Ellen
LEURS ÉCRINS
I
AUTOUR D'UN COLLIER
—Bravo, Ponette! comme elle danse!
Des femmes s'étaient levées et, le buste en avant, les deux mains appuyées au rebord des tables, regardaient la jolie fille avancer et reculer dans un remous de jupes de soie et de dentelles, souplement docile au va-et-vient de son danseur. L'orchestre des Lautars, installé entre deux colonnes de l'Atrium, martelait les mesures d'une valse. Ponette et son danseur la bostonnaient, mais avec une telle souplesse et un tel abandon dans l'absolue précision de leurs pas en avant et de leurs pas en arrière, que la valse en devenait bien moins américaine qu'espagnole. D'origine espagnole ou tout au moins brésilienne devait être, en effet, le danseur de Ponette.
Et c'était très plastique en même temps que très excitant, ce presque viol valsé par ce fin et souple danseur brun englouti, on eut dit, dans des jupes de femme. Aussi les mains baguées de l'assistance applaudissaient-elles à tout rompre, tandis que les colliers de vraies et de fausses perles frissonnaient sur les gorges moites.
La scène se passait au Carlston, le Maxim's de Monte-Carlo, Carlston, le cabaret de nuit où viennent se vider les salles de jeux après la sortie du théâtre.
La mode était, ce dernier hiver, d'y aller voir valser Ponette. C'était une assez jolie fille d'une souplesse de clown, dans des robes molles et floues qui ne lui tenaient pas au corps. Elle dansait, comme on se déshabille, avec une amusante impudeur.
Tous les yeux dévisageaient maintenant un autre couple. Un homme aux épaules solides venait d'entrer, la tête haute et les reins cambrés. Une gracilité toute frissonnante de satin paille, des seins menus, des épaules tombantes, une chair de pâte tendre, tant le grain en était fin sous le chatoiement des plus belles perles; une femme statuette l'accompagnait: «La Disdéri, la Disdéri.» Le nom courait de bouche en bouche. Il y a dix ans à peine, marchande d'oranges sur les quais de Naples, aujourd'hui un des bibelots d'alcôve les plus coûteux de l'Europe, la Disdéri, vingt-sept ans à peine, mais l'air d'en avoir seize dans sa minceur déliée et souple, est un des vivants exemples de l'omnipotence de la beauté sur les sens, combien oblitérés pourtant! des mâles contemporains. La Disdéri est le triomphe de la grâce nerveuse, de la pureté des lignes et de la jeunesse.
La Disdéri était alors la fille la plus luxueusement entretenue de tout Paris et, en effet, sir Thomas Forgett l'accompagnait. L'homme aux épaules de colosse, qui venait d'entrer avec elle, n'était autre que le roi du cuivre. Cet espèce de géant à la lèvre rasée, au teint cuit de hâle, et semblable, en vérité, à quelque commodore dans le brutal épanouissement d'une quarantaine hâlée et brûlée aux vents de tous les Océans et aux poudres de toutes les mines, résumait une des plus grosses fortunes d'outre-mer. Thomas Forgett était deux fois milliardaire, et ce fabuleux capital symbolisait l'énergie de toute une race, car à dix-huit ans Forgett était petit commis chez Léviston, Harvey et Cie, les banquiers de Boston. Ce bon Yankee avait mis vingt-deux ans à gagner ses deux milliards; aussi les perles de la Disdéri étaient-elles admirables. Leurs trois rangs avaient coûté trois cents mille francs; le collier venait en droite ligne de Ceylan, c'est-à-dire que sur le marché il eût valu le double; et c'était là une des moindres folies de l'Américain, car les débuts de la Disdéri à Londres avaient coûté tout autant, sinon plus, au yankee. Forgett avait eu cette fantaisie de faire consacrer le talent de sa maîtresse par la presse et l'opinion. La Disdéri venait de danser dans un ballet commandé, partition et poème, aux deux maîtres les plus en vogue de Milan, puis le ballet avait été imposé au théâtre. Il se trouvait, d'ailleurs, que l'Italienne dansait à miracle. La Disdéri était trop bien faite pour ne pas créer du charme et de l'harmonie dans chacun de ses mouvements, mais ce n'étaient ni ce charme ni cette beauté qui préoccupaient ce soir-là le Carlston. Toutes les femmes ne voyaient que les trois rangs de perles et la fortune inespérée de cette marchande d'oranges entretenue par ce milliardaire. Les hommes, eux, devenus muets avec des prunelles haineuses et des visages fermés, toisaient à la fois l'heureux amant de cette adorable fille et le détenteur d'aussi fabuleuses sommes: le bonheur d'autrui nous paraît toujours immérité.
—C'est scandaleux! Il a encore gagné ce soir.
—Combien?
—Soixante-dix mille! Il a une chance de cocu…
—… Rétrospectif, car, vous savez, la Disdéri ne le trompe pas.
—Ah!
