Ellen
IX
LA VIE ET LE RÊVE
Lady Horneby se réveillait. Elle s'éveillait, la tête lourde et la bouche pâteuse. Échos répercutés des incidents de la veille, des visions opprimantes avaient hanté son sommeil; elle était encore toute bouleversée des fresques effarantes surgies dans les ténèbres de son angoisse et de sa solitude.
Elle se levait précipitamment, alarmée de l'heure que marquait la pendule. Neuf heures! Un soleil déjà brûlant allumait les lamelles des persiennes, elle les poussait, car lady Horneby dormait toujours les fenêtres ouvertes, et un flot de clarté, un flux de senteurs enivrantes aussi pénétraient dans la chambre. Tout le petit jardin de la villa montait, on aurait dit, dans la pièce. A l'horizon, une mer scintillante s'étalait infiniment plane sous un ciel d'un bleu profond, toute la radieuse allégresse des printemps de Provence enveloppait l'Anglaise de lumière et d'air vif, et, lourds oiseaux de ténèbres chassés par le grand jour, déjà les visions de la nuit s'effaçaient.
Lady Horneby respirait largement et passait une main sur son front, le souvenir de ses cauchemars s'était évanoui. Une vision cependant persistait encore, c'était la dernière apparue, et de celle-là lady Horneby vivait tous les détails. Elle était avec sa fille dans l'enceinte des ruines, elles y avaient passé la journée comme les autres, couchées au bon de l'air et du soleil, mais elles s'y étaient laissé surprendre par la nuit. Le jour était tombé très vite, un vrai crépuscule d'Algérie; les ruines et les broussailles, tout à l'heure si lumineuses, étaient devenues soudain couleur de cendre. C'était un coucher de soleil équivoque sans une lueur rouge à l'horizon, tout le paysage subitement éteint dans une atmosphère terne, et elle et Ellen se hâtaient à travers les décombres vers la petite porte et de là vers la maison. A ce moment, une lune décroissante, mince comme une faucille, s'était levée derrière elle dans le ciel, une nappe d'argent s'était répandue sur tout le paysage, et lady Horneby s'était aperçue que sa fille ne la suivait plus. Une forme voilée, harmonieuse et inquiétante, avait surgi au sommet de l'enclos, à l'extrémité des ruines. Elle se profilait debout sous la lune montante et tenait très haut une torche allumée, dont la fumée rougeâtre tournoyait dans la nuit et Ellen était demeurée en arrière et regardait le spectre… A vrai dire, c'était moins un spectre qu'une femme, et pourtant c'était bien moins une femme qu'un spectre: il y avait une menace dans cet être de mystère masqué de longs voiles gris; pourquoi dérobait-il son visage? on eût dit une statue de cendre. Ellen arrêtée la regardait toujours, et voilà qu'Ellen se mettait à marcher vers la forme voilée, elle remontait à travers les ruines, escaladait les décombres, sans se soucier d'elle, de lady Horneby, et de ses appels et de ses cris. Le spectre, toujours debout sous le ciel lunaire, agitait sa torche et semblait attirer la jeune fille vers lui, et lady Horneby demeurait là, clouée d'épouvante… Un charme la tenait immobile.
Elle parvenait enfin à le rompre, elle s'élançait sur les pas de sa fille. Ellen! la forme inconnue venait de disparaître. D'un bond elle atteignait la place où toutes deux s'étaient évanouies. Un escalier tournant aux marches descellées s'enfonçait vertigineux dans le vide, une file de cyprès l'escortait de grandes ombres, et lady Horneby reconnaissait l'escalier croulant au pied duquel Gladys et sa bande leur étaient apparues, déjeunant, la veille, dans la gloire ensoleillée de midi; mais l'escalier avait considérablement grandi, il tournoyait maintenant dans les ténèbres et s'y perdait comme dans le fond d'un puits; et la forme voilée descendait dans le vide et, derrière elle, Ellen s'engouffrait dans la nuit. Le spectre la précédait élevant haut sa torche, et c'était comme un engloutissement lent de sa fille dans du noir et dans de l'inconnu.
