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Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves: (traduit de l'anglais)

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The Project Gutenberg eBook of Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves

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Title: Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves

Author: Count Valerian Krasinski

Release date: October 14, 2012 [eBook #41066]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Christine P. Travers and the
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAI SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE DES NATIONS SLAVES ***

232.—IMPRIMERIE H. SIMON DAUTREVILLE ET Ce, RUE NEUVE-DES-BONS-ENFANTS, 3.

ESSAI
SUR
L'HISTOIRE RELIGIEUSE
DES
NATIONS SLAVES

PAR

LE COMTE VALÉRIEN KRASINSKI,

AUTEUR DE L'HISTOIRE DE LA RÉFORME EN POLOGNE, DU PANSLAVISME ET GERMANISME, ETC.
(Traduit de l'Anglais.)

PARIS
CHEZ GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES, PALAIS-ROYAL,
PÉRISTYLE MONTPENSIER.
1853.

PRÉFACE.

L'ouvrage que l'on va lire a eu en Angleterre un grand succès d'estime et deux éditions successives publiées en 1849 et en 1851. Bien que le but de l'auteur, comme il le déclare lui-même à la fin de son livre, eût été surtout d'exercer une influence directe sur le public anglais, son travail présente néanmoins une étude trop sérieuse de faits la plupart inconnus en Europe, pour que la publication de cet ouvrage, dans la langue la plus répandue sur le continent, ne soit éminemment utile à tous ceux qui, par position ou par goût, se livrent aux études philosophiques, historiques et politiques. La controverse que la lecture de plusieurs pages de cet essai peut faire naître dans l'esprit des personnes qui ne partagent pas les idées et les croyances religieuses de l'Auteur, contribuerait puissamment, en se produisant par la voie de la presse, à la découverte de la vérité dans l'une des plus importantes questions de l'histoire moderne.

En effet, l'histoire religieuse d'une nation, est, dit l'auteur, l'histoire de son développement moral et intellectuel; elle a toujours exercé l'influence la plus décisive sur son état politique et social. Cette vérité n'a peut-être jamais été démontrée d'une manière plus évidente que dans les pays habités par les nations slaves.

Ces nations constituent la race la plus nombreuse en Europe, elles occupent la plus grande partie de son territoire et étendent leur domination sur une grande partie de l'Asie.

La population slave se monte à 80 millions d'habitants soumis au joug de la Russie, de l'Autriche, de la Porte Ottomane et de la Saxe[1]. Un mouvement intellectuel des plus remarquables se manifeste dans toutes les branches de la famille slave. Depuis un quart de siècle, la littérature a produit dans son sein un grand nombre d'ouvrages d'un mérite supérieur, dans tous les genres de connaissances humaines. En même temps que ce mouvement se propage, il se développe parmi les populations slaves une tendance vers l'union de leurs branches multiples, et un désir irrésistible de se séparer des peuples d'origine différente, avec lesquels elles se trouvent mêlées sous le rapport politique.

Cette tendance est le résultat naturel du progrès des communications entre les branches si variées de la race slave. On a été conduit à reconnaître que, malgré les différences de climats, de religions et de formes politiques susceptibles de modifier quelques traits de caractère, tous les Slaves ne forment, pour ainsi dire, qu'une seule grande nation, parlant divers dialectes émanés de la même langue-mère, et tellement rapprochés l'un de l'autre, qu'un matelot de Raguse peut s'entretenir facilement avec un pêcheur d'Arkhangel, et un habitant slave de Prague communiquer sans plus de difficulté avec un bourgeois de Varsovie ou de Moscou.

Dans un ouvrage intitulé: «Panslavisme et Germanisme,» l'auteur avait déjà cherché à appeler l'attention du public sur l'importance du mouvement slave, sur les dangers auxquels s'exposait la Hongrie par suite de la lutte malheureuse des Madgyars contre la nationalité slave[2]. Cette lutte eut pour résultat d'absorber l'existence de la Hongrie dans la monarchie à laquelle elle ne se rattachait que par des liens constitutionnels. Ce sont les sentiments de nationalité des Slaves du Sud, froissés par les tendances du madgyarisme[3], qui ont fait de ces populations les instruments dociles de la politique de l'Autriche. L'enthousiasme pour la dynastie de Hapsbourg ne compte évidemment pour rien dans ce résultat. Mais si la fibre nationale a été assez puissante pour pousser les Slaves à des actes d'hostilité contre les Madgyars, avec lesquels ils ont été unis pendant des siècles par des liens politiques, confondant leurs vœux d'indépendance avec le patriotisme hongrois, ce même sentiment les empêchera de se conformer bénévolement aux exigences du pouvoir central, auquel la politique de l'Autriche veut décidément imprimer un caractère allemand.

L'Allemagne exercera sans doute une grande influence sur le développement politique et religieux des Slaves occidentaux, qui ne laisseront pas que de réagir à leur tour contre cette influence.

Mais les publicistes allemands devraient réfléchir que non-seulement les considérations de religion, de justice et d'humanité, mais encore leurs propres intérêts comme Allemands, leur commandent d'entretenir la bonne harmonie avec les Slaves de l'Occident, en respectant leurs sentiments de nationalité au lieu de les irriter par une compression systématique.

L'Auteur, profondément affligé par les sentiments hostiles que l'Assemblée nationale de Francfort a manifestés contre la Pologne dans l'affaire de Posen, ne se réjouit cependant nullement de voir ses prédictions sur le sort qui attendait les travaux de la diète allemande, si complètement réalisés[4]. L'existence d'une Allemagne forte et unie, est une nécessité européenne utile aux intérêts de la civilisation générale, y compris celle des Slaves occidentaux. Mais les intérêts de l'Allemagne exigent que l'on soit juste envers ces Slaves, dont les sentiments de dignité nationale ont été éveillés, qui ont acquis la conscience de leur importance et de leur force, et qui, par conséquent, ne sauraient abdiquer la position que leur assurent et la nature et la justice. Les Slaves occidentaux formeraient une puissante barrière entre l'Allemagne et la Russie, si l'Allemagne ne changeait imprudemment cette barrière en avant-garde de la puissance russe. Il n'existe pas de Slave éclairé qui ne sache que le progrès moral et matériel de sa nationalité aurait bien plus à gagner à une alliance intime avec l'Occident civilisé qu'avec l'Orient encore barbare de l'Europe, et qu'un progrès dans la première de ces voies est de beaucoup préférable à toute satisfaction de vanité nationale suggérée par l'idée d'une prédominance politique dans le monde. Mais les Slaves n'achèteront pas les avantages d'une civilisation plus avancée au prix d'un vasselage envers une race étrangère, qui tend bien moins à développer qu'à détruire leur nationalité. À défaut d'autre alternative, ils préféreront confondre les destinées de leurs branches particulières avec celles de la race commune, sans s'arrêter à la forme qui doit les représenter, et chercher une compensation à ce sacrifice dans les brillantes espérances du Panslavisme politique. L'Auteur, qui avait déjà antérieurement indiqué la possibilité d'une combinaison semblable (Panslavisme et Germanisme, page 331), ne présumait pas alors que l'Autriche, dont les intérêts les plus vitaux commandaient l'opposition la plus vigoureuse à un pareil plan, fût obligée de se jeter dans les bras de la grande puissance Slave, qui peut seule mettre ce plan à exécution. Il s'attendait moins encore à ce que l'Autriche hâtât en quelque sorte cet évènement par la politique sans nom qu'elle a suivie à l'égard de la Hongrie, cette nation sur laquelle elle devait compter le plus pour opposer une vive résistance à la Russie, dont l'influence avait fait de si grands pas en Gallicie, depuis le temps des atrocités perpétrées à Tarnow.

Il est tout-à-fait superflu de démontrer l'immense accroissement de puissance que la Russie a acquis par son intervention en Hongrie, et l'influence qu'elle a solidement établie sur les Slaves du Sud, qui parlent des dialectes très ressemblants au russe et qui professent la Religion grecque. Aucun homme, quelque peu versé dans la connaissance des affaires de l'Europe, ne pourra admettre un instant que l'échec que la Grande-Bretagne et la France ont fait subir à la Russie au sujet de ses tentatives d'intimidation contre la Turquie, lui aurait fait abandonner ses projets d'agrandissement politique devenus un instinct, non-seulement du cabinet, mais du peuple russe. La Russie redoublera d'efforts pour asseoir encore plus solidement son influence sur les Slaves de la Turquie, et pour lui infliger ainsi un coup plus sensible qu'elle ne le ferait par une campagne heureuse. Lorsque la Russie parviendra à une domination directe ou indirecte sur les Slaves méridionaux, elle débordera complètement les Slaves occidentaux, les forcera à rentrer dans son système politique, et fera dépendre leur destinée de celle de son empire. Le sort de la Hongrie n'est certainement pas moins fâcheux, parce qu'il a pu être prédit d'avance. Il en sera de même des Slaves occidentaux et méridionaux; une connaissance exacte de la question suffit pour faire cette prédiction, bien que le rôle de Cassandre ne soit nullement agréable dans les affaires publiques ou particulières. Le danger est imminent et grave, mais il n'est pas trop tard encore pour le conjurer. La voix calme que pourrait élever l'Angleterre pour adoucir l'animosité qui règne entre les Slaves et les Allemands, serait d'un grand poids pour éviter une guerre de races dont les horreurs sont faciles à prévoir, lorsqu'on se rappelle les conflits sanglants qui ont éclaté entre les Madgyars, les Slaves, les Valaques et les Allemands pendant les troubles de la Hongrie. On peut prévenir ces calamités en développant parmi les Slaves qui ne sont pas encore tombés sous la domination de la Russie, une nationalité basée sur les principes d'une sage liberté. C'est là une mesure pratique, et, si elle est habilement mise à exécution, elle pourra contre-balancer l'influence que la Russie exerce sur ces mêmes Slaves et qu'elle appuie de son immense force matérielle. Bien plus, elle pourra réagir sur la population de la Russie elle-même, et obliger cette puissance à adopter une ligne de politique plus libérale. La mesure dont il s'agit est d'une exécution facile, car les Slaves préféreront une existence nationale libre aux projets ambitieux de la prépondérance politique. Mais, encore un coup, les Slaves ne voudront pas acheter la jouissance des institutions libérales au prix de leur nationalité, car ils savent parfaitement qu'on peut les acquérir par une révolution politique inattendue, tandis que la nationalité une fois perdue ne peut être reconquise. Or, l'attachement à leur nationalité est le trait distinctif du caractère des Slaves. Ce sentiment anime le paysan le plus ignorant autant que le plus savant érudit, et il est aussi vivace en ce moment qu'il l'était il y a mille ans. L'empereur Léon le Philosophe (881-912), dit que les Slaves préfèrent être opprimés par leurs princes, plutôt que d'obéir aux Romains et à leurs sages lois. Les Croates de nos jours ont pris les armes contre les Madgyars, avec lesquels ils sont restés pendant des siècles dans l'union politique la plus intime, jouissant des mêmes libertés constitutionnelles sans jamais tenter de la rompre,—uniquement parce que leur sentiment national a été froissé par la mesure qui leur imposait de force la langue madgyare. Ce sentiment est beaucoup moins fort dans la race teutonique, dont le patriotisme porte un caractère local. Les Allemands de l'Alsace sont Français de sentiment et sont fiers de l'être; il en est de même des Allemands des provinces baltiques de la Russie; il en est tout autrement des Slaves. Un écrivain allemand ajustement fait observer que le patriotisme des Slaves n'est pas attaché à la terre, mais qu'ils sont unis par un lien puissant, celui de la langue, laquelle est aussi souple et flexible que les nations qui la parlent[5], et l'on peut appliquer aux Slaves en général, ce qu'un homme d'État éminent de la Grande-Bretagne (Sir Robert Peel) a dit en parlant des Polonais: Cælum non animum mutant[6].

