradis, et me dit:

—Je suis toujours ici avant le lever du soleil, pour voir comme tout s’éveille. Il ne faudra jamais plus venir ici à cette heure; c’est le seul moment où je sois tout à fait seule.

Je m’éloignai en silence; j’étais effaré et comme perdu dans un rêve: c’était comme si j’avais vécu le conte de Mélusine.


Aujourd’hui encore nous avons été sur l’Aja-Kyriaki.

—C’est ici seulement que je me plais tout à fait, dit l’impératrice. Ici je pourrais même renier mon principe et rester attachée pour toujours à cette motte de terre.—La mer, aujourd’hui, est comme un lac, dit-elle au bout d’un instant, et elle sourit. Je me sens si bien chez moi ici que je ne puis m’empêcher de penser au lac de Starnberg et à Possenhofen.

Je me dis: «Voilà qu’un souvenir d’enfance a fait sourire son âme.» Il était poignant de penser que celle qui habitait maintenant les sombres halles de la compréhension, là où la créature humaine, à vrai dire, est à sa fin, avait été, elle aussi, jadis, une enfant, et avait joué avec ses sœurs sur la chère rive verdoyante de ce lac qui exerçait sur elle et sur toute sa race une tragique fascination. «En vérité elle n’a jamais cessé d’être ce qu’elle était, pensai-je à part moi; de son lac elle a, de même que ses sœurs, reçu ce pressentiment de périr noyée. Puis, avec les années, de ce lac, pour elle, la mer s’est déployée.»


Nouvelle promenade sur la grève.

Elle dit:

—La mer est mon confesseur, auquel je dois recourir tous les jours. Elle me rend la jeunesse, parce qu’elle enlève de moi tout ce qui est étranger et me donne ses pensées—seule jeunesse immortelle. La mer elle-même ne peut mourir, et c’est pourquoi elle rajeunit tout autour d’elle. D’elle me vient toute sagesse. A Gödöllö aussi il y a un arbre qui est le meilleur ami que j’aie dans ce monde. Chaque fois que j’arrive là-bas, et avant de repartir, je vais le trouver, et nous nous regardons quelques minutes en silence: il est le confident de ma vie; il sait tout ce qui est en moi, et tout ce qui arrive dans l’intervalle de mes visites, tandis que nous sommes séparés; et il ne le dira à personne.


Voyez,—dit l’impératrice au bout d’un instant, avec un geste harmonieux vers l’horizon des petites îles bienheureuses qui nageaient sur des eaux dorées:—où une île creuse son sein en baie, là toutes les tristesses du monde s’abîment délicieusement.


Aujourd’hui, nous sommes restés longtemps à contempler la bruyante mer de tempête, magnifique et mystérieuse, et nous nous sommes tus tout le temps, assis sur la grève, tandis que la mer, seule, s’écriait; elle clamait, éperdue, pour nous, taciturnes. Et nous savions que notre silence, que notre repos exprimaient cette même chose qui faisait rugir la mer, si effroyablement.


Plus je reste auprès d’elle, plus se fait forte en moi la pensée que son existence vacille entre deux mondes. Quand nous errons, pendant des heures, sur la grève homérique, elle glissant, le long du clair rivage de la vie, telle une ombre ayant pris corps, et que les vagues éternelles nous assaillent de leurs clameurs, alors j’ai le sentiment qu’elle incarne quelque chose qui gît entre la mort et la vie, ou dans l’une et l’autre à la fois. Elle-même, dans la solennelle allocution que la mer tient aux sables, ne distingue jamais qu’une seule chose: c’est-à-dire que des forces et des puissances plus impérissables que celles que nous connaissons sur cette île de la vie nous revendiquent pour elles.

—La mer veut me posséder toujours; elle sait que je lui appartiens, me dit-elle presque chaque fois que nous allons à la mer.

Aussi, je ne puis m’imaginer non plus, qu’elle puisse sortir de la vie de la façon commune, puisqu’elle ne relève pas de la vie réelle et vulgaire. L’atmosphère où elle vit est autre que celle où nous respirons. De notre point de vue, sa vie est vraiment un non-vivre: l’on pourrait dire qu’elle se trouve, en tant même que créature vivante, dans un état qui exclut la vie. Ce mystère qui l’environne, qui fait d’elle une énigme pour les gens, est pour elle une source d’évidences; et elle s’y enveloppe, elle s’en revêt d’une gaîne ou d’une armure, pour préserver son essence psychique de toute volatilisation et de tout préjudice par les rapports extérieurs avec les hommes.


