En ballon! Pendant le siege de Paris
DEUXIÈME PARTIE
LES AÉROSTIERS MILITAIRES DE L'ARMÉE DE LA LOIRE.
I
Le ballon «la Ville de Langres.»—Premières expériences d'aérostation militaire à Gidy.—La télégraphie aérienne.—Le Jean-Bart à Orléans.—Anecdotes sur les Prussiens.
Du 16 au 29 novembre 1870.
Avant notre arrivée à Orléans, le gouvernement de Tours avait déjà organisé une première équipe d'aérostiers destinés à surveiller les mouvements de l'ennemi, soit avant l'attaque, soit pendant la bataille.
—Nous sommes toujours surpris à l'improviste, se disait-on; comment ne pas profiter de ces ballons, observatoires aériens qui, à 300 mètres de haut, ouvrent au regard une campagne de plusieurs lieues d'étendue? Un ballon captif au milieu du camp français sera pour le soldat un objet de distraction et de sécurité tout à la fois. Quelle ne sera pas sa confiance quand il verra qu'une sentinelle aérienne veille sur lui à la hauteur de plusieurs pyramides? De quelles ressources ne seront pas des ballons captifs au milieu de la mêlée du combat? Un officier d'état major juché dans la nacelle pourra dévoiler les manoeuvres de l'ennemi, signaler les mouvements tournants. Plus de soixante-dix ans se sont écoulés, depuis le jour où Coutelle, du haut des airs, contribuait par ses renseignements à la défaite des ennemis. Pourquoi nos aéronautes ne contempleraient-ils pas une nouvelle victoire de Fleurus?
Aussi ne négligea-t-on rien pour organiser un service régulier de ballons captifs, et pendant nos expéditions de Rouen, Duruof et Bertaux, assistés des marins Jossec, Labadie, Hervé et Guillaume, sortis de Paris en ballon, avaient été envoyés à Orléans avec le ballon de soie fabriqué à Tours.—Ce ballon avait été baptisé la Ville de Langres. M. Steenackers avait tenu à ce nom, c'était un hommage qu'il rendait à ses électeurs de la Haute-Marne.
Mon ami Bertaux a bien voulu me communiquer le récit des expériences préliminaires exécutées à Orléans avant notre arrivée; je dois les résumer ici, car elles offrent un intérêt réel.
C'est le mardi 16 novembre que fut gonflé pour la première fois le ballon la Ville de Langres. Dès le matin le gaz de l'usine d'Orléans arrondissait les flancs de l'aérostat. A 1 heure précise, deux marins montent dans la nacelle, attachent au cercle quatre câbles de 50 mètres de haut que retiennent 150 hommes du 39e de ligne. Ils se font élever à 30 mètres de haut environ, et, fouette, cocher! le ballon se met en marche remorqué par les braves soldats.
La Ville de Langres sur son chemin rencontre des obstacles, des ponts où les soldats sont obligés de se réunir en un seul groupe qui n'offre plus alors qu'un point d'attache unique et moins équilibré, des fils télégraphiques, le désespoir des aérostiers obligés de se faire hisser dans l'air, et de jeter des câbles au-dessus des poteaux. Heureusement le temps est calme; le voyage s'effectue dans de bonnes conditions. Après deux heures de marche l'aérostat arrive à Saran près Cercotte, sur les derrières de l'armée française. Il est 3 heures, l'équipe se met en mesure de faire une première ascension d'essai.
On installe à terre des plateaux de bois chargés de pierres, et munis de deux poulies solides, autour desquelles glissent les câbles destinés à retenir au sol l'aérostat. A chaque corde une trentaine de soldats font la manoeuvre. Suivant qu'ils laissent filer la corde ou qu'ils la tirent, le ballon convenablement lesté monte ou descend.
La première ascension s'exécute dans de bonnes conditions à 200 mètres de haut, et de cette hauteur, qui est celle de trois tours de Notre-Dame superposées, on a sous les yeux un vaste et splendide horizon.
