En Kabylie: Voyage d'une Parisienne au Djurjura
Quand Bel-Kassem nous eût renseignés là-dessus:
—O peuple de l'âge d'or! s'écrie le Philosophe, avec le loyer d'un épicier de Paris, on bâtirait tout un village kabyle.
—Mais les plus riches? dis-je.
—Les plus riches et les plus pauvres ont la même maison. Ils vivent tous avec les bêtes.
—Avec toute espèce de bêtes! ajoute madame Elvire. Ah! j'en ai pour le moins une douzaine de preuves!
Et elle se leva pour secouer ses jupes.
—C'est peine perdue, dit Bel-Kassem en riant. Plus tu chasseras les puces, et plus elles deviendront méchantes. Elles ne sont pas habituées à être maltraitées.
—Oh! si seulement j'en tenais une!
—Prends garde! la puce kabyle se venge. Un bon conseil, Madame: fais comme nous, traite-les avec douceur.
—Elles me dévorent! dit le Général exaspéré.
—Bah! quand elles auront prélevé leur diffa sur ta peau blanche et rose, elles s'endormiront jusqu'au matin.
—Mais moi, je ne fermerai pas l'oeil de la nuit.
—Dans un jour ou deux, tu auras fait la paix avec elles. Alors elles seront pour toi ce qu'elles sont pour nous: des amies fidèles dont on ne peut plus se passer.
Il faisait nuit noire au dehors; de temps à autre quelques têtes curieuses se montraient dans la pénombre de la porte, et parmi elles des têtes de femmes. Madame Elvire, se tournant vers le caïd accroupi à côté d'elle, lui demanda si sa femme était jeune et jolie? Bel-Kassem servit d'interprète.
—J'ai trois femmes, répondit le caïd d'un air où l'on voyait qu'il eût volontiers fait de madame Elvire la quatrième.
—Tu n'es donc pas un Kabyle, mais un Turc?
—A l'homme qui vieillit, il faut une femme jeune.
—Laquelle préfères-tu?
—La plus belle.
—Et les autres?
—Elles tissent les burnous et préparent le kouskoussou; elles vont chercher du bois dans la montagne, de l'eau dans la vallée; elles tannent la peau des boucs, elles façonnent des poteries; elles traient les vaches et les chèvres, battent le thamenth [Beurre.] et font l'agouglou [Fromage de lait aigre.].
—Leur âge?
—La vieille a trente-cinq ans, la seconde vingt-quatre et la troisième treize.
—S'accordent-elles ensemble?
—Il le faut bien.
—Mais si elles se querellent?
—Je les mets à la raison.
—Comment?
Le caïd hésitait à répondre. Cependant madame Elvire insistait pour savoir de quelle manière, en Kabylie, un mari possesseur de trois femmes apaise les discordes intestines de son ménage. Il se décida à lui faire une réponse que Bel-Kassem, en homme bien élevé par la nature, traduisit ainsi:
—Je les menace de ma froideur.
Le Général, éclatant de rire, toisa de haut en bas le petit homme boiteux.
—Ce n'est pas tout, reprit le caïd: lorsqu'en se disputant elles se tirent par les cheveux, se mordent ou se mettent le visage en sang avec les ongles, elles payent l'amende, et c'est autant d'argent qu'elles ont en moins pour s'acheter des bijoux.
—Les femmes, ajouta le guide, sont passibles de toutes les amendes que les kanouns infligent aux hommes.
—Que penses-tu, Philosophe, de cette égalité-là?
—Qu'elle n'est pas plus à dédaigner qu'une autre.
—Grand merci!
—L'égalité devant la répression constitue pour la femme kabyle un droit qui pourra la conduire un jour à l'égalité devant la loi.
—Oui, dit Bel-Kassem, cela arrivera inévitablement quand nous verrons le Djurjura la tête en bas et les jambes en l'air, ou lorsque nos femmes, aussi belles et aussi intelligentes que toi, Madame, nous ensorcelleront comme tu as ensorcelé aujourd'hui le Kabyle d'Aïth-Aziz.
—Mais où est-il donc, mon amoureux?
—Il vient de repartir pour son village, où il veut vous faire offrir demain matin la diffa.
—Pauvre garçon!
—Je ne regrette pas du tout, dit M. Jules, qu'il s'en soit allé. Sous son air doux, j'en jurerais, cet homme cache des instincts de bête féroce.
—C'est vous, Caporal, qui êtes jaloux, s'écria le Conscrit, jaloux comme un tigre.
Le Caporal, qui était le meilleur enfant du monde, fut le premier à rire de cette plaisanterie.
—Et le Marseillais?
—Il prend le frais dans la cour avec les muletiers en attendant qu'on soupe.
Étant sorti, je trouvai le Marseillais assis sur une pierre et fumant philosophiquement sa pipe.
—Que fais-tu là?
—Je fume! Il fait un froid de loup, la rosée m'a trempé: je me sèche à ma pipe. C'est un bon remède contre les rhumatismes.
—Pourquoi n'entres-tu pas dans la maison?
—Le caïd ne m'y a pas invité, ni personne.
—Il faut nous le pardonner, mon ami; viens!
—Je pensais que vous m'aviez abandonné, et cela me faisait de la peine, bagasse!
Comme j'allais entrer avec lui dans la maison, Madame Elvire en sortit:
—Le caïd, me dit-elle, nous accorde la faveur insigne de nous présenter à ses femmes.
Je me joins au cortége. Nous traversons une seconde cour plus petite que la première, et autour de laquelle s'élèvent plusieurs corps de logis, habités par divers membres de la kharouba. Elle est pavée de grosses pierres d'inégale grandeur, rassemblées sur un plan incliné qui favorise l'écoulement des eaux ménagères; comme la rue, c'est un casse-cou. Nous pénétrons avec le caïd dans un de ses logis, et là toute la vie intérieure du Kabyle se révèle à nous dans un tableau pittoresque et charmant.
Des femmes et des jeunes filles sont accroupies à terre autour du foyer. Des enfants que notre vue effarouche se réfugient sur le sein de leurs mères ou courent se cacher derrière leur dos. Un garçon de deux ans, petit Hercule de bronze, dort nu entre des bras orgueilleux de porter ce fardeau précieux et magnifique. Une jolie fille de neuf à dix ans, à l'oeil éveillé, à la lèvre mutine, agite avec grâce un tamis d'alfa, d'où tombe comme une pluie blanche la fleur de farine. Elle est recueillie dans un grand plat en bois tourné, où plusieurs mains non moins agiles qu'élégantes viennent la prendre incessamment pour la rouler entre leurs doigts mouillés. Ces pâtes, en forme de grains arrondis, à peine de la grosseur d'une tête d'épingle, sont, nous dit Bel-Kassem, l'âme et le corps du kouskoussou, le mets national, le régal par excellence du Kabyle comme de l'Arabe. Le piment, le lait, le miel, la viande même, n'en sont que l'assaisonnement ou la sauce. Sur le feu cuisent plusieurs poulets décapités, au fond d'un vase à moitié rempli d'eau. La vapeur de ce bouillon pénètre par un tamis dans un second vase superposé au premier et qui renferme les pâtes. Lorsqu'elles ont entièrement absorbé le bouillon en s'imprégnant du suc de la viande, le kouskoussou est à point, et le palais le plus blasé se réveille devant ce plat aux fumets appétissants. Ce pot qui mijote sur la braise, et qu'une vieille femme surveille, contient notre souper.
Les pâtes qu'Halima, Yacoute, Amefa, Saâda, roulent entre leurs doigts mignons, serviront à préparer un autre kouskoussou: car toute la kharouba, grands ou petits, aura sa part de la diffa. Aussi la joie éclate sur les visages; ils semblent nous dire: «C'est fête à la maison! Ah! si vous pouviez revenir demain!»
Mais à qui ces beaux yeux noirs qui apparaissent de temps à autre près d'une urne colossale et qui brillent alors comme deux étoiles pour disparaître aussitôt que quelqu'un de nous les regarde, les admire? C'est Zohra, la plus jeune femme du caïd, un bijou précieux, une perle rare: il l'a payée mille francs! Elle se cache derrière le koufi [Amphore de deux à trois mètres de hauteur.] aux provisions: la pauvre petite a peur, non pas de nous, mais de son mari, qui est jaloux; elle a peur d'être grondée.
—Bel-Kassem, prie-la donc d'approcher.
—Elle en a bien envie; mais elle ne viendra pas, à moins que le caïd n'y consente.
—Caïd, appelle madame Zohra: je désire lui faire un petit cadeau.
Madame Zohra accourt à un signe de son seigneur et maître. Elle sort de sa cachette et s'avance vers nous, confuse et les paupières abaissées.
Quelle souplesse dans ses mouvements! quelle grâce dans toute sa mignonne personne, dont le kaïk dessine les belles formes! Elle demeure interdite devant Madame Elvire, qui détache de son cou pour la lui donner une petite cravate écossaise, bleue et verte. Madame Zohra la prend entre ses mains d'enfant et la contemple ravie, sans oser lever les yeux. Nous pouvons la regarder à l'aise. Elle offre le type grec dans le parfait ovale de son visage, avec je ne sais quel attrait de sauvagerie. Le nez droit, aux narines découpées finement, rapprochées et presque closes, s'attache par une ligne noble au front un peu bas, mais admirablement encadré dans les ondes aux reflets bleus d'une superbe chevelure noire. Les tresses naturelles forment, mêlées à des tresses de laine noire, de grands anneaux qui s'arrondissent de chaque côté de la tête. Aux oreilles brillent les cercles des kouneïs incrustés de corail, et les chaînettes du thacebth, décorées de paillettes multicolores. Ces ornements donnent un éclat extraordinaire au teint mat, d'un blanc doré, ainsi qu'à deux grands yeux lumineux et doux, ornés de cils soyeux et surmontés d'arcades fières. La bouche est petite, sensuelle; chaque lèvre descend, par une courbe lascive, vers une fossette espiègle qui rit aux deux coins de la bouche et en corrige un peu l'éloquence phrynéenne. Le cou, les épaules et les bras nus nous dérobent presque, sous leurs bijoux, la pureté des lignes, l'élégance des contours. Madame Zohra, sous sa tunique courte, nous montre la jambe et le pied de Vénus, et c'est à peine si sa main le cède pour la perfection à celle de madame Elvire. Elle est moins blanche et les ongles en sont teints de henné.
Mais voici que madame Lalla, la seconde femme du caïd, regarde d'un oeil d'envie le présent de madame Zohra. C'est une grande et belle personne à la peau très-brune, aux prunelles flamboyantes. Vraiment, caïd, il faut beaucoup d'audace pour imposer une rivale à ces yeux-là, et vous avez défié le diable! Mais vous n'êtes pas un homme ordinaire puisque vous avez pu, quoiqu'aussi blond qu'un juge de paix d'Alsace, engendrer avec elle ce petit Hercule de bronze. Madame Touffa, la mère du fils aîné de la maison, un bel adolescent de quinze à seize ans, convoite, elle aussi, la cravate écossaise malgré ses rides précoces et son visage déjà flétri. Il ne faut pas que la fête tourne au tragique: le Général se dépouille de deux bracelets en verroterie de Venise, et les offre à ces dames. Allah isselmec! lui disent-elles enchantées.
Aux autres, petites ou grandes, nous distribuons des pièces d'argent, qui orneront demain, ce soir même, leur thazath ou leur thacebth. Toutes attachent sur madame Elvire le regard fixe du sauvage. Son vêtement semble les plonger dans la stupeur; quelques-unes, après un combat entre la curiosité et la crainte, avancent une main inquiète pour en toucher l'étoffe. La montre surtout, qui brille suspendue à une chaîne d'or arabe en lamelles martelées, paraît exciter chez elles une admiration sans bornes. Chacun de nous ouvre sa montre pour leur en faire voir le mécanisme animé. L'admiration devient de la peur. Bel-Kassem éclate de rire.
—Elles me demandent, dit-il, quelles sont ces bêtes qui crient comme des grillons et pourquoi vous les portez sur vous.
Nous passons en revue l'ameublement kabyle. Au fond de l'unique salle, contre le mur, se dresse un azetha, métier sur lequel madame Touffa ou madame Lalla, j'ai oublié laquelle, tisse un burnous grossier. A droite, contre l'adaïnin, où un petit boeuf nous contemple en ruminant d'un air béat, est la doukana du caïd avec sa natte en sparterie. Dans un angle, repose sur quatre pieds massifs un énorme coffre en noyer, confectionné par un habile ouvrier des Aïth-Abbès, qui l'a historié de sculptures où l'ogive se marie à la ligne droite, curieusement enluminé en jaune, bleu et rouge. C'est là-dedans que le Kabyle serre ce qu'il a de plus précieux: son fusil, son argent, les burnous, les haïks et les bijoux de la famille. Près de là est l'urne colossale derrière laquelle se cachait tout à l'heure madame Zohra, le koufi qui renferme la provision de blé, puis divers pots et plats de terre, tous façonnés par ces dames, et cuits à un feu qui n'exige ni bois ni charbon: le soleil! C'était des thougni, des thasselth, des thainth de toute grandeur, pour cuire les aliments; des thakabeth, jarres pour l'huile; les aiedhid, cruches à l'eau; des aboukal, terrines pour le lait, le beurre, ou le miel, ou bien encore des djefoun, plats peints, vernis, illustrés de dessins bizarres. Quant aux tapis, fauteuils, chaises, tables, fourchettes, linge et cristaux, tout cela n'y brillait que par son absence, la propreté surtout! Cet intérieur, quoique celui d'un personnage, avait un aspect saisissant de sauvagerie orde et misérable. L'essence de burnous et le parfum de la bouse, mêlés à la fumée âcre du foyer, nous saisissait aux narines et à la gorge. Ces femmes, ces hommes, ces enfants au masque farouche, aux prunelles dilatées et fixes, fantastiquement éclairés par une lampe aux formes étranges, nous rejetaient à deux mille ans en arrière, dans le sein de nos ancêtres barbares.
Nous prenons congé; le kouskoussou nous attend dans la maison des hôtes: c'est le caïd qui nous l'annonce. Il paraît enchanté de nous voir quitter ses femmes. Sa jalousie a-t-elle pris l'alarme? et se dit-il que ces Roumis qu'il tient pour sorciers pourraient bien lui escamoter sa ravissante Zohra, ou jeter le sort d'amour à Lalla, sa tigresse?
Caïd, rassure-toi: la vertu de ces belles s'abrite derrière un rempart où elle est aussi en sûreté que ta vieille Touffa derrière ses rides. Dans chaque pays où la France porta ses armes, elle a implanté plus d'une racine; mais ici point. Pourquoi? Le Marseillais, que nous retrouvons accroupi à la mode kabyle devant le kouskoussou fumant, va nous le dire:
—Qué! s'écrie-t-il, je commençais à craindre que les femmes ne vous eussent entièrement coupé l'appétit; elles sont jolies, mais sales! sales à dégoûter un capucin de Marseille.
Nous nous asseyons sur la chaise d'Adam, doublée des matelas militaires, et le festin commence. Outre le Marseillais, le caïd seul y prend part, et encore ne mange-t-il qu'une bouchée de notre pain, pour faire honneur à ses hôtes. En Kabyle bien élevé, il ne doit qu'assister à leurs repas; il ne soupera qu'après eux avec son fils aîné, ses parents, les notables et Bel-Kassem. Les femmes se régaleront entre elles. Dans les repas de cérémonie, les sexes ne sont pas confondus devant la même gamelle; mais, dans la vie ordinaire, on dîne et on soupe en famille, madame mange avec monsieur. Et ceci, de même que l'absence du voile, élève la femme kabyle au-dessus de la femme arabe ou mauresque, qui ne se nourrit que des reliefs du maître. De celles-ci il en est encore à Alger qui n'ont jamais mis le pied dans la rue.
Le caïd nous offre, pour assaisonner le kouskoussou, une sauce rouge au felfel, du lait doux et du lait aigre. Ni fourchettes ni couteaux. Notre hôte nous enseigne la manière de s'en passer: il saisit une volaille, enfonce ses pouces dans le dos de la bête, et par un mouvement brusque la sépare en deux parts égales. Il en offre une au Général, arrache à l'autre une cuisse, dont il ne fait qu'une bouchée, et remet le reste sur le plat. Puis il se sert de son burnous en guise de serviette.
Pour manger le kouskoussou, il y a des cuillers en bois. Avec l'une d'elles, il creuse dans les pâtes, au bord du plat, un petit trou où il verse de la sauce. Il porte une cuiller pleine à sa bouche, en avale le contenu, et, l'ayant essuyée à son burnous il la passe galamment à madame Elvire. Le Général nous jette un regard consterné. Le Conscrit est saisi d'un fou rire, dont la contagion nous gagne. Le caïd et les autres Kabyles nous considèrent avec des visages ahuris: ils sont à cent lieues de la cause qui a produit cette explosion bruyante. Bel-Kassem, lui, la connaît et sourit malicieusement:
—Le colonel, Madame, a oublié de te renseigner sur les différents usages du burnous. Il y a d'abord le burnous chemise, et le Kabyle n'en change presque jamais; puis il y a le burnous serviette et le burnous torchon…
—Tais-toi! s'écrie le Marseillais: tu vas me couper la faim.
—Si je lavais ma cuiller dans cette cruche d'eau? dit le Général.
—Y penses-tu? objecte le Conscrit: nous devons tous y boire.
—Sauvée, ô mon Dieu! reprend madame Elvire, les yeux baignés de folles larmes. Bel-Kassem!…
—Madame!
—Dis au caïd que j'ai l'habitude de manger le kouskoussou avec mes doigts…
—Vive le Général!
Nous nous tordons de rire, tandis que le caïd et notables de Thifilkouth, plus graves que des augures, interrogent Bel-Kassem pour savoir quelle tarentule nous a piqués.
—Conscrit, passe-moi la cruche: j'étouffe!
—Mais j'ai un verre, moi, dit le Caporal, un verre superbe, que j'ai acheté au fort National.
—Où est-il?
—Au fond de ma malle.
—Avec le revolver!
—Et le saucisson!
Tandis que M. Jules va déboucler sa malle, le caïd se lève et sort sur un mot de Bel-Kassem. Au bout d'un instant, il rentre tenant à la main une timbale d'argent. Avec un pan de l'inévitable burnous, il l'essuie, et, l'ayant remplie d'eau, il la présente avec un geste orgueilleux à madame Elvire.
—C'était écrit! dit-elle; et, levant les yeux au ciel, elle boit.
Après elle, nous buvons tous dans la timbale, qui porte cette inscription: « Au caïd de Thifilkouth, le maréchal duc de Malakoff.»
—Tu nous as trahis, fit le Général en menaçant le guide du doigt.
—Bah! réplique Bel-Kassem, il n'y a que la première gorgée qui coûte.
—Mais pourquoi, Caporal, avez-vous donc acheté ce verre?
—On m'a dit au fort National que c'est là un présent auquel les Kabyles sont fort sensibles.
—Eh bien! offrez-le donc, puisque j'ai bu la calice jusqu'à la lie!
M. Jules pleure en dedans sur son imprévoyance; et, le verre à la main, s'approche de notre hôte:
—M. le caïd, votre hospitalité nous touche vivement. Veuillez…
—Bien! très-bien! dit le Philosophe; mais voyez donc comme il est content, et comme ces âmes simples s'extasient sur une merveille de trente sous! Voilà les hommes de l'âge d'or!
Et, se tournant vers madame Elvire:
—S'il nous arrive, un jour de n'avoir pas de pain, nous reviendrons en
Kabylie avec la boîte du colporteur, et nous y ferons fortune.
—Tu dis cela en plaisantant, interrompt Bel-Kassem; mais il est bien certain que si les marchands qui font de mauvaises affaires à Alger s'avisaient d'aller vendre dans nos montagnes, à un prix raisonnable, de bons ustensiles, tels que serpes, faucilles, socs de charrue, pelles, casseroles, et bien d'autres marchandises, comme des toiles, des cotonnades, des mouchoirs aux couleurs éclatantes, des objets de quincaillerie et des bagatelles pour les femmes, ils y trouveraient un fort joli profit. Pour le colon agriculteur, il n'y a rien à faire ici, puisque le sol kabyle ne nourrit pas tous ses enfants; mais pour le colon commerçant, il y a de l'argent à gagner. Nous ne sommes pas riches, c'est vrai; cependant demandez demain à Ben-Ali-Shérif, qui est presque aussi Français que Kabyle, si nos oliviers et nos figuiers ne valent pas ceux de la Provence, On pourrait faire un commerce d'échanges, et il en résulterait pour tout le monde un grand bien. Mais nos moeurs un peu rudes et nos burnous malpropres font peur à bien des gens, qui nous prennent pour des bêtes fauves.
La lampe faillit s'éteindre: la mèche manquait d'huile et se carbonisait. Le caïd à plusieurs reprises trempa ses doigts dans l'huile pour les faire découler sur la mèche, qu'il moucha. Puis, ayant essuyé ses doigts crasseux à l'une de ses savates, il reprit dans le plat la cuisse de poulet qu'il y avait mise et qui s'y morfondait, dédaignée de nous. Ce petit incident, assaisonné à l'huile d'olive, termina le souper. Toutes les cuillers, même celle du Marseillais, se plantèrent dans le kouskoussou comme à un signal donné par nos estomacs en révolte. Le Marseillais, Bel-Kassem, le caïd et les siens se levèrent en nous souhaitant une bonne nuit. Assis sur nos matelas militaires, nous restâmes tous les quatre silencieux en face de la lampe mourante, dont l'agonie nous soulevait le coeur. En dépit de ce que nous savions d'édifiant sur l'hospitalité kabyle, nous éprouvions profondément le sentiment de notre faiblesse et de notre isolement au milieu des sauvages de Thifilkouth.
Les tableaux saisissants, si colorés et si variés, qui s'étaient succédé sous nos yeux, avaient tenu éloignée de nous l'idée d'un péril quelconque; mais, dans le silence et dans la nuit, à la discrétion de ces manefguis farouches, nous ne pouvons nous défendre d'une émotion proche voisine de la peur. Comment oublier que Lalla-Fathma, la maraboute visionnaire, avait naguère sa doukana près de là, dans la montagne, au village de Soummeur; que Bou-Bar'la, le derviche sorcier qui agitait la Kabylie vers 1850, avait dans les années suivantes rencontré à Thifilkouth même un ardent foyer d'intrigues et de haine contre les Roumis? Nous nous rappelons enfin que, le 11 juillet 1857, les Français ont brûlé plusieurs villages des Aïth-Illilten.
La flamme de la lampe est morte; ce n'est plus qu'un oeil rouge qui nous regarde dans les ténèbres. Au dehors, l'obscurité est profonde en dépit des millions d'étoiles qui émaillent le ciel de paillettes scintillantes. Pourquoi sont-elles si loin? Si du moins la lune venait à notre secours! Devant nous, sur la pierre, est étendue une masse blanche, raide, d'aspect sinistre: on dirait un mort dans son linceul. Un peu plus loin, d'autre masses, celles-ci plus grandes et sombres, font un bruit continu, monotone et bizarre. Là-bas, des chacals et des chiens hurlent. Tout à coup, au loin, éclate une clameur effroyable: sont-ce des lions affamés qui rugissent, ou des tigres amoureux qui miaulent? sont-ce des hyènes furieuses qui se disputent un cadavre? Non, ces hou! hou! sauvages et terrifiants qui retentissent dans la nuit, avec des intervalles de silence, ne sont point poussés par des bêtes féroces. Sont-ce des sorcières kabyles qui font le sabbat? ou les djenouns qui dansent en chantant leur ronde infernale? Le Général, vaincu malgré sa bravoure, saisit le bras du Conscrit, et ce cri lui échappe:
—J'ai peur!
—Voulez-vous, lui dit le Caporal, que je retire mon revolver de la malle? Mais il y a dans Thifilkouth deux cent quarante fusils, et mon revolver n'a que six coups. Au reste, s'il y a du danger, il n'est pas pour vous, Madame. Bel-Kassem vous a dit que les Kabyles respectent la vie des femmes.
—Ah! mes amis, promettez-moi que vous ne me laisserez pas vivante aux mains de ces sauvages.
—Allons dormir, dis-je, et sur les deux oreilles. Ce mort dans son linceul est un vivant qui ne dort que d'un oeil et qui nous garde. Ces fantômes noirs sont de braves bêtes qui ont bien gagné, en nous portant tout le jour sur leur dos, la poignée d'orge qu'elles broient avec délices. Et quant à ces hou! hou! terribles, ils font plus de bruit que de mal; ils s'élèvent de la petite mosquée de Thifilkouth vers Allah: ce sont des invocations que lui adressent les marabouts et les âmes pieuses du village. Peut-être bien le conjurent-ils d'envoyer celui qui doit couper la gorge à tous les Roumis ou les noyer dans la mer. Ce sont eux qui, avec les marabouts de Ben-Dris, les tolbas du bâton, ont aidé Bou-Bar'la, le faux chérif [Descendant du prophète.] et le faux Sid-el-Hadj [Seigneur pèlerin de la Mecque.] à soulever la Kabylie de 1851 à 1854, alors que, grâce à ses jongleries secondées par un courage de lion, il se faisait passer pour le prédestiné portant l'étoile au front, pour le moule-saâ en personne, pour Si-Mohammed-ben-Abd-Allah lui-même. Tous les grands agitateurs se sont parés de ces titres et ont plus ou moins joué ce rôle-là. Comme Abd-el-Kader avant lui, Bou-Bar'la s'était fait affilier à la franc-maçonnerie des Khouâns, qui compte ses frères par milliers en Kabylie, et…
Un triple bâillement me coupe la parole. Nous tirons sur nous la porte massive, que ferme un loquet ingénieusement façonné. Nous nous partageons les matelas: chacun a le sien, où il se jette tout habillé et enveloppé dans sa couverture. Nous nous endormons bercés par les hou! hou! qui ne nous effrayent plus.
CHAPITRE III
DU DJURJURA A LA MAISON D'OR.
Je me réveille au petit jour. Une lueur blafarde filtre entre les ais disjoints de la porte et à travers les meurtrières. Le Caporal boucle ses guêtres, le Conscrit dort comme un enfant. Le Général se promène de long en large, agité, fiévreux. Est-ce qu'il combine un plan de campagne? Mais pourquoi ces sourcils contractés? pourquoi cette bouche menaçante?
—Général, avez-vous bien passé la nuit?
De ses beaux yeux, si doux quand ils veulent l'être, jaillissent deux éclairs:
—Vous avez tous dormi, dormi comme de lâches soldats que vous êtes! Seul, j'ai lutté, moi, contre un ennemi qui s'appelle légion. Conscrit, debout!
Le Conscrit entr'ouvre un oeil, allonge un bras.
