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En Kabylie: Voyage d'une Parisienne au Djurjura

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The Project Gutenberg eBook of En Kabylie: Voyage d'une Parisienne au Djurjura

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Title: En Kabylie: Voyage d'une Parisienne au Djurjura

Author: J. Vilbort

Release date: March 21, 2005 [eBook #15434]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

Credits: Produced by Aaron Bull

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EN KABYLIE: VOYAGE D'UNE PARISIENNE AU DJURJURA ***

Produced by Aaron Bull, aabull@shaw.ca

J. Vilbort

EN KABYLIE VOYAGE D'UNE PARISIENNE AU DJURJURA

Paris Charpentier et Cie, Libraires-Éditeurs 28, quai du Louvre

1875

CHAPITRE PREMIER
D'ALGER AU FORT NATIONAL.

Nos amis d'Alger nous disaient: Aller en Kabylie et au Désert! y pensez-vous? Le Sud est en fermentation. Les marabouts fanatiques annoncent partout l'arrivée du Moule-Saâ [Le maître de l'heure.], qui, venant de l'Ouest, du Maroc, du Gharb, du Mogreb-el-Aksa, doit, avec son yatagan, couper la tête à tous les Roumis [Chrétiens.]. Réfléchissez que nous sortons du Rhamadhan [Le feu qui purifie.], et qu'à ce jeûne rigoureux du neuvième mois s'ajoutent les excitations du printemps pour agiter les ferments de haine et de révolte que tout Arabe ou tout Kabyle puise dans le lait de sa mère. Restez donc parmi nous, à Alger la bien gardée, qui, en avril, n'est que parfum et lumière. Où trouverez-vous un ciel plus pur, un air plus doux? N'allez pas vous jeter dans un coupe-gorge.

Mais à ces exhortations de l'amitié prudente, le Général ne répondait que par un dédaigneux sourire. Comment, faible femme, supporteriez-vous les fatigues d'un pareil voyage? Ignorez-vous que jamais un phaéton, ni même le plus méchant des voiturins, n'a pu gravir les pentes kabyles? Quelques chevaux ont tenté l'escalade, mais presque tous s'y sont cassé les reins. La route est bonne jusqu'à Tizi-Ouzou, et les cochers d'Alger vous y mèneront. De Tizi-Ouzou au fort National, il y a un chemin très-pittoresque, dit-on, que l'armée du maréchal Randon tailla, en 1857, dans les flancs de la montagne; mais vous ne pourrez vous y aventurer qu'avec huit ou dix mulets du train. Vous courrez le risque de vous noyer dans le Sébaou, grossi par les torrents d'hiver et qu'il faut passer à gué. Après cela, rien que des escarpements abruptes, des précipices effroyables, où les plus fortes têtes gagnent le vertige, et que les mulets eux-mêmes hésitent à franchir quand il pleut, car il suffit d'une glissade pour s'aller briser en morceaux au fond d'un abîme de mille mètres.

Et ce n'est pas le pire danger, Madame: à peine aurez-vous mis le pied sur la terre berbère, que vous serez assiégée par une légion affamée et furieuse, acharnée à défendre l'indépendance nationale. Vous aurez beau invoquer l'autorité française et l'hospitalité kabyle, rien ne vous préservera des insultes ni des blessures de la puce musulmane. Et s'il n'y avait qu'elle seule à combattre! Mais il est un être immonde dont le Kabyle comme l'Arabe a fait son plus intime ami. Il l'héberge dans sa gandoura [Chemise de laine.]; il le nourrit de sa chair et l'abreuve de son sang. Quand cet hôte parasite se rend par trop importun, il le prend entre le pouce et l'index pour le déposer à terre, délicatement et comme à regret. L'odieux compagnon de voyage! Il est encore d'autres périls. Et d'abord, votre teint se gardera-t-il du hâle?

Et Sidi-Yzem [Le seigneur lion.], Madame! Si tout à coup il se dressait devant vous, hérissant sa terrible crinière, dardant sur vous ses prunelles de feu, voudriez-vous, à la manière des femmes kabyles, désarmer sa colère en lui disant:

«O Sidi, toi qui es si fort, si puissant, qui fais trembler les hommes, à qui rien ne résiste, tu es trop généreux pour faire la moindre peine à une pauvre femme qui t'admire et qui ferait tout pour te plaire; car je ne suis qu'une femme, moi! regarde…»

Vous voyez-vous assaillie sur un thamgouth [Pic.] du Djurjura par un ouragan de neige? retenue prisonnière par un déluge dans une écurie kabyle? ou bien, j'en frémis pour vous, enlevée par un montagnard aussi entreprenant qu'amoureux? Un proverbe du cru dit que la femme juive marche devant le diable, et que la musulmane vient immédiatement derrière lui; mais la chrétienne, la Française surtout, est un ange aux yeux de ces barbares: s'il vous fallait partager la couche d'un Mlikeuch, voleur, assassin et qui ne se lave jamais!

Madame Elvire haussa légèrement les épaules et s'écria: Je pars demain vendredi 7 avril; que les courageux me suivent!

Partir un vendredi! Cependant nous nous trouvâmes trois au point du jour sur la place Bresson, autour du Général: trois, les braves des braves, mais aussi quel général! De grands yeux gris un peu enfoncés sous leurs arcades orgueilleuses, tour à tour naïfs et doux comme des yeux de gazelle, ou brillants comme des yeux d'aigle; le nez aquilin et fier, surmontant une petite bouche souriante; le front large, couronné d'un magnifique diadème de cheveux bruns. Grande, svelte, avec des pieds d'enfant et les plus belles mains que les fils d'Adam admirèrent depuis Ève. Le bon sens d'un vieux juge et la fantaisie d'une petite maîtresse, l'esprit du diable et le coeur d'une soeur de charité; enfin, le courage du lion dans une enveloppe fragile, car le docteur Andral avait envoyé madame Elvire en Algérie pour y rétablir sa santé altérée par les hivers de Paris.

Son habit de voyage était des plus pittoresques sur un ample vêtement d'étoffe anglaise, elle portait un manteau doublé de petit-gris qui l'enveloppait tout entière, la protégeant contre la pluie, la poussière et le vent. Elle avait un grand chapeau de feutre aux larges bords, recouvert d'une coiffe blanche qui retombait sur les épaules. Un voile vert, flottant au vent, pouvait au besoin fermer la fenêtre que la coiffe laissait ouverte devant un visage blanc et rose, qui se trouvait ainsi défendu contre l'ardeur du soleil ou la curiosité des indigènes. «Je suis laide à faire peur,» nous dit-elle en nous abordant. Certes, il fallait qu'elle fût belle pour I'être encore dans cet appareil bizarre; mais il est des femmes douées de la grâce originelle qui embellit tout.

Un des trois braves était le mari de madame Elvire. Dès la première étape, et d'une voix unanime, on l'appela le Conscrit; car nous reconnûmes que, rêveur et distrait, absorbé en lui-même, il était incapable de nous conduire. D'ailleurs, le Général paraissait lui inspirer une admiration sans bornes. Si merveilleux que fût le paysage, ses yeux, après s'y être arrêtés un instant, se tournaient toujours vers madame Elvire comme pour chercher en elle un point de comparaison. Bientôt aussi il manifesta, dans sa façon d'envisager les hommes et les choses du monde africain, une tendance paradoxale qui lui valut par surcroît le beau surnom de Philosophe. Voici l'homme en trois lignes: de moyenne taille, blond, assez sentimental, très-myope, et le mari le plus amoureux de sa femme qui se soit jamais vu.

M. Jules ***, qui faisait partie de notre corps d'armée, mérita les galons de Caporal par le zèle qu'il déploya au moment du départ. C'est lui qui retint nos places à la diligence d'Alger à Tizi-Ouzou et fit charger les bagages. Il fut en outre investi des fonctions d'agent comptable. Il portait sur ses épaules, très-bravement, ma foi! une soixantaine d'années dont plusieurs pesaient double. Plus nous avons l'épiderme sensible, et plus les ronces du chemin nous blessent cruellement: cet homme excellent s'était déchiré à plus d'un buisson épineux; mais il avait la jeunesse qui délie le temps, celle du coeur. M. Jules entourait madame Elvire de soins si empressés et si délicats, que l'heureux mari pouvait rêver tout le long de la route, certain que son trésor et lui-même étaient bien gardés par ce bon compagnon. Donc nous partîmes d'Alger le vendredi 7 avril, deux jours avant la révolte des Ouled-Sidi-Cheikh, qui allait gagner successivement les Harars, les Ouled-Naïl, puis remonter dans le Tell jusqu'aux approches de Téniet, de Titéri et de Sétif. La Fortune était avec nous: quarante-huit heures plus tard, l'autorité se fût jointe à nos amis pour nous retenir de gré ou de force; car, en pays insurgé, les touristes sont pour elle d'autant plus incommodes, qu'ils sont plus aventureux.

Quand la diligence quitta la place Bresson, emportée dans la rue de Constantine par ses six chevaux lancés au galop, le soleil sortait radieux de son lit d'or et de pourpre. Un grand calme règne sur la mer qui, à l'horizon, embrasse le ciel derrière le magique rideau des brouillards irisés. A gauche, la rade d'Alger, du cap Matifou à la pointe Pescade, ressemble à une énorme coquille de nacre de perle aux reflets changeants; à droite, les crêtes de la Bou-Zaréah et de Mustapha-Supérieur se dorent et se découpent en arêtes vives sur un azur à teintes d'opale. Les villas éparses brillent comme autant de perles dans le collier d'émeraudes des collines, dont le pied demeure enveloppé de vapeurs noires. Derrière nous, coiffée comme d'un turban maure par les maisons de sa ville haute superposées en terrasse, Alger, inondée de lumière, caressée par les brises marines, parfumée par la flore orientale, semble vouloir déployer toutes ses séductions pour nous retenir dans ses murs hospitaliers.

Madame Elvire est émue: un diamant étincelle entre les cils de sa paupière, et elle dit en soupirant: «Mon doux Alger, quand te reverrai-je?» La conquête de 1830 n'est-elle pas justifiée par ce regret et cette larme?

Nous saluons de la main, comme un ami, le palmier de la rue de Constantine qui, sous le souffle de la première brise, s'incline pour nous souhaiter un bon voyage. A Mustapha-lnférieur, nous prenons la route de la Maison-Carrée, qui contourne à gauche le champ des manoeuvres. Le Conscrit, qui est monté sur le siège pour fumer, cherche à distraire le Général de sa mélancolie.

—Vois-tu, lui dit-il, là-bas, au pied des collines, la Koubba [Mausolée.] de Sidi-Mohamed Abd-er-Rhaman-bou-Kobrin? C'était un marabout fameux et un sorcier de première force. Vers 1785, ce Medhi, ou précurseur du Moule-Saâ, fonda la société secrète des Khouâns [Frères affiliés.]. Cette association politico-religieuse nous a fait beaucoup de mal, car elle a constamment soufflé la révolte au coeur des Arabes et surtout des Kabyles. Son foyer principal est en Kabylie, dans la Zaouïa [Sanctuaire, lieu consacré.] des Aïth-Smahil, une des six tribus de la confédération des Guechtoula.

Abd-el-Kader, Bou-Bar'la et d'autres grands agitateurs sollicitèrent l'Oueurd [La rose.], l'initiation du Mek'-Addem [Celui qui avance.] ou chef des Khouâns. Les frères affiliés s'engagent, par les plus terribles serments, à obéir aveuglément au cheikh spirituel de l'ordre; ils forment en outre une sorte de franc-maçonnerie, où ils se doivent entre eux aide et protection. On les prépare à l'initiation par un jeûne prolongé dans un endroit sombre, propice aux jongleries et aux hallucinations du fanatisme. Le général Yusuf détruisit cette Zaouïa pendant l'expédition d'août et de septembre 1856. Il n'en épargna que le tombeau du saint, qui, dans les premières années de ce siècle, s'était retiré chez les Guechtoula, où il mourut. Les Maures d'Alger lui érigèrent, de leur côté, le mausolée que nous apercevons d'ici. Mais une koubba sans sarcophage, c'est comme une châsse sans reliques.

Donc une bande de pieux pèlerins, amplement munie d'ouadas [Offrandes religieuses.], gravit un beau matin les escarpements du Djurjura, et pénétra le soir dans la maison hospitalière des Aïth-Smahil.

Ils reçurent des tolbas [Religieux.] d'Abd-er-Rhaman l'accueil de la bouche en coeur que des moines n'ont jamais refusé aux pèlerins qui viennent à eux les mains pleines. On leur offrit du kouskoussou à la viande, du lebben [lait aigre.], des figues et le gîte: bref, on les traita en hôtes de distinction. Mais quelle fut la stupeur des Kabyles quand le bruit se répandit dans leurs montagnes que les pèlerins avaient emporté la dépouille du saint pour la déposer au Hamma d'Alger! Déjà ils couraient aux armes. Un sage marabout s'avisa d'ouvrir le tombeau: le précurseur du Montader [Celui qui est attendu.] n'avait pas quitté les Adrars [Pierres.] kabyles.

Et voilà comment l'illustre marabout, opérant après sa mort un prodige plus extraordinaire que tous ceux par lesquels il s'était signalé de son vivant, est devenu Bou-Kobrin, ou l'homme aux deux tombes.

—Ami, demanda madame Elvire, assise dans le coupé entre M. Jules et moi, y a-t-il une moralité à ton petit conte?

—Assurément, répondit le philosophe, et la voici: la superstition est un chancre qui ronge tous les peuples du monde. Aussi longtemps qu'on ne l'aura pas extirpé, il n'y aura rien de raisonnable à attendre des hommes. Que les fanatiques d'Europe donnent la main aux fanatiques d'Afrique! ils se valent, ils sont frères. Ceux-ci béatifient Bou-Kobrin et Lalla-Khrédidga, la sainte du Thamgouth [Le plus haut pic du Djurjura.]; ceux-là canonisent Labre, un fainéant sordide, et Marie Alacocque, une nonne hystérique. Les jésuites font la guerre aux libres penseurs et à toutes nos libertés; les marabouts excitent les grands enfants d'Afrique à détester les Roumis qui leur apportent l'instruction et le bien-être. Les uns et les autres conspirent contre la civilisation moderne; entre leurs mains la religion n'est qu'une arme politique, un instrument de réaction universelle.

Madame Elvire fit entendre une petite toux sèche qui lui était familière et ajoutait je ne sais quoi de touchant à sa beauté.

—Ah! l'air est trop vif pour vous, Madame, dit M. Jules en lui tendant un pan de son manteau. Elle, dans le même instant, s'écria:

—Prenez donc garde, postillon, vous écrasez ce pauvre bourrico [Petit âne.].

La roue heurta si violemment l'un des amples couffins [Paniers en tiges d'alfa.] qui formaient comme un potager de chaque côté de l'animal, que celui-ci en fut renversé dans le fossé avec l'Arabe qu'il portait par surcroît de charge.

Le général poussa un cri.

—Bah! dit le postillon, ça leur apprendra à se garer une autre fois, et ce n'est pas l'Arabe qu'il faut plaindre, mais son bourrico qui n'est pas la plus grosse des deux bêtes.

Cependant l'Arabe et son petit âne s'étaient déjà repris sur leurs jambes. L'homme redressa ses couffins, et, ayant pris l'élan d'un cavalier accompli, il se retrouva sur sa monture. Har'r! Har'r! fit-il d'un accent guttural, et le bourrico recommença à trotter menu au beau milieu de la route pour se faire culbuter de nouveau par un corricolo [Voiture publique d'Alger.].

—Je crois en vérité, observai-je, que les ânes de ce pays ont la bosse de la fatalité aussi développée que leurs maîtres, et s'en tiennent comme eux à ceci: «Ce qui arrive doit arriver; nul n'échappe à sa destinée.»

—Assurément, ajouta le Philosophe, l'Arabe en tombant dans le fossé a dit: C'était écrit! le bourrico l'a pensé, et voilà pourquoi la grosse bête est remontée sur la petite, tandis que celle-ci reprenait le haut du pavé. C'est le fond de l'islamisme et de toutes les doctrines politiques, religieuses ou sociales qui reposent sur le dogme de l'immuable. Pour le général de l'ordre de Loyola, l'âme de tous les complots tramés contre la raison, comme pour le Khalifa des Mouleï-Taïeb qui, dans sa petite ville d'Ouazan, au Maroc, tient le fil de toutes les conspirations africaines contre le progrès apporté par la France, cet Arabe et son bourrico atteignent à la perfection divine et terrestre.

—Tais-toi! Conscrit, fit le Général en riant, et regarde! Voici mes beaux palmiers du jardin d'Essai! Ah! qu'ils me donnent envie d'être au Désert! mais quel dommage qu'il faille quitter ma chère Méditerranée! Si j'étais fée, j'emporterais à Paris, d'abord cette mer bleue, puis cette lumière éblouissante, la fête de l'âme comme celle des yeux; enfin ces palmiers, et encore ces superbes orangers chargés à la fois de fruits d'or et de fleurs odorantes.

—Est-ce tout? demandai-je.

—Non, non, j'emporterais aussi cet air doux comme une caresse d'enfant, ces grands rochers qui se dressent là-bas devant nous, et dont les crêtes aiguës et neigeuses resplendissent au soleil comme des lances d'argent.

—Le Djurjura! nous n'en sommes plus qu'à trente-neuf lieues, Madame, et nous y arriverons demain soir.

—Quel bonheur! s'écria-t-elle en frappant des mains.

Pauvre Alger! déjà cette belle inconstante ne te regrettait plus.

Nous laissons à droite et à gauche des jardins légumiers et des bananeries que protège contre la main des maraudeurs et le souffle salé de la mer une haie impénétrable de cactus monstrueux: les figuiers de Barbarie dont les épines acérées gardent en outre leurs propres fruits, fort prisés des Arabes. Près du ruisseau Aïn-el-Abiad [La fontaine blanche.], nous apercevons, à moitié ensevelie dans les sables de la mer, la Koubba de Sidi-Belal. Ce marabout, vénéré des nègres d'Alger, pourrait bien n'être que le dieu Bélus ou Baal, dont le culte fut importé par les Phéniciens dans le Soudan. Les cérémonies religieuses de ces noirs enfants, qui se piquent d'être aussi bons musulmans que les Arabes ou les Maures, ont conservé un caractère tout païen. A Alger, vers la fin de mars, nous avions assisté, dans une maison de nègres, à des sacrifices sanglants. Nous y vîmes immoler des poulets, des moutons, un boeuf par des sacrificateurs d'ébène. Une grande prêtresse, plus noire que l'enfer, rendait, d'un air très-majestueux, des oracles tirés du sang fumant des victimes. Le mercredi de chaque semaine, sur la plage de Saint-Eugène, hors la porte de Bab-el-Oued, à la Sebâ-Aïoun [Les sept fontaines.], les Mauresques galantes, toutes celles qui ont à se plaindre d'un mari ou à se faire aimer d'un amant, viennent demander des conseils, des augures et des philtres aux Guezzanâtes [Négresses sorcières.]: c'est un carnage de poulets algériens. Mais vienne le temps où la fève commence à noircir, un effroyable vacarme éclate dans la haute ville, aux abords de la Kasba [Citadelle.]. Bientôt, par groupes de cinq ou six, les fils de Cham à la peau de suie descendent dans la ville basse, en dansant sur une musique assourdissante, la Derdeba. Ils la font avec des tambours, des tamtams et des Karakobs, énormes castagnettes en fer, plus pesantes qu'un boulet de vingt-quatre. Cette danse et cette musique en plein air durent plusieurs jours et du matin au soir. Quels poignets! et quelles jambes!

Ces bons diables montrent toutes leurs dents à chaque sou qu'on leur donne, mais ils ne tendent point la main. Cet argent fera les frais de l'aïd-el-foul, la fête des fèves. Ils viendront la célébrer à la Koubba de Sidi-Belal, le premier mercredi du Nissam, printemps des nègres. Ce jour-là, sacrifices sanglants au bord de la mer, danses frénétiques, régal et orgie: toute la population noire se pare, mange, crie, gesticule, se démène et s'amuse vingt-quatre heures durant et pour tout le reste de l'année. Ce sont, la plupart, de très-braves gens, sobres, laborieux et paisibles qui n'ont que rarement maille à partir avec la police.

Malgré leur peau de suie, madame Elvire les préférait de beaucoup aux Arabes d'Alger, paresseux, sordides et filous, aux Maures à la face blafarde, aux Koulourlis, fils étiolés des Turcs et des Mauresques, et même aux Juifs industrieux, qui ont l'art de s'enrichir où tant d'autres s'appauvrissent et possèdent aujourd'hui la moitié de la ville. Elle n'aimait guère non plus les Mzabis ou Mozabites, gens au nez pointu, à la lèvre mince, fanatiques, remuants et perfides, venus du Mzab sous le méridien, pour gagner l'argent du Roumi en attendant qu'ils pussent lui couper la gorge. Mais ceux qui avaient su gagner toute sa sympathie, c'étaient le Biskris et surtout les Kabyles, que la misère chasse, les premiers, des oasis du Ziban, les seconds des roches djurjuriennes: presque tous ces hommes-là ont un bon visage.

A mesure que nous avançons sur la route, l'heure matinale nous fait rencontrer un nombre considérable d'Arabes auxquels se mêlent quelques Maures et quelques Kabyles. Tous portent des légumes au marché d'Alger. Chacun pousse devant soi un ou plusieurs bourricos ployant sous la charge. Les bourreaux! Et quand donc la Société protectrice des animaux viendra-t-elle en aide à leurs victimes? Le maître stimule sa bête en la piquant sans cesse, avec la pointe d'un bâton, à un même endroit de la cuisse qui, à force d'être ainsi aiguillonnée, présente une large plaie saignante; et le pauvre petit âne, qui n'a que la taille d'un grand veau, va trottinant toujours, sous un fardeau trop lourd, jusqu'à ce qu'il tombe mort. Que mange-t-il? et quand mange-t-il? On ne l'a jamais su.

Quel regard triste! et comme sa tête se penche mélancoliquement! mais il paraît pourtant résigné à son sort. Ah! c'est heureux vraiment qu'il soit fataliste! Mahomet aurait bien dû lui réserver une place dans son paradis!

L'autorité, qui se mêle de tout en Algérie comme en France, ne peut-elle rien pour l'infortuné bourrico? Elle ordonne aux gendarmes de briser, dans la main de l'Arabe, l'instrument de torture chaque fois qu'il est armé d'une pointe en fer. La pointe en bois est-elle donc moins cruelle?

Nous nous croisons avec de vieilles haridelles chargées de fruits superbes: des oranges exquises qui mûrissent, après celles d'Alger et de Blidah, chez les Amaraoua, tribus de la basse Kabylie. Puis ce sont de légères carrioles conduites par de jolies petites femmes au teint brun, à l'oeil noir, à la mine très-éveillée: les maraîchères mahonnaises du fort de l'Eau. Cette colonie, fondée en 1850 par des familles de Mahon, est très-florissante; elle approvisionne le marché d'Alger de légumes excellents, elle exporte en France des primeurs d'artichauts et de petits pois. A Bougie, à Philippeville, à Bône comme à Alger et sur tout le littoral, les Mahonnais, colons à demeure fixe, out trouvé une veine d'or dans la culture maraîchère et dans celle des arbres fruitiers. Voici de grands chariots traînés par quatre chevaux qui conduisent au vapeur en partance pour Marseille un million d'artichauts récoltés au fort de l'Eau et dans les champs très-fertiles des deux rives de l'Arrach. Nous passons sous la Maison-Carrée. Ce fortin turc construit sur une éminence est devenu un pénitencier d'indigènes rebelles.

La diligence s'arrête devant l'auberge du Roulage. Le conducteur demande un champoreau: mélange de café noir, d'eau-de-vie et de sucre que l'ouvrier de Paris appelle un gloria. Il nous engage à faire comme lui: nous allons traverser un pays de broussailles vierges et de mares stagnantes, où habite une alliée des Arabes hostiles: la fièvre!

Nous nous plaçons sous l'égide du champoreau; mais à peine madame Elvire a-t-elle trempé ses lèvres dans le breuvage fébrifuge, qu'elle les en écarte avec un geste de dégoût. Elle l'offre à un Arabe en guenilles qui l'avale en faisant claquer sa langue contre son palais et s'écrie: Bono! bono! pour la remercier. C'est tout ce qu'il sait de français.

—O fille d'Ève! dis-je, vous faites perdre à ce pauvre diable sa place dans le paradis.

—Hé! l'ami, fit-elle en se tournant vers le petit fils de Sem, il faut aller à confesse et avouer au mufti [Prêtre musulman.] que tu as bu de I'eau-de-vie.

Pour toute réponse l'Arabe lui montre les trous de son burnous à travers lesquels reluit sa peau cuivrée. Nous lui jetons quelques sous qu'il ramasse d'une main rapace. Beaucoup d'Arabes demandent l'aumône; tous ou presque tous la reçoivent sans vergogne.

—Cela leur donne sur nous une incontestable supériorité, observe le Philosophe: la pauvreté n'est pas pour eux un sujet de honte, puisqu'ils n'en rougissent pas.

En route! postillon! nous n'aimons pas ces quatre murs carrés derrière lesquels des malheureux pleurent la plus belle, la plus chérie des amantes: la liberté! et d'où ils ne sortiront que plus aigris encore et plus acharnés contre leurs maîtres: les chiens de France.

Nous sommes à la Reghaïa. En 1837, ce n'était qu'une ferme naissante qui fut vigoureusement attaquée le 9 mai de cette année-là par les Kabyles du bas pays, ayant à leur tête le frère d'Abd-el-Kader, Mustapha-el-Hadj [Le pèlerin de la Mecque.]. Ce coup de main, qui était une provocation, motiva la première expédition en territoire kabyle. Le village borde un ruisseau ombragé de lauriers roses et dont l'eau verte ne coule que très-lentement.

Deux ou trois habitants sont sur leur porte; ils ont le visage d'un blanc jaunâtre. Est-ce le reflet du ruisseau? Leurs joues creuses nous serrent le coeur; et pourtant nous apercevons là-bas des plantations vigoureuses, des champs bien cultivés et en plein rapport. Le pain ne manque pas à la Reghaïa, ni même le bien-être; mais à quoi bon faire double récolte et avoir sa grange pleine, quand la fièvre vous coupe la faim?

Pourquoi a-t-on couché ce village dans ce bas-fond, au lieu de l'ériger sur cette colline où l'air est salubre? Partout où les colons ont été établis sur la hauteur, ils n'ont pas payé à la camarde paludéenne cet effroyable tribut de deux générations d'hommes qu'elle préleva sur Boufarik, avant que le défrichement et l'aménagement des eaux eussent fait de ce campement empesté où «les corneilles elles-mêmes ne pouvaient vivre [Dicton arabe.]» le marché le plus florissant de la Mitidja.