Ellen! Ellen! avait beau crier lady Horneby, elle ne voyait plus maintenant qu'une blancheur lointaine dans l'abîme. L'échevèlement rougeâtre de la résine la baignait d'une lueur; le spectre s'était, lui, enfoncé dans l'ombre: lady Horneby descendait trébuchante les marches de l'escalier. Elles vacillaient sous ses pas et la conscience de son impuissance lui cassait les jambes. Un vertige l'éblouissait, elle se sentait glisser et la distance augmentait toujours entre elle et Ellen, et cette descente durait un siècle. Elle touchait enfin le bas de l'escalier, il aboutissait à une grande route, la route était déserte. Pas d'Ellen, plus de spectre. Une torche à demi consumée gisait au milieu du chemin, fusant ses dernières étincelles; à la même seconde, une automobile lancée à toute vitesse passait trépidante, empestant de pétrole l'air pur de la nuit; la machine était bondée de monde, et parmi les voyageurs l'Anglaise reconnaissait Harry Astlher et Gladys. C'était moins une automobile qu'une trombe; Ellen n'était pas avec eux. Maintenant c'était la solitude et le silence, au milieu de la route la torche s'était éteinte, et c'était comme un grand déchirement dans tout l'être de lady Horneby, et la mère éclatait en sanglots, sentant que de l'irréparable était survenu à propos d'Ellen et qu'elle ne la reverrait jamais plus. L'affre était si forte qu'elle éprouvait subitement le besoin de voir son enfant. Au risque de la réveiller, elle pénétrait brusquement dans sa chambre. Elle trouvait la jeune fille presque déjà prête. Ellen tournait vers sa mère un visage extraordinairement calme. Elle était assise devant sa psyché, en train de tordre en câble la soie floche de sa chevelure, elle l'assujettissait sur sa nuque avec une fourche en écaille et tendait sa joue à sa mère. «Déjà levée!—Déjà une heure que je vais et viens.—Tu as bien dormi?—Admirablement.»
Lady Horneby trouvait à sa fille un air extraordinaire, elle avait dans toute sa personne une sérénité et dans les yeux une certitude qu'elle ne lui avait jamais vue. «C'est que je craignais qu'après la journée d'hier…—Oh! tout est arrangé; nous sommes, Harry et moi, les meilleurs amis du monde, nous avons eu une explication cette nuit.—Cette nuit! que dis-tu là.—Oui, j'ai attendu son retour.—Tu ne t'es pas couchée?—Non, j'ai attendu, il n'est pas rentré tard d'ailleurs. A dix heures un quart j'ai été le trouver dans sa chambre.—Dans sa chambre!» Et lady Horneby s'emparait des mains de sa fille. «Dans sa chambre! je ne comprends plus, voyons, tu t'expliques mal, tu n'es pas allée dans la chambre d'Harry la nuit.—Si, maman, j'y suis même restée une heure.—Mais, malheureuse enfant, tu n'as pu faire cela, que doit penser Harry de toi à l'heure qu'il est?—Nous nous sommes expliqués, cela était nécessaire. Il y avait une petite méprise entre nous, il n'y a plus rien, n'ai-je pas l'air content!—Ellen, Ellen, tu me déconcertes et tu m'épouvantes. Tu n'es pas allée dans la chambre d'Harry? Et il t'a reçue?—Il a eu l'air très ennuyé d'abord, encore plus effrayé que vous, maman, mais je l'ai rassuré et je lui ai fait la lecture.—La lecture!—Oui, je lui ai lu un conte de ma composition, il en a été charmé.—Tu as écrit un conte?—Oh! j'en ai écrit plusieurs, vous ne les connaissez pas, mais vous les lirez un jour comme le journal de mon frère.—Ellen!» L'évocation de son fils avait porté à lady Horneby un coup douloureux. «Oh! pardon, maman, c'était pour vous dire que rien n'était plus simple. Il y avait un petit nuage entre moi et Harry, j'ai tenu à le dissiper, et maintenant c'est de la fumée (La malade avait un joli geste d'insouciance). Mon petit conte symbolique a beaucoup aidé à cette explication qui était en vérité un peu délicate.—Un peu délicate, mais tu t'es compromise, ma pauvre petite! Harry doit avoir la plus déplorable opinion et de toi et de moi, de nous deux.—Non, maman, Harry m'épouse à la fin juin, à notre retour à Londres. Harry a la plus grande confiance en moi, maman, comme j'ai, moi, la plus grande confiance en Harry.—Mais, Ellen, une jeune fille ne va pas seule la nuit dans la chambre de son fiancé.—Pourquoi pas! si une explication entre eux est nécessaire et qu'ils agissent tous deux en pleine loyauté! Il ne pouvait rien m'arriver auprès de lui, j'étais tout à fait en sûreté.—Mais si le monde savait!—Le monde, le monde! mais le monde ne saura pas, et puis, que nous importe le monde, il n'y a que nous et c'est assez.» Le sang-froid de la jeune fille déconcertait lady Horneby, c'était une nouvelle Ellen qui se révélait. «Nous ne pouvons nous entendre, mon enfant, tu me navres, tu me navres», et l'Anglaise se retirait, en hâte de voir Harry et d'apprendre de lui la vérité.