Nous passâmes devant une pente de roche granitique aux couleurs de scorie très éclatantes, qui se dressait, telle une ogresse pétrifiée, au-dessus de la plaine boisée. En quelles courbes de délicieuse mollesse la beauté infléchissait cette pierre rigide et ardente! Longuement épandues, les boucles dorées d’un genêt, jaune fulgurant, couvraient la tête du roc, tandis que de larges veines bleues couraient, enchevêtrées, sur son front rouge de sanguine. L’impératrice dit:

—Voyez les pensées du rocher; même en leur raideur, elles lui prêtent de la beauté; car elles sont le rocher lui-même, et non pas quelque chose d’étranger à lui.


Dans le calme frais du soir, nous traversâmes la forêt, puis nous gravîmes une pente rocheuse, que tapissaient des buissons de lentisques et de thym en fleurs. Les âpres parfums de la solitude planaient lentement sur ce coteau, dont aucun bruit ne troublait la désolation. Des lézards glissaient sur les petits sentiers qui s’ouvraient entre les broussailles, et des oiseaux, aussi, sautillaient dans ces dédales de tristesse ou voletaient d’une branchette à l’autre, d’une pierre à l’autre, sans gazouiller. Quelque chose d’accablant se posait sur la poitrine, et l’impératrice dit:

—Quelque âme souffre en cet instant.


—Nos sentiments intimes, dit dernièrement l’impératrice, sont plus précieux que tous les titres et toutes les dignités, guenilles bariolées dont on s’affuble et par lesquelles on croit cacher des nudités. Notre nature, nullement, n’en est changée. Ce qui a de la valeur en nous, nous l’apportons dans la vie de nos antérieures existences spirituelles. Mais les gens ne veulent pas comprendre, sans quoi chacun se lèverait et s’encourrait, sans se préoccuper de qui que ce soit, sans regarder même derrière soi.

C’est curieux, fit-elle après un temps: où les hommes parviennent, tout, fatalement, est dévasté. Les hommes font toujours du tort aux choses; là seulement où les choses existent pour soi, elles conservent leur éternelle beauté. C’est pourquoi je ne fais pas montrer aux gens mon château. Au bout de quelques mois, il n’en resterait pas une pierre debout; ils écrivent partout leur nom, comme pour imprimer sur les pierres mêmes le sceau de leur néant, pour les entraîner dans leur propre ruine. Voyez, il n’y a de ruines que là où il y eut des villes; dans les villes, les arbres aussi s’étiolent. Mais les cimes des montagnes sont comme Dieu les a créées.


Nous parlâmes aujourd’hui des systèmes philosophiques modernes, surtout de Nietzsche, dont ELLE n’avait rien lu, ni même jamais entendu parler. Elle dit:

—Nous sommes une dérisoire parcelle de ce monde, pourquoi voulons-nous tout savoir et nous creusons-nous la tête? Croyez-vous que les oliviers se demandent pourquoi les coquelicots sont rouges ou pourquoi les nuages resplendissent le soir? Ces rochers ne se font aucune idée non plus de la météorologie. Toutes ces choses vivent à une profondeur où il n’y a plus de secrets,—parce qu’elles vivent les unes avec les autres et les unes dans les autres; nous seuls, nous sommes placés en dehors du monde; nous avons rompu tous les ponts et tous les liens. Le vrai superhomme serait celui qui oublierait qu’il est un homme. Notre esprit et notre raison devraient nous rendre ce sens du monde que les autres êtres, en leur inconscience, possèdent.


Elle est l’esseulée de toutes les esseulées; car elle s’appartient tout entière.