La voici! L'immense plaine de deux cent mille hectares se déroule devant nous, jusqu'au pied de l'Atlas: à notre gauche, vers la mer, jusqu'à la pointe du cap Matifou; à notre droite, jusqu'aux massifs du Sahel. Elle baigne entièrement dans un brouillard épais que les premiers rayons du soleil ont précipité des hauteurs du ciel, en condensant les sueurs nocturnes de la terre. Le jeu de la lumière produit des effets merveilleux dans cette mer profonde de vapeurs accumulées: d'un bleu d'ardoise au raz du sol, elle offre au regard, à mesure qu'il s'élève, des ondes lumineuses d'un gris d'argent traversées çà et là par des rayons solaires pareils à des flèches d'or. Les plus hautes montagnes de l'Atlas, vigoureusement dessinées sur le ciel où s'effacent les dernières étoiles, s'élancent comme des îlots de ces flots diaphanes dans lesquels s'enfoncent leurs grandes ombres noires. Les cultures ont disparu. Ce sont partout d'impénétrables maquis de lentisques, de lauriers-roses, de genêts épineux, de bruyères géantes, d'asphodèles dont les distillateurs algériens font de la fine-champagne. Il y a là aussi des chênes-liéges, et quelques chênes-zen, mais petits et rabougris. Nul autre vestige de civilisation que la route empierrée, nouveau sillon ouvert dans ce sol abandonné. De chaque côté de la pierre concassée par les nègres à veste rouge qu'on rencontre sur toutes les grandes routes, martelant le gris sous un soleil vertical, se presse une herbe courte et drue, tout émaillée d'une flore sauvage.

On dirait un tapis de velours vert où la main d'une fée a brodé, avec les couleurs de l'arc-en-ciel, les arabesques les plus bizarres.

Madame Elvire s'extasie sur ce paysage enchanté.

—Euh! exclame le Philosophe, nous respirons la peste. Des broussailles vierges aux portes d'Alger! et l'on répond aux colons qui demandent de la terre qu'on n'en a pas à leur donner! Et la France ne peut pas nourrir ses habitants dans les années médiocres! Et dans les meilleures, l'Angleterre et la Belgique sont obligées d'aller acheter aux États-Unis ou en Russie le tiers de la récolte qui leur manque! Et…

—Un chacal! fit madame Elvire, en désignant du doigt un animal qui traversa la route comme une flèche.

—Pardon, Madame! dit le postillon, mais ce chacal est tout bonnement…

—Quoi donc?

—Un lapin!

Un peu plus loin, deux oiseaux s'envolèrent.

—Des perdrix! fis-je.

—Oui, Monsieur, ajouta le postillon, des perdrix rouges.

—Que n'ai-je mon fusil! dit M. Jules en soupirant.

—Quoi! exclama le Général, tuer ces pauvres petites bêtes!… et devant moi!

Le Caporal s'enfonça repentant dans son coin.

Tout à coup le décor change.

Quel fléau a passé par ici? Quel Vandale a piétiné le tapis de velours brodé par la fée? Plus une fleur, plus un brin d'herbe! Quel sauvage a arraché leur robe verte à ces arbres dont les troncs et les bras nus se tordent d'un air désespéré? Pas un oiseau, pas un insecte! Le silence de la mort règne dans ces lieux désolés que recouvre aussi loin que s'étend la vue un linceul de poussière grise et noire.

—Ce sont ces coquins d'Arabes, dit le postillon, qui ont mis le feu aux broussailles du côté de la mer, il y a quinze jours environ. L'incendie, poussé par le vent, prit sa course d'une telle vitesse, que mes chevaux, lancés au grand galop, pouvaient à grand'peine le devancer. Nous venions de Tizi-Ouzou, et ce diable de feu se mit à nous poursuivre aux approches de l'Alma. Je vous réponds que je n'avais pas besoin de jouer du violon à mes bêtes. Le curieux de l'histoire, c'est que devant nous, à deux ou trois cents mètres, sur la route, galopait un lion…

—Un lion! en êtes-vous bien sûr, postillon, et n'était-ce pas aussi un lapin?

—Un vrai lion, Madame, de la grande espèce fauve: car il y a aussi le lion noir qui est moins grand et moins commun, sinon moins dangereux.

—Et duquel, mon ami, eûtes-vous le plus peur, de ce diable de feu ou de ce grand lion fauve?

—Vous n'avez donc pas lu dans les livres, que le Sidi, le seigneur, comme disent les Arabes, ne recule pas devant tout un douar [Les tentes d'une famille.] en armes, mais qu'une bûche qui flambe le met en fuite?

—Et comment prîtes-vous congé de ce compagnon?

—Là-bas derrière nous, à l'endroit où la route fait un angle, l'incendie suivit son chemin en droite ligne dans la direction du vent, et le Sidi disparut dans les broussailles en rugissant…

—Oui, de plaisir?

—Il ne m'a pas laissé le temps de le lui demander, Madame.

Nous descendons par une pente rapide au fond d'un ravin pour passer un ruisseau de mauvaise mine: le Bou-Douaou, frère ou cousin de celui de la Reghaïa.

Nous entrons dans le village de l'Alma, créé en 1856. Ce n'est pas un colon qui nous regarde avec ces yeux ternes; c'est la fièvre en personne! Quel barbare ou quel étourdi, après l'expérience d'un quart de siècle, a condamné ses frères de France à dépérir misérablement au fond de ce marécage, quand il pouvait les faire vivre bien portants et heureux sur cette riante colline qui reçoit en plein, l'été, le souffle tonique et rafraîchissant de la mer? Combien d'hommes ont déjà payé et payeront encore de leur vie cette faute d'une ignorance ou d'une légèreté également coupables!

On change de chevaux. Les braves bêtes qui nous ont amenés d'Alger viennent de faire, sans débrider, neuf lieues au train de poste. Ils n'ont soufflé que pendant une minute ou deux à la Maison-Carrée. Ils font ce trajet tous les jours, et il est des gens qui disent que les chevaux arabes n'ont pas de fonds!

Tandis qu'on mène ces courageux sous un hangar où ils se sèchent en se roulant sur la litière, le Conscrit est envoyé à la cuisine de l'auberge. Nos estomacs crient famine; le Général veut savoir si le déjeuner est à point et quel en est le menu. Bientôt l'impatience le gagne et grandit avec sa fringale. Le Conscrit ne reparaît pas.

—Il n'aura pas trouvé la cuisine! allez, Caporal, allez!

L'instant d'après, M. Jules revient avec un visage consterné.

—Ce n'est pas ici qu'on déjeune, Madame.

—Ah!… mais où donc?

—Aux Issers.

—A trente kilomètres!

—Venez!

Nous suivons le Général dans l'auberge.

—Que pouvez-vous nous servir?

—Madame, tout ce qu'il vous plaira.

—A la bonne heure! Eh bien, servez-nous.

—Quoi? de l'absinthe?

C'est la première chose qu'on vous offre dans toute l'Algérie, depuis huit heures du matin jusqu'à six heures du soir; c'est aussi la plus pernicieuse.

—Des champoreaux?

—Merci! nous venons d'en prendre. Servez-nous un poulet, des oeufs, du jambon…

—C'est que…

Le Général fronce le sourcil.

—Nos poules ne pondent pas encore, nos jambons sont mangés; et quant à un poulet, il faudrait le temps de le saigner, de le plumer et de le mettre à la broche.

—Du pain alors!

—Et du fromage, oui, Madame; et du vin, si madame le désire.

—Sans doute.

—Du cacheté! vieux médoc, avec la marque de Bordeaux.

Les visages se dérident. Le Conscrit nous rejoint, l'oreille basse. Distrait comme toujours, il a pris la porte de l'étable pour celle de la cuisine, puis il s'est égaré dans le potager. Il prétend avoir découvert avec sa lorgnette la Koubba de Mohamed-el-Debba [L'égorgeur.] située à l'entrée du col des Beni-Aïcha, porte naturelle du pays kabyle. C'était un terrible Turc. Il jouit d'une renommée légendaire chez les montagnards de l'Ouest, les Aïth-Flisset-oum-el-il, fils de la nuit, et les Aïth-Flisset-Behar, fils de la mer. Ils lui attribuent indistinctement tous les coups que leur a portés la domination turque. Du haut de son bordj de Tizi-Ouzou, ce lieutenant d'Ali-Pacha, dey d'Alger (1757), observait tout le massif de leurs montagnes ondulées qui s'étend de chaque côté de la vallée du Sebaou, au nord jusqu'à la mer, au sud jusqu'au Djurjura et à l'Oued [Rivière.] Isser. Armé de son redoutable cimeterre, il tombait sur eux à l'improviste, et ne pouvant leur imposer le joug du Beylik, il s'en vengeait par le massacre et le pillage. Le flissa [Sabre.] le mieux aiguisé n'entamait pas sa peau, et c'est à peine si la balle d'un fusil des Yenni, les meilleurs armuriers du Djurjura, parvenait à trouer son burnous. Invulnérable par le fer et par le plomb, dit la légende, il fallait, pour l'abattre, lui envoyer dans le corps une charge de pièces d'argent.

Nous dévorons à belles dents un pain savoureux, confectionné avec de la farine de blé dur qu'on répudiait, il y a quelques années, comme impropre à la panification. O préjugé! quand cesseras-tu d'outrager la nature? La faim assouvie, c'est la soif qui nous tourmente. Nous débouchons le médoc authentique. Madame Elvire demande de l'eau: l'aubergiste secoue la tête; elle fronce les sourcils.

—C'est de la poison, Madame! et, pour en avoir bu, voilà plus de six mois que ma femme est malade.

—Pouah! c'est votre vin qui est de la poison, s'écrie le Conscrit en faisant une affreuse grimace. C'était du bleu, le terrible bleu de Cette qu'on boit à Alger, à Oran, à Constantine, à Biskra, à Laghouat, à Géryville, au nord, au sud, partout et jusqu'à Tougourt, où le drapeau tricolore flotte sur la lisière du Grand-Désert. En Algérie, bordeaux, bourgogne, mâcon, côte rôtie, crus de la Gironde ou crus du Rhône, du bleu, toujours l'inévitable bleu! Le plus fâcheux, c'est que ce vin, dur à la gorge, pesant à l'estomac et qui offense tout palais délicat, est remonté avec du trois-six qui en fait une boisson aussi malsaine que désagréable. Et pourtant le soleil africain est l'amant de la vigne; sous ses baisers ardents, elle s'épanouit, devient féconde, et se couvre de magnifiques grappes blondes ou vermeilles. A Médéah, j'ai dégusté d'excellents échantillons de vins blancs ou rouges. L'Algérie, les plateaux du littoral surtout, peuvent produire une grande richesse vinicole: il ne faut pour cela que de bons vignerons.

Nous remontons en voiture, et bientôt nous arrivons au milieu d'admirables cultures. Ce n'est pas la charrue arabe qui a ouvert des sillons profonds dans cette terre brunie par des détritus séculaires. Le laboureur indigène effleure avec un soc trop court la surface du sol. S'il rencontre un de ces pieds de palmier nain qui sont la vermine de la Mitidja, il ne l'arrache point, mais tourne à l'entour avec son chétif attelage de deux boeufs maigres: en sorte qu'un champ arabe est un fouillis de mauvaises herbes au milieu desquelles le blé est parcimonieusement semé. Ici, de ces cultures qui vous transportent tout d'un coup dans la Beauce ou la Flandre, s'élève, avec l'encens de l'humus, un hymne sacré à la Cérès africaine dont la mamelle inépuisable nourrissait jadis les conquérants du monde. Dans vingt ans, dans dix ans, si la France ne dédaigne pas, comme aujourd'hui, d'attacher ses lèvres à cette généreuse mamelle, elle y puisera non seulement plus de force et de bien-être pour elle-même, mais elle pourra encore par surcroît nourrir ses amis les Anglais. Ils se dépiteront peut-être de manger le pain français; mais en apprécieront-ils moins la saveur?

Des garçons et des filles aux yeux bleus, aux cheveux de filasse, la bêche ou le râteau sur l'épaule, sortent d'un vaste bâtiment à gauche de la route: les gens de la ferme de l'Oued Corso. Ils sont de pure race germanique. Ils vont au travail en chantant de vieux lieder de la Westphalie ou de la Thuringe. Parfois sans doute leur regard se tourne humide vers le clocher natal, sous lequel achève de vivre pauvrement le grand-père ou l'aïeule; mais, s'ils n'étaient pas heureux dans leur nouvelle patrie, chanteraient-ils?

Nous arrivons au col des Beni-Aïcha. En face de nous, à l'horizon, se dresse un gigantesque bloc de pierre d'un bleu foncé, presque noir, et qui se découpe sur le ciel en arêtes verticales. Sa masse imposante et sombre est ornée d'un collier de neige qui resplendit au soleil. Salut au Djurjura! Salut à la république kabyle! Par ce col ont passé les cohortes de Rome, les Vandales de Genséric, les Arabes de la première et de la deuxième invasion, les seffras de janissaires turcs. Tous se flattaient d'imposer leur joug aux épaules berbères. Mais le fier génie de l'indépendance qui, du haut de ces pics, défiait tous les conquérants, ne devait succomber qu'en 1857, sous les coups redoublés de la France et au bout de vingt ans de combats héroïques.

Dans la nuit du 17 au 18 mai 1837, huit jours après l'attaque de la Reghaïa par les Kabyles, nos soldats pénétrèrent pour la première fois sur leur territoire par le col des Beni-Aïcha. Ils trouvèrent là, parmi les ruines romaines du Bas-Empire, une inscription tronquée exprimant ce voeu prophétique: «Puisses-tu, ô Christ! posséder avec les tiens le pays que nous voyons!»

Nous traversons l'Oued Isser, puis l'Oued Djemâ qui sillonnent une plaine ondulée, très-fertile, où les cultures abondent. D'ici au pied du Djurjura et même jusqu'à sa cime, nos yeux ne seront plus attristés par ces grandes landes abandonnées au palmier nain ou à la broussaille, qui nous donnaient un avant-goût du désert aux portes mêmes d'Alger. Plus on avance en pays kabyle, et plus ou rencontre de terres labourées. Les moissons ne sont pas beaucoup plus riches qu'en pays arabe, les épis sont maigres et rares; des herbes parasites, parmi lesquelles pullulent les pieds-d'alouette, dévorent les meilleurs sucs de ces sillons qu'ouvrit un soc trop court, et où le grain fut semé d'une main trop avare. Mais ici du moins la terre n'est pas délaissée comme dans la zone d'Alger, où les colons n'ont pas remplacé les indigènes qui reculèrent vers le sud devant l'invasion française. Les terrains incultes que nous apercevons çà et là ne sont que des champs en jachère. Le Kabyle, comme l'Arabe, épuise le sillon qui le nourrit; il ne lui apporte que peu ou point d'engrais, laissant à la nature le soin de refaire le sol appauvri par une ou plusieurs récoltes. Mais ce n'est pas de sa part indifférence ou paresse: le bétail est rare en Kabylie, où l'herbe et le fourrage n'abondent pas. Donc, peu de fumier; ce qu'il y en a est nécessaire aux oliviers et aux figuiers, dont la racine ne trouve souvent sur le rocher qu'une mince couche végétale, insuffisante pour vivre. Le paysan berbère ne pratique guère jusqu'à présent l'art des prairies artificielles; d'ailleurs, où ce n'est pas la terre, c'est souvent l'eau qui manque. Aussi, l'hiver, n'a-t-il presque à offrir à ses boeufs et à ses chèvres que des feuilles de frêne; et ces bons animaux, qui font partie de sa famille et ont leur place à son foyer, s'en contentent en voyant leur maître mordre dans une dure galette de glands doux.

—Il fut un temps, dis-je, où la population de ces montagnes, hommes et troupeaux, n'en était pas réduite à d'aussi misérables aliments. Ils vivaient grassement dans l'immense plaine que domine le massif djurjurien*. Leurs ancêtres, les Sanhadja, Berbères de l'Ouest, possédaient toute la province d'Alger, et les Kétama, Berbères de l'Est, la province de Constantine; au midi, les uns et les autres promenaient leurs tentes par delà Sétif et Aumale, jusqu'aux oasis des Ziban, où l'on retrouve, au pied des palmiers, les rejetons de cette souche aborigène. Par qui ces premiers occupants de la terre africaine furent-ils refoulés dans leurs âpres rochers? à quelle époque renoncèrent-ils à leurs habitudes nomades, remplaçant les tentes en poil de chèvre ou de chameau par des murs de pierre recouverts de tuiles rouges? quel ennemi les contraignit à aller vivre dans la région des sapins et des neiges, au bord des abîmes et sur des pics inaccessibles? C'est un mystère que garde le passé et sur lequel la tradition demeure muette comme l'histoire. Il est vraisemblable que beaucoup de Berbères de la plaine se réfugièrent dans le Djurjura pendant les deux invasions arabes (septième et onzième siècles). Mais déjà à l'époque romaine, les rochers de la grande Kabylie étaient habités par les Quinquegentiani (les hommes des cinq tribus) [Berbrugger, les Époques militaires de la grande Kabylie.], les Tindenses, les Massinissenses, les Isaflenses, les Jubaleni et les Jesaleni. Ne reconnaît-on pas dans les Isaflenses les Ifflissen ou les Flisset d'à présent, tribus nombreuses et guerrières de la Kabylie occidentale? Les Jubaleni étaient les montagnards par excellence, que la géographie ancienne place sur les plus hautes cimes du Djurjura. Vingt-cinq ans avant Jésus-Christ, Rome leur faisait déjà la guerre, et les maîtres de l'univers ne purent jamais réduire à l'obéissance cette poignée d'hommes. Encore deux jours, et nous irons demander l'hospitalité à leurs petits-fils, les Zouaoua, dans ce chaos entre terre et ciel dont l'âpreté rebutait les généraux romains, notamment le comte Théodose, et que l'historien arabe Ebn-Khaldoun représentait, au quatorzième siècle, comme un ensemble de «précipices formés par des montagnes tellement élevées que la vue en est éblouie, et tellement boisées qu'un voyageur ne pourrait jamais y trouver son chemin.» Quant aux Berbères eux-mêmes, il les dépeignait comme un peuple «puissant, redoutable, brave et nombreux.» Il leur attribuait les vertus qui honorent le plus l'humanité: la noblesse d'âme, la haine de l'oppression, la bravoure, la fidélité aux promesses, la bonté pour les malheureux, le respect envers les vieillards, l'hospitalité, la charité, la constance dans l'adversité. Quel plaisir nous aurons à nous égarer dans ce labyrinthe de rochers sauvages, et à toucher du doigt «ces peuples très-féroces, «ferocissimos populos», du panégyrique de Maximien, «qui se fiaient aux inaccessibles hauteurs de leurs montagnes et aux fortifications naturelles de leur territoire! Inaccessis montium jugis et naturali munitione fidentes

Madame Elvire bâilla éloquemment, et tandis que M. Jules tournait vers elle un regard consterné, le Philosophe s'écria:

—Ce plaisir-là et tous les plaisirs du monde, je les donnerais en ce moment pour un beefsteak aux pommes de terre!

Je n'en fus pas du tout mortifié. Je n'avais étalé cette science d'emprunt que pour tromper ma faim et celle des autres. Nos estomacs, un instant endormis par la croûte cassée à l'Alma, se réveillaient en pleine révolte. Il était une heure après-midi et nous n'avions pas déjeuné!

—Mais, dit le Caporal, j'ai deux saucissons, moi, un de Lyon et un d'Arles.

Le Général sourit.

—Faites-en quatre parts, dit le Conscrit: à la guerre comme à la guerre!

—C'est qu'ils sont avec mon revolver, au fond de ma malle.

Madame Elvire haussa légèrement les épaules, et M. Jules, désolé, s'enfonça plus avant dans son coin. Mais tout à coup, jeté hors de son rôle passif par la fringale, le Conscrit mit la main sur les rênes des chevaux:

—Arrêtez, postillon!

—Pourquoi donc?

—Il me faut la malle de monsieur.

—Défaire toute la diligence… impossible! je mène la poste; d'ailleurs, nous arrivons.

Le caravansérail des Issers nous apparut sur un monticule. Les angles de ses murs blancs se dessinaient en lignes nettes sur l'azur. On voyait près de la porte un mendiant arabe accroupi, et un peu plus loin un officier français à cheval qu'escortaient deux spahis au manteau rouge. On distinguait des pigeons sur le toit.

—Regardez ce nuage bleu, dit joyeusement madame Elvire: c'est notre déjeuner qui fume.

—Hélas! exclama M. Jules, nous en sommes encore à huit kilomètres!

Il disait vrai: du haut des terrasses d'Alger, par les temps clairs, on voit à douze lieues flamber ou fumer les feux allumés sur l'Atlas; et telle est la transparence de l'air, que de la pointe Pescade on aperçoit la pointe Dellys qui en est à quarante.

Cependant à peine eûmes-nous dépassé un coude de la route que la révolte de nos estomacs s'apaisa devant le tableau pittoresque qui régala nos yeux. Au pied du mamelon des Issers, dans une plaine baignée de lumière, des milliers de Kabyles étaient rassemblés pour le Souk-el-Djemâa, le marché du vendredi. A côté des hommes, debout ou accroupis, isolés ou réunis par groupes, il y avait des chevaux, des boeufs, des vaches, des chèvres, des moutons et une quantité considérable de mulets qui avaient apporté tous les produits de l'industrie indigène dans leurs tellis, sacs à double poche en laine, en poils de chèvre ou de chameau, qui recouvrent le bât. Dans cette masse de visages cuivrés et de burnous d'un blanc sale, à leurs larges chapeaux de feutre, à leurs vêtements sombres et à leurs ceintures de flanelle rouge, on distinguait quelques Roumis. C'est le nom que les Kabyles donnent aux Européens de toute provenance; mais dans leur bouche, ce n'est pas comme dans celle des Arabes une expression méprisante. L'intolérance religieuse de ceux-ci n'a point pénétré chez ceux-là avec le Koran. Pour l'Arabe, le Koran est à la fois toute la religion, toute la morale, toute la politique: il est la loi divine et humaine.

En Kabylie, au contraire, en dehors du code musulman appuyé sur le dogme de la fatalité, il existe une constitution politique et civile, susceptible de perfectionnement comme en France, et que le prestige de Mahomet n'a jamais pu dominer. Dans leurs prises d'armes, l'orgueil national, le fanatisme de l'indépendance bien plus que le fanatisme religieux, soulevaient contre nous ces montagnards aux épaules vierges. Ne parlez pas à l'Arabe nomade d'indépendance et de patrie; pour lui ces mots n'ont aucun sens. Pendant trois cents ans, il a, victime résignée, tendu son cou au yatagan du Turc.

Dans toutes ses révoltes contre la domination française, ce n'est pas l'étranger qu'il combat, mais le chrétien que ses marabouts et ses derviches lui enseignent à haïr et à égorger. Cette différence essentielle entre les deux races conquises, si importante par ses conséquences, est aussi, comme l'hostilité innée et réciproque des Kabyles et des Arabes, un des traits de moeurs qui devaient le plus vivement nous frapper. Aux yeux des Kabyles, les Roumis sont les descendants des Romains, qui ainsi que nous passèrent la mer pour aborder à la côte africaine. Et si beaucoup d'entre eux nous détestent encore, c'est parce que nous sommes des envahisseurs, et non pas parce que nous sommes des chrétiens.

La scène du marché, plus animée et plus variée, à mesure que nous en approchions, nous fit trouver trop court le trajet jusqu'aux Issers. Au lieu d'un seul tableau, cette plaine qui n'était que bruit, mouvement et soleil, nous en offrait à présent mille. Tous également sollicitaient nos regards. Et tel fut l'enthousiasme qu'ils excitaient chez le Général, qu'en descendant de voiture il voulut nous entraîner au milieu du Souk [Marché.]. Nous ne répondîmes à un si bel élan que par ce cri famélique:

—Déjeunons!

Seul, M. Jules fit trois pas derrière madame Elvire pour la défendre au besoin, en véritable chevalier français, contre deux ou trois mille ennemis. On nous avait si fort monté la tête à l'endroit des Kabyles, que nous les considérions tous alors comme brigands et coupe-jarret. C'était par fanfaronnade et pour imiter le Général, que nous n'avions d'autres armes que nos cravaches et le revolver à six coups enfoui par M. Jules dans le fond de sa malle.

En voyant notre couardise, madame Elvire jeta sur son mari et sur moi un regard plein d'une ironie charmante, et revint sur ses pas. Nous la suivîmes dans une grande salle crépie à la chaux, où, sur une nappe plus ou moins blanche, on nous servit un copieux déjeuner d'oeufs, de volaille, de poisson et de gibier. M. Jules était radieux: à sa joie de l'avoir emporté sur nous dans l'esprit du Général, se mêlait visiblement le plaisir de dévorer des yeux tant de mets succulents étalés sur la table. Nous ne mangeâmes pas comme de simples mortels, mais comme le divin Gargantua.

Un brave chien kabyle, au poil hérissé, aux crocs énormes, que les fumets de la cuisine française avaient entièrement rallié à nous, fit, avec nos reliefs, le plus beau festin qu'il dut faire de sa vie: il mangea à lui seul autant que nous quatre ensemble.

Rien de tel qu'un bon repas pour relever le courage. Après déjeuner, nous eussions, sur un signe du Général, escaladé le Djurjura, qui, à vingt lieues, se dressait superbe par-dessus les montagnes des Flisset-oum-el-lil, comme un grand sphinx de pierre à croupe d'argent.

Tous les quatre, marchant de front, nous allâmes visiter le marché.

Dès les premiers pas, tandis que les Kabyles nous accueillent avec des visages souriants, et que plusieurs nous disent bonjour en fort bon français, nous voyons ramper vers nous, à quatre pattes, un être hideux, décharné, presque nu, qui étale sous nos yeux, avec une sorte d'ostentation, ses guenilles sordides et sa peau collée à ses os. Il se met à nous regarder fixement, en marmottant d'une voix aigre des versets du Koran. Nous lui jetons quelque monnaie qu'il saisit avec une prestesse singulière; puis, nous tournant brusquement le dos, il s'en va comme il est venu. C'est le mendiant arabe que nous avions aperçu de loin, en arrivant aux Issers.

—Qu'est-ce que cet homme? demanda curieusement madame Elvire, et que nous disait-il?