Après cette expérience, une estafette accourt, c'est un aide de camp du général d'Aurelies de Paladine dont le quartier général est à Saint-Péravy; il vient savoir d'où est parti ce ballon qu'il croit libre; le chef de l'armée de la Loire n'a pas encore été prévenu par le gouvernement de l'arrivée des aérostiers militaires.
Pendant que des employés du télégraphe envoyés par M. Steenackers s'occupent des démarches à faire auprès du général, l'aérostat captif continue le lendemain ses ascensions. M. Bertaux s'élève à 180 mètres de haut, avec M. Regnault, employé du télégraphe. Un appareil Morse est installé dans la nacelle, le fil télégraphique descend jusqu'à terre et communique à un autre fil qui va jusqu'à Tours.
Suspendus au milieu des airs en présence de l'armée française, les aéronautes correspondent par l'électricité avec le gouvernement de Tours. Voici la dépêche qu'ils envoient au directeur des télégraphes:
—Nous sommes en l'air à 180 mètres de haut, nous découvrons fort bien la plaine, mais un brouillard épais nous cache la forêt. Nous recommencerons expérience par temps plus clair.
Vingt minutes après, le ballon plane toujours dans l'espace retenu à la même hauteur par ses deux cordes; l'appareil Morse s'agite, c'est une réponse qui vient de Tours.
—Nous vous félicitons, répète l'appareil électrique, tenez-nous au courant de tous vos essais.
Le temps est calme, l'air est presque immobile, les ascensions se succèdent ce jour-là jusqu'à six fois. M. Aubry, chef de la mission télégraphique à l'armée de la Loire, un capitaine d'état-major montent à tour de rôle et paraissent ravis de leurs impressions aériennes.
Le 19 novembre, on a reçu l'ordre de porter le ballon en avant jusqu'à Gidy, au milieu du camp français. Mais il est neuf et a perdu du gaz, il a besoin de recevoir une nouvelle couche de vernis. Duruof prend le parti de dégonfler le ballon, de le reporter à Orléans où il est reverni sur toutes ses côtes. Le 20, la Ville de Langres, bien imperméable, est regonflé, mais le vent violent souffle par rafales et le transport est pénible. Malgré les lenteurs de la marche, malgré des difficultés de toutes sortes, l'aérostat, à la nuit tombante, arrive enfin au milieu du camp français à Gidy.
Il est impossible de décrire l'enthousiasme des soldats à la vue de ce merveilleux appareil si nouveau pour eux; ils se précipitent à sa rencontre et poussent des clameurs de joie, comme pour féliciter le nouveau factionnaire qui va monter la garde à 200 mètres au-dessus de leurs têtes. C'est bien autre chose encore quand, le lundi 21, ils voient l'aérostat s'élever dans les airs: nos braves soldats ne se tiennent plus de joie, c'est comme une fête dans tout le camp. Un officier d'état-major monte dans la nacelle et ne paraît que fort médiocrement rassuré.
—Je veux descendre, dit-il, à quarante mètres de haut, jetez du lest, criait-il à l'aéronaute.
Or, on jette du lest, comme chacun sait, pour monter et non pour revenir à terre; mais il paraît qu'on peut être tout à la fois un excellent militaire et un très-mauvais aéronaute. Cette ascension, au reste, était assez émouvante, le vent était vif et la machine aérienne se penchait fréquemment à terre, oscillant au bout de son câble à la façon d'un grand pendule retourné. Dans la nuit, l'air devient menaçant, une véritable tempête se met à souffler, et le ballon, malgré sa solidité, ne peut résister à l'effort de l'ouragan. Le cercle de bois, qui craque comme la mâture d'un navire pendant la tourmente, vole en éclats; le ballon, qui n'a plus de point d'attache suffisant, va être enlevé. Duruof et les marins se jettent sur la corde de soupape et dégonflent la Ville de Langres.