—Forgett est sur l'œil. Il paie royalement, mais sa maîtresse est la Mie du Roy. Un paillon, elle serait cassée aux gages.
—Alors, Ninetta est fidèle?
—Ninetta sait compter, elle y perdrait trop.
—Songez! un homme qui gagne soixante-dix mille par jour!
—A Monte-Carlo et le triple en Amérique.
—Aussi, la donzelle a de belles perles.
—Ah! pour ce qu'elles coûtent à son seigneur et maître!
—Et puis, ces perles, les gardera-t-elle longtemps?
—Que voulez-vous dire?
—Je me comprends… Oui, Forgett reprend aussi vite ce qu'il donne, c'est un comptable inexorable. Il a un sens effroyablement exact du doit et de l'avoir.
—Je ne saisis pas.
—Et son histoire avec Éva Linières! Vous êtes le seul à l'ignorer, alors?
—Quelle histoire?
—Mais l'histoire du collier. Tenez, je vais vous la dire, vous me faites pitié.
Je m'étais rapproché et je tendais l'oreille.
—Vous connaissez Éva Linières, n'est-ce pas? le piment canaille de ce corps de garçon aux jambes héronnières, le charme équivoque de cette gorge plate et de ce ventre absent; Éva Linières, l'idéal androgyne pour collégiens et vieux messieurs; Éva Linières, l'être de toutes les perversions et de toutes les perversités, avec ses gestes de clown et ses déhanchements de voyou couronnés par le plus adorable visage d'archange de Gozzoli: grands yeux en caverne dans l'ovale le plus pur, lèvres rouges et sinueuses, narines vibrantes de petite âme éperdue; Éva Linières, le plus excitant des articles parisiens: langueur de poitrinaire et vices de jeune détenu.
«Éva Linières est aussi une des femmes les plus chères de la galanterie cosmopolite, et Thomas Forgett, qui a le goût des restaurants cotés et des femmes ruineuses, avait, il y a deux ans, tiqué sur ce produit bien parisien de notre civilisation. L'Américain affichait la petite actrice, et l'actrice affichait le milliardaire. Monte-Carlo était le théâtre de leurs vanités. Éva ne quittait pas les salles de jeux, gagnant et perdant tour à tour, ahurissant la galerie de son sang-froid et de sa prodigalité. Elle puisait sans compter dans la bourse de son amant et promenait, comme aujourd'hui la Disdéri, les plus beaux rangs de perles: Forgett a le goût des bêtes de luxe et des exhibitions dispendieuses.
«Après un mois de Monte-Carlo, l'Américain en eut soudain assez: des affaires le rappelaient à Paris, il signifiait à l'actrice son désir de partir et fixait même le jour. Il devait être à ses bureaux le lundi matin; on partirait le dimanche par le rapide. Le vendredi matin, un chèque arrivait recommandé à l'adresse de l'Américain, et à dix heures il rentrait du Crédit Lyonnais avec la coquette somme de cinquante mille, le denier nécessaire pour solder la note de la semaine, quelques menues créances chez les fournisseurs et les frais de voyage.
«—De la galette! Chic, faisait la petite actrice. Prête-moi cinq mille.
«—Soit, mais vous me gênez beaucoup, ma chère; je ne voudrais pas redemander de l'argent à Paris. Je serais ridicule. Enfin, soit, vous les voulez. Les voici.
«—Vous êtes tout plein gentil, j'ai les pouces qui me piquent, je sens que je vais gagner.
«—Je sens que vous allez perdre.
«Et, ayant distrait dix billets de la liasse, Forgett en remettait cinq à l'actrice et en gardait cinq pour lui; il mettait le reste dans sa valise et, forcé d'aller à Menton prendre congé de quelques parents installés à la Grande-Bretagne, disait au revoir à sa maîtresse. Éva Linières courait au Casino.
«Le Yankee rentrait le soir pour dîner. Il trouvait la jeune femme assez agitée.
—«Eh bien! vous avez gagné? lui demandait-il.
—«Non, j'ai perdu, et puis j'ai quelque chose à vous dire—et la voix d'Éva devenait enfantine—j'ai pris les quarante mille francs dans la valise, j'ai joué et j'ai aussi perdu. Oh! mon ami, ne me grondez pas, ne me dites pas que cela vous contrarie. J'ai eu tort, je le sais, mais vous n'avez qu'à envoyer un télégramme à votre maison demain, et puis ici, sur votre signature, on vous avancera tout ce que vous voudrez.
«Et la voix implorait, piteuse.
«—Mais où voyez-vous que cela me contrarie, ma chère? C'est un peu gênant pour l'hôtel, où je vais laisser ma note en souffrance, mais ils me feront crédit.
«—Tu parles!
«Et l'actrice sautait joyeusement au cou de son ami. Le soir, on dîna comme si rien n'était et le couple se couchait de bonne heure. Il fallait dès le lendemain organiser les malles. Éva Linières s'éveillait assez tard et, les yeux gros de sommeil, s'étonnait de se trouver seule au lit.