Un Roumi s'approcha:

—Madame, il disait: «Dieu n'accordera sa miséricorde qu'aux miséricordieux: faites donc l'aumône, ne fût-ce que de la moitié d'une datte. Qui fait l'aumône aujourd'hui sera rassasié demain.» Et il vous demandait l'aumône au nom de Sidi-Abdel-Kader-el-Djelali, qu'invoquent tous les mendiants.

—Vraiment, je regrette de n'avoir pas mieux fait la charité à ce malheureux.

—Ce malheureux, Madame, est un coquin qui parcourt les marchés en excitant contre nous les Kabyles. C'est un derviche qui a fait voeu de pauvreté; mais je gagerais qu'il a enfoui dans la terre dix fois plus de pièces de cent sous que je n'en aurai jamais dans mon coffre. Et cet argent est perdu pour tout le monde, car il ne reverra pas la lumière. Le plus grand bonheur que ce misérable pût éprouver, ce serait de vous couper la tête, à vous, Madame, à ces messieurs et à moi, avec le couteau de Bouçada qu'il cache sous ses loques. Heureusement les gens d'ici ont plus de bon sens que les Arabes; mais, s'ils sont bien moins fanatiques, ils ne sont pourtant, eux aussi, que de grands enfants crédules et superstitieux: ils croient aux mauvais esprits, aux djenouns, aux sorciers. Cet homme à museau de chacal leur inspire une sainte peur: ils redoutent ses maléfices. Lui et ses confrères en jongleries, derviches et marabouts, sont la peste de l'Algérie.

—Oui, ajouta sentencieusement le Philosophe, le surnaturel, quelle que soit sa forme ou sa grimace, a été et sera toujours la plus grande calamité que les hommes puissent s'infliger à eux-mêmes.

Madame Elvire remercia par un gracieux sourire le Roumi, qui s'en alla débattre bruyamment avec plusieurs Kabyles un marché de céréales.

De tous côtés, c'étaient des éclats de voix accompagnés d'une mimique si expressive, qu'on eût dit des gens qui se querellent. Autant l'Arabe est calme, impassible, silencieux, autant le Kabyle parle, s'agite et gesticule: celui-ci tout en dehors, celui-là tout en dedans; entre eux le seul trait d'union est une égale finesse.

Quelques Arabes, gravement assis devant des sacs de froment ou d'orge, se laissent aisément reconnaître. On les eût pris pour des statues, si le clignotement des paupières ne vous eût averti de temps à autre que sous ces masques de bronze il y avait des êtres animés. Ils nous regardaient passer d'un air indifférent, ne répondant même pas au salut que leur adressait madame Elvire pour se bien convaincre que ce n'était pas du métal. Ces bons Kabyles, au contraire, nous faisaient fête, criant: Bono! bono! ou nous répondant quand nous leur adressions la parole:

Makache sabir, nous ne vous comprenons pas.

Beaucoup de jeunes hommes contemplaient madame Elvire en écarquillant les yeux, et lui montraient trente-deux dents du plus bel ivoire. Plusieurs, s'inclinant devant elle, baisèrent le pan de son manteau.

La prenaient-ils, à cause de son grand air, pour une maraboute, arrière- petite-fille de la glorieuse Damia-bent-Nifak? Cette héroïne, armée de la mzerag [Lance.], tint tête, pendant cinq ans, aux Arabes de la première invasion. Aussi, au fond du désert de Barka, où elle les avait rejetés, l'appelèrent-ils Kahina, la sorcière. Ou bien ceux qui attachaient sur le Général des regards brillants d'admiration lui trouvaient-ils un air de ressemblance avec la vaillante Chemsi-Cheikha [Chef.], des Aïth-Iraten, qui s'illustra pendant la deuxième invasion? Tandis que nous gravissions, le lendemain, les montagnes de ces tribus invaincues jusqu'en 1857, notre guide, Maâkara, Kabyle de Tizi-Ouzou, nous assura que cette guerrière était née sur le piton même au haut duquel il nous montrait le fort National comme un nid d'aigle. Ou bien encore s'imaginaient-ils revoir la fameuse Lalla-Khredidja, la Velléda berbère du Thamgouth, le plus haut pic du Djurjura, laquelle chevauchait à travers l'espace sur un rocher? ou enfin Lalla-Fathma-bent-Cheikh, la druidesse inspirée des Aïth-Illilten, qui pendant plusieurs années et jusqu'en 1857 souleva le Djurjura contre la France? Cette année-là, en juillet, vers la fin de la grande guerre, la Kabylie vaincue, le général Yusuf la trouva au village de Soummeur, assise sur sa doukana [Banc de pierre.], où elle rendait des oracles; et depuis, elle est prisonnière au bordj du Bachaga des Beni-Sliman, près d'Aumale. Imposante et fort belle, de la parole ou du regard, elle allumait dans les âmes le feu sacré de la liberté. Maintenant elle pleure, dit-on, l'indépendance berbère au tombeau, et chante parfois d'une voix dolente la complainte héroïque où un poète djurjurien a célébré sa gloire. Étrange contradiction chez ce peuple qui divinise quelques-unes de ses femmes, et rejette toutes les autres au rang des bêtes de somme!

Le Général avançait en souriant à travers les feux croisés des regards. Madame Elvire recevait l'hommage rendu à sa beauté, comme si elle eût traversé un salon de Paris; et pourtant elle était la seule de son sexe, car les femmes de Kabylie ne vont pas au marché. Elle voulait tout voir, elle vit tout. Ici, les blés, les orges, les pois chiches, la bechna, espèce de sorgo que le Kabyle sème en avril. On mesurait les céréales avec la fernana, plateau en chêne-liége, à bords relevés; ou les vendait aussi au tellis ou à la sâa (à peu près un hectolitre). Là, l'huile d'olive, le goudron, le miel qu'on transvasait avec l'habbar dont la contenance varie d'un à cinq litres selon les tribus. Puis, les figues sèches, blanches et noires, qu'on achetait au panier; le tabac en paquets ou en feuilles; le café, le sucre, le benjoin qu'on vendait au rethol, la livre, ou en moins grande quantité, car ce sont des denrées précieuses dont les riches seuls peuvent se donner la jouissance. Et l'eau de rose, fabriquée à Alger avec des géraniums, enfermée en de petits flacons illustrés, imitant ceux de Constantinople et de Smyrne; et le terrible felfel, piment rouge des Zouaoua, dont nos estomacs gardent un cuisant souvenir. Ensuite les cotonnades qu'ils mesurent au dra, une coudée; les laines, vendues par toisons; des burnous pour les hommes, des haïks pour les femmes; les gandouras, chemises longues en laine, tenant lieu de culotte et de caleçon; les djellabas, tuniques courtes sans manches; les kachebias, blouses en laine à manches et à capuchon. Çà et là, l'industrie d'Europe coudoyait l'industrie kabyle: de la quincaillerie grossière, de petits miroirs, de méchants couteaux, quelques foulards aux couleurs violentes, des allumettes chimiques portant la marque de Marseille, et jusqu'à des crayons. Puis, à côté des lampes berbères à plusieurs becs, curieusement illustrées et façonnées par les femmes de la montagne, des guêtres en laine tricotées par leurs maris; des tabenta, tabliers en cuir, pour ceux qui pressent les olives; des gadoum, petites haches à double tranchant, et des calottes de cuir ou de laine blanche, ne quittant plus jamais, et pas plus la nuit que le jour, les têtes qui s'en sont une fois coiffées. A vrai dire, beaucoup de ces hommes allaient tête nue, défiant les ardeurs du soleil africain. Cela ne se voit qu'en Kabylie: les Arabes, sous le capuchon du burnous, ont pour le moins une calotte ou deux; quelques-uns, les gros bonnets, en ont jusqu'à six, emboîtées les unes dans les autres et qui forment comme un dôme au-dessus de leur front.

Nous avancions au hasard, régalant nos yeux, quand tout à coup, près de la rivière, à l'endroit où se tenait le marché du bétail, madame Elvire jeta un cri d'horreur. La terre était inondée du sang des victimes pantelantes. A côté de cette boucherie en plein vent, des hommes aux mains et aux bras rouges taillaient des morceaux de cuir dans les peaux encore tièdes; d'autres se les attachaient aux pieds avec des lisières d'alfa. C'est la chaussure des Kabyles; les plus riches seuls portent des souliers qu'excellent à confectionner les cordonniers d'Alger. Les femmes, par un étrange usage, ne se chaussent que dans la maison, quand elles se chaussent. Elles courent pourtant comme des chèvres dans les sentiers hérissés de pierres aiguës, et presque toujours en ployant sous des fardeaux trop lourds. Comment font-elles pour ne pas déchirer leurs pieds mignons et charmants?

Comme nous tournions le dos à la scène sanglante, nous fûmes attirés par une spirale bleue qui montait lentement du milieu d'un cercle de badauds: car il n'y a pas que les gens de commerce ou d'industrie qui aillent aux sept souks de la semaine: el Ethnin du lundi, el Tleta du mardi, el Arba du mercredi, el Khemis du jeudi, el Djemâa du vendredi, el Sebt du samedi et el H'ad du dimanche. Les gens de loisir, s'il en est en Kabylie, ou tous ceux qui trouvent le temps de ne pas travailler, n'hésitent pas à faire huit ou dix lieues rien que pour le plaisir de se mêler à la compagnie bruyante des marchés. Quelques figues dans la poche du burnous, et un sou pour boire la petite tasse de café, voilà tous les frais de la fête. Ils étaient là une douzaine, jeunes et vieux, assis, les jambes croisées, autour du cafaoudji [Cafetier.] et babillant comme des femmes. Ils nous saluent très-amicalement. Nous faisons remplir leurs tasses depuis fort longtemps vides. C'est une profusion d'Allah-Isselmec [Merci: littéralement protection de Dieu.]!

Les Arabes n'eussent répondu à notre politesse que par le silence. Mais les Kabyles ont, presque au même degré que les Français, l'esprit de sociabilité; comme eux, ils sont d'humeur mobile et se montrent avides de choses nouvelles: «Ingenio mobili, novarum rerum avidum,» a dit Tacite en parlant du peuple berbère. Nous donnons un franc au cafetier qui se confond en remerciements: quatre sous de pourboire! quatre-vingts centimes les seize tasses d'excellent moka sucré! Et quel établissement splendide! un tapis d'un vert d'émeraude et tout émaillé de boutons d'or et de perles blanches; un plafond d'azur avec un lustre éblouissant, des murs d'opale hauts de cent mille coudées! O Parisiens, combien nous vous plaignons, vous les raffinés, vous les enviés de tout l'univers, de boire en des lieux empestés de la chicorée amère à cinquante centimes la gorgée!

Le postillon fait claquer son fouet, nous remontons en diligence. Le marché touche à sa fin, et la route est maintenant égayée par une multitude champêtre, paysans et troupeaux, qui s'en retournent au village. Le général s'étonne de voyager en pleine bucolique: ni fusils, ni pistolets, pas le moindre flissa [Sabre.]. Nous n'avons pas vu sur le souk un grain de poudre. Le postillon nous apprend que depuis quelques années la vente des armes est prohibée sur les marchés:

—D'abord, dit-il, parce que cela leur mettait des idées de guerre en tête, et puis aussi parce que des hommes de sofs ennemis, se rencontrant, en venaient souvent à se battre et à se piller entre eux.

—Qu'est-ce qu'un sof? demanda madame Elvire.

—C'est, lui répondis-je, une association armée de tribus ou de villages, ou même seulement d'un certain nombre de familles qui s'engagent à se défendre réciproquement contre les entreprises d'un sof ennemi, et à faire ainsi de la cause d'un seul la cause de tous. La Kabylie tout entière est organisée en sofs.

—Admirable! s'écria le Philosophe, une société de secours mutuels qui s'étend à tout un peuple! Qu'on vienne après cela nous dire que ces gens-là ne sont pas plus civilisés que nous!

—Sans doute, le sof a son bon côté; mais il y a un revers à la médaille: si les faibles, en se liguant contre les puissants, trouvent dans leur union une protection efficace, il arrive souvent aussi que la querelle d'un seul, si injuste qu'elle soit, entraîne des centaines et même des milliers d'hommes à se déclarer la guerre et à s'entr'égorger.

—Ils ont du moins cet avantage de combattre et de mourir pour la défense d'un principe, pour le droit d'un citoyen, d'un ami, d'un frère, et non pour le caprice du prince.

—Conscrit! dit le Général, tu as bien mérité de la république… kabyle.

En avançant vers l'est, nous laissons à gauche une plaine très-riche qui s'étend vers la mer, et que des irrigations pratiquées avec les eaux de l'Oued Isser rendraient encore plus productive. C'est le territoire des lssers-Ouled-Smir, des Issers-Djédian, des Isser-Dreuh qui ne comptent pas moins de 141 villages et de 2,852 fusils, c'est-à-dire autant d'hommes en état de combattre. Aux portes de Dellys, habitent les Beni-Tour, 23 villages, 615 fusils; et les Beni-Siyem, 20 Villages, 372 fusils [Devaux, les Kébaïles du Djerjera.].

Ces Kabyles des basses pentes n'ont pas l'humeur batailleuse de leurs frères des hauts pitons.

Sur notre droite, s'étend jusqu'au pied du Djurjura le pays montagneux des Aïth-Flisset-oum-el-lil ou Fils de la nuit, qui comprend 14 tribus, 136 villages, 5856 fusils. Cette race belliqueuse, l'une des quinquegentiennes, se signala à toutes les époques par son ardeur à combattre l'étranger. Elle prit part aux guerres contre Rome, notamment aux révoltes de Firmus et de Gildon. Soutenir quiconque se soulevait dans la plaine contre la domination existante, ce fut la politique traditionnelle des montagnards kabyles; mais si celui qui avait obtenu l'appui de leurs armes devenait maître et tyran à son tour, ils se tournaient aussitôt contre lui.

C'est ce qui arriva peu d'années après le débarquement en Afrique des corsaires osmanlis 'Aroudj et Kheir-ed-Din, Barberousse et Noureddin. Ils se liguèrent avec eux pour chasser les Espagnols de Gigelli et d'Alger, où ceux-ci s'étaient établis, en 1510, dans la tour du Pegnon qui supporte maintenant le phare. Et lorsqu'ensuite ces deux aventuriers, qui n'étaient pas «fils de prince», comme ils le disaient eux-mêmes, mais les enfants d'un petit commerçant de Métellin, le turc Yacoub, se furent emparés pour leur propre compte du riche territoire que convoitaient alors les rois d'Espagne, les Kabyles se retournèrent contre eux. Vers 1519, les Flisset massacrèrent un corps d'armée turc dans les défilés de leurs montagnes. Peu de temps après, dix-huit cents des leurs prirent part à la bataille que livra à Kheir-ed-Din, le chef de Koukou, Ben-el-Kadi, au col des Beni-Aïcha où périt, assassiné par des traîtres, ce grand guerrier si fameux dans les annales berbères. Ce fut depuis ce temps une guerre à mort entre eux et les Osmanlis auxquels ils portèrent des coups terribles. On les vit à diverses reprises, non moins ardents au pillage qu'au combat, s'élancer de leurs sommets jusqu'aux portes d'Alger. Au siècle dernier, Mohamed-bey l'Égorgeur exerça sur eux de cruelles représailles, mais sans abattre leur courage ou amoindrir leur audace. Ce fut lui qui jeta sur la lisière de leur territoire le bordj Menaïel, que nous apercevons à droite de la route. Peut-être ne fit-il que relever les ruines de Vasana [Aucapitaine, les Kabyles et la colonisation en Algérie.], fortin romain, autrefois posté en sentinelle à l'entrée de la vallée du Sebaou. Mais les canons turcs n'en imposèrent pas plus aux Fils de la nuit, que les javelots romains: en 1807 et en 1811, ils pénétrèrent de nouveau jusqu'au coeur de la Mitidja, tuant, dévastant et pillant; et ils ne retournèrent dans leurs thaderth [Villages.], que pour y mettre en sûreté leur butin.

Les Français eurent maille à partir avec eux dès 1830, où ils vinrent, conduits par Ben-Zamoun, attaquer Blidah le 26 novembre. En 1851, le grand agitateur Bou-Bar'la, après ses échecs dans le Djurjura oriental, parvint à soulever les Flisset, en même temps que leurs voisins, les Guechtoula et les Maâtka, tribus djurjuriennes de l'ouest. Le général Pélissier leur brûla une trentaine de villages, et depuis lors leur humeur guerrière semble s'être un peu calmée. D'ailleurs, leur territoire est rendu accessible aujourd'hui par de bonnes routes carrossables ou muletières; le fort National, les bordjs de Tizi-Ouzou et de Dra-el-Mizan, les placent dans un triangle de feux croisés. Ils commencent aussi à apprécier les douceurs d'une paix qui leur procure le bien-être.

Leur état perpétuel de guerre sous les Turcs les avait fort appauvris. Leurs villages offrent un aspect misérable: quelques maisons, et un plus grand nombre de gourbis. Un point blanc brille sur un de leurs sommets: c'est la koubba du Thimezerith [Lieu élevé.] ou des quarante vieillards.

—Leur miracle, dit le Philosophe, vaut vraiment bien celui de Notre-Dame de la Salette. Il est plus original et surtout plus poétique. Une nuit, quarante têtes blanches ou chauves, tous marabouts, apparurent à un petit chevrier qui gardait son maigre troupeau dans la montagne. C'étaient les ancêtres des Flisset. Ils demandaient un tombeau. Les tribus s'empressèrent d'élever une koubba à quarante niches, une pour chacun de ces saints dont la protection leur assura la victoire dans toutes les rencontres avec les Turcs. Ah! si les révérends pères savaient du moins nous faire des miracles comme celui-là!

Nous sommes en plein pays de montagnes. A mesure qu'on avance, le précipice se creuse tantôt à droite, tantôt à gauche de la route. Au fond de la vallée serpente une rivière: c'est l'Oued Sebaou. Elle naît dans la grande Kabylie qu'elle parcourt de l'est à l'ouest pour aller verser dans la mer, près de Dellys, toutes les eaux du Djurjura septentrional. Elle s'appelle d'abord l'Asif [Asif, rivière en kabyle; oued en arabe.] Bourbehir, formée par les sources des Aïth-Illoula-Oumalou; des Aïth-Ithourar et des Aïth-Idjer. Lorsqu'elle passe chez les Amaraoua, cette tribu lui donne son nom, et c'est là une coutume qui s'applique à la plupart des cours d'eau: rivières, ruisseaux ou fontaines.

En approchant de la mer, elle devient l'Oued Neça, la rivière des femmes: un trait que l'ironie des montagnards lance contre les Beni-Tour et les Beni-Slyem aux instincts plus pacifiques. L'Oued Sebaou coupe en deux le massif des montagnes qui vont en déclinant depuis les crêtes neigeuses du Djurjura jusqu'à la Méditerranée. Elle y ouvre une brèche naturelle par où, à toutes les époques, l'étranger s'est élancé à l'assaut de l'indépendance berbère. Mais avant le soldat français, nul n'avait pu escalader ces pics aigus, du haut desquels les guerriers kabyles tombaient comme une avalanche sur tout ennemi qui se flattait de pénétrer jusqu'au coeur de leur pays.

Rome avait entouré la Berbérie d'un cercle militaire: au nord, le limes Tubusuptitanus vers Bougie, le limes Taugensis (Taourga) vers Dellys, et le limes Tigensis (Djemmaâ Saharidj), sur les bords du Sebaou; au sud, le limes Auziensis à Aumale. Ils occupèrent aussi par les armes la vallée de l'Oued-Sahel qui, sur l'autre versant du Djurjura, ouvre une brèche parallèle à la première dans les montagnes de la Kabylie méridionale. Les mercenaires de Rome ont passé sur les cailloux roulés de ces rivières qui sont à sec une partie de l'année, et presque toujours guéables. Les étrangers qui vinrent après eux du Nord, de l'Est ou de l'Ouest, suivirent les mêmes chemins. Mais sur le Mons Ferratus, sauvage et redouté, dans cet asile inviolé jusqu'en 1857 de la nationalité berbère, aucune de ces pierres éparpillées depuis le littoral jusqu'au Désert, où la reine du monde a gravé son chiffre! nul vestige non plus de quelque autre domination, même éphémère!

Les Turcs, en possession seulement des deux vallées, y relevèrent les fortins romains, comme à Taourga et à Djemmaâ-Saharidj, ou en construisirent de nouveau, notamment le bordj Sebaou et le bordj de Tizi-Ouzou, qui nous apparaissent sur des éminences. Ces postes étaient garnis de quelques canons, mais cette artillerie manquait souvent d'artilleurs, soit que la garnison eût succombé dans une surprise des montagnards, soit que, trop faible pour leur résister ou assiégée par la famine, elle se fût résignée à battre en retraite. Près du bordj Sébaou, un vieux Kabyle voulut nous montrer, au fond d'une citerne, les crânes blanchis des soldats turcs égorgés vers 1830. A cette époque, l'autorité du pacha d'Alger était à ce point affaiblie sur les confins berbères, que le bordj Saharidj, le plus avancé dans la vallée du Sebaou, avait été entièrement abandonné.

Il n'y avait de garnisons permanentes qu'aux bordjs Sebaou, Bour'ni, Bouïra, Sour-er-Rozlan (Aumale) et Zammorâ; et elles se réduisaient à seize seffras de vingt-trois janissaires chacune, soit en tout un effectif de trois cent quatre-vingt-huit hommes. Les Turcs employaient contre ces montagnards indomptés d'autres moyens plus efficaces d'oppression ou de défense. C'était d'abord l'organisation des Zmouls [Réunions de familles, pluriel de Zmala.]: colonies militaires, imitées de celles des Romains. A quiconque venait s'établir autour d'un de leurs bordjs, ils offraient un zouidja (environ douze hectares) s'il était fantassin, et deux s'il était cavalier.

Ils lui remettaient, en outre, les instruments de la guerre et ceux du labourage, mais à titre d'avances dont ils se remboursaient sur les récoltes de ce soldat-colon. Ainsi, se formèrent les tribus du Makhzen, vouées à la défense de la domination turque, et qui ne furent dans l'origine qu'un ramassis de gens sans feu ni lieu, d'Arabes chassés de leurs douars, de Kabyles expulsés de leurs villages, de Koulourlis ruinés dans les villes et de femmes de mauvaise vie. Les commandants des bordjs exerçaient un pouvoir absolu sur ces enfants perdus de la société africaine, auxquels vinrent se joindre peu à peu des familles des Flisset, des Guechtoula, des Iraten et d'autres tribus fuyant la terrible vendetta kabyle: l'oussiga [Vengeance.] et la diâ [Prix du sang.]. Les tribus makhzen étaient exemptes d'impôts; mais elles devaient prendre les armes au premier appel des lieutenants du pacha qui les menait au combat et au pillage. On se servait d'elles pour arracher violemment, de temps à autre, un maigre impôt à quelques tribus voisines qu'on se flattait d'accoutumer de la sorte à une obéissance qui ne fût pas illusoire, et aussi pour prélever sur les marchés la taxe plus productive du meks, ou en tenir éloignés tous ceux avec qui l'on était en guerre. La pauvreté de certaines tribus, obligeant un assez grand nombre de leurs hommes à aller à Alger, où ils faisaient partie de la corporation des Berranis [Étrangers.], fournit également une arme aux Turcs contre les Kabyles qui leur livraient ainsi, par nécessité, des otages. Chaque année, quelques têtes montagnardes ornaient, trophée hideux et menteur, la porte de Bab-el-oued. Le glaive du bourreau, suspendu sur la tête de leurs fils qui descendaient dans la plaine, déterminait parfois ces tribus à payer l'impôt qui n'était en réalité qu'une rançon.

Les Amaraoua, 22 villages, 1,402 fusils, dont nous traversons le territoire, étaient la plus considérable des colonies militaires de l'Est. Ils ont rempli—comme le dit leur nom—la vallée, au pied de la haute Kabylie. Ils formaient une cavalerie nombreuse et redoutable. Leur tâche consistait à emprisonner dans leurs rochers verticaux les tribus les plus hostiles, notamment les belliqueux Iraten, atteints pour la première fois en 1857, et à garder la route du Djurjura à la Mitidja et à Alger. Il fallait pour cela couper en deux les sofs jadis étroitement liés des Flisset-oum-el-lil, et des Flisset-Behar, 25 villages, 1,165 fusils, tribu énergique qui s'étend depuis la rive droite de l'Oued Sebaou jusqu'à la mer.

Cette confédération puissante des Flisset, maîtresse de l'une et l'autre rives, rendait la vallée inabordable pour les Turcs. Ce fut pour la rompre et enlever ainsi aux montagnards la clé de la plaine, que le pacha d'Alger fonda les Makhzen des Amaraoua, en les appuyant sur les bordjs de Sebaou et de Tizi-Ouzou. Après 1830, les Zmouls accoururent souvent dans la Mitidja pour s'y livrer, sur les premières fermes françaises, à leurs habitudes invétérées de pillage. Aujourd'hui, exclusivement agriculteurs, ils s'associent pour le labour et l'élève du bétail avec leurs ennemis séculaires, les Kabyles. Leurs cultures réjouissent nos yeux; elles sont bien plus soignées que celles des Arabes ou même des Kabyles de la plaine. D'Alger aux Issers, le baromètre agronomique descend; des Issers à Tizi-Ouzou, il remonte, et, dans la haute Kabylie, nous allons le voir au beau fixe.

Mais voici un groupe de maisons blanches qui, par leur structure, nous rappellent le vieil Alger. C'est Taourga (la fourmilière), autrefois Taugensis, chef-lieu d'un canton militaire romain, à présent habité par des Turcs et des Koulourlis qui fournissaient aux cavaliers du Makhzen leurs selles, leurs harnachements et leurs djbiras [Espèces de valises en cuir ornementé à plusieurs poches.].

En admirant les champs des Amaraoua, nous nous étonnons de trouver leurs habitations dans un état si misérable. Ce ne sont guère que des gourbis arabes agrandis et construits en forme de ruches avec des branchages. Là-dedans, la famille demeure exposée à toutes les intempéries, et c'est à peine si quelques endroits fermés au moyen d'un torchis de terre et de fumier lui offrent un abri contre les pluies d'automne ou les neiges d'hiver.