—Les gens ne savent pas comment s’y prendre avec moi, disait-elle hier, parce que je ne me conforme à aucune de leurs traditions ni de leurs idées depuis longtemps consacrées. Ils ne veulent pas que l’on bouleverse leurs tiroirs. Ainsi je m’appartiens tout entière. Dans mes promenades, je suis peu exposée au péril de rencontrer des hommes civilisés; car ils ne me suivent pas dans les déserts; ils ont bien mieux à faire! Alors, ce sont mes longues solitudes qui me font reconnaître que l’on sent surtout la lourdeur de son existence quand on est en contact avec les hommes. La mer et les arbres enlèvent de nous tout ce qui est terrestre. Nous devenons nous-mêmes un des êtres sans nombre. Par contre, tout commerce avec la société humaine nous fait dévier dans cette ascension, aiguise la sensation de notre individualité, ce qui fait toujours, et par-dessus tout, souffrir. Mais il y a des hommes qui me sont aussi agréables que les arbres ou la mer, parce qu’ils sont comme les arbres et comme la mer. Ce sont les pêcheurs, les paysans et les fous de village, gens qui se meuvent peu parmi la foule des hommes et commercent beaucoup avec les choses pérennelles. Ils me donnent plus que je ne pourrais, certes, jamais leur donner comme impératrice. C’est pourquoi je les quitte toujours avec une grande gratitude: ils me délivrent de quelque chose d’étranger et d’angoissant, qui s’accroche à moi et m’oppresse.


Benizze, dimanche 27 mars.

Aujourd’hui, de bonne heure, nous avons traversé le village. Cela sentait les jeunes herbes et les violettes—d’innombrables violettes. La mer reposait sereine en une très indicible joie de dimanche, lumineuse et extatique. La vieille petite église, au gris clocher vénitien, était ouverte, et remplie de dévots accourus à la grand’-messe, qui débordaient jusque dans la rue. Les femmes toutes endimanchées, aux mouchoirs de tête blancs comme la neige, avec des rubans neufs, rouge de feu, entrelacés dans les couronnes de cheveux, et, aux oreilles, de longs pendants en or; les hommes avec des chemises fraîchement lavées, des culottes bleues, et d’homériques cnémides de laine blanche.

De la porte de l’église, béante et ténébreuse, une bleuâtre fumée d’encens s’épanchait en lourdes vagues de parfum sombre que le souffle du printemps portait lentement vers la campagne et, par-dessus la mer, au large: double haleine, enivrante, de deux mondes différents dont la réunion symbolisait la vie profonde.

Et puis, clairement, jusqu’à nous, retentirent les chants de la liturgie grecque, se traînant en une paresse désolée, l’on eût dit des ombres, sur ce clair paysage. Ces sons, spontanément, surgissaient de l’obscurité, gravissaient à pas lents et lassés une hauteur, s’attardaient quelques secondes sur le faîte, irrésolus ou appelant à l’aide, puis s’affaissaient, étouffés en larmes intérieures. Ou bien ils arrivaient en une vague unique, qui ensevelissait tout, en germe. Soudain une voix, cri aigu de détresse, hors de cet antre de ténèbres et de lassitude, jaillit, s’envola vers le ciel, avec la véhémence d’une lumineuse fusée, erra telle une étoile filante dans les verts espaces du ciel, y resta suspendue et s’éteignit. Et puis le chant se répéta avec une monotonie qui était aussi accablante que l’incessant et unissonnant ondoiement des vagues. C’était comme des pleurs qui ne pourraient pas être pleurés, parce qu’une puissance, du dehors, les refoulerait, comme si le printemps, de ses blanches mains odorantes, eût fermé la sombre bouche chantante de cette église. Mais quand ces mains de la vie et de la jeunesse sans force retombaient, alors, les sons comprimés, de nouveau, en gerbes enflammées jaillissaient, et (jet d’eau qui s’épanouit dans les airs adorateurs) ils s’ouvraient en clairs calices, et s’effeuillaient sous un vent d’extases désespérées, et dégouttaient sur le sol, sonore pluie de larmes en pierreries.