Le sentiment de nationalité est devenu plus fort et plus universel que jamais parmi les Slaves. Ce sentiment se joint à la conviction que leur race est destinée à prendre dans le monde une position en rapport avec le chiffre de sa population et l'étendue du territoire qu'elle occupe. Cette conviction n'est, en aucune manière, le rêve de l'imagination; elle est le résultat naturel d'une appréciation calme de l'histoire contemporaine et du passé de la race slave. Aucune race n'a plus souffert de l'oppression étrangère et des dissensions intérieures, et cependant, au lieu de disparaître et d'être absorbée par d'autres nations, comme cela est arrivé aux Celtes autrefois si puissants, les Slaves forment aujourd'hui la population la plus nombreuse en Europe, occupent la plus grande partie de son territoire, et sont animés plus que jamais du sentiment que l'on pourrait appeler leur nationalisme plutôt que leur patriotisme. Est-il possible d'admettre que la Providence, qui ne fait rien en vain, eût produit un prodige moral comme celui que présente l'histoire de la race slave, prodige auquel nul autre n'est peut-être comparable dans les annales du monde, sans un but qui vînt y répondre dignement. N'est-il pas beaucoup plus naturel de supposer qu'une race, dont l'existence matérielle et morale a été conservée d'une manière si merveilleuse, soit destinée à accomplir une grande mission? Cette idée devient la croyance universelle de tous les Slaves, qui, tout en différant sur d'autres points, s'accordent tous sur celui-ci; et faut-il ajouter qu'une foi vive dans l'accomplissement d'un grand projet, est le plus fort garant de sa réussite finale. L'auteur de cet essai avoue franchement qu'il croit autant que tout autre Slave à la future grandeur de sa race; mais il espère fermement, et il fait des vœux ardents pour que cette grandeur soit fondée sur le développement moral et intellectuel de toutes les branches, et pour que leur union en une grande famille s'accomplisse sur les bases d'une religion pure et d'une liberté rationnelle, au lieu d'être uniquement une combinaison de forces brutales, cimentées par la haine commune d'une race étrangère et par l'ambition politique tendant à la conquête et à l'oppression des autres nations.

Dans un ouvrage publié il y a douze ans, l'auteur a cherché à donner un récit détaillé de l'origine des progrès et de la décadence de la Réforme religieuse en Pologne et de l'influence que cette Réforme a exercée sur l'état général du pays. L'ouvrage actuel en contient le résumé enrichi de quelques faits nouveaux parvenus à la connaissance de l'auteur. Le coup d'œil sur les anciens Slaves, par lequel ce livre débute, est tiré d'un ouvrage manuscrit sur l'histoire et la situation politique et intellectuelle des nations slaves, auquel l'auteur a travaillé et qu'il publiera sans doute un jour. Les sources où il a puisé, sont, pour l'histoire des Hussites, indépendamment de l'ouvrage bien connu de Lenfant, les écrits de Théobald, Cochléus, Æneas Sylvius, Hagee et Balbinus, et surtout celui de Pelzel, que l'auteur a principalement suivi dans la partie de son travail relative à la Bohême. En ce qui concerne la Russie, l'auteur a consulté Karamsine; il s'est servi d'une description de la secte des Raskolniky par un prêtre russe, ouvrage qui contient beaucoup de matériaux intéressants mais réunis sans examen critique; il a puisé dans Haxthausen, Tourghénéff, dans le cours de littérature slave professé au Collége de France par Mickiewicz; enfin il s'est entouré des renseignements qui lui ont été communiqués personnellement par des habitants de la Pologne et de la Russie. Le résumé de toutes ces recherches a été d'abord livré au public en Angleterre, sous forme d'un cours que l'auteur a fait oralement à Cambridge, à Durham et à Édimbourg. L'ouvrage actuel en est le développement.

L'Auteur a considéré comme un devoir pénible, en racontant l'histoire religieuse de la Bohême et de son propre pays, de passer plus d'une fois condamnation, non-seulement sur les machinations dont les Jésuites se sont servis pour abattre la cause de la Réforme, mais aussi sur l'indolence, les jalousies intestines, les querelles et les trahisons des Protestants, qui ont plus nui à leur cause que les attaques de leurs adversaires. L'Auteur, bien qu'il soit né et qu'il ait été élevé dans le sein de l'Église réformée en Pologne, déclare solennellement qu'il est étranger à tout sentiment d'hostilité contre les membres de l'Église de Rome, parmi lesquels il compte beaucoup d'amis et de parents. Une grande partie de sa famille étant catholique, l'auteur a vécu en Pologne beaucoup plus avec les membres de cette Église qu'avec les Protestants; il avoue cependant n'avoir jamais éprouvé, de leur part, aucune marque de malveillance à cause de ses opinions religieuses. Bien plus, il constate avec satisfaction que la publication de son ouvrage, d'une tendance protestante, l'Histoire de la Réforme en Pologne, n'a pas changé, à son égard, les sentiments de ses amis et de ses parents; mais qu'au contraire, malgré des opinions religieuses diamétralement opposées aux siennes, la plupart d'entre eux ont rendu une justice complète à la sincérité de ses convictions.

Nous espérons que le public éclairé de l'Europe fera de même.

CHAPITRE PREMIER.
LES SLAVES.

Origine de nom des Slaves. — Hérodote en parle. — Tacite, Pline et Ptolémée en font mention. — Ils s'étendent au Sud et à l'Ouest. — Leur caractère et leurs mœurs. — Conquête et extermination des peuples situés entre l'Elbe et la Baltique. — Quelques mots sur les Wendes de la Lusace. — Oppression des Slaves par les Germains, et leur résistance au Christianisme. — Renaissance de l'animosité nationale entre les Allemands et les Slaves à notre époque. — Religion des anciens Slaves. — Hospitalité, caractère doux et pacifique, probité des Slaves idolâtres attestée par les missionnaires chrétiens. — Anecdote qui rappelle les peuples hyperboréens. — Leur bravoure et leur habileté militaire. — Leur courage à supporter les fatigues et les tourments. — Progrès rapide du Christianisme parmi eux, dès qu'il est prêché dans leur langue. — Royaume de la Grande-Moravie. — Traduction des Écritures en slavon, et introduction de la langue nationale dans le culte religieux par Cyrille et Méthodius. — Persécution de ce culte par l'Église catholique romaine. — Les rois de France prêtaient leur serment de couronnement sur un exemplaire des Évangiles slaves.

Un écrivain éminent d'Allemagne, Herder, fait remarquer que les nations slaves occupent une plus large place sur la terre que dans l'histoire. La distance qui séparait de l'Empire romain les pays habités d'abord par ces peuples, lui paraît en être la principale raison. Ils ne furent connus sous le nom de Slaves que dans le VIe siècle par les écrivains byzantins[7], et ceux de l'Europe occidentale. Toutefois, le père des historiens n'avait pas ignoré leur existence; car, on ne peut, un seul instant, mettre en doute que les peuples cités par Hérodote dans le livre de ses histoires qui a nom Melpomène, les Callipèdes, les Halisoniens, les laboureurs scythes, etc., ne soient des Slaves. Si l'on considère leur immense population, ils ont autant de titres à être une nation autochtone d'Europe, que les Grecs, les Latins, les Celtes et les Germains. Ils ne sont pas venus dans cette partie du globe en même temps que les Huns, les Goths, etc., comme quelques auteurs l'ont supposé. Pline, Tacite et Ptolémée font mention des Slaves sous le nom de Vindes, de Serbes, de Slavani, etc.; mais ils n'ont commencé à être bien connus de l'Ouest et du Sud de l'Europe, qu'après être sortis de leurs positions primitives à l'Est de la Vistule et au Nord des monts Carpathes, et s'être étendus par degrés au Sud et à l'Occident.

Les causes de cette émigration extraordinaire sont inconnues; on l'attribue à une surabondance de population et à la pression exercée par les nations étrangères de l'Est et du Nord. Quoi qu'il en soit, cette émigration différa entièrement de l'émigration des races teutoniques qui conquirent les provinces situées au sud-ouest de l'Empire romain et des invasions des hordes asiatiques, des Huns, par exemple, des Avares, et, dans les derniers temps, des Tartares et des Mongols. Ce fut une invasion pacifique; ils venaient, non dévaster, mais fonder des colonies. L'écrivain allemand Herder, cité au commencement de ce chapitre, retrace parfaitement, ainsi qu'il suit, cet épisode si important dans l'histoire de l'humanité.

«Nous rencontrons, dit-il, les Slaves, pour la première fois sur le Don, parmi les Goths, plus tard sur le Danube, au milieu des Huns et des Bulgares. Ils ont souvent porté le trouble dans l'Empire romain en se réunissant à ces nations, surtout comme leurs associés, leurs auxiliaires et leurs vassaux. Malgré quelques expéditions, ils ne formèrent jamais, comme les Germains, un peuple de guerriers entreprenants et aventureux. Au contraire, ils suivirent pour la plupart les peuplades teutoniques, occupant paisiblement les terres que celles-ci avaient évacuées, et se trouvèrent à la fin maîtres du vaste territoire qui s'étend du Don à l'Elbe et de la mer Adriatique à la mer Baltique. Sur le versant septentrional des monts Carpathes, leurs établissements, à partir de Lunebourg, couvraient le Mecklembourg, la Poméranie, le Brandebourg, la Saxe, la Lusace, la Bohême, la Moravie, la Silésie, la Pologne et la Russie; au-delà de ces montagnes, ils s'étaient d'abord établis en Moldavie et en Valachie, et s'étendirent de plus en plus jusqu'à ce que l'empereur Héraclius les eût admis en Dalmatie. Ils étaient aussi très nombreux en Pannonie, et s'étendirent du Frioul à l'extrémité sud-est de la Germanie, de sorte que leur territoire avait pour limites l'Istrie, la Carinthie et la Carniole. En un mot, les pays qu'ils possédaient forment la partie la plus étendue de l'Europe que, même maintenant, une seule nation puisse occuper. Ils s'établirent dans les pays abandonnés par les autres peuples, comme agriculteurs et comme pasteurs; cette occupation pacifique fut un grand bienfait pour ces contrées dépeuplées par l'émigration de leurs premiers habitants et dévastées par le passage destructeur des nations étrangères. Ces peuples étaient adonnés à l'agriculture et aux divers arts domestiques; ils faisaient des amas de blé, élevaient les bestiaux, en un mot, ils cherchaient à tirer parti de tous les produits de leur sol et de leur industrie. Le long des côtes de la Baltique, à partir de Lubeck, ils construisirent quelques ports de mer. Vineta, entre autres villes, située dans l'île de Rugen[8], fut l'Amsterdam des Slaves. Ils entretinrent un commerce assidu avec les Prussiens et les Lettoniens, comme le prouve la langue de ces peuples. Ils fondèrent Kioff sur le Dnieper et Novgorod sur le Wolkhow; ces deux villes devinrent des comptoirs florissants, elles reliaient le commerce de la mer Noire à celui de la Baltique, et distribuaient les produits de l'Orient, au Nord et à l'Ouest de l'Europe. En Allemagne, ils travaillaient aux mines; ils savaient fondre et couler les métaux, préparer le sel, manufacturer la toile, brasser l'hydromel, planter des arbres fruitiers et mener, suivant leur usage, une vie joyeuse, embellie par la musique. Ils étaient charitables et hospitaliers à l'excès, vains de leur indépendance quoique soumis et obéissants, ennemis de la fraude et du vol. Toutes ces qualités cependant ne les garantissaient pas de l'oppression, ils contribuèrent eux-mêmes à la perte de leur liberté. En effet, comme ils n'ont jamais combattu pour la domination du monde, ils n'ont jamais eu de princes héréditaires belliqueux, d'eux-mêmes ils ont payé tribut pour occuper en paix leur contrée, et furent toujours opprimés par les autres nations, surtout par les peuples de race germanique.

»Les richesses qu'ils devaient au commerce, furent évidemment la cause des attaques dont ils furent l'objet depuis Charlemagne[9]; la religion chrétienne en était le prétexte: il convenait bien mieux à l'héroïque nation des Francs de traiter en esclave un peuple industrieux, adonné à l'agriculture et au commerce, que de s'appliquer eux-mêmes à ces arts pacifiques. Ce que les Francs avaient commencé, les Saxons l'achevèrent. Les Slaves furent ou exterminés ou réduits en esclavage en masse, par provinces, et les évêques et les nobles se partagèrent leurs dépouilles. Les Allemands du Nord ruinèrent leur commerce sur la Baltique. Vineta périt misérablement sous les coups des Danois, et ce qui reste de ce peuple en Allemagne, peut se comparer aux Péruviens échappés aux Espagnols. Est-il donc étonnant qu'après des siècles d'esclavage, avec l'exaspération profonde de ce peuple contre ces despotes et ces brigands qui se paraient du nom du Christ, leur caractère, si doux jadis, soit devenu cruel, dissimulé, et ait dégénéré en une indolence servile? Et cependant leur ancien caractère se laisse encore apercevoir, là surtout où ils jouissent de quelque degré de liberté[10].» (Ideen zur Philosophie der Menschheit, vol. IV, chap. IV.)