Maintenant devant nous, sur la route, se pressent des boeufs, des vaches, des moutons, des mulets en plus grand nombre, précédés ou suivis de leurs guides, et ployant sous le faix de leurs larges tellis tout gonflés de marchandises. Hommes et bêtes se rendent au Souk-el-Sebt de Tizi-Ouzou. Le mulet kabyle remplace ici le petit âne arabe. Il en est le digne émule par la sobriété, la résignation et le courage; mais, plus robuste que lui, il est un peu moins malheureux. De temps à autre quelques bêtes effrayées, boeufs ou moutons, se mettent à courir devant la diligence, et le maître du bétail de crier, et le postillon de faire claquer son fouet, et les animaux que ce vacarme épouvante de redoubler de vitesse. Souvent cette course burlesque dure l'espace d'une lieue. Alors les pauvres bêtes folles de terreur, mais épuisées d'haleine, s'élancent brusquement sur les pentes raides de la montagne ou du ravin, et le Kabyle saute, grimpe, bondit derrière elles, sue sang et eau pour les rassembler et les ramener sur la route. La diligence ne ralentit jamais son allure: tant pis pour qui se fera écraser! Les Kabyles sont tout aussi lents à se garer que les arabes. Cependant le postillon ne les avertit qu'en cas de péril imminent; et encore est-ce presque toujours avec le fouet qu'il leur donne cet avertissement.

—Eh! postillon, s'écrie le Général indigné, vous traitez ces braves gens en véritable Turc.

—Je mène la poste, Madame, ne vous l'ai-je pas dit? et si je devais m'arrêter toutes les fois qu'ils me barrent le chemin eux et leurs bêtes, nous n'arriverions pas aujourd'hui, mais demain. Ils doivent me faire place et le savent bien; mais ça les ennuie, ces messieurs, de se déranger pour des Roumis.

A Tizi-Ouzou [Le col du genêt épineux.], où nous arrivons vers cinq heures du soir, nous nous retrouvons en pleine France. La diligence s'engage dans une large rue bordée de maisons bien bâties et s'arrête devant un hôtel d'assez bonne apparence. Plusieurs indigènes s'offrent pour porter nos bagages. L'un d'eux, un beau garçon de dix-huit ans, à l'oeil vif, au front intelligent, nous fait le salut militaire:

—Madame, dit-il, vous plaît-il que ce soit moi?

—Oui, mais où as-tu donc appris à parler si poliment?

—A l'école de Tizi-Ouzou, Madame, et puis mon père est un des spahis du commandant.

—Sais-tu lire?

—Sans doute; écrire aussi, et calculer.

Le Philosophe s'écrie, transporté:

—Tous les fusils et tous les canons de France pour un maître d'école!

—Voulez-vous m'emmener? lui demande le jeune Kabyle.

—Où cela?

—A Paris. Je vous servirai fidèlement.

—Tu quitterais tes montagnes?

—Et ma famille, et ma femme: tout pour aller en France.

—Tu es marié?

—Depuis un an.

—Tu n'aimes donc pas ta femme? dit madame Elvire d'un air de reproche.

Un dédaigneux sourire arqua les lèvres du jeune Kabyle:

—Qu'est-ce que nos femmes à nous auprès des dames françaises qui sont tout ensucrées?

Les Kabyles sont si friands de sucre que neuf sur dix escaladeraient le plus ardu des thamgouths [Pics.] pour en croquer un morceau.

Devant la porte de l'hôtel, plusieurs hommes nous attendent: ce sont des guides qui viennent là, chaque jour, à l'arrivée de la diligence. Ils nous offrent leurs mulets pour monter au fort National. Nous l'apercevons là-haut, sur le pic le plus élevé des Aïth-Iraten, comme un aigle en son aire. Mais si imposant que soit le rempart naturel qu'il couronne, nos regards s'en détournent aussitôt, attirés par un formidable géant de pierre, d'aspect sombre et menaçant, qui nous dérobe le ciel et enfonce profondément dans les nues sa tête blanche. Muets, nous contemplons le Djurjura; à cette admiration silencieuse se mêle une crainte vague.

Pendant qu'on dresse la table, je me fais conduire par notre jeune Kabyle au bordj de Tizi-Ouzou qui domine un mamelon: c'est une ancienne citadelle turque; une garnison française l'occupe depuis 1855; on y monte par une rampe empierrée assez douce, en laissant à droite, à mi-hauteur de la colline, une jolie église de construction récente.

—Vous allez au fort Napoléon [Aujourd'hui le fort National]? me demanda mon guide.

—Demain.

—Et après-demain, vous reviendrez à Tizi-Ouzou pour retourner à Alger.

—Nous nous proposons de traverser toute la Kabylie et de faire l'ascension du Djurjura.

—Oh! exclama-t-il.

—Y a-t-il du danger?

—Non, avec de bons mulets. Le commandant vous en procurera.

—Mais… les Kabyles? ajoutai-je, non sans un peu d'embarras.

—Ils vous offriront la diffa [Repas des hôtes.].

—Et la nuit? nous n'avons pas de tentes.

—Vous dormirez dans un village, chez un caïd [Juge de paix.], ou chez l'amin [Maire.].

—Et nous pourrons dormir tranquilles?

—Oui, si les puces ne vous tourmentent pas trop.

—N'aurons-nous pas d'autres ennemis à craindre?

Le jeune Kabyle parut blessé autant que surpris de ma question:

—Est-ce qu'en France on tue les hôtes? s'écrie-t-il; en Kabylie, ils sont sacrés, et voici ce que porte le kanoun [La charte.] de mon village: «Tuer son hôte pour le voler est un crime qui ne peut s'expier que par la lapidation. Tous les biens du coupable sont confisqués. Sa maison sera détruite de fond en comble.»

—Quelques tribus pourtant, les Mlikeuch entre autres, passent pour être des voleurs et des assassins.

—Les Mlikeuch ont souvent tué et volé les Arabes qui traversent la vallée de l'Oued-Sahel, ou bien leurs ennemis, les Aïth-Abbès; mais aucun d'eux n'a jamais dépouillé son dif [Hôte.]. Outre le déshonneur qui en retomberait sur toute la tribu, celle-ci est responsable de vos personnes et de vos bagages. Et puis un de nos proverbes dit: Un enfant peut parcourir toute la Kabylie, une couronne d'or sur la tête.

—Eh bien! dis-je en serrant cordialement la main de mon guide, je ne demanderai pas d'escorte au commandant.

Le commandant de Tizi-Ouzou m'accueillit avec cette bonne grâce particulière à l'officier français, homme du monde, et que nous devions retrouver comme un charme de plus ajouté aux plaisirs du voyage, partout, jusqu'au Désert.

—Pour aller au fort, me dit-il, vous n'aurez pas besoin d'escorte, vous pourriez vous passer d'un guide en suivant la route. Mais je vous donnerai un de mes cavaliers qui vous y conduira par la traverse. Dans la grande Kabylie, vous serez d'autant mieux gardés que vous ne le serez pas du tout.

Le bordj, quand j'y entrai, m'avait paru entièrement dégarni de troupes. J'exprimai mon étonnement qu'il n'en fallût pas davantage pour défendre une position si importante; car, outre que là est la clé de la vallée du Sébaou, le bordj renferme un grand appareil militaire, des réserves d'artillerie et des munitions de guerre, un hôpital pour quatre cents hommes et une manutention pour douze mille rations de pain.

—Les Kabyles sont-ils donc absolument soumis? demandai-je au commandant.

Il sourit finement, et se contenta de me répondre:

—Nous ne sommes pas leurs hôtes, nous, mais leurs maîtres: on l'oublie trop à Alger. Pour quelle heure voulez-vous vos mulets?

—Pour six heures du matin.

—Eh! partez à dix heures après déjeuner; d'ici au fort il n'y a qu'une promenade. Vous arriverez pour dîner.

En descendant la colline, je vis de gros nuages qui venaient de l'ouest.

—Mon ami, dis-je au jeune garçon, quel temps fera-t-il demain?

—Es-tu sorcier, Monsieur?

—Non.

—Eh bien! moi non plus; mais il y a un moyen de le savoir.

—Ah! lequel?

—C'est d'attendre à demain.

Et il se mit à rire de grand coeur. D'humeur joviale et goguenarde, le Kabyle aime ce genre de plaisanteries naïves. S'ils sont plusieurs, ils s'y exercent entre eux, et c'est alors à qui mystifiera les autres.

Je trouvai mes compagnons, la serviette dépliée; la soupe fumait sur la table.

On nous servit un potage gras ornementé d'un alphabet en pâtes, des hors-d'oeuvre, une dorade de la Méditerranée, un gigot provenant par malheur d'un mouton à queue plate, qui ne vaut pas à beaucoup près le mouton à queue ronde; des petits pois nouveaux; une salade du vert le plus tendre, gloire récente des jardiniers kabyles, qui sont les premiers jardiniers du monde; enfin, l'inévitable dessert d'Algérie: fromage de gruyère, oranges, figues, amandes et raisins secs. On ne dîne pas trop mal vraiment sur le col du Genêt épineux.

En apprenant qu'il faudrait nous engager sans escorte dans la haute montagne, le Général ne put réprimer un mouvement d'alarme. Mais comme il était le plus brave de nous quatre, ce fut lui qui, l'instant d'après, réconforta le Caporal. La pluie tombait à grosses gouttes, et M. Jules venait de nous exposer le péril d'être assaillis sur le Djurjura par une de ces tempêtes diluviennes si fréquentes pendant l'hiver et jusqu'en avril, qui arrachent les arbres, renversent les hommes et rendent les chemins impraticables, même pour les mulets kabyles.

—Le pis qui puisse nous arriver, observa flegmatiquement le Conscrit, c'est de nous noyer dans un torrent ou de nous casser la tête au fond d'un précipice. Or, rien ne pouvant m'empêcher de partager le sort de mon Général, je me dis: mourir ici ou ailleurs, il faut toujours finir par là.

Le lendemain, par un soleil radieux, nous enfourchons nos bêtes avec l'ardent désir de vivre et, de visiter ce coin du monde presque inexploré, que son mystère pare à nos yeux de couleurs magiques.

Maintenant la croupe d'argent du Djurjura étincelle, et la lumière enveloppe ses flancs comme un immense voile blanc. Le cavalier du commandant est là, fièrement campé sur son bon cheval arabe qui secoue la crinière et frappe du pied la terre. Nos bagages sont chargés sur un cinquième mulet. Pauvre bête! il a la plus lourde charge; son maître le plaint, et les autres muletiers, tout en poursuivant de leurs lazzis l'homme et l'animal, finissent par prendre à la main, celui-ci un sac de nuit, celui-là une petite valise, le troisième, un rouleau de couvertures de voyage. Partons-nous? Partons-nous?

Voici le commandant à cheval qui descend au grand galop la rampe du bordj. Il vient saluer madame Elvire; et quelques-uns des Kabyles qui nous entourent, les vieux surtout, demeurent tout ébahis en voyant un personnage si considérable témoigner à une femme les marques du plus profond respect.

Enfin, nous sommes en route, quelqu'un accourt: c'est notre jeune
Kabyle.

—Pourquoi ne voulez-vous pas m'emmener? dit-il. L'an dernier, un Anglais de passage ici m'avait promis de me prendre pour domestique; mais pendant que j'étais allé embrasser mon père, il disparut et je ne l'ai plus revu. Pour vous suivre et voir Paris, je donnerais la moitié de ma vie.

—Eh bien, lui répond très-sérieusement le Philosophe, je te chercherai une place à Paris.

Avis à qui voudra se donner le luxe original d'un valet de chambre kabyle: nous sommes en mesure de lui en fournir un. Ce jeune et beau montagnard, amoureux de la France, nous souhaite un bon voyage d'un air mélancolique. Pour le consoler, je lui offre un cigare, et madame Elvire lui met délicatement entre les lèvres une pastille de chocolat.

A peine sortis de Tizi-Ouzou, nous quittons la route carrossable pour prendre la traverse. Nous suivons l'Oued Sebaou dont le lit, très-large en cet endroit et presque partout à sec, se resserre sur notre gauche, vers les gorges de Timizar-el-Robar [Les gorges des terrains friables.], où la rivière, en temps de crue, devient un torrent furieux. Sur notre droite, resplendit le Djurjura, frappé en plein par le soleil. Devant nous sont les montagnes des Aïth-Iraten, aux pieds desquelles coule un affluent de l'Oued Sebaou, l'Oued Aïssi, peu profond, mais très-rapide. Nos mulets y entrent résolument; ils le traversent sans encombre, ayant de l'eau jusqu'au ventre, et en suivant d'instinct une direction oblique contre le courant. Au milieu de jardins et de prairies où il y a autant de fleurs que de brins d'herbe, nous voyons les derniers gourbis en torchis et en branchages. Déjà au sommet des premiers mamelons, nous distinguons les murs blancs et les toits rouges des Aïth-Irdjen.

La route que nous avons reprise, près d'une ferme française abandonnée et en ruines, court entre des champs d'orge tout constellés de fleurettes jaunes qui éblouissent nos yeux comme de petites étoiles d'or. Nos mulets foulent des géraniums multicolores. Des arbres d'un vert ardent et d'autres d'un vert tendre se pressent pêle-mêle sur les flancs de la montagne; ce sont les principales richesses kabyles: les figuiers et les oliviers. Nous faisons une courte halte devant un pauvre taudis où plusieurs hommes sont étendus sur une natte en sparterie. Près de là, une vieille femme maigre coupe de l'herbe sur le talus de la route. Elle est couverte de guenilles et coiffée d'une calotte rouge d'où s'échappe une chevelure hérissée. Un homme décharné, son mari, sort de la case; un burnous troué cache mal sa nudité. Il arrache quelques branches au toit de sa demeure, puis retourne à l'intérieur pour les placer sur un feu de braise qui brille au fond d'un trou. Il se couche par terre et souffle son feu dont la fumée s'échappe par la porte et par les fissures.

—Quelle misère! dit madame Elvire attristée.

—C'est un café kabyle, Madame, lui répond le cavalier, il n'y en a pas d'autre d'ici au fort, et tu n'en rencontreras pas un seul dans la grande Kabylie.

—Les gens de la montagne n'aiment-ils pas le café?

—Oh! beaucoup, beaucoup; mais ils n'en boivent guère, et ce brave homme, quoique placé sur la grande route d'Alger, en débite à peine six tasses dans sa journée.

—Et pourquoi donc?

—Parce que la tasse coûte un sou, et que pour la plupart de nous un sou, c'est comme une pièce d'or pour toi, Madame.

Le cafaoudji nous sert le café dans de petites coupes en porcelaine de Gibraltar. Nous le trouvons exquis, et invitons à ce régal le cavalier et les muletiers. Si pauvre qu'il soit, l'établissement a pourtant son parasite: un Kabyle à tête branlante, plus décharné encore et plus nu que le cafetier lui-même; mais il n'est pas plus honteux de sa nature que de sa misère. En ce pays de vraie égalité, où le préjugé de l'argent ne gouverne pas plus que le préjugé de la naissance, celui qui n'a que la terre pour lit et le ciel pour toit est estimé par les autres, comme par lui-même, ce qu'il vaut. Nous offrons au vieillard du café et une aumône qu'il accepte d'un air digne.

Alors, quittant de nouveau la route, nous gravissons les premières pentes de la montagne. Le cavalier, que le moka sucré a mis de belle humeur, nous chante la Chanson du marabout.

Nous atteignons un plateau couronné d'oliviers; c'est l'emplacement des Souk-et-H'ad (marché du dimanche) des Aïth-Iraten. Nous nous y arrêtons pour contempler un paysage qui défie la plume et le pinceau: dans le fond de la vallée, l'Asif Aïssi et l'Asif Sébaou serpentent en capricieux méandre, ici rivières, là-bas ruisseaux, ailleurs flaques d'eaux miroitantes. A droite et à gauche, se dressent presque à pic les montagnes des Aïth-Iraten, que nous commençons à gravir et où nos yeux, éblouis par l'éclat métallique de la pierre, se reposent sur la robe verte des arbres. A leur pied, entre les sables, les graviers et les cailloux roulés des deux rivières, ondulent des froments, des orges et des foins qui ressemblent de loin à des massifs de roses. Partant, autour de nous, resplendissent les merveilles du printemps dans un cadre magique de lumières et d'ombres, violent, mais pourtant harmonieux en ses tons heurtés qui passent incessamment, sous le jeu des rayons solaires, du noir de suie au blanc d'argent, ou du jaune d'or au rouge de pourpre. Un vautour à tête blanche plane, tantôt immobile, le bec au vent, s'enivrant d'air, ou tantôt en quête d'une proie, faisant un large circuit dans l'azur. Là-bas, au milieu d'une eau courante, c'est une cigogne qui, appuyé sur une de ses échasses, attend patiemment qu'Allah lui envoie un barbeau ou une alose.

En 1857, dans les premiers jours de mai, la plaine mamelonnée qui descend vers Tizi-Ouzou se couvrait de tentes blanches et de cabanes en branchages. La voix du clairon se mêlait à la voix des sources qui bruissent en des rigoles naturelles qu'elles ont profondément creusées au flanc du rocher. Du haut de leurs pics réputés inaccessibles, les Aïth-Iraten considéraient d'un oeil calme ce flot d'ennemis grossissant de jour en jour. Des quatorze expéditions dirigées contre la Kabylie depuis 1830, aucune n'avait encore pu les atteindre. Ils se fiaient aux murailles presque verticales que la nature avait érigées pour servir de rempart à l'indépendance berbère: à elles de rendre vain l'assaut des Roumis, à eux-mêmes de changer leur audace en confusion et en désastre. En se voyant si nombreux et appuyés par tous leurs alliés en armes, ils ne comptaient plus leurs adversaires; ils escomptaient déjà la victoire et se flattaient d'affranchir à jamais, du même coup, toutes les épaules kabyles. Le cavalier Maâkara nous assure que telle était chez eux la certitude du succès, qu'ils dormirent sur les deux oreilles dans la nuit du 24; mais ce jour-là, quel réveil! Au roulement du tambour, toute l'armée s'ébranle: la division Yusuf au centre, les divisions MacMahon et Renault formant les deux ailes. Elles abordent résolûment les contre-forts qui supportent le plateau culminant du Souk-el-Arba [Marché du vendredi.], à la fois le principal marché des Aïth-Iraten et comme le sanctuaire inviolé de leur race. C'est là qu'il faut aller planter sous le feu de l'ennemi le drapeau tricolore! Par quels chemins? Il n'y en a pas. En beaucoup d'endroits, se dresse un mur vertical, et partout ailleurs la pente est si raide qu'elle ferait hésiter les chèvres.

Le tir des Kabyles est plus meurtrier que celui des Arabes. Ils ne lâchent leur coup qu'après avoir bien visé, le canon du fusil appuyé. Les défenseurs de cette redoutable citadelle sont intrépides; à ses bastions naturels, ils ont ajouté des barricades; et si à la violence de leur feu on peut juger qu'ils combattent par milliers, c'est à un ennemi invisible qu'on a affaire, car il s'embusque derrière une pierre ou derrière un arbre, il rampe, il bondit, et avant qu'on ait eu le temps de lui renvoyer une balle, il a déjà disparu. Cependant vers quatre heures de l'après-midi, refoulés d'étage en étage et partout repoussés malgré une défense héroïque, les plus vaillants, frappés de stupeur, se retirent en désordre sur le plateau du Souk-el-Arba. En voyant les Roumis vainqueurs en couronner les trois crêtes, quelques-uns cherchent la mort pour ne pas survivre au spectacle de leur montagne conquise.

Le maréchal Randon, qui commande en chef, établit son quartier général au village de Tir-ilt-el-Hadj-Ali, avec la division Yusuf; la division MacMahon campe à Imaïseren et Bou-Arfâa, et la division Renault à Ouailel. Cette journée a coûté aux Français 63 morts et 443 blessés [Émile Carrey, Récits de Kabylie, campagne de 1857.]. Nul n'a compté les victimes du patriotisme kabyle. Elles furent sans doute cruellement nombreuses, car presque toutes les tribus de la confédération des Aïth-Iraten et beaucoup d'autres sofs alliés avaient fait parler la poudre.

La grande et belliqueuse tribu des Aïth-Iraten se divise en cinq fractions: les Aïth-Irdjen, 16 villages, 975 fusils; les Aïth-Akerma, 25 villages, 1060 fusils; les Aïth-Oumalou, 14 villages, 840 fusils; les Aïth-Ousammeur, 8 villages, 780 fusils; et les Aïth-Aguacha, 11 villages, 600 fusils: soit 74 villages et 4055 fusils. Les tribus qui, de gré ou de force, ont constamment suivi leur politique, sont: les Aïth-Fraoucen, les Aïth-Bou-Chaïb, les Aïth-Khelili [Devaux, les Kébaïles du Djerjera.].

A ces combattants, s'étaient joints les contingents des Aïth-Yenni, des Aïth-Menguelate, des Aïth-Illilten et d'autres accourus de toutes parts à la défense de la patrie.

Le lendemain au point du jour, la lutte recommence plus acharnée, car le désespoir inspire à ces héros vaincus le mépris de la mort ou le dégoût de la vie. Quand la poudre est épuisée et toute résistance inutile, cinquante maires de villages viennent demander l'aman [Pardon.].

Leur attitude est triste, mais digne et fière encore. Au nom de tous les fils des Iraten, ils s'engagent à remplir les conditions du vainqueur.

—Vous reconnaîtrez, leur dit-on, l'autorité de la France [Émile Carrey, Récits de Kabylie.]. Nous irons sur votre territoire comme il nous plaira; nous ouvrirons des routes, construirons des bordjs, nous couperons les récoltes qui nous seront nécessaires pendant notre séjour, mais nous respecterons vos figuiers et vos oliviers.

Les amins s'inclinent; mais lorsqu'on leur dit qu'ils auront à livrer des otages et à payer cent cinquante francs par fusil, un dernier cri de révolte s'échappe de quelques poitrines:

—Les Aïth-Iraten ne sont pas tous riches, et parmi eux beaucoup n'ont pas assez d'argent pour payer cette somme.

Cependant ils apprennent qu'on ne leur prendra ni leurs femmes, ni leurs enfants, ni leurs maisons, ni leurs champs, ni même une figue sans la payer, qu'ils seront admis sur tous les marchés, et que leurs kanouns seront respectés sous la seule réserve que les amins, élus par eux, seront agréés de l'autorité française: alors les fronts assombris s'illuminent.

Et la paix signée, les vaincus d'accourir en foule dans le camp des vainqueurs, où, avec cette mobilité d'humeur qui caractérise les deux races, Kabyles et Français se mêlent, se parlent et se comprennent par signes, se traitent mutuellement comme s'ils avaient toujours été les meilleurs amis. Quiconque a pu reconnaître leurs nombreux traits d'union doit se demander s'il était bien nécessaire de verser tant de sang, et si, en le versant, on a choisi le bon moyen de faire de la Kabylie une amie dévouée de la France. On n'a pas touché à leurs institutions nationales: pour nous un devoir, et pour eux un droit. Mais ne pouvait-on les conquérir plus sûrement que par les armes, et les attacher étroitement à la fortune de la colonie, en s'adressant à leur intelligence très-vive en même temps qu'à leur intérêt aiguillonné par la misère?

J'interrogeai là-dessus notre guide Maâkara:

—Monsieur, me répondit-il, tous les Kabyles qui ont eu des relations avec les Français les préfèrent et de beaucoup aux Arabes qu'ils détestent et aux Juifs qu'ils méprisent. Il y a déjà maintenant plus d'argent chez eux que du temps des Turcs, qui pillaient leurs villages, brûlaient leurs récoltes, dépouillaient et souvent égorgeaient les malheureux qui vont faire la moisson dans la plaine, ou exercer un métier dans les villes du littoral. Au lieu de les égorger ou de les piller, les Français les protègent contre les malfaiteurs; ils ont construit de bonnes routes par où un peu de bien-être commence à pénétrer dans nos montagnes. Les Kabyles ne sont pas des ingrats et encore moins des aveugles. Celui qui leur apportera la richesse fera d'eux tout ce qu'il voudra.

—La richesse! s'écria le Philosophe, elle fera pousser un gros ventre au Kabyle allègre! elle changera en Romain du Bas-Empire ce libre et fier républicain! Tu ne sais donc pas, ô Maâkara, que la richesse est la grande misère des Français?

Le cavalier comprit-il ce singulier aphorisme? je ne sais; mais il répondit en souriant:

—Ah! Monsieur, j'en voudrais bien un peu, moi, de cette misère-là!

Nous montons par un sentier kabyle impraticable pour quiconque n'est pas mulet ou muletier indigène: plutôt un escalier qu'un chemin, formé de pierres inégales, grandes, petites, pointues, arrondies, assemblées par le hasard, tenant ensemble par la force de l'habitude, se détachant parfois; ou bien c'est le rocher que nos bêtes gravissent par bonds périlleux. De l'un ou l'autre côté de ce casse-cou sinueux et pittoresque, partout où la pierre est recouverte d'une couche de terre végétale, s'étalent de belles plantes potagères dans des jardins merveilleusement cultivés que gardent des haies d'épines. Puis ce sont des oliviers et des figuiers où des rossignols et des fauvettes se disputent le prix du chant. Au pied de chaque arbre, le sol, légèrement creusé, forme comme une vasque pour retenir les eaux d'arrosage. Ailleurs, verdissent des blés d'orge et de froment de la plus belle venue; là, peu ou point d'herbes parasites. Des arbres de luxe, vignes, orangers, cédrats, grenadiers, cerisiers, pommiers, pruniers et noyers décorent quelques enclos; beaucoup sont en pleine floraison, et l'air est tout imprégné de leurs arômes suaves. Nous marchons maintenant à travers un inextricable fouillis de branches, de feuilles et de fleurs. Ces arbres, amis de l'homme, étendent vers nous leurs bras dans le sentier, nous montrant leurs fruits en promesses. Les figuiers vigoureux et qui ont besoin d'espace nous barrent par moment le chemin; ils nous obligent d'admirer leurs larges feuilles luisantes, si élégamment découpées, et la riche récolte que le montagnard fera au prochain kherif ou cueillette des figues. Pendant ces jours d'abondance, il ira avec sa famille habiter son asib [Maison ou gourbi d'été.]; ils s'enivrera en savourant la figue fraîche, blanche ou noire, comme le vigneron de France en dégustant le vin nouveau. Mais cette ivresse des figues n'est ni grossière ni méchante; elle exalte en lui jusqu'au fanatisme l'amour de la liberté. Alors les pauvres iront de jardin en jardin, bien accueillis partout, et mangeront à discrétion de ces fruits nourrissants et exquis. Alors aussi, mêlés à eux, couverts de haillons sordides, les derviches fanatiques trouveront l'oreille des Kabyles plus accessible, quand, pour les pousser à la rébellion, ils leur diront: «Que le Roumi vienne! où qu'il nous faille aller pour le combattre, nous trouverons à vivre! et s'il brûle nos villages, cet arbre qui nous donne la nourriture nous procurera un toit pour la nuit.»