—Déjà! il ne fait pas jour, et je m'endors à peine. Je suis rompu, et je ne pourrai jamais remonter sur mon bât. D'ailleurs, on n'est pas mal chez le caïd: si nous y demeurions un jour ou deux, le temps de faire un bon somme?
Et ses yeux se referment, sa tête retombe. Le Caporal secoue le dormeur par les jambes, le Général le menace de la cruche à l'eau. Je cours ouvrir la porte toute grande, appelant à leur aide la fraîcheur du matin.
Dans la cour, les muletiers sanglent leurs bêtes; le Marseillais fume sa pipe et Bel-Kassem sa cigarette. Les hommes de la kharouba babillent entre eux en attendant notre réveil. Le soleil levant dore au loin la crête djurjurienne, et rit tout autour de nous dans les arbres, dont il fait miroiter les feuilles. Toutes les joies de la vie éclatent dans la nature qui se réveille, rafraîchie et embellie par le repos. Aux hou! hou! stridents a succédé le concert mélodieux des rossignols, des fauvettes et des merles; et les fantômes de la nuit n'ont laissé sur nos lèvres que le sourire de la pitié ironique. Les mulets sont sanglés, les bagages chargés: tout est prêt pour le départ. Le Général est assis sur son bât comme une majesté sur le trône.
Tandis que Bel-Kassem et les muletiers interrogent le caïd sur le meilleur chemin à suivre, une vieille, cassée, édentée, recroquevillée, la plus affreuse des trois sorcières de Macbeth, se glisse craintive et se cachant des hommes de la kharouba, jus'qu'auprès de madame Elvire, qui, involontairement, laisse échapper un cri.
—Que me veux-tu? lui dit-elle.
Une main brune, calleuse, décharnée, saisit le voile de gaze verte.
—Mais je ne peux pas m'en passer. Veux-tu autre chose? Tiens, mon mouchoir.
Un mouchoir de fine batiste, brodé et parfumé. La vieille secoue la tête, sa griffe demeure accrochée au voile vert.
—Veux-tu mon éventail?
Nouveau refus de la sorcière, qui serre plus vivement encore et froisse entre ses doigts crochus le frêle objet de sa convoitise.
—Makache! makache [Non! non!]! s'écrie le Général impatienté.
Et la vieille, déçue dans son espoir, furieuse, s'éloigne brusquement en jetant, à la jeune et belle Roumi un regard chargé de tout le venin des vipères.
—Partons, dit M. Jules à madame Elvire: cette horrible mégère veut vous assassiner. Bel-Kassem!
—Monsieur?
—Que faut-il donner au caïd?
—Gardez-vous bien de rien lui donner: ce serait lui faire injure.
L'hospitalité kabyle…
—Se donne et ne se vend pas, dit madame Elvire. Vraiment! nous sommes à l'Opéra-Comique. Je vous en fais juges: tout ce que les librettistes et les décorateurs ont pu imaginer de plus invraisemblable ou de plus chatoyant pour divertir les blasés de Paris, n'est-il pas de mille coudées au-dessous de ce que nous voyons? Sur quel théâtre vous a-t-on montré ce décor, et quelle actrice eut jamais assez de talent pour égaler cette vieille?
Appuyé sur son bâton et boitant, le caïd nous accompagne jusqu'à la sortie du village. Comme la veille, à l'arrivée, une fourmilière orde et grouillante d'hommes, de vieillards et d'enfants accourt effarée, et se presse avide de nous voir. Enfin! nous en voici débarrassés; nous poussons un soupir d'aise et commençons la descente du mamelon de Thifilkouth par un chemin raviné, pierreux et boueux, le frère jumeau de celui d'hier. Nous cheminons entre des clôtures formées de pierres sèches et de ronces en liberté, qui souvent nous enlacent dans leurs longs bras grêles, hérissés d'épines. Ailleurs ce sont des vignes folles qui nous prodiguent les baisers de leurs pampres et inondent nos visages des larmes de la rosée. Au bas du mamelon bruit une cascade et gronde un torrent. Un épais rideau de verdure nous dérobe cette eau, dont la mélopée grave domine, comme un chant d'orchestre, les broderies vocales des virtuoses ailés. Le berceau de feuilles et de fleurs sous lequel nous marchons nous cache aussi le grand paysage. Mais quel bien-être et quel ravissement dans ces jardins enchantés où les rayons solaires se jouent en des milliards de prismes, tandis que nos poitrines s'emplissent d'un air pur, frais et tonique, qu'embaument des orangers et des citronniers en fleur! Madame Elvire est plus gaie que si elle avait dormi toute la nuit sur le duvet. Au bout d'une demi-heure nous atteignons le fond du ravin. Oh! la jolie cascade d'opale! Elle sort d'une étroite crevasse ouverte au flanc du rocher et tombe, à vingt pieds plus bas, dans un lit de pierres de toutes grandeurs et de toutes formes. Alors c'est un torrent écumant qui roule impétueux sur une pente rapide, se heurtant et se brisant à mille obstacles vers l'Asif-bou-Béhir, un affluent du Sébaou. J'ai déjà vu ce paysage; où donc? dans les Pyrénées. Nous traversons le gave africain sur quelques grosses pierres jetées là au hasard. Le gué n'est pas sans péril; le sabot des mulets glisse sur le grès poli par l'eau, et le courant furieux menace de nous entraîner au fond d'un gouffre. Mais la journée d'hier, la nuit surtout, nous a tous aguerris, et le danger devient une jouissance.
Nous voici sur l'autre bord; l'ascension du Djurjura commence. Nous ne montons que très-lentement: presque partout le rocher se dresse à pic, le sentier est impraticable. Le géant s'indigne de notre audace et accumule les aspérités sous nos pas. Nos braves bêtes sont blanches d'écume, les muletiers redoublent leurs har'r har'r. Les ronces enchevêtrées nous déchirent les mains et le visage. Le voile du Général est en lambeaux; le Conscrit manque, nouvel Absalon, de demeurer accroché à une grosse branche, non par ses cheveux qui sont rares, mais par le collet de son habit. Rien ne nous arrête, et le rire argentin de madame Elvire éclate comme une joyeuse fanfare annonçant la victoire.
La merveilleuse masure! comme elle a été hardiment jetée sur cette ravine où se précipitent les neiges fondues! Mais voyez: par une baie, plusieurs femmes, couvertes de haïks assez propres, nous regardent en souriant. Quel tableau! Aucun peintre ne viendra-t-il en Kabylie tout exprès pour le copier, et exposer au prochain Salon de Paris le plus ravissant paysage du monde? C'est un thisirth [Un moulin à eau.]. L'eau prise au tharza [Ruisseau.] est amenée par l'amzieb [Rigole creusée dans un tronc d'arbre.] jusqu'au mouvement de l'ar'aref [La meule.]. Ces dames ont fait un peu de toilette pour aller au moulin. Elles sont coquettes pour elles-mêmes, ne pouvant l'être avec les hommes; et c'est à qui sera la mieux mise, à qui étalera les plus riches bijoux. La meule broie le blé avec lenteur; mais elles ne sont pas pressées. C'est un plaisir que d'aller au moulin, où l'on peut se montrer, babiller et médire. Et bien à plaindre sont celles des villages qui n'ont pas de thisirth! Outre qu'il leur faut écraser le froment, l'orge ou le sorgo, presque grain à grain, entre les deux pierres d'un méchant moulin portatif, une fortune marâtre leur refuse encore cette suprême joie d'aller tailler des bavettes.
—N'y a-t-il pas de fêtes, Bel-Kassem, auxquelles les femmes prennent part?
—Nous avons les eurs, festins et réjouissances à l'occasion d'un mariage ou de la naissance d'un garçon. Alors on invite ses amis. Les hommes viennent avec leurs fusils…
—Et leurs femmes?
—Non, Madame: ils les laissent à la maison.
—Que me disais-tu? Elles ne sont donc pas de la fête?
—Celles de la kharouba où l'eurs se donne préparent le kouskoussou, et s'en régalent après les hommes, s'il en reste. Mais, pour qu'il en reste, vous n'imagineriez jamais combien il en faut. Le Kabyle, qui est très-sobre en temps ordinaire, plutôt par nécessité que par goût, mange, ces jours-là, à lui seul, un ou deux plats comme celui qu'à vous cinq, hier soir, vous n'avez pu qu'entamer à peine. Aussi arrive-t-il souvent que les femmes de la kharouba d'un voisin ou d'un ami en préparent aussi quelques-uns aux frais de l'amphitryon. Lorsque les plats sont vides, si viles qu'un chien n'y trouverait miette à mettre au bout de sa langue, les hommes font brûler la poudre pour se griser du bruit et de la fumée, comme un Roumi de vin; ou bien, en causant et gesticulant, ils forment un cercle au centre duquel s'accroupit un parent du maître de la maison. Il déploie un morceau d'étoffe, puis y dépose un bracelet d'argent en signe d'amitié, et un peu de blé en signé d'abondance. La conversation languit et cesse. Chacun jette son offrande sur le mouchoir. Parfois l'amour-propre s'en mêle: d'abord, c'est une pluie de cuivre, puis une grêle d'argent. On a vu des fous se dépouiller entièrement pour l'emporter sur un rival en vanité. L'amphitryon serre ces offrandes dans son grand coffre; elles en sortiront au prochain eurs, pour retomber sur le mouchoir.
—Et les femmes?
—Elles rangent les plats. Et si les maris sont de bonne humeur, elles viennent voir danser les veuves, car il n'y a que les veuves qui dansent en Kabylie.
—Pour le coup, dit le Général, la plaisanterie passe les bornes.
—Faut-il que je fasse le grand serment, et que je dise: «Par Dieu, par ce Dieu unique qui sait tout, qui voit tout, qui entend tout, par ce Dieu clément et miséricordieux à qui rien n'échappe,» je jure que les veuves seules dansent en Kabylie? Quand l'athobel [Tambourin.] et la chèta [Flûte.] font leur musique, il faut voir comme elles se trémoussent!
—Les veuves ont-elles donc des moeurs légères?
—Non; mais elles sont moins tenues que les jeunes filles et les femmes mariées.
—En sont-elles moins considérées?
—Tout juste autant que les autres. Si pourtant elles donnent un trop grand scandale, il arrive parfois que le père ou le frère les corrige.
—Comment?
—En leur envoyant une balle dans la tête.
—Avez-vous des fêtes publiques?
—Oui, la fête de l'Aïth-Kebir, qui rappelle le sacrifice d'Abraham, et d'autres, religieuses, politique, où la djemâa vote l'ouzia. C'est une distribution générale de viande. Les plus pauvres comme les plus riches en reçoivent une part égale; le trésor public paye pour tout le monde. S'il n'y a pas d'argent dans la caisse, on fait une collecte dans le village, et chacun est obligé d'y contribuer selon ses moyens. Ceux qui n'ont rien que la maison et le potager du pauvre ne donnent rien; mais ils n'en ont pas moins droit à cette viande, la seule qu'ils mangent dans toute l'année. Et si l'amin ou quelque autre s'avisait de prélever sur l'ouzia une part plus grande ou d'en prendre avant la répartition, ne fût-ce que du mou ou des entrailles, il serait frappé d'une amende de cinquante francs.
Le Philosophe battit des mains, et ses applaudissements trouvèrent un chaleureux écho.
—Pauvreté n'est pas vice chez nous, reprit fièrement Bel-Kassem; et quand un homme est frappé par le malheur, si l'ennemi ou l'ouragan a ravagé son champ, renversé ses arbres, détruit sa maison, tout le village lui vient en aide: chacun lui offre son aumône, et la djemâa ordonne la touïza, corvée dont nul ne peut se dispenser; on la fait également pour entretenir, labourer ou ensemencer le bled-rabbi [Le bien de Dieu.], qui provient de legs charitables et dont les fruits, figues, olives ou blé, sont abandonnés aux pauvres. Celui qui refuserait de s'acquitter de cette corvée, imposée à tous en faveur des malheureux, payerait aussi cinquante francs d'amende.
—Voilà, dit le Philosophe, ce que les Kabyles auront à enseigner aux Français avec beaucoup d'autres bonnes choses, par où ils les devancent dans le chemin de la vérité et de la justice. Notre démocratie n'est qu'un enfant, tandis que la leur est un homme; et ceux qui, au mépris de la dignité humaine et de tous les droits des citoyens, prétendent qu'un peuple doit être tenu en tutelle par un pouvoir absolu, par une administration centralisée à outrance, n'ont qu'à venir en Kabylie pour s'y convaincre de leur erreur; ceux aussi qui pensent que le vrai moyen de corriger les méchants est de les mettre en prison, de les enfermer au bagne ou de leur couper la tête.
—Ami, dit madame Elvire, tu parles comme les sept Sages; mais je t'avertis que si vous tentez jamais de nous traiter en Kabyles, c'est en Françaises que nous nous révolterons.
—Lorsque nos femmes, dit Bel-Kassem, deviendront aimables et vertueuses comme des Françaises, nous les traiterons mieux, et déjà nous ne les traitons pas si mal. En voici la preuve: un boeuf, une vache ou un mouton périssent-ils par accident dans la montagne, le maître de la bête ne peut pas en disposer avant d'avoir fait savoir au village qu'il y a de la viande fraîche pour les femmes malades, enceintes ou infirmes.
—Voilà qui est bien. Mais n'est-ce pas mon amoureux qui vient à notre rencontre?
En effet, il descendait comme un chamois la pente raide, les mains pleines de fleurs.
—Ouach halek [Bonjour.]! nous crie-t-il d'aussi loin qu'il nous aperçoit. Arrivé près de madame Elvire, il baise le pan de son manteau, en déposant sur ses genoux les filles sauvages et parfumées du Djurjura.
—Décidément les Kabyles sont très-galants, et leurs femmes… bien maladroites.
—Diffa! diffa! dit le bel homme d'Aïth-Aziz, en étendant la main vers ce village perché sur un petit plateau, au sommet du contre-fort que nous escaladons.
—Et nos provisions de bouche, où et quand les mangerons-nous?
—Ne vous ai-je pas prévenus, répond Bel-Kassem, qu'elles étaient inutiles? Pour voyager en Kabylie, il ne faut ni argent ni vivres.
—Vive la Kabylie! c'est le plus beau pays du monde et le plus hospitalier.
Nous montions depuis quatre heures, et d'instants en instants la nature étonnait nos regards par sa grandeur plus imposante et plus sauvage. De prodigieux rochers s'offraient de toutes parts dans un désordre magnifique: hérissés, tordus, déchirés, bouleversés, pareils à des cyclopes que la foudre aurait renversés et jetés les uns sur les autres, puis soudain pétrifiés au milieu des convulsions de leur rage impuissante. Çà et là, sur leurs flancs escarpés, des champs d'orge, des figuiers, des oliviers déjà rares, mêlaient comme un peu d'espérance à cette aridité désolée. Au pied de la montagne géante, Thifilkouth n'est plus qu'un point dans l'infini. Vingt ou trente villages ressemblent, sur leurs pitons, à des ruches d'abeilles. Bientôt les oliviers ont entièrement disparu, les figuiers sont moins nombreux et moins robustes; des chênes-zen, des pins, quelques cèdres, forment des bouquets d'un vert sombre. Nous respirons un air très-vif, presque froid, et nous entendons la petite toux de madame Elvire. Nous atteignons enfin le plateau d Aïth-Aziz; le col de Chellata est aussi devant nous, éblouissant de neige. Si nous allions nous y désaltérer? D'ici à la crête djurjurienne, il n'y a plus qu'un pas; mais, pour le faire, il faut une heure encore, une heure de rude montée sur la roche nue et presque verticale. Reposons-nous un peu et mangeons la diffa qu'a fait préparer en notre honneur le beau Kabyle.
Sur le petit plateau, devant le village, pousse une herbe courte et drue, émaillée de fleurettes: asseyons-nous sur cette riante pelouse. A peine y avons-nous pris place, que la djemâa, avec l'amin et les dhamen en tête, s'avance vers nous; elle vient nous saluer. Ces hommes ont le même aspect orde et misérable que ceux de Thifilkouth: plusieurs portent la faim estampillée sur leurs visages blafards et hâves, d'autres n'ont que des loques pour couvrir leur nudité; quelques-uns sont dévorés par d'effroyables ulcères, ou c'est la teigne qui leur ronge le cuir chevelu. Nous remarquons un albinos parmi eux.
L'amoureux de madame Elvire et l'amin, dont la physionomie est intelligente et douce, ont sur tous un air de supériorité; ils ne sont pourtant que leurs égaux, car le plus misérable a sa voix au conseil, et c'est la sienne qui est la plus écoutée, si elle est la plus éloquente. L'amin nous complimente au nom de la djemâa; il nous remercie, en quelques mots simples et dignes, de l'honneur que nous daignons faire à son village en y acceptant la diffa. Il s'excuse de ne pouvoir nous traiter selon notre mérite; il voudrait nous servir sur un plat d'or les mets les plus exquis, mais les Aïth-Aziz sont pauvres, et nous leur ferons la grâce d'agréer ce qu'ils nous offrent avec le coeur. Cette petit harangue nous touche vivement. M. Jules essuie une larme, il veut absolument laisser à ces bonnes gens des marques de notre reconnaissance.
—Gardez-vous-en bien, lui dit Bel-Kassem: ils sont pauvres, mais fiers.
Vous n'avez pas affaire à des Arabes!
—Mais nous ne voulons pas que ce brave amin se mette en dépense pour nous.
—Ce n'est pas lui qui payera la diffa, mais le trésor du village; et même, comme vous êtes plusieurs et gens de conséquence, les frais en seront supportés par toute la tribu des Aïth-Illoula-Oumalou.
—Et si ce sont des voyageurs ordinaires?
—Chaque kharouba les nourrit à son tour; quiconque refuse de les recevoir est frappé d'amende, dès qu'ils ont dépassé la cinquième maison.
A l'entrée du village lutine une bande de petits sauvages, garçons et filles. Ils ont bien envie de venir à nous, mais ils n'osent. Les plus hardis s'avancent un peu: au moindre geste de l'un de nous, ils repartent à toutes jambes, et cette marmaille se réfugie dans les maisons. Au bout d'un instant, le même jeu recommence. Le Caporal, le Conscrit et moi nous nous dirigeons vers eux en criant: Soldis! soldis! Ah! comme ils courent et comme ils piaillent! Ils ne reviendront plus. Bah! ils ont bien peur, mais la curiosité est la plus forte, et surtout la convoitise. En voici un, puis deux, puis trois. Ils sont là tous; à leur tête une petite fille de quatre à cinq ans. Elle est ravissante avec ses grands yeux étonnés et ses cheveux ébouriffés. Comment l'apprivoiser? L'amin nous vient en aide: «Mettez vos mains sur vos yeux, leur crie-t-il, et approcher: vous n'aurez plus peur des Roumis.» Toute la bande ainsi aveuglée se précipite en avant, et c'est maintenant à qui arrivera le premier. «A bas les mains!» crie l'amin. Ils nous regardent la bouche ouverte, les yeux écarquillés et comme frappés de stupeur. Mais bientôt nos soldis ont raison de la crainte, même chez les plus timides. Et quand ils se sont disputé les derniers, toute la bande s'attache à nos pas, tandis que de petites voix d'une douceur singulière répètent incessamment: Soldis! soldis! Accompagnés de ce cortége enfantin, nous faisons tout le tour du plateau où remontent les femmes qui sont allées chercher de l'eau dans la vallée. Plusieurs de ces malheureuses n'ont pas même de cruches; elles les remplacent par des outres en peau de chevreau, qu'elles portent sur leur dos mal protégé contre l'humidité par une natte en sparterie. L'amin nous annonce que le kouskoussou est à point. Il nous invite à le suivre dans sa maison. Nous retournons vers le Général.
O spectacle mémorable et charmant! Au milieu d'un cercle de deux cents sauvages debout ou accroupis, madame Elvire, couchée sur un matelas militaire, dort d'un sommeil d'enfant. Autour d'elle règne un profond silence. Le beau Kabyle réprimande du regard quiconque fait mine d'ouvrir la bouche ou de faire un geste. Tous regardent dormir la Parisienne avec des yeux émerveillés. Les mulets, le nez dans leur musette, la bercent du bruit monotone qu'ils font en broyant l'orge de la diffa. Nous aussi, nous prenons rang dans le cercle pour la contempler. Elle ne nous a jamais paru si charmante qu'ainsi, à son insu, abandonnée à sa grâce naturelle. Un songe rose égaye son sommeil et met un sourire sur ses lèvres entr'ouvertes. Mais l'heure s'écoule et l'amin est au supplice: le kouskoussou refroidit. Le mari, en vrai barbare, tousse jusqu'à trois fois. Enfin la dormeuse s'éveille.
—Où suis-je? dit-elle.
—Sur le Djurjura.
—Ah! qu'on y dort bien! mais ai-je dormi longtemps?
—Une heure environ.
—Ces hommes étaient là?
—Oui, Madame.
—Et vous, Messieurs?
—Nous sommes allés nous promener.
—Que pourrais-je bien faire, Bel-Kassem, pour ces braves gens qui ont protégé mon sommeil?
—Mange leur diffa de bon appétit, et ils seront contents.
—Je veux absolument leur témoigner ma reconnaissance.
—Eh bien, offre-leur donc un timecheret.
—Va pour un timecheret! mais qu'est-ce que cela?
—Un repas de viande où chacun a sa part comme d'une ouzia.
Le timecheret offert et accepté dans un échange de politesses et sous la forme d'une pièce d'or, nous nous dirigeons vers le village. Nous y sommes solennellement introduits par l'amin et les dhamen. Aïth-Aziz, plus orde et plus infect encore que Thifilkouth, soulève en nous une telle révolte, que toutes les armes de la volonté ne parviennent pas à la réduire, et nos efforts n'aboutissent qu'à nous faire avaler quelques bouchées d'un kouskoussou au mouton: ces pauvres gens n'ont pas les moyens de nourrir des poulets. Et puis la sauce au felfel nous a laissé un si cuisant souvenir! La mère de l'amin qui nous sert, a la majesté d'une matrone romaine. Elle s'étonne et s'alarme de ce que nous ne touchions qu'à peine à ce plat qu'elle a préparé de ses vénérables mains. Est-ce dédain ou méfiance? le kouskoussou n'est-il pas réussi? Nous nous extasions sur ses mérites, nous poussons l'héroïsme jusqu'à y revenir encore, mais…
—Partons! dit le Général: je ferais quelque inconvenance!
Nous nous levons, et chacun répète à la bonne vieille mère: Bono kouskoussou! bono! bono! Nous lui abandonnons un grand pain et du sucre. Et alors, pour sortir du village, commence un retraite que le dégoût précipite et qu'il change en déroute. Nous nous élançons vers l'air pur de la montagne, comme des gens qui se noient vers la planche du salut.
—Il était temps, s'écrie le Général, dix pas encore, et…
—Et moi aussi, répondirent trois voix.
—Qué? dit le Marseillais: j'ai le coeur tout renversé.
Nous remontons à mulet, et nous voici en route vers le col de Chellata. Plusieurs Kabyles nous font escorte jusqu'à la limite du village: l'amin, les dhamen, et parmi eux l'amoureux de madame Elvire. Il ne rit plus, il ne sourit même plus, il garde ses yeux mélancoliquement attachés sur la terre: il faut se séparer. Nous échangeons avec tous de cordiales poignées de mains.
Le Général tend sa main gantée au beau Kabyle. Après une centaine de pas, M. Jules, s'étant retourné, s'écrie:
—Il est encore là; mais voyez l'air malheureux!
—C'est qu'en effet, dit Bel-Kassem, il n'a eu de chance ni à la guerre ni dans ses amours.
—Ah! vraiment? que lui est-il donc arrivé?
—Pourquoi ne lui demandez-vous pas, Madame, de vous raconter son histoire?
—Pauvre garçon! dit madame Elvire en faisant de la main un signe au beau Kabyle, qui accourut de toute la vitesse de ses jambes.
Arrivé devant le Général, il attendit ses ordres dans l'attitude du respect:
—Veux-tu nous accompagner jusque chez Ben-Ali-Chérif? veux-tu nous faire le récit de tes exploits et de tes amours?
Le beau Kabyle hésita un moment avant de répondre:
—Soit, dit-il, puisque tel est votre désir.
Nous nous remettons en marche.
La crête étroite en pierre brune, que nous gravissons sous un soleil radieux, a l'éclat du cuivre. A gauche, en contre-bas du sentier, nous laissons une maisonnette d'été, le long de laquelle montent des liserons. Et près de là, un petit pâtre qui n'a que les épaules couvertes d'un vieux pan de burnous, mène paître un troupeau de chèvres maigres; elles vont, cherchant fortune parmi les cailloux amoncelés d'où s'échappe çà et là, et comme par miracle, un brin d'herbe. Le guide nous recommande de ne pas trop regarder à droite et à gauche, ni surtout en arrière. «La montagne est haute, la pente raide, la roche glissante, et le Roumi, dit-il, casse comme verre en tombant.» Nous devinons qu'il veut nous ménager la surprise du spectacle qui là-haut nous attend; et très-complaisamment nous entrons dans son idée. Vers deux heures de l'après-midi, nous atteignons à l'entrée du col de Chellata, un des points culminants de la crête djurjurienne.
—Halte! dit Bel-Kassem; puis, frappant dans sa main, il s'écrie:
—Retournez-vous et regardez!