Quand nous approchâmes de l’église, un vieil homme en sortit, devant qui tous les assistants s’écartèrent, comme pour lui faire place: il tenait de ses deux tremblantes mains un petit cierge de cire jaune, allumé, et regardait fixement devant soi, souriant, comme transfiguré. La petite flamme faisait, au soleil, l’effet d’une tache sombre, mais la face du vieillard, sa tête blanche étaient comme auréolée d’un rayonnement, qui apparemment ne venait pas du cierge. Tous les gens regardaient vers lui, et plusieurs femmes et enfants s’inclinèrent pour lui baiser les mains au passage. Cela frappa l’impératrice. Elle me dit de demander quel était cet homme. Je m’adressai à une grosse paysanne, avec de lourds anneaux d’or aux oreilles, qui se tenait là, les mains sur le ventre, et parlait à voix basse avec une voisine.

—C’est le vieux Spyros Aulonitis, me répondit-elle, c’est sa façon à lui, mais il est un saint homme. Il a vu le Seigneur, lui, face à face. Dix jours durant, il fut mort, et il était encore dans sa bière, quand sa belle-fille entra dans les douleurs; et elle mit au monde un enfant bien portant, lourd et gras comme un petit agneau. Et tout à coup le mort a ouvert les yeux, et il a sauté en bas du cercueil et, aussitôt, l’enfant est mort. Maintenant, il ne parle jamais à personne, ajouta la bavarde paysanne, mais il va et vient tranquillement, et il rit, sans cesse, comme s’il vous voyait le ciel; et il garde toujours près de lui, nuit et jour, ce petit cierge allumé. Ce n’est qu’à sa belle-fille qu’il parle quelquefois; quand elle se tourmente trop, il lui dit: «Laisse donc, laisse donc, tout cela n’y est pour rien, autant en emporte le vent.» Parce que, vous savez, il lui est aussi attaché que si elle était sa mère. Voyez, la voilà, sa belle-fille.

Et elle me montra une jeune femme très pâle, avec des cheveux tressés en couronne, qui enveloppaient son front comme une ombre de maléfice.

—Voilà la belle-fille du vieux Spyros.

L’impératrice, cependant, s’était approchée et avait prêté l’oreille. Les gens la reconnurent et s’assemblèrent autour d’elle. L’impératrice avait sans doute l’intention d’adresser la parole à la femme pâle, mais la présence de tant de personnes l’effraya et l’en détourna. Cependant l’église se vidait. Un gamin nu-pieds traversa lestement la foule, et se pendit de tout son poids à la corde de la cloche. Et la voix de la cloche jaillit et coula comme de l’argent fluide, glissa par bonds à travers les rayons de paisible lumière, comme ces cailloux blancs que les enfants jettent sur le miroir des eaux, s’enfla et se fondit en un bruit d’air qu’on aspire, ondoya en un flux et un reflux, vacilla dans l’éther, et remplit tout d’un flot déchaîné en allégresse liquide et cristalline. Oh! ces frénétiques épousailles de la lumière, des sons cet des haleines des fleurs—harmonies intérieures qui, pour nos sens, sont presque perdues, mais qui, peut-être, font frissonner les cyprès jusque dans leurs racines!...


Aujourd’hui encore, passé devant le temple de Heine. Toujours son aspect est émouvant: en l’éternité de l’ambiant, c’est le monument de la fragilité, qui, elle aussi, est éternelle. Je demandai à l’impératrice quel poème de Heine elle préférait. Elle dit:

—Tous je les adore; car tous ne sont qu’un seul poème: un et le même. L’incrédulité de Heine quant à sa propre sentimentalité et à son propre enthousiasme est ma croyance aussi. Les journalistes me font un grand mérite d’être son admiratrice; ils sont fiers que j’aime leur Heine, mais j’aime en lui son infini mépris de sa propre humanité et la tristesse dont les choses de cette Terre l’emplissaient.


Aujourd’hui, ELLE n’était pas elle-même.

Elle ne cessait de rougir et de pâlir, sans cause extérieure apparente, et se donnait une peine visible pour parler de choses banales. Durant la leçon, elle avait lu et relu, maintes fois, une lettre, et paraissait tout à fait absente.