Devant nous, quel charmant tableau! Dans l'angle d'un carrefour auquel aboutissent plusieurs sentiers, coule une thâla [Fontaine.]. Des femmes, des jeunes filles et des enfants se pressent autour d'un mince filet de cristal liquide. A notre approche, deux ou trois, les plus timides, fuient dans la montagne, emportant, gracieusement posée sur l'épaule, leur medhid [Cruche à eau.] d'une belle forme antique. D'autres se voilent le visage avec la main, mais nous regardent entre leurs doigts aux ongles teints de henné. L'une d'elles nous accueille par un sourire, et, avec un geste plein de coquetterie mutine, c'est un de ses yeux seulement qu'elle nous dérobe. Pourquoi?… Ah! pauvre enfant! elle est borgne. Les plus petites, qui ont aussi une cruche mesurée à leur taille,—car à peine sorties du berceau, on leur enseigne le dur labeur de la ménagère kabyle,—se réfugient dans les jambes maternelles en criant: O imma! ô imma! ô maman! ô maman! Nos muletiers vont à la fontaine, faire leurs oudou-el-seghir, ablutions que tout bon musulman doit renouveler cinq fois dans un jour. Ils mouillent leurs mains, se gargarisent et aspirent l'eau par les narines en disant: «O mon Dieu! fais-moi sentir l'odeur du paradis.» Pendant ce temps, nos regards demeurent attachés sur le groupe féminin. De son côté, il nous contemple avec une curiosité ébahie qui touche à la stupeur.

—Maâkara, sais-tu l'âge de cette fillette dont les dents sont des perles, et les yeux des diamants noirs?

—Madame, c'est une femme mariée et déjà mère.

—Tu la connais?

—Non, mais le bijou qu'elle porte au front dit qu'elle a mis au monde un garçon.

C'était le glorieux tavezimth tant désiré des jeunes épousées: grand anneau d'argent ouvragé et orné de corail qu'elles étalent avec orgueil sur leur front le jour où elles donnent naissance à un fils; si c'est une fille, elles le placent modestement sur leur poitrine, entre les seins.

—Quel âge as-tu? demanda le cavalier à la belle Kabyle.

—Quatorze ans.

—Mais à quel âge, Maâkara, mariez-vous donc vos filles?

—A quinze ans, à douze, à dix ou même à neuf ans, dès qu'elles deviennent nubiles. Parfois, le marché se conclut quand la petite tette encore; et jusqu'au jour où le mari la prend dans sa maison, elle est déjà comme sa femme.

—Et qu'est-ce que vaut une femme en Kabylie?

—Le prix varie, Madame, depuis soixante jusqu'à cinq cents ou mille francs. Cela dépend de la beauté de la fille, de l'amour ou de la fortune du prétendant.

—Le Kabyle qui achète sa femme en est donc quelquefois amoureux?

—Tu en as la preuve là, sous tes yeux. L'achaoua [Coiffure en toile tissée chez les Aïth-Idjer.] dont cette jolie blonde paraît si fière lui a été donnée par un amant éperdument épris qui y a brodé pour elle ces arabesques éclatantes.

La tête, le cou, les oreilles, les poignets et les chevilles de ces femmes et de ces jeunes filles, qui rivalisaient entre elles par la finesse et l'élégance des formes, étaient chargés de bijoux. Ce luxe contrastait étrangement avec l'aspect misérable des vêtements, avec la malpropreté des visages et des chevelures. Si j'étais le gouvernement français, au risque de passer pour le plus grand de tous les despotes, j'ordonnerais, par décret, aux femmes kabyles de se laver, et j'en ferais ainsi les plus belles du monde.

Nous passons en revue tout l'attirail des ornements féminins: après le tavezimth des jeunes mères et l'achaoua des amoureuses ardemment désirées, le thazath, collier, assemblage de verroteries, de coquillages, de morceaux de corail, de pinces de monnaie, et même de boutons de cuivre portant les numéros des régiments français; le dah, bracelet en argent ou en cuivre, curieusement ouvré; les khralkhrals, anneaux des pieds en argent, plus épais et plus lourds que les cercles de fer rivés à la cheville des forçats, et les amkies, moins précieux, en cuir, en bois ou en corne; les kouneïs, boucles d'oreilles en argent ornementé de corail: les unes, les zerouïar, si grandes et si pesantes que les oreilles ne peuvent les porter, et qu'il faut les attacher dans les cheveux au moyen de chaînettes, les autres, les thiounissen, plus légères, mais bien moins estimées; le thacebth et le zerir, bijoux pour la tête, chaînettes d'argent enrichies de corail, de perles, de pièces d'or ou d'argent, d'émaux multicolores, formant diadème ou ferronnière; enfin les ibezimen, épingles-broches avec lesquelles les femmes attachent le haïk et toutes les pièces de leur vêtement: car elles ignorent le fil, les aiguilles, les cordons et les agrafes.

Les plus pauvres possèdent plusieurs ibezimen d'argent ou de fer, sentinelles de la pudeur, gardiennes de la décence. On nous avait montré quelques-uns de ces bijoux sur le marché des Issers, mais de peu de valeur et médiocrement prisés. Les vrais, les beaux ne se font guère que sur commande. Quand monsieur veut plaire à madame, ou un prétendu à sa future, il va trouver l'orfèvre chez les Aïth-Yenni ou les Aïth-Abbès, selon qu'il habite au nord ou au sud de la crête djurjurienne. Il lui compte un nombre de pièces d'argent équivalant à la richesse du présent que la vanité ou l'amour le détermine à faire. Au bout du temps convenu, l'artiste rend un bijou d'égal poids, et reçoit pour son travail un salaire fixé d'avance.

Nous saluons ces dames et ces demoiselles de la tête seulement, car les kanouns défendent aux hommes tout entretien avec les femmes à la fontaine. Ils frappent d'amende les désobéissants. L'amende est plus forte pour qui aborde une femme sur une route ou dans un bois. La plus forte de toutes, trois à quatre cents francs, est infligée à qui outrage une femme par des propositions ou des tentatives coupables, et les tuiles de sa maison sont brisées. Et si un aimable jeune homme s'en vient en l'absence de monsieur rendre visite à madame qui s'ennuie à la maison, le mari le tue bel et bien, et répudie sa femme. La loi ne tolère aucun échange de galanterie, fût-il le plus innocent du monde [Voici ce que portent les Kanouns: Celui qui va à la fontaine des femmes payera 25 francs; celui qui accoste une femme sur une route dans un bois, 50 francs; s'il lui fait des propositions honteuses, 300 francs; s'il porte la main sur elle dans un but malhonnête, 400 francs; les tuiles de sa maison seront brisées par la djemâa réunie, et le mari a de plus le droit de se venger de lui. Si la femme a consenti, son mari doit la répudier, ou payer une amende égale à celle du coupable et il ne sera plus écouté comme témoin.].

—Et toi aussi, Maâkara, qui as l'air d'un si bon enfant, tu serais sans pitié pour celui qui aurait échangé avec ta femme trois mots de galanterie tout à fait sans conséquence?

—Oh! oh! sans conséquence, Madame! chez nous, quand les yeux ont parlé, tout est dit: entre les lèvres de la femme et celles de l'homme, il n'y a qu'un baiser.

—Ainsi tu répudierais l'une et tuerais l'autre?

—Sans doute, ne voulant pas qu'on me coupe mon nif.

—Qu'est-ce que cela? fit madame Elvire.

—Mon nif, c'est mon nez; et le nez d'un Kabyle, c'est le drapeau de son honneur.

—Ainsi, dit le Philosophe en riant, le ridicule est le même en Kabylie qu'en France; seulement, vous le portez sur votre nez et nous sur notre front. Décidément, mon ami, nous sommes faits pour nous entendre.

—Mais, cavalier, reprit madame Elvire, comment les Kabyles peuvent-ils être si jaloux de femmes qu'ils achètent?

—D'abord, Madame, parce que nous les aimons malgré cela…

—Voilà une raison.

—Quand elles sont belles. Et puis, si nous étions moins sévères, personne ne connaîtrait plus son père: elles ne sont pas comme les Françaises, et ne se font aucun scrupule de couper le nif à leurs maris.

—Et c'est bien fait, puisque vous les traitez, dit-on, en esclaves.

—Bah! à chacun son lot: nous les nourrissons, elles tiennent le ménage; si nous ne les estimons pas en masse, nous honorons celles qui se distinguent par leurs vertus ou se signalent par des miracles. Les Kanouns ne leur accordent aucun droit. Elles n'héritent pas; ce qu'elles ont appartient à leurs maris ou à leurs parents; mais elles n'ont aucune charge: filles, femmes ou veuves, c'est aux hommes de pourvoir à leur entretien.

—Est-il vrai qu'après les avoir épousées sans leur consentement, vous puissiez les répudier par caprice, et consommer d'un mot votre divorce avec elles?

—Oui, mais elles peuvent se remarier.

—C'est bien heureux vraiment!

—A la condition toutefois, ajouta Maâkara, que le nouvel acquéreur remettra au premier mari la somme que celui-ci a payée aux parents de la femme.

—Oh! comme je me vengerais! fit madame Elvire courroucée.

—Elles se donnent assez souvent ce plaisir-là. J'en connais une qui, après avoir été achetée six fois, a empoisonné son dernier acquéreur pour convoler en septièmes noces avec un jeune homme auquel elle avait donné l'amulette qui fait aimer.

—Vos femmes ont des poisons?

—Elles se servent d'arsenic pour s'épiler par tout le corps.

—Et cette amulette, où la trouve-t-on?

—Tu peux le demander à cette vieille sorcière que nous apercevons là-haut, grimpant vers son village, avec une charge de bois mort sur le dos. Elle a dû composer plus d'un philtre d'amour ou de mort, et non-seulement elle est adroite à glisser un charme dans le haïk d'une femme ou d'une fille, dans le burnous d'un jeune garçon, mais elle sait aussi faire disparaître le fruit d'un amour coupable.

—Maâkara, tu ne m'as pas dit où l'on trouve cette amulette.

—Ah! ah! repart le cavalier en riant, serait-ce pour t'en servir,
Madame? Vraiment, tu n'en as pas besoin.

Nous éclatâmes de rire. Le Général éprouvait un peu de confusion.

—Vous irez, continua le cavalier, trouver un thaleb [Un savant.]. Vous lui ferez écrire un mot, un nom, une devise sur un petit morceau de papier, puis sur un autre. Vous porterez sur vous le premier de ces deux talismans, et vous chargerez une vieille femme ou une jeune, peu importe, de mettre le second dans les vêtements du bien-aimé. Au bout de quelques jours, vous tomberez inévitablement dans les bras l'un de l'autre.

Le rire de madame Elvire retentit sonore au milieu des nôtres.

—Merci, Maâkara, mon ami, dit le Conscrit, pour les précieux renseignements que tu donnes à ma femme! Rends grâce à Allah que je ne sois pas un mari kabyle; je pourrais me venger de toi.

Le cavalier regarda du coin de l'oeil le mari français, non sans un peu d'inquiétude.

—Rassure-toi, mon garçon, reprit aussitôt celui-ci. En France, nous sommes débonnaires, confiants et crédules, beaucoup trop infatués d'ailleurs de notre propre mérite pour nous faire à nous-mêmes l'injure de supposer que nos femmes puissent nous préférer aucun homme de la terre.

—Mais les jeunes filles sont-elles traitées avec la même rigueur?

—Oui, Madame. Naguère encore, une fille-mère était punie de mort, lorsqu'elle ne parvenait pas à fléchir ses parents, à épouser son séducteur ou quelque bon diable qui voulût réparer sa faute. L'autorité française a aboli cet usage. Et puis, il y a bien peu de filles séduites dans nos montagnes: d'abord parce qu'on marie les enfants de bonne heure, et ensuite parce que chaque injure faite à l'honneur d'une famille entraîne des vengeances terribles. Celui qui, parmi nous, ne venge pas son nif outragé, demeure déshonoré aux yeux de toute sa tribu. Il faut venger son injure ou quitter le pays. Et si l'insulté meurt avant d'avoir exercé l'oussiga, la vengeance, c'est à son héritier de faire payer à l'insulteur la diâ, le prix du sang. Il est arrivé souvent que des tribus entières, avec tous leurs sofs alliés, ont pris les armes pour venger l'injure faite à un de leurs membres, tous se trouvant atteints dans la personne d'un seul.

—C'est le dernier mot de la perfection sociale, s'écria le Philosophe avec feu. Quand nous en serons là en Europe, le despotisme aura vécu. Et pour ce qui est des femmes de Kabylie, si peu enviable que soit leur sort, elles ont du moins un très-réel avantage sur les femmes de France: on ne les épouse pas pour leur dot. Marché pour marché, je préfère encore celui des Kabyles.

Une femme montait devant nous, pâle, ridée, flétrie, ployant sous sa lourde cruche d'eau; elle traînait par la main une petite fille de quatre à cinq ans, qui portait une mignonne amphore. La mère avait des tatouages bleuâtres aux tempes et au front; l'enfant, déjà coquette, s'était parée de feuilles d'alfa qui entouraient, en guise de bijoux, son cou, ses bras et ses jambes.

Le visage riant de celle-ci contrastait avec l'air morne de l'autre.

—Que cette femme a l'air triste! dit madame Elvire émue de pitié.

—Si elle avait eu un fils au lieu d'une fille, répondit Maâkara, elle serait plus fière à présent. Elle serait la maîtresse au logis, tandis qu'elle est la servante. Je connais son mari; il voulait absolument avoir un garçon, et pour cela il a acheté une seconde femme qui a comblé ses voeux.

—Deux femmes!

—Le Koran en permet jusqu'à quatre; mais la plupart de nous trouvent que c'est assez d'en nourrir une. Quel âge donnez-vous à celle-ci?

—Cinquante ans pour le moins.

—Elle n'en a pas encore trente. Elle s'est usée au travail, abîmée dans la jalousie. A elle les gros labeurs et les dédains du maître, tandis que la nouvelle n'a guère souci que d'allaiter le fils de la maison. Pour lui, on a fait parler la poudre; on a célébré sa naissance le septième jour par un thâam [Festin.], auquel le père a convié ses amis et ses proches. Mais quand la petite fille est née, il n'y a pas eu la moindre réjouissance.

—Et c'est une injustice criante, observa M. Jules en regardant madame
Elvire.

—C'est ainsi, Monsieur, dans toutes les familles, reprit le cavalier; aussi, quand une femme se marie, ne manque-t-elle jamais d'invoquer les plus saints marabouts afin d'engendrer un garçon.

—Nous arrivons chez les Aïth-Adeni, fraction de la tribu des Irdjen, une des cinq des Iraten; et, nous étant retournés, des oh! et des ah! admiratifs nous échappent devant le tableau incomparable qui se déroule sous nos regards. Madame Elvire rayonne, le Philosophe rêve, M. Jules pleure, et moi je prends des notes; enfin, le cavalier a le sourire de l'amour-propre satisfait, car c'est lui qui a prémédité de nous conduire à ce point de vue. Les muletiers s'interrogent entre eux pour savoir ce qui nous peut impressionner de la sorte.

L'immense abîme est baigné dans un brouillard éblouissant. Ce n'est pas de la vapeur d'eau, mais de la lumière condensée. Au fond de ces ondes transparentes qui forment comme un fleuve rayonnant entre les montagnes, apparaît la vallée du Sebaou, avec ses flaques d'eau, ses arbres et ses fleurs. C'est un lit d'or enrichi de diamants, d'émeraudes et de perles. Les grandes ombres des hauts pitons, projetées çà et là sur les flots radieux, produisent des effets fantastiques; en quelques endroits où deux rochers verticaux forment un angle, le soleil et la nuit, en s'y mariant, enfantent des profondeurs bleuâtres, insondables comme le ciel et comme lui infinies. En face de nous, Tizi-Ouzou et son bordj: on les tiendrait dans la main. Puis, les montagnes des Aïth-Flisset, entre lesquelles serpente la route d'Alger; elles rejoignent à l'horizon la chaîne du Petit-Atlas. A droite, l'Asif Sebaou s'enfonce dans les gorges des terrains friables; à gauche, le Djurjura resplendit comme un dieu dans sa gloire! Derrière nous, dans un cimetière, des hommes et des femmes prient accroupis. Au seuil de sa maison, un vieux Kabyle, appuyé sur son debouz [Bâton ferré.], nous regarde d'un air farouche; une bande de petits garçons effarés, hardis et méfiants comme des moineaux francs, vient s'abattre à quelques pas de nous, criant Soldis! soldis [Des sous! des sous!]! Enfin, sur la grande route qui sillonne les flancs de la montagne, nous apercevons, prodigieux contraste! les poteaux et les fils du télégraphe. L'extrême civilisation et l'extrême sauvagerie s'embrassent ici, et du fort National, au coeur de la Kabylie, nous pourrons dire à nos amis de Paris: «Nous allons bien, et vous?» Le sentier traverse le cimetière. Pourquoi ces jours entre les pierres des tombes? Les Kabyles veulent que leurs morts jouissent comme eux de l'air et de la lumière. Bientôt nous atteignons la grande route, où des gamins cuivrés, beaux et nus comme l'Amour antique, se disputent nos soldis; ce sont les mêmes batailles que celles des petits paysans blonds et joufflus qui suivent en courant les diligences de l'Alsace ou de la Normandie.

Le 2 juin 1857, vingt-cinq mille pelles, pioches, scies, haches, secondées par deux cents feux de pétards, livraient aux rochers des Aïth-Iraten un assaut bien plus glorieux que celui du 24 mai. Et le 23 juin, après vingt-deux jours d'efforts héroïques, deux pièces de douze, attelées de six chevaux, montaient de Tizi-Ouzou au plateau conquis de Souk-el-Arba, par cette brèche que l'armée venait d'ouvrir à une autre civilisation que celle du canon. Les Kabyles, soumis ou insoumis, suivaient avec des yeux consternés ce serpent de vingt-cinq mille mètres qui rampait jusqu'à leurs crêtes inaccessibles pour y venir dévorer l'indépendance nationale. Pour les réconforter, les marabouts leur disaient: «Le Prophète a suscité les Français comme un fléau vivant afin de punir les crimes des Kabyles; mais, si Mahomet veut le châtiment de ses enfants coupables, il ne veut pas leur asservissement à des infidèles. Voici déjà que, du haut du ciel, Allah frappe de vertige tous ces Roumis ameutés par lui: pour une route inutile, voyez comme ils jettent leur poudre aux rochers de la montagne!»

En vain, cette fois, des fanatiques s'efforcent-ils d'abuser ces hommes naïfs et crédules, mais pourtant pleins de bon sens. Et lorsqu'après le 14 juin, anniversaire du débarquement des Français en Afrique, qui fut choisi pour la pose de la première pierre du fort National, un vieil amin vit sur le Souk-el-Arba des bastions sortir de terre, il s'écria: «Un bordj! Regardez-moi: quand un homme va mourir, il se recueille et ferme les yeux. Amin des Kabyles, je ferme les yeux, car la Kabylie va mourir [Émile Carrey, Récits de Kabylie.]!»

Vers six heures du soir, nous entrons au fort par la porte d'Alger. Ravis du voyage, mais rompus, nous descendons de nos montures. Nous payons nos muletiers: trois francs pour l'homme et la bête, et un franc de pourboire. Nous nous séparons très-satisfaits les uns des autres, et remercions notre bon guide Maâkara, en lui glissant une pièce de cinq francs dans la main. Ce brave garçon nous suivrait, au bout du monde. Nous entrons dans un hôtel, le meilleur; il y en a deux. Lequel est-ce? Je l'ai oublié, et je ne le retrouve pas sur mes tablettes: ô ingratitude!

*[Les habitants les plus anciens de la partie septentrionale de l'Afrique, à l'ouest des Égyptiens, nous sont signalés, il y a cinq ou six mille ans, dans la traduction grecque des annales égyptiennes de Manethon, sous le nom de Libuès, que nous rendons par le mot Libyen et que rendait le mot égyptien Lebou ou Rebou. Sous la quatrième dynastie, le roi Neferkhérès est dit avoir soumis une portion des Libyens terrifiés par la vue d'une éclipse. Cette époque devait répondre à celle des pierres taillées dont on retrouve des traces sur les points les plus distants de l'Algérie: près d'Alger, à la pointe Pescade, sur les confins du Sahara, dans l'oasis d'Ouargla. A partir de la dix-huitième dynastie, sinon plus tôt, de nombreux indices donnent à penser qu'à ces Lebous est venu s'ajouter un peuple nouveau aux yeux bleus. Le fait devient certain en 1400 avant notre ère. Des déserts, à l'occident du Delta, un flot de nomades aux yeux bleus et aux cheveux blonds descend des îles de la Méditerranée, sur le continent africain, menace les provinces du nord de l'Égypte et n'est contenu qu'avec de grands efforts par les armées égyptiennes. Ces envahisseurs comprennent des Lebous, des Maschouach, dont descendraient les Macas d'Hérodote, les Mazigues de Ptolémée et les Amazigs (Touaregs) d'aujourd'hui, etc., et étaient désignés sous le nom général de Tamahou. Plus intelligents que les autochtones, ils les auraient subjugués, et en retour leur auraient apporté l'art de construire les monuments mégalithiques. La présence actuelle de ces monuments en quantité innombrable des côtes du Maroc jusqu'à la Tunisie et d'individus blonds dans cette même étendue et jusque dans les îles Canaries établit en quelque sorte les frontières de leur domination d'alors. C'était l'époque de la pierre polie en Algérie, et plus tard celle des métaux; la première paraît y avoir été fort courte. De la fondation de Carthage jusque vers l'invasion romaine, la chaîne de l'Atlas, du Djebel-Amour et de l'Aurès et ses deux versants, allant d'une part à la Méditerranée et de l'autre au Sahara, étaient donc occupés par un peuple formé de deux éléments ethniques déjà, et même de trois, en y ajoutant l'élément nègre qui, incontestablement, existait. Ce peuple n'avait aucune unité nationale, à en juger par la variété de noms sous lesquels les auteurs en parlent: les Numides, les Gétules, les Gamarantes, les Augils, les Atlantes ou tribus de l'Atlas, les Troglodytes, etc.

La plupart des inscriptions en langue berbère retrouvées sur des rochers ou des dalles sont de cette époque. (Voir la Collection complète des inscriptions numidiques (libyques) avec des aperçus ethnographiques sur les Numides, par le général Faidherbe. Paris, 1870.) On sait les soulèvements continus dans les montagnes de la Kabylie qu'eurent a réprimer les Romains, et le nombre de postes militaires qu'il leur fallut entretenir sur les confins du Beledjerid pour contenir l'esprit belliqueux et indépendant des indigènes. Plus tard même, une fraction importante de ce peuple refusa de plier devant l'invasion musulmane et émigra en masse dans le désert; ce furent les Touaregs. Arrivant à l'époque actuelle et écartant de la population indigène véritable tous les éléments conquérants et accidentels, nous restons donc en présence d'une masse essentiellement composée de bruns par les cheveux, les yeux et même la peau, mais parsemée çà et là d'individus tirant plus ou moins sur le blond et ayant parfois les yeux bleus ou la peau d'une complexion blanc-mat ou rouge-brique, marquée d'éphélides, comme il s'en rencontre dans les pays du Nord. Évidemment les premiers, les bruns, sont les représentants de la race la plus ancienne, numériquement plus forte et appropriée au sol qui la vit se constituer, tandis que les seconds, les blonds, sont les restes d'une autre race, née sous d'autres climats, et venue postérieurement se fondre dans la précédente. Les premiers sont les Lebous; les plus purs des seconds sont les Tamahou, dont le type est figuré sur les monuments égyptiens. La fusion, toutefois, est aujourd'hui si intime, le type ethnique numériquement le plus fort a si bien repris le dessus en vertu de la grande loi anthropologique du retour aux ancêtres, qu'il y a lieu de regarder la race berbère actuelle comme une, etc.—Revue d'anthropologie, t. III, 1874.

A considérer dans leur ensemble les pays qui furent la Libye ancienne, l'Afrique du Nord et le Sahara de nos jours, ces pays paraissent n'avoir subi que des changements peu sensibles. Ils ont dégénéré cependant, quelques parties du moins, et ils se sont dépeuplés. L'homme est allé s'amoindrissant, dans les siècles modernes, sous l'empire de luttes sans trêve, au milieu des ruines accumulées et de toutes les dévastations commises par les dominateurs; et par une loi de corrélation nécessaire, le sol a suivi la fortune de l'homme. Cette contrée du Magreb est toujours l'El-Khadra (la Verte) des Arabes de la conquête; mais les mêmes terres qui nourrissaient Rome sous les empereurs ne nourrissent même plus aujourd'hui leurs habitants. Du Nil à l'Océan, de la Méditerranée au Niger, nous retrouvons a peu près les mêmes peuples qu'anciennement, qui n'ont guère fait que changer souvent de lieux et aussi de noms; les uns plutôt fixes, agriculteurs; les autres plutôt pasteurs et nomades. Et il est rationnel de croire que, sauf sans doute la proportion, des blonds et leur répartition au milieu des populations actuelles, ils ont conservé en général la physionomie et les principaux traits qui caractérisaient leurs ancêtres. Nous ne savons rien de plus. Des races dites Berbères. J.-A.-N. PÉRIER, Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, 1873.

Quel rôle ont joué les populations immigrées, du moins quelles traces ont-elles laissées?

Ces vieux envahisseurs et ces primitives immixtions ont eu jadis une influence considérable sur la constitution des peuples dans ce pays, et s'il en subsiste surtout des noms, la population dans son ensemble n'en demeure pas modifiée aujourd'hui autant qu'on pourrait le penser. En effet, sauf des nuances entre la plaine envahie et la montagne où n'a pas pénétré la conquête, entre l'Est et l'Ouest, et beaucoup de différences individuelles, traces dernières d'anciennes intrusions et d'anciens mélanges, le Kabyle du Tell algérien est à peu près partout le même; et il est permis de croire que ces divers peuples, aventureux et venus de loin, auront fini par succomber dans la lutte avec les conditions nouvelles, au point qu'il n'en reste guère que des vestiges peu nombreux et parfois à peine reconnaissables.

