En Kabylie: Voyage d'une Parisienne au Djurjura
Prévenu de notre arrivée par Ben-Ali-Chérif, le commandant nous accueillit comme s'il était notre ami, notre frère. C'est le lieutenant ***. Sa modestie pourrait s'effaroucher, si je disais ici le bien que je pense de lui. Le dîner, où son ordonnance épuise tout l'art culinaire, a bientôt réparé nos forces. La conversation du lieutenant est un assaisonnement qui nous ferait manger les volailles de nos tellis irrévocablement répudiées et pour plus d'une cause. La seule sur laquelle je veuille et doive insister est celle-ci: pendant tout notre voyage en Kabylie, il ne nous fut pas permis de toucher à nos provisions de bouche autrement que pour luncher, entre les heures des repas et loin des maisons hospitalières. Et ceci, de même que la sûreté parfaite du voyageur dans la montagne, nous amena à faire cette variante au proverbe kabyle de l'enfant et de la couronne d'or: «un voyageur peut parcourir toute la Kabylie sans révolver dans sa malle, sans poulets rôtis dans ses tellis, et même, s'il est assez bon piéton pour se passer d'un mulet, sans un sou dans sa poche.»
Le lieutenant *** nous apprend la révolte des Ouled-Sidi-Cheikh de la province d'Oran, et l'horrible massacre du colonel Beauprêtre et de sa petite colonne. Peste! si les Kabyles allaient se soulever aussi? La garnison du bordj se compose du commandant, d'un chasseur d'Afrique, son ordonnance, et de quelques spahis ou fantassins indigènes. Ce serait peu pour résister à une attaque des Aïth-Mlikeuch d'en face, qui se battent aussi bien qu'ils pillent. Il y a huit jours on a dû désarmer un de leurs villages qui manifestait des envies séditieuses. Mais nous avons ici le bras qui, le 26 décembre 1854, trancha d'un seul coup de sabre la tête de Bou-Bar'la; ce bras est celui du caïd Sidi-Lakhdarel-Mokrani, dont une fantaisie algérienne fit le descendant d'un Montmorency. Ses ancêtres authentiques sont les grands chefs de Kalaâ et des Aïth-Abbès, qui succédèrent, en 1559, à Abd-el-Aziz, illustré par les guerres kabyles qu'il soutint contre Kheir-ed-Din, fondateur, avec son frère Aroudj, de la domination turque. Cette généalogie vaut bien l'autre et peut suffire à son orgueil. Le caïd habite le bordj avec sa famille. Le lieutenant nous le présente; c'est un homme d'aspect noble, mais ruiné par une vieillesse précoce. Il semble près de tomber en enfance, et l'on s'étonne, en voyant trembler sa main, qu'elle ait pu frapper un si rude coup sur l'homme à la mule. A présent il ne serait plus capable d'un pareil exploit. Mais le commandant vaut à lui seul une garnison; sa gaieté spirituelle et cordiale dissipe nos alarmes. Ne sommes-nous pas d'ailleurs aguerris au danger? Et en cas de péril extrême, n'avons-nous pas la ressource de l'anaya, la fleur offerte à madame Elvire par le beau Kabyle des Aïth-Moula-Oumalou?
Enfin, une joyeuse chanson de France qui nous arrive de la cuisine achève de mettre en fuite les préoccupations de demain. C'est l'ordonnance qui chante en lavant la vaisselle. Cet enfant de Paris est un vrai maître Jacques, lorsqu'il n'a pas le sabre au poing ou le mousquet à l'épaule: valet de chambre et d'écurie, cuisinier, tailleur et cordonnier au besoin, il sait tous les métiers qu'il n'a pas appris, et bien d'autres encore. Il est poëte et compose des stances à la lune dans ses heures de mélancolie. Sa suprême joie et son unique ambition, c'est d'aller à Aumale pour y régaler ses camarades avec l'argent de sa solde. Ses voeux devaient être exaucés le lendemain.
Au point du jour, le commandant nous aborde d'un air peiné: il vient de recevoir un ordre qui l'oblige à partir de suite pour Aumale avec son ordonnance. Dix-huit lieues que leurs bons chevaux arabes franchiront en six ou sept heures. En fassent autant les chevaux d'Angleterre ou d'Allemagne que l'on vante! Et il pleut à verse, et les chemins sont détrempés.
—Le plus fâcheux, nous dit-il, c'est que vous ne pouvez vous remettre en route aujourd'hui. La pluie, en tombant cette nuit, a rendu la montagne tout à fait impraticable. Les sentiers qui mènent à Kalaâ sont toujours difficiles et dangereux, mais à présent vous y exposeriez sérieusement votre vie. Vous voilà donc prisonniers au bordj pour un ou plusieurs jours. Résignez-vous. Au reste, rien ne vous manquera, le caïd est prévenu, et je reviendrai, moi, le plus tôt possible. Madame Elvire fait une moue charmante qui signifie: je ne me résigne pas du tout, j'ai décidé que nous partirons aujourd'hui pour Kalaâ, et nous y serons ce soir. Cependant, à tous ses mais on oppose des raisons si raisonnables, qu'elle paraît vouloir se ranger tout à coup aux avis de l'amitié prudente. Méfiez-vous, disent les Kabyles, de la femme qui, après s'être longtemps obstinée dans son idée, y renonce soudain pour adopter la vôtre: plus alors elle se montre complaisante et docile, plus elle est résolue à vouloir ce que vous ne voulez pas.
Le commandant est parti après nous avoir à tous fraternellement serré la main. Nous demeurons dans le bordj avec quelques Kabyles dont aucun ne parle ni ne comprend un seul mot de français. La pluie continue à tomber, le vent souffle de l'ouest par rafales, chassant devant lui d'épais nuages d'un bleu d'ardoise qui se heurtent et se déchirent aux crêtes des montagnes, puis saignent abondamment. L'eau ruisselle partout, la vallée est inondée. Le Djurjura semble coiffé d'un bonnet de plomb; son pied plonge dans un bain d'encre. Le Conscrit s'est recouché, tout à fait résigné à attendre en dormant que le soleil luise. M. Jules et moi nous imitons ce sage exemple, car madame Elvire, muette, le menton dans la main, s'impatiente et s'irrite de tout ce que nous imaginons pour la consoler ou la distraire. Mais qui donc nous réveille? Le bordj est-il attaqué par toute la Kabylie en armes?
—Allons! paresseux, debout! Le temps est magnifique, les mulets nous attendent, les bagages sont chargés.
Un pâle rayon de soleil se glisse entre les nuages; mais les sommets demeurent enveloppés de brouillards noirs qui flottent ainsi qu'un crêpe de deuil sur la vallée.
—Le ciel est plein d'eau, dit le Conscrit; d'ailleurs les chemins…
—Tais-toi, et en route!
—Mais il y va de votre vie! s'écrie le Caporal avec un geste éploré; soyez plus raisonnable.
Le Conscrit paraît ébranlé.
—A votre aise, dit le Général, restez! moi, je pars avec le cheikh
Chellaba.
Le cheikh Chellaba est un des trois chefs de Kalaâ. Il est venu rendre visite à son ami Sidi-Lakhdar, et il s'est gracieusement offert à madame Elvire pour guide.
—Ah! si j'étais votre mari, madame!
—Monsieur, si vous étiez mon mari, vous m'aideriez à monter sur mon bât. Ami, ta main.
—Ainsi soit-il! dit le Conscrit en la mettant sur son mulet; elle partirait sans moi, et c'est le devoir d'un soldat de suivre son Général. Mais comment nous as-tu procuré des mulets? Tu parles donc kabyle à présent?
—Tu ne sais pas encore que pour satisfaire un désir nous sommes toutes polyglottes. Adieu, beau Djurjura!
Nous quittons le bordj vers deux heures après-midi. Sous un ciel gros de nuages et qui de temps à autre, en guise d'avertissement, nous jette quelques gouttes d'eau au visage, nous montons ou descendons une suite de collines pittoresques, surchargées de moissons et d'arbres fruitiers. Sortant du désert d'Anif, nous éprouvons un plaisir extrême à voir cette végétation exubérante, née des sueurs des Aïth-Abbès. Le cheikh Chellaba marche à notre tête; il monte une mule de race que nous, sur nos mulets, nous avons presque autant de peine à suivre que celle de l'aga. C'est l'homme le plus paternellement bon qui soit. Il veille sur madame Elvire comme si elle était sa fille. La pluie! la pluie! M. Jules, qui se tenait à l'arrière-garde, morose et boudeur, accourt avec les châles; mais déjà le bon père Chellaba l'a prévenu. Il s'est dépouillé d'un de ses trois burnous, celui du milieu, il en a enveloppé madame Elvire.