C'est ce jour-là même que nous arrivons à Orléans, mon frère et moi, avec le ballon le Jean-Bart. L'accident qu'on nous raconte ne décourage personne, nous sommes tous décidés à recommencer ces tentatives avec le même enthousiasme, la même ardeur.
Deux jours après, le ballon la Ville de Langres, remis en état, était gonflé et transporté à quatre kilomètres d'Orléans, sur la pelouse du château du Colombier, devenu, comme nous le verrons plus tard, le quartier central des aérostiers militaires. On devait rester là en attendant les ordres du général en chef de l'armée de la Loire.
Lundi 21 novembre.—On se met en mesure de ventiler et de vernir le Jean-Bart. Pendant que mon frère commence cette besogne avec les marins Jossec et Guillaume, je cours la ville pour m'assurer du gaz propre au gonflement et faire l'acquisition des cordes nécessaires aux ascensions captives.
Ça et là, en chemin, je cause et je fais une moisson d'anecdotes sur l'invasion prussienne des premiers jours de novembre. C'est un brave cordier du faubourg Banier, qui, le premier, me raconte ses émotions. Il a la physionomie d'un bon vieillard, d'un honnête commerçant; je n'oublierai jamais l'émotion, l'indignation de son récit.
—«Oh! monsieur, quels gueux, quels misérables que ces soldats barbares! Ils étaient dix-sept dans mon magasin, couchant les uns sur les autres, sales comme des pourceaux. A l'heure des repas, il fallait les regorger de vivres, et ma pauvre femme était obligée de remplir de café toute une énorme soupière, où s'entassait ma provision de sucre. S'ils n'étaient pas servis en toute hâte, ces soldats me menaçaient; l'un d'eux, monsieur, osa lever la main sur moi. Le rouge de la honte et de l'indignation me monta au visage. Mais que faire contre la force brutale? Ce sont toutefois de ces injures que l'on n'oublie pas. Je dois dire, cependant, que quand on menaçait les Prussiens de leurs chefs, ils se tenaient tranquilles. Une simple réclamation faite à un sergent les faisait trembler. Et les réquisitions, monsieur! quelle ruine pour notre malheureuse ville! Les Prussiens sont venus me prendre toutes mes cordes et ils me donnaient en raillant un bon à payer pour la mairie.
Un jour, ils dénichent une provision de cordes qu'ils veulent me prendre pour leurs attelages. Cette fois je n'y tiens plus, c'est la troisième fois qu'on me vole. Je m'arme de résolution et je demande une audience au général Von der Tann. Je suis reçu par un colonel, son chef d'état-major, je crois.
—Que me voulez-vous? me dit cet officier d'un ton bourru.
—Je viens réclamer, protester contre les vols dont je suis l'objet. Toute ma provision de cordes, toute ma fortune est dévalisée pas vos soldats.
—Oh là! mon bonhomme, ne le prenez pas trop haut avec moi. Mais, dites-moi, n'avez-vous pas de lettres de réquisition qui vous sont données? Après notre départ, c'est la ville qui vous réglera notre compte.
—Tout cela est très-bien, mais pourra-t-on me payer?
—Oh! cela ne me regarde pas, je suis en règle avec vous, allez-vous-en.
Au moment où je partais, l'officier prussien se ravise et m'appelle.
—J'ai une idée, me dit-il; si le maire d'Orléans ne veut pas vous payer, vous m'apporterez deux mètres de corde avec laquelle je le ferai pendre.—Je me sauve, entendant les éclats de rire du colonel qui a sans doute trouvé sa plaisanterie très-fine et très-spirituelle.»
Le brave cordier continue son récit, et sa femme qui l'écoute les larmes aux yeux, ne tarde pas à prendre part à la conversation.