Les effets des croisements, lorsqu'ils ont eu lieu, ne se sont pas perpétués; et, à défaut de continuité dans le recrutement, comme il arrive en cas semblables, la plupart de ces populations étrangères, quand elles ne se sont pas éteintes d'elles-mêmes, auront été finalement absorbées dans le sang indigène, à la manière des fleuves qui se perdent dans la mer. Que si les Arabes seuls ont prospéré sur ce sol, comme par exemple ils prospèrent en Égypte, c'est qu'ils ont trouvé là des conditions de vie corrélatives à leur type, et par conséquent une autre patrie. Leur nombre actuel, néanmoins, n'est évalué qu'à 500,000 en Algérie, où l'on compterait environ, suivant M. Warnier, 2,200,000 individus de races dites berbères.—Idem.]

CHAPITRE II
DU FORT NATIONAL AU DJURJURA.

Le fort National couvre un espace d'environ douze hectares, comprenant le plateau du Souk-el-Arba, ainsi que l'emplacement du village d'Icheraouïa, qui en occupait la partie supérieure, et qu'on a démoli après l'avoir acheté pour vingt-cinq mille francs aux Kabyles. Une enceinte continue de deux mille mètres, percée de meurtrières, flanquée de dix-sept bastions et en plusieurs endroits casematée, forme, sur ce point culminant, une position presque inexpugnable qui défie la belliqueuse ardeur des patriotes berbères. Si le bordj de Tizi-Ouzou est la clef de la Kabylie occidentale, le fort National ouvre la porte du Djurjura; et c'est le nom qui a été très-bien donné à l'une des deux entrées, celle qui regarde l'est. Entre la porte du Djurjura et la porte d'Alger, s'étend une large rue, la principale. A égale distance de l'une et de l'autre, elle aboutit à une jolie place carrée, plantée en quinconce, où deux bâtiments situés en regard offrent un aspect monumental: la place Randon; le cercle des officiers et les bureaux militaires. Dans la grande rue s'élèvent déjà un assez grand nombre de maisons européennes, où s'exerce l'industrie privée, boutiques ou cabarets, une ville embryonnaire. En contre-bas, sur la déclivité du plateau, dans l'espace compris entre le mur d'enceinte et les deux portes, on rencontre successivement, en allant de celle d'Alger vers celle du Djurjura, le quartier de la cavalerie et les fourrages, les ateliers du génie, l'hôpital, la manutention et les magasins militaires.

Le dîner commandé, nous suivons la grande rue; puis, revenant sur nos pas, nous trouvons à gauche une église en construction et presque achevée. Nous faisons le tour de la place Randon, émerveillés de ses monuments; mais notre admiration est au comble, quand madame Elvire, s'arrêtant devant des affiches étalées sur un mur, se met à les lire à haute voix:

SAMEDI PROCHAIN, 9 AVRIL
BAL PARÉ DE LA JEUNE FRANCE
TENU PAR M. JOUVE

Le Bal commencera à 9 heures.—Prix d'entrée: 1 fr.

—-

DIMANCHE PROCHAIN, 10 AVRIL
GRAND BAL AU CAFÉ CHANTANT
TENU PAR M. AUNACQ

On commencera à h. 8 1/2.—Prix d'entrée: 50 c

Mabile, tu es détrôné! Casino Cadet, ta gloire est éclipsée! O bon peuple de France, lorsque dans la terrible Josaphat retentira la trompette de l'archange, c'est en chantant et en dansant que tu paraîtras devant le Père éternel! c'est par tes pirouettes et ton rire que tu désarmeras le grand vieillard au front d'airain!

Au fond de la place Randon, appuyé contre une colline, se dresse un double escalier de pierre. Nous le montons pour nous rendre chez le colonel qui commande le fort. La garnison ordinaire est de trois mille hommes; mais ici, comme à Tizi-Ouzou, l'effectif a été réduit dans une proportion telle que, si elle n'est pas le fait d'une confiance aveugle, imprévoyante et téméraire, elle semble condamner absolument l'emploi de tout moyen violent contre la Kabylie. Huit cents baïonnettes opposées à soixante-quinze mille fusils! Le Sud s'est soulevé, la révolte arabe s'est propagée depuis la frontière du Maroc jusqu'aux portes d'Aumale, jusqu'aux confins kabyles: et pas un coup de fusil n'a été tiré sur le Djurjura [Ceci a été écrit avant la révolte des Kabyles en 1870.]! Les guerriers montagnards les plus intrépides et les derniers soumis seraient-ils donc devenus tout à coup, par miracle, des hommes pusillanimes? Est-ce vraisemblable? Non, aussi intelligents que braves, ils ont compris déjà que dans le commerce des Français ils ont peu à perdre et beaucoup à gagner. Mais alors était-il bien nécessaire de les réduire par la violence? et la sanglante campagne de 1857 est-elle justifiée? Là-dessus entre nous, grande controverse. Le Philosophe soutient que toute guerre est en soi immorale et condamnable, par la seule raison qu'elle force les hommes à s'entr'égorger; qu'elle le devient doublement si elle s'attaque à l'indépendance d'un peuple, et qu'en cette matière-là, pas plus qu'en aucune autre, le but ne saurait justifier les moyens.

—Ainsi, dis-je, il fallait respecter ces bons pirates d'Alger qui venaient exercer leur honnête métier de meurtre et de pillage jusque dans les eaux de Marseille ou de Gênes?

—Je veux bien, me répondit-il, vous concéder le droit de détruire les brigands, comme les lions et les panthères: ceci constitue le cas de légitime défense; mais je n'irai pas plus loin.

M. Jules cherchait à se former une opinion dans les yeux de madame
Elvire.

—Ami, dit-elle, en prenant le bras de son mari, tu ne seras jamais qu'un rêveur, affolé de la plus insaisissable de toutes les chimères: l'absolu. Et c'est par là surtout que tu m'as plu. Sois juste cependant, et avoue que, sans la campagne de 1857, les Kabyles ne posséderaient pas cette belle route, par où la civilisation et la richesse vont pénétrer dans leur pays.

—Eh! qu'importe? l'éclat des plus puissants empires du monde vaut-il la pauvreté républicaine?

—Chut! fis-je, nous sommes ici en France.

La résidence du commandant supérieur, vers laquelle nous nous dirigeons, occupe, avec les casernes de l'infanterie, la partie dominante du plateau. Là aussi on rencontre, en descendant vers la porte d'Alger, le bureau arabe, la maison des hôtes, la prison et l'établissement de l'artillerie.

Le colonel nous reçoit dans son cabinet où règne une simplicité antique: un bureau en bois peint, quatre chaises de paille, deux chaouchs [Huissiers.] kabyles: voilà tout. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, à l'air intelligent, à la mâchoire énergique. La bienveillance couronne son front. On lit sur son visage qu'il a regardé plus d'une fois la mort en face, et qu'elle ne saurait le faire pâlir.

—Colonel, dit M. Jules, notre Nestor, nous voulons faire une petite excursion en Kabylie.

—Une grande, Monsieur, ajoute madame Elvire.

—Où voulez-vous aller, Madame?

—Sur le Djurjura, dans la neige, par le chemin le plus pittoresque.

—Ah! vous êtes Parisienne.

—De coeur, sinon de naissance.

—Eh bien, Madame, vous êtes la première, je pense, qui ait eu cette fantaisie.

—Quel bonheur!

—J'admire votre courage; mais, s'il y a de la gloire, il y a aussi du péril.

—Tant mieux!

—Peut-être, observai-je, est-ce impossible pour une femme?

Les beaux yeux de madame Elvire me foudroyèrent.

—Oh! pas pour ma femme, dit le Philosophe, puisqu'elle le veut.

—Vous êtes-vous munis de tentes et de cantines?

—Nous avons nos couvertures de voyage.

—Mais vous ne trouverez pas le moindre caravansérail sur la crête ou les versants du Djurjura: vous serez obligés de passer les nuits dans les villages kabyles.

—C'est mon désir.

—Vous ignorez le supplice qui vous y attend.

—Lequel? fit-elle un peu alarmée.

—Vous serez assiégée, littéralement envahie par des centaines, que dis-je, par des milliers de…

—Oh! si ce n'est que cela, partons!

—A dix kilomètres du fort, plus de chemins; à droite ou à gauche, un abîme qui donne le vertige, et souvent des deux côtés à la fois.

—C'est superbe. En route! en route!

Le colonel sourit. M. Jules lui demande une escorte.

—Où est Bel-Kassem? fit l'officier.

Au bout d'un instant, Bel-Kassem-ben-Saïd parut. C'était un beau Kabyle de dix-neuf à vingt ans, parlant et écrivant correctement le français, double mérite qui lui avait valu la faveur d'être attaché au bureau du commandant, pour y remplir les fonctions d'interprète.

Il portait la longue tunique bleue des fusiliers indigènes, aussi appelés gendarmes maures. Sa tête spirituelle, rasée et enfoncée dans le capuchon du burnous, nous plut au premier coup d'oeil.

Sur le seuil de la porte, il fit le salut militaire, et, dans une attitude respectueuse mais digne, attendit les ordres du commandant supérieur.

—Tu conduiras madame et ces messieurs au Djurjura.

—J'aurai cet honneur, colonel.

—Tu les accompagneras jusque chez Ben-Ali-Chérif, ou plus loin, s'ils le désirent.

Le Kabyle s'inclina.

—Tu leur procurera pour demain matin cinq bons mulets, quatre pour eux et un cinquième pour les bagages.

—Un sixième pour toi, Bel-Kassem, dit madame Elvire.

Bel-Kassem la remercia par un salut accompagné d'un sourire comme on n'en sait plus faire depuis l'ancienne cour. Les Kabyles sont des modèles de politesse; il est très-rare de rencontrer un rustre parmi eux. Par l'aisance autant que par la noblesse native de leurs manières, les barbares du Djurjura font honte aux civilisés d'Europe.

En sortant de chez le commandant supérieur, nous redescendions vers l'hôtel, lorsque Bel-Kassem accourut, et, s'inclinant devant madame Elvire:

—La grande Kabylie, lui dit-il, est belle à voir au coucher du soleil.

Il nous mena sur le haut du rempart, et nous restâmes là, bouche béante, devant un spectacle si grandiose et si splendide qu'il défie toute description. Aussi ma plume tremble-t-elle dans ma main, comme le pinceau dans celle du rapin qui aborde sa première toile.

Bel-Kassem, pourquoi ma mémoire infidèle ne retrouve-t-elle pas les brillantes images où tu nous peignais si bien les merveilles de ton pays natal, étalées sous nos yeux? Pardonne-moi, fils des montagnes berbères, si le tableau que j'essaye d'en tracer est aussi pâle que ma lampe devant ton soleil.

Toute la haute Kabylie nous apparaît, pays de la féerie et le plus prodigieux qu'elle ait jamais enfanté. En face de nous, à huit ou dix lieues vers le sud, le Djurjura, en formant une courbe de l'ouest à l'est, la tient dans son bras de pierre comme un géant qui enlace une naine.

Depuis la crête qui couronne le fort National jusqu'au formidable rempart en demi-cercle jeté par le souffle volcanique entre le petit Atlas et Bougie, c'est un chaos fantastique de pitons aigus aux flancs tordus, déchirés, crevassés où la roche calcaire alterne avec l'argile schisteuse, et de précipices verticaux, étroits et profonds, tellement resserrés entre les montagnes qu'à peine l'éclatante lumière de midi en éclaire le fond. La robe verte de ces pitons, fouillis inextricable de champs d'orge, d'oliviers, de figuiers, de vignes et de frênes, semble déchirée ou trouée en beaucoup d'endroits où la roche se montre nue.

Chacun d'eux porte à son sommet un village, et çà et là, sur les toits rouges, tranche la coupole blanche d'une koubba ou d'une mosquée. Ces pics se dressent pour la plupart à sept, huit ou neuf cents mètres, et souvent la distance qui les sépare n'équivaut pas à la moitié de leur hauteur. Les demeures kabyles s'y pressent les unes contre les autres, penchées sur l'abîme et se disputant le terrain horizontal.

Sur leurs déclivités tourmentées rampent, comme d'énormes serpents jaunes ou rouges, des ravins où, en été, ruisselle, or et rubis liquides, l'eau des sources vives; en hiver, les pluies et les neiges s'y précipitent: torrents ou avalanches, entraînant dans leur chute vertigineuse les arbres, les récoltes en promesse, les champs même qui les portaient. Alors le Kabyle, debout sur le toit de sa maison, regarde tristement toute sa richesse s'abîmer dans le gouffre; puis, la tourmente passée, lui et les siens y descendent, et patiemment en rapportent sur leur dos la terre nourricière dont ils recouvrent la pierre dénudée. Dans chaque endroit accessible au montagnard, fleurit un potager, un verger, et n'y eût-il place que pour un arbre, cet arbre s'y épanouit. Partout où la montagne repousse même le pied kabyle, s'étalent des bouquets de fleurs multicolores parmi le grès calcaire et le schiste ardoisé: aubépines, chèvrefeuilles, églantiers, clématites, absinthes, mauves, thyms, genêts, lauréoles d'hiver, chardons géants, géraniums musqués, lauriers-roses, renoncules à grandes feuilles, menthes, ivraies, houx, scorpiures, sauges, pavots, asphodèles, bourraches, bruyères arborescentes, cressons de fontaine; et à côté des violettes et des marguerites, les plus élégantes et les plus précieuses orchidées. Cette belle flore épanouie comme un sourire sur les aspérités du rocher aride et farouche, ces oliviers à tête ronde, ces figuiers aux bras sinueux, ces frênes au port superbe, ces moissons verdoyantes accrochées aux escarpements; puis, sur les sommets, dominant ces épais massifs de verdure et ces pierres enguirlandées, d'innombrables villages blancs et rouges, éblouissants de lumière, séparés entre eux par des gorges profondes et noires; enfin, la montagne géante, le Djurjura, appuyé sur ses contre-forts de treize cents mètres, élevant orgueilleusement jusqu'au ciel sa tête rocheuse, ornée de cèdres et constellée de neige: tel est le spectacle unique qui nous ravit tous en extase. A notre droite, le soleil à son déclin descend derrière les montagnes de l'ouest qui nous masquent l'horizon. Dès que son disque a disparu sous les crêtes des Iraten et des Flisset, la nuit sort des vallées; elle étend sur toute la Kabylie un voile bleuâtre que, par endroits, des échappées radieuses changent en une résille d'or. Sur leurs pitons que la nuit escalade, les villages paraissent en feu. Déjà le pied du Djurjura s'abîme dans les ténèbres; mais sa croupe n'est qu'un vaste incendie, et, par-dessus l'embrasement de ses rochers et de ses cèdres, la neige lui forme un turban éblouissant de blancheur. La nuit monte toujours; bientôt, ses grandes ombres à peine transparentes, et qui s'épaississent d'instant en instant, éteignent les feux des montagnes. Son rideau qui passe du bleu au gris, puis au noir, enveloppe les villages. Seuls, les plus rapprochés de nous se dessinent encore vaguement dans la lumière crépusculaire. De petites lueurs naissent dans l'obscurité et brillent comme des vers luisants: ce sont des lampes kabyles qui s'allument. Le sombre rideau s'étend maintenant par-dessus les plus hautes crêtes, où il étouffe l'incendie. Il couvre les contre-forts du Djurjura comme une draperie funéraire. Mais, ô magie! dans une gloire de pourpre et d'or, le front du colosse semble défier le flot montant des ténèbres… Il s'y enfonce à son tour!

Le retour à l'hôtel fut silencieux: un coucher de soleil en Kabylie est un des plus émouvants spectacles qui se puissent voir; et s'il est des gens blasés sur les beautés de la nature, nous les engageons à aller rallumer au fort National la flamme éteinte de leur enthousiasme. Bel-Kassem, qui avait joui de notre admiration en Kabyle amoureux de ses montagnes, nous accompagne jusqu'à la porte de l'hôtel; puis il se retire discrètement, quoique nous insistions pour le garder à dîner.

Nous nous mîmes à table avec un appétit qu'ignoreront toujours les estomacs de la plaine. L'hôte, qui nous servait lui-même, était un grand Alsacien pâle et maigre, à l'oeil mélancolique. Il composait avec sa femme, déjà sur le retour et borgne, tout le personnel de l'établissement.

Quelle vicissitude avait poussé jusque sur les plus hautes cimes des Aïth-Iraten ce Philémon tudesque et sa fidèle Baucis? J'aurais bien voulu le leur demander; mais le mutisme triste de cet homme me retint de satisfaire cette indiscrète envie.

Il allait et venait, apportant les plats garnis, emportant les plats vides, sans faire plus de bruit qu'une ombre, raide, froid et silencieux. Parfois seulement, un sourire furtif passait sur ses lèvres quand l'un de nous vantait les talents culinaires de sa moitié.

Les mets préparés sans raffinement, à la mode bourgeoise, étaient très- proprement servis; le linge avait une odeur fraîche, les assiettes et les couverts reluisaient; on se fût miré dans les verres. La maison, bien tenue, avait sous son habit de pauvreté un air particulièrement honnête. C'était moins une auberge que le dernier refuge et la suprême planche de salut de deux braves gens que voulait noyer la Fortune. Ce fut madame Elvire qui imagina ce petit roman: elle le débita d'une voix attendrie qui nous eût certes coupé l'appétit… mais nous en étions aux noisettes.

Cette maison hospitalière manquait pourtant d'une chose essentielle.
Devinez laquelle?

En vain la cherchâmes-nous par les escaliers, de la cave au grenier, puis dans la cour et jusqu'au fond du poulailler.

—Ah! mosié, me dit l'hôtelier consterné, nous l'affre eue et barfaidement contidionnée… Un dorrent l'affre embordée!

Nous nous couchons de bonne heure dans des lits où les plumes sont rares, mais par compensation les puces aussi. Au point du jour nous sommes sur pied, le soleil étant venu nous baiser au visage.

Déjà Bel-Kassem nous attend, savourant la cigarette matinale sur la porte de l'hôtel. Pour nous faire honneur, il a changé la grosse casaque du soldat contre un élégant habit maure. Par-dessus une veste de soie bleu-clair ornée de passementeries d'argent, il porte un large burnous d'un tissu fin. Une écharpe rouge lui ceint la taille.

Ses jambes brunes et nerveuses sortent d'amples chausses en cotonnade blanche. Il a aux pieds des chaussettes de laine et des souliers de cuir verni. Les fiers contours de sa tête intelligente, ses beaux yeux noirs, ses lèvres rouges et bienveillantes, tout en lui, jusqu'au sourire par lequel il nous accueille nous semble plus expressif encore que la veille, et redouble notre sympathie pour lui.

Les muletiers sont là avec leurs bêtes.

—Bonjour, mes amis, leur dit madame Elvire.

Bono, Bono, Francésé! nous répondent-ils en souriant.

Ils ont tous de bons visages, et leurs mulets aussi.

—Bel-Kassem, où dormirons-nous ce soir?

—Chez le caïd de Thifilkouth, Madame, si tu le veux bien.

—A quelle distance en sommes-nous?

—Je ne l'ai pas mesurée, mais il y a huit heures de marche.

Les Kabyles ne mesurent les distances que par le temps qu'ils mettent à les franchir: aussi varient-elles beaucoup suivant la vigueur et l'agilité des uns, ou l'humeur plus apathique des autres. Quand nous leur demandions: Kodèche Sâa? combien d'heures? le plus vif nous montrait quatre doigts, un moins agile six, le plus paresseux de tous élevait ses dix doigts à la hauteur de sa tête.

—Et les vivres? s'écria le Général avec l'emportement d'un estomac montagnard; vous ne pensez donc à rien, Caporal!

A cette réprimande imméritée de son chef, le Caporal ne répondit que par un geste, mais quel geste! Les tellis [Sacs ou poches qui pendent de chaque côté du bât.] regorgeaient de provisions de bouche, et par-dessus les tellis, sur le dos des mulets, étaient assujettis des matelas de troupe. Le directeur des fournitures militaires nous les avait obligeamment prêtés. Le Conscrit et moi, nous criâmes: Vive le Caporal! Madame Elvire daigna sourire, et M. Jules fut au ciel.

—Les matelas vous serviront bien, dit Bel-Kassem, car le caïd de
Thifilkouth n'a pas à vous offrir un palais de France comme Ben Ali
Chérif, chez qui vous coucherez demain. Mais pour ce qui est des
provisions, elles sont tout à fait inutiles.

—Vraiment, répliqua le Caporal un peu piqué, j'avais pensé que dix pains de quatre livres, douze poulets, sans compter mes saucissons d'Arles et de Lyon, une terrine de foie gras et quelques bouteilles de vin, n'étaient en fait de vivres que le strict nécessaire.

—Partout où madame daignera s'arrêter, répondit Bel-Kassem, on lui offrira, à elle et à vous, la diffa, le kouskoussou à la volaille, réservé aux hôtes de distinction. Dans une heure, le caïd de Thifilkouth sera averti de votre arrivée.

—Par le télégraphe peut-être?

—Oui, par le télégraphe… kabyle, qui fonctionne presque aussi vite que le télégraphe français, plus sûrement, sans frais et partout. On va annoncer avec la voix votre passage et votre arrivée pour ce soir, de village en village, de montagne en montagne.

—Mais ces braves gens qui nous accompagnent, il faut les nourrir.

—Non, ils emportent dans la poche de leur burnous une galette d'orge et des figues. Nous les verrez s'arrêter aux sources pour faire leurs ablutions et se désaltérer; vous leur payerez trois francs par jour, leur nourriture comprise et celle de leurs bêtes, qui se contenteront tout le jour des brins d'herbe et des feuilles qu'elles pourront arracher en chemin. Ce soir, chez le caïd, mulets et muletiers seront aussi des hôtes. Ces hommes qui sont de mon village et de braves gens, comme vous dites, accepteront volontiers un morceau de pain; et, si vous leur donnez un morceau de sucre, ils croiront manger le paradis. Mais ils ne toucheront ni à votre saucisson, qui est préparé avec de la chair de porc, ni a vos poulets, parce qu'on les a saignés au lieu de leur couper la tête. Enfin, au caïd ou à l'amin qui vous offre la diffa, vous ne voudrez pas faire l'injure de dédaigner son kouskoussou.

—Et si je préfère, moi, ma croûte, objecte le Philosophe, ne suis-je pas libre de la manger? O liberté! ne serais-tu qu'un vain mot?

—Vous la mangerez, Monsieur, votre croûte, mais après avoir goûté d'abord à tout ce qui vous aura été offert. C'est l'usage: vous ne voudriez pas passer pour un homme mal élevé.

—Tu es un garçon d'esprit, Bel-Kassem, dit madame Elvire, et son éloge fit rougir le jeune Kabyle.

Neuf heures sonnent lorsque nous franchissons la porte du Djurjura. Contre les périls du voyage nous avons muni nos estomacs d'un déjeuner solide; nous emportons en outre les bons souhaits de l'hôte et de l'hôtesse, qui ne demandent au ciel d'autre faveur que quatre voyageurs comme nous pendant toute l'année.

—Alorsé, nous avait dit l'Alsacien, ché bourrais refoir engore afant té mourir mon cher bays t'enfance.

Notre petite colonne s'engage dans une route muletière qui serpente tantôt sur les crêtes, tantôt sur les flancs de la montagne. En tête marche le Général, regardant sans pâlir l'abîme ouvert sous ses pieds. Son grand voile vert flotte comme un panache sur son épaule; car, pour bien jouir du paysage, madame Elvire livre ses joues roses aux ardents baisers du soleil kabyle. Derrière elle vient M. Jules, son fouet à la main. Attentif et pâlissant au moindre faux pas du mulet qui porte son chef, le Caporal se tient prêt à s'élancer à son secours. Puis, c'est le Conscrit, couché plutôt qu'assis sur un matelas militaire. Il fume et il rêve, les yeux à demi clos. A quoi rêve-t-il? au bâton de maréchal? Non, en s'enivrant d'air pur et de liberté, il caresse sa divine chimère: la république universelle. Ma bête, un peu paresseuse, le suit à quelque distance, et, à trois pas en arrière de moi, Bel-Kassem, étendu tout de son long sur la sienne, la tête appuyée sur les main:, se laisse bercer en vrai sybarite africain. Le mulet aux bagages forme l'arrière-garde, ou, si l'on veut, son maître et lui sont nos traînards. L'un porte la plus lourde charge, l'autre a fort à faire pour l'empêcher de rouler dans le précipice, tellement les tellis sont larges et le chemin étroit. Nos muletiers babillent et rient en babillant. Leur gaieté, comme le beau temps, nous fait fête.

—Bel-Kassem, de quoi s'amusent-ils tant?

—De tout et de rien. Les Kabyles n'ont pas, comme les Français, de grands cafés pour les distraire; ils n'ont que leur langue, et ils s'en servent.

Nous voici au milieu des hauts pitons et des profonds abîmes. C'est comme un monde nouveau où nous pénétrons; la féerie d'hier soir nous semble plus merveilleuse encore à la grande lumière et de près que de loin. Dans ce chaos de pierres amoncelées, les rayons et les ombres produisent des contrastes surprenants, où le blanc et le noir se heurtent avec violence et dont l'oeil se détourne, ébloui, blessé, pour aller se reposer avec délices sur le vert des moissons et des arbres, sur les nuances de la flore harmonieusement diaprée. Partout autour de nous, des lamelles de feldspath brillent comme des diamants. Sur notre droite, c'est un formidable entassement où la roche calcaire en décomposition alterne avec une terre jaunâtre, et qui descend par déclivités abruptes jusqu'au pied des contre-forts djurjuriens. Là sont deux vallées: la vallée de l'Asif Aïssi vers l'est, et celle de l'Asif Bou-R'ni vers l'ouest. Dans celle-ci, les Turcs possédaient un bordj armé de huit canons et appuyé sur les tribus makhzen des Nezlioua, 6 villages, 875 fusils; des Harchaoua, 4 villages, 218 fusils; et des Abid, d'origine nègre, 2 villages, 40 fusils. Ce bordj, abandonné vers 1830 par les janissaires, fut remplacé, après l'expédition d'octobre 1851 contre Bou-Bar'la, par celui de Dra'-el-Mizan, érigé dans une position dominante, à l'entrée de la vallée. Ç'a été, jusqu'à l'établissement du fort National, le seul poste militaire français dans la haute Kabylie. Il fut longtemps commandé par le fameux colonel Beauprêtre, dont nous allions, à quelques jours de là, apprendre la mort tragique dans la révolte arabe de l'Ouest. Entre le sentier que nous suivons et les deux vallées, sur ces pics et dans ces ravins, vivent les huit fractions confédérées des Aïth-Aïssi, 45 villages, 2362 fusils, anciens alliés des lraten pendant la guerre, et toujours avec eux en relations de commerce et de labour. Ils exercent plusieurs industries, notamment celle des poteries, où leurs femmes excellent. Plus loin, dans la direction du bordj de Dra'-el-Mizan, sont les quatre groupes des Aïth-Maâtka, 39 villages, 2,011 fusils, soumis depuis 1851.