Je n’ai pas besoin de la regarder, pour savoir que les harmonies qui tissent les fibres de son être ont souffert quelque perturbation; toujours, et immédiatement, je ressens les frémissements qui courent sur l’onde stagnante, troublée, de son âme, comme si les derniers cercles vibrants qui s’en écartent venaient expirer dans mon propre cœur. Que le plus léger souffle de ce que les gens nomment la vie atteigne les flots d’intarissable chagrin qui croupissent en elle et sous lesquels son âme est engourdie, et une onde de sang rouge lui monte du cœur aux tempes, jusqu’aux racines de ses cheveux, et voile son visage de la poupre de son intime royauté, comme pour la protéger de toute insulte du dehors. Et toujours il y a des choses qui doivent pénétrer ces flots de tristesse pour aller éveiller son âme. Et chaque fois, son âme réveillée monte à la surface, baignée en des vagues douloureuses. Combien de fois ai-je vu, sous les traits à jamais fermés de l’archaïque beauté terrestre que lui accorda Artémis, la déesse de la nuit silencieuse, transparaître cette effigie intérieure, semblable à la pétrifiante apparition d’une tête de Gorgone. Toutes ces indicibles visions se condensent en moi en mélodies sans fin, qui ne se reprennent à résonner de leurs profondeurs que lorsque se sont écartées les ombres sinistres et les discordants bruits de la vie.


Aujourd’hui il s’est passé quelque chose d’intéressant.

Par les doux coteaux adolescents qui, de l’Achilléion, s’égrènent jusqu’à la baie de Kanoni, nous descendîmes sur la grève. L’impératrice souhaita que le passeur qui se charge habituellement de la traversée à l’île de la souris, «l’île de la Mort» de Böcklin, et qui, justement, revenait au rivage, nous transportât sur sa barque à Kanoni. Je lui demandai ce qu’il voulait pour cela (une habitude à moi qui a toute l’approbation de l’impératrice). Il exigea deux tallira (pièces de cent sous); il avait reconnu l’impératrice que tout enfant de Corfou montre du doigt: «La Reine! La Reine!»

Je lui dis que c’était trop, que nous lui donnerions une pièce seulement. Mais il fut inébranlable et finit par me couvrir d’injures: «Tu es un chiche! un malveillant! La Reine donne leur pain aux pauvres gens, mais toi, tu veux garder son argent dans ta poche!» L’impératrice se mit à rire et dit:

—Laissez, nous irons à pied par la côte.

En route nous rencontrâmes un enfant de pêcheurs qui s’offrit à nous mener par un sentier sec. Quand nous fûmes arrivés, l’impératrice m’ordonna de gratifier le petit garçon d’une pièce d’or.

—S’il s’était agi de surmonter un plus grand obstacle, j’aurai donné dix fois plus, dit-elle avec le sourire satisfait d’un intérieur triomphe.


On dit que les souverains ne connaissent pas la valeur de l’argent; je crois qu’ELLE a donné à l’argent le seul cours qu’il doive avoir: il dépend de l’intensité de son désir.

—On devrait payer toutes choses d’après la valeur qu’elles ont pour nous. Il n’y a rien d’absolu dans notre ambiant. Pour un livre que je désirerais ou pour une fleur, haut perchée sur une haie, je dépenserais plus que pour un palais.


Sur la terrasse d’Hermès.

Ce soir, c’étaient des pensées d’or et de pourpre qui s’agitaient derrière le marbre de son front, et ELLE ne les dévoila point. Mais de sa chevelure ombreuse, un rayonnement émanait, et je transportai cette chevelure au ciel de mon âme, de même que celle de la reine Bérénice, que de doux astres palpitants tiennent visiblement attachée au ciel étoilé.

—Le parfum des prairies monte jusqu’ici, me dit l’impératrice, sur la terrasse d’Hermès: nous ne pouvons plus lire... Cette haleine des fleurs se pose, d’un poids étrangement lourd, sur l’esprit; et elle le remplace complètement. Dès lors nous ne pouvons plus penser, peut-être parce que nous nous rapprochons de la nature. Aussi il faut se taire comme les fleurs. Car une grande part de la beauté et de la substance de ces choses éternelles est de se taire.

Elle dit, et la musique de sa voix chanta les chansons mystérieuses de l’âme.