L'infini est devant nous! un infini prodigieux de montagnes, et en même temps la nature sous tous ses aspects, dans l'inépuisable variété du paysage. Le cadre se prête, également merveilleux, à la légende épique et à l'églogue champêtre. Ici, dans cet entassement chaotique de rochers monstrueux, il faut placer la lutte des cyclopes; là-bas, dans cette verte prairie qu'arrose une source claire, ou bien dans ce joli village joyeusement paré d'orangers et de pampres, les bergers de Théocrite et de Virgile, célébrant sur la chêta langoureuse les amours du dieu Pan. A côté d'affreux précipices plus noirs que le Tartare, s'étalent des campagnes riantes et parfumées qui surpassent en beauté les Champs-Élyséens. Voici la terre promise, et ses moissons superbes, et ses fruits délicieux; là, le désert aride, qui refuse une goutte d'eau au lézard altéré. En haut, c'est le Nord drapé dans son manteau de neige; en bas, c'est la flore africaine épanouie sous les baisers du soleil voisin des tropiques. Et devant nous toute la grande Kabylie baigne dans un océan radieux, où chaque objet éclairé devient lumière lui-même, tandis que dans son ombre il fait nuit! L'immense courbe rocheuse du Djurjura forme un amphithéâtre de géants, jeté devant la Méditerranée. Chaque piton coiffé comme d'un chapeau par son village est un spectateur qui assiste aux drames tour à tour terribles ou charmants de la mer. Et les thamgouth [Pics.] au crâne dénudé, à la tête ceinte de neige, qui occupent les plus hauts gradins, sont les amin et les dhamen de cette k'bila de Titans. C'est d'abord le Tiziberth, qui plane au-dessus de nous comme un vautour à collerette blanche; puis, son frère, le Ras-Chellata; ensuite, vers l'ouest, l'Azerou-N'tour ou pierre du midi, l'Azerou-Guifri, le Tizgui-Tmerra, le Thamgouth ou pic par excellence, qui domine tout le massif djurjurien; enfin, le Thalelath, le Raz-Kouilet, le Koudia-Inguel, le Djemâa-Aizor et le Thasserth. Ceux-ci ont un oeil ouvert sur la Mitidja; et bien des fois, quand je me promenais sur ma terrasse à Alger, ces sphinx m'avaient jeté leur provoquante énigme. En face de nous, dans la direction du nord-ouest, sur sa montagne altière, maintenant réduite à la taille d'une humble colline, voilà le fort national. Sa large enceinte et ses vastes casernes, plus hautes d'un étage, produisent l'effet d'une petite mosquée kabyle avec son minaret. Par de là le fort et le pays mamelonné des Aïth-Flisset, s'étend une ligne horizontale: c'est la plaine de deux cent mille hectares, la Mitidja, et au fond de cette plaine brille un point blanc: Alger! Plus loin, plus loin encore, enveloppés de voiles éblouissants, le ciel et la mer nous offrent en leurs embrassements la grande et divine image de l'éternel amour.
A nos pieds, ce sont les Zouaoua, et leurs tribus nombreuses, et leurs villages innombrables. Puis, à gauche et au sud de leur confédération de l'Ouest, sur les contre-forts occidentaux du Djurjura, deux autres confédérations puissantes: les Aïth-Sedka et les Aïth-Guechtoula. La première comprend six tribus, 33 villages et 3,065 fusils: les Aïth-Amhed, les Aïth-Chebla, les Aïth-Irguen, les Aïth-bou-Chenacha, les Aïth-hal-Ogdal et les Aïth-Ouadhia.
Ils se soumirent en 1857. Beaucoup n'ont ni figues ni olives, et les remplacent par des noix et des glands. Plusieurs aussi, qu'emprisonnent les neiges de l'hiver, vivent alors comme des ours dans leurs tanières, en des masures recouvertes, à défaut de tuiles, au moyen d'un ciment imperméable que leur fournit la montagne. A l'ouest de leur pays, si âpre et si ingrat, la confédération des Guechtoula occupe un territoire non moins sauvage, mais plus fertile. Leurs six tribus comptent 51 villages et 2,300 fusils: les Aïth-bou-Haddou, les Aïth-bou-R'dane, les Aïth-Mendes, les Aïth-Koufi, les Aïth-Frekat et les Aïth-Smahil, qui possèdent la zaouïa de Sid-Abd-er-Rhaman-bou-Kobrin, le marabout aux deux tombes, le fondateur grand-maître de la franc-maçonnerie des Khouâns.
Les Guechtoula ont fait brûler la poudre plusieurs fois contre les Français, notamment en 1845, en 1846, en 1851, lorsqu'ils se soulevèrent à l'appel du faux chérif Bou-Bar'la, et enfin en 1856 par Sid-el-Hadj-Amor, ancien oukil [Administrateur religieux.] de la zaouïa, ils se ruèrent sur le bordj de Dra-el-Mizan. Ils font maintenant la guerre aux nombreuses tribus de singes du genre macaque qui infestent leur pays très-boisé. Sur leurs crêtes, que domine le Thamgouth [Le plus haut pic du Djurjura.], le cèdre abonde, et plus bas le chêne-zen; plus bas encore, vers le bordj Bourn'i, l'olivier forme à lui seul de véritables forêts, comme celle de Thiniri; et plus au nord s'étend, sur un espace de plusieurs kilomètres carrés, la forêt de Bou-Mahni, dont les chênes-liége seront exploités un jour par l'industrie française, comme le sont déjà les magnifiques forêts de même essence du mont Édough, près de Bône, et celles plus riches encore du cap de Fer et de Collo.
Permettez, lecteur, que j'ouvre ici une parenthèse pour une courte digression, la première et la dernière de ce livre. D'ailleurs, le col de Chellata est une des sept merveilles du monde pittoresque, et veut qu'on s'y arrête un instant. Bel-Kassem et les muletiers sont allés nous chercher de la neige; le Général est resté en extase devant cette grande nature; le Caporal a les paupières humides, c'est son faible et son fort, le Conscrit, enfin, rêve les yeux à demi clos. Pendant qu'ils sont muets, laissez-moi vous dire que nous visiterons ensemble ces immenses et superbes forêts de chênes-liége du littoral africain, pour peu qu'il vous plaise de suivre dans la seconde partie de ce voyage. A chaque pas, vous rencontrerez des merveilles qu'on semble ignorer en France: car, si cette contrée était mieux connue, on y verrait accourir par centaines des touristes qui commenceraient la fortune de l'Algérie.
Dans la province de Constantine, le chêne-zen couvre 50,000 hectares, le chêne-liége 300,000, qui, mis en valeur, vaudront 400 millions de francs. Dès à présent, plus de 150,000 hectares de chênes-liége sont concédés à des compagnies ou à des particuliers, et 130,000 produisent déjà ou sont sur le point de produire. Il n'a pas été dépensé pour leur mise en valeur moins de 10 millions de francs, employés en partie à construire des établissements, à importer des contre-maîtres et des ouvriers du métier, à acheter le matériel nécessaire, et le reste en travaux exécutés dans les forêts par des Arabes, et surtout par des Kabyles. Plus de 7 millions sont entrés par cette voie dans la poche des montagnards du littoral. N'est-ce pas là le plus puissant de tous les moyens d'assimilation, et même le plus irrésistible agent civilisateur aux yeux de tous ceux qui savent quel rôle capital joue l'argent parmi les indigènes? Qu'on se fasse une idée de cette richesse qu'avec tant d'autres possède l'Algérie, la plus belle colonie du monde et la plus dédaignée par les ignorants ou par les hommes à faux systèmes. Un hectare de chênes-liége donne au minimum, tous les dix ans, dix quintaux de produits, soit un quintal par an et par hectare. Les 150,000 hectares concédés et exploités produisent bientôt 150,000 quintaux à la fois: il faudra donc, chaque année, quinze cents navires pour transporter en Europe le liége d'Afrique. Et qu'on réfléchisse que la moitié à peine de ces forêts est concédée. Elles ne couvrent pas seulement le mont Édough, Bône et tout le littoral de Philippeville à Bougie. Si le cavalier qui les a traversées poursuit sa route vers l'ouest, il retrouve le chêne-liége comme essence dominante dans toute la zone maritime depuis Bougie jusqu'à Zeffoun chez les tribus de l'Oued-Summam (l'Oued-Sahel, près de son embouchure), puis chez celles de l'Oued-el-Hammam, dont les plus pauvres, à défaut de tuiles et de ciment, se servent du liége pour couvrir leurs demeures. Les unes et les autres sont berbères, ce qui veut dire plus faciles à assimiler que les tribus arabes. L'exploitation du chêne-liége sera pour elles un grand bienfait, car un sol ingrat en réduit plusieurs à la plus extrême misère. Quelques-unes du cercle de Bougie, pour ne pas mourir de faim, sont obligées de disputer à la mer une proie très-difficile à saisir avec l'épervier et l'hameçon, leurs seuls engins de pêche, ou bien d'aller chercher sur les rochers qu'elle baigne, des moules, des patelles, des oursins et divers autres coquillages.
A notre extrême droite, par delà la confédération des Zouaoua de l'Est, sur les dernières déclivités djurjuriennes qui descendent vers le cap Sigli, nous découvrons en partie le territoire de ces deux groupes kabyles. L'un comprend 196 villages, 8,979 fusils, répartis entre 17 tribus du cercle de Bougie [Devaux, les Kébaïles de Djerjera.]: les Aïth-bou-Meçaoud, Aourzelaguen, Our'lis, Mançour, Ouled-Sidi-Mouça-ou-Aïdir, Tifra, Bou-Indjedamen, Ouled- Sidi-Mohammed-Amokran, Ahmed-Garetz, Itoudjen, Amor, Fenaïa, Mezzaïa, Amran, Imzalen, Sidi-Abbou et Ksila. L'autre compte 14 tribus, 72 villages, 3,087 fusils: les Aïth-Oued-el-Hammam (les fils de la rivière aux eaux chaudes), Ibouhaïn, Imadhalen, Ir'kil Nzekri, Bou-Nahman, Ibarizen, Thiguerin, Hassaïn, Flick, Agouchdal, Ouled-Sidi-Yahia, Ouled-Si-Ahmed-ou-Youcef, Azouzen, et la tribu des Zarfaoua, déjà signalée.
Encore un regard d'admiration jeté sur la K'bila-Oumalou, la Kabylie du versant nord, et maintenant en route pour la K'bila-Ousammeur, la Kabylie du versant sud. Nous avons rafraîchi avec de la glace nos visages et nos mains brûlées par le soleil, nos estomacs incendiés par le felfel. Nos mulets ont tondu une herbe courte et touffue, où se repose avec plaisir l'oeil ébloui par l'éclat de la neige. Nous passons entre les deux sentinelles qui gardent le col de Chellata, et dont l'armure de silex reluit comme de l'acier poli. La crête, d'un versant à l'autre, n'a guère ici plus de deux cents mètres. Le défilé est une délicieuse prairie émaillée de marguerites. L'immensité béante, devant nous et derrière nous, la réduit à des proportions lilliputiennes. Au point culminant, les deux Kabylies, celle du Nord et celle du Sud, nous apparaissent à la fois. Il faut s'arrêter de nouveau pour contempler ces deux infinis, que la coupole céleste réunit dans un cadre éblouissant. Ah! que nous sommes petits en nous mesurant à cette grandeur! Mais que l'âme est plus grande encore, puisqu'elle peut d'un coup d'oeil l'embrasser tout entière et regarder au delà!
Nous repartons, et tout à coup, comme par un coup de théâtre, le décor change: l'Afrique du Sud, l'Afrique torride, l'Afrique fauve, est en face de nous! C'est la Kabylie méridionale dans sa robe pierreuse, jaune ou grise, étrangement ornementée de broderies sombres par les oliviers, les genévriers, les lentisques, les lauriers-roses. Entre le Djurjura et les montagnes tourmentées des Aïth-Abbès qui nous regardent, s'ouvre un abîme, la vallée de l'Oued-Sahel: torrent impétueux en hiver, aussi large alors qu'un fleuve américain, la rivière n'est à présent qu'un mince filet d'eau; et, à la distance où nous en sommes, on la prendrait pour une anguille qui se tortille dans la vase. Mais qu'est-ce que ce mamelon qui s'élève arrondi comme un dôme au milieu de son lit à sec? et par quel caprice bizarre la nature a-t-elle jeté en cet endroit ce piton isolé, que ses lignes si régulières font ressembler à un monument érigé par la main de l'homme? C'est Akbou, et son sommet garde quelques pierres romaines. Tout fait croire qu'il y eut là un tombeau. Mais derrière Akbou, quel est ce labyrinthe profondément creusé dans le flanc des montagnes où la rivière se promène en d'inextricables méandres? N'est-ce pas un derviche sorcier qui a tracé avec son bâton magique ces sillons étrangement contournés, pour en former un dessin d'arabesques cabalistiques? C'est l'Oued-bou-Sellam. Partie des environs de Sétif et enrichie en chemin des eaux de vingt affluents, cette rivière se marie au frère du Sébaou, l'Oued-Sahel, qui devient alors, et jusqu'à son embouchure, l'Oued-Summam. Avant d'être l'Oued-Summam et l'Oued-Sahel, le grand fleuve de la Kabylie méridionale a été l'Oued-Ziane et l'Oued-Douss, qui naissent au sud et au sud-est d'Aumale. Dans la saison des pluies, son lit, large de trois à quatre cents mètres, devient pourtant trop étroit et déborde parfois en quelques heures, quand accourent, gonflés subitement par le déluge africain, ses nombreux affluents: l'Oued-Mahrir et l'Oued-Amazin, avec l'Oued-bou-Sellam sur la rive droite; l'Oued-el-Berd, l'Oued-Ouakoura, l'Oued Mlikeuch et d'autres sur la rive gauche, qui tombent du Djurjura. Comme je l'ai dit ailleurs, ce cours d'eau ouvre de l'ouest à l'est, dans les montagnes berbères, une brèche parallèle à celle du Sébaou: l'une et l'autre isolent, au nord et au midi, le grand massif djurjurien; et les deux vallées sont comme les fossés, tantôt à sec, tantôt remplis d'eau, de cette forteresse de géants. Nous voici au bout du défilé, où une brise fraîche nous a caressé le visage. Mais, de décembre à mars, de furieuses rafales y précipitent des tourbillons de neige, qui le ferment ou en font un passage redoutable. Le versant sud ne nous montre qu'une partie de sa surface convexe. A droite, sont les contreforts des Aïth-Mlikeuch; à gauche, se dresse un mur vertical de quinze cents mètres, où suinte l'eau des dernières neiges; devant nous s'enfonce un escalier de géants, qu'en 1857, pendant la campagne, les sapeurs français ont quelque peu retouché. Auprès du casse-cou d'hier et de ce matin, cela peut passer pour une route de première classe.
—Bel-Kassem, quel est ce village?
—C'est la zaouïa de Chellata, Madame. La mère de Si-Mohammed Saïd-ben-Ali-Chérif y demeure près des tombeaux de son mari et des ancêtres de son fils.
—Tu en parles avec plus de respect que des autres femmes.
—Elle est aussi plus respectable.
—Est-ce une maraboute?
—Ils sont tous marabouts dans cette famille, qui est très-vénérée ici.
—Pourquoi?
—Depuis plusieurs siècles, elle exerce dans l'Oued-Sahel l'autorité du bien. Originaire du Maroc, elle vint s'établir dans le pays, peut-être à l'époque ou les Maures furent obligés de quitter l'Espagne. Beaucoup des marabouts de Kabylie, notamment ceux du littoral, sont leurs arrière-petits-fils. Il existe dans nos montagnes, surtout du côté de la mer, des villages entiers de marabouts qui s'appellent entre eux andalous. D'autres sont venus directement de l'Ouest presque nus et en mendiant. Accueillis par les tribus comme de pieux pèlerins et envoyés d'Allah, ils y ont fondé des zaouïa, ou sont restés dans les villages pour y apaiser les discordes intestines et pacifier les sofs en guerre. Ainsi fit mon arrière-grand-père.
—Tu es donc marabout?
—Sans doute: tout fils de marabout est marabout, et engendre des marabouts jusqu'à la consommation des temps.
—Tu ne nous l'avais pas dit.
—Je n'en tire pas vanité: un marabout est un homme ni plus ni moins qu'un autre.
En ce moment, un passant s'approcha du guide pour lui baiser la main.
Bel-Kassem ne s'en montra pas plus fier.
—A la bonne heure! dit le Philosophe, nos prêtres et nos moines feraient bien d'apprendre de toi l'humilité chrétienne.
—Mais de marabout comment es-tu devenu soldat?
—Il est assez rare, en effet, qu'un marabout se voue aux armes, à moins qu'il n'y soit poussé par le fanatisme religieux. Dans les guerres de tribus et de villages, il ne remplit que le rôle de parlementaire ou de pacificateur. On dit communément: un marabout est une femme qui ne se bat pas. Je vous prie de croire, se hâta d'ajouter finement Bel-Kassem, que je suis bon à faire mentir de toute façon un si méchant dicton. Je me suis fait soldat parce que, tout marabout que j'étais, je ne savais pas faire de miracles.
—Tu y crois donc aux miracles?
—Assurément.
—Et tu as essayé d'en faire?
—Oui.
—Comment t'y es-tu pris pour cela?
—D'abord, j'ai épuisé toute la science du thaleb, la lecture, l'écriture, la versification, les mathématiques et l'astronomie, le Coran et ses commentaires, les principes de droit, bref, tout ce qu'on enseigne dans les grandes zaouïa, dans celle de Chellata, par exemple, la plus renommée de toute la Kabylie. Ensuite, j'ai jeûné, j'ai prié, j'ai conjuré les djenouns, et jamais je ne suis parvenu à altérer la moindre loi de la nature.
—Eh! mon ami, tu as donc acquis la preuve que les prétendus miracles ne sont que mômeries qu'on les fasse à Paris ou sur le Djurjura?
—Cependant nous avons des marabouts, comme vous des saints et des prophètes, qui possédaient le don du miracle.
—On enseigne cela dans nos écoles comme dans les tiennes; mais le jour n'est pas loin où le bon sens public aura fait justice de cet abus.
—Oh! Monsieur, on aura bien du mal à faire croire aux Kabyles que certains de leurs marabouts n'ont pas le pouvoir de déranger l'ordre naturel.
—Pas plus, mon ami, qu'on n'en aura à démasquer nos marabouts à nous, qui suent sang et eau pour remettre à la mode des jongleries de l'an mil. Des écoles, des zaouïa où la jeunesse apprendrait à ne pas mépriser la raison, mais à s'en servir sans cesse et avec une entière confiance: il n'en faudrait pas plus. Mais tous vos marabouts prêchent-ils le surnaturel comme les nôtres, et tous aussi cultivent-ils le champ fécond de la sorcellerie? par exemple, allume-t-on des chandelles dans la même paroisse à la fois pour qu'il pleuve et pour qu'il ne pleuve pas? Tous sont-ils fanatiques au point de maudire et de vouer au diable les bonnes gens qui font le bien sans eux et refusent de leur payer la dîme?
—Non: il y en a, bien qu'ils soient rares, qui ne maudissent personne, pas même les Roumis, et qu'on honore pour leur sagesse et leur vertu. Ils donnent d'une main ce qu'ils reçoivent de l'autre, et leur vie édifiante est tout amour et charité. Ce sont de vrais saints, ceux-là; mais, je le répète, ils sont rares.
—Comme chez nous!
—La zaouïa de Chellata, demandai-je, est une école pour les enfants ou pour les adultes?
—On y trouve des tolbas de tout âge.
—Sont-ils nombreux?
—Deux à trois cents.
—Et que payent-ils chacun?
—Rien. C'est Ben-Ali-Chérif qui paye pour tous.
—Il est donc bien riche?
—Lui! il ne pourrait jamais épuiser son trésor. Vous ne savez pas l'histoire de la Maison d'or?
—Non.
—Eh bien, les ancêtres de l'aga, qui étaient des saints, érigèrent, dans un endroit connu de lui seul, une maison où l'or vient comme la mauvaise herbe dans ce champ. Plus ils en prennent pour faire le bien, et plus leurs richesses augmentent. C'est un miracle, cela, pourtant, et un miracle authentique!
—Dis plutôt une allégorie charmante et toute à l'honneur de cette famille, puisqu'elle vous apprend qu'en faisant le bien autour d'eux, ces chérifs, fils d'Ali, ont grandi dans le pays en autorité, en considération et en richesse.
—Vraie ou non, cette explication me satisfait et me plaît. Au milieu de vous, je finirais par devenir raisonnable, quoique marabout. L'aga s'enrichit donc à dépenser, bon an mal an, deux cent mille francs pour sa zaouïa: car ce n'est pas seulement une école, mais aussi une maison hospitalière où chacun est admis, sans qu'on lui demande de quel pays il est, d'où il vient, où il va, ni s'il est riche ou pauvre. Jamais non plus, là, on ne vous dit: Quand partez-vous? Que vous y restiez un jour, huit jours ou un mois, on ne vous refuse pas votre place sur la natte et autour du plat. Vous y demeureriez pendant toute une année, qu'on ne vous dirait pas encore: Allez-vous en! C'est la seule zaouïa établie sur ce pied-là. Aussi les Kabyles s'en font gloire, et les Arabes n'en ont jamais eu de pareille. Aux fêtes religieuses, plus de mille pauvres viennent y manger le kouskoussou à la viande. Oui, vous avez raison: le trésor inépuisable et qui grandit sans cesse, c'est la reconnaissance des malheureux.
—Mais les autres zaouïa, de quoi vivent-elles?
—De ziara et d'achour [Offrandes et quêtes.]. Elles possèdent aussi des terres, du bétail, des figuiers et des oliviers provenant de legs pieux. Ce fonds est exploité par des khemmes [Métayers.], qui prélèvent un cinquième de la récolte, ou au moyen de corvées religieuses. Ces touïza, comme celles pour les pauvres, sont imposées par les djemâa, car l'oukil et les tolbas n'exercent parmi nous aucune autorité. En Kabylie, la religion n'est pas du tout mêlée à la politique, comme en pays arabe. Pour les zaouïa qui nourrissent nos pauvres et instruisent nos enfants, nous travaillons, mais volontairement: chacun leur donne ce qu'il veut, ce qu'il peut. Les écoliers payent une rétribution scolaire, un ou deux francs par mois ou l'équivalent en nature, moyennant quoi ils y reçoivent l'instruction, le vivre et le coucher. Après les vacances, les petits, quand les parents sont dans l'aisance, emportent de la maison quelques douceurs pour l'oukil: du miel, des oeufs ou des gâteaux; mais les parents sont-ils pauvres, les petits ne payent rien et n'emportent avec eux que la planchette où sont gravés les versets du Coran.
—Et à la zaouïa de Ben-Dris, chez les tolbas du bâton, qu'est-ce donc qu'on enseigne?
—Oh! pour celle-là, répondit le guide en faisant la grimace, c'est le revers de la médaille; elle est à deux pas d'ici: un vrai coupe-gorge, habité par les fils perdus de la montagne et de la plaine. Le 19 mars 1851, ils se ruèrent avec Bou-Bar'la sur Chellata: le faux chérif se flattait d'enlever le vrai chérif pour l'égorger et se mettre à sa place; mais, du haut de leurs tours, que vous voyez d'ici, les tolbas de la science fusillèrent très-vigoureusement les tolbas du bâton. Ces malfaiteurs réussirent pourtant à faire sur Ben-Ali-Chérif, ou plutôt sur les pauvres, une razzia de trois cents boeufs et de trois mille moutons.
—Mais, interrompit madame Elvire, est-ce qu'ils ne pourraient pas nous razzier un peu, nous aussi?
—Oh! ce n'est pas l'envie qui leur en manque, et, s'ils ne vous tirent pas des coups de fusil dans le dos pour vous dépouiller ensuite et piller vos bagages, c'est qu'ils savent bien qu'ils payeraient de leur tête un cheveu enlevé à la vôtre. C'est ailleurs, maintenant, qu'ils vont faire leurs mauvais coups; ils reviennent seulement pour cacher leur butin dans leur antre. Quand un objet a été volé n'importe où, on est presque certain de le retrouver chez les Ben-Dris, car tous pratiquent I'industrie de l'oukaf [Recéleur.].
—Est-il vrai que vos kanouns tolèrent le recel?
—Ils ne le punissent pas.
—Mais, si l'oukaf n'est pas puni, il est du moins méprisé?
—Non.
—Comment expliques-tu cela?
—C'est la coutume. D'abord, le volé retrouve son bien, grâce à l'oukaf; il le rachète; puis, avec la pièce de conviction en main, il a plus de chance de retrouver aussi le voleur qu'en pays arabe, où celui-ci disparaît avec elle pour aller la vendre sur quelque marché éloigné.
—Bel-Kassem, mon ami, objectai-je, cela est bien subtil!
—Monsieur, ce n'est pas ma faute! Chez nous, chacun tient énormément à ce qu'il a, et j'en connais plus d'un qui ne troquerait pas sa vieille calotte de cuir contre une neuve. A se laisser dépouiller de si peu que ce soit, on éprouve une sorte de honte.
Et cela montre, dit le Philosophe, combien est profond chez le Kabyle le sentiment de la personnalité humaine.
Aux approches de Chellata, le guide descend de son mulet: c'est une marque de déférence envers les grands marabouts dont la koubba à coupole blanche reluit par-dessus le village. Les saints kabyles sont tout aussi susceptibles que les saints romains, et, pour le moindre manque d'égards, ils vous jettent un mauvais sort ou vous cassent la tête au fond d'un précipice, lorsqu'ils ne vous vouent pas à Satan pour l'éternité des siècles. C'est ainsi que le terrible Sid-Ali-bou-Nab, le marabout à la grosse dent, anathématisait les Kabyles du haut Djurjura, ni plus ni moins que s'ils eussent été des libres penseurs et lui le pape noir en personne.
A l'entrée de Chellata, nous trouvons plusieurs jeunes tolbas près d'une jolie fontaine alimentée par l'eau des neiges: visages, mains, vêtements, toute leur personne est d'une extrême propreté, qui console nos yeux affligés par les ordures kabyles. Dans le village, au milieu d'un fouillis de masures, s'élève une charmante maison mauresque: c'est le père de l'aga qui l'a construite, et sa mère l'habite à présent.
—Mais lui, Bel-Kassem, où demeure-t-il? Tu nous avais parlé d'un palais de France.
—Oui, Madame. Ne le vois-tu donc pas là à pieds?
—Ce point blanc, sur la rive gauche de l'Oued-Sahel?
—C'est le palais de Ben-Ali-Chérif. Les Français l'ont érigé en 1855.
—Mais, mon ami, il tiendrait dans ma main.
—Ah! ah! nous n'y sommes pas. Pour y arriver, Madame, il te faudra cinq minutes, cinq toutes petites minutes.
En effet, nous descendons, nous descendons, jamais nous ne finirons de descendre. Et quel escalier! Si les sapeurs français l'ont retouché en 1857, les montagnards kabyles l'ont depuis refait à leur mode. Nous rencontrons bon nombre de gens qui se rendent à un marché ou en reviennent. Un jeune homme, presque aussi beau que celui d'Aïth-Aziz, vient regarder madame Elvire en plein visage. Bel-Kassem lui crie d'une voix terrible: «Qui t'a permis de regarder cette illustre maraboute?» et il aveugle le téméraire en lui tirant brusquement son burnous sur les yeux. Celui-ci, effrayé, s'enfuit à toutes jambes, ne sachant pas au juste ce qu'il a le plus à craindre: la colère d'une maraboute ou la vengeance d'un mari. Et nos muletiers de rire, et Bel-Kassem de se tordre sur le dos de sa bête, où il est remonté.
—Voici encore un marabout, dit le guide en riant, un marabout qui pique!
C'était un buisson épineux, tout couvert de petits morceaux d'étoffe, blancs, rouges, noirs, et de touffes de crin ou de laine, les uns arrachés au burnous, au haïk, à la coiffure; les autres, au bât, au cou du mulet, à la toison du bélier ou de la brebis.