—Aperçois-tu, me dit Bel-Kassem, cette pierre blanche qui domine un village?

—Oui.

—C'est le village de Sidi-Ali-ou-Mouça, un de nos plus fameux marabouts; et la pierre blanche, c'est la belle Lalla-Mimouna et son fiancé. Ils arrivèrent un matin chez le marabout pour qu'il leur récitât la fatha [Prière.] après laquelle le mariage est conclu. Voyez le contre-temps! il n'était pas à la maison. Toute la journée ils l'attendirent en vain et avec la plus grande impatience, car ils étaient follement amoureux. La nuit venue… ma foi! monsieur, je suis fort embarrassé pour te dire ce qui arriva. Toujours est-il qu'ayant commis un gros péché auprès d'un lieu saint, la zaouïa de Sidi-Ali-ou-Mouça, celui-ci, de retour le lendemain, punit leur profanation en les changeant en pierre.

Sur notre gauche, la contrée qui s'étend vers la mer et que traverse l'Asif Sebaou, quoique très-accidentée, n'offre pourtant pas un aspect aussi étrangement sauvage. Les pentes y sont moins raides, les plateaux plus nombreux. Il semble que la tourmente souterraine ne s'y soit pas déchaînée avec la même fureur. Là habitent, sur la rive gauche du Sebaou, les Aïth-Fraoucen, 19 villages, 1,225 fusils. Ils se donnent une origine française: sont-ils ou ne sont-ils pas les descendants des Francs qui se ruèrent, au troisième siècle, sur l'Europe occidentale et jusque sur le littoral africain? Au nord, leur territoire borde la grande vallée que suivaient les Romains pour aller de Bougie à Dellys; ceux-ci y ont laissé de nombreuses ruines, notamment au chef lieu du limes Tigensis qui devint, sous les Turcs, la Djemâa-Saharidj [La réunion des bassins.], riche de quatre-vingt-dix-neuf sources. C'est en grande partie avec ces pierres romaines que les Fraoucen ont bâti leurs maisons. A côté d'eux sont les Aïth-Khelili, 10 villages, 610 fusils, qui prétendent provenir des Maures d'Espagne. Puis, plus à l'est, les Aïth-Bouchaïk, 9 villages, 755 fusils, une des rares tribus qui savent tisser le lin. Sur la rive droite du Sebaou, en regard de ces tribus et, de celles des Iraten, vivent assez pauvrement les six fractions des Aïth-Djennad, 44 villages, 2,710 fusils, qui «ne peuvent blanchir leurs maisons, ni posséder des ânes, ni manger des pois, ni passer la nuit hors de chez eux pour coucher sur des meules de paille [Devaux, les Kébaïles du Djerjera.].» Pourquoi? parce que telle fut la volonté de leur marabout Si-Mançour, dont la koubba s'élève sur le thamgouth du Sebaou, le plus haut pic du littoral kabyle. A l'ouest de leur territoire habitent les huit fractions des Aïth-Ouaguenoun, 55 villages, 1,940 fusils. Ils conservèrent les derniers l'antique usage de la mzerag [Lance.] échangée avec l'ennemi comme gage de paix après la guerre. Voulaient-ils la recommencer, ils renvoyaient la lance: les Romains jetaient un javelot. De l'autre côté, à l'est et vers la mer, les Aïth-Zarfaoua, 16 villages, 740 fusils, se pressent sur un territoire trop étroit, tout parsemé de grandes ruines, autour de Zeffoun, l'ancien port Rusubeser. Ces Kabyles affirment que leurs ancêtres faisaient un commerce d'échange avec Marseille, Livourne et Gênes.

—Quelle est ta tribu à toi, Bel-Kassem?

—La plus civilisée et la plus glorieuse de toutes, me répond-il en redressant la tête avec orgueil. La plus civilisée, car nous exerçons toutes ou presque toutes les industries éparses chez les autres Kabyles, et aussi les plus nobles. Nous avons des orfévres, des armuriers, des forgerons. Naguère nous fabriquions la poudre. Nous tannons le cuir, nous cardons la laine et faisons un grand commerce de ces produits. Nous travaillons le bois et le façonnons en plats et autres ustensiles. Nous produisons de la cire et de l'huile. Nous savons teindre les vêtements. Nos coiffures brodées et nos ceintures multicolores sont recherchées par toutes les femmes de la Kabylie. La plus glorieuse aussi, car…

Je pousse un cri: le mulet du guide s'est abattu. Je vois avec épouvante Bel-Kassem penché sur un précipice de cinq ou six cents mètres. Mais déjà les voici debout tous les deux, et l'homme est remonté sur la tête.

—N'êtes-vous pas blessé?

—Non! non!

Tout le monde s'était arrêté.

—Ce pauvre Bel-Kassem, dit madame Elvire avec un peu de moquerie.

—Marchons! s'écrie le Kabyle furieux.

Nous repartons; mais cette chute a réveillé notre prudence, et chacun de nous instinctivement se penche du côté opposé à l'abîme.

—Allah, dis-je, a puni ton orgueil.

—Vous parlez comme un Arabe, et cela ne m'empêche pas de répéter que ma tribu, celle des lraten, est la plus noble et la plus glorieuse de toute la Kabylie; la preuve, la voilà!

Et d'un geste dont rien ne saurait rendre l'énergie, il nous montre un rocher tout déchiqueté par des balles françaises, puis au bord du rocher un grand frêne mort des blessures qu'il a reçues pendant le terrible assaut d'Ichariten, le 24 juin 1857.

—C'est mon village, dit-il. Sept mille Français l'ont attaqué avec des canons, des obusiers et des fusées. En se retranchant dans leurs camps, après la prise du Souk-el-Arba, ils nous avaient appris à faire les barricades. Nous en avions élevé deux avec des arbres et des pierres. Vous voyez cette pente raide et nue qui descend vers un petit plateau couronné d'arbres. Eh bien, c'est par là que les zouaves et la ligne sont montés à découvert sous le feu de mon village. Et jamais, malgré leur courage ils ne seraient venus à bout de l'enlever, car ils tombaient comme des figues mûres: les nôtres, abrités, ne tiraient qu'à coup sûr, chaque balle kabyle trouait une poitrine française; mais voici que, tout à coup, la légion étrangère, faisant un coude, se jette sur le flanc de nos barricades. Tous nos fusils sont braqués sur elle; elle avance toujours. Mille, deux mille coups sont dirigés contre le commandant et aucun ne l'abat. C'est pourquoi on le tient parmi nous pour plus invulnérable encore que Mohamed-el-Debbah [Voyez page 25.].

Et comme nous passions devant le cimetière:

—Bien des nôtres sont morts et dorment là, ajoute Bel-Kassem; mais bien des Français aussi sont enterrés au pied de ce monticule.

Besef [Beaucoup.] Francésé morto! dit un des muletiers en nous désignant de la main la pente d'Ichariten; et il répéta: besef! besef!

—Avoue, mon ami, que les Iraten et tous les autres Kabyles en veulent terriblement aux Français d'être venus dans leurs montagnes.

—Oui et non, me répondit le guide avec un fin sourire. Un assez bon nombre d'Iraten ont vendu leurs fusils: les uns jugeant qu'ils ne leur serviraient plus à rien, les autres par amitié pour les Français ou du moins pour observer vis-à-vis d'eux la foi jurée. A vous avouer toute la vérité, les plus vieux vous détestent; ils vivent dans un passé où ils ont vu toute la Kabylie libre. Mais les jeunes, ceux surtout qui vont travailler dans les villes ou dans les fermes, et d'autres qui comme moi ont fréquenté l'école, ma foi, ils trouvent que les Français ont du bon.

—Vraiment! fis-je en riant.

—Et pour ma part, répondit Bel-Kassem en riant aussi, je préfère beaucoup leur cuisine à la nôtre.

—Que vous disais-je, hier? s'écria le Philosophe; la corruption est déjà entrée ici avec nous.

Nous laissons à gauche Agmoun-Izen, le dernier village des lraten. Nous descendons ou remontons des pentes et des rampes. Les villages deviennent moins nombreux; le pays prend un aspect encore plus sauvage. Près d'une fontaine, au fond d'un massif d'arbres, la colonne s'augmente d'une recrue: c'est un enfant de Marseille qui casse une croûte et se désaltère au ruisseau.

Il vient d'Alger; il traverse à pied toute la Kabylie pour aller à
Bougie exercer son état de maçon.

—Si vous voulez bien me le permettre, nous dit-il, je serai des vôtres.

—Très-volontiers.

—Vive la France!

Et il jette sa casquette en l'air. C'était un bon compagnon, haut en couleur, chevelu et poilu, court des jambes, large des épaules, à physionomie expressive et joviale. Un peu plus loin, dans un chemin creux, nouvelle recrue. Un Kabyle cette foi, un Kabyle du Djurjura, et le plus beau que nous ayons vu dans tout le voyage: élancé et flexible comme un jonc, des yeux de velours, un nez grec, un front superbe, une bouche fière et admirablement dessinée: enfin un port et une démarche si nobles que, sous son burnous grossier, on l'eût pris pour le maître de toutes ces montagnes. A la manière dont il salua madame Elvire, nous vîmes qu'elle venait de faire sa conquête. Après quelques mots échangés avec le guide et les muletiers, il alla se placer derrière elle et n'en détacha plus ses yeux.

—Quel est cet homme? demanda à Bel-Kassem M. Jules un peu inquiet.

—Parbleu! dit le Philosophe en riant, c'est l'amoureux de ma femme.

—Un Kabyle des Aïth-Illoula-Oumalou, ajoute Bel-Kassem; son village est à l'entrée du col de Chellata, par où nous franchirons demain la crête du Djurjura. Il y retourne, venant d'Alger, et a voulu savoir si vous comptiez aller jusque-là aujourd'hui. Il a même très-vivement insisté pour que vous acceptiez son hospitalité.

—Et tu l'as remercié pour nous, repartit M. Jules.

—Oui.

—Mais lui as-tu dit que nous nous proposions de nous arrêter ce soir à
Thifilkouth?

—Ah! ah! fit le Conscrit, craignez-vous, Caporal, que ce magnifique sauvage ne veuille enlever notre Général?

En ce moment madame Elvire, d'une main coquettement gantée, nous montre à cinquante mètres sous nos pied, dans le précipice, une fleur d'or qui se balance sur sa tige flexible et haute. C'est la première de cette espèce que nous rencontrons.

Nouar-el-Maryem [Fleur de Marie.]! s'écrie le beau Kabyle, et bondissant vers la fleur comme un lion qui veut saisir une proie, il descend et remonte en un clin d'oeil, suspendu sur le vide, l'escarpement à pic; puis d'un air de triomphe, il offre la Nouar-el-Maryem à madame Elvire.

—Qui de vous, Messieurs, dit-elle, serait capable de tant de galanterie?

Alors, ouvrant une petite boîte en nacre, elle y prend une dragée et la présente en souriant au Kabyle radieux. Elle lui fait signe qu'il doit la mettre dans sa bouche:

—Bonbon! dit-elle.

Mléah! Mléah! traduit le guide.

Mais le beau montagnard secoue la tête, et glissant délicatement la dragée dans un sachet en cuir qu'il porte sur sa poitrine nue, il s'écrie:

Anaya!

Bel-Kassem échange avec lui quelques mots en riant aux éclats.

—Que dit-il, Bel-Kassem, qui vous fasse tant rire, demande le Général.

—Madame, il dit que ton présent lui servira d'anaya lorsqu'il ira te retrouver à Paris; mais peut-être ignores-tu ce que c'est que l'anaya?

—Oui.

—L'anaya est la plus sainte et la plus respectée des lois kabyles. C'est un gage qui rend inviolable la personne qui le reçoit. La fleur que t'a donnée cet homme rend ta personne sacrée non-seulement pour sa tribu, mais encore pour toutes celles qui ont fait alliance avec elle. Muni d'un anaya, on peut se promener dans une tribu ennemie comme dans son jardin. Il y en a cent, il y en a mille espèces. Ainsi quand deux tribus, deux villages ou deux parties d'un village sont en guerre, les chemins par où les femmes vont à la fontaine sont couverts par l'anaya, et nul n'y est inquiété. Lorsqu'un meurtrier réclame et obtient l'anaya d'une tribu, il reçoit chez elle protection et asile. Tout peut servir d'anaya à un voyageur: un enfant qui l'accompagne, un mulet qui le porte, une lettre, un objet quelconque, le moindre brin d'herbe. Le nom même d'un homme, d'une tribu ne sera jamais par lui, chez cette tribu, vainement invoqué. Celui qui brise l'anaya paye l'amende, il est déshonoré. En un mot, c'est la loi de Dieu, et personne en Kabylie ne la viole impunément. Les kanouns portent que l'homme possédé du démon qui livre à ses ennemis ou tue à prix d'argent celui qui est venu chercher un refuge dans le village sera chassé honteusement; sa maison sera brûlée, ses biens seront confisqués. S'il ne possède rien, on le lapide.

—L'anaya des femmes vaut-il celui des hommes?

—Souvent, sinon toujours; et vous voyez devant vous un village où deux partis se sont livrés des combats acharnés pour un anaya donné par une femme. En l'absence de son mari, elle avait remis à un homme sous le coup d'une vengeance une chienne qui devait le protéger. La bête revint ensanglantée, l'homme fut assassiné: de là bataille! Et depuis ce temps ce village s'appelle Thaourirth-n'Thakd-jounth, le piton de la chienne.

—Je préfère, dit le Philosophe, l'anaya à notre police et à nos gendarmes.

—Mais, observai-je, supprime-t-il les assassins et les voleurs?

—Non, répondit Bel-Kassem, il y en a en Kabylie comme en France. Le vol est puni d'amendes depuis 3 francs 60 centimes jusqu'à 250 francs. Le dommage qui en résulte doit en outre être réparé par le voleur envers le volé. Les amendes sont doubles pour les vols de nuit, et la plus forte punit ceux commis sur les chemins à main armée. Dans ce dernier cas, on brise les tuiles de la maison du coupable. Celui qui tue pour voler est expulsé du pays et ses biens sont confisqués. Les mêmes peines sont infligées à celui qui tue son père, son fils ou son frère pour hériter d'eux; chacun a le droit de le tuer comme un chien. Les menaces de mort et les blessures sont aussi frappées d'amendes. Dans un seul cas, le meurtrier est absous: celui de la vengeance légitime, l'oussiga, qui est un droit et un devoir. Le Kabyle qui ne poursuit pas le prix du sang, la diâ, mais se contente d'une indemnité pécuniaire, attire sur lui le mépris de tous.

Le kanoun de Thaourirth-Thamokhanht, village des Aïth-Iraten, porte: « Quand un meurtre est commis, c'est le meurtrier qui doit mourir. S'il meurt accidentellement, le prix du sang retombe sur sa succession. Si le meurtrier se sauve, ses biens et sa maison sont donnés à la famille de la victime. Celui qui, contrairement à la loi, en tue un autre que le meurtrier, paye cent réaux, et la peine de mort retombe sur lui.» D'autres kanouns frappent d'une amende de deux cents francs quiconque s'interpose entre deux individus ayant à tirer l'un de l'autre une vengeance légitime. Cependant l'usage a prévalu dans beaucoup de tribus de ne point éterniser l'oussiga. Si le meurtrier ou, en général, l'auteur de l'insulte vient à mourir avant que la vengeance ait pu être exercée contre lui, c'est son héritier seul qui doit acquitter la diâ; mais les autres membres de la kharouba [Famille.] ne sont plus responsables.

—Et la prison, demanda l'un de nous, quand donc y condamne-t-on?

—La prison! répondit Bel-Kassem avec un air de souverain mépris, la prison! Il n'y en a pas une seule dans toutes nos montagnes. La liberté est un besoin plus impérieux que la faim ou la soif. L'idée d'emprisonner un homme ne nous est jamais venue; ceux qui se seraient avisés de cela auraient été traités de fous par tous les autres. Le Kabyle préfère la mort à la perte de la liberté.

Le Philosophe rayonnait:

—Qu'on me vante, dit-il, la civilisation du dix-neuvième siècle! Qu'on me cite notre Code pénal comme une merveille!

—Mais les Kabyles ne sont-ils pas jugés au criminel, comme les autres indigènes et les Français de la colonie, par les cours d'assises ou les conseils de guerre d'Alger, de Constantine et d'Oran?

—Oui, mais ce qui est crime en France ne l'est pas toujours en Kabylie, et réciproquement: le commandant supérieur décide, dans chaque cas qui arrive à sa connaissance, s'il faut ou non poursuivre le coupable devant la justice française. Pour tout le reste, nous appliquons nos kanouns et n'avons d'autres juges que nous-mêmes. C'est la djemâa [Assemblée de village.] qui prononce les peines et applique les amendes. Chaque dachera ou thadderth [Village.] a la sienne, formée par tous les hommes en état de porter les armes. En politique, elle délibère souverainement et décide de la paix et de la guerre, ainsi que des alliances ou sofs à former. En justice, elle juge sans appel en appliquant les lois, elle en fait de nouvelles ou modifie les anciennes. En matière de finances, elle fixe par tête l'impôt que nous payons aux Français, quinze, dix, cinq francs ou rien, suivant les fortunes. Elle dispose des fonds de la djamâa [Trésor public, caisse municipale.] où sont versés les amendes, les dons volontaires et les taxes prélevées sur les naissances, les mariages, les divorces et les successions. Elle décrète les travaux d'utilité générale et gère tous les intérêts de la commune. Enfin, elle tâche d'écarter les différends qui surgissent entre les familles ou les partis du village. Pour me servir d'une comparaison, chacun de nos villages est une république gouvernée par la djemâa, ou assemblée des hommes en état de porter un fusil.

—Voilà, ajouta le Philosophe, ce qu'il faut appeler un peuple souverain.

—Je pensais, dis-je, que le gouvernement, c'était l'amin.

—Oh! non, Monsieur, l'amin est l'agent de la djemâa chargé d'exécuter ses décisions: mais il n'est pas le maître du village. Il est élu par le suffrage universel, ordinairement pour un an; il est rééligible ou peut même, si tout le monde est satisfait de lui, continuer pendant un temps indéterminé ses fonctions où l'assistent les dhamen, représentants élus des kharouba ou familles. L'amin et les dhamen composent une sorte de conseil municipal; mais c'est l'assemblée de tous les hommes portant le fusil qui fait les affaires de la commune.

Chaque kharouba comprend tous les membres d'une famille; elle forme dans le village un groupe distinct, très-souvent un parti qui a ses sofs amis ou ennemis. De là les querelles qui éclatent, surtout pour l'élection de l'amin, chacun tenant à faire élire un membre de sa kharouba, puis les luttes qui ensanglantent le village, car si la djemâa ne parvient pas à mettre d'accord ses sofs hostiles, ils courent aux armes et se fusillent entre eux.

Voici, en cette matière, la législation des Kabyles: «Quand la division s'est mise dans le thadderth et que les troubles ont commencé, aucune fraction n'a le droit de nommer un amin dans son sein. Quand les troubles commencent, et qu'on est sur le point d'en venir aux mains, les gens de bien s'interposent. Celui qui, pendant ce temps, commet un vol quelconque, ou tire un coup de fusil, ou entre dans la maison d'un individu d'un sof ennemi, est passible d'une amende de 250 francs. S'il a tué quelqu'un, il doit être tué à son tour. Dès lors, il y a guerre ouverte, et chacun se prépare à la lutte.»

—Mais s'il se rencontrait parmi vous, Bel Kassem, des ambitieux qui voulussent s'emparer du pouvoir et imposer leur volonté aux autres.

—Cela ne s'est jamais vu, et toute tentative de ce genre serait vaine. Quiconque voudrait faire la loi à la djemâa se verrait aussitôt abandonné par tous ses partisans, par sa propre kharouba. Le cas, d'ailleurs, est prévu: celui qui fomente des troubles systématiquement et avec persistance est condamné à la plus forte amende: 400 francs.

—Et s'il ne veut ou ne peut la payer?

—Il lui faudra quitter le village, à moins que quelqu'un ne la paye pour lui. Il en est de même pour toutes les amendes. Aussi sont-elles très-exactement acquittées. Qui n'a pas d'argent, en emprunte; mais la meurda, le prêt d'une semaine à l'autre, coûte cher.

—L'usure à la petite semaine.

—Nous avons aussi la r'ania ou l'hypothèque, plus onéreuse encore, car l'emprunteur abandonne la jouissance de son bien pour une somme souvent minime, et jusqu'au jour où il pourra la rendre. La r'ania des figues est surtout en usage. Pour dix ou vingt francs qu'il emprunte en avril, un Kabyle qui va moissonner dans la plaine s'oblige à restituer en septembre cet argent, plus une mesure de figues de valeur égale.

—Et les kanouns tolèrent un pareil vol! s'écria Madame Elvire indignée.

—Ils font bien, dit le Philosophe, de respecter la liberté des transactions ainsi que toutes les autres. L'argent doit être un objet de commerce comme le blé, le fer ou le charbon.

—Cependant, observai-je, Mâakara ne se trompait pas, hier, lorsqu'il a dit: «Pour la plupart des Kabyles, un sou, c'est comme une pièce d'or pour vous, Madame.»

—Et dans ma poche, cent francs, ajouta Bel-Kassem, équivalent à un million dans le portefeuille de M. de Rothschild.

—Tu le connais donc, M. de Rothschild?

—Parfaitement; au fort National, je lis souvent les journaux de Paris, et puis le Mobacher, journal indigène d'Alger, a parlé plus d'une fois de cet Amin-el-Oumêna des banquiers.

—Qu'est-ce que ce personnage?

—C'est l'amin des amins d'une arch [Tribu.]. Il est élu par eux. Autrefois on ne le nommait que pour la guerre où il commandait et conduisait au combat les sofs alliés. Maintenant il sert d'intermédiaire entre les Kabyles et l'autorité française. Il en est de même des caïds institués depuis peu comme juges de paix, et qui perçoivent en outre dans chaque cercle la lezma ou impôt de capitation.

—Que produit cet impôt?

—Je sais seulement que le cercle du fort paye une lezma annuelle de quatre-vingt mille francs.

—Connais-tu la population de la Kabylie?

—Le dernier recensement quinquennal la porte à sept cent mille âmes.

—Tu es savant comme un livre, mon ami.

—Madame me flatte.

—Y en a-t-il d'autres que toi dans ces montagnes qui lisent les journaux de Paris?

—Peu; mais beaucoup lisent le Mobacher.

—Combien?

—Je ne les ai pas comptés. Je suppose que le Mobacher a ici de trois à quatre cents abonnés.

—Tu plaisantes fort agréablement.

—«Par Dieu! par la bénédiction de Dieu! par le Fort! par la Sainte Ecriture!» je jure, dit le Kabyle avec un grand sérieux, que je ne plaisante pas. Nous prends-tu donc pour des sauvages?

—Mais ceux qui savent écrire, demandai-je, sont-ils aussi nombreux?

—Non, quand on a besoin d'une lettre on va trouver le thaleb
[Savant.].

—Est-ce lui aussi qui dresse vos contrats de vente, vos titres de propriété?

—Nous n'en avons guère. Notre parole donnée vaut tous les actes de vos notaires. D'ailleurs, partout où il y a un olivier, un figuier, un terrain grand comme la main, tout le monde sait à qui il est. Sans l'autorisation de la djemâa, personne n'a le droit de construire sa maison hors du village, ni de vendre son bien à un étranger. Les propriétés ne passent donc que d'une kharouba à une autre, et cela au vu et au su de chacun, soit par vente ou par héritage. Les femmes…

—Nous savons qu'elles n'héritent pas.

—Et si une fille, en se mariant, quitte le village, elle n'emporte que ses bijoux, sa tête légère et… Bel-Kassem demeura sur ce: et…

—Quoi donc? fit une petite bouche curieuse.

—Sa vertu.

Madame Elvire sourit. A ce signal, notre rire éclate. Cette gaieté gagne les muletiers et même «l'amoureux de ma femme,» grave et mélancolique. Brusquement arraché à son extase, il nous montre ses dents plus éblouissantes que les neiges du Djurjura.

—Bagasse! que je m'amuse, moi! s'écrie le Marseillais. C'est une vraie fête de voyager avec vous; mais je casserais volontiers une croûte.

—Et moi aussi!

—Et moi donc!

—Je mangerais de l'herbe, s'il y en avait sur ce rocher.

—Moi, je boirais la mer et ses poissons.

Seuls, nos braves bêtes et leurs maîtres marchent depuis cinq heures et marcheront jusqu'au soir sans éprouver le besoin de manger ni de boire.

—Bel-Kassem, ne pourrais-tu découvrir par ici un bon hôtel avec un dîner cuit à point.

—Non, Madame, le colonel t'en a prévenue.

—Un bouchon, un petit bouchon.

—S'il ne te faut que cela, il y en a aux bouteilles.

Nouvel éclat de rire: le guide nous regarde d'un air effaré.

—Cassandre, mon ami, dit le Marseillais avec le plus pur accent de la Canebière, tu ne sais donc pas qu'un bouchon, c'est un paradis où les bons compagnons rigolent.

—Mais, Caporal, à quoi pensez-vous? J'ai faim! j'ai soif! et vous avez dans vos tellis tout ce qu'il faut! Où trouverons-nous pour rigoler un bouchon comme celui-ci?

—Encore cinq minutes de marche, dit Bel-Kassem, nous rencontrerons une source: les hommes et les bêtes pourront boire.

Nous gravissions depuis une heure un énorme rocher nu et venions d'en atteindre la crête, où il ne poussait pas un brin d'herbe. Un grand silence nous enveloppait. Le sabot des mulets retentissait sur la pierre sonore. A droite et à gauche, le précipice se creusait presque a pic à une profondeur de mille mètres. La vue planait sur un horizon immense ceint d'un côté par le Djurjura recourbé en demi-cercle, de l'autre par la mer qui apparaissait dans une échancrure de montagnes. La grandeur épique du paysage nous plongeait dans une sorte de stupeur, contre laquelle réagissait notre gaieté un peu fébrile. Pas une maison française, aucun vestige d'Europe, le monde berbère dans sa splendide et prodigieuse sauvagerie. Nous sommes au coeur de la grande Kabylie.

D'un seul coup d'oeil nous embrassons toutes les tribus des deux grandes confédérations ou K'bila [K'bila, hommes associés.] des Zouaoua. Leurs sofs R'raba [De l'Ouest.] et leurs sofs Cheraga [De l'Est.] occupent tout le versant septentrional du Djurjura, depuis les Aïth-Guechtoula et les Aïth-Sedka vers Dra'-el-Mizan, jusqu'aux tribus de l'Oud-el-Hammam vers la mer et le cap Sigli. Nous les passons en revue du haut d'un pic des Aïth-Menguelate, 14 villages, 1,350 fusils, une des tribus les plus considérables de la confédération de l'Ouest.