Les paysans remuaient, autour des oliviers, la terre, qui, sous leur pioche, s’émiettait en grosses boules... Quelques chèvres blanches tiraient sur les jeunes pousses d’un cognassier, dont les rameaux pendaient très bas hors d’une haie... Plus loin, au milieu de la route, deux chiens, couchés dans la poussière, dormaient au soleil, et nous observaient d’un œil clignotant. Une vieille femme, la robe retroussée et un petit couteau dans sa main, se courbait sur un talus, cherchant des chicorées ou des simples... Des essaims de mouches et de moustiques, emportés dans une ivresse soudaine et effrénée, dansaient au-dessus de la route blanche, jusqu’au loin... Puis venait un mur, derrière lequel un noir cyprès se dressait comme un cierge funèbre; et il était enlacé par un vieux lierre, qui fleurissait en minuscules étoiles jaunâtres, parmi lesquelles des baies noires, en grappes, pendaient; derrière le mur, se faisait entendre le grincement et le cliquetis de ferraille d’une noria, que tournait un vieux cheval aux yeux bandés... Un ruisseau coulait sans bruit devant nous, vers les champs; à chaque tournant, il s’arrêtait comme pour regarder en arrière, tandis que les petites fleurs de la rive, lui faisaient signe de la tête; de bleues libellules tournoyaient, silencieuses et passionnées, par dessus le limpide miroir, et des cousins à longues pattes glissaient, en patinant, au fil de l’eau... Une chapelle abandonnée se trouvait là, blanchie à la chaux, avec, dans une niche, au-dessus de la porte, une icône de saint aux vêtements bleus et rouges et à l’auréole d’or; une paroi de la chapelle était dans le soleil, l’autre dans l’ombre; ici, sur une pierre assis, un vieillard dormait; au-dessus de sa tête, un lézard descendait le long du mur, le cou tendu, épiant autour de lui...

—Que toutes ces choses simples sont exquises de tristesse et de mystère, dis-je à l’impératrice.

—Toutes, sans en avoir conscience, mais sûrement, marchent vers un but, répondit-elle. Nous nous flattons de reconnaître, à nous seuls, par la raison, notre but, tandis que jamais nous ne pourrons l’atteindre autrement qu’en commun avec les autres êtres—tous ensemble. Nous devrions, d’abord, être tels que ces lézards ou ces immémoriaux cyprès sans sommeil; alors, seulement, nous arriverions à connaître les mystères qui sont dans le monde. Notre but est en même temps le chemin vers le but, tandis que nous cherchons ce but au delà, et plus loin, et que nous le dépassons sans y prendre garde. Voyez, on me tient pour égoïste, et je n’ai vraiment pas le temps de penser à moi.


Oliviers, oliviers! arbres sacrés à la Beauté et à la Lumière, qui prêtez l’oreille au souffle de la mer! Est-il possible que les dryades en vous plus ne tressaillent? Autour de nous vous respirez comme des êtres vivants ensorcelés! S’il n’en était ainsi, ondoieraient-elles à la brise si soyeuses, exhaleraient-elles un tel arome, vos feuilles brillantes, douces boucles échevelées, et le soleil répandrait-il sur vous tout son or, à profusion?...

La mer était lisse et lumineuse comme un miroir. L’impératrice se tenait sur un bloc de rocher qui s’avançait dans la mer. Sa forme, à elle, et aussi le grand olivier superbe qui, du talus de la rive, se penchait de tout son corps vers les vagues diaphanes, se reflétaient dans les eaux.

—Voyez, dit l’impératrice, comme les feuilles vivent dans les vagues et les vagues dans les feuilles! Comme en le ravissement d’une union, comme si elles avaient secoué la matière qui leur impose la torture de la séparation, et avaient trouvé leur véritable état en la fusion des essences de leur moi! Ainsi l’on pourrait attendre tranquillement la souffrance et la mort, car ce serait une fluide pénétration d’éléments sympathiques—sans aucune lutte.

—J’aperçois aussi l’image de Votre Majesté.

—Vous savez, répondit-elle gaiement, tous les miroirs sont patients. Cependant, ajouta-t-elle en redevenant triste, ce qui est donné aux arbres m’est refusé, me fut ravi.

—Avez-vous jamais vu un mort? demanda l’impératrice au bout d’un instant. Sur tous les visages des morts vous trouverez le chagrin avec le mépris: c’est le mépris de la victoire sur la vie, sur cette vie qui a fait si mal.