Elle trouvait l'officier installé dans la salle à manger. «Eh bien! Harry, Ellen est allée chez vous cette nuit, vous avez eu une explication. Qu'y a-t-il de vrai dans tout ceci?» Le lieutenant levait sa face hâlée et daignait abandonner une minute la tranche de rosbeaf, qu'il assaisonnait de pickles et de cumin. «Tout est vrai, ma tante, Ellen est venue chez moi.—Chez vous!» Lady Horneby, les jambes rompues, se laissait tomber sur une chaise. «Mais rien de moins grave, ma tante, rassurez-vous. Un coup de tête de petite fille, un peu jalouse; l'attitude de Gladys l'avait alarmée.—Mais vous avez été si imprudent, Harry!—Oui, je sais, mais dans l'armée des Indes nous n'avons pas beaucoup l'habitude des jeunes filles; mais cela s'est bien passé et tout est bien qui finit bien. Elle m'a même lu un petit conte», et l'officier, dans son désir de rassurer cette mère, racontait la visite d'Ellen sans en omettre un détail. «Et vous vous mariez en juin, concluait lady Horneby avec un hochement de tête.—Mais tout ce qu'elle voudra, ma tante. Ne m'avez-vous pas dit d'abonder dans son sens? je suis maintenant toujours de son avis.» Lady Horneby attachait sur le lieutenant deux yeux d'angoisse. «Et vous aussi, vous avez l'air tout heureux! Eh bien! moi, toute cette joie me fait peur, je trouve à Ellen un air extraordinaire, je n'aime pas ce calme, cette décision que je lis dans tous ses traits.—Mais, ma tante, je ne sais que faire», et l'officier levait les bras.
«On peut entrer?» C'était le docteur Didier apparu à la porte donnant sur le jardin. «Ah! c'est vous, docteur», et l'Anglaise se précipitait au-devant de lui.
«Eh bien! comment s'annonce ce départ, les adieux vont-ils être très pénibles?—Mais cela s'annonce très bien, très bien, répondait Harry.—Ah! vous trouvez, vous? Figurez-vous, docteur, qu'Ellen est allée cette nuit dans la chambre de son cousin (et sans reprendre haleine lady Horneby racontait d'un seul trait les événements de la veille et l'incident de la nuit). Eh bien! qu'en dites-vous, docteur?» Le vieux médecin se grattait la tempe. «Je ne lui aurais pas cru cette énergie, mais avec les malades, avec les femmes surtout…, et le vieillard avait un sourire qui en disait long. Mais, en somme, comment va-t-elle ce matin?—Elle est extraordinairement calme.—Tant mieux, tant mieux.—Elle était déjà très calme hier soir, faisait le lieutenant; elle était même enjouée.—Vous faites donc des miracles, monsieur, tous mes compliments. Heureux qui dans la vie peut inspirer un pareil amour!—Oh! tout au plus une vieille affection d'enfance, disait l'officier devenu écarlate.—Mais voici votre fiancée, et le docteur acclamait l'entrée d'Ellen: Quelle mine charmante ce matin, mon enfant.—La mine des adieux, nous sommes comme cela dans la vieille Albion, répondait joyeusement la jeune fille, nous n'attristons pas les départs; on se quitte, on va se retrouver. Dans deux mois je serai guérie et nous serons l'un à l'autre. Pourquoi des mines et des larmes? je suis vraiment très heureuse, docteur.—En effet, vous en avez l'air.—Et maintenant, maman, nous allons, Harry et moi, au jardin. Nous avons encore beaucoup de choses à nous dire, tu permets? Vous, docteur, je vous laisse avec maman, je suis sûre qu'elle a un tas de confidences à vous faire. Oh! je la déconcerte et je la trouble beaucoup, madame ma mère; elle a besoin de se soulager auprès de vous, docteur, remontez-la, et puis songez-y, docteur, élaborez-moi un nouveau régime. Venez-vous, Harry?» Le jeune homme se levait et suivait sa cousine au jardin. Par les deux fenêtres ouvertes le docteur regardait le couple aller et venir sur la petite terrasse incendiée de soleil; des jasmins de Virginie et des tubéreuses en fleurs découpaient des étoiles de cire blanche dans le bleu violet du ciel. Ellen Horneby était ce matin éblouissante. Une longue robe de crêpe de Chine jonquille avivait la nacre rose de sa nuque et de son teint, le docteur Didier était stupéfait, il n'avait jamais vu à sa malade ce sang-froid et cette assurance.