Chez les Menguelate, comme chez les lraten, la guerre a marqué son passage. En juillet 1854 et en juin 1857, ils se sont battus contre les Français qui leur ont brûlé plusieurs villages. Ils taillent ou tournent dans le bois des thaoulath [Pelles.], des djefoun [Plats.], des kabkab [Sabots.] et autres ustensiles. Au sud de leur territoire, jusqu'à la crête djurjurienne, habitent les Aïth-Betroun qui s'appellent eux-mêmes le coeur des Zouaoua. Ces Kabyles de moeurs farouches, très-rigides dans l'observation de leurs kanouns, se divisent en quatre tribus. La plus industrieuse est celle des Aïth-Yenni, 7 villages, 1,325 fusils, soumis en juin 1857: armuriers renommés, forgerons et orfèvres, naguère encore faux monnayeurs. Leurs quatre principaux villages, rapprochés les uns des autres, se détachent en un groupe lumineux sur l'obscurité des vallées et forment à l'ouest, entre le fort national et le Djurjura, comme une grande ville kabyle. Ce sont Aïth-et-Arba, Thaourirth-Mimoun, Thaourirth-el-Hadjadj et Aïth-el-Hassen, bourgade considérable de 400 fusils. Au-dessus d'eux, sur le flanc du Djurjura, les Aïth-Ouasif, 7 villages, 1,220 fusils, fabriquent de la cire et des cardes pour la laine; plus haut encore et jusqu'aux cimes neigeuses, les Aïth-bou-Akkach, 4 villages, 765 fusils, font des peignes à pointes de fer avec lesquels les femmes, en tissant, serrent la trame sur la chaîne; et les Aïth-Boudrar, 6 villages, 1,225 fusils, habiles jardiniers, cultivent le terrible felfel, le poivre des Zouaoua [Devaux, les Kébaïles du Djerjera.].

La soumission des trois dernières tribus suivit celle de la première en 1857.

A l'ouest des Aïth-Betroun, habitent les autres tribus de cette k'bila: les Aïth-Attaf, 2 villages, 544 fusils, fabricants d'ustensiles de bois et maîtres voleurs; les Aïth-H'al-Aqbile, 6 villages, 985 fusils, jardiniers et pépiniéristes; les Aïth-Bouyoucef, 7 villages, 650 fusils, d'origine juive, dit-on, peu industrieux et d'humeur assez pacifique. Ces tribus se soumirent en même temps que les Menguelate, au commencement de juillet 1857.

La confédération de l'Est comprend six tribus échelonnées sur le Djurjura, depuis le coude qu'il forme en se repliant vers le nord-est: les Aïth-Illilten,13 villages, 1,090 fusils, manefguis ou patriotes fanatiques et sauvages; c'est à leur hospitalité que nous allons confier nos têtes, et déjà leur village de Thifilkouth nous apparaît sur un mamelon qu'on prendrait pour un avorton de la grande montagne. Au-dessus d'eux sont les Aïth-llloula-Oumalou, 14 villages, 1,150 fusils, avec la singulière Zaouïa de Ben-Dris, marabouts voleurs, tolbas [Savants.] de la Kzoula [Massue ferrée.], qui naguère encore ne s'appliquaient qu'à la science du meurtre et de la rapine. Puis, sur les déclivités inférieures, les Aïth-Ithourar, 26 villages, 1,845 fusils, qui fabriquent des filets et autres engins de chasse. Au nord de leur territoire habitent les Aïth-Yahia, 13 villages, 1,035 fusils, qui possèdent Koukou, la capitale du roi ou plutôt du fameux chef berbère Ahmed ben-el-Kadi. Marmol la visita vers 1535 et l'a décrite, ainsi que l'État de Koukou, dans son Africa qui fut publiée en 1573. Cette ville est entièrement déchue de son ancienne splendeur. Adossée à l'Azerou-Kuelaâ, la pierre difficile à atteindre, elle était ceinte autrefois d'une muraille bastionnée de deux mille mètres de circuit, percée de trois portes: l'Azerou-n'Tassassin, la pierre des hommes de garde; la Thabourth-n'Sour, la porte du rempart; et la Thir'ilth-el-Medefia, la crête des canons. Il faut croire qu'en effet des canons défendaient cette forteresse, car les Français en ont retrouvé deux lorsqu'ils sont entrés à Koukou, sans combat, pendant l'expédition de juin 1854. A quelque distance de la ville est l'Ourthou-Thaadjeth, le jardin de la princesse: était-ce le jardin de la merveilleuse beauté, fille de Ben-el-Kadi, qu'épousa, en 1561, Hassan, fils de Kheir-ed-Din, sultan d'Alger?

Enfin, et toujours dans la direction du nord-est, les Aïth-ldjer, 26 villages, 2,240 fusils, avec les Aïth-Zikki, 5 villages, 225 fusils, leurs alliés obligés de la crête djurjurienne. Cette grande et industrieuse tribu se livre avec succès à la culture du lin et au tissage d'une toile à les étroits; elle confectionne aussi l'izar: c'est un épouvantail qui fascine la perdrix craintive.

Pauvre petite, tu as raison de trembler, car c'est la mort qui s'avance vers toi. Mais pourquoi ne fuis-tu pas à tire-d'ailes? Tu n'as rien à craindre de cette tête de chacal qui grimace sur cette bande de tuile tendue et curieusement enluminée, ni de cette queue qui, au bas de l'appareil, se balance menaçante, ni de ces petits miroirs qui remplacent les yeux fauves et qui ont un éclat si terrifiant. Tu demeures, pétrifiée d'épouvante, en face d'un fantôme, sans voir le chasseur; il s'approche lentement, tenant d'une main l'izar qui te le cache, et de l'autre son fusil. Fuis! fuis! ou tu es morte! Il va te tirer à coup sûr… Pan! la perdrix a vécu.

Les Idjer, très-superstitieux comme tous les Kabyles, n'approchent qu'avec terreur de leurs grottes profondes, de celles surtout de Bou-Khiar, où les djenouns [Mauvais esprits, démons.] ont enfoui et gardent des trésors incalculables. Chez eux aussi, on rencontre de grandes excavations cylindriques d'aspect étrangement sauvage. Bel-Kassem nous assure, d'un air qui n'admet pas de réplique, qu'elles furent habitées autrefois par des géants troglodytes plus terribles que le lion, plus féroces que la panthère. C'étaient, nous dit-il, les sujets d'un roi dont la taille atteignait mille coudées. Il régnait sur un pays de hautes montagnes, lorsqu'il vit un jour arriver dans son royaume le peuple de Dieu, à la recherche de la terre promise. Prévoyant qu'il serait vaincu s'il engageait la lutte avec Moïse, il prit le parti de fuir; mais il emporta sur ses épaules ses montagnes qui n'étaient autres que le Djurjura. Arrivé en Kabylie, il finit par succomber sous ce poids écrasant, et ses sujets abandonnés à leurs instincts cruels, se détruisirent entre eux ou périrent misérablement dans un isolement farouche.

—Bel-Kassem, dit le Général, n'arriverons-nous donc jamais à ta fontaine?

—Encore cinq minutes, répond le guide avec un malin sourire; cinq petites minutes, Madame, et tu te reposeras.

—Je ne suis pas fatiguée, mon ami; mais il paraît que tes minutes se multiplient comme les poissons de l'Évangile. Voici plus d'une heure que nous marchons, et il nous faut maintenant marcher encore.

—Qué! dit le Marseillais avec humeur, les minutes kabyles ne finissent jamais. Ces hommes mangent, boivent et dorment en marchant, et, comme le Juif-Errant, ils vont du Fort à Alger sans se reposer en route. Trente-cinq lieues, bagasse! Nous nous engageons entre deux chaînes de roches à pic tourmentées et nues. Le sentier serpente, étroit et périlleux, à mi-hauteur de l'une d'elles. Le fond du précipice, où leurs larges pieds se touchent presque, présente un effrayant désordre de blocs amoncelés, arrondis, dégradés par les eaux.

Çà et là un arbre arraché, brisé, tordu, étend vers nous d'un air lamentable ses bras de squelette. Toute végétation a disparu, plus un village; rien que des pierres géantes, brunes, fauves ou grises, qui n'ont pour couvrir leur nudité que des lambeaux de mousse d'un vert terne et jaunâtre. D'instant en instant le sentier devient plus abrupte.

—Un endroit merveilleusement choisi pour le sabbat des sorcières.

—Ah! prends garde, Madame; cette gorge est au pouvoir des djenouns, qui s'amusent à jeter les voyageurs dans l'abîme. Ton amoureux le sait bien, et c'est pourquoi il a pris la bride de ton mulet.

En effet, le beau Kabyle marchait devant madame Elvire, entre elle et le précipice, voulant la protéger contre la méchanceté des djenouns. Tout à coup il s'écria:

Thâla! thâla! la fontaine! la fontaine!

Une de ces crevasses que l'eau met plusieurs milliers d'années à creuser dans la pierre nous apparaît à un coude du sentier. Nos bêtes ont deviné la source qui coule limpide en babillant joyeusement. L'espoir de ce régal des humbles et des grands qui ont soif ranime leur ardeur. Cette fois, au bout des cinq minutes de Bel-Kassem, dix ou vingt fois menteuses, nous sommes assis autour de l'eau promise. Les tellis sont ouverts, les provisions étalées sur la nappe rocheuse. Nous offrons des saucissons, des poulets et du vin aux muletiers qui ont fait leurs ablutions, qui ont bu et dont les bêtes boivent.

Makache bono [Pas bon.]!

—Ils tirent de leur burnous une mince galette d'orge où le son se mêle abondamment à la farine; ils y mordent à belles dents.

—Pauvres gens! Offrez-leur donc du pain Caporal, et du sucre.

Cette fois leur gourmandise s'allume, et ce sont des Allah isselmec! Le Marseillais regarde le saucisson du coin de l'oeil, comme un enfant le pot aux confitures. Le beau Kabyle s'est éloigné discrètement.

—Où est donc mon amoureux?

—Au-dessus de vous, Madame. Assis sur le rocher, il vous contemple en mangeant ses figues.

Madame Elvire lui fait signe d'approcher. Il accourt vers elle, souriant et rougissant sous sa peau de cuivre. M. Jules lui présente un demi-pain et du sucre. Mais avant de rien accepter, lui, d'un geste noble, tend vers le Général ses deux mains rapprochées et pleines:

Thagerth [Des figues.]! dit-il.

De belles figues blondes, exquises au goût, appétissantes aux yeux; par malheur, elles sortent d'un burnous qui ne s'est jamais rafraîchi à aucune fontaine.

Le Général en prit deux.

Arnou! arnou [Encore! encore!]! dit l'amoureux aux figues.

—Merci.

Arnou! arnou! répète le beau Kabyle.

Le Général prend bravement une troisième figue; mais avant de la porter à sa bouche, il hésite un peu.

—Bah! dit le Philosophe pour l'encourager, il y a des bêtes partout, petites ou grosses; cela dépend d'un simple effet d'optique. Mords dans ta figue, crois-moi; il n'y a que le premier coup de dent qui coûte.

Madame Elvire y mordit.

—Exquise! Bono! bono! dit-elle au montagnard ravi qui remonte sur sa pierre, emportant son pain et son sucre.

Ce fut au tour des muletiers de venir nous offrir des fruits, figues, raisins secs et caroubes, dans leurs mains rapprochées en forme de corbeille. Nous en prenons tous et mangeons… ce dessert parfumé d'essence de burnous.

Nous nous remettons sur nos bâts. Bientôt, en sortant de la gorge, nous apercevons, couchés à nos pieds, le village de Thifilkouth. La descente commence. Déjà le soleil s'incline vers l'horizon; avant une heure, il aura disparu derrière les montagnes.

—Combien faut-il de tes minutes, Bel-Kassem, pour aller chez le caïd?

—Cinq, Madame, répond le guide en riant, cinq toutes petites, toutes petites.

Le traître! il faut plus d'une heure. Nous avons des crampes dans les jambes, car nos pieds s'échappent sans cesse des poches du tellis dont Kabyles et Arabes se servent en guise d'étriers. Les bâts sont minces, les mulets maigres: leur épine dorsale nous scie en deux. Et quelle descente! Plus de sentier, mais un escalier de pierre, grossièrement taillé dans le rocher à pic. Telle marche n'a que six pouces, mais telle autre a deux mètres, elle est arrondie, glissante; et le mulet, à chaque pas, s'arc-boute des quatre jambes pour ne pas piquer une tête dans le vide; ou bien, c'est un chemin-ravin, détrempé par les dernières pluies, où la bête s'enfonce jusqu'aux genoux dans la boue. Nous voici arrêtés devant un passage impraticable.

—Ah! s'écrie le Conscrit, j'aimerais mieux être sur une grande route!

—Marchons! dit le Général, cela nous dégourdira les jambes.

—Mais, Madame, objecte le Caporal consterné, vous ne pourrez jamais vous tirer de ce cloaque!

—Eh! observe judicieusement Bel-Kassem, il vaut mieux se salir les pieds que la tête.

Nous sommes de son avis et descendons de nos bêtes. Nous passons à gué des ruisseaux boueux sur des pierres jetées là par des femmes kabyles. La pente toujours aussi raide devient moins périlleuse à mesure qu'on la descend. Une terre fertile recouvre le rocher; des oliviers et des figuiers innombrables, des haies d'épines entourent des champs d'orge et nous protégent contre l'abîme. Ici, comme à la montée du fort National, c'est bientôt un enchevêtrement inextricable de branches, de feuilles et de fleurs où la vigne se marie aux arbres fruitiers et aux frênes. Les rossignols et les fauvettes de Thifilkouth nous accueillent par des chansons. Un jeune pâtre nous regarde passer avec de grands yeux effarés. Un troupeau bêlant de chevreaux trottine devant lui, pressé de regagner le village, car ces pauvres petits ont soif du lait et des caresses de leurs mères dont ils sont séparés depuis le matin. Enfin, au fond de la vallée, nous traversons un asif où courent en grondant sur des pierres roulées les neiges fondues du Djurjura. Quelques pas encore, et nous serons à Thifilkouth.

Le village couronne un mamelon à pentes assez douces. Il est entouré d'un mur flanqué de tours blanchies à la chaux, et qui ressemblent à des minarets. Nous pénétrons dans cette enceinte fortifiée par une porte à voûte basse d'aspect belliqueux. Thifilkouth est une vraie citadelle. Bel-Kassem nous apprend que ces tours sont gardées en temps de guerre et que des sentinelles y veillent alors nuit et jour. Quand l'ennemi se risque à livrer un assaut, des femmes, les plus braves, y viennent le pistolet au poing, faire le coup de feu ou recharger les fusils de leurs fils, de leurs maris, de leurs frères. Toutes les autres, jeunes et vieilles, parées comme pour une fête, entonnent un chant guerrier en se tenant par la main, ou poussent des cris perçants qui exaltent le courage des hommes.

Mais si le village est emporté, quel est leur sort?

Pour le vainqueur, la femme du vaincu est sacrée. Ces attaques de village sont d'ailleurs assez rares. Beaucoup sont si bien protégés par les défenses naturelles de leurs pitons à pic qu'il ne leur en faut guère d'autres. Pour arrêter l'ennemi, il suffit de barrer l'unique chemin de la crête, et de fermer la porte massive qui bouche l'entrée de thadderth. Le plus souvent les sofs se déclarent la guerre et s'y préparent plusieurs jours d'avance. Dans quelques tribus, la bataille se livre en un endroit choisi. Les combattants s'en approchent de chaque côté, lentement, en rampant et s'abritant derrière une pierre, derrière un arbre. Tout homme en état de porter les armes doit combattre sous peine d'infamie. «Si quelqu'un, disent les kanouns, quitte le village pendant une guerre, sa maison est rasée.» Le même sort est réservé au traître, l'espion est lapidé. Dès qu'un enfant peut se servir d'un fusil, son père le présente à la djemâa. A partir de ce jour-là, il a sa place au combat comme dans l'assemblée. Pendant la lutte, les plus vieux qui n'ont plus la force de combattre, postés en sentinelle sur le sommet de la montagne, signalent par leurs cris l'approche de l'ennemi: «Les voici! ils avancent, ils reculent, ils vont tirer! Dérobez-vous! tamourt! tamourt_! à terre! à terre!» Après la bataille, si l'un des partis n'a pas de mort, il décharge ses armes en signe de joie; ou, s'il en a, il demande la dhomana [Trêve.] pour les enterrer. Tout le village assiste aux funérailles. Les hommes, silencieux et tristes, creusent la fosse; les femmes poussent des plaintes lamentables et avec les ongles se déchirent le visage. Parfois des combattants ennemis assistent à ce deuil, pour honorer le courage de leurs victimes. Malheur aux blessés! si la gadoum [Hache.] ou le flissa [Sabre.] ne les a pas achevés, ils demeurent souvent estropiés pour la vie: car la balle kabyle, quoique d'un trop petit calibre pour le fusil, n'en casse pas moins fort bien une jambe ou un bras, et, pour raccommoder ce membre, les montagnards n'ont d'autre médecin que la nature. Quelques-uns pourtant, les plus riches, se donnent le luxe d'un thebib [Chirurgien arabe.]; mais les autres, pour guérir leur blessure, se contentent d'y appliquer un chiffon de papier où la main de quelque pieux marabout a tracé à leur intention une formule miraculeuse. Jadis les montagnards se battaient avec la mzerag [Lance.]; ils ont encore le loueh, grand bouclier à l'épreuve de la balle. Ils s'en couvrent deux ou trois, lorsqu'avec le thanhizth, longue perche armée d'une pointe d'acier, ils veulent ouvrir une brèche dans le mur d'une maison ou d'un village.

Pendant quelques instants, nous longeons l'enceinte dont le soleil couchant colore les tours en carmin. Devant nous, au milieu d'un massif de verdure, est couché Thifilkouth sur une crête bizarrement accidentée; et plus loin, derrière le village, se dresse, imposant et superbe, le Djurjura, enveloppé de pourpre. Ces murs et ces tours d'aspect étrange, ce prodigieux amas d'arbres et de fleurs où la lumière et l'ombre dessinent en se jouant des arabesques multicolores, ce village fantastique appuyé sur le pied d'un colosse rouge, tout ici, comme sur le rempart du fort National, nous transporte en pleine féerie.

Nous passons sous plusieurs voûtes basses et noires, puis sous une porte qui fait corps avec les maisons de Thifilkouth. Elle donne accès dans une salle vaste et sombre où plusieurs Kabyles sont assis, accroupis, couchés sur des dalles qui forment, à trois pieds du sol, de larges bancs le long des murs et autour des piliers.

—Est-ce encore une maison de garde, Bel-Kassem? il y a là des meurtrières.

—C'est le themegaïth, la salle de la djemâa; elle s'y réunit une ou deux fois la semaine. C'est aussi un lieu ouvert à tous, où jeunes et vieux viennent à chaque heure du jour, pour s'entretenir de la chose publique et de leurs propres affaires.

Combien de burnous ont poli ces dalles grossièrement taillées, combien de générations les ont creusées par places en venant s'y asseoir! Il y a du sauvage dans le masque, impassible de ces hommes qui nous regardent. Nous les saluons de la tête; un seul, le plus jeune, nous répond: Ouach-halek! C'est le salut kabyle. Les autres demeurent silencieux; pas un muscle de leur visage ne bouge.

—Bel-Kassem, sommes-nous donc ici chez des Arabes?

—Non, Madame; mais ce sont des rustres, des Kabyles peu civilisés.

Le guide les raille sur leur grossièreté; il nous donne apparemment pour des gens d'importance, car tous se lèvent pour nous mener chez le caïd; tous, excepté un, qui nous tourne le dos: il a bien quatre-vingt-dix ans. Son crâne est dénudé, une longue barbe blanche lui descend jusqu'au milieu de la poitrine. Sur son épaule repose sa fidèle gadoum, qui ne l'a jamais quitté; à son côté droit est son debouz, son bâton ferré, avec lequel il a assommé plus d'un ennemi dans sa jeunesse. Il porte le tabenta, tablier de cuir, qui fait partie du costume de guerre. Son burnous orde, bruni par sa sueur presque séculaire, est percé de plusieurs trous de grandeur inégale.

—Ce sont, dit Bel-Kassem, des balles qui les ont faits. Les petits proviennent de balles kabyles; les grands, de balles françaises. Ce vieux s'est battu toute sa vie, et il est aussi fier de son burnous troué qu'aucun de vos soldats peut l'être de son ruban rouge.

Nous suivons une rue étroite, bordée de maisons basses, sans fenêtres; les eaux ménagères ruissellent entre les pierres, toutes les ordures du village s'y étalent sans vergogne. Cette rue monte ou descend court à droite, puis à gauche, en zigzag. C'est un vrai casse-cou, parsemé çà et là de flaques croupissantes et puantes. Chaque maison y a accès par une porte pratiquée dans son mur et qui ouvre sur une cour intérieure.

A cette porte, qui s'entre-bâille dès que nous l'avons dépassée, apparaissent des visages de femmes, curieux et effarés: très-beaux parfois, jolis souvent, mais peu ou point du tout lavés. Un cortége nombreux d'hommes et de petits garçons nous accompagne, grossissant sans cesse et se pressant contre nous, naïvement effrontés. L'affluence est grande surtout autour du Général.

Jamais Parisienne n'a mis le pied dans ce village berbère, et c'est à qui la verra de plus près, à qui pourra palper l'étoffe de son manteau. Bel-Kassem et le beau Kabyle s'évertuent en vain à écarter cette foule importune. Le Caporal s'alarme, le Conscrit s'irrite, le Marseillais jure, les muletiers crient: Choua! choua [Doucement! doucement!]! Madame Elvire sourit et dit:

—Oh! la plaisante aventure!

Enfin nous voici chez le caïd de Thifilkouth. La porte d'une cour intérieure s'est refermée sur nous. Les membres de la kharouba et quelques intimes nous entourent. Le caïd, averti de notre arrivée par le télégraphe kabyle, s'avance pour nous saluer. C'est un petit homme blond, d'une cinquantaine d'années. Il y a de la malice et de la ruse sur ses lèvres souriantes et dans ses yeux bleus qui clignotent. Il s'appuie sur une canne et boite en marchant: car, l'an dernier, il est tombé de mulet, il s'est cassé la jambe, et l'amulette du marabout la lui a mal remise. M. Jules lui débite en gentleman accompli un petit compliment de circonstance sur l'hospitalité des Kabyles et les incomparables beautés de leur pays. Le guide traduit ces paroles élogieuses un peu brièvement. Bel-Kassem a faim et soif, Bel-Kassem est fatigué; le soleil est couché, et Bel-Kassem voudrait manger, boire et dormir.

—Entrons! entrons! dit le guide morose comme un enfant assailli par le sommeil: on ne nous servira pas le kouskoussou avant le jour, si nous restons à babiller comme des femmes au moulin.

Quand les femmes vont à la fontaine et au moulin, elles font entre elles pendant une heure ou deux la petite chronique scandaleuse. Babiller est au reste le plus grand et presque le seul divertissement pour elles comme pour les hommes.

Le caïd nous introduit dans la maison des hôtes. Le madré est fort à son aise. Il reçoit du gouvernement un traitement d'un millier de francs comme juge de paix. Les mauvaises langues de Thifilkouth prétendent que tout l'argent qui entre dans son coffre ne sort pas de cette seule bourse. Et puis il a du bien au soleil: champs, oliviers, figuiers, vignes, sans compter le bétail. Il n'y a que lui parmi les plus huppés de l'endroit qui possède une maison des hôtes. Elle s'élève à droite, dans l'amrah [Cour intérieure.], sur un pan de roche. Nous y grimpons avec le caïd suivi de ses parents et des principaux du village, parmi lesquels nous remarquons un gendarme Kabyle attaché à sa personne. L'usage veut que les notables honorent par leur présence les voyageurs de distinction, et qu'ils aident le maître du logis à les traiter le mieux possible. Parfois, dans ce but, ils ajoutent à la diffa un ou plusieurs plats, des oeufs et des gâteaux au miel en guise de dessert.

La maison ne contient qu'une seule pièce partagée en deux compartiments. Dans le premier, l'aouens, à gauche de la thabourth [Porte.], flambe dans un kanoun [Trou creusé en terre.] un feu de feuilles et de branches sèches. La fumée remplit la maison et s'échappe au gré de sa fantaisie par la porte qui reste ouverte, par l'asfalou [Petite ouverture pratiquée dans le toit.] et par les thikouathin [Jours étroits ou plutôt meurtrières dans la muraille.]. On étend un maigre tapis sur la terre piétinée et durcie. Le caïd y prend place avec nous; les autres demeurent debout au fond de la salle. Une lampe kabyle à plusieurs becs brûle entre le feu et nous. Les muletiers apportent nos bagages. Bienvenues de nous, humbles couchettes du soldat! vous nous semblez en ce moment plus moelleuses que le lit de plumes d'une petite maîtresse. Nous plaçons les matelas les uns sur les autres pour en former un divan délicieux. Le caïd nous révèle ses instincts de sybarite par le nonchaloir avec lequel il s'y étend à côté de madame Elvire. Les valises, les sacs, les couvertures, tout notre attirail de voyage est déposé dans le second compartiment de la salle. Un mur de quatre pieds le sépare du premier. Sur ce mur s'appuie un plancher, et sous ce plancher règne une cavité profonde et noire: c'est l'adaïnin, l'étable où le boeuf, la vache, la chèvre et le mulet habitent près de leur maître. Car il a, lui, sa doukana, son banc de pierre, sa couche, dans un angle adossé à l'étable; et sur le plancher qui recouvre celle-ci dorment, à côté du fourrage, sa femme et ses enfants. Son lit d'ailleurs n'est pas plus doux que celui de sa famille: pour oreiller et pour matelas il n'a qu'un thaguerthil [Mince natte en sparterie.]. Telle est l'akham [La maison kabyle, qui se construit en quinze jours.]. Le propriétaire en rassemble les matériaux lui-même. Les pierres abondent à la porte du village; il n'y a qu'à les ramasser, mais il faut payer les tuiles, le mortier et le maçon: tout cela coûte de deux à trois cents francs. Les plus spacieuses, ou celles qui ont une deuxième soupente par-dessus la première, afin de séparer les filles des garçons, en valent jusqu'à trois cent cinquante.

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