Ellen
ÉPILOGUE
«Comme elle avait menti! avec quelle dissimulation elle avait préparé l'atroce dénouement de l'irréparable journée, et quelle savante et audacieuse comédie elle avait su jouer à tous! Qu'elle eût ainsi menti aux autres! mais à elle, sa mère!…» Il y avait des jours où lady Horneby en voulait à la morte; et puis un attendrissement la prenait au souvenir de la fragilité blonde d'Ellen et de ses grands yeux trop brillants. Comme la pauvre enfant avait dû souffrir pour en arriver là! et toute sa rancune se fondait dans un sanglot.
C'étaient ces douloureuses pensées que remuait l'Anglaise en promenant son deuil à travers les ruines. Il y avait deux mois que miss Horneby était morte. On l'avait trouvée respirant encore, mais déjà insensible, à la place même que lady Horneby avait indiquée, avertie par une étrange divination.
Ellen s'était précipitée du haut de la petite terrasse où elle avait surpris Gladys Harvey et la bande joyeuse des chauffeurs de Cannes, sablant le champagne par cette resplendissante journée de mai, le lendemain du retour d'Harry et la veille de son départ, cette mémorable journée qui avait décidé l'acte suprême d'Ellen.
C'était Marius qui, le premier, avait découvert le corps gisant au pied du rempart; il avait dégringolé dans le vide, s'accrochant aux broussailles jaillies de la muraille, au risque d'y être précipité; les femmes, demeurées sur la terrasse, se penchaient avidement avec des cris de terreur et des gestes de désespoir. Brigitte était allée chercher de l'aide, et le Provençal était resté seul à genoux auprès de la pauvre demoiselle.
La chute ne l'avait pas trop défigurée, on eût dit que la mort avait eu pitié d'elle. C'est la colonne vertébrale que s'était rompue la frêle créature, mais sa tempe avait heurté contre le roc et une plaie profonde béait au-dessus de l'oreille. Un flot de sang en avait coulé, Marius Ayrargues avait ramené la blonde chevelure de miss Horneby sur l'entaille sanglante, la soie lourde de ses cheveux avait dérobé la plaie aux regards, mais un long filet de pourpre humide tachait la robe de l'épaule à l'ourlet, semblable à un flot de rubans. Mme Ayrargues, restée à genoux sur la terrasse, répétait machinalement le dicton de Provence: On pare le logis pour l'amour, et c'est la mort qui y entre. Et puis les hommes et la civière requise étaient venus.
Lady Horneby, enfin revenue de son évanouissement, s'était mise debout et, malgré les efforts de tous, avait voulu voir. Les jambes molles, les mâchoires contractées, elle avait descendu lentement l'escalier, elle avait rencontré le cortège et le lugubre fardeau au tournant du chemin, presqu'au seuil de la maison… Et lady Horneby n'avait pas pleuré!
Les cœurs usés n'ont plus de larmes; Niobé pétrifiée regardait d'un œil sec la pluie dorée des flèches d'Apollon.
Lady Horneby fit à sa fille de splendides obsèques. Harry Astlher, prévenu par télégramme, revint de Londres pour conduire le deuil, mais il ne connut pas la vérité. Pour lui, comme pour tous, Ellen Horneby était morte d'un accident. Dans son orgueil de mère, lady Horneby ne voulait pas que sa fille se fût tuée par amour. Peut-être par pitié voulut-elle aussi épargner un remords et une douleur à l'officier, et puis lady Horneby connaissait de longue date l'égoïsme effarant des hommes, et le tragique suicide lui semblait sans doute au-dessus de l'âme épaisse et veule de son neveu. Lady Horneby ne voulut pas pour sa fille du caveau de famille. Le cadavre d'Ellen ne connut pas les promiscuités des fourgons et des attentes dans les gares; contre une somme relativement énorme, cinquante mille francs versés à la caisse de bienfaisance d'Hyères, lady Horneby obtint de la municipalité la permission d'inhumer sa fille dans l'enclos des ruines. La dépouille d'Ellen repose dans l'enceinte de ces vieilles murailles où elle a erré, souffert et rêvé les trois derniers mois de sa vie. Cette solitude ensoleillée, peuplée de lentisques, d'arbousiers et de plantes d'Afrique aux senteurs âpres et vivifiantes, a-t-elle gardé un peu de cette âme ardente, passionnée et fragile que tant de calme et de beauté ne purent guérir.
Lady Horneby, elle, y est demeurée. Cette mère douloureuse s'est à jamais fixée à Hyères, elle y habite toujours la villa Soleil, au sommet de la ville. Elle n'a que le petit chemin à traverser pour être dans les ruines; elle y passe toutes ses journées muette, accablée, vieillie, le front de jour en jour plus penché vers la terre, les gestes d'heure en heure plus lourds. La mort, elle aussi, l'a touchée. Elle s'éteint lentement dans cette splendeur de végétation et de climat unique, anesthésiée, on dirait, par la chaleur et le soleil, la chaleur qui engourdit et le soleil qui endort.
Lady Horneby jouit-elle encore des horizons de montagnes et de l'arabesque épique des îles sur le miroir étincelant de la mer! Voit-elle la vie et son décor à travers les crêpes de ses voiles, et tout est-il devenu pour elle couleur de cendre?… Plus on avance dans la vie, plus tout s'y fane et s'y décolore.
Quel fantôme fixent ses prunelles éteintes et quel passé rumine son silence. Comment cette femme a-t-elle pu survivre à tant de douleur? se survit-elle seulement à elle-même, lady Horneby n'est-elle pas déjà morte, et ce que nous voyons d'elle ne s'agite-t-il pas dans un rêve?