Je me penchai du haut de l’écueil. Une ivresse me prit, émanée, peut-être, des pénétrantes exhalaisons de la mer et du souffle odorant des oliviers. Soudain des murmures et des rires sans nombre s’élevèrent dans le feuillage. Les vagues s’assombrirent, et du miroir de leurs yeux s’effacèrent les claires et vivantes visions. Et puis, il y eut un doux gonflement de seins, et une longue bande de blanche écume, floraison éperdue, vint battre les galets de la grève. Cependant l’impératrice se tenait, toujours, debout sur l’écueil et contemplait les vagues troubles qui avaient perdu tout leur tendre éclat. Quant à moi, ce m’était comme si, saisi de la même passion que les vagues, je devais serrer sur ma poitrine le tronc de l’olivier incliné au-dessus de moi, le serrer jusqu’à ce que je sentisse, sous l’écorce noire et dure, la vie cachée s’essorer. Ah! toujours je porterai en moi le désolé regret de ces heures exaltées que je consume irréparablement.

Puis nous rentrâmes dans le bois des oliviers divinisés où les dryades assoupies, sous leurs argentines chevelures, nous baignèrent de leur haleine. Des femmes en longue file, aux vêtements blancs et aux blancs voiles flottants, portant sur la tête des corbeilles et des amphores, avançaient lentement entre les troncs sombres des arbres vers le lointain embrumé d’or: mystères éleusiniens sur des routes sacrées!


Un troupeau de blancs moutons paissait sur une lande bleue. Paisible, la lande reposait; paisiblement, les moutons paissaient, enfouis dans la lande, comme en une contemplation et une pénétration mutuelles.

—Si nous étions des moutons, vivre en troupeau serait la vérité, dit l’impératrice, reprenant une ancienne conversation de Schœnbrunn. Mais nous sommes malheureusement fort éloignés de ce bienheureux état. C’est pourquoi nos lois de troupeau ne sont qu’utopies. Les moutons vivent selon leur nature dans les pâturages. Quand on les pousse sur la grand’route poussièreuse, ils éprouvent épouvante et désespoir, comme à la vue d’un abîme. Mais nous, nous cheminons perpétuellement sur cette route-là, hostile à notre nature; pis encore, nous nous trouvons dans une cage de douleur et de misère que nos propres exigences et celles des autres envers nous, en tant que créatures humaines, nous ont forgée. Nous devons, d’abord, être libres et solitaires pour devenir ce que les moutons sont déjà, dès longtemps et pour toujours.


Aujourd’hui j’ai vu, de nouveau, SA forme se refléter dans la mer immobile. Comme cette image m’a paru compréhensible dans cet élément d’éternité! La fluidité de ses lignes sur les flots, ses ténèbres absorbées par l’onde claire dont la lumière tarit elle-même en sa propre profondeur! Et ainsi se ranima en moi une idée que j’avais eue récemment, lorsqu’elle se tenait près de la fontaine et prêtait l’oreille au murmure de l’eau, et que ce murmure de l’eau devenait plus haut et plus plaintif que jamais, de sorte que j’attribuai cela à son voisinage. Je pensai alors à part moi: «Elle est la reine des eaux vives.» Et maintenant je me dis: «Elle est encore plus; elle est la reine de la mer.»


De jeunes figuiers pullulaient sur un vieux mur. Des cyprès tristement regardaient sur la mer lointaine. (Ah, moins tristes sont les cyprès des tombeaux!) Les lumineuses petites îles autour de Corfou gisaient en scintillantes pierres précieuses dans la buée du soleil, sur le bleu infini de la mer; et si musicale était la sensation que leur vue évoquait, que l’on eût pu croire qu’elles chantaient dans le lointain. Comme si elle avait deviné mes pensées, l’impératrice dit:

—N’est-ce pas, elles nous leurrent, et nous leurrent encore, ces magiciennes, comme les Sirènes Ulysse!

Des voiles se voyaient sur la mer, quelques-unes pareilles à de blancs oiseaux qui, les ailes étendues, se seraient abattus sur les flots, et glisseraient par-dessus, comme en rêve, d’autres rouges ou noires, âmes en deuil et en flammes. Alors je récitai une strophe d’un poème:

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