Les Allemands ont exercé sur les Slaves de la Baltique une oppression qui dépasse tout ce que cette race malheureuse eut à souffrir, au Sud, des Turcs, à l'Est, des Mongols. En effet, la conduite de ces infidèles à l'égard des Slaves conquis, fut pleine d'humanité si on la compare aux traitements que leur firent subir les Allemands baptisés (car je ne puis les appeler chrétiens). Les Mongols qui conquirent les provinces du Nord-Est de la Russie, sous les descendants du terrible Gengis-Khan, et qui sont la personnification des peuples sauvages et barbares, laissèrent aux chrétiens une liberté entière en religion. Ils exemptèrent même les membres du clergé et leurs familles de la capitation imposée aux autres habitants. Ils ne les privèrent point de leur territoire, et jamais ne leur prescrivirent l'oubli de leur langue nationale, de leurs mœurs et de leurs coutumes. Les Mahométans osmanlis, laissèrent aux Bulgares et aux Serbes subjugués, leur foi, leurs propriétés et leurs institutions locales et municipales. Au contraire, les chrétiens d'Allemagne, princes et évêques, se partagèrent les terres des Slaves qui, par provinces entières, furent exterminés ou réduits en servitude[11].

Les Turcs admirent les Slaves qui, par force ou par persuasion, avaient embrassé l'Islamisme (les Slaves de Bosnie), à tous les droits et priviléges dont ils jouissaient eux-mêmes; quelques-uns occupèrent les dignités les plus élevées de la Porte ottomane, et même celle de vizir, tandis que les Allemands étendirent leurs persécutions jusque sur les descendants chrétiens de leurs victimes. Ils furent réduits en esclavage, sans pouvoir rester dans les villages habités par les colons allemands établis sur leurs propres terres. Ils étaient exclus, en outre, des compagnies ou corporations de commerce.

Une loi, à Hambourg, établissait que quiconque aspirait au titre de bourgeois de cette ville, eût à prouver qu'il n'était pas d'origine slavonne. Beaucoup de documents officiels prouvent que les persécutions des conquérants allemands continuèrent long-temps après la soumission définitive et la conversion de cette race malheureuse[12]; un écrivain allemand rapporte que, long-temps après l'établissement de la religion chrétienne, un Slave, rencontré sur une grande route et qui ne pouvait justifier d'une façon satisfaisante son départ de son village, était exécuté sur place ou tué comme un vil animal[13]. Il ne faut donc pas s'étonner que la langue slave, qui s'étendait, à l'Ouest, jusqu'à la rivière Eyder, et au Sud, au-delà des rives de la Saale, ait disparu à la fin: ceux qui le parlaient, ont été, soit exterminés, soit entièrement dénationalisés et changés en Allemands[14].

En rappelant cet assassinat d'une nation par l'autre, je n'ai pas écouté les accusations intentées par le parti opprimé. Les plaintes de la victime se sont perdues dans la suite des temps, et les Slaves de la Baltique n'ont pas eu, comme les Mexicains, un Ixtlilxochilt, comme les Péruviens, un Garcilasso de la Vega, pour dénoncer à la postérité les griefs de leur nation. C'est des oppresseurs eux-mêmes, qu'est parti le premier témoignage contre les cruautés de leurs compatriotes, et il faut le dire à l'honneur de l'humanité, il s'est trouvé, parmi les Allemands, des gens vertueux, de véritables prêtres du Christ, qui élevèrent une voix courageuse contre la conduite barbare et inhumaine des princes et des nobles; car, sous le prétexte de convertir les Slaves idolâtres à la religion chrétienne, ils leur faisaient éprouver une oppression plus cruelle que les persécutions exercées par des païens.

On dira peut-être, à quoi bon ranimer le souvenir d'anciennes cruautés qu'il vaut mieux ensevelir dans l'oubli du passé? Sans doute; mais malheureusement le contraire a lieu. Depuis quelques années, une lutte s'est établie entre les écrivains slaves et allemands; et tous, dans leur polémique, donnent une grande importance à l'histoire de leurs mutuelles relations. Mais, ce qui est le plus regrettable, les animosités nationales entre les deux races ne se sont pas bornées aux écrits des historiens: elles ont été entretenues par les pamphlets, les journaux, et ont même abouti à des collisions, comme à Posen et à Prague. Cette malheureuse disposition se développe avec une très grande force, et l'on peut craindre qu'elle ne produise de tristes résultats pour les deux races humaines et pour l'humanité en général; on n'a donc nullement le droit, suivant moi, de présenter, sous des couleurs favorables, une injustice qui est un fait: il vaut mieux l'exposer devant le tribunal de l'opinion publique en Europe, qui trouvera, peut-être, quelques moyens de remédier, avant qu'il soit trop tard, aux conséquences, autrement inévitables, de ce déplorable état de choses. Il est d'ailleurs impossible de comprendre nettement tout l'effet des doctrines religieuses sur le caractère national des Slaves. La propagation de ces doctrines parmi cette même nation, concorde avec les causes de son succès et de sa chute.

Je désire surtout que les protestants étrangers, acquièrent une connaissance parfaite des causes et des effets auxquels je fais allusion; eux seuls, en effet, pourront se former une juste idée de l'histoire religieuse des Slaves et du mouvement religieux qui, sans aucun doute, suivra le mouvement politique qui agite aujourd'hui cette nation avec une force sans cesse croissante.

Mais, avant de décrire la conversion des nations slaves à la religion de l'Évangile, je ferai une espèce de tableau de leur idolâtrie, de leurs mœurs, coutumes, de l'état de leur civilisation sous le paganisme. La condition sociale et morale d'un peuple a toujours une grande influence sur ses révolutions religieuses.

«Les Slaves, dit Procope[15], honorent un Dieu, maître du tonnerre; ils le reconnaissent pour le seul Dieu de l'univers, et lui offrent des animaux et différentes sortes de victimes. Ils ne croient pas que le destin ait aucun pouvoir sur les mortels. Sont-ils en danger de périr par la maladie ou le fer de l'ennemi, ils font vœu à Dieu de lui offrir des sacrifices s'ils échappent à la mort. Ils honorent encore les fleuves, les nymphes, et quelques autres divinités; ils leur offrent des sacrifices et font en même temps des pratiques de divination.» Ce tableau de la religion slavonne s'accorde avec le récit de Nestor; il raconte que la principale divinité des Slaves, adorée à Kioff, à Novgorod et ailleurs, était Péroun, ou le tonnerre. Cette idole était en bois, avec une tête d'argent et des moustaches d'or. Le même auteur cite les noms d'autres divinités, mais sans décrire leurs attributs[16].

Les détails que les chroniqueurs bohêmes et polonais donnent sur les anciennes divinités de leur pays, laissent beaucoup à désirer. Ce sont des traditions recueillies long-temps après la disparition de l'idolâtrie; et leur tentative de les accorder avec la mythologie grecque et romaine, donne à penser que leur imagination a souvent suppléé au manque de connaissances précises sur ce sujet. Les seules divinités que l'on puisse affirmer avoir été adorées dans la patrie primitive des Slaves, c'est-à-dire la Pologne et la Russie, sont celles dont le souvenir se conserve encore, en partie, dans les chants populaires, les fêtes et les superstitions de ces contrées. Les principales de ces divinités sont: Lada[17], que l'on croit la déesse des plaisirs et de l'amour; Kupala, le dieu des fruits de la terre; et Koleda, le dieu des fêtes. Le nom de Lada, dans certaines parties de la Russie, reparaît dans des chants et des danses qui ne reviennent qu'à certaines saisons de l'année. La fête de Kupala se célèbre, le 23 juin, par des feux de joie autour desquels le peuple danse. Ce dieu a ainsi survécu à l'extinction de l'idolâtrie nationale, et son culte se perpétue en un certain degré dans plusieurs parties de la Pologne et de la Russie; la jeunesse des villages danse autour de feux allumés, le soir avant la Saint-Jean-Baptiste (23 juin): elle donne à ce saint le nom de Jean Kupala[18]. La fête de Koleda a lieu le 24 décembre, et il est à remarquer qu'en Pologne et dans plusieurs autres parties de la Russie, ce nom remplace celui de fête de Noël: on s'en sert encore pour plusieurs cérémonies pratiquées en ce jour.

Quant au culte des nymphes des rivières, dont parle Procope, on peut en retrouver des traces de nos jours. La croyance aux fées et aux autres êtres fantastiques qui habitent les bois, l'eau et l'air, est encore vivace chez les paysans de plusieurs contrées slaves, et s'est conservée dans de nombreuses traditions populaires, dans des chants et des pratiques superstitieuses. Tous ces restes de la mythologie slavonne ont été recueillis avec un soin particulier, et les travaux de quelques savants slaves ont jeté une vive lumière sur cette question. Toutefois, les seules données certaines que nous ayons, sont ce que rapportent, sur les Slaves de la Baltique, des auteurs européens, voisins de ces peuples et témoins oculaires (du moins quelques-uns) de ce qu'ils décrivent. Un hasard heureux a même conservé jusqu'à nos jours les objets qu'adoraient les Slaves[19]. Je donnerai donc sur l'idolâtrie slave, des détails que l'on peut admettre comme positifs.

La divinité la plus célèbre des Slavons de la Baltique était Sviantovit ou Sviantovid[20], dont le temple et l'idole étaient à Arkona, capitale de l'île de Rugen. En 1168, Waldemar, premier roi de Danemarck, détruisit ce dernier vestige de l'idolâtrie slave. Un historien danois contemporain, Saxo Grammaticus, qui, probablement, assistait à l'expédition[21], donne les détails suivants sur Sviantovit et son culte:

«Au milieu de la ville, sur un terrain aplani, s'élevait un temple, construit artistement en bois. Sa magnificence et la sainteté de l'idole qu'il renfermait, l'avaient mis en grande vénération.

»Les murs intérieurs de l'édifice étaient d'un travail achevé, et couverts des images de divers objets, peintes d'une manière grossière et imparfaite. Il n'y avait qu'une seule entrée; le temple lui-même avait une double enceinte. L'enceinte extérieure consistait en une muraille surmontée d'un toit peint en rouge. La partie intérieure, surmontée par quatre poteaux, avait, au lieu de murailles, des tentures de tapisserie. Le même toit les abritait toutes deux. L'idole placée dans cet édifice, dépassait de beaucoup la taille humaine. Elle avait quatre têtes et autant de cous, deux poitrines et deux dos, tournés de côtés différents. La barbe était soigneusement peignée, et la chevelure rasée de près. Dans la main droite, elle tenait une corne faite de plusieurs métaux; et, chaque année, le prêtre chargé du culte de cette idole, la remplissait de vin[22]. Le bras gauche de la divinité était courbé, sur le côté, dans la forme d'un arc; son vêtement descendait jusqu'aux jambes, et celles-ci étaient formées de différentes sortes de bois si bien jointes, qu'un examen attentif pouvait seul découvrir les pièces du rapport. Les pieds posaient sur le sol, où ils étaient même enfoncés. Non loin de l'idole, étaient rangés avec art, son épée, sa bride et les autres objets qui lui appartenaient; parmi eux brillait surtout son épée, d'une grandeur démesurée, avec une poignée d'argent et un fourreau d'un travail merveilleux. Voici quelles étaient les cérémonies de son culte solennel:—Tous les ans, après la moisson, la population s'assemblait devant le temple; on y immolait des bestiaux, et on faisait un repas solennel, considéré comme une cérémonie religieuse.