—Heureusement nous en sommes débarrassés, de ces Prussiens, dit-elle, ils ne reviendront plus maintenant, ces maudits Allemands, car nous avons autour de nous les soldats de Coulmiers. Oh! comme ils s'en allaient piteux et tristes, les bataillons bavarois; ils ne s'attendaient pas à être chassés de notre ville par l'armée de la Loire dont ils se riaient tout haut. En quittant Orléans, Von der Tann dit au préfet d'un air gouailleur:
—Au revoir, monsieur le préfet, sans adieu, car je reviendrai bientôt.
—Mais il ne reviendra pas, ajouta la brave femme.
Et toute l'armée, tout Orléans, toute la France disait alors: il ne reviendra pas.
Hélas! il n'est que trop bien revenu pour frapper Orléans de nouveaux malheurs et de nouvelles ruines.
Il faut avoir vu l'occupation prussienne pour se douter des désespoirs, des haines qu'elle soulève sur son passage. Les maisons du faubourg Banier étaient pillées, et chacun, accablé de soldats à nourrir et de réquisitions à payer, voyait la ruine venir de jour en jour.
C'était en outre de perpétuelles taquineries. Les Prussiens étaient furieux de l'accueil qui leur était fait. Ils auraient voulu, ces Teutons barbares, qu'on les reçût à bras ouverts; ils s'étonnaient qu'on n'applaudît pas à leur passage, et que les dames en toilettes élégantes ne vinssent pas écouter la musique militaire qu'ils faisaient entendre sur la place Jeanne d'Arc.
Tout le monde était en deuil, les rues étaient désertes. Le soir, nul ne pouvait circuler dans la ville sans tenir une lanterne à la main. Quelques jeunes gens s'amusaient à attacher des lanternes vénitiennes aux pans de leurs habits, comme pour gouailler ces ordonnances ridicules de l'autorité prussienne. Mais Von der Tann ne goûtait pas la plaisanterie, il fallait céder, sous les ordres des barbares, cacher sa haine et son indignation au plus profond de son coeur.
Mardi 29 novembre.—Dès six heures du matin, nous commençons le gonflement du Jean-Bart, qui convenablement plié depuis la veille, attend sa ration de gaz. Notre chef d'équipe Jossec, un marin breton, a tout paré, suivant son expression navale, avec le plus grand soin; l'opération s'exécute dans les meilleures conditions. A deux heures de l'après-midi, le Jean-Bart arrondi, frais verni, brille au soleil comme une énorme pomme de rainette. Il tend ses câbles avec force et ne demande qu'à voltiger dans les nuages, mais il est cloué au rivage terrestre par des poids qui défient sa force ascensionnelle.
Ce n'a pas été sans peine que nous avons obtenu les réquisitions nécessaires à la fourniture du gaz; il a fallu aller voir le préfet, le maire, toutes les autorités; selon l'excellent usage administratif, ces fonctionnaires ont entravé nos projets d'une foule de petits obstacles qui, réunis, deviennent des montagnes à soulever. Mais nos campagnes aérostatiques faites sous l'Empire nous ont familiarisés avec les difficultés administratives, nous savons amadouer le garçon de bureau, qui consent à nous ouvrir le sanctuaire du secrétaire, d'où il n'y a plus qu'un pas à franchir pour pénétrer chez le maître. Celui-ci, préfet ou maire, ne manque pas de froncer le sourcil à notre demande de gaz; malgré les papiers dont nous sommes munis, malgré l'utilité incontestable de notre mission, malgré l'urgence commandée par les circonstances, son devoir d'administrateur dévoué lui impose des difficultés, qu'il trouve toujours.
—C'est très-grave, messieurs; qui payera le gaz? Est-ce la guerre, est-ce le département? Revenez dans une heure. Je vais étudier la question avant de vous donner la réquisition nécessaire.