Ellen avait attiré son cousin à l'angle de la terrasse, derrière une haie de tamaris; sa physionomie enjouée était devenue sérieuse, elle tirait de son corsage un petit livre relié en maroquin vert. Harry le reconnaissait: c'était celui dans lequel elle avait lu la veille au soir; elle le tendait au lieutenant. «Ce sont mes contes, je vous les donne, emportez-les à Londres avec vous. Je les ai écrits à votre intention. Il y en a cinq, vous les ferez tirer à très peu d'exemplaires… de luxe… cinquante, pas un de plus, mais très beaux. Vous payerez les frais… C'est le seul cadeau que je vous permets de me faire jusqu'à nouvel ordre. Lisez les beaux vers que j'ai mis en exergue sur la première page. Ils sont de Gabriel Dante Rossetti», et la jeune fille, reprenant le volume des mains de l'officier, rythmait d'une voix lente:
«Mais pourquoi avoir choisi ces vers, Ellen! ils sont très tristes.—Ils étaient de la nuance de mon âme quand j'écrivais ces contes, j'étais malade et je croyais ne jamais vous revoir.—Quelle enfant vous faites!—Mais maintenant tout cela est fini», et s'appuyant câline au bras du jeune homme: «Regardez-moi bien, Harry. Je suis celle qui aurait pu être, et mon nom est jamais plus.—Comme vous êtes étrange, Ellen!»
«Allons, Marius, vous prenez la valise, nous partons.» Lady Horneby achevait de se ganter sur le pas de la porte, Harry Astlher dans le vestibule s'attardait aux dernières recommandations d'Ellen. «A Londres en juin, oui, c'est convenu, Harry. N'envoyez pas de télégramme de Paris, mais seulement de Calais, vous ne vous arrêtez pas à Paris, d'ailleurs.—Non, je ne fais que le traverser, je prends à Calais, le bateau de minuit.—Bon voyage donc, beau cousin, et se haussant sur la pointe des pieds jusqu'à son oreille: Je suis celle qui aurait pu être, et mon nom est jamais plus.—De quel air bizarre vous dites ces choses! pourquoi compliquer nos adieux de tout ce mystère?—Parce que ce sont des adieux, scandait la jeune fille.—Vous voulez dire un au revoir!—Oui, un au revoir, et se précipitant vers lady Horneby: embrasse-moi, maman.—Mais certainement, ma chérie.—Mais mieux que cela, bien fort, bien fort.—Mais tant que tu voudras. Comme tu es pâle!—Un peu d'émotion. Au revoir, Harry. A tout à l'heure, maman.» Lady Horneby et le lieutenant descendaient déjà le chemin, la jeune fille hésitait une minute, puis courait après sa mère: «Embrasse-moi encore une fois, maman.—Mais qu'est-ce que ce subit accès de tendresse! Tu as quelque chose, Ellen!—Moi, rien, et elle ajoutait tout bas: je ne puis pas embrasser Harry devant Mme Ayrargues et Marius; un dernier baiser, à tout à l'heure, adieu», et elle remontait en courant vers la villa. Lady Horneby et Harry Astlher tournaient l'angle du mur, elle se penchait en dehors de la porte, essayant d'envelopper sa mère et son fiancé d'un dernier regard. Ellen Horneby avait les yeux pleins de larmes, elle étouffait un profond soupir et rentrait dans la maison.
Lady Horneby revenait de la gare, elle avait mis le lieutenant en wagon, avait vu le train partir et pressait le pas en escaladant les pierrailles du chemin. La montée était rude, le soleil tapait ferme, et l'Anglaise défaillait un peu sous son large chapeau de paille, elle en avait dénoué les brides, elle avait hâte de retrouver sa fille.
«Où est mademoiselle?» faisait-elle en pénétrant dans la fraîcheur du corridor obscur, dans sa chambre?—Mademoiselle est sortie, répondait Brigitte.—Comment sortie!—Oui, mademoiselle est dans les ruines, à côté. Après le départ de madame, mademoiselle est montée chez elle, a écrit deux ou trois lettres, je crois, et puis elle a traversé la route et est entrée dans l'enclos.—Et vous ne l'avez pas accompagnée?—Mademoiselle m'a dit de la rejoindre dans une heure, elle a emporté un oreiller, son ombrelle et un livre.—C'est bien, je vais la rejoindre. Enlevez-moi ce cache-poussière, j'étouffe», et lady Horneby, sans même passer chez elle, traversait la route incendiée de la lumière et gagnait l'enclos.