»Le prêtre qui, contrairement à l'usage du pays, se faisait reconnaître à la longueur de sa chevelure et de sa barbe, nettoyait d'abord, au commencement de la cérémonie, l'intérieur du temple, où seul il avait accès. En accomplissant cette tâche, il retenait avec soin sa respiration, pour ne pas souiller la présence de la divinité par l'impureté d'une haleine mortelle. Il sortait du temple toutes les fois qu'il voulait respirer. Le jour suivant, lorsque le peuple était réuni devant les portes du temple, le prêtre apportait la corne qu'il avait prise aux mains de l'idole, et augurait du bonheur de l'année suivante d'après son contenu. Si la liqueur avait baissé, il prédisait la disette, sinon l'abondance. Il ordonnait alors d'épargner les provisions, ou bien d'en être prodigue. Il renversait ensuite le contenu de la corne aux pieds de l'idole, sous forme de libation, et le remplaçait par du vin nouveau; puis il adressait à sa divinité des prières pour lui-même, pour le salut de la contrée et de ses habitants, pour l'accroissement de leurs biens, pour la défaite des ennemis, et vidait la corne tout d'un trait. Après l'avoir remplie de nouveau, il la replaçait dans la main droite de l'idole. Un épais gâteau rond, fait avec du miel, lui était aussi offert par le prêtre. Celui-ci plaçait le gâteau entre lui-même et le peuple, et demandait aux assistants s'ils pouvaient le voir par dessus. S'ils répondaient oui, il les invitait à se munir, pour l'année suivante, d'un gâteau capable de le dérober à leur vue. Il finissait par bénir le peuple, au nom de l'idole, et par l'exhorter à témoigner sa ferveur par des sacrifices fréquents, promettant, en récompense, la victoire sur terre et sur mer. Le reste du jour était consacré à des festins, et l'assemblée consommait les offrandes faites au dieu. Dans cette fête, l'intempérance était un acte de piété, la sobriété un péché. Chaque année, hommes et femmes donnaient une pièce d'argent pour l'entretien et le culte de l'idole. Le tiers des dépouilles prises sur l'ennemi lui était consacré; on les devait à son appui. Le même dieu avait 300 chevaux, autant de soldats, qui faisaient la guerre en son nom. Tout leur butin revenait au prêtre de l'idole; il l'employait à décorer l'intérieur du temple, et l'enfermait sous clef dans des salles secrètes, où une immense quantité d'argent et de magnifiques vêtements, pourris par le temps, étaient amoncelés. Il y avait aussi un nombre considérable d'offrandes faites par ceux qui désiraient se concilier la faveur du dieu. La Slavonie[23] n'était pas la seule à offrir de l'argent à cette idole: tous les rois voisins lui envoyaient des présents, sans penser au sacrilége dont ils se rendaient coupables. Ainsi, entre autres, Suénon, roi de Danemarck[24], envoya au dieu, pour se le rendre favorable, une coupe d'un travail achevé, préférant à sa religion une religion étrangère. Il fut puni de ce sacrilége par une mort violente et misérable. Le même dieu avait d'autres temples dans différents endroits, sous la direction de prêtres d'un rang égal, mais d'un pouvoir moins étendu. Il avait encore un cheval blanc, réservé exclusivement pour lui. C'était un péché d'arracher un crin de sa crinière et de sa queue; le prêtre seul pouvait lui donner de la nourriture et le monter.

»Sviantovit (c'est le nom de l'idole) combattait sur ce cheval contre les ennemis de son culte, suivant la croyance des Rugiens. Ce qui avait donné lieu à cette croyance, c'est que souvent, le matin, on trouvait dans l'écurie, le cheval du dieu couvert d'écume et de sueur, comme s'il avait pris un exercice violent et voyagé durant la nuit. On essayait de prévoir l'avenir au moyen de ce cheval, de la manière suivante:—Avait-on résolu de porter la guerre quelque part, on plaçait à terre, devant le temple, trois rangées d'épieux, et le prêtre, après avoir accompli les prières solennelles, les faisait franchir au cheval. Si, en passant par dessus les épieux, il levait d'abord le pied droit, les présages étaient favorables; s'il levait le pied gauche, ou tous les deux à la fois, les présages étaient contraires et l'expédition était alors abandonnée.»

Suivant le même auteur, Sviantovit avait un étendard qui donnait à ceux qui le suivaient le privilége de faire tout ce qu'ils voudraient. Ils pouvaient piller impunément, même les temples des Dieux, commettre toutes sortes de violences, sans qu'on les leur imputât à crimes.

Waldemar, roi de Danemarck et conquérant de Rugen, fit mettre en pièces cette idole si célèbre. Les morceaux servirent à cuire des aliments: circonstance qui contribua beaucoup à détruire la croyance à cette divinité.

Les détails de ce culte, et la description de ce temple le plus célèbre parmi les Slaves, nous ont été conservés par un auteur contemporain; ils sont authentiques, selon moi, et nous donnent une idée exacte de l'idolâtrie slave. Cette religion se perpétua encore sur les bords de la Baltique, trois siècles après la conversion des autres nations slaves au christianisme.

D'autres tableaux de la même idolâtrie se retrouvent chez différents écrivains allemands qui vivaient dans le voisinage des Slaves de la Baltique: quelques-uns même les connaissaient particulièrement. Toutefois les limites de cet ouvrage ne me permettent pas d'entrer dans de longs détails, et je terminerai par le passage suivant d'Helmold, prêtre allemand du Holstein, qui avait eu des rapports personnels avec les Slaves idolâtres.

«Les Slaves, dit-il, ont différentes sortes d'idolâtrie, et ne s'accordent pas entre eux dans leurs rites superstitieux. Quelques-unes de leurs idoles ont des figures bizarres, comme l'idole de Plunen (Plon, dans le Holstein), appelée Podaga. Plusieurs dieux sont censés habiter dans les bois, et n'ont pas d'images pour les représenter, tandis que d'autres ont trois têtes et même plus. Par dessus tant de dieux auxquels ils attribuent la protection de leurs champs et de leurs forêts, et même le pouvoir de dispenser les peines et les plaisirs, ils placent dans le ciel un Dieu qui commande à tous les autres, mais ne s'occupe que des choses célestes. Tous les dieux sont issus de son sang, et sont plus puissants les uns que les autres, selon qu'ils tiennent de plus près au grand dieu qui leur assigne leurs différents emplois.» (Chronicon Slavorum, livre I, ch. XXIII.) La théogonie slave ressemble à celle de la Grèce; dans les deux, les dieux et les demi-dieux sont issus de la divinité suprême et obéissent à ses commandements. Toutefois, ce n'est pas ici le lieu de chercher les rapports de la mythologie slavonne avec la mythologie classique ou indienne, et je dois passer à la description de l'état moral de la race qui croyait à cette mythologie.

Tous les auteurs qui ont observé les Slaves sur les bords du Danube et les rivages de la Baltique, rendent un témoignage favorable de leur caractère national. «Ils ne sont enclins ni à l'injustice ni à la fraude», dit Procope; et l'empereur Maurice rapporte qu'ils ne retenaient pas leurs prisonniers, comme les autres nations, dans un perpétuel esclavage; ils leur permettaient, après un certain temps, de retourner dans leur patrie en payant une rançon, ou de rester parmi eux, libres et bien traités[25]. La vertu principale des Slaves est l'hospitalité; sous ce rapport, ils l'emportent sur toute autre nation. Les empereurs Maurice et Léon le philosophe[26], rapportent que les Slaves accueillaient les voyageurs avec la plus grande bienveillance. Ils les conduisaient dans d'autres villes, pourvoyaient à tous leurs besoins, les confiaient même en garde à quelques-uns de leurs compatriotes qui répondaient de leur sûreté à la personne qui les avait amenés. S'il arrivait quelque mal à l'étranger, malgré la vigilance de son hôte, celui-ci était puni par ses voisins ou par ceux qui lui avaient confié le voyageur. L'hospitalité que les Byzantins vantent dans les Slaves du Sud, était en égal honneur chez les Slaves de la Baltique. Adam de Brême dit[27], qu'aucune nation ne les surpassa en douceur de mœurs, en hospitalité et en obligeance. Helmold, qui les avait visités lui-même en compagnie de l'évêque d'Oldembourg, à l'époque de leur exaspération contre les chrétiens leurs voisins, en fait le plus grand éloge. Il dit avoir appris par expérience ce qu'il savait déjà par ouï dire, que les Slaves sont le peuple le plus hospitalier. Si l'un d'eux, ce qui était bien rare, était convaincu d'avoir éconduit un étranger ou de lui avoir refusé l'hospitalité, on avait le droit d'incendier sa maison et ses biens, tous le traitaient d'infâme, de scélérat qui méritait la réprobation universelle. Le biographe de saint Othon dit que les Poméraniens tiennent toujours leurs tables chargées de viandes et de boissons[28], afin que le maître de la maison puisse les offrir à ses hôtes et aux étrangers à tous les moments de la journée. Le même auteur ajoute ce qui suit sur la probité des Slaves. «Il règne parmi eux une telle confiance, dit-il, ils sont si peu enclins au vol et à la fraude, que jamais ils ne ferment ni leurs coffres ni leurs caisses. Ils ne connaissent ni clefs ni verroux, et grand est leur étonnement de voir fermés les coffres et les malles de l'évêque. Ils placent leur linge, leur argent, leurs objets précieux dans des caisses et des tonneaux simplement recouverts; ils ne craignent pas le vol, ils ne savent ce que c'est.» Mais la particularité la plus curieuse que cet auteur rapporte sur les Slaves de Poméranie, c'est qu'ils reprochaient au Christianisme son immoralité et surtout le vol et le brigandage qui dominaient chez les chrétiens, ils blâmaient aussi les cruautés qu'ils exerçaient les uns sur les autres[29].

Les Byzantins et d'autres auteurs de l'Occident ont beaucoup vanté la chasteté et la fidélité conjugale des femmes slaves. L'empereur Maurice[30] dit qu'elles sont des épouses dévouées et que souvent elles s'immolaient sur le cadavre de leurs maris.

L'Anglo-Saxon saint Boniface, l'apôtre de la Germanie, parle des Slaves dans une lettre adressée à son compatriote Ethelbald, roi de Mercie, qu'on accusait de mœurs désordonnées[31]. «Cette nation, la plus détestable de toutes, comme il l'appelle à cause de son idolâtrie, a, dit-il, un tel respect pour la fidélité conjugale, que les femmes se tuent à la mort de leurs maris, et tous vantent à l'envi leur dévouement.» Il paraît que les femmes slaves partageaient avec leurs maris les difficultés des expéditions et même les dangers du combat. Quand les Avares, en 625, firent une tentative infructueuse contre Constantinople, beaucoup de Slaves qui avaient pris part à l'expédition y périrent, et les Grecs trouvèrent, après leur retraite, beaucoup de femmes parmi les morts[32].

Voici comme Helmold, que j'ai déjà cité, parle de leurs liens et de leurs affections de famille[33]: «L'hospitalité et l'amour des parents sont aux yeux des Slaves les premières vertus. On ne trouve chez eux ni pauvre ni mendiant; car, lorsque quelqu'un, soit par faiblesse, soit par l'effet de l'âge, ne peut plus pourvoir à ses besoins, ses parents le recueillent avec empressement.»

J'ai cité l'expression de Herder, où il dit que les Slaves menaient une vie joyeuse et embellie par la musique: l'anecdote suivante, rapportée par les écrivains byzantins, prouve quel amour les Slaves avaient pour la musique et dans quelle paix ils vivaient lorsque leurs voisins les laissaient en repos.

«En 890, pendant la guerre contre les Avares, les Grecs firent prisonniers trois étrangers qui, au lieu d'armes, portaient des cistres. L'empereur leur demanda qui ils étaient. «Nous sommes Slaves, dirent-ils, et nous habitons à l'extrémité de l'Océan occidental (mer Baltique). Le khan des Avares a envoyé des présents à nos chefs et nous a demandé des troupes pour combattre les Grecs. Nos chefs ont reçu les présents, mais nous ont envoyés au khan des Avares répondre que notre éloignement nous empêche de lui porter secours. Nous avons été nous-mêmes quinze mois en chemin. Le khan, plein d'égards pour notre caractère sacré d'ambassadeurs, nous a laissé retourner dans nos foyers. Nous avons entendu parler des richesses et de la bienveillance des Grecs, et nous avons saisi cette favorable occasion de pénétrer en Thrace. Nous ne connaissons pas l'usage des armes, nous ne jouons que du cistre. Chez nous, il n'y a pas de fer: nous menons une vie calme et pacifique sans avoir de guerre, et nous consacrant uniquement à la musique.»

L'empereur admira le caractère paisible de ce peuple, la haute et vigoureuse stature de ces étrangers; il les accueillit avec bienveillance et leur fournit les moyens de regagner leur patrie. (Stritter, Memoriæ populorum, vol. II, p. 53, 54). Cette anecdote nous fait croire que les récits rapportés par les anciens sur la félicité et l'innocence des Hyperboréens, ne sont pas si dénués de fondements qu'on le croit généralement. J'ai déjà cité le passage de Herder où il décrit l'état avancé du commerce et de l'industrie chez les Slaves, et je n'ai pas besoin de répéter les témoignages variés des écrivains contemporains, sur lesquels il a appuyé le tableau qu'il en trace.