Si vous avez une commission pour la Mecque, ajouta Bel-Kassem moqueur, vous n'avez qu'à la lui remettre; et dans six mois, s'il plaît à Allah, vous viendrez lui demander la réponse.
Il fît part aux muletiers du précieux avis qu'il venait de nous donner, et, ce fut entre eux à qui rirait le plus fort, tous oubliant qu'ils marchaient depuis six heures du matin et qu'il en était cinq du soir.
Le soleil incliné vers l'horizon projetait sur la vallée de l'Oued-Sahel les grandes ombres djurjuriennes, lorsque nous arrivâmes chez le maître de la Maison d'or. Pendant la descente, le beau kabyle n'avait cessé de guider le mulet de madame Elvire, veillant avec un soin extrême à ce que la bête ne fît pas le moindre faux pas. Le long de la route, il nous avait raconté son histoire. La voici.
CHAPITRE IV
LES EXPLOITS DU BEAU KABYLE.
—Je suis de la tribu des Aïth-Illoula-Oumalou. C'est l'une des six des Zouaoua Cheraga [Zouaoua de l'Est.]. Nous occupons depuis un temps immémorial les hautes pentes de la montagne entre la crête du Djurjura, les Aïth-Illilten, les Aïth-Idjer et les Aïth-Zikki. Ceux de nos villages qui ont leurs terres du côté de la vallée ne manquent point de bien-être. Ils s'entendent surtout à la culture des figuiers: aussi vient-on leur en acheter de plusieurs lieues à la ronde. Nous, les Kabyles du rocher, nous sommes moins favorisés. Dans la haute montagne, nous n'avons ni figuiers ni oliviers, à peine assez de terre pour ne pas mourir de faim, nous et notre bétail, que nous mettons paître, en été, sur la cime du Djurjura. Mais, durant les longs mois d'hiver, nous vivons avec nos bêtes dans nos maisons, enfouis sous la neige et au milieu de tempêtes si terribles, qu'on s'étonne que le rocher lui-même puisse résister à la violence du vent. Nous n'avons guère alors pour nourriture que de la farine de glands doux mélangée d'un peu de farine de froment ou d'orge, et notre bétail ne fait pas meilleure chère. Nous ne pouvons lui donner que des feuilles de frêne avec un peu de foin ou de paille.
Il faut croire qu'Allah a mis dans le coeur des hommes un ardent amour pour les lieux où ils sont nés: car, si misérables que nous soyons, bien peu parmi nous imitent les Kabyles des autres tribus, qui, au printemps, émigrent en grand nombre et reviennent à l'automne, après avoir gagné quelque argent dans le Tell. Beaucoup vont chercher fortune jusqu'à la frontière du Maroc. Mais il semble que notre rocher nous attache d'autant plus fortement à lui, qu'il nous fait la vie plus dure.
Ce n'est pas pourtant que nos ancêtres y soient nés et qu'ils nous aient donné le goût de la misère. Ma mère Hasna, qui appartient à une famille de savants marabouts, m'a souvent raconté que, dans les premiers temps, les Kabyles du rocher, et notamment les Aïth-Illoula-Oumalou, comme leurs voisins les Mlikeuch, habitaient la plaine fertile qui s'étend le long de la mer, entre l'Atlas, Dellys, Alger et au delà d'Alger. Ils possédaient de nombreux troupeaux et vivaient dans l'abondance. C'est là une tradition qui s'est conservée dans plusieurs tribus de la haute montagne. Longtemps, oui, bien longtemps avant les Roumis, une masse d'hommes portant des armes terribles étaient venus de l'Ouest ou bien du Nord par la mer; ils s'étaient jetés comme des lions et des panthères sur ces heureuses populations du Tell, les refoulant devant eux et contraignant quiconque ne voulait point subir leur joug à chercher un refuge dans les rochers djurjuriens. Il n'est donc pas surprenant que les pères de nos pères nous aient transmis, avec leur sang, un si grand amour de la liberté. Plutôt que d'accepter la servitude, ils ont préféré renoncer, pour eux et pour leurs descendants, au paradis terrestre. Depuis ces temps inconnus, nous avons, du haut de nos thamgouth, bravé tous les conquérants étrangers qui passaient au pied du Djurjura, dans la vallée de l'Oued-Sahel. A leurs vaines menaces, nous répondions par des moqueries accompagnées d'une grêle de pierres; les Mlikeuch leur jetaient un chien en signe de mépris; les Aïth-Iraten leur faisaient le même accueil dans la vallée de l'Asif-Sébaou. Voilà pourquoi nous nous sommes toujours considérés, eux et nous, comme les manefguis [Patriotes.] par excellence. Et, lorsqu'en mai 1857, nous vîmes le drapeau français flotter sur le Souk-el-Arba, nous refusâmes d'abord d'ajouter foi au témoignage de nos yeux. Puis, obligés de nous rendre à l'évidence, nous décidâmes avec nos alliés des Illilten, des Idger, de Ithourar, des Yahia et des Zikki, de nous dévouer au salut de l'indépendance kabyle.
Arrivé à ce point de son récit, le beau Kabyle se tourna vers madame
Elvire et lui dit:
—Bel-Kassem m'assure que vous désirez connaître, non-seulement comment on se bat, mais aussi comment on aime dans nos montagnes. Eh bien, Madame, pour vous contenter, je ne puis mieux faire que de vous raconter brièvement ma vie.
Le visage du narrateur se voila de tristesse:
—Je doute, reprit-il, que mon récit vous fasse plaisir: car vos yeux disent combien vous êtes bonne, et je suis malheureux. Mon coeur s'est partagé entre deux grands amours: ma patrie et ma fiancée; il est frappé dans l'un et l'autre.
—Dis lui, Bel-Kassem, que, s'il lui est pénible de retourner dans le passé, nous renonçons au récit de ses exploits et de ses amours.
Le guide traduisit les paroles du Général.
—Non, répondit le beau Kabyle: je suis touché de l'intérêt que Madame daigne me témoigner, et je tiens à lui montrer que, si barbares que nous lui paraissions être, nous ne sommes pourtant pas plus étrangers aux nobles passions que ses compatriotes de France. Mon village touche à la crête du Djurjura. Vous vous y êtes arrêtés aujourd'hui, et avez vu qu'il se trouve à l'extrême limite des terres cultivées. Au-dessus, il n'y a plus rien que la roche nue.
Les kharouba [Familles.] des Aïth-Aziz sont pauvres, très-pauvres, sauf deux ou trois enrichies dans une industrie coupable à vos yeux, mais qui ne l'est point aux nôtres: le recel. Nous réprouvons le vol, et nos kanouns le punissent; mais l'oukaf [Le recéleur.] nous fait retrouver l'objet volé, qui, racheté par lui à vil prix, rentre en notre possession sans qu'il nous en coûte trop cher. Aussi ces familles d'oukafs ne sont pas moins considérées que d'autres qui ne demandent leurs ressources qu'à la culture ou à l'élève du bétail. Et même, en raison des biens qu'elles possèdent, elles exercent souvent, sinon toujours, dans la djemâa une influence prépondérante. Nos amins étaient fréquemment choisis parmi leurs membres.
Cependant ma mère Hasna nourrissait contre ces familles, surtout contre l'une d'elles, une haine implacable. Pourquoi? Vous allez le savoir. Ma kharouba n'avait pas toujours été parmi les plus pauvres. Ma mère Hasna avait connu le temps où nous possédions des champs dans la vallée, des boeufs et des moutons dans la montagne. Et la preuve, c'est que mon père avait pu acquérir en mariage la fille unique d'un marabout vénéré de Tirourda, Saïd-el-Hadj, très-riche lui-même. Il ne lui en avait pas coûté moins de deux cents douros d'Espagne, soit plus de mille francs. Eh bien, toute notre richesse s'en était allée chez ces oukafs, et principalement dans la kharouba des Ahmed-bou-Smaïl. Comment? C'est bien simple: mon père était un homme généreux. Dans la djemâa, il était toujours le premier à proposer l'ouzia [Distribution de viande aux familles du village.], afin que les pauvres pussent manger un peu de viande. Quand la caisse municipale était vide, il donnait le bon exemple en offrant un boeuf ou plusieurs moutons. Dans la cour de notre maison, il y avait un hangar pour les hôtes; et tous les voyageurs sans ressource y étaient logés et nourris. Allait-il en pèlerinage à la zaouïa de Chellata ou à toute autre, sa piété se répandait en ziara [Dons volontaires.]. Enfin, à chaque événement heureux, comme par exemple ma naissance, il s'empressait d'inviter à un thâam [Repas de réjouissance.] parents et amis; ou bien, s'il était invité quelque part lui-même à un eurs [Fête.], il se montrait également prodigue envers les danseuses et le maître de la maison. Aux danseuses, il jetait des pièces d'argent; et, lorsqu'après le repas on avait, selon l'usage, déplié le mouchoir destiné à recevoir l'offrande des convives, il y vidait entièrement sa bourse, ne voulant pas que quelqu'un pût se vanter d'avoir été plus généreux que lui. Ce brave homme s'appelait Mohammed-Ameur-el-Aïn.
Sa femme Hasna, qui, digne fille d'un thaleb [Savant.], était aussi instruite que belle, lui faisait d'inutiles remontrances sur ses prodigalités. Il l'écoutait et lui promettait de suivre ses sages avis: car, si la femme, en général, est parmi nous assez méprisée, nous savons pourtant honorer celle qui le mérite. Mais dès le lendemain, comme l'eau qui suit sa pente et court à la rivière, lui retournait à ses habitudes de générosité ruineuse.
Or les Ahmed-bou-Smaïl n'étaient pas seulement des oukafs; ils pratiquaient aussi la r'ania, c'est-à-dire qu'ils prêtaient sur hypothèque à la manière kabyle. Nos champs, puis nos troupeaux passèrent ainsi entre leurs mains. Ils en devinrent d'abord les usufruitiers, après en avoir remis en argent le tiers ou même seulement le quart de la valeur à mon père.
Mais voici qu'une contestation s'étant élevée, lui qui avait la main prompte autant que le coeur chaud, accourt à la maison, saisit son fusil, son sabre, et la guerre est déclarée dans la dachera [Commune.]. Les marabouts s'interposent, la djemâa se réunit. On parle, on crie, on gesticule, on s'injurie, on se provoque. Le village se divise en deux partis ennemis; bref, on court aux armes et la poudre se met à parler. Le soir, nos partisans nous rapportaient mon père frappé d'une balle en plein coeur.
Je n'étais alors qu'un petit enfant de trois ans, et pourtant j'entends encore les lamentations de ma mère. Je la vois aussi jetant son cri de malédiction et de vengeance aux meurtriers de son mari.
Mon père mort, il fallut acquitter les dettes de sa succession. J'étais son unique héritier, car les femmes n'héritent pas. La djemâa me donna pour tuteur un cousin de mon père qui n'avait pas de frères. Cet honnête homme, conseillé par ma mère, fit son possible pour sauver une partie de mon héritage. Nos biens furent acquis à vil prix par les Ahmed-bou-Smaïl, qui seuls avaient de quoi les requérir. La r'ania éteinte, ce qu'ils nous remirent d'argent suffit à peine à acquitter d'autres dettes. En sorte qu'il ne nous resta, à ma mère et à moi, que la maison du village avec le potager et quelques chèvres.
Ma mère Hasna était une femme d'intelligence et de courage. Elle n'avait pas seulement appris à lire les versets du Coran, mais aussi à carder, à filer et à tisser la laine. Jeune et belle, autant que savante, il s'offrit à elle, quoique veuve, plus d'un parti que d'autres n'eussent point dédaignés. Mais elle les refusa tous, parce qu'elle honorait la mémoire de mon père et qu'elle concentrait maintenant sur moi tout son amour. D'ailleurs elle nourrissait au fond de son coeur une passion ardente: celle de la vengeance.
—Ces Ahmed-bou-Smaïl, disait-elle souvent, ne sont pas de notre race.
Ce sont des Arabes ou des Juifs, comme le montrent leur yeux obliques,
leur nez recourbé et leurs instincts de cupidité. Il faut les haïr,
Mohamed, car ils déshonorent notre montagne et ils ont tué ton père.
Elle avait aussi le culte des vieux souvenirs. Vers le soir, quand elle avait bêché notre jardin où j'arrachais, moi, les mauvaises herbes, nous menions les chèvres sur les hauts rochers. Nous nous dirigions presque toujours vers un endroit d'un abord difficile. Là se trouvaient des excavations profondes, de forme cylindrique et qui semblaient avoir été pratiquées de main d'homme. Elles ressemblaient à d'immenses silos.
—Regarde bien ces trous, disait ma mère Hasna; ce sont les demeures des géants qui, les premiers, ont habité ces montagnes. Allah les a foudroyés parce que, dans leur orgueil, ils voulaient s'élever jusqu'à lui. Mais nous, venus ici après eux, nous sommes rentrés en grâce, car nous savons nous incliner devant sa toute-puissance et obéir à sa loi. Parfois encore, les djenouns viennent hanter ces cavernes; la nuit, on les entend qui mêlent leur cri strident aux clameurs de la tempête déchaînée.
Alors moi je me serrais contre elle en tremblant:
—Va, reprenait-elle, nous n'avons rien à craindre de leurs maléfices, aussi longtemps que nous serons pieux et charitables, dévoués au prochain, prêts à donner tout notre sang pour l'honneur de la famille, du village ou de la tribu, pour la liberté et l'indépendance de tous les Kabyles. Mais malheur au lâche qui déserte son devoir, et honte au fils dégénéré qui ne venge point l'offense faite à son père!
Ma mère Hasna connaissait les plantes qui guérissent toutes les maladies. Elle les cueillait, j'en faisais une botte et, à la nuit tombante, nous ramenions les chèvres à la maison. En ce temps-là déjà, malgré sa jeunesse, elle s'était acquis dans le village et même plus loin, une réputation de savoir et de vertu. Elle était le médecin, la sage-femme, et s'il y avait un malade au village, on l'appelait auprès de lui. On avait foi dans ses remèdes. Si elle ne parvenait pas à guérir le corps, elle trouvait du moins de bonnes paroles pour réconforter l'âme. Aussi jouissait-elle d'une estime particulière parmi les hommes comme parmi les femmes des Aïth-Aziz; et tout enfant que je fusse, cela m'inspirait un grand respect pour elle. Il s'y mêlait même de la crainte, quand je la voyais préparer ses remèdes en récitant des prières, ou d'autres fois, parvenue à la pointe extrême d'un rocher, y demeurer longtemps immobile, les yeux fixes et perdus dans l'abîme. Il m'arrivait alors de crier: imma [Maman.]! en la tirant par son haïk. Elle, comme une personne qu'on réveille brusquement, me regardait étonnée; puis, me prenant dans ses bras, elle me serrait contre sa poitrine et me couvrait de baisers:
—N'est-ce pas, Mohamed, me disait-elle d'une voix vibrante, que tu seras un bon manefgui et que tu vengeras ton père!
Vous ne serez donc pas surpris que, tout petit encore, j'eusse déjà au coeur, à l'endroit des Bou-Smaïl, la haine qui ne pardonne pas. Si je rencontrais quelqu'un de leur kharouba maudite, je lui montrais le poing. Un jour Ali, le fils aîné, qui était à peu près de mon âge,—j'avais alors huit ans,—s'avisa de traiter devant moi ma mère de pauvresse. Je me ruai sur lui, je lui arrachai les cheveux, je le mordis à belles dents; je l'eusse déchiré, si l'on ne m'eût arraché ma proie. Je courus raconter mon exploit à ma mère:
—C'est bien, Mohamed, dit-elle en m'embrassant; mais sois moins prompt une autre fois: le temps n'est pas venu. D'ailleurs, tu sais bien que pauvreté n'est pas honte devant Allah, ni même devant les hommes de ces montagnes, et ce méchant Ali, en se montrant si orgueilleux à propos d'un bien mal acquis, a prouvé que ses parents ni lui ne sont de notre sang.
Jusqu'alors je n'avais fait que jouer et vagabonder avec les enfants de mon âge, garçons et filles. Ma mère Hasna avait eu seule toute la peine. En été, elle bêchait, fumait, entretenait notre jardin; en hiver elle filait la laine, ou, du matin au soir, elle restait assise devant son métier à tisser. Elle fusait alors des burnous, des gandouras ou des kaïks d'une grande finesse. Elle les vendait un bon prix, et c'était là, avec les produits du potager et le lait des chèvres, ce qui nous faisait vivre. Moi je ne lui venais guère en aide qu'en menant à la commune pâture notre maigre troupeau.
Peu à peu j'en vins à me dégoûter de jouer avec la cendre du kanoun [Trou où l'on fait le feu.], ou avec les pierres qu'on fait rouler du haut de la montagne. J'eus honte aussi de ma paresse en voyant ma mère se donner tant de mal. Je me mis alors à ramasser, pour notre provision d'hiver, le bois mort que les eaux entraînent depuis les hauts sommets jusque dans le lit des torrents. Je recueillis sur les chemins la bouse des vaches, car nous manquions de fumier. En un mot, j'essayai de me rendre utile; ce que voyant, ma mère Hasna me dit:
—Puisque la raison t'est venue, Mohamed, il faut que tu apprennes à lire et à écrire.
Dès le lendemain, elle m'envoya à la zaouïa de Chellata, où un thaleb donnait la première instruction aux enfants. La distance était grande: deux heures de marche à l'aller et davantage au retour quand on gravit la crête djurjurienne. Allah soit loué! il nous a donné à tous ici de bonnes jambes.
Il y avait bien une autre zaouïa plus près de nous, sur le territoire même de la tribu, au pied du pic que vous voyez là-bas, et à côté duquel vous venez de passer, le Tiziberth; mais ma mère n'avait garde de confier mon éducation à ces tolbas de Ben-Dris, qui ne m'eussent guère appris qu'à détrousser les voyageurs dans la vallée de l'Oued-Sahel.
Nous étions huit ou dix de notre sof [Parti.] qui partions chaque matin et revenions chaque soir. Ma mère Hasna avait dit à nos amis:
—Envoyez donc vos fils avec le mien chez le thaleb: il ne nous en coûtera que peu de chose, et nos enfants en retireront beaucoup de profit.
On avait écouté ce sage avis. Mais ne voilà-t-il pas que les Bou-Smaïl, s'apercevant que les Ameur-el-Aïn voulaient donner l'instruction à leurs fils, se sentirent pris de jalousie! Un matin, comme nous arrivions à l'extrémité du col de Chellata, du côté de la K'bila-Ousammeur [La Kabylie méridionale.], nous découvrons à mi-chemin de la Maison d'or une bande de garçons de notre âge. Ils étaient dix à douze. Ah! nous les eûmes bientôt reconnus pour nos ennemis! Mon premier mouvement fut de leur courir sus; mais je me souvins fort à propos d'une parole que ma mère m'avait bien des fois répétée: le temps n'est pas venu. Mes camarades s'étonnaient de ma prudence:
—Choua! Choua_ [Doucement! doucement!]! leur dis-je; et j'ajoutai gravement: le temps n'est pas venu.
A la tête de cette bande était Ali, le fils aîné du meurtrier de mon père. Il se souvenait de mes dents et de mes ongles; car lorsque nous nous rencontrâmes chez le thaleb, il s'écarta de moi et ne répondit pas à ma grimace. Au retour nous prîmes par deux sentiers différents, moi suivi de mes camarades, lui des siens. Les choses continuèrent de la sorte pendant quelque temps. Si le hasard nous mettait en présence, soit aux abords de la zaouïa, soit au col de Cheilata par où il nous fallait passer tous, nous échangions des pierres. Voilà tout. Le père d'Ali lui avait sans doute recommandé de ne point me chercher querelle; et moi, de mon côté, je me faisais un devoir de respecter la volonté de ma mère.
Nous refîmes longtemps, les uns et les autres, le même chemin après la fonte des neiges et jusqu'en automne, oubliant pendant l'hiver une bonne partie de ce que nous avions appris pendant l'été. J'en retenais, moi, plus qu'eux pourtant, parce que ma mère Hasna me faisait répéter les leçons du thaleb et réciter avec elle les versets du Coran. Mais j'arrive tout de suite à l'un des grands événements de ma vie.
Je touchais à mes quinze ans; je savais lire et même écrire assez correctement. Ma mère était fière de moi, car à la zaouïa de Chellata, où elle était allée porter des présents, on lui avait dit que j'étais le plus instruit des Aïth-Aziz. Cela avait vivement touché l'amour-propre maternel. Tout le mérite en revenait à elle et non à moi, puisqu'elle, m'initiait pendant les mois d'hiver à son propre savoir. Mais elle n'en était pas moins heureuse de pouvoir dire dans tout le village qu'Ali des Bou-Smaïl n'était qu'un âne, tandis que j'étais, moi son fils, un vrai savant.
Au printemps, elle exigea que je reprisse encore le chemin de la zaouïa pour y être initié aux mathématiques, à l'astronomie, aux règles de la versification et aux commentaires du Coran. Un soir en remontant vers Chellata, je vis devant moi, dans l'âpre sentier, une jeune fille, presque un enfant. Elle avançait péniblement, courbée sous son fardeau trop lourd. Elle portait sur le dos une outre formée d'une peau de bouc qu'elle était allée remplir à une source de la vallée.
La pauvre petite, qui ne m'avait pas aperçu, fondit tout à coup en larmes. Je m'approchai d'elle, ému de pitié:
—Pourquoi pleures-tu? lui demandai-je.
—Je n'ai pas la force, me répondit-elle, de porter cette outre pleine jusqu'au village, et si je reviens sans la provision d'eau, mon tuteur me battra.
—A quel village, et qui est ton tuteur?
—Mon tuteur est le vieux Salem des Aïth-Aziz.
Je connaissais le vieux Salem: bien plus pauvre que nous, il ne vivait guère que d'aumônes. Il était de tous les thâams [Repas de fête.] pour en dévorer les reliefs, et à chaque khérif [Cueillette de figues.] il allait de jardin en jardin mangeant des figues au point de s'en rendre malade.
—Mais, dis-je à l'enfant, je ne t'ai jamais vue chez le vieux Salem, et j'ignorais qu'il eût une pupille.
—Je ne suis chez lui que depuis deux jours, dit-elle. Orpheline et n'ayant d'autre parent que lui, je suis tombée à sa charge. La djemâa d'Agoussine, mon village, en a décidé ainsi.
—Comment t'appelles-tu?
—Yasmina.
—Eh bien, Yasmina, passe-moi ton outre pleine; je la porterai jusqu'au sommet de la montagne.
Elle me regarda, étonnée. Les hommes, en effet, ne se chargent point de pareils fardeaux. Ce sont les femmes et les filles qui vont chercher l'eau à la source, et la remontent du fond de la vallée sur leurs épaules, dans des cruches ou dans des outres. Yasmina souriait maintenant, et ses grands yeux d'azur brillaient de plaisir autant que de surprise.
Je ne sais ce qui se passa en moi; mais ce regard et ce sourire me remuèrent jusqu'au fond de l'âme. Quand je vivrais cent ans, je les reverrais toujours. Jusqu'au col de Chellata nous n'échangeâmes pas trois paroles, et je ne sais non plus comment cela se fit, mais il me parut que nous avions gravi le Djurjura en un instant. Je n'avais pas senti sur mon épaule l'outre qui pourtant était fort pesante.
—Remets-moi cela sur le dos, dit-elle; je ne veux pas qu'on se moque de toi.
Je fis ce qu'elle demandait.
—Mais demain, dis-je, iras-tu chercher l'eau comme aujourd'hui?
—Oui, demain et tous les jours.
—Eh bien, c'est moi qui la monterai jusqu'ici.
—Allah isselmec [Allah soit avec toi.]! dit-elle; quel est ton nom, pour que je puisse le bénir?
—Mohamed Ameur el Aïn des Aïth-Aziz.
Elle mit la main sur son coeur, et, fermant les yeux, elle reprit:
—Ce nom ne sortira jamais de là, pas plus que l'image de celui qui le porte.
Nous ignorons l'ivresse du vin, mais nous connaissons celle des figues. A l'époque de la récolte, par les beaux soirs d'automne, il arrive à ceux qui la font de s'enivrer a force de manger de ces fruits savoureux, à force surtout de parler, de rire et de s'ébattre au sein de l'abondance. Nous n'avions, nous, ni figuiers ni figues, et j'étais pourtant comme un de ces heureux. Je n'avais vu d'Yasmina que ses yeux; mais, étendu sur ma doukana [Couche kabyle.], je les apercevais au fond de l'obscurité comme deux étoiles scintillantes. Mes oreilles bourdonnaient; je ne pouvais dormir.
—Mohamed, tu ne dors pas, me dit ma mère; es-tu malade?
Je ne répondis pas et fis alors semblant de dormir. Je ne trouvai le sommeil que fort tard dans la nuit. J'étais debout au point du jour.
Bel-Kassem, qui traduisait fidèlement les paroles du narrateur, ne put à ce moment contenir son envie de rire:
—Ah! ah! s'écria-t-il, nous ne sommes pas tous, croyez-le bien, d'humeur aussi sentimentale. J'ai épousé ma femme parce que je la trouvais belle et qu'elle me plaisait; mais, à coup sûr, je n'eusse point porté l'outre.
La réflexion de Bel-Kassem provoqua notre rire à tous. Cette gaieté parut mortifier beaucoup le beau Kabyle. Il y eut entre le guide et lui un échange de paroles aigres.
—Qu'est-ce donc? demanda madame Elvire.
—Il pense que nous nous moquons de lui et refuse de poursuivre son récit.
—Ah! dis-lui bien, Bel-Kassem, que ce qu'il vient de nous raconter m'a vivement touchée, que je l'estime beaucoup pour sa sincérité et sa franchise, et qu'il me ferait de la peine s'il voulait en rester là.
Le beau Kabyle vit bien que le Général disait vrai; il s'inclina devant lui en signe d'assentiment, et continua ainsi:
—Si j'entre dans ces détails sur mon enfance et ma première jeunesse, c'est que mes actions viriles se trouvent là en germe, de même que le chêne est contenu dans le gland. Avec quelle impatience le lendemain j'attendis l'heure où je devais retrouver Yasmina à mi-chemin de la crête! En approchant de cet endroit, mon coeur battait à se rompre; et lorsqu'enfin, à un coude du sentier, j'aperçus la petite, j'eus un éblouissement. Je restai devant elle les yeux écarquillés et respirant à peine. Elle me souriait comme la veille; mais combien elle me parut plus belle encore ce jour-là! La coquette s'était parée. Elle avait mis une fleur dans ses cheveux, une Maryem-el-Nouar toute pareille à celle que j'ai cueillie pour vous, madame. Et quels cheveux! Dénoués, ils lui tombaient jusqu'aux talons, l'enveloppant tout entière comme un manteau d'or. Elle s'en était formé un diadème qui n'eût point déparé le front d'une reine; et pour compléter sa coiffure, elle n'avait pas dû vraiment, comme c'est l'usage ici, mêler à ses tresses blondes plusieurs tresses de laine. Elle n'avait ni thazath [Collier.], ni kouneïs [Boucles d'oreilles.]; mais à défaut de dahs [Bracelets en argent.] et de khralkhrals [Anneaux du même métal que les femmes portent aux chevilles.] elle s'en était fait avec des feuilles d'alfa allongées et luisantes. Je ne pouvais détacher mes yeux des siens: au fond de ces yeux, bleus et profonds comme la voûte céleste, je découvrais le paradis.
Elle m'apprit ce jour-là qu'elle avait dix ans, et que le vieux Salem la maltraitait parce qu'il était forcé de la nourrir, n'ayant guère rien lui-même à se mettre sous la dent.
A ses confidences je répondis par les miennes. Nous nous sentions si heureux, et trouvions tant de plaisir à babiller, que le soleil disparaissait derrière les montagnes des Iraten, quand nous atteignîmes le col de Chellata.
—Le vieux Salem me battra, dit-elle; à demain, Mohamed.
—A demain, Yasmina.
Cependant, tout se sait au village. Les méchantes langues font chez nous leur office comme ailleurs. Les Ben-Smaïl ne furent donc pas longtemps sans apprendre que le thaleb Mohamed, leur mortel ennemi, revenait chaque jour de la zaouïa de Chellata en compagnie d'une petite fille et d'une outre pleine d'eau. Quel ridicule! Il fallait se régaler de ce spectacle. Un soir, comme nous atteignions la crête, Yasmina marchant libre et gaie à mon côté, et moi portant sur mon épaule l'affreuse outre qui ressemblait à un chien noyé, nous trouvâmes, rassemblés sur le plateau de Chellata, Ali et ses anciens camarades d'école. J'étais là seul en face de toute la jeunesse du sof ennemi. Nous fûmes accueillis par une grêle de plaisanteries.
—Eh! grand thaleb, disait l'un, est-ce dans cette outre que tu puises ta science?
—Ne serait-ce pas plutôt, ajouta un autre, dans les beaux yeux d'Yasmina?
Nous avancions toujours au milieu de leurs moqueries. Effrayée, tremblante, la petite a saisi ma main et la serre avec force; moi, je deviens pâle de colère, mais je ne réponds rien. Nous faisons ainsi plusieurs centaines de pas et touchons au village, quand des mottes de terre et même quelques pierres; viennent se mêler aux quolibets. Une de ces pierres effleure la joue de ma compagne. En voyant son sang couler, je suis saisi d'un transport furieux. Je pousse un grand cri, je bondis comme une panthère vers le premier qui s'offre à ma rage: c'est Ali, qui se trouve en tête de la bande. Saisissant l'outre des deux mains, je la fais retomber de toutes mes forces sur sa tête.
S'il ne fut pas assommé du coup, il ne le dut certes pas à moi. Mais la peau se déchira, l'eau se répandit, et c'est ainsi qu'il en fut quitte pour une défaillance. Tandis que ses camarades le faisaient revenir à lui, je mis mes jambes à mon cou et entraînai Yasmina jusqu'à l'entrée du village. Au moment de nous séparer:
—Cher Mohamed, me dit-elle, tu as le courage du lion.
Et ses yeux brillaient d'amour et d'enthousiasme.
—Chère Yasmina, lui répondis-je, je t'aime et je t'épouserai!
Nous échangeâmes alors le premier, l'ineffable baiser.
Cependant l'affaire fit du bruit. Je racontai à ma mère Hasna comme elle était arrivée. Je ne lui cachai rien. Elle m'écouta en silence, demeura un instant pensive, et puis elle dit:
—C'est écrit! c'est la volonté d'Allah; il faut donc se soumettre.
Je voulus lui sauter au cou. Elle me repoussa, mais avec douceur:
—Tu n'ignores pourtant pas, dit-elle d'un ton sévère, que le kanoun des Aïth llloula-Oumalou porte ceci: Au nom du Dieu clément et miséricordieux, qu'il ait en sa grâce notre Seigneur Mohamed et ses compagnons. Ainsi soit-il. Quand un homme va à la fontaine des femmes, il paye dix réaux [Le réal vaut 2 fr. 50 cent.]; s'il accoste une femme sur une route, il en paye vingt.
—Mais je sais aussi, imma, répondis-je, que le Coran nous prescrit d'assister notre prochain en détresse, sans distinction de sexe, et que ce soit à la fontaine, sur la route ou ailleurs.
—Allons, c'est bien, fit-elle en riant, je vois que tu n'as plus besoin d'aller chez les tolbas de Chellata. Mais tu es en état de porter un fusil, et en âge d'être présenté à la djemâa pour prendre place parmi les défenseurs du village.
Je fus donc présenté par mon tuteur à l'assemblée des Aïth-Aziz. J'y fus bien accueilli par les amis de mon père, et, en général, par tous les hommes des kharouba qui n'étaient point engagés dans la querelle des El-Aïn et des Bou-Smaïl. D'ailleurs, mon aventure avec Ali avait fini par tourner à mon avantage; et les derniers rieurs n'avaient point été de son côté. Quand pour la première fois j'allai à un eurs [Fête.], armé du fusil de mon père, et que je fis parler la poudre, rien n'eût pu vous donner une idée de ma fierté et de ma joie.
Vers le même temps, le bruit commençait à se répandre dans toute la Kabylie que cette fois l'arrivée du Moule-Sâa [Le maître de l'heure, le régénérateur attendu du monde musulman.] était proche. Cependant, la mort de Bou-Bar'la [L'homme à la mule.] avait singulièrement diminué, dans la haute montagne, l'influence des derviches arabes qui viennent y prêcher la guerre sainte. On avait acquis la preuve que ce prétendu chérif qui avait commencé par vendre, sous sa tente, des remèdes aux femmes stériles, au Souk-el-Had [Marché du dimanche.] des Oulad-Dris, et qui s'était fait passer ensuite pour Si-Mohamed ben Abd-Allah [«Un homme viendra après moi, son nom sera semblable à celui de mon père, et le nom de sa mère sera semblable à celui de la mienne. Il me ressemblera par le caractère, mais non par les traits du visage; il remplira la terre de justice et de vérité.» Commentaire du Coran.—Aucapitaine. Les Kabyles et la colonisation de l'Algérie.] en personne, n'était qu'un imposteur. Ce très-habile homme avait réussi, par ses diableries, à soulever une partie de nos tribus, et même à abuser de notre vraie sainte des Aïth Illilten, Lalla Fathma-Bent-Cheikh. Il nous avait annoncé que les Roumis s'éloignaient de la terre d'Afrique [A l'époque de la guerre d'Orient, quand on réduisait toutes les garnisons pour envoyer les troupes en Crimée.]. Il se prétendait invulnérable comme Mohamed-el-Debbah. Un jour, ayant son burnous traversé par une balle, il dit à ses partisans: «On ne peut m'atteindre avec le fer ou le plomb. Les infidèles le savent; c'est pourquoi ils essayent de me tuer avec des balles d'or: voyez!» Et il leur montra une balle recouverte d'une feuille d'or. Ce qui n'avait pas empêché le caïd Lakhdar-el-Mokrani des Aïth Abbès de lui trancher la tête d'un coup de sabre [Le 26 décembre 1854.]. Et quelque temps après nous avions vu aussi les Roumis revenir en grand nombre [Après la guerre d'Orient.]. En sorte que, sur nos souks [Marchés.], les derviches trouvaient nos oreilles moins ouvertes que par le passé.
Cependant ils arrivaient plus nombreux que jamais de l'Ouest, et tous se prétendaient envoyés par Allah pour nous annoncer la prochaine libération de la terre africaine. Ceux d'entre nous qui avaient eu déjà à souffrir de la guerre, ceux dont les Français avaient brûlé les villages, coupé les oliviers et les figuiers, disaient alors: «Si l'étranger veut escalader nos montagnes pour nous réduire en esclavage nous le rejetterons dans la vallée et punirons son orgueil; mais nous ne sommes point des Arabes fanatiques, et nous ne devons pas appeler sur nos villages et sur nos familles le fléau de la guerre.» Ainsi parlaient-ils dans les djemâa, et leur avis y prévalait le plus souvent. Lalla-Fathma elle-même, quoiqu'ardente patriote, tenait alors ce langage, en dépit des excitations des khouâns [Frères associés de l'ordre de Si Mohammed Abd-er-Rhaman bou Kobrin.]. Elle pour qui l'avenir était un livre ouvert, y voyait-elle, la sainte illuminée, que les jours de notre indépendance étaient comptés, ou bien se flattait-elle encore de pouvoir détourner la foudre déjà suspendue sur toute la Kabylie?
Les choses étaient ainsi au printemps de 1857. L'hiver avait été très-long, très-rigoureux. Durant de longs mois, nous étions restés dans nos maisons emprisonnés par la neige, tout pareils à des oiseaux en cage. Cette réclusion nous est fort pénible à nous qui aimons à nous mouvoir en liberté; mais elle l'avait été doublement pour moi: car c'est à peine si j'avais pu une fois ou deux échanger quelques paroles avec ma bien-aimée. En voyant tomber incessamment la neige qui élevait entre Yasmina et moi un obstacle infranchissable, je me rongeais les ongles d'impatience; ou lorsque j'entendais gronder les avalanches qui, par endroits, comblaient la vallée, et ailleurs formaient de nouvelles montagnes, je perdais courage; je me disais en cherchant quelque coin sombre: non, jamais toute cette neige ne fondra, jamais je ne verrai la fin de cet affreux hiver. Il se termina pourtant comme les autres. Ce fut dans la nature une explosion de joie, et moi je n'avais jamais si bien compris qu'alors la chanson des oiseaux.
Un matin,—j'avais dix-sept ans depuis la veille—je me dirigeai vers la demeure du vieux Salem. Un chaud soleil d'avril faisait éclater les bourgeons au bout des branches. Mon coeur bondissait dans ma poitrine; j'avais des ailes aux pieds. Ma bonne mère m'avait dit:
—Je ne sais en vérité comment nous ferons pour nourrir une femme et des enfants; mais tu le veux… va donc!
En me voyant ma bien aimée changea de couleur; elle devinait le but de ma visite. Quant au vieux Salem, il ne me fit aucun accueil; au contraire, son visage s'allongea:
—Que me veux-tu? dit-il brusquement.
—Je viens, lui répondis-je, te demander pour femme ta pupille Yasmina.
—Et quelle somme m'apportes-tu?
—Quelle somme? Tu sais bien que je ne suis guère plus riche que toi.
Mais à défaut d'argent, j'ai de bons bras, et j'aime cette jeune fille.
Je n'ai pas sans doute à t'apprendre que les battements de son coeur
répondent à ceux du mien.
—Ce que je sais, dit le vieux Salem en faisant une méchante grimace, c'est qu'Yasmina est un trésor, et qu'on ne l'obtiendra qu'en m'en offrant un bon prix. D'ailleurs, je remplis mon devoir de tuteur en ne la voulant pas vouer à la misère.
En arrivant là j'étais à mille lieues, je l'avoue, d'un semblable refus.
—Mais, objectai-je, votre pupille est une charge pour vous, et dans ma maison elle aura moins de privations à subir que dans la vôtre.
Le vieux Salem prit un air courroucé:
—Qu'en sais-tu? s'écria-t-il; qui t'a donné le droit de supposer cela et surtout de le dire? Est-ce qu'Yasmina se serait plainte à toi? S'il en était ainsi…
Il la menaça du poing. La pauvre petite était en train de confectionner des galettes avec de la farine de glands doux:
—Ma mère, dit-elle d'un air résigné, m'a appris à supporter les épreuves qu'Allah inflige à son humble servante.
Le vieux Salem gronda entre ses dents; puis se tournant vers moi:
—Retiens bien ceci, me dit-il: Yasmina ne sera qu'à celui qui m'en donnera cent douros d'Espagne.
Cent douros! m'écriai-je; perdez-vous la raison?
—Et je m'en vais te donner un bon conseil, mon garçon: ne reviens pas rôder autour de ma maison avant d'avoir la somme, car à défaut de fusil j'ai mon debouz [Bâton ferré.] ou ma gadoum [Hachette.], et je sais encore m'en servir.
Je vis que je n'obtiendrais rien par la prière; pouvais-je user de violence envers un vieillard? Je m'en allais donc la mort dans l'âme, lorsque je surpris un signe d'Yasmina. Ma bien-aimée m'indiquait des yeux un rendez-vous au col de Chellata. Je courus l'y attendre.
Je restai là tout le jour les pieds dans la neige fondante, sans manger ni boire et maudissant la destinée. Yasmina vint enfin comme le jour baissait.
—Je n'ai pu m'échapper plus tôt, dit-elle en se jetant à mon cou. Il a mangé toutes les galettes; car je n'avais pas faim moi, et maintenant il dort. Apprends pourquoi il montre ces exigences ridicules. Ali, ton ennemi, s'est pris d'amour pour moi; du moins, il n'a cessé de me poursuivre depuis le jour où il nous surprit ici même et où tu faillis l'assommer. Il m'a envoyé Kreira, la vieille sorcière, qui m'a fait des offres de sa part; elle a essayé de glisser dans mon kaïk l'amulette qui fait aimer. J'ai trouvé sur notre seuil ce papier où un marabout a écrit des paroles magiques pour me rendre amoureuse de ce méchant garçon, comme si mon âme, cher Mohamed, n'était pas entièrement remplie par toi!
Tandis qu'elle parlait, je tremblais de tous mes membres. La jalousie m'enfonçait ses griffes jusqu'au coeur. Yasmina me regarda:
—Qu'a-tu? demanda-t-elle effrayée; et m'en veux-tu donc de ce que je viens de t'apprendre?
—Non, dis-je, mais Ali doit mourir, car maintenant le temps est venu.
Mais voici que le lendemain une terrible nouvelle se répand dans nos montagnes. Elle nous arrive de la vallée du Sebaou, propagée de pic en pic par la voix des amins. On nous dit que les soldats français viennent par milliers du côté de Tizi-Ouzou; que d'autres, derrière eux, franchissent déjà le col des Beni-Aïcha, qui est comme la frontière de la Kabylie à l'ouest. On ajoute que la route qui mène au pays des Iraten est couverte de canons, de fourgons innombrables. Des marabouts, des derviches, des patriotes accourus d'Alger, annoncent enfin qu'une armée comme on n'en vit jamais se prépare à faire l'assaut de nos thamgouth et à donner le coup mortel à l'indépendance kabyle.
La djemâa des Aïth-Aziz se réunit. Il en est de même dans tous les villages des Illoula-Oumalou, et dans toutes les tribus des Zouaoua. Au premier moment, beaucoup traitent ces nouvelles de fables:
—Les Français, disent-ils, ne se sont jamais aventurés sur les hauts rochers de l'Est ou sur ceux de l'Ouest, ni avant eux aucun conquérant étranger. Si nombreux que puissent être leurs guerriers, ils savent que les nôtres sont plus nombreux encore, et que nous sommes résolus à défendre jusqu'à la mort notre liberté et notre territoire. Mais de nouveaux émissaires arrivent mieux renseignés que les premiers; ils nous racontent ce qu'ils ont vu. Bientôt la vérité éclate à tous les yeux comme l'éclair qui, au milieu de la nuit, remplit le vaste ciel de sa clarté sinistre. La patrie est en danger! Voici les ambassadeurs de la confédération des Aïth-Iraten. Envoyés dans toutes les tribus, ils réclament le concours de tous leurs contingents. Plus de haines ni de vengeances personnelles: amis ou ennemis, tous ont le même devoir.
Cependant ma mère Hasna s'obstinait à douter encore, non qu'elle ignorât l'audace des Roumis de France: ne les avait-elle pas vus l'année précédente [En septembre 1856.], poussant une pointe hardie chez les Aïth-Smahil, pour y détruire la zaouïa de Sid-Abd-er-Rhaman? Mais la vaillante femme se révoltait à l'idée qu'ils viendraient, au coeur même de la Kabylie, provoquer tous les manefguis debout et en armes.
—Cela, Mohamed, me disait-elle sans cesse, c'est impossible!
—Eh bien, imma, lui répondis-je un jour qu'elle m'avait à moitié gagné à sa conviction, si vous alliez consulter Lalla Fathma! Elle qui sait tout, même l'avenir, pourra mettre fin à notre incertitude.
—Tu as raison, mon fils, j'irai demain.
Elle partit donc, dès l'aube. J'allai, moi, passer la journée à la djemâa; elle siégeait en permanence, les uns entrant, les autres sortant. On discutait à propos des dernières nouvelles: tel proposait ceci, et tel autre cela; on discutait tout le jour et même une partie de la nuit, car on était très-loin de s'entendre. Souvent tous parlaient à la fois, et le dernier mot ne restait pas toujours à celui qui avait le plus de raison, mais à celui qui avait la voix la plus forte. Étant parmi les plus jeunes, je ne pouvais guère me mêler aux délibérations; cependant il me semblait que la moitié de ces discours, pour le moins, étaient des discours inutiles.
Ce jour-là, nous apprîmes que toute l'armée française se trouvait rassemblée au pied des montagnes des Aïth-lraten; mais des nuages noirs, chargés d'éclairs, en dérobaient à ses yeux les sommets; un épais brouillard, pareil à un rideau, était descendu entre elle et les vallées. Aussi les marabouts et les derviches disaient-ils partout: les Roumis sont si nombreux qu'on ne pourrait jeter en l'air un grain d'orge sans qu'il retombât sur la tête de l'un d'eux. Mais qu'importe cela, puisque Allah veille sur nous! Aujourd'hui il envoie ces brouillards, demain il frappera les infidèles de sa foudre.
Ces propos ou d'autres analogues étaient rapportés à la djemâa; en sorte que le contingent qu'elle avait voté pour assister les Aïth-lraten n'avait pas encore reçu son ordre de départ.
Quant à moi, je désapprouvais ces lenteurs. Ce ciel de plomb me pesait sur la poitrine; et dans l'éclair qui de temps à autre le sillonnait, je ne voyais qu'un avertissement. J'eusse voulu partir sur l'heure, ces vaines paroles m'irritaient. Dans l'après-midi, ne pouvant contenir mon impatience, je quittai la djemâa où presque tous les Aïth-Aziz se trouvaient alors réunis. Le vieux Salem était là avec les autres. Je fis le tour du village. Arrivé derrière une haie, d'où j'avais pu quelquefois contempler ma bien-aimée, tandis qu'elle arrachait les mauvaises herbes dans le jardin de son tuteur, je jetai le cri convenu entre nous. Elle vint près de la haie, en faisant semblant de remplir sa tâche. Nous redoutions le mauvais oeil de la vieille Kreira, sa voisine.
—Ma chère âme, dis-je à mi-voix, je viens te faire mes adieux.
—Tu pars! fit-elle défaillante; et moi, que deviendrai-je sans toi?
—Pourrais-tu donc aimer un lâche?
—Non, Mohamed, non; mais je sais combien tu es courageux.
—Yasmina, repris-je, il ne faut pas que le Roumi pénètre dans nos montagnes, ni qu'il imprime le stigmate de l'esclavage sur ce sol libre que nous ont légué nos aïeux. C'est pourquoi je vais combattre chez les Aïth-lraten.
—Mourir peut-être!
Elle tomba sur ses genoux en poussant des cris déchirants.
—Prends garde, lui dis-je, tu vas donner l'éveil à Kreira la sorcière.
—Ah! qu'elle me voie et qu'elle le dise! Puisque tu pars, je veux partir… et si tu meurs, je mourrai avec toi.
Le beau Kabyle essuya une larme qui brillait entre ses cils noirs.
—J'eus beaucoup de peine, reprit-il, à la dissuader; mais ce grand amour qu'elle faisait éclater pour moi allumait dans mon coeur une flamme d'enthousiasme. Je me sentais invincible; je le lui dis. Non, je ne mourrai pas, m'écriai-je; je te reviendrai victorieux, chargé des dépouilles de nos ennemis: car, après les avoir vaincus, nous les poursuivrons jusqu'à Alger, jusqu'à la mer; toutes leurs richesses deviendront les nôtres, et si le vieux Salem exige alors deux cents douros au lieu de cent, je les lui donnerai.
Ses yeux rayonnaient. Elle voulut traverser la haie et ne fit que se blesser cruellement aux épines. Moi, prenant mon élan, je franchis la haie d'un bond et tombai dans ses bras. A ce moment, la vieille Kreira nous montra, à une thikouathin [Petite fenêtre.], son nez et ses yeux de chouette.
C'est bien, glapit la sorcière, le vieux Salem le saura, et toi, tu seras condamné à l'amende.
Nous échangeâmes le dernier baiser. La haie de nouveau franchie, je pris ma course dans la direction de Thirourda et de Soummeur. L'impatience me dévorait. J'eusse voulu tout de suite engager le combat. J'allai donc de toute la vitesse de mes jambes au-devant de ma mère. Ne rapportait-elle pas la réponse de Lalla Fathma, l'infaillible prophétesse?
De si loin que je l'aperçus dans la montagne, je sus que l'heure était arrivée. Elle venait à pas rapides, le regard fixe, le visage sévère. Aux deux coins de sa bouche, il y avait quelque chose qui semblait délier un invisible ennemi. Je m'élançai vers elle, l'interrogeant des yeux:
—Prends ton fusil, dit-elle d'une voix brève; cours à la djemâa: annonce-leur que les Roumis attaqueront demain les Aïth-Iraten. Propose que notre contingent parte à l'instant même, avec l'amin en tête. S'ils ne votent point de départ, va avec les volontaires, et s'il n'y en a pas, va seul.
Je fis ce que ma mère Hasna m'ordonnait de faire. J'annonçai à la djemâa la grande nouvelle. Au nom de la patrie, je réclamai le départ immédiat de notre contingent. Quelques hommes de la kharouba des Bou-Smaïl élevèrent des objections, moins par défaut de courage, je dois le dire, que par un mouvement de haine, la proposition venant de moi. Elle n'en fut pas moins adoptée. Nous nous rassemblâmes sur l'heure dans la petite prairie où, madame, vous avez si bien dormi: chacun de nous avait son fusil, son sabre, sa gadoum [hachette.] et son tabenta [Tablier de cuir.], plus une grande poche suspendue à son côté, et qui contenait, avec la provision de poudre et de balles distribuées par la djemâa, des provisions de route, telles que galettes d'orge, figues, amandes et raisins secs.
Les mères, les femmes, les soeurs, les vieillards, les enfants, accompagnèrent les guerriers jusqu'à la sortie du village. On criait you! you! pour exciter leur courage. Là ce fut un déchirement; car si brave que l'on soit, ce n'en est pas moins un cruel moment que celui où l'on se sépare des siens pour aller regarder la mort en face. Au fond de la vallée, je me retournai une dernière fois et relevai la tête: je vis là-bas, sur la pointe extrême du rocher des Aïth-Aziz, deux formes blanches. Je les reconnus bien: c'était ma mère et ma fiancée. Elles se tenaient étroitement embrassées. Un rayon de bonheur jaillit de mes yeux et rencontra ceux d'Ali. Il me jeta un mauvais regard. Celui que je lui renvoyai n'était pas meilleur, car il disait:
—C'est bien, Ali, nous réglerons notre compte ensemble après la guerre.
Nous marchâmes toute la nuit; et, au point du jour, nous arrivâmes au village d'lcheraouïa, qui existait alors sur le plateau du Souk-et-Arba. En chemin nous nous étions réunis d'abord aux contingents de notre tribu, puis à ceux d'autres tribus des Zouaoua, telles que les Illilten, les Menguelate, les Ithourar, les Idger. A peine nous étions-nous fait reconnaître de nos frères Iraten, que la poudre parla, et avec quelle violence! C'était la foudre et le tonnerre éclatant en cent endroits? Fusils, canons, fusées, faisaient rage, et jamais la mort n'avait fait pareille curée dans nos montagnes. Nos plus vieux guerriers disaient: nous avons assisté à bien des batailles; mais aucune, en aucun temps, ne fut comparable à celle-là. Trois divisions françaises se mirent à monter, comme trois grands serpents, les crêtes des Iraten; et quand vint la nuit, elles étaient, en dépit de tous nos efforts, parvenues aux deux tiers de la hauteur [Combats du 21 mai 1857, voir page 72.]. Le lendemain, la lutte recommença dès l'aube, acharnée de leur côté, désespérée du nôtre. Vers midi le dernier tiers de la montagne était franchi, et l'indépendance kabyle avait reçu une blessure dont elle devait mourir.
Ce jour-là, les Iraten, ou du moins le plus grand nombre d'entre eux, demandèrent l'aman [La paix, le pardon.]. Ceux qui ne voulurent point subir la loi du vainqueur se retirèrent avec nous et les sofs [Patriotes.] alliés à Ichariten, village des Aïth-Aguacha, où tous ensemble nous nous mîmes à dresser des barricades et à élever des retranchements. Je dois avouer ici que le Cheikh Randon se montra généreux envers les Iraten vaincus et soumis. Il leur déclara qu'il ne voulait ni emmener leurs femmes et leurs enfants, ni prendre leurs terres, ni brûler leurs villages, ni couper leurs oliviers et leurs figuiers. Il les invita à retourner dans leurs maisons, et leur permit même de circuler librement dans son camp, au milieu de ses soldats. Mais ce n'était là à nos yeux qu'un piége où ne devaient point se laisser prendre des patriotes résolus, comme je l'étais avec beaucoup d'autres, à mourir plutôt que de voir l'étranger s'établir en maître dans nos montagnes. En sorte qu'à Ichariten, nous nous décidâmes pour la guerre à outrance.
Nous nous attendions à être attaqués dès le lendemain. Mais ce jour-là et les jours suivants, la poudre demeura muette. Nous apprîmes avec douleur que plusieurs tribus avaient renoncé à la lutte pour suivre la fortune des Iraten: c'étaient les Aïth-Fraoucen, les Aïth-bou-Chaïb, les Aïth-Khelili et d'autres encore. Ces défaillances nous faisaient rougir pour la nation, mais sans abattre notre courage. Nous le sentions grandir au contraire, en voyant nos ennemis rester dans leur camp.
Cependant des marabouts vinrent nous annoncer qu'ils recommençaient le combat, non pas cette fois contre les hommes, mais contre les rochers; en effet, nous entendions maintenant des détonations plus fortes que des coups de canon qui ne cessaient d'éclater dans la direction de Tizi-Ouzou. «Allah! s'écrièrent les marabouts, frappe ces Roumis de vertige! Ne se sont-ils pas mis en tête de renverser nos montagnes? Oui, c'est à cela qu'ils emploient leur poudre à présent.»
Mais bientôt nous vîmes des murailles sortir de terre sur le Souk-el-Arba; nous eûmes alors le soupçon que cette poudre-là n'était point dépensée en pure perte. Les Roumis ouvraient une route, et cette route aboutissait à un fort qui s'élevait, menaçant, en face du Djurjura, en plein pays kabyle.
Ce spectacle acheva de nous exaspérer. Nous nous excitions les uns les autres en disant: «Ce fort, nous le raserons; et cette route nous mènera plus vite jusqu'aux portes d'Alger.» Aussi la lutte fut-elle acharnée, lorsqu'un mois [Le 24 juin 1857.], jour pour jour, après la défaite des Iraten, vos soldats vinrent attaquer le village d'Ichariten, où nous nous étions retranchés à la manière franque, qu'ils nous avaient enseignée en fortifiant leur camp. Mais que peuvent les plus braves contre la destinée? Beaucoup des vôtres périrent, davantage encore des nôtres, et le village fut emporté. Je me tirai de cet enfer avec une légère blessure; une balle m'avait déchiré les chairs du bras. Plusieurs de notre contingent restèrent parmi les morts, et plusieurs autres, mortellement blessés, nous demandaient le coup de grâce.
Le jour suivant, c'est le territoire des Aïth Yenni qui est envahi. On brûle trois de leurs villages: Aïth-el-Hassen, Aïth-el-Arba et Thaourirth Mimoun. Le soir, les Roumis dressent leurs tentes autour des ruines fumantes. Ils nous ont refoulés jusqu'à Thaourirth-el-Hadjadj, un autre village Yenni, établi sur la pointe d'un piton et d'où nous les voyons, le lendemain, se comporter dans leur camp comme des gens qui sont chez eux et qui s'y amusent. Ils mangent, boivent, dorment, chantent et se livrent à toute sorte de jeux. Nous avions, nous, la rage au coeur. Après s'être reposés et divertis pendant vingt-quatre heures, ils courent à l'assaut. Nous nous battons en désespérés. Le sang ruisselle dans les rues du village. Mais c'était écrit! Avant la nuit, Thaourirth-el-Hadjadj n'était plus qu'un amas de cendres et de ruines.
Trois jours après [Le 30 juin.], c'est le tour d'Agmoun-Izen chez des Aïth-Aguacha. Les habitants veulent rendre le village; mais nous, les manefguis des Sofs Cheraga [Alliés de l'Est.], nous nous obstinons en vain à le vouloir défendre. Les tribus atteintes par le flot envahisseur se résignent: les Menguelate, les Yenni, les Boudrar, les Aqbile, les Attaf, les Bou-Youcef, les Akkach, les Ouasif. Toute la confédération des Zouaoua R'raba [De l'Ouest.] s'est soumise comme celle des Iraten. Les confédérés de l'Est sont seuls ou presque seuls à se sacrifier maintenant pour la liberté kabyle.
Les traits du beau Kabyle se contractaient, sa parole devenait plus brève à mesure que la guerre, dans son récit, se rapprochait de sa tribu et de son village.
—Bel-Kassem, dit madame Elvire, répète-lui que si ces souvenirs lui font mal…
Le patriote des Aïth-Aziz devina ce bon mouvement du Général; car avant que l'interprète eut ouvert la bouche, il s'écria avec feu:
—Non, non, je tiens à ce que vous sachiez tous que jusqu'au bout nous avons fait notre devoir.
Et aussitôt il reprit son récit:
—Pendant que vos soldats, dit-il, venaient de l'ouest plus nombreux que les grives du nord à l'automne, une autre troupe, partie de Constantine, arrivait par la vallée de l'Oued-Sahel au pied du Djurjura, en gravissait les pentes abruptes et plantait ses tentes aux approches du col de Chellata. Celle-ci devait nous attaquer par l'est, et nous allions ainsi être placés entre deux feux. Tous ceux des Aïth-Illoula-Oumalou qui n'étaient point allés au secours des Iraten se trouvaient rassemblés sur le Thiziberth, avec les sofs des lllilten, des Ithourar, des Idger, et des Mlikeuch, prêts à faire tomber sur l'ennemi une grêle de balles et de pierres. Mais de ce côté-ci comme de l'autre, les djenouns [Démons.] combattaient visiblement avec les soldats de France qui traversent le col de Chellata et dépassent le Thiziberth, protégés par une cuirasse invisible; ils semblent invulnérables: ni les pierre ni les balles ne les peuvent arrêter dans leur course. Ils tombent comme une avalanche sur le village des Aïth-Mezeguan qu'une faible distance sépare du village des Aïth-Aziz. Ils le ruinent de fond en comble. Mais ce succès leur coûte cher: plus de cent des leurs sont tués ou blessés. Les nôtres n'ont aucun reproche à se faire: ils sont au moins deux cents qui gisent là morts ou mourants. Ce fut alors sur mon village même que s'appesantit la colère d'Allah.
Le beau Kabyle était devenu tout pâle; il continua avec un tremblement dans la voix:
—J'étais arrivé dans la nuit, accourant à la défense des miens. Je trouvai ma maison vide, vide aussi la maison du vieux Salem. Ma mère était partie avec Yasmina, avec les femmes, les enfants et les vieillards dans la direction de Tirourda et de Soummeur. On m'apprit qu'ils étaient allés chercher un refuge auprès de Lalla-Fathma, la sainte des Illilten. Ce fut pour mon coeur un grand soulagement.
Alors je courus à la djemâa et je leur dis: «Nous serons attaqués tout à l'heure; quels sont ceux qui veulent mourir avec moi?» Plus de trente répondent: moi! moi! Je le constate à regret, mais Ali n'était pas du nombre. Il s'était pourtant bien battu chez les Iraten et ailleurs. «C'est bien, repris-je, nous allons nous barricader dans la tour.» Ce que nous fîmes aussitôt, après nous être pourvus de munitions et de vivres.
Cette tour surmonte la porte du village; elle est percée de meurtrières et domine le petit plateau des Aïth-Aziz. Nous employons les dernières heures à renforcer la porte avec des madriers et des pierres; nous perçons de nouvelles meurtrières; en un mot, chacun s'ingénie à défendre de son mieux le village et à faire payer sa vie le plus chèrement possible. Quant à moi, je n'espère plus rien; je sais que l'ennemi nous égale par le courage, qu'il est mieux armé que nous, mieux discipliné, plus expert dans l'art de la guerre. Et si ce ne sont pas les djenouns qui combattent avec lui, c'est Allah qui lui donne la victoire, afin de nous infliger la plus cruelle de toutes les épreuves. Mais si je ne puis sauver mon pays ni mon foyer, du moins je ne survivrai pas à leur ruine.
Voilà ce que je me disais à moi-même, en attendant le soleil trop lent à se montrer. Et si je n'ai pas réalisé mon projet, si la mort n'a pas satisfait mon désir, ce ne fut point, en vérité, par ma faute.
Pendant quelques instants le beau Kabyle cessa de parler, tellement son émotion était forte. Il vit bien dans nos yeux qu'aucun de nous n'élevait le moindre doute sur sa sincérité.
—L'assaut, dit-il, nous fut livré de trois côtés à la fois. Parmi vos soldats, il y en avait qui bondissaient comme des panthères. Nos balles s'aplatissaient sur leur peau. Sans cela, comment eussent-ils pu parvenir jusqu'à nos maisons et les escalader sous nos feux croisés? Car nous avions multiplié dans tous nos murs les meurtrières, et par chacune d'elles un bon tireur visait, tandis que les autres n'étaient occupés qu'à recharger les fusils. J'ai moi-même tiré dix fois sur un chef, longtemps immobile à la même place où il donnait des ordres; je ne l'ai point atteint. N'était-ce pas un sortilége? Le village envahi, nous nous battîmes corps à corps, nous avec nos flissa [Sabres.] et nos gadoum [Haches.], eux avec leurs baïonnettes, ou les uns et les autres avec la crosse du fusil. Une affreuse mêlée s'engagea dans les rues, dans les cours et jusque dans l'intérieur des maisons. A la fin, ce qui restait encore debout des Imessebelen [Patriotes qui se dévouent à la mort.] se jeta dans la tour pour y livrer le combat suprême. Je tombai là parmi mes derniers compagnons, abattu d'un coup de crosse sur la tête [Le village d'Aïth-Aziz fut attaqué le 30 juin 1857 par des bataillons des 70e et 71e de ligne, du 2e zouave, du 1er étranger et des tirailleurs indigènes. «Les trois colonnes marchent sur Aïth-Aziz avec toute la furie française; mais les barricades et les murs crénelés des villages arrêtent quelques instants l'attaque de front. L'ennemi attend résolûment les assaillants: les soldats se jettent sur les barricades et s'efforcent de saisir les fusils kabyles à travers les meurtrières. La lutte a lieu à bout portant ou à l'arme blanche. Enfin les premières barricades sont renversées, et les soldats pénètrent dans le village. Les zouaves de droite y pénètrent presque en même temps; le combat se prolonge pendant quelques instants de maison en maison; puis le nombre, les armes et la discipline l'emportent comme ailleurs, et les Kabyles s'enfuient par le ravin de gauche, laissant de nombreux cadavres aux mains de leurs ennemis.» Emile Carrey, Récits de Kabylie, campagne de 1857.].
Dans la nuit, je revins à moi. Alors entre la vie et la mort je fis un effroyable rêve: je suffoquais; une fumée brûlante me desséchait la poitrine; j'étais environné de flammes, et à la lueur sinistre de l'incendie qui dévorait la tour, je me vis baignant dans le sang, au milieu des cadavres. Je jetai des cri, inarticulés; je m'élançai dehors, sans savoir où j'étais, ni ce que je faisais. Je courus ainsi quelque temps, fou d'horreur, entre les balles que m'envoyaient les sentinelles. Enfin, à bout de forces je m'évanouis et restai jusqu'au matin, inanimé à la même place.
Quand je me réveillai, le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les fleurs embaumaient. Devant cet épanouissement de la vie et du bonheur dans la nature je me dis: «Allons, j'ai fait un mauvais rêve.» Mais ayant levé la tête, je vis au loin des murs noircis, des ruines fumantes. C'était là tout ce qui restait du village des Aïth-Aziz. Au même instant, j'entendis des voix d'homme a quelque distance de moi. Je me traînai derrière un buisson, me cachant de mon mieux; je regardai: c'était Ali avec des tirailleurs indigènes et des soldats français. Ils causaient, ils riaient ensemble comme des amis à la promenade. D'un mouvement irréfléchi, je cherchai mon fusil pour envoyer une balle au coeur du traître. Je m'aperçus que je n'avais plus cette arme, à laquelle je tenais tant parce qu'elle me venait de mon père. Seule, ma fidèle gadoum était restée attachée à mon côté. Je la saisis d'une main convulsive et voulus m'élancer sur mon ennemi. Mes jambes refusèrent de me porter, je retombai la face contre terre; je restai longtemps ainsi, abîmé dans mon désespoir. La vue de ces lieux qui m'avaient été si chers m'était devenue insupportable. Cette lumière éblouissante, cette campagne fleurie, tout, jusqu'à la joie des oiseaux et des insectes, irritait ma douleur. J'éprouvais un amer dégoût de la vie, et je fus sur le point de suivre l'exemple de ces manefguis qui, chez les Iraten, s'étaient précipités du haut de leurs rochers pour ne point survivre à la liberté morte. Ma haine pour Ali, le devoir de l'oussiga [Vengeance.], me retinrent au bord de l'abîme. Alors aussi me revinrent la pensée de ma mère et celle de ma fiancée. Je fus saisi de l'irrésistible besoin de les revoir, de les serrer contre ma poitrine. Et j'entrepris aussitôt le plus pénible voyage qu'un homme grièvement blessé ait jamais accompli. Je ne pouvais marcher, ni même me tenir debout, tellement était grande ma faiblesse. Il me fallut donc me traîner sur mes genoux pour franchir les quatre heures de marche qui me séparaient du village de Soummeur. Là étaient ma bonne mère Hasna, Yasmina ma bien-aimée! Et chaque fois que mon courage m'abandonnait, je cherchais des yeux l'Azerou-N'tour [Pic du Djurjura qui domine le col de Tirourda près de Soummeur.]; il m'attirait à lui comme l'aimant attire le fer. Depuis longtemps la nuit était venue quand j'atteignis enfin la porte du village. Cette porte était fermée; mais les hommes de garde veillaient. En vain je voulus répondre aux cris des sentinelles. Je n'en eus plus la force. M'étant redressé par un dernier effort, je tombai à la renverse.
Ah! cette fois le réveil fut doux. Elles étaient là, près de moi, toutes les deux, les chères femmes! Et entre elles j'en vis une troisième au visage fier et bienveillant. C'était Lalla Fathma. Elle m'avait recueilli dans sa maison; si je vivais, je le devais bien plus à son pouvoir surnaturel qu'à l'huile chaude et aux aromates. J'essayai de porter à mes lèvres un pan de son kaïk, mais la sainte retint ma main; elle mit la sienne sur mon front. A ce moment il me sembla que le mal m'était enlevé comme par miracle. Je m'endormis d'un sommeil profond et si bienfaisant que dès le lendemain je pus me tenir sur mes jambes.
Plusieurs jours s'étaient écoulés pendant lesquels, en proie à la fièvre, je n'avais eu connaissance de rien. J'avais été comme un fou qui se bat avec un ennemi invisible. J'appris cela de ma mère et de ma bien-aimée que, dans mon égarement, j'avais cruellement maltraitées. Je leur en demandai pardon. Elle me répondirent par des larmes et des baisers. Un matin que je me sentais beaucoup mieux:
—Mais, leur demandai-je, les Roumis, que sont-ils donc devenus?
Je les vis l'une et l'autre changer de couleur. Ma mère Hasna mit mon bras sous le sien. Yasmina appuya une de mes mains sur son épaule; et ainsi soutenu, on me mena sur une éminence d'où la vue embrasse presque tout le territoire des Zouaoua de l'Est.
—Regarde! dit ma mère Hasna, et son visage devint blanc comme de la cire.
Toutes nos tribus étaient envahies. D'innombrables tentes occupaient le fond des vallées ou s'éparpillaient sur les pentes. Les crêtes aussi étaient militairement occupées. La tente de votre amin el oumena [L'amin des amins, qui exerce le commandement en chef en temps de guerre.] était dressée sur le pic de Tamesguida chez les Aïth-Ithourar. Seul le territoire des Aïth-Illilten, où nous nous trouvions, demeurait encore libre.
—Et les Mlikeuch? fis-je.
—Les Mlikeuch ont fait leur soumission.
Mes yeux s'étant portés sur l'Azerou-N'Thour, j'y vis briller des armes.
—Ce sont les nôtres qui sont là? demandai-je.
—Non, répondit ma mère Hasna en frémissant; ce sont les démons de
France. Les djenouns les y ont amenés cette nuit.
Au même instant des vieillards, des femmes, des enfants, effarés, gémissant et poussant devant eux leur bétail, accouraient vers le village:
—Les Roumis! criaient-ils, les Roumis! Ils viennent! Ils sont là!
Tout à coup la fusillade éclata dans la montagne. Nos derniers défenseurs ripostent en cent endroits au feu de l'ennemi plus nombreux que jamais et plus terrible, car il est maintenant pressé d'en finir avec cette poignée de patriotes qui offense son orgueil. Ce sont des Aïth-Illilten, des Aïth-Illoula-Oumalou, des Aïth-Ithourar, des Aïth-Idger et des guerriers de diverses tribus vaincues et soumises.
Ici le beau Kabyle parut de nouveau frappé de mutisme; mais faisant un effort sur lui-même, il s'écria:
—Puisque c'est la vérité, je dois vous la dire: eh bien, une partie de nos anciens alliés, comme s'ils étaient jaloux de nous voir libres encore, ne se montrèrent pas moins empressés d'en finir avec nous que vos propres soldats. Ils se joignirent à eux; et nous les apercevions, là-bas, qui se battaient, eux Kabyles, contre nous, leurs frères. Le malheur est mauvais conseiller: les vieilles haines qui existaient entre des tribus ou des villages, entre des sofs ennemis, saisirent avec empressement le prétexte ou l'occasion de se satisfaire. Alliés dans la guerre contre l'étranger, unis pour la commune défense, nous vîmes les divisions anciennes réapparaître dans nos rangs au lendemain de nos premières défaites. Et c'est ainsi que plusieurs villages furent pillés et brûlés, non par des mains françaises, mais par des mains kabyles. Il me fallait vous faire ce pénible aveu qui couvre mon visage de honte.
Ma mère, ma fiancée et moi, nous regagnâmes la maison de Lalla Fathma sans échanger une seule parole. Qu'aurions-nous pu nous dire? Tout n'était-il pas fini pour nous?
La fusillade se rapprochait d'instant en instant. De notre côté, elle était aussi de moins en moins nourrie. Autour de moi, ce n'était que lamentations. Des femmes, des enfants s'entassaient dans l'amrah [La cour.] et jusque dans l'aouens [Logement du chef de la famille.] où la sainte se tenait assise sur la doukana [Banc de pierre ou lit.]. A l'expression de son visage, on devinait qu'elle aussi avait renoncé à toute espérance, et qu'elle attendait, désolée mais résignée, l'inévitable destinée. Pour nous, elle ne pouvait plus rien que nous donner l'exemple du courage devant la mort, et ce devoir, elle s'en acquittait.
Mais voici que les lamentations redoublent. Les coups de fusil éclatent maintenant à l'entrée même du village. Chacun comprend que nous touchons au moment suprême. Alors je ne sais quel vertige s'empare de moi: il me semble voir, je vois ma mère Hasna, je vois Yasmina ma fiancée, aux mains de l'ennemi, exposées aux derniers outrages. Je les presse sur mon coeur pour me persuader à moi-même que ce n'est là qu'une hallucination. Mais l'épouvante des femmes, leurs cris déchirants, m'avertissent que ce qui n'est à présent qu'une affreuse illusion deviendra tout à l'heure la réalité même. Aussitôt, je m'arrache des bras chéris qui me retiennent:
—Non, m'écrié-je, cela ne sera pas, moi vivant.
Doué d'une force surnaturelle, je bondis hors de la maison, je m'élance du côté où l'on se bat encore; à défaut de fusil, j'ai ma gadoum. Le premier ennemi qui se rencontre à ma portée est un tirailleur indigène. Il décharge son fusil sur moi et me manque. Je lui fends la tête. Un de ses camarades accourt, et je tombe percé d'un coup de baïonnette [L'attaque des Aïth-Illilten et la prise de Lalla Fathma au village de Soummeur eurent lieu le 11 juillet 1857.].
Le beau Kabyle, entrouvrant sa gandoura, nous montra sur sa poitrine une horrible cicatrice. Son récit nous avait tous vivement émus. La chaleur que Bel-Kassem avait mise à le traduire, prouvait bien qu'il n'était pas demeuré insensible, lui non plus, aux exploits de ce héros.
—Mohamed-Ameur-et-Aïn, lui dit le Général en lui tendant la main, nous honorons le courage chez nos adversaires autant que chez nos propres soldats. Nous admirons le tien. Assurément tu étais digne d'une meilleure fortune. Mais qu'advint alors de ta mère, de ta fiancée et de toi-même?
—Lalla Fathma, avec les femmes et les enfants qui l'entouraient, fut amenée prisonnière devant Sidi [Seigneur.] Randon, au pic de Tamesguida. Son frère, Sidi Thaïeb, l'accompagnait. Aux questions qui lui furent adressées, elle répondit d'une voix calme et ferme: «C'était écrit!» Le jour suivant, on la dirigea sur le bordj de Tizi-Ouzou, et de là sur celui des Ben Sliman où elle subit, soumise aux volontés d'Allah, une triste captivité. Quant aux autres prisonniers de Soummeur, ils furent envoyés chez les Aïth-Bou-Youcef, alors les alliés des Français. Ma mère et ma fiancée se trouvaient parmi eux. Les Aïth-Bou-Youcef n'eurent pas d'ailleurs à les garder longtemps; car les Aïth-Illilten, les Aïth-Illoula-Oumalou, les Aïth-ldger, les Aïth-Ithourar, en un mot les derniers défenseurs du Djurjura durent faire leur soumission dans les vingt-quatre heures. L'amende payée, les otages livrés, on permit à ces malheureux manefguis, de retourner dans leurs villages dont plusieurs n'étaient plus que des ruines. Ces choses, je ne les ai apprises, comme vous le pensez bien, que longtemps après, à mon retour dans la montagne. Quelle train charitable me releva à l'endroit où j'étais tombé expirant? Quand, comment et par qui fus-je transporté à l'hôpital de Tizi-Ouzou? C'est ce que je ne saurais vous dire. Tout cela n'a laissé dans mon esprit qu'un souvenir confus. Je me souviens seulement qu'un matin, un thebib français m'arracha un grand cri en enfonçant un instrument dans le trou béant de ma poitrine. En le voyant sourire d'un air de satisfaction, j'éprouvai pour la première fois de ma vie un sentiment de peur. Ah! pensai-je, la cruauté de nos ennemis peut-elle aller jusque-là! Mes yeux exprimaient sans doute ce que je ressentais; car un turco blessé qui était couché dans un lit près du mien, s'empressa de me dire:
—Ne crains donc rien, ami; le thebib français est content, car, dit-il, puisque tu cries, c'est que tu as envie de vivre.
J'ouvris la bouche pour le remercier. Après tout, puisque je n'étais pas mort, je n'étais pas fâché de revoir la lumière. Mais le thebib français mit vivement sa main sur mes livres; puis il parla au turco, mon voisin.
—Il t'avertit, me dit celui-ci, que si tu souffles un mot de la journée, tu ne seras bon ce soir qu'à être mis en terre.
Je ne me le fis pas répéter deux fois. Je n'ouvris plus la bouche, mais je pensai à ma bonne mère Hasna, à ma bien-aimée Yasmina. Et pourquoi ne l'avouerais-je pas? je pensai aussi à Ali, mon mortel ennemi. Je me souvins même de ce regard que je lui avais jeté chez les Aïth-Iraten et qui disait: «C'est bien, Ali, nous règlerons notre compte ensemble après la guerre.» Ah! maintenant, je ressentais l'ardent désir de vivre: je n'avais pas seulement à venger mon père tué par les hommes de sa kharouba, mais encore ma patrie, trahie par lui-même. Ces souvenirs et ces projets avaient sans doute rappelé la fièvre; car une femme jeune et belle encore, en robe grise, la tête couverte d'une grande coiffe blanche, m'observait debout devant mon lit. Mes yeux ayant rencontré les siens, elle mit un doigt sur ses lèvres pour me recommander le silence; puis, penchée sur moi, elle fit tomber dans ma bouche quelques gouttes d'une liqueur qui m'endormit presque aussitôt.
Combien de jours, combien de semaines, suis-je resté là couché sur le dos, soigné par le thebib français et par cette femme si douce et si patiente, en qui j'avais confiance comme en ma propre mère? Ce que je sais, c'est que mon voisin le turco s'en était allé avec beaucoup d'autres, morts ou guéris, tandis que moi j'étais toujours à la même place. On me traitait comme le fils d'une kharouba où il n'était né avant lui que des filles. Cependant l'impatience me gagnait; le désespoir même s'emparant de moi, l'on me surprenait parfois à sangloter comme un enfant. Ainsi se passa tout l'été et une partie de l'automne. Enfin, ma plaie se ferma; je vous parle de celle de la poitrine; la blessure de mon bras n'était rien, et pour ce qui est de celle de ma tête, nous avons coutume de dire qu'aucun thebib, si savant qu'il soit, n'a jamais pu savoir ce qui est le plus dur d'un crâne kabyle ou d'un caillou roulé.
Un matin, la bonne femme me mit dans la main une petite médaille et un grand pain. J'étais guéri!
Le beau Kabyle nous montra sa médaille. Elle portait sur l'une de ses faces une image de la Vierge avec cette inscription: «Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous.» Sur l'autre face, une croix couronnée d'étoiles surmontant un grand M.
Je partis, reprit-il, après avoir baisé pieusement la main de ma bienfaitrice et remercié du fond du coeur le thebib français. Pour regagner mon village, je suivis d'abord la nouvelle route, celle que vos soldats avaient ouverte aux flancs du rocher, et je compris pourquoi ils avaient là tant fait parler la poudre. Sur le Souk-el-Arba des Iraten, le fort entièrement achevé se dressait menaçant, et dans l'intérieur du fort des maisons, grandes ou petites, s'élevaient comme si un magicien les eût fait sortir de terre. Je m'éloignai en toute hâte de ces lieux remplis de sortiléges. Douze heures de marche seulement me séparaient de mon village, de ma mère, de ma fiancée. Et comme le coeur me battait à la pensée que j'allais les revoir! car la sainte de Tizi-Ouzou m'avait assuré que toutes les femmes, excepté Lalla Fathma, avaient été remises en liberté. Quant à ma maison, était-elle encore debout? Peu m'importait! La guerre, me disais-je, n'en aura du moins pas emporté les pierres, et le l'aurai, moi, bientôt relevée avec l'aide de mon tuteur qui est maçon.
Je me parlais ainsi à moi-même en traversant Ichariten, où la plupart, des maisons brûlées avaient déjà été reconstruites. Déjà les traces de la lutte avaient presque partout disparu; car le Kabyle ne se montre pas moins ardent aux oeuvres de la paix qu'à celles de la guerre. Tout en marchant d'un pas rapide, je formais de doux projets. Je n'avais point les cent douros d'Espagne que le vieux Salem exigeait pour la dot, d'Yasmina: je n'en avais même pas le premier. Mais cet homme-là, me disais-je encore, ne sera pas impitoyable quand j'aurai fait justice d'Ali, comme c'est mon droit et mon devoir. Il sera trop heureux alors de me donner sa pupille pour que je lui assure, moi, sa nourriture.
Je m'étais arrêté à une fontaine; j'y avais fait mes ablutions en disant, selon la coutume: «O mon Dieu, fais-moi sentir l'odeur du paradis.» Comme je me relavais et montrais mon visage, quelqu'un près de moi s'écria au comble de la surprise:
—Vraiment est-ce toi, Mohamed, est-ce bien toi?
C'était un homme des Aïth-Aziz, Yacoub, un de mes camarades d'enfance.
—Nous t'avons tous cru mort. Ta mère t'a pleuré, Yasmina aussi.
—Yasmina aussi, fis-je machinalement, car je ne savais plus ce que je disais, accablé sous le pressentiment de quelque nouveau malheur.
—Oui, reprit Yacoub, elle t'a bien pleuré, la pauvre petite; mais il y a une fin à tout, et le vieux Salem lui ayant apporté la preuve de ta mort…
—Quelle preuve? m'écriai-je hors de moi.
—Ta gadoum qu'elle a reconnue aux signes que tu y avais gravés avec ton couteau. Ta mère Hasna aussi l'a reconnue.
—Et alors?
Alors son tuteur l'a tour à tour suppliée, menacée, lui répétant sans cesse qu'elle offensait le ciel en vouant sa vieillesse à la misère par son refus obstiné d'épouser Ali.
—Elle, la femme d'Ali! criai-je; en saisissant le bras de Yacoub. Mes ongles s'enfonçaient dans sa chair.
—Pas encore, s'empressa-t-il de me répondre, mais tu me fais mal.
—Allah est grand!
Je me jetai au cou de mon ami; je l'embrassai de toutes mes forces.
—Tu n'as pas de temps à perdre, reprit-il, si tu veux arriver là-bas avant que le marabout ait récité la fatha [La prière qui consacre le mariage.].
—C'est donc demain?
—Oui, c'est demain.
Je mesurai la distance:
—Yacoub, m'écriai je, Ali n'épousera demain que la mort.
Et comme un fou je me mis à courir dans la direction de mon village. Mais je n'avais pas retrouvé mes jambes d'autrefois, et dans ma poitrine il y avait un fer rouge. Ma blessure s'enflammait; elle menaçait de se rouvrir. A chaque fontaine je m'arrêtais, et j'avalais de grandes gorgées d'eau pour éteindre le feu qui dévorait mes poumons et ma gorge. Je ne disais plus: «O mon Dieu, fais-moi sentir l'odeur du paradis;» mais je disais: «O mon Dieu, prends ma vie, mais que du moins, avant de mourir, je puisse frapper ce traître!»
En vérité, vous pouvez m'en croire, si je vous dis que ce voyage-là fut encore plus pénible que l'autre, celui que j'avais dû faire sur les genoux pour parvenir jusqu'au village de Soummeur. Cette fois aussi l'amour fut le plus fort, l'amour et une autre passion enracinée dans le coeur des Kabyles: la passion de la vengeance.
Je n'atteignis le plateau des Aïth-Aziz que vers le milieu du jour. Je me glissai le long des haies et derrière les maisons, mon couteau dans la main, épuisé, haletant, tout ruisselant d'une sueur d'angoisse, dévoré d'une soif que du sang pouvait seul éteindre: le sang de mon ennemi. Je passai ainsi près de notre maison, près de ma mère. Je ne m'aperçus pas que l'incendie l'avait épargnée; je ne pensai même pas à ma mère. Ah! je ne veux pas me faire meilleur à vos yeux que je ne le suis: je n'étais plus un homme, mais un tigre. Je n'avais plus qu'une seule chose devant les yeux: Yasmina dans les bras d'Ali! Et cela me rendait fou.
Je continuai donc d'avancer vers les maisons des Aïth-Ahmed-bou-Smaïl, d'où s'élevaient des bruits de fête. On entendait la musique des flûtes et des tambours. Tout à coup, ayant fait encore quelques pas, je vois s'avancer le cortége. Les hommes, armés comme pour la guerre, marchaient devant Ali et le vieux Salem. Entre eux venait Yasmina blanche comme la neige, les yeux creusés par les larmes.
Devant cette grande douleur où éclate tout son amour pour moi, le couteau s'échappe de ma main, et je m'élance les deux bras étendus vers ma bien-aimée:
—Yasmina! Yasmina!
Ella pousse un cri, fait un bond et se suspend à mes lèvres. Dans le premier moment, Ali et ceux de sa kharouba demeurent tous frappés de stupeur. Eux aussi sans doute, ils me croyaient bien mort, et mon retour les étonne comme un prodige. Mais je n'attends pas, moi, qu'ils reviennent à la réalité. Chargé de mon précieux fardeau, je me précipite vers les maisons de ma kharouba en criant:
—A moi, à moi, parents et amis des Ameurel-Aïn!
Ma bien-aimée appuyée sur mon coeur, je ne sens plus ni souffrance ni fatigue: j'ai des ailes! J'arrive à la maison, je dépose sur ma doukana Yasmina évanouie, et me mets à crier: imma! imma!
Elle est au jardin, mais elle a entendu mon appel. Elle veut accourir, ses genoux se dérobent sous elle; je la prends dans mes bras et l'emporte en la couvrant de baisers.
—Imma, dis-je, as-tu pour moi une arme? Les Aïth-Bou-Smaïl vont venir.
Elle me regarde sans m'écouter; elle demeure là devant moi comme en extase.
—Imma, nos ennemis vont venir nous attaquer.
Alors, comme si elle sortait d'un rêve:
—Nous attaquer, dit-elle, lui Ali! Il faut le tuer!
—Mais je n'ai plus mon fusil.
—Je l'ai moi! le voici! Les nôtres l'ont ramassé dans la tour parmi les cadavres, et ils me l'ont apporté en souvenir de toi. Voici de la poudre et des balles.
Une grande clameur s'élevait au dehors. Je courus vers la porte. Je la fermai en la barricadant de mon mieux. Il n'était que temps: une balle siffla près de mon oreille. J'entr'ouvris l'asfalou [Petite fenêtre.]:
—Mal tiré, Ali, criai-je; tu m'as manqué, mais moi je ne te manquerai pas.
Cependant ma chère Yasmina était revenue à elle. Ma bonne mère Hasna la couvrait de caresses; et moi, sans m'éloigner de l'asfalou, je lui exprimais tout ce que mon coeur renfermait pour elle de tendresse. Jamais félicité pareille à la mienne n'avait été goûtée par une créature humaine. Eh bien, ce fut à ce moment-là que la foudre m'écrasa.
Je vis, je vois, oui, je verrai toujours se glisser comme une vipère à la dent mortelle, par une de nos thikouathin [Petits jours percés dans le haut de la muraille pour donner de l'air à l'intérieur du logis.], le long canon d'un fusil. Avant que j'eusse pu crier: tamourt! tamourt [A terre! à terre!]! le coup partit. Yasmina jeta un faible cri et s'affaissa sur ma doukana.
Ignorant encore toute l'étendue de mon malheur, j'ouvre la porte en hurlant de rage; je m'élance derrière la maison, je vois Ali le traître fuyant de toute la vitesse de ses jambes. Je l'ajuste, le canon de mon fusil appuyé, je tire! Ah! cette fois, Allah est avec moi! le misérable trébuche, il roule à terre.
—Ah! je t'avais bien dit que je ne te manquerais pas!
Il me sembla entendre un ricanement. Je courus vers Ali avec ma gadoum que ma mère Hasna m'avait aussi rendue. Mon ennemi n'était plus qu'un cadavre. Alors je revins à pas lents à la maison. Je n'osais pas y rentrer. Je demeurai sur le seuil, chancelant, livide: ma mère agenouillée sanglotait.
Yasmina, la fleur de ma vie, était morte.
CHAPITRE V DE LA MAISON D'OR A KALAA ET A LA PLAINE.
La résidence de Ben-Ali-Chérif couronne, à deux mille mètres de l'Oued-Sahel, une petite éminence devant laquelle de belles prairies légèrement accidentées et décorées de bouquets d'arbres forment comme un parc anglais.
Extérieurement, c'est un bordj: une enceinte continue, percée de meurtrières, forme un carré de défense. Nous y pénétrons par une porte monumentale qui regarde la vallée.
Au fond d'une première cour intérieure, nous apparaît tout à coup une vaste maison française à un étage. A gauche sont les communs et les logements des hôtes, à droite un grand hangar pour les chevaux et les bêtes de bât. Plus de cent Kabyles se tiennent accroupis ou debout près de la porte du bordj, et tout le long du bâtiment qui occupe le quatrième côté de la cour. L'aga est là qui écoute la plainte des uns et apaise leurs griefs, qui réprimande ou punit les autres.
Plusieurs serviteurs accourent, empressés à nous conduire devant leur maître. L'hospitalité des pauvres montagnards s'est gravée dans nos coeurs. Le grand seigneur de la vallée pourra-t-il la surpasser ou même l'égaler? Qu'on en juge.
Nous sommes introduits auprès d'un fort bel homme de trente-cinq à quarante ans. Il a grand air. Ses traits nobles, sa physionomie à la fois douce et fière, sa haute stature magnifiquement drapée dans plusieurs burnous d'un tissu fin, et encore rehaussée par le turban oriental qui surmonte son front comme une couronne, tout, jusqu'à ses mains fines, annonce en lui le maître, le chef ou du moins le premier d'entre ses pairs. Il est assis devant un bureau à l'européenne, et à côté de lui se tient, une plume à la main, un jeune Français en veste rose: c'est un sous-officier que le général commandant la division de Constantine a attaché à sa personne en qualité de secrétaire. En nous voyant entrer, Ben-Ali-Chérif se lève et nous salue en homme du meilleur monde:
—Soyez la bien venue, madame, et vous aussi, messieurs, nous dit-il sans le moindre accent kabyle. Je vous remercie de la faveur que vous voulez bien me faire en venant de si loin me demander l'hospitalité. Ma maison est la vôtre, mes gens et moi sommes vos serviteurs. Je regrette que Paris soit si loin, et que nous soyons encore ou peu s'en faut des Barbares. Je crains que vous ne vous en aperceviez trop. Mais vous me tiendrez compte, je l'espère, de ma bonne volonté.
Le secrétaire met sous les yeux de Ben-Ali-Chérif la lettre où le gouverneur général nous recommande aux autorités françaises et indigènes. Notre hôte nous la rend gracieusement sans la lire, et levant aussitôt la séance de justice, il nous introduit dans sa maison. Il nous fait traverser une vaste salle à manger pour nous conduire dans une seconde cour intérieure, autour de laquelle règnent des colonnes de porphyre. Elles supportent, un peu massives, la galerie à dentelles d'une riche habitation mauresque. Partout ici l'Afrique et l'Europe se coudoient; mais chez le maître du logis le désir est manifeste de donner le pas à l'Europe sur l'Afrique. Nous montons, entre deux panneaux de faïence napolitaine, les degrés de pierre d'un escalier spacieux et commode, et nous voici dans un salon. Quel plaisir de retrouver Paris au pied du Djurjura! L'ameublement est rouge et or. Des fauteuils, des divans, des coussins brodés, des rideaux en lampas, des tables de boule, des bronzes et des glaces partout; puis là-bas, le soleil incendiant les hauts sommets kabyles: ce contraste étonnant s'offre à nos yeux ravis comme un régal unique.
L'aga nous fait servir du café dans des petites coupes de Sèvres. C'est un vieil Osmanli qui nous le présente, un serviteur d'avant la conquête, né et élevé dans la Maison d'Or. Avec une politesse raffinée, Ben-Ali-Chérif nous interroge sur les incidents de notre voyage. Il s'excuse ensuite de nous quitter pour quelques instants: il veut s'occuper lui-même de notre installation. Lui sorti, nous nous regardons tous quatre sans mot dire; mais ce silence est éloquent, et tout rempli d'actions de grâces pour le Général à qui nous devons cette féerie après tant d'autres. N'est-ce pas madame Elvire qui a conçu le projet d'une excursion dans le monde kabyle, et qui en a combiné le plan? Pour l'exécuter, n'est-ce pas dans son courage que nous avons puisé le nôtre? A force de nous regarder ainsi, nous éclatons de rire: nous avons des mines de brigands, nos visages et nos mains sont kabyles. Le soleil a teint en cramoisi une des joues du Caporal, et changé le nez du Conscrit en tomate mûre; le voile en lambeaux du Général a tatoué en vert son front, sa joue et son menton. Comment notre hôte a-t-il pu garder son sérieux en nous voyant accommodés de la sorte? Il vient bientôt pour nous conduire à nos appartements. La chambre que le Conscrit a l'honneur de partager avec son Général est magnifiquement meublée à la française. Grand lit en palissandre, tapis moelleux, riche toilette avec une aiguière en vermeil donnée à Ben-Ali-Chérif par le gouvernement français, et des savons de Chardin, et des essences de Lubin: bref, tout le nécessaire des élégances parisiennes. Allons! endossons l'habit noir, c'est bien le moins que nous puissions faire pour honorer notre hôte. Nous retournons au salon; les fauteuils ne s'indignent plus de nous recevoir entre leurs bras.
—Vous plaît-il que je vous mène à mon jardin de France? Nous avons le temps d'y aller et d'en revenir avant la nuit.
Nous suivons Ben-Ali-Chérif dans la première cour où nous attendent, impatients et blanchissant leur frein d'écume, des chevaux de haute race et une mule si bien faite et si fringante que la mule du Prophète devait lui ressembler. L'aga a soulevé madame Elvire comme il eût fait d'une petite fille pour l'asseoir sur une selle incrustée de corail et d'émaux. Puis, nous montrant le chemin, il prend la tête du cortége. Je me sentais presque honteux, je l'avoue, assis moi cavalier de la dernière classe, sur le dos d'un noble arabe à la robe noire, à l'oeil de feu.
Il le cède à peine en beauté à la cavale blanche de notre hôte qui, dans son triple burnous aux plis flottants et sous son grand turban en coupole, marche devant nous comme un triomphateur.
—Quelles magnifiques bêtes! s'écrie madame Elvire, qui, écuyère émérite, dévore des yeux la cavale blanche et le cheval noir.
—Aussi douces et obéissantes que belle, madame; elles sont dans ma famille, de père en fils, depuis deux ou trois siècles. Leur généalogie se confond avec la mienne; mais la plus belle et la meilleure, c'est ma mule que vous montez. Je ne la troquerais pas contre le plus noble cheval d'Arabie. J'ai fait avec elle bien des fois le chemin de Constantine à Batna en dix heures, devançant la diligence qui en met quatorze à franchir ces trente lieues et fait quatre relais. Elle va toujours, sans boire ni manger; à l'arrivée, elle a le poil aussi sec qu'au départ. Elle n'a peur de rien, pas même du lion que nous avons deux fois rencontré en chemin. Enfin, elle est aussi bonne personne qu'intelligente et brave. Aussi est-elle traitée comme un membre de la famille.
Le jardin de France où nous arrivons en un temps de galop offre l'aspect appétissant et plantureux d'un jardin de prieuré. Une riche variété de fleurs odorantes décorent les plates-bandes; et par de là, dans les carrés, ce sont des légumes opulents. Il y a aussi des tonnelles où grimpent le long des treillages de jeunes vignes. Les poiriers, les cerisiers, les abricotiers sont les arbres précieux et rares; les orangers, les citronniers, les cédrats, les grenadiers et les néfliers du Japon sont les communs. Le jardinier qui est de Versailles paraît enchanté de voir des pays. Il s'approche de nous en ôtant sa casquette.
—Monsieur Ben-Ali-Chérif, avant un mois vous mangerez des cerises.
—Voici un jardin bien tenu, dis-je, je vous en fais mon compliment. Mais aussi quelle terre! Il ne lui faut pas d'engrais. C'est assez de jeter la semence et d'arracher les herbes gourmandes. Avec de l'eau, on ferait ici pousser des pierres.
—Elle ne te manque pas, n'est-ce pas, François? dit l'aga.
—Non, monsieur Ben-Ali-Chérif.
—Cette conduite nous amène l'eau du Djurjura que j'ai fait analyser. Elle est claire, fraîche et point du tout saumâtre comme celle de beaucoup de sources que vous rencontrerez dans la vallée; et vous ferez bien de n'y pas boire. Voulez-vous juger de la végétation dans l'Oued-Sahel? Regardez ces orangers; quel âge leur donnez-vous?
—Ils sont grands et forts comme des pommiers de vingt ans. Nous leur donnons cet âge-là.
—Ils ont six ans.
Nous nous récrions tous, incrédules.
—François, est-ce que je me trompe d'une année?
—Non, monsieur Ben-Ali-Chérif.
Dans une allée du jardin nous rencontrons un jeune homme de dix-huit ans. Sa taille est élevée, sa figure noble et bienveillante. Il s'incline devant nous et salue l'aga en l'appelant Sidi; puis il garde un silence respectueux. Notre hôte nous le présente:
—Le chérif, mon fils aîné, nous dit-il; ne vous étonnez pas de son mutisme. Chez nous le fils ne parle pas devant son père. Le chérif a fait ses études au collége arabe d'Alger, et je me propose de l'envoyer en France pour s'y perfectionner. Si les circonstances me le permettent, je ferai même avec lui le tour d'Europe. J'éprouve, moi aussi, un grand besoin d'apprendre. Tout ce qui vous rappelle ici la France est le fruit d'un voyage que je fis à Paris en 1854. A cette époque, je savais à peine quelques mots de français appris dans mes fréquentes relations avec vos officiers; car depuis mon plus jeune âge, j'ai compris ou plutôt j'ai pressenti que l'avenir de mon pays, de ma chère Kabylie, était entre les mains de la France [Ben-Ali-Chérif n'en prit pas moins part à la révolte des Kabyles en 1870.]. Aussi, m'y suis-je dévoué corps et âme; de 1847 à 1857 j'ai entretenu, à mes frais, pour son service, cent soixante hommes et quatre-vingt-dix chevaux, postés là haut, à Chellata. Ce qui n'empêcha pas qu'en 1857 je faillis, sur de faux rapports, être arrêté comme traître et rebelle. On me rendit justice, Dieu merci, et je fus récompensé par la croix d'officier. Ce que je vis à Paris et dans toute la France produisit sur moi une impression inexprimable dans votre langue comme dans la mienne. Dire que je fus émerveillé, enthousiasmé, transporté, cela ne pourrait rendre ce que j'éprouvai; je pensai un moment que j'en perdrais la raison. Je voulus absolument parler et lire le français, l'écrire aussi. Il me fallut une maison française, je n'en suis qu'à l'a, b, c de mon éducation, et j'ai bien d'autres projets; mais je suis jeune encore, et, si Dieu le veut, je les réaliserai: mes compatriotes n'auront pas à s'en plaindre, ni la France non plus.
Le chérif s'était éloigné sur un mot que son père lui avait dit en kabyle; il revint avec la plus belle rose des plates-bandes.
—Permettez-moi de vous l'offrir, dit galamment l'aga à madame Elvire; il y en a de plus rares, mais aucune n'a son parfum.
Nous retrouvons le jardinier près de la porte du jardin. Étant demeuré en arrière:
—François, lui dis-je, quelle besogne faites-vous là?
—Vous le voyez, Monsieur, je sale un jambon.
—Mais je n'ai pas vu un seul porc dans toute la Kabylie.
—C'est une cuisse de sanglier que je mets dans le sel; je la ferai ensuite sécher au soleil. M. Ben-Ali-Chérif ou M. le chérif, son fils, chaque fois qu'ils vont chasser dans la montagne d'Akbou, abattent plusieurs de ces bêtes qui ont par ici la taille de petits veaux. Et lorsqu'ils parviennent à en soustraire un morceau à leurs grands coquins de lévriers, de véritables tigres, ils ont la bonté de me le réserver. Pour eux, apprivoisé ou non, un sanglier est toujours un porc.
Le soleil s'est couché, et brusquement le jour a fait place à la nuit; les diamants célestes commencent à jeter leurs feux étincelants dans un azur pâle comme le regard de la jeune mourante. Le silence, frère des ténèbres, a envahi l'immense vallée. De temps à autre, le cri sinistre d'un chat-huant ou d'une hyène jette l'épouvante au coeur des troupeaux endormis. Arraché par cette menace à son premier sommeil, un agneau y répond par un bêlement plaintif, en se pressant contre le flanc maternel. Çà et là un feu s'allume pour tenir en respect les carnassiers qui sortent affamés de leurs tanières. La petite cavalcade a pris les devants. Je remonte sur mon arabe. Je lui lâche les rênes. Il part comme un fils d'Éole auquel son père a ouvert la caverne. Ses jarrets sont si flexibles que je ne reçois nulle secousse de son galop. On dirait que, suspendu dans l'air, il dévore l'espace avec des ailes invisibles. En un clin-d'oeil, il a rejoint ses frères, sa soeur, la cavale blanche et la mule, sa cousine. Sa course précipite la leur; en trois minutes nous franchissons deux kilomètres. En descendant de mon cheval, j'avance, pour le baiser, mes lèvre vers son museau. Il me laisse faire. Un serviteur s'approche de l'aga et lui dit: «Monsieur Ben-Ali-Chérif est servi.» Nous entrons dans la salle à manger, où la table dressée à la française est éclairée aux bougies. Argenterie, cristaux et porcelaines, tout est de bon goût et marqué au chiffre de notre hôte. Mais pourquoi donc la nappe est-elle d'une blancheur douteuse? Assurément, elle a été passée à l'eau depuis que la diffa fut servie à ceux qui nous out précédés dans cette maison si grandement hospitalière. Vos lavandières, mon cher hôte, ignorent-elles donc l'usage du savon? Des valets kabyles, la serviette sous le bras, s'empressent autour de nous, prompts à changer nos assiettes et à remplir nos verres. Ah! pour le coup, voici du médoc authentique et du moët glacé. Ben-Ali-Chérif a donné la place d'honneur à madame Elvire, il s'est mis à sa gauche: il a la science innée des convenances. Il nous sert, tout en causant. Sa conversation, où les traits sont semés avec mesure, passe sans effort du grave au doux, du plaisant au sévère. Il prend plaisir à nous prouver que la France pourra, quand elle le voudra, s'attacher le coeur de la Kabylie tout entière.
—Les Kabyles, nous dit-il, sont accessibles encore aux excitations des marabouts fanatiques, j'en conviens; mais qu'on fonde chez eux des écoles françaises, qu'on ouvre des routes dans leurs montagnes, qu'on fasse quelque chose pour leur bien-être, qu'on favorise un peu leur industrie nationale, qu'on leur apprenne à tirer un meilleur parti de leurs oliviers et de leurs figuiers, qu'on remplace sur le Djurjura les glands doux par des châtaignes, qu'on introduise partout la culture de la pomme de terre et celle aussi du mûrier; en un mot qu'on sache, par un peu d'aide, en respectant leurs coutumes et leur noble passion de liberté, répandre l'aisance où règne aujourd'hui la misère, et la génération qui monte sera française. Ce n'est pas tout: la propriété privée récemment décrétée achèvera la conquête de l'Algérie; mais pour la constituer en pays arabe, que d'obstacles à vaincre! Elle existe ici, et cette population surabondante que la montagne ne peut nourrir, et qui va chaque année, en émigrant, gagner péniblement sa vie jusque sur les frontières du Maroc, s'offre comme un élément vigoureux et fécond de colonisation dans la plaine. Donnez de la terre à ces braves gens qui meurent de faim, faites-en des propriétaires et des fermiers modèles, vous aurez du même coup des partisans dévoués de la France, d'utiles intermédiaires entre les Arabes et vous. Mêlez, si vous le voulez, des colons kabyles aux colons français: ils sont faits pour s'entendre, et si la révolte éclate de nouveau dans le Sud, ne craignez pas alors qu'ils se joignent aux Arabes. Ils les combattront avec vous, car ils auront à défendre contre eux leurs propres intérêts. Et quels colons que les Kabyles! Demain matin, si vous le voulez bien, nous irons déjeuner à ma maison de campagne. Eh bien! tout le long de la route, vous verrez des cultures magnifiques. Tout récemment encore, c'était un maquis impénétrable, habité par des chacals, des sangliers et des hyènes. J'ai cédé ces terrains à de pauvres diables, en pleine propriété, à la condition de les défricher, et vous pourrez vous convaincre qu'en quelques années ils en ont fait une corne d'abondance.
Tandis que Ben-Ali-Chérif nous édifiait de la sorte sur l'avenir de la Kabylie et sur la vertu d'une colonisation kabyle auxiliaire des colons d'Europe, nous savourions les délices d'un succulent dîner maure: la shourba, potage gras pimenté; la tourta, mélange de viandes et de pâtes; la makrouda, composée d'oeufs, de viande et de farine; la doulma, hachis au riz, fortement assaisonné de poivre; puis des grives en conserves, au beurre; enfin une biklanva, plat exquis d'amandes, de sucre, de beurre et de farine, et le kouskoussou traditionnel, mais accommodé aux raisins secs et aux corinthes. Au dessert, les fruits les plus délicieux: des oranges parfumées à la vanille comme Mahomet en offre aux saints du septième paradis. Pour prendre le café, nous retournons au salon.
—Messieurs, fumez! dit madame Elvire.
—Puisque vous l'ordonnez… madame. Goûtez donc ce chebli qui vient des Ouled-Chebel, dans la Mitidja, ou ce tabac récolté dans le Souf à soixante lieues au sud de Biskra. Vous apprécierez ainsi, exempts de tout mélange, nos deux meilleurs tabacs indigènes: une des grandes promesses de l'avenir algérien.
Nous trouvons le chebli agréable; le tabac du Souf a de l'arôme; mais il est âpre et violent: c'est du felfel en cigarettes.
—Monsieur Ben-Ali-Chérif, avez-vous plusieurs… enfants?
Madame Elvire avait failli lui demander: avez-vous plusieurs femmes?
Il répondit en souriant:
—Madame Ben-Ali-Chérif eût été très-heureuse de vous faire elle-même les honneurs de sa maison; mais depuis deux jours elle est souffrante, et vous prie de vouloir bien l'excuser. J'ai deux enfants, madame, deux fils: celui que vous avez vu, c'est l'aîné, et un autre d'un an, un bien joli enfant; je vous le montrerai demain.
Le visage de Ben-Ali-Chérif se voila de tristesse.
—Est-ce le plus jeune qui vous cause du chagrin?
Notre hôte hésita avant de répondre:
—Pourquoi vous le cacherais-je? dit-il; je tremble d'en perdre un. Jamais depuis des siècles aucun des miens n'a pu conserver plus d'un fils. C'est là une fatalité qui pèse sur ma famille, et dussiez-vous sourire, madame, c'est écrit!
Cette confession nous frappa. Ainsi la superstition de l'inévitable pèse sur le plus intelligent et le plus civilisé des Kabyles comme sur le plus sauvage.
Le sommeil nous gagnait. Nos membres étaient rompus par trente-six heures de mulet, et les merveilles de ces trois jours étaient comme un fardeau sur nos âmes. Avant de dormir nous allâmes pourtant, par un grand effort de courage, prendre congé de nos bons muletiers, du beau Kabyle et de notre ami Bel-Kassem.
—Au revoir jusque là-haut, nous dit-il en nous montrant le ciel; car vous ne reviendrez pas en Kabylie, et moi je mourrai sur le rocher où je suis né; mais quand je serai vieux je me rappellerai, comme les plus belles, ces heures si courtes que j'ai passées près de vous.
Quant au beau Kabyle, il porta à son front, en s'inclinant, la main de madame Elvire, et dit:
—Allah isselmec! La protection de Dieu soit avec vous!
—Nous faisons tout d'un somme le tour du cadran. A dix heures on vient nous annoncer que les chevaux sont sellés, la mule harnachée, et que notre hôte nous attend dans la cour.