La porte en était demeurée entr'ouverte, lady Horneby avait la sensation d'entrer dans une fournaise; les broussailles et les décombres pétillaient. La silhouette des tours ruinées en était devenue comme vaporeuse. «C'est de la folie, pensait l'Anglaise, c'est l'insolation sûre», et elle gagnait le premier coin d'ombre avec la certitude d'y trouver Ellen.
Personne! lady Horneby poursuivait son exploration, elle parcourait successivement tous les endroits où la jeune fille aimait s'étendre et rêver, elle ne la trouvait nulle part. Une petite fièvre gagnait lady Horneby, sa démarche devenait saccadée et ses gestes hagards. Jamais l'enceinte du château ne lui avait semblé si vaste, une angoisse l'étreignait. Elle avait peur de crier, et puis, n'y tenant plus, elle se mettait à appeler Ellen, Ellen de toutes ses forces. Elle n'éveillait que l'écho des ruines, rien ne bougeait dans la solitude des agaves et des lentisques, et tout à coup lady Horneby s'arrêtait. Son cauchemar de la nuit la hantait jusqu'à la souffrance, elle revivait son rêve. C'étaient les appels désespérés de sa poursuite vaine après la disparition d'Ellen, et l'Anglaise n'osait plus crier, sa voix lui faisait peur. «Bah! je deviens folle, Ellen sera rentrée à la maison par un autre sentier», et avide de donner un démenti à ses pressentiments, lady Horneby regagnait la villa.
Elle dévalait à travers les décombres en trébuchant, les jambes coupées d'émotion comme dans son cauchemar.
«Mademoiselle est rentrée, n'est-ce pas?—Non, madame!—Mais si.» Et la mère s'engouffrait dans l'escalier. Oh! la pesanteur de ses pauvres jambes et la hauteur des marches! Elle ouvrait la porte et entrait en coup de vent dans la chambre; la pièce sommeillait fraîche et calme dans le clair-obscur des persiennes closes. Posée au milieu de la table, une grande enveloppe blanche attirait immédiatement ses yeux. Ellen y avait écrit ces simples mots: Pour ma mère, et lady Horneby se laissait tomber anéantie sur une chaise. Un tremblement l'avait prise, ses dents s'entrechoquaient de peur, elle n'avait même pas la force de tendre la main vers la lettre. Elle l'atteignait et l'ouvrait pourtant.
Ma mère chérie, je te demande pardon à genoux de la grande peine que je vais te faire; je sais que je suis affreusement coupable et que je n'aurais jamais dû faire cela à toi, surtout à toi qui as déjà tant souffert. Oui, ma conduite est abominable, mais, vois-tu, maman, je ne peux plus, je ne peux plus, je suis lasse, exténuée de jouer la comédie. Le mensonge me tue, je ne vis que dans le mensonge depuis quatre ans; toi, les médecins, Mme Ayrargues, Harry lui-même, vous mentez tous autour de moi, moi-même je mens pour que ta peine soit moins grande de me voir tous les jours un peu mourir. Il y a quatre ans que j'agonise, ma pauvre maman, et je ne veux plus de cette mort lente de toutes les heures et de toutes les minutes; je sais qu'on ne peut pas me sauver. Moi, je ne suis pas comme toi, je suis jeune, je n'ai pas l'habitude de la souffrance, je ne peux plus mentir, je ne peux plus feindre, j'aime mieux en finir!
On me trouvera au pied du petit escalier. Adieu et pardonne à ton Ellen!
Un cri de louve blessée mettait debout toute la maison. Mme Ayrargues, Brigitte, Marius et la cuisinière se précipitaient au premier, ils y trouvaient lady Horneby tombée à genoux, effondrée, contre le lit de sa fille; elle se tenait là gémissante, cramponnée aux matelas et aux oreillers d'Ellen. La literie avait cédé sous son poids.
«Dans les ruines, dans les ruines, courez tous, prenez une litière, Ellen, elle s'est tuée, vous la trouverez au…» Un long sanglot secouait la malheureuse femme; lady Horneby glissait sur ses genoux et s'affaissait évanouie sur le parquet.