Telle était la condition morale d'un peuple que les Allemands ont exterminé ou réduit en esclavage. Il ne faudrait pas croire cependant que les Slavons, pour être aussi industrieux, aussi pacifiques que les Péruviens, fussent aussi peu propres que ce peuple à la guerre. Il est très vrai, comme Herder l'a observé, qu'ils payaient d'eux-mêmes un tribut pour avoir le droit d'habiter en paix leur patrie. Cependant, quand les circonstances les contraignaient à la guerre, ils devenaient terribles pour leurs oppresseurs. Dans les combats, ils déployaient un courage, une adresse, une constance dans les souffrances et les fatigues, qui rappelle les indomptables Indiens de l'Amérique septentrionale, plutôt que les Péruviens si soumis. Les écrivains byzantins qui connaissaient les Slaves par leurs observations personnelles, racontent qu'ils marchaient au combat sans tuniques et sans manteaux, et n'ayant qu'une sorte de caleçon pour couvrir leur nudité. Ils n'avaient point d'armures, ils ne portaient que des épieux, quelques-uns seulement y joignaient des boucliers. Ils se servaient d'arcs et de flèches courtes, trempées dans un poison violent. Ils combattaient toujours à pied, et étaient très habiles à se défendre dans les défilés, dans les bois, et dans tous les lieux d'un difficile accès. Par des manœuvres adroites, ils savaient attirer l'ennemi dans des embuscades en simulant la retraite. Ils étaient des plongeurs expérimentés et pouvaient rester sous l'eau plus long-temps que personne, en recevant l'air au moyen de longs roseaux qui s'élevaient au-dessus de l'eau.

Ils étaient très adroits à surprendre leurs ennemis dans des rencontres particulières, et Procope en cite un exemple curieux: Bélisaire assiégeait la place de Terracine, en Italie, et désirait vivement s'emparer de quelque assiégé. Dans son armée se trouvaient beaucoup de Slaves, qui, chez eux, sur le Danube, s'exerçaient à faire des prisonniers en se cachant sous les pierres et parmi les broussailles: Bélisaire offrit une riche récompense à celui qui lui ramènerait tout vif un Goth assiégé. À un certain endroit, près des remparts, les Goths venaient d'ordinaire couper de l'herbe. Un jour, dès le matin, un Slave s'y traîna en rampant parmi les hautes herbes et s'y blottit. Un Goth sort de la ville, et s'avance sans soupçonner le danger dont il s'approche, et tout occupé à surveiller les mouvements du camp ennemi. Tout-à-coup le Slave s'élance de sa cachette, saisit le Goth par derrière et comprime ses mouvements avec tant de vigueur, que celui-ci ne put faire de résistance et se laissa emporter jusqu'au camp[34].

Les Slaves se rapprochaient encore des Indiens de l'Amérique septentrionale, par leur constance à supporter les tortures que leur faisaient subir leurs ennemis, pour apprendre le nombre et la position de leur armée. Ils se laissaient mourir dans les tourments les plus cruels, sans répondre à une seule question et sans faire entendre une seule plainte[35].

Les exploits militaires des Slaves ne se bornent pas à ces faits individuels qui demandent plus d'adresse que de valeur. On en trouve la preuve dans les invasions que les Slaves firent à travers l'Empire grec. Ils étendirent leurs dévastations de la mer Noire à la mer Ionienne, défirent souvent les Grecs, surtout à Andrinople en 551, et pénétrèrent jusqu'aux portes de Thessalonique et de Constantinople. Cependant ils furent quelques temps soumis à la nation des Avares d'Asie; ils combattirent avec valeur à l'avant-garde de leurs conquérants, et firent voir leur courage à l'attaque de Constantinople en 626, qu'ils faillirent emporter d'assaut[36].

Le territoire que les Slaves conquirent sur l'Empire grec, et qu'ils occupent encore, s'étend jusqu'aux environs d'Andrinople. Pendant deux siècles et même plus, ils furent maîtres presque de toute la Morée[37]. Au Nord, ils défendirent trois cents ans leur indépendance et l'idolâtrie de leurs pères contre le Danemarck, l'Allemagne, et à l'occasion, contre leurs frères convertis de Pologne.

Malgré les changements qu'ont fait subir au génie de la nation slave l'influence du temps, la forme du gouvernement, la religion, le climat et les autres circonstances, il n'a subi aucune altération dans ses caractères essentiels; j'ai donné tous ces détails, parce qu'ils nous apprennent à apprécier les causes qui ont eu de l'influence sur l'histoire politique et religieuse des Slaves. Ils nous montrent encore ce que nous pouvons craindre et espérer du mouvement qui agite aujourd'hui cette race d'une manière si puissante.

Le caractère doux et pacifique de la race slave, la rendait particulièrement propre à recevoir la doctrine de l'Évangile. Aussi le Christianisme fit parmi elle de rapides progrès, quand il fut prêché dans la langue nationale et par des missionnaires qui ne souillaient pas leurs travaux évangéliques par des vues d'intérêt tout personnel. Mais on résista au Christianisme jusqu'à la mort, toutes les fois qu'il devint un instrument politique et qu'il changea les sublimes préceptes de l'Évangile, la douceur, la patience et l'humilité, en doctrines viles de soumission absolue au joug abhorré des envahisseurs. Ce fut malheureusement ce qui arriva aux Slavons de la Baltique. Leur conversion par les Allemands équivalut à leur destruction. Les quelques mots de Herder que j'ai déjà cités, le rappellent d'une manière bien plus véridique. «Les Slaves furent ou exterminés ou réduits en esclavage dans toutes les provinces, et les nobles et les évêques se partagèrent leurs dépouilles[38]

Il en fut autrement chez les Slaves du Sud, là l'Évangile fut prêché dans la langue nationale et ne devint pas un moyen d'acquérir la richesse et le pouvoir.

Les progrès du Christianisme chez les Slaves doivent dater de leurs rapports avec les Grecs. Car, malgré les hostilités qui séparèrent de bonne heure les deux nations, il y eut entre elles des relations actives de commerce. Beaucoup de Slaves entrèrent au service des empereurs grecs, et quelques-uns, au VIe et au VIIe siècle, occupèrent des positions très élevées[39].

Les Croates et les Serviens, appelés par l'empereur Héraclius, descendirent du nord des monts Carpathes et s'établirent dans le pays qu'ils occupent aujourd'hui. Ils furent les premiers Slaves chez qui le Christianisme devint la religion dominante. Le roi de Bulgarie[40] se convertit en 861, et c'est dans ce pays que s'établit d'abord l'Église chrétienne slave, par la traduction des Écritures. L'établissement de cette Église s'accomplit dans la Grande-Moravie.

Il ne faut pas confondre le royaume de la Grande-Moravie, avec la province d'Autriche qui porte aujourd'hui ce nom. C'était un État puissant, qui s'étendait des frontières de la Bavière à la rivière Drina en Hongrie, et des bords du Danube et des Alpes, au Nord, au-delà des monts Carpathes, jusqu'à la rivière Stryi dans le Sud de la Pologne, et à l'Ouest jusqu'à Magdebourg. Sa période de grandeur politique fut de peu de durée, mais son influence intellectuelle fut prédominante durant cette courte période et a laissé des traces qu'on retrouve encore de nos jours. La traduction des Écritures et de la liturgie grecque en langue slave, qui s'accomplit dans la Grande-Moravie, est encore usitée par tous les Slaves qui suivent cette Église, et même par une partie de ceux qui ont reconnu la suprématie du pape. Je donnerai donc quelques détails sur ce sujet.

La Moravie tomba, comme les autres nations slaves, sous l'influence de Charlemagne, et le reconnut, ainsi que Louis le Débonnaire son fils, pour son suzerain. La Moravie recouvra son indépendance en 873 sous Sviatopluk ou Sviatopolk, courageux soldat et gouverneur habile. Ce fut sous le règne de Charlemagne que des missionnaires occidentaux y introduisirent le Christianisme. On y érigea des évêchés sous la juridiction de l'archevêque de Passau et sous celle de l'évêque de Salzbourg. Mais la conversion du peuple accomplie par des prêtres étrangers, peu versés dans la langue du pays, ne fut que nominale. Aussi le prince morave Rostislav, prédécesseur de Sviatopluk, demanda-t-il en 863 à l'empereur grec Michel, de lui envoyer des hommes instruits qui connussent la langue slave. Ils devaient traduire les Écritures en slavon, et organiser le culte public selon les mœurs du pays. Laissons parler le plus ancien chroniqueur slave, Nestor, moine de Kioff.

«Les princes moraves, Rostislav, Sviatopolk et Kotzel, envoyèrent dire à l'empereur Michel: «Notre contrée a reçu le baptême, mais nous n'avons pas de prédicateurs éclairés pour nous instruire et nous traduire les livres sacrés; nous n'entendons ni le grec ni le latin. Les uns nous enseignent une chose, les autres une autre, nous ne pouvons donc comprendre ni le sens ni la portée des Écritures. Envoyez-nous des doctes pour nous expliquer les Écritures et nous en montrer le sens.»

»L'empereur Michel, après avoir entendu cette lettre, fit venir ses philosophes et leur montra le message des princes slaves; ceux-ci lui répondirent: «Il y a à Thessalonique un homme du nom de Léon. Ses deux fils connaissent tous deux la langue slave et sont tous deux des philosophes instruits.» L'empereur fit dire à Léon d'envoyer à la cour ses deux fils, Méthodius et Constantin. Ils vinrent, et Michel leur dit: «Les peuples slaves me demandent des savants pour leur traduire les Saintes-Écritures.» Sur l'ordre de l'empereur, ils allèrent trouver dans les pays des Slaves les princes Rostislav, Sviatopolk et Kotzel. À leur arrivée, ils composèrent un alphabet slavon et traduisirent les Évangiles et les actes des apôtres. Les Slaves furent dans la joie en entendant chanter la magnificence du Seigneur dans leur propre langue, lorsque les Grecs eurent traduit le psalmiste et les autres livres.» (Annales de Nestor, texte original, édition de Saint-Pétersbourg, 1767, pages 20, 23.)

Quelques savants slaves de distinction pensent que Méthodius et son frère Constantin, mieux connu sous le nom du moine Cyrille, ont commencé la traduction des Écritures en Bulgare et inventé alors l'alphabet slavon. Mais que l'invention de l'alphabet et la traduction des écritures aient été effectuées d'abord en Moravie ou y aient été apportées par Méthodius et Cyrille, c'est dans ce pays que les pieux travaux de ces saints hommes ont reçu leur plus entier développement, par la complète organisation du service divin dans la langue du pays.

Toutefois, il faut remarquer cette circonstance-ci. Quoique Cyrille et Méthodius aient établi le service divin en slavon, selon les rites de l'Église grecque, ils restèrent toujours sous l'obéissance du pape romain, et ne passèrent pas sous celle des patriarches de Constantinople. C'était précisément alors le commencement de ce grand débat qui se termina par la séparation complète des deux Églises. L'établissement du culte slave en Moravie, où le service latin avait été introduit, excita la colère du clergé allemand qui en dénonça les auteurs au pape Nicolas Ier. Le pape somma les deux frères de comparaître devait lui. Ceux-ci obéirent et surent si bien se justifier, que le pape Adrien Ier, successeur de Nicolas, confirma le mode de culte qu'ils avaient établi et créa Méthodius archevêque de Moravie. Cyrille refusa la dignité épiscopale qu'on lui offrait en même temps, entra au couvent, et y mourut peu après. De semblables accusations obligèrent Méthodius à reparaître à Rome en 879. Il obtint du pape Jean VIII, la confirmation de la liturgie slave, mais à condition qu'en emploierait en même temps le latin, et que celui-ci aurait la préséance sur la langue slave. Les hostilités contre la liturgie slave allèrent toujours en croissant, et après la mort de Méthodius, elles dégénérèrent en persécution violente. Des prêtres qui défendaient le culte de Dieu dans la langue nationale, furent chassés de leur patrie par l'influence allemande. L'État de Moravie fut détruit en 907 par les Magyars ou Hongrois idolâtres. Quand les conquérants furent convertis au Christianisme en 973, le service latin fut établi parmi eux, et la liturgie slavonne disparut. Elle subsista quelque temps en Bohême et en Pologne. J'aurai plus tard occasion de donner quelques détails sur ce sujet dans les chapitres relatifs à ces contrées.