—Partons! nous dit-il; sous la tente comme sur la table, le déjeuner veut être mangé à point.
En notre honneur plusieurs cavaliers en burnous blancs ouvrent la marche, le mousquet dressé; devant ou derrière les chevaux s'ébat une bande de lévriers géants, aux formes élégantes, à la dent féroce. Plusieurs portent des cicatrices héroïques; les défenses formidables du plus vieux solitaire ne les arrêtent pas. Ils font la guerre à la hyène; un chacal leur coûte à peine un coup de dent. Ont-ils faim? ils étranglent une chèvre ou un mouton dont ils font trois bouchées. À droite et à gauche de la route ondoient de luxurieuses moissons: le maquis défriché par les colons de Ben-Ali-Chérif est un eldorado.
Après une heure de marche, nous arrivons à son azib d'été. C'est un grand parc de citronniers, d'orangers et de cédrats, au milieu duquel sur un petit monticule une tente arabe est pittoresquement dressée. Ici l'enchantement recommence. Le magicien, c'est l'orient radieux, tout imprégné de parfums. Au fond de la coupole d'azur, le soleil incandescent fait déborder la vie universelle. Toute la nature éclate de joie. Une vapeur tiède monte de la terre fraîchement remuée au pied des arbres odoriférants. Il y mêle leurs arômes. Nous nous enivrons de cet encens. Les feuilles réfléchissent la lumière comme de l'acier poli; et lorsque la brise les agite, on croirait voir une bande de scarabées verts marchant à la conquête des Hespérides. Sur la même branche se pressent les pommes d'or, les fruits en promesse et les bouquets de fleurs. L'aga offre à madame Elvire une de ces branches, divin emblème de la nature féconde. Nous voici sous la tente. Elle est décorée d'arabesques multicolores qu'encadrent des triangles entrecroisés. Ces trèfles à six feuilles, sont-ce les gardiens du bonheur domestique? Ben-Ali-Chérif habite parfois, l'été, cet azib avec sa famille. Ces deux mains, à l'entrée, le protègent sans doute contre le mauvais oeil. Entre les tapis de Smyrne et les coussins de brocart, court au milieu de la tente et gazouille en courant une source vive. Un canal de fleurs la conduit vers un moulin de pygmée. Que cela est charmant! Le bon serviteur qui a voulu égayer les yeux de son maître a dû construire, en jouant, plus d'un de ces thisirth [Moulin à eau.] lorsqu'il était enfant. La roue est une orange naine où s'enfoncent, en guise de dents, des brins de paille; elle tourne sous l'effort de l'eau, et fait tourner une Fleur-de-Marie. Saab [Le nuage.], le chien favori, Saab, le plus beau et le moins méchant, est couché aux pieds de son seigneur. Seul il a accès dans la tente, et les autres qui rôdent à l'entour, jaloux et farouches, jettent sur lui des regards menaçants. Là-bas, des marmitons kabyles s'empressent, affairés, autour d'un feu flambant sur lequel un maître-queux fait cuire à la broche un mouton entier. Plus loin, ce sont les chevaux d'Éole et la mule du Prophète qui, attachés à des piquets, grignotent quelques brins d'herbe ou promènent leurs naseaux sur les citrons et les oranges. Plus loin encore, une forêt d'oliviers; puis la vallée radieuse, couverte de moissons et de troupeaux, pleine de fleurs et de chansons. Enfin, le Djurjura, au midi comme au nord imposant et superbe!
—Je vous demande pardon, dit Ben-Ali-Chérif, de vous faire déjeuner de peu de chose, une omelette et un mouton!
Nous sommes couchés sur le brocart, et si nous mangeons l'omelette à la française, nous nous régalons du mouton à la kabyle, nous servant de nos doigts en guise de fourchette et de couteau.
Pendant que nous savourons cette chair tendre et succulente, un vieil Arabe, courbé en deux par la misère encore plus que par l'âge, s'approche de notre hôte et lui baise la main. Nous voudrions lui faire la charité.
—Cet homme ne manque de rien, nous dit l'aga; c'est un de mes commensaux. J'en ai deux à trois cents tous les jours de l'année.
Nous savons que la Maison d'Or ne se ferme devant personne, et que celui qui y entre n'est jamais invité à en sortir.
—C'est de tradition dans ma famille, et comme le droit des malheureux; quelques-uns en abusent mais bien peu. J'héberge depuis quatre mois un vieil invalide français à qui sa croix et sa pension font un revenu de six cents francs. Ce brave homme à la jambe de bois a trouvé le pays si beau et la maison si à son gré, qu'il ne peut pas se décider, me disait-il hier, à porter ailleurs ses pénates. Quant à cet Arabe, il m'arriva un soir, il y a deux ans, avec une petite fille, tous deux nus et mourant de faim. Ils ne m'ont plus quitté. Le père a cherché à se rendre utile; il donne l'orge à ma jument blanche et l'attache au piquet, lorsque je viens visiter mon orangerie.
—Il doit vous en coûter un beau denier de nourrir tout ce monde.
—Je ne compte pas avec le pauvre. Ce que je sais, c'est que ma maison consomme quatre-vingt mille litres d'huile par an, et pour deux mille francs de farine par semaine.
Un serviteur apporte et présente à son maître une aiguière en argent de forme antique et d'un travail précieux. D'une main, notre hôte la tient devant madame Elvire, et de l'autre il lui verse de l'eau sur les doigts. Il lui présente ensuite une serviette tissée en laine d'agneau, douce à la peau comme une caresse.
—Ah! quel souvenir nous garderons de votre hospitalité!
—Quelqu'un, Madame, a pourtant écrit dans un livre que le voyageur sans galons n'était pas le bienvenu chez moi.
—Et moi, dis-je, je raconterai aussi dans un livre l'accueil que vous fîtes à des gens qui, en se présentant devant vous, ne payaient certes pas de mine.
—Je n'ai qu'un regret, c'est que vous vouliez partir aujourd'hui; mais si le site vous plaît, vous y reviendrez, je l'espère, et daignerez alors m'accorder quelques jours. J'ai tracé le plan d'une villa qu'on va me construire ici même; dans un an, vos chambres y seront prêtes.
Ah! que l'endroit est bien choisi, et qu'il y fait bon vivre! Qu'on oublie aisément, en face de cette belle nature et de sa resplendissante harmonie, tant d'espérances déçues, tant de luttes stériles, tant d'iniquités triomphantes! Et comme le corps et l'âme, enivrés de parfums et de lumière, délivrés de la chaîne infinie des misères humaines, s'y sentent libres et heureux. Mais ce paradis retrouvé n'est qu'une étape: il faut partir! Ben-Ali-Chérif nous ramène à son bordj à travers une forêt d'oliviers séculaires. Beaucoup de ses clients y sont occupés à faire de l'huile dans la maïnsera [Moulin à huile.]. Les uns broient les oliviers sous une grosse meule; les autres soumettent cette pâte au pressoir dont la vis, artistement faite, est taillée sans règle ni compas dans un tronc d'arbre avec la seule gadoum. Chaque village possède un ou plusieurs maïnsera qui font partie de son communal, comme le mechmel, terrain banal, cimetière, chemin, place publique ou pacage, et l'azzela, bien en déshérence, acquis au trésor public par un vote de la djemâa. Nous remontons au bordj. Devant la porte, une jeune Kabyle promène sur son bras un bel enfant coiffé d'une calotte brodée d'or.
—Voici mon dernier-né, dit notre hôte, et l'ayant pris entre les bras de sa bonne, il l'embrasse tendrement et l'emporte, assis sur son épaule, dans la cour de la maison.
D'autres muletiers nous attendent. L'aga offre sa propre mule à madame Elvire. Un cavalier nous accompagnera jusqu'au bordj des Beni-Mansour. De là, nous irons demain aux Bibans, aux fameuses Portes de Fer, et à la forêt d'Anif, pleine de légendes terribles, repaire redouté des djenouns et des bêtes féroces.
Vite, qu'on charge les bagages; la traite est longue, et le soir Sidi-Izem [Le seigneur lion.] cherche son souper dans la vallée. Il faut arriver chez les Beni-Mansour avant la nuit. Nous prenons congé de notre hôte:
—Nous ne vous disons pas adieu, mais au revoir: nous nous reverrons à
Paris.
—Ou en Kabylie, vous me l'avez promis.
Il est quatre heures de l'après-midi quand nous redescendons dans la vallée. Nous suivons l'Oued-Sahel, sur la rive gauche, ayant à notre droite le Djurjura. Le siroco souffle et nous embrasse en plein visage. Il soulève des tourbillons de poussière qui, par moments, nous aveuglent en nous enveloppant d'un brouillard fauve et brûlant. Alors le soleil est comme l'oeil d'une monstrueuse panthère. La mule de l'aga va d'une telle allure que, pour suivre son pas, il nous faut subir le trot heurté et cruel de nos bêtes. Le cavalier a mis son cheval au petit galop.
—Kodêche Sâa [Combien d'heures?]? lui demandons-nous.
—Besef! besef [Beaucoup! beaucoup!]! Et nous crions har'r har'r! en faisant la grimace; car à chaque pas un millier d'épingles s'enfoncent dans notre chair. Madame Elvire, assise à califourchon sur une selle trop large, souffre, elle aussi, un supplice inconnu, et avec quel stoïcisme! Nos muletiers, tous jeunes, alertes et gais, font de la fantasia pédestre. D'innombrables oliviers, de grasses prairies et des orges touffues forment un beau jardin sur chaque bord de la rivière, tandis que son large lit à sec avec ses sables jaunes, ses graviers arides et ses cailloux roulés nous donne comme un avant-goût du Désert. Devant et derrière nous, de chaque côté, c'est la K'bila-Ousammeur, la Kabylie exposée au soleil, la Kabylie méridionale. A droite, sur les contreforts djurjuriens, voici les Aïth-Illoula du sud, 27 villages, 1,655 fusils, avec la zaouïa de Chellata. Hier, à la même heure, nous descendions leurs rochers. A côté d'eux, vers l'ouest, les Aïth-Mlikeuch, 24 villages, 850 fusils: manefguis farouches, pillards déterminés, naguère toujours en lutte, soit entre eux, soit avec leurs voisins, surtout avec les Aïth-Abbès dont les sépare l'Oued-Sahel. Il fut un temps où cette tribu sanhadja possédait Alger et son territoire, et il semble que l'ancien souvenir de sa grandeur passée la soulève incessamment contre sa misère présente. Chez elle Bou-Bar'la trouva des patriotes non moins ardents à piller qu'à combattre. On dit d'un Aïth-Mlikeuch qu'il tue son ami pour un douro, son frère pour deux et son père pour trois. Autrefois, quand le khalifat du bey de Constantine passait au pied de leurs montagnes pour aller porter le tribut à Alger, ils lui jetaient un chien garrotté, en lui criant: «Voilà pour ta diffa!» Soumis depuis 1857, ils commencent à s'amender pourtant, et trouvent dans la fabrication des moulins à huile et à farine des ressources moins précaires que dans le vol et dans le meurtre. Puis ce sont, toujours à l'ouest, les Aïth-Kani, 7 villages et 370 fusils, alliés par leur faiblesse aux Aïth-Mlikeuch; les Aïth-Ouakhour, 2 villages, 160 fusils, qui fournissent le ciment des toits aux maisons des crêtes neigeuses; la Chorfa, village de marabouts, et les Aïth-Mchedallah, 14 villages, 343 fusils, avec le Thamgouth par excellence qui fut la doukana de Lalla-Khredidja, la grande sainte canonisée par les Kabyles. Enfin, adossés aux Guechtoula du revers nord, au sommet, sur le flanc ou au pied du revers sud, les Aïth-Aïssi, longtemps persécutés par leurs voisins, les Mchedallah; les Aïth-Yalla, 12 villages, 640 fusils, qui vivent dans des gourbis arabes; les Aïth-Meddour, Merkalla et Ouled-el-Aziz, groupés sur les déclivités qui descendent vers la plaine du Hamza, où s'élève un ancien fortin turc, le bordj du Petit Puits, ou bordj Bouïra.
Notre course se précipite; la nuit approche, et nous sommes loin du but. La mule excitée par la marche a le diable au corps. Le Général est un martyr écartelé sur une selle kabyle. Madame Elvire aurait bien envie de pleurer; mais elle sourit toujours. Le Caporal se lamente pour elle, tout en sanglant des coups de fouet à son mulet rétif qui s'en venge par des ruades dans le vide. Le Conscrit s'évertue en vain à maintenir ses pieds entre les fentes du tellis, il s'impatiente, il s'irrite, il geint comme un enfant qui ne parvient pas à faire tourner sa toupie. Moi, je regrette amèrement mon arabe, me dût-il emporter à travers cette vallée immense où le jour qui se meurt ne nous montre ni une maison ni un homme.
Eh! qu'est-ce donc là, au bord de la rivière? Cette ferme française entre des saules, et cette mare où barbottent des canards ne sont-elles qu'un mirage décevant? Non, non, la France vit et travaille dans cette solitude. Si nous allions serrer la main au fermier et embrasser la fermière?
—Cavalier, sommes-nous encore loin des Beni-Mansour?
Il secoue la tête, il ne nous comprend pas.
—Kodèche Sâa?
—Besef! besef!
Il faut marcher, marcher vite; voici la nuit qui accourt sur son cheval noir, lancé au grand galop. Nous passons la rivière. Ces larges flaques d'eau, où s'éteint le ciel pâle, ont des reflets sinistres, et ces galets dont les prismes ne scintillent plus sous la lumière nous regardent d'un air morne. Le clapotement de l'eau sur les pierres est comme une voix qui se plaint. Que cette rivière est longue a passer! Nous pressons nos bêtes.
—Choua! choua! [Doucement! doucement!] nous crie le cavalier. De la prudence, ne nous écartons pas du gué. Il y a des endroits où l'eau tourbillonne: ce sont autant de trous creusés par les djenouns de l'Oued-Sahel, où ils se divertissent à noyer les voyageurs. Enfin, nous voici sur l'autre bord. Mais l'obscurité nous enveloppe, et notre isolement nous met une vague angoisse au coeur. Nos muletiers n'ont pu nous suivre, ils sont loin, très-loin en arrière. Le cavalier est seul avec nous. A-t-il du moins son bon fusil pour nous défendre?
—Et votre revolver, Caporal? dit madame Elvire d'un air railleur.
—Il est au fond de ma malle.
—Ah!
—Désirez-vous que je l'en retire?
—Mais votre malle est à une lieue d'ici, sur le dos du mulet aux bagages.
—C'est vrai; je n'y songeais pas.
—A quoi songez-vous donc?
—A vos souffrances, madame.
—Bah! on s'habitue à tout, même à une selle kabyle.
—Je vous admire, et…
Un bruit formidable s'élève du fond de la vallée, comme l'écho d'un tonnerre lointain. Nos mulets tressaillent, la mule du Général dresse les oreilles.
—Sidi-Yzem! dit le cavalier en étendant la main dans la direction de la forêt d'Anif. Alors, parmi nous un grand silence se fait. Nous n'entendons plus rien que le bruit du coeur dans la poitrine. Les mulets ont les jambes de la mule, et la mule a des ailes. De grands nuages noirs pareils à des démons, escaladant le ciel, nous dérobent les étoiles, si chères au voyageur nocturne. Sommes-nous sur le chemin de l'enfer? On le croirait, tant les ténèbres sont profondes. Tout à coup, deux lueurs rouges phosphorescentes, deux charbons incandescents brillent devant nous et s'éteignent. Sont-ce les yeux de Lucifer? Une sueur glacée perle sur nos fronts. Le danger passé:
—C'est un chacal qui a peur, dit madame Elvire.
—Ou une hyène qui fuit, ajouté-je.
Cette course échevelée dure une heure environ, puis nos bêtes d'elles-mêmes ralentissent leur allure. Nous approchons du bordj des Beni-Mansour. Allah soit loué! nous en franchissons la porte. Un rire éclate; mais dans ce rire, il y a des sanglots.
—Jamais, dit le Général, je ne pourrai descendre de ma mule!
Le Conscrit lui tend ses bras. Madame Elvire s'y laisse tomber; elle ne peut se tenir sur ses jambes. Alors, sans pitié pour elle-même, elle brave la douleur qui lui arrache des larmes. Son mari offre de la porter.
—Je marcherai!
—Mais pourquoi?
—Parce que je le veux!
Et elle marche vers une lumière qui, en l'éclairant, nous montre deux grands yeux cerclés de noir, illuminant des joues décolorées. Nous trouvons le commandant du bordj à table avec le médecin militaire, le maître d'école et sa fille. Ah! pauvre enfant! Je ne vous raconterai pas sa triste histoire, ni celle de son père, ex-professeur du collége d'Alger, tombé… de verre d'absinthe en verre d'absinthe jusqu'à l'école primaire des Beni-Mansour. J'aime mieux vous dire le menu qui s'étale fastueusement sur la table: un brouet vert où l'oseille nage dans l'eau de la source prochaine, deux vieilles perdrix et… un appétit kabyle!
—Et nos poulets! dit le Caporal à l'oreille du Général; c'est le moment de les manger ou jamais.
—Assurément; mais ils se promènent encore sur la route. Sidi-Yzem nous en débarrassera.
—Hélas! non, madame, lui répond M. Jules visiblement mortifié. A
Sidi-Yzem il faut de la chair fraîche.
Avant le dessert, nous dormons sur nos chaises. Il n'y a qu'un lit; celui du commandant qui l'offre courtoisement à madame Elvire. Est-il heureux le Conscrit, de pouvoir le partager avec son Général! Mais on dort bien aussi entre les bras d'un fauteuil ou sur une botte de paille.
Au petit jour, dispos et gais, nous sommes en route; le soleil a chassé les djenouns et nous promet un nouveau jour de fête. Nos montures sont efflanquées et maigres; mais ne les jugeons pas sur la mine, non plus que nos guides qui certes ne mangent pas deux fois par an le kouskoussou à la viande. Nous ferons avec eux aujourd'hui quinze lieues en douze heures! Madame Elvire ne troquerait pas son pauvre bât kabyle contre sa selle d'hier, fût-elle constellée de diamants. Les campagnes que nous traversons d'abord, en remontant la vallée de l'Oued-Sahel, sont fertiles et assez bien cultivées. Mais bientôt les blés deviennent rares, rares aussi les figuiers et les oliviers. Et lorsqu'après une heure de marche vers l'ouest, nous tournons brusquement à gauche, vers le sud, laissant le Djurjura derrière nous, voici que tout à coup la nature change de toilette: elle se montre à nous parée d'une indicible sauvagerie. Nous sommes dans le pays d'Anif. Plus de moissons, plus d'arbres fruitiers, mais des massifs de pins et de mélèzes parsemés çà et là de tamarins, de tuyas, de lentisques, de térébenthes, de lauriers-roses. Un sol schisteux, raviné, déchiré, bouleversé, gris, noir ou fauve; de grands sapins, les uns encore debout, dont la racine s'évertue en vain à percer la pierre que recouvre à peine une mince couche végétale; les autres, renversés et tordu par l'ouragan, couchés sur le roc comme des squelettes blanchis. Partout autour de nous, quelle désolation!
Cependant des aubépines blanches corrigent un peu l'aspect lugubre de ce cimetière; d'autres fleurs s'y épanouissent aussi, nous montrant la vie qui renaît sur chaque tombe. Les plus nombreuses, ce sont les El-atey à cinq pétales roses. Les Kabyles en font une boisson aromatique que les Roumis dédaignent, mais qu'estimaient les Osmanlis. Dans chaque bas-fond où les torrents d'hiver charrient et accumulent l'humus, se presse une herbe touffue dont le vert éclatant est une joie pour les regards attristés par les teintes mornes du paysage. Au milieu d'un de ces prés si riants se dresse, majestueux, un palmier centenaire. Il y a un siècle ou plus, quelque fils du Désert jeta en cet endroit le noyau de sa datte qui ombrage à présent une nouvelle oasis. Nous atteignons une haute montagne au pied de laquelle coule l'Oued-Mahrir. La grande porte des Bibans est devant nous, formée par deux crêtes verticales de dyke de calcaire siliceux, violemment soulevées. Entre elles, dans une étroite et profonde crevasse, gronde la rivière. Est-ce elle qui s'est ouvert ce passage à travers la pierre, et si c'est elle combien de milliers d'années lui a-t-il fallu pour cela? Les Français se sont aventurés pour la première fois dans ce défilé impraticable le 29 octobre 1839, sous la conduite du duc d'Orléans. Nous nous y engageons par un sentier de chèvres que la pioche a taillé dans d'abruptes rochers; et nous trouvons sur la pierre cette inscription grossièrement gravée: «3e de ligne, 2me bataillon, mai 1860, les soldats ont fait ce chemin.» En sortant du défilé, nous traversons une plaine aride que sillonne la rivière profondément encaissée, et qu'égayent à peine quelques maigres bouquets d'arbres.
Qu'est-ce donc qui fume là-bas sur cette colline blanche? Est-ce le foyer d'un géant, le dernier survivant de sa race? car nos guides nous conduiront tout à l'heure devant des tombeaux qui renferment des morts d'une taille surhumaine. Rassurons-nous: c'est un nuage de vapeur d'eau que dégagent deux sources chaudes en jaillissant, bouillonnantes, du rocher. Elles sont très-sulfureuses et marquent à notre thermomètre quatre-vingt-dix-sept degrés. Un de nos guides nous fait comprendre par signes qu'un marabout a frappé en cet endroit la terre de son bâton; puis, en marmottant une prière, il va se baigner dans une piscine rustique, très-ancienne, que forment quelques pierres amoncelées au pied du coteau. C'est qu'en effet, après les géants et avant les djenouns, des hommes habitèrent cette contrée, ainsi que l'attestent les ruines nombreuses de villages abandonnés, tels que Thagadirth-Tamokranth, Akarouï, Agouni-Gouzal et d'autres encore [Devaux, les Kébaïles du Djerjera.]. Adoraient-ils le dieu Gouzil, fils de Jupiter-Ammon, qu'une idole berbère recueillie par le musée d'Alger nous représente avec des cornes de bélier? Le nom d'un de ces villages en ruines ou entièrement disparus semble en offrir, sinon une preuve, du moins un indice. A une époque récente et jusqu'à la conquête de la Kabylie, le pays d'Anif, avant d'être le domaine exclusif des lions et des panthères, était la forêt de Bondy de l'Afrique, et les Portes-de-Fer, un coupe-gorge. Nos muletiers nous l'apprennent par une pantomime très-expressive, accompagnée de plusieurs besef! besef! au moment où nous entrons dans le défilé de la Petite-Porte.
Entre de colossales assises, séparées les unes des autres par des crevasses profondes, verticales et régulières comme si elles avaient été taillées au ciseau, l'architecte de ce prodigieux monument a jeté le lit d'un torrent. A chaque crue d'eau le flot s'engouffre, déchaîné et terrible dans cette gorge si étroite que deux mulets à peine peuvent y marcher de front. Alors le torrent en escalade les parois jusqu'à dix, quinze ou vingt mètres, entraînant dans sa fureur, pour les briser les uns contre les autres, d'énormes blocs de pierre. De chaque côté du défilé, appuyées sur les assises géantes, s'entassent des masses rocheuses, d'aspect formidable.
Oh! certes ce fut la citadelle des Titans en révolte, foudroyée et démantelée par les guerriers célestes! Et parmi les murs croulants, en signe de paix et de rédemption, s'épanouissent des fleurs colorées de ce vif incarnat qui pare la joue des vierges, et si belles, si douces à voir sur ce rempart ruiné des cyclopes, que nous ne pouvions en détacher nos yeux.
En sortant de cette gorge unique au monde, et qui à elle seule eût largement payé la fatigue du voyage, nous retrouvons la forêt des schistes, des pins et des mélèzes, et nous la parcourrons jusqu'au soir.
Nous voulons atteindre le bordj de Thazemath, situé dans l'Oued-Sahel, entre Akbou et le bordj des Beni-Mansour, à mi-chemin de l'un et de l'autre. Il nous faut donc revenir sur nos pas; mais nous ne reprenons pas la grande route de la vallée.
A travers une solitude aride, dévastée et sauvage, où les rampes et les pentes se multiplient comme à plaisir sur le flanc des rochers calcaires, nous gagnons, en marchant au sud-est, les crêtes des montagnes de la Kabylie méridionale. Tantôt nous côtoyons des maquis impénétrables, où il ne serait pas sage d'ailleurs d'essayer de pénétrer: on y pourrait marcher sur la patte d'un dormeur dont la colère est terrible quand on le réveille. Tantôt, nous avançons péniblement en zig-zag, entre de longs amas de pierres gisantes provenant de montagnes en décomposition. A notre gauche, sur la rive droite de l'Oued-Sahel, nous laissons plusieurs tribus qui payent au dormeur dont nous avons respecté le sommeil, un tribut annuel de boeufs, de moutons et de chèvres qu'il prélève sur elles, la nuit, quand c'est la faim qui le tient éveillé: les Aïth-Hal-Ksor', 3 villages, 250 fusils, qui récoltent le goudron dans la forêt d'Anif; les Aïth-Seubkha, 1 village, 87 fusils, qui exploitent leurs sources riches en sel, et plus au nord, les Aïth-Ouled-Ali-Bou-Beker, dont le miel est renommé en Kabylie; puis les Aïth-Mansour, plus à l'est, 7 villages, 223 fusils, voués surtout à l'industrie des oliviers.
Du haut de la crête, où trottent vers six heures du soir nos mulets infatigables, nous apercevons à nos pieds, sur une éminence, le bordj qui nous abrita la nuit dernière; la première pierre en fut posée en avril 1851. Plus bas, nous admirons se déroulant de l'ouest à l'est, l'incomparable vallée de l'Oued-Sahel et le grand Djurjura que le soleil à son déclin coiffe d'un turban écarlate: un de ces chefs d'oeuvre dont on ne se lasse jamais.
En face de nous, c'est le territoire des Aïth-Abbès, 39 villages, 1,563 fusils, les plus industrieux et les plus civilisés des Kabyles. Demain, si Allah le veut, nous irons visiter leur capitale Kalaa [Lieu difficile à atteindre.] sur un rocher à pic de plus de mille mètres. Enfin, plus à l'est, sur les basses collines qui descendent vers Bougie, habite la nombreuse tribu des Aïth-Aïdel, dont les 20 villages ne comptent pas moins de 2,130 fusils. Le bordj de Tazemath, vers lequel nous courons avec les jambes d'acier de nos bêtes, est devant nous couché comme un cygne blanc sur un large nid de verdure. Les dernières lueurs du jour éclairent vaguement des pierres romaines gisant sur un mamelon, entre le bordj et la rivière: là fut Ausum. Le soleil est couché lorsque nous mettons pied à terre.