On revient une heure après, trop heureux si l'on peut pénétrer dans le cabinet du fonctionnaire. Il n'a nullement songé à votre affaire, il y répond en homme qui l'a méditée. Il trouve là bien des irrégularités, mais, en vrai patriote, il vous donne l'ordre demandé. N'aurait-t-il pas été bien plus simple de le donner de suite? Les saintes règles de l'administration s'y opposent.
A midi le Jean-Bart va se mettre en marche. Jossec, et son compagnon Guillaume, regardent le ballon avec admiration. Tous deux sont sortis de Paris en ballon, sans avoir auparavant jamais vu l'admirable appareil dû au génie des Montgolfier. Ils ont déjà bravé la tempête et les vents furieux, mais l'aérostat leur a laissé un souvenir plus profond que celui du navire. Ils nous ont parlé avec enthousiasme de leur premier voyage aérien; en hommes énergiques et dévoués, ils sont devenus les plus chauds partisans de la navigation aérienne.
—Ah! Monsieur, me disait Jossec, quelle différence entre le ballon et le vaisseau!—Il n'y a plus dans la nacelle aérienne ni vent, ni roulis, ni tangage, et rien à faire qu'à admirer le ciel. Je veux renoncer à la marine et me faire aéronaute.
Mais le brave Jossec parlait des ascensions en ballon libre, il n'avait pas encore goûté du ballon captif, il devait voir que le voyage est moins agréable, et hérissé de difficultés sans nombre.
Bientôt tout est prêt pour le départ, il faut nous rendre avec notre aérostat gonflé au château du Colombier, à côté du ballon la Ville de Langres, et là nous attendrons les ordres. Quatre cordes sont fixées au cercle du ballon. Cent cinquante mobiles empoignent chacune d'elles. Je monte dans la nacelle avec Jossec, mon frère reste à terre pour commander la marche. Nous vidons par dessus bord un assez grand nombre de sacs de lest, jusqu'à ce que le Jean-Bart s'élève; il monte lentement à 40 mètres de haut où il est retenu par ses quatre câbles, à l'extrémité desquels sont pendues des grappes humaines. Le ballon se penche à droite et à gauche sous l'effort de la brise. Pauvre aérostat! Fils de l'air; ami des nuages floconneux, le voilà rivé au plancher terrestre, il fait crier ses cordages et semble souffrir de cette captivité, dont il se plaint par le gémissement de la nacelle, tirée dans tous les sens.
Les mobiles attelés aux cordes remorquent le ballon dans la direction voulue; c'est merveille de voir cette promenade que nous exécutons à 30 mètres au-dessus des toits. Jossec et moi, nous sommes bercés dans l'air, comme à l'avant d'un navire. Ce mouvement de va-et-vient nous donnerait le mal de mer si nous n'avions le pied aussi marin qu'aéronautique.—Les habitants d'Orléans qui se sont réunis à la hâte autour de nous, nous regardent avec admiration, et montrent, par leur air ébahi, que ce moyen de transport leur est complètement inconnu. Ne croyez pas que le ballon reste à la même hauteur au bout de ses cordes, le vent le fait osciller à la façon d'un grand pendule retourné; il pique une tête jusqu'à proximité des toits, pour bondir à 40 mètres; quelquefois le mouvement d'oscillation est tel que l'aérostat soulève de terra une corde entière, avec les mobiles qui y sont pendus. Ceux-ci sont ravis de cette besogne si nouvelle pour eux; ils ont les biceps tendus, et attraperont de bonnes courbatures; ils reçoivent quelquefois des horions, sont jetés par terre au milieu des éclats de rire de leurs compagnons, mais tout cela n'est-il pas cent fois préférable aux obus et aux boîtes à mitraille? Pour le moment ces amabilités prussiennes ne sont pas à craindre. Vive la manoeuvre du ballon captif! elle vaut mieux que celle du chassepot sous le feu des batteries ennemies. Mais ne nous félicitons pas trop à l'avance, l'heure du danger sonnera peut-être aussi pour nous!
Si le transport en ballon captif est pittoresque, curieux et dramatique, il faut avouer qu'il est d'une lenteur vraiment désespérante. Nous avons à passer le chemin de fer et les fils télégraphiques, c'est un travail de Romain. Il faut retenir le ballon par deux cordes seulement, en jeter deux autres au-dessus des fils, que nos hommes saisissent, recommencer une seconde fois la même manoeuvre. Il faut avoir soin, pendant cette opération délicate, que les mobiles ne lâchent pas prise tous à la fois, car le Jean-Bart ne serait pas long à bondir à 2 ou 3,000 mètres de haut, abandonnant et les Prussiens, et l'armée de la Loire. Nous venons à bout du passage de notre Rubicon et nous continuons notre route au-dessus des champs hérissés d'échalas de vignes. Le vent qui est vif nous est contraire, il frappe le ballon sur une surface de 400 mètres carrés, voile énorme d'une force surprenante, aussi nos pauvres mobiles dépensent toute leur force pour nous traîner avec la vitesse d'une tortue. Il y a une heure que nous marchons et nous n'avons fait que deux kilomètres! Nous sommes à moitié chemin.... Arrêtons-nous quelques moments au milieu de cette verte prairie. «Oh hisse! larguez les cordages!» Le ballon descend lentement et vient se reposer mollement sur un tapis de verdure, où nous faisons la sieste pendant un bon quart d'heure.
Il fait un froid de loup dans la nacelle, mon frère et le marin Guillaume nous y remplacent; bientôt le ballon reprend sa marche avec une lenteur plus grande encore, car l'ardeur de nos moblots s'est ralentie; les cris et les rires sont plus rares, voilà déjà quelques traînards qui ne veulent plus rien traîner du tout. Je fais reprendre les cordes à ces paresseux qui se font un peu tirer l'oreille, et qui ne se mettent à l'oeuvre qu'avec un enthousiasme bien modéré. Quoi qu'il en soit, nous arrivons au château du Colombier. Le ballon passe sans encombre au-dessus d'un rideau d'arbres qui entoure une vaste pelouse où le ballon la Ville de Langres est déjà posé.
La nacelle ramenée à terre est remplie de sacs de lest pleins de terre, et de grosses pierres qu'on y entasse. Le Jean-Bart ainsi chargé peut passer la nuit sans qu'il y ait crainte de le voir s'envoler.
Nous allons prendre possession des chambres qui nous sont réservées dans le château où Duruof et des employés du télégraphe sont déjà installés; cette habitation est devenue le quartier général des aérostiers militaires.
Quel ne serait pas l'étonnement du propriétaire s'il voyait le sans-gêne avec lequel on couche dans ses lits! Mais quelle ne serait pas surtout sa douleur, s'il savait comment les Prussiens, qui ont passé par là avant nous, ont arrangé son mobilier!
Tous les meubles sont brisés, les tiroirs gisent pêle-mêle, des lettres, des papiers, couvrent les parquets. Tout est décimé, mis en pièces. Les lits sont d'un aspect repoussant, on voit qu'une armée y a couché avec des souliers crottés. On n'a respecté que la batterie de cuisine, où le cuisinier des moblots travaille déjà à la préparation de notre dîner. Il a déniché un grand tablier dans quelque coin, et il préside à la cuisson d'un gigot avec la dignité d'un Vatel émérite. Deux de ses compagnons d'armes lui servent de gâte-sauce, et font cuire la soupe. Inutile de leur demander s'ils soignent le repas, car ils en mangeront comme nous!
Le capitaine de la compagnie est un charmant homme, très-gai, très-affable, nous sommes déjà les meilleurs amis du monde; nous nous disposons à mettre le couvert, avec les assiettes qui ont échappé aux dévastations prussiennes. Quant au lieutenant, c'est un étudiant du quartier Latin, un Parisien comme nous; au milieu des péripéties de nos voyages, nous avons plaisir à causer ensemble des souvenirs de la capitale, des bonnes parties d'autrefois, de parler de ce temps où la France jouissait d'une prospérité factice, inquiétante, que notre aveuglement nous montrait comme réelle. Où est le temps où l'orchestre du bal Bullier faisait bondir sur un plancher poussiéreux une jeunesse insouciante? Notre lieutenant parle de tout cela en connaisseur! Pauvre garçon, j'ai les larmes aux yeux en pensant à lui. Quinze jours après cette bonne causerie, il devait mourir, et son corps de vingt-deux ans allait reposer, à jamais enfoui sous la terre des champs de bataille. O guerre horrible, fléau désastreux, où conduis-tu ces milliers de jeunes gens, pleins de force, pleins d'enthousiasme? A la mort, à la plus cruelle de toutes, celle que le bon sens des peuples pourrait éviter. Combien d'entre vous dorment-ils à cette heure dans ces campagnes, où notre ballon vient de passer? Que de larmes, que de scènes de désolation sont à jamais gravées sur ces prairies, où nous passions alors presque gaiement, avec l'espoir du succès! Comme nous étions loin d'envisager l'avenir, à ces heures où l'espérance était encore permise! Comme nous pensions peu aux malheurs qui allaient impitoyablement s'abattre sur notre malheureux pays! Dormez sous les champs de bataille, héros inconnus! Vos petits-fils vous vengeront un jour! Vous êtes morts au lendemain de Coulmiers, croyant encore à la Victoire. Vous n'avez pas vu de nouveaux et terribles désastres, vous ne saurez jamais à quelle honte la France a été condamnée! Dormez en paix, dans ces campagnes dévastées! Un Luther, en voyant vos ossements, ne manquerait pas de s'écrier, comme au cimetière de Worms: «Heureux les morts: ils reposent!»
Pendant que nous dînons, un télégramme nous est remis au nom du directeur des télégraphes, qui a pris les ordres du général d'Aurelles de Paladine. On nous dit de transporter immédiatement notre ballon au camp de Chilleur, éloigné de notre première station de douze kilomètres. Il est décidé que nous partirons le lendemain de grand matin, car si le vent est vif, il nous faudra peut-être dix ou douze heures pour faire ce trajet. Nous étudions notre chemin sur une bonne carte, et nous nous décidons à suivre le lendemain une voie de chemin de fer en construction, où les arbres ne gêneront pas le transport de notre aérostat.
Après l'examen de notre itinéraire, la soirée se passe dans le salon du château, où un piano à queue reste intact: il a besoin d'être accordé, mais, malgré les sons de casserole fêlée qu'il fait entendre, il contribue à charmer nos loisirs. Un secrétaire, dans la pièce où nous sommes, a été forcé, et les lettres dont il était rempli sont entassées sur le parquet. Parmi ces débris, nous trouvons un petit paquet soigneusement ficelé, où sont écrits ces mots: «Cheveux de ma Virginie.» Un de nous recueille ce souvenir cher au propriétaire inconnu, qui nous donne l'hospitalité sans le savoir, il se promet après la guerre de le renvoyer sous enveloppe au château du Colombier. Est-ce un père qui retrouvera la précieuse relique d'une fille morte, ou un mari celle de sa femme? Nous l'ignorons. Mais quoi qu'il en soit, une victime des barbaries prussiennes verra qu'une main sympathique a passé parmi le pillage et les ruines.
A onze heures, nous nous couchons tout habillés sur nos lits qui ne sont guère plus propres qu'une étable. Je m'endors d'un profond sommeil à l'idée que les ballons captifs vont pouvoir venir en aide à l'armée de la Loire, mes rêves me montrent l'ennemi que j'observe du haut de notre observatoire aérien; la vaillante armée de la Loire avance sur Paris, elle repousse les légions prussiennes, et bientôt c'est la zone des forts de la capitale qui s'offre à sa vue. Encore une illusion que la triste réalité devait dissiper bientôt.