Les caractères slavons inventés par Cyrille ne sont qu'une modification de l'alphabet grec, avec l'addition de quelques lettres empruntées aux alphabets orientaux, et qui ont pour but d'exprimer certains sons particuliers au slavon, mais étrangers à la langue grecque. Le synode provincial de Salone (en Dalmatie), en 1060, déclara cet alphabet slavon une invention diabolique et Méthodius un hérétique. Cependant, de nos jours encore, il continue à être en usage dans les livres de piété, chez tous les Slaves qui suivent la religion grecque, et même parmi quelques-uns de ceux qui reconnaissent la suprématie du pape.

Un autre alphabet slavon est en usage pour les cérémonies sacrées dans quelques églises de Dalmatie qui, fidèles au dogme et aux rites de l'Église catholique romaine, ont le privilége d'accomplir le service divin dans leur langue. Il est connu sous le nom d'alphabet glagolite, et son origine est attribuée à saint Jérôme, né en Dalmatie. Cette opinion ne soutient pas l'épreuve de la critique historique. Saint Jérome est mort en 420, bien avant l'établissement des Slaves dans sa patrie. C'est pourquoi Dobrowski, un des savants slaves les plus éminents, a-t-il supposé qu'après la prohibition de l'alphabet de Cyrille par le synode de Salone, en 1060, les caractères glagolites ont été inventés par quelques prêtres slaves de Dalmatie, qui, pour sauver la liturgie nationale, ont attribué ces caractères à saint Jérôme. Cette supposition, généralement admise depuis quelque temps, a été réfutée par Kopitar, conservateur de la bibliothèque impériale à Vienne, qui fait autant autorité que Dobrowski sur les questions slaves. Kopitar a établi, par la découverte d'un vieux manuscrit glagolite, que cet alphabet est au moins aussi ancien que celui de Cyrille, bien qu'on ne puisse déterminer l'époque de son origine[41].

CHAPITRE II.
BOHÊME.

Origine de ce nom, et premiers temps historiques. — Conversion au Christianisme. — Vaudois réfugiés dans ce pays. — Règne de l'empereur Charles VI. — Jean Huss. — Son caractère. — Il se met à la tête du parti national à l'Université de Prague. — Son triomphe sur le parti allemand. — Conséquences. — Influence des doctrines de Wicleff sur Jean Huss. — L'archevêque de Prague fait brûler les ouvrages de Wicleff et excommunie Jean Huss. — Le pape cite Jean Huss devant son tribunal, à Rome. — Jean Huss commence à prêcher contre les indulgences du pape et est excommunié par le légat du Saint-Père. — Concile de Constance. — Arrivée de Jean Huss à Constance. — Son emprisonnement. — L'empereur s'oppose d'abord à la violation du sauf-conduit qu'il a donné, mais les pères du concile lui persuadent d'abandonner Jean Huss. — Procès et défense de ce dernier. — Sa condamnation. — Son supplice. — Procès et supplice de Jérôme de Prague.

La Bohême, quoique relativement d'une médiocre étendue, occupe une des premières places dans l'histoire religieuse de l'Europe. Par sa position géographique, qui entame en forme de coin le corps germanique, par le vif esprit de nationalité qui anime sa population slave et que des siècles d'oppression n'ont pu détruire, cette nation mérite un intérêt particulier de tous ceux que le progrès de l'humanité ne trouve pas indifférents. Nulle part, peut-être, l'influence des opinions religieuses sur le développement national, et vice versà, n'apparaît avec autant d'éclat que dans l'histoire de ce pays, petit par son étendue, mais grand par ce qu'il a fait. Nulle part on ne voit d'une manière aussi évidente qu'en Bohême, les avantages de la liberté religieuse et les tristes conséquences de sa suppression.

Le nom de Bohême tire son origine de la nation celtique des Boïens, qui occupaient ce pays au commencement de notre ère, d'où le nom de Boïohemum (maison ou pays des Boïens) est venu; il s'est changé en Bohême, et est encore usité par l'Europe occidentale, mais non par les habitants slaves du pays. La population teutonique des Marcomans occupa ensuite la Bohême. Cette nation disparut au Ve siècle, après s'être réunie aux Goths, aux Alains et aux autres nations, dans leur passage du nord-est de l'Europe au sud-ouest. Derrière eux, les populations slaves des Tchekhs occupèrent les terres abandonnées par eux durant cette émigration que j'ai rappelée dans le premier chapitre en citant les paroles de Herder. Cette nation s'est maintenue dans le pays, et reçoit de l'Europe occidentale le nom de Bohémiens, bien que dans sa langue elle conserve son ancien nom de Tchekhs, que lui donnent tous les autres peuples slaves. La royauté de Bohême se constitua d'une manière définitive sous Boleslav Ier (936-967) et s'adjoignit la province de Moravie sous Brzetislav (1037-1055). Les rois de Bohême tombèrent de bonne heure sous l'influence des empereurs allemands, reconnurent leur suzeraineté, et en reçurent la couronne royale à la fin du XIe siècle. Pendant le XIIIe siècle, elle acquit une grandeur extraordinaire, mais de courte durée, sous le roi Przemysl Ottokar, qui étendit sa domination jusqu'aux rives de l'Adriatique[42]. Ce royaume devint très florissant sous la dynastie de Luxembourg, et c'est dans cette période que prend place le mouvement politique et religieux si connu qu'a suscité Jean Huss.

Le Christianisme doit avoir pénétré en Bohême vers l'époque de Charlemagne, qui fit la guerre à ce pays et le contraignit à payer tribut. Il s'affranchit cependant de la suzeraineté des successeurs de Charlemagne, et se plaça sous la protection de Swiatopluk, roi de la Grande-Moravie, où, comme nous l'avons dit, les travaux apostoliques de Méthodius et de Cyrille avaient établi définitivement le Christianisme. Méthodius baptisa le roi de Bohême, Borivoy, et donna à la Bohême l'organisation religieuse qu'il avait fondée en Moravie. Après la destruction du royaume de Moravie, l'influence croissante de l'Allemagne sur la Bohême fit abandonner cette organisation religieuse, c'est-à-dire le culte accompli dans la langue nationale avec les rites et la discipline de l'Église grecque. On y substitua la liturgie latine et les pratique de l'Église romaine. En 1094, l'autorité ecclésiastique fit détruire le dernier asile de la vieille religion, le couvent bénédictin de Sazava, et anéantir les derniers livres slaves qui subsistaient encore[43].

Cependant, quoique interdites officiellement en Bohême, les Églises nationales doivent avoir continué en secret pendant de longues années, chez un peuple aussi attaché à tout ce qui est national. Quoi de plus naturel qu'il ait préféré le culte accompli dans sa langue à celui qui empruntait une langue inconnue[44]. Ces Églises ou congrégations n'étaient pas opposées aux dogmes fondamentaux de Rome ou à sa suprématie, la persécution changea leurs dispositions et leur appui fut assuré à tous ceux qui plus tard attaquèrent les dogmes. De l'aveu unanime des écrivains protestants et catholiques, les Vaudois persécutés en France trouvèrent un refuge en Bohême et en Pologne. D'après de Thou, le grand réformateur de Lyon, Pierre de Vaux lui-même, parcourut les contrées slaves et s'établit en Bohême. Le savant Perrin dit la même chose; Stranski[45], écrivain protestant de Bohême, s'exprime ainsi: «Les derniers restes de l'idolâtrie ou l'influence des Latins avaient profondément altéré le rituel grec. En 1176, de pieux personnages, disciples de Pierre de Vaux, chassés de France et d'Allemagne, vinrent se réfugier en Bohême et s'établirent dans les villes de Zatec et de Lani. Ils se joignirent à ceux qui suivaient l'Église grecque, et par leurs prédications réformèrent le culte qui s'était altéré.»

Un autre écrivain protestant, Francovitch, plus connu sous son nom d'emprunt Illyricus Flaccius, prétend avoir lu un récit des procédures suivies par l'Inquisition en Pologne et en Bohême, vers 1330. Elles établissent que des souscriptions furent recueillies dans ces deux pays, et envoyées aux Vaudois d'Italie, regardés comme des frères et des maîtres, et que plusieurs Bohémiens visitèrent cette secte pour y étudier la théologie. (Catalogus testium veritatis, cap. XV, p. 1505).

L'écrivain catholique romain Hagec, s'exprime ainsi:

«En 1341, des hérétiques appelés Grubenhaimer c'est-à-dire habitants des cavernes, rentrèrent en Bohême. Nous en avons parlé plus haut, à l'année 1176. Ils s'établirent dans les villes, surtout à Prague, où ils pouvaient mieux se cacher. Ils prêchaient dans quelques maisons, mais avec beaucoup de mystère. Quoique connus de plusieurs, on les toléra, à cause de la grande apparence de piété sous laquelle ils savaient cacher leur perversité.» (Histoire de Bohême, page 550.)

Æneas Sylvius, depuis le pape Pie II, prétend que les Hussites sont une ramification des Vaudois. Il est, en effet, très probable que cette doctrine s'était étendue au loin en Bohême, quand Jean Huss commença à prêcher contre Rome, et qu'elle contribua pour beaucoup aux progrès de ses réformes.

La dynastie nationale de Bohême, qui occupait le trône même avant l'introduction du Christianisme dans cette contrée, s'éteignit dans la ligne masculine, en 1306, avec Wenceslav II. La couronne de Bohême passa alors dans la maison de Luxembourg, par le mariage d'Élizabeth, fille du dernier roi de l'ancienne dynastie, avec Jean de Luxembourg, fils de l'empereur Henri VII.

Jean est célèbre par ses exploits militaires, et surtout par sa mort chevaleresque à la bataille de Crécy. On sait qu'il y combattit sans motifs politiques, et seulement par amour des aventures. Charles, son fils et son successeur, fut d'un caractère tout opposé. Élevé à l'Université de Prague, sous la direction des premiers savants de l'époque, il fut un des plus érudits de son temps, et, sauf Jacques Ier d'Angleterre, il n'a peut-être pas eu son pareil sur le trône. Son intelligence, cependant, était d'un ordre plus élevé que l'esprit de ce pédant couronné assis sur le trône d'Angleterre: il le fit voir dans ses écrits, et surtout dans ses actes. Il y a, certes, une grande différence entre la vie de Charles, écrite par lui-même, où il donne à son fils les préceptes d'une humilité chrétienne, et le Basilicon doron de Jacques, rempli d'absurdes idées sur le pouvoir royal. La différence des deux règnes est bien plus grande encore; celui de Jacques fut, au moins, insignifiant, celui de Charles est le règne le plus habile et le plus prospère qui ait rendu la Bohême heureuse.

Charles Ier de Bohême est plus connu de l'Europe occidentale sous le nom de Charles IV, empereur d'Allemagne. Il est, en outre, célèbre par sa bulle d'or, qui régla l'élection des empereurs. Il prit part encore aux affaires de Rome, durant la période si courte de liberté dont elle jouit sous le fameux tribun Cola de Rienzi.

À cette occasion, il eut une correspondance personnelle avec Pétrarque. Son règne, comme empereur, est compté parmi les règnes inactifs et insignifiants. Cependant, s'il se montra empereur inactif en Allemagne, il fut, sans contredit, un grand roi pour la Bohême. Il trouva ce pays épuisé par les guerres continuelles de son père. Celui-ci n'avait eu d'autre pensée que d'en tirer de l'or et des hommes pour ses expéditions fréquentes, sans grands scrupules sur les moyens qui lui procuraient ces ressources; aussi son règne avait-il engendré de grands abus de toute espèce.

Aussitôt après son avènement, Charles s'appliqua à réformer tous ces abus, et ses efforts honnêtes et persévérants pour améliorer l'état matériel, moral et intellectuel de son peuple, furent couronnés d'un brillant succès. Toutefois il n'apporta pas, dans ses réformes, la main violente d'un despote. Souvent, en effet, des mesures bonnes dans l'intention et même dans leurs résultats, abaissent le caractère de la nation en l'asservissant à son gouvernement, et affaiblissent ou même détruisent tous les germes de vertus viriles, car les sociétés sont soumises aux mêmes lois que les individus. Mais Charles respecta les libertés constitutionnelles du royaume, quoiqu'elles missent obstacle à quelques lois bienfaisantes qui devançaient leur époque. Par l'influence de son caractère, il réussit à réformer une grande partie des abus les plus criants qui s'étaient introduits dans l'ordre ecclésiastique et civil du royaume. Il réprima l'avidité de beaucoup de nobles; rétablit la sécurité publique par des édits sévères contre les perturbateurs de haut et bas étage; protégea le faible contre le fort; étendit, dans les villes, les franchises municipales qui avaient augmenté leur population, leur commerce et leur industrie, et fit fleurir l'agriculture. Il avait autant de soins pour le progrès intellectuel que pour la condition matérielle de ses sujets. En 1347, il fonda l'Université de Prague sur le modèle de celles de Bologne et de Paris, en remplit les chaires des savants les plus illustres, et la soutint de riches dotations. Les nobles efforts de ce roi pour éclairer ses sujets, montrent combien il devançait son siècle. Le premier, il sut trouver les véritables moyens d'améliorer l'état intellectuel d'un peuple, en favorisant le développement et la culture de sa langue et de sa littérature nationale. Charles s'y appliqua avec zèle par la protection qu'il donna aux auteurs qui écrivaient en bohémien. Cette circonstance eut la plus grande influence sur les progrès de la doctrine des Hussites. Dans d'autres contrées, la réforme religieuse servit au développement de la langue nationale par la traduction des Écritures, que les réformateurs répandaient parmi le peuple avec d'autres ouvrages écrits dans la langue usuelle. En Bohême, ce fut le développement de la langue et de la littérature nationales, qui fraya les voies à cette puissante révolution religieuse.