«—Monsieur est sorti?
«—Oui, madame.
«—Ah! oui, je sais!…
«Et l'actrice laissait retomber sa jolie tête sur l'oreiller, convaincue que Forgett était parti chercher de l'argent. L'Américain rentrait, en effet, presqu'à la minute.
«—Vous avez trouvé? demandait joyeusement la jeune femme.
«—Naturellement. J'ai même soixante mille francs à vous remettre; tenez, les voici.
«—Comment! soixante mille francs?
«—Mais oui, il vous sont dus; on m'a prêté cent mille francs sur votre collier de perles.
«—Mon collier!… Vous avez engagé mon collier?…
«—Il le fallait bien; je n'allais pas emprunter aux sommeliers. D'ailleurs, voici la reconnaissance à votre nom, ma chère.
«—Mais c'est abominable!… Un souteneur n'aurait pas fait pis… Mon collier, mais c'est un vol!
«—Halte-là! je n'ai fait que me rembourser. Je vous ferai observer que c'est vous qui êtes une voleuse. M'avez-vous dérobé, oui ou non, ces quarante mille francs dans ma valise, hier?
«—Dérobé, dérobé!… Voilà un bien gros mot. Cet argent, vous me l'auriez donné, si je vous l'avais demandé.
«—Pas hier. J'en avais besoin.
«Éva Linières haussait les épaules:
«—Moi aussi, j'en avais besoin, j'avais joué, j'avais perdu, je les ai pris…
—Et vous me les avez rendus. La reconnaissance est à votre nom, et voici les soixante mille qui vous reviennent sur les cent mille avancés par le joaillier. Oh! la maison est sûre.
«—C'est indigne! Alors, vous ne m'aimez plus? Ne suis-je pas votre maîtresse?»
«—Écoutez-moi, Éva. Vous êtes une jolie petite bête de luxe et d'alcôve et de caresses aussi, voluptueuse, experte en l'art de donner les sensations les plus vives et les plus rares, suffisamment canaille, nette comme un jonc et décorative comme un bibelot de prix, mais, au demeurant, une petite bête malfaisante et amusante même par la flambée de ses vices. C'est pour vos vices que je vous ai prise; je les supporte parce qu'ils m'amusent, mais à la condition qu'ils ne me gênent pas. Or, hier, ils ont un peu empiété dans le bon ordre de mon existence. Vous m'avez donné une minute de surprise désagréable, et, averti, à mon tour je vous ai avertie.
«—Des insolences, maintenant!
«—Non, des vérités et des vérités flatteuses; mais, résumons-nous: Vous avez de jolies dents de rongeur, Éva, de délicieuses petites dents de rate, dont j'admire plus que personne la dureté et l'émail; je leur ai donné pas mal de dollars à croquer, avouez-le, mais il ne faut pas que ces petites dents-là s'attaquent à ma tranquillité, ou j'y mettrais bon ordre. Si dures qu'elles soient, je les userais à la lime, vos jolies dents, Éva, et rien ne m'empêcherait même de les briser. J'ai dit.
«—Et vous dites m'aimer?
«—J'ai dit que vous m'amusiez.
«—Et si je portais plainte, moi…
«—Vous, contre moi! Mais on éclaterait de rire; je n'aurais qu'à raconter la vérité.
«—Mais vous seriez déshonoré.
«—Moi, que non! je suis trop riche. Il est certain qu'un amant pauvre n'aurait pu risquer la chose sans être compromis; mais, moi, c'est une leçon que je vous donne, et personne ne pourrait émettre un doute.
«La petite actrice avait baissé la tête.
«—Et ces quarante mille francs, où vais-je les retrouver?
«La jeune femme s'était laissée retomber sur l'oreiller.
«—Ces quarante mille francs, mais n'est-ce pas la mensualité que je vous donne? Je vous les verserai à la fin du mois.
«—Un mois à vous subir, à vous supporter après la chose que vous m'avez faite! Non, non, je ne le pourrais pas.
«—Si, vous le pourrez et d'autant plus que dans trente jours vous serez libre.
«—Vous dites?
«—Dans trente jours, fini nous deux.
«—Alors, c'est mon congé?
«—Courtois. Donné un mois d'avance, le temps de vous retourner et de chercher ailleurs. Oh! vous trouverez.
«—Vous êtes un goujat.
«—Comment donc! et maintenant, vous allez me faire une place dans votre lit.
«Thomas Forgett avait commencé à se déshabiller.
«—J'ai pris froid en allant chez ce joaillier et j'ai besoin de me réchauffer; un goujat, hein! comme vous allez m'aimer après ce geste de souteneur!»
Et Forgett la lâcha, comme il l'avait dit, le 28 mars, et la scène avait eu lieu un mois avant.
—C'est un homme admirable.
—Admirable, oui, mais il faut être milliardaire pour se permettre de ces beaux gestes.