—Ce n'était qu'une alerte, dit-elle; voici que la pluie cesse.
—Dites plutôt un dernier avertissement qui vous conseille, madame, de retourner sur vos pas.
—Toujours en avant! c'est ma devise.
De crête en crête, de ravin en ravin, nous arrivons devant un mur vertical. Une roche brune, haute de cinquante mètres, nous barre le chemin. A gauche comme à droite, elle se prolonge à perte de vue. Comment la franchir? Mais ce n'est pas le seul obstacle: il y a là un torrent qui bondit sur les pierres. Le cheikh Chellaba y entre résolûment, et madame Elvire après lui en criant: qui m'aime me suive! Nous longeons la muraille; nos bêtes ont de l'eau jusqu'au ventre. Alors s'offre à nous une autre Porte-de-Fer, mais deux fois plus étroite: une fente, une fissure; deux mulets ne sauraient y passer de front. Le merveilleux défilé! de chaque côté, à portée de la main, le rocher vertical; sous les pieds, le torrent, grondant, blanc d'écume. Pour le plaisir d'y passer qui ne voudrait exposer sa vie? Si pourtant l'eau montait?.. nous n'échapperions pas à la noyade. Rassurez-vous: les Aïth-Abbès, gens prévoyants autant qu'industrieux, nous ont ménagé un refuge. A hauteur d'homme et tout le long du défilé, ils ont pratiqué une entaille dans la roche vive. Pour égayer leur chemin et en tirer tout le profit possible, ils ont apporté du terreau, creusé de petites rigoles d'arrosage, planté des figuiers, semé des fleurs à côté des plantes potagères. Et voilà que cette gorge aride, si redoutable, déroule sous le regard enchanté une double chaîne verte et fleurie, dont chaque anneau semble formé par un jardin d'enfant.
Nous sommes sortis du défilé; mais entrons-nous dans le chaos? Non. Voici de toutes parts d'admirables cultures. Autour de nous ce ne sont que fleurs. Pourtant ce qu'on voit ici tient du prodige; est-ce que cela existe réellement? Ne sont-ce pas nos cerveaux, exaltés par la fatigue, qui créent ce désordre indescriptible de roches monstrueuses entassées les unes sur les autres, de hauts pitons perpendiculaires ou surplombants, plus rapprochés encore que ceux de la Kabylie djurjurienne, d'abîmes béants qui sont comme autant de déchirures de la croûte terrestre et du fond desquels s'élève, gémissante ou menaçante, la clameur des torrents? Non, car nous voici penchés sur un précipice dont la paroi verticale descend à droite à cinq cents mètres sous le pied de nos mulets, tandis qu'à gauche elle monte, en surplombant, à cent pieds au-dessus de nos têtes. Nos bêtes trottinent, l'oreille dressée, l'oeil fixe, sur un sentier large comme la main; la pluie l'a détrempé et l'a rendu glissant. Le commandant avait bien raison de vouloir nous garder au bordj! Gare au vertige et ne remuons pas: le moindre mouvement peut déterminer un faux pas, et le moindre faux pas, c'est la mort!… Un cri d'angoisse s'échappe de nos poitrines: le mulet de madame Elvire a glissé et… il reste arc-bouté sur les quatre jambes, la tête et le cou dans le vide. Ah! il reprend son pas. Je suis pâle, le Caporal est blême et le Conscrit vert. Le Général, souriant et moqueur, tourne la tête et nous montre des yeux brillants et des joues roses. Chaque mulet glisse à son tour et nous fait voir la mort d'aussi près qu'on en peut approcher sans qu'elle vous embrasse. Mais qui voudrait laisser paraître sa peur devant une femme si brave? Plus le péril est imminent et plus elle en plaisante. Sa gaîté nous gagne avec son beau mépris du danger, et elle éclate quand le Conscrit, faisant une glissade plus dangereuse encore que les autres, s'écrie:
—Ah! pour le coup, ma chère, j'aime mieux le macadam!
Vers six heures du soir, nous atteignons le pied d'un rocher droit et superbe comme un palmier; il enfonce sa tête dans un nuage noir. Le cheikh Chellaba lève la main:
—Kalaâ! nous dit-il.
Sur ce bloc de pierre, haut de mille mètres, sont couchées trois bourgades qui forment Kalaâ: Ouled-Hamadouh, Ouled-Aïssa, Ouled-Aaroun, et les ruines d'une quatrième qui fut Tazlah. Mais par où donc y atteindre? Par ce bel escalier taillé en zig-zag dans le marbre. Quel palais des Mille et une nuits en possède un pareil? A mesure que nous en montons les marches, l'abîme grandit à droite, à gauche ou derrière nous. A chaque tournant, il semble que nous plongions dans le vide. Mais le vide ne nous fait plus pâlir, et l'émotion qu'il éveille en nous est plutôt agréable que poignante. A moitié chemin de la crête, un épais rideau de brouillards se déroule autour de nous.
Alors, transportés en plein pays des fées, nous escaladons des degrés de marbre à travers des nuées grises. Tout le reste s'est évanoui: les montagnes et les précipices, le ciel et la terre. Puis, tout à coup, et comme si la nature voulait dans ce jour épuiser pour nous tous ses spectacles, riants, imposants ou terribles, c'est le déluge! Les nuées grises deviennent des cataractes. L'escalier est un torrent, le crépuscule du soir éclaire de lueurs blafardes une inondation fantastique. La nuit jette sur nous son manteau de ténèbres. Nous ne voyons plus rien; en vain nous appelons-nous les uns les autres, les hurlements du vent étouffent notre voix. Pendant une heure encore, au milieu de la tempête déchaînée, nous escaladons ces marches de pierre qui nous paraissent aussi nombreuses que les degrés de l'échelle de Jacob. Le seul instinct de nos montures nous protège: aucun de nous n'échangerait son maigre mulet kabyle contre la Toucques ou la Fille-de-l'Air. A huit heures du soir, nous nous séchons autour d'un grand feu que font flamber pour nous les fils, frères et cousins du bon cheikh Chellaba: c'est une famille d'or.
Et maintenant, lecteur, mon ami, qui avez acquis des droits à ma reconnaissance en me suivant à travers ce monde extraordinaire dont mon crayon ambitieux a tenté une esquisse, ne craignez pas que j'abuse de votre bonté indulgente. Non, je ne vous ferai point partager notre souper au piment, notre tapis aux puces. Je ne vous raconterai point Kalaâ avec ses trois bourgades, et sa jolie mosquée aux dix-sept arcades, et ses trois canons fleurdelisés fondus en 1559 par un esclave chrétien. Je ne m'étendrai pas sur l'extrême politesse de ses habitants, plus civilisés que tous leurs frères de Kabylie, ni sur leurs aptitudes industrielles et commerciales. Je ne vous ferai toucher du doigt ni leurs riches broderies d'or et d'argent, ni leurs cuirs, ni leurs toiles, ni leurs soies, ni même le burnous que tissait, le lendemain matin, la belle Belkhrer, assise devant son azetha [Métier.], au fond de son akham [Maison.]. Quelle peinture pourtant vous ferait un maître en l'art d'écrire de cette femme aux traits nobles, drapée dans ses haïks, parée de ses bijoux, coiffée comme la Judith antique, qui passe avec ses doigts effilés la chaîne entre la trame, tandis que son oeil de mère surveille un groupe d'enfants demi-nus s'ébattant autour du foyer. Mais beaucoup ont visité Kalaâ, et plusieurs ont décrit cette capitale de l'antique royaume de Labbès, longtemps armée contre la domination turque. Au pied de son rocher que nous redescendons par un autre escalier de marbre, la plaine arabe s'étend vers le sud, nappe infinie, verte ou fauve, accidentée çà et là de grandes tentes en poil de chameau ou de chèvre, autour desquelles paissent d'innombrables troupeaux. Nous jetons un dernier regard ému sur les montagnes kabyles, et en route pour le Désert! Ami lecteur, serez-vous du voyage?