Charles, au dehors, avait maintenu soigneusement la paix avec ses voisins; au dedans, il avait assuré et affermi la tranquillité, en châtiant avec sévérité l'esprit turbulent de la noblesse. Ce repos ne put pas étouffer ce caractère martial des Bohémiens, dont ils avaient fait preuve si souvent, surtout sous le règne aventureux du roi précédent[46]. Charles rendit même la valeur de ses sujets plus utile, par l'organisation qu'il introduisit. Leur ardeur et leurs habitudes belliqueuses s'entretinrent encore par le service que beaucoup de Bohémiens prirent à l'étranger, lorsque la paix régnait chez eux.

Tel était l'état de la Bohême avant la terrible commotion qu'elle subit dans la première moitié du XVe siècle, et qui est connue sous le nom de guerre des Hussites. La Bohême était, en quelque sorte, prête à cette lutte effroyable contre les forces de l'Allemagne, augmentées des anathèmes de Rome et des croisades de l'Europe occidentale. Le pays était riche, éclairé, belliqueux: par dessus tout, le sentiment national s'était développé d'une manière extraordinaire. Ce fut là, selon moi, la source principale de l'énergie que les Bohémiens déployèrent dans la défense de leur indépendance politique et religieuse; énergie qui, je ne crains pas de le dire, n'a jamais été égalée dans l'histoire moderne.

L'étude de l'histoire nationale faite sur les monuments anciens, qui formaient naturellement une partie importante de la littérature, ne pouvait que retremper l'attachement des Slaves pour le culte de leur pays. Il faut y joindre l'influence des Vaudois, dont l'existence en Bohême durant cette période, c'est-à-dire au XIVe siècle, ne peut être mise en doute. Quelques années avant la prédication de Jean Huss, des prêtres pieux et instruits, tels que Stiekna, Milicz, Janova, etc., défendirent la communion sous les deux espèces, ce qui était l'essence de leur culte. Leurs efforts tendaient à la réforme des mœurs corrompues de leur temps, plutôt encore qu'ils ne marquaient une opposition décidée contre l'ordre ecclésiastique établi. Toutefois, en attirant l'attention des esprits sur les sujets religieux, ils préparaient les voies aux réformes de Jean Huss.

La vie, les opinions et le martyr du grand réformateur slave ont été racontés maintes et maintes fois, et surtout dans un ouvrage récent très répandu en Angleterre (Les Réformateurs avant la Réformation, par Émile Bonnechose, traduit du français par C. Mackenzie). Les limites étroites de cet ouvrage m'interdisent de longs détails sur ce sujet intéressant; en outre, je n'ai pas pour but de discuter au point de vue théologique les différentes croyances qui ont prévalu et prévalent encore parmi les races slaves. Je veux seulement déterminer l'influence que ces diverses croyances ont exercée sur la condition politique et intellectuelle de ces populations. J'insisterai donc sur les conséquences qu'entraînèrent les doctrines de Jean Huss, et je tracerai en quelques mots la vie et les travaux du grand réformateur slave.

Jean Huss naquit en 1369 dans un village appelé Hussinetz. Il tira son nom (qui signifie oie en bohémien) du lieu de sa naissance, circonstance à laquelle il fait souvent allusion dans ses lettres. Son origine était humble, mais il s'éleva par son savoir et ses vertus, que ne lui contestent pas ses ennemis en théologie, même les plus violents. Ainsi le jésuite Balbin dit de lui: «Il était plutôt subtil qu'éloquent; mais sa modestie, ses mœurs sévères, sa vie dure, sa conduite irréprochable, sa figure pâle et amaigrie, la douceur de ses habitudes, son affabilité pour les plus humbles, persuadaient plus qu'une éloquence accomplie.» Jean Huss se fit également remarquer à l'Université et dans l'Église. En 1393, il fut reçu bachelier et maître ès-arts, et, en 1401, doyen de la Faculté. En 1400, il devint confesseur de la reine, sur laquelle il exerça une grande influence. En 1403, il commença à prêcher dans la langue nationale, mais ne commença qu'en 1409 ses attaques contre l'Église établie. Une des grandes causes de sa popularité parmi ses concitoyens, fut son vif attachement pour son pays. Ses écrits latins sont connus de l'Europe occidentale, mais on sait moins qu'il fit faire de grands progrès à sa langue nationale, en fixant les règles de l'orthographe. Les règles qu'il établit étaient encore en usage il n'y a pas long-temps. Il dut aussi une bonne part de sa popularité aux modifications qu'il apporta dans la constitution de l'Université de Prague. Charles IV, comme nous l'avons dit, avait fondé en 1347 ce corps savant sur le modèle des Universités de Paris et de Bologne, en conservant leurs statuts et leurs usages. Selon ces statuts, les étrangers avaient dans toutes les affaires de l'Université un suffrage, et les nationaux trois. Mais, au début de cette Université, la première ouverte dans toute l'étendue de l'Empire germanique, il s'y rendit de toutes parts plus de maîtres ès-arts et de docteurs étrangers que de professeurs bohémiens; on donna donc trois voix aux étrangers, et on n'en réserva qu'une pour les autres. Cette disposition fit que la plupart des honneurs et des émoluments attachés à l'Université étaient aux mains des Allemands et non de ceux à qui l'Université appartenait.

Cette circonstance excitait chez les Bohémiens de la jalousie et du mauvais vouloir contre les Allemands. Jean Huss, avec son futur compagnon de martyre, Jérôme Zwickowicz, entreprit de changer cette injuste disposition. Voici ce qu'il dit à cette occasion: «Quand Charles IV, de glorieuse et chère mémoire, a fondé cette Université, il régla que, pendant un certain temps, les maîtres ès-arts allemands auraient dans l'élection du recteur et dans la nomination des autres officiers académiques, trois suffrages contre un dont jouiront les Bohémiens. Le motif de cette disposition était le petit nombre de nos compatriotes qui, à cette époque, avaient reçu les grades de docteur et de maître ès-arts. Aujourd'hui que, par la grâce de Dieu, beaucoup parmi nous ont reçu ces degrés, il est de toute justice que nous ayons trois suffrages, et que les Allemands n'en aient qu'un.» Des deux côtés, les débats furent très vifs; à la fin, l'influence de Jean Huss obtint du roi de Bohême Wenceslav le décret suivant: «Quoiqu'on doive aimer tout le monde également, la charité, cependant, pour être bien ordonnée, souffre des degrés. Aussi, considérant que la nation allemande ne fait pas partie de ce pays, et qu'elle s'est en outre, comme nous nous en sommes assurés, attribué trois suffrages dans tous les actes de l'Université de Prague, contre un que possède la nation bohémienne, la maîtresse légitime de cette contrée; considérant qu'il est contraire à la justice que des étrangers jouissent des priviléges de nos nationaux aux dépens de ces derniers, nous ordonnons par le présent acte, sous peine de notre déplaisir, que la nation bohémienne, sans aucun retard ni opposition, jouira du privilége des trois suffrages dans tous les conseils, jugements, élections et autres actes et dispositions académiques, de la même manière que les choses se passent à l'Université de Paris et dans celles de la Lombardie et de l'Italie.»

Les Allemands firent les efforts les plus grands pour conserver leurs priviléges, et, dans une réunion qui se tint avant la publication du décret qui précède, on décida, dit-on, que s'ils étaient privés de leurs droits, ils se retireraient en corps de Prague. Ceux qui résisteraient à cette décision seraient condamnés à perdre deux doigts. Ce trait caractéristique d'animosité nationale montre que les études intellectuelles ne font pas toujours cesser ces sentiments regrettables. Les évènements qui se sont passés depuis 1848 nous montrent une chose fort déplorable encore à penser. L'Allemagne moderne se vante de son grand développement intellectuel, et cependant il n'a en rien changé les sentiments qui animaient contre les Slaves les Allemands du XVe siècle. Peut-être les progrès de la civilisation ont-ils adouci l'expression de ces sentiments, mais au fond ils sont restés inaltérables. Il y a maintenant quatre ans, et, dans l'époque si féconde où nous vivons, quatre ans semblent être le quart d'un siècle, il y a quatre ans je dénonçais ce malheureux état de choses, et j'en indiquais les funestes conséquences; elles ne se sont que trop développées avec une rapidité effrayante[47]. Puisse le ciel, dans sa clémence, nous épargner pourtant les malheurs qui ensanglantèrent le XVe siècle.

L'édit publié, les Allemands exécutèrent leur résolution; sauf un petit nombre, ils quittèrent Prague et se retirèrent en Allemagne. Cette émigration paraît avoir été considérable[48]. C'est d'elle que datent l'Université de Leipsig et, bientôt après, d'autres établissements semblables. Aussi Jean Huss, comme le principal auteur de cette résolution, devint-il en Allemagne l'objet d'une haine universelle. La même cause le rendit populaire parmi ses compatriotes et l'objet de leur admiration; sa popularité surpassa même celle dont O'Connell jouit en Irlande dans ses plus beaux jours. Cette circonstance contribua plus que tout le reste à favoriser les progrès de ses doctrines en Bohême et dans tous les pays de langue slave. Elle explique aussi en grande partie pourquoi elles n'eurent aucun écho en Allemagne, où un siècle plus tard la réformation s'établissait si rapidement avec Luther.

Le fait que je viens de rappeler se passait en 1409. Aussitôt après, Jean Huss fut élu recteur de l'Université de Prague, et se mit à prêcher ouvertement des doctrines opposées à celles de Rome. La Bohême, comme je l'ai dit, était disposée à recevoir ses enseignements. La tradition de l'Église nationale, entretenue par les Vaudois réfugiés, le progrès des idées dû à l'Université de Prague, l'y avait préparée. À ces causes il faut en ajouter une autre très puissante, qui donna le branle au mouvement religieux. Je veux dire les doctrines de Wiclef ou Wicklyffe, le réformateur de l'Angleterre.

Malgré la distance qui sépare la Bohême de la Grande-Bretagne, et qui, surtout, avec les communications imparfaites du XVe siècle, formait une barrière infranchissable entre les deux pays, des circonstances particulières facilitèrent leurs rapports et apportèrent à Prague les doctrines du prêtre de Lutterworth. Richard II épousa la princesse Anne, fille de l'empereur Charles IV, dont j'ai rappelé plus haut le règne bienfaisant. Cette princesse emmena avec elle en Angleterre quelques serviteurs qui, après sa mort, rapportèrent en Bohême les écrits de Wiclef. Plusieurs Bohémiens fréquentèrent l'Université d'Oxford, si célèbre alors; Jérôme de Prague y resta, dit-on, quelque temps, se pénétra des opinions de Wiclef et en remporta les ouvrages à son retour. Deux lollards anglais, Jacques et Conrad de Canterbury, vinrent à Prague apporter à Jean Huss les ouvrages de Wiclef. Jean Huss les goûta peu d'abord, mais changea d'avis quand il connut mieux leur contenu.

D'après le même récit, ces Anglais demandèrent à Jean Huss la permission d'orner de peintures le vestibule de sa maison. Sur un des murs, ils représentèrent l'entrée du Christ à Jérusalem; sur l'autre, la procession pontificale avec toutes ses splendeurs et ses pompes. Jean Huss admira ces peintures; il en parla avec éloge, et beaucoup d'habitants de Prague vinrent les voir et firent des commentaires sur leur signification. Les opinions étaient divisées; les uns défendaient l'intention de ces peintures, les autres l'attaquaient. On conçoit facilement qu'à une époque où l'art de la peinture était encore inconnu, une attaque aussi audacieuse contre l'autorité révérée de Rome devait produire une vive sensation. Elle excita même une telle fermentation parmi les habitants de Prague, que les étrangers anglais furent obligés de quitter la ville. Ce fait attira l'attention du public sur les œuvres de Wiclef; elles circulèrent dès lors en Bohême, et même Sbinko, archevêque de Prague, en fit brûler un grand nombre publiquement en 1410. L'auteur qui rappelle le fait, ajoute que les livres qui périrent dans cet auto-da-fé étaient très bien écrits et magnifiquement reliés. On peut en conclure qu'ils étaient entre les mains de personnes considérables, et qu'ainsi ces opinions avaient pénétré dans les hautes classes de la société.

Huss traduisit quelques ouvrages de Wiclef, et les envoya aux nobles les plus distingués de Bohême et de Moravie. Ces ouvrages se répandirent encore en Pologne, où ils trouvèrent d'ardents admirateurs. Je remets à plus tard quelques détails particuliers sur ce sujet.

Tout ce qui précède montre que, lorsque Jean Huss se mit à prêcher ses doctrines, la Bohême était mûre pour une insurrection spirituelle contre l'autorité de Rome. Cependant, avec un autre chef que lui, cette insurrection aurait été partielle, et elle n'aurait pas eu ce caractère national auquel elle dut la rapidité de ses progrès et l'énergie que ses adhérents montrèrent dans la longue et déplorable lutte qui en fut la conséquence. Si Jean Huss s'était renfermé dans les discussions théologiques sans s'identifier à la cause nationale, ses succès se seraient bornés à quelques disciples, au lieu de s'étendre sur toute une nation. Cette remarque n'a pas échappé à Balbin, si sagace d'ordinaire dans ses observations; son cœur honnête bat d'amour pour sa nation, sous l'habit de jésuite qui le recouvre, et son jugement éclairé reste impartial malgré l'influence désolante de l'ordre auquel il appartenait. Cet écrivain éminent a fait de généreux efforts pour rassembler les monuments historiques et littéraires de la Bohême, que son ordre recherchait avec tant d'ardeur pour les détruire. Il a rendu un service immense à son pays par la profonde étude qu'il a faite de tout ce qui se rapporte à la doctrine des Hussites. Dévoué à l'Église catholique romaine, il condamne sévèrement les dogmes de ces réformateurs redoutables; il n'hésite jamais cependant à leur rendre justice dans l'occasion. Son impartialité est au-dessus de tout éloge, elle vient d'un pur amour de la vérité, et non de ce qu'on appelle une indifférence philosophique, où l'historien, n'ayant ni cœur, ni âme, ni foi à rien, n'est plus qu'une machine propre à peser les faits et les preuves.

Je demande excuse au lecteur pour m'être arrêté trop long-temps sur l'historien patriotique de la Bohême; mais, dans le cours de cet ouvrage, je n'aurai que trop souvent le droit de flétrir énergiquement la conduite du corps célèbre auquel Balbin appartenait, on peut donc me pardonner de m'arrêter un moment avec plaisir sur une de ces rares exceptions qui brillent de loin en loin dans la longue et obscure suite d'iniquités commises par cette société, et que nous rencontrons dans l'histoire de Bohême et dans l'histoire de ma patrie.

Revenons aux causes extraordinaires que Jean Huss exerça sur ses compatriotes. Balbin, qui ne pouvait en parler sans condamner les hostilités de son ordre contre le sentiment national des Bohémiens, s'en est tiré par un coup de maître. Il décrit d'abord l'effet produit par les prédications de Jean Huss dans une chapelle appelée Bethléem, puis il ajoute le vers suivant de Virgile:

«Hic illius arma, hic currus fuit.»

Oui, dans toutes les révolutions religieuses qui, sans doute, succéderont dans l'avenir aux commotions politiques et sociales qui ébranlent le monde, la victoire parmi les Slaves appartiendra au parti qui emploiera les mêmes armes et saura monter sur le même char, c'est-à-dire qui sera le parti national.

Comme exemple de l'éloquence populaire qu'employait Jean Huss, je citerai un fragment rapporté par l'écrivain protestant Théobald, dont Balbin lui-même reconnaît la science et l'exactitude.

«Chers Bohémiens, n'est-il pas indigne qu'on vous empêche de proclamer la vérité, et surtout la vérité qui s'est révélée de nos jours en Angleterre et ailleurs? N'est-il pas indigne que l'usage des sépultures distinctes et des longues sonneries des cloches n'ont d'autre but que de remplir la bourse des prêtres? Sous prétexte de discipline, ils maintiennent bien d'autres abus qui ne sont propres qu'à jeter le trouble dans la chrétienté. Ils cherchent à vous entraver dans leurs règles confuses; mais prouvez que vous êtes des hommes, vous aurez bientôt brisé ces chaînes, et vous vous trouverez si libres, que vous croirez sortir de prison. Au surplus, n'est-ce pas une infamie, un crime, que de brûler des livres qui n'ont d'autre tort que de contenir la vérité et d'être écrits pour votre bonheur.»

C'est lorsque l'archevêque de Prague eut fait brûler les livres de Wiclef que ce sermon eut lieu. On conçoit que de telles paroles adressées à l'intelligence et aux sentiments patriotiques de tous, devaient produire de puissants effets.

Les circonstances politiques où se trouvait la Bohême à cette époque, étaient également favorables au progrès des doctrines hostiles à la hiérarchie catholique romaine. Venceslav, fils de Charles IV, avait en 1378 succédé à son père et reçu avec la couronne royale de Bohême, la couronne impériale d'Allemagne. Il hérita des dignités et du pouvoir de son père, mais non de ses talents et de ses vertus. Esprit faible, caractère violent et porté à la débauche, il eut un règne tyrannique et oppressif. Déposé dans une conspiration de la noblesse, il fut replacé sur le trône par l'appui de ses parents, et le reperdit aussitôt après. Son propre frère, Sigismond, roi de Hongrie, se saisit de lui par trahison, l'enferma dans la prison publique de sa capitale, et le retint ensuite sous sa surveillance à Vienne. Venceslav, au bout de huit mois de captivité, réussit à s'échapper, et retourna à Prague, où ses sujets, dégoûtés de la tyrannie de Sigismond, l'accueillirent avec joie. Cet évènement se passait en 1403. Du jour où, pour la troisième fois, Venceslav eut repris possession de sa couronne, il changea complètement de caractère. Son esprit était abattu, à la violence avait succédé une sorte d'apathie, il ne pensait plus qu'à satisfaire ses goûts sensuels, et avait fait succéder aux rigueurs tyranniques le relâchement d'une autorité paresseuse. En un mot, à la grue de la fable avait succédé le soliveau; on ne peut autrement exprimer les changements que le malheur produisit sur lui. La couronne impériale lui fut retirée et passa à son frère Sigismond. Il garda la Bohême, et la douceur de son règne y favorisa le libre développement des doctrines opposées à l'Église dominante. Sous un autre monarque, elles auraient trouvé une répression sévère dans l'autorité ecclésiastique et même dans l'autorité civile. Venceslav, qui détestait les prêtres et les appelait les plus dangereux de tous les comédiens, vit avec plaisir leur pouvoir battu en brèche par les prédications de Jean Huss. Il riait des plaintes qu'ils lui adressaient à ce sujet; aussi tous les efforts de l'autorité cléricale pour arrêter les progrès de Jean Huss, n'étant pas soutenus par le pouvoir royal, n'avaient-ils aucun effet.

Sbinko, archevêque de Prague, après avoir essayé en vain de mettre obstacle aux succès de Jean Huss, obtint du pape Alexandre V, en 1410, une bulle qui l'autorisait à réprimer par la force toute hérésie dans sa juridiction, à détruire les écrits de Wiclef, et enfin, interdisait toute prédication, sauf dans les paroisses, les couvents et les églises épiscopales. Cette défense était dirigée contre Jean Huss, qui prêchait dans une chapelle; aussi ses amis les plus puissants firent-ils une vive opposition à la publication de cette bulle. Elle fut cependant publiée le 9 mars 1410, et aussitôt Jean Huss fut cité devant la cour de l'archevêque, sous l'accusation d'hérésie. Jean Huss et un grand nombre des partisans de Wiclef apportèrent leurs livres à l'archevêque, le priant de leur indiquer et de leur faire voir leurs hérésies, pour qu'ils pussent les abjurer. La commission chargée d'examiner les livres déclara hérétiques tous les ouvrages de Wiclef. L'archevêque fit décider dans un synode provincial que ces livres seraient brûlés, et interdit sous peine d'excommunication de prêcher dans les chapelles.

L'Université de Prague protesta contre cet arrêt. Elle déclara que l'archevêque n'avait pas le droit de disposer des livres qui appartenaient à ses membres. L'Université a le droit d'examiner toutes les doctrines: on ne peut rien apprendre sans livres; que, si l'on admet le principe que l'archevêque met en avant, il faut détruire aussi les ouvrages des philosophes païens. Le roi accueillit avec faveur ces réclamations et invita l'archevêque à remettre l'exécution de son auto-da-fé littéraire. L'affaire fut soumise à la décision du nouveau pape, Jean XXIII. L'archevêque, sans attendre son jugement, fit brûler les ouvrages de Wiclef et, aussitôt après, prononça contre Jean Huss une excommunication solennelle.

À cette nouvelle, grande fut la sensation dans toute l'étendue de la Bohême. Elle se trouvait partagée entre deux partis, violemment opposés, et dont les dissentiments éclataient par de fréquentes collisions. Le roi défendit sévèrement toute démonstration publique d'aucune sorte, condamna l'archevêque à indemniser les propriétaires des livres qu'il avait brûlés, et, sur son refus, mit ses biens sous le séquestre.

Jean Huss continua ses prédications; il ne voulait, dit-il, enseigner que ce qu'avaient enseigné les Écritures, le Christ et les apôtres. Il ne cherchait pas à se séparer de l'Église universelle, au contraire, il se tenait fermement attaché à tous les dogmes; le pape n'a pas connu la vérité dans cette affaire, autrement il n'aurait pas commandé les actes de vandalisme que le prélat s'est permis. Il dévoilait les projets de l'archevêque, du clergé et de leurs partisans conjurés contre lui, et déclarait qu'il ne pouvait pas obéir aux commandements des hommes de préférence aux commandements de Dieu et de Jésus-Christ. Il invitait le peuple à rester fidèle à la vérité. Outre ses sermons, lui et ses amis défendaient publiquement les écrits de Wiclef.

Au milieu de ces agitations, une ambassade pontificale annonça l'élection du pape Jean XXIII. Le roi, la reine, et les chefs de la noblesse s'adressèrent au légat, lui exposèrent l'état réel de la question, et le prièrent d'obtenir du pape le retrait de la bulle rendue par son prédécesseur, et surtout de la clause qui attaquait les priviléges de la chapelle de Bethléem. Malgré les efforts du roi, le légat fut suivi à Rome des délégués de l'archevêque. Persuadé par eux, le pape approuva la conduite du prélat, et cita Jean Huss à comparaître devant son tribunal pour y répondre à l'accusation d'hérésie portée contre lui. Le roi fit un nouvel appel au souverain-pontife, pour faire valoir les libertés de l'Église bohémienne. Jean Huss, y disait-on, ne pouvait entreprendre un voyage à Rome, au milieu des dangers qui menaceraient ses jours, il fallait l'autoriser à prêcher dans la chapelle de Bethléem, et terminer les différends religieux en les soumettant à l'université de Prague, ou bien envoyer aux frais du roi un cardinal chargé de tout apaiser.

Le pape répondit que la présence de Jean Huss à Rome était indispensable, et que trois juges étaient déjà désignés pour examiner son affaire. Ces nouvelles décisions excitèrent l'archevêque à prononcer derechef l'excommunication contre Jean Huss, et à demander la restitution de ses biens. Irrité de n'avoir obtenu qu'un refus et de voir beaucoup de prêtres se refuser à lancer dans les églises l'anathème contre Jean Huss, l'archevêque mit Prague sous l'interdit. Le roi, indigné de sa conduite, bannit ceux des membres du clergé qui s'étaient le plus signalés en exécutant les ordres de l'archevêque, saisit le trésor du chapitre de Prague, et, par une sage loi, défendit aux tribunaux ecclésiastiques de poursuivre pour une affaire séculière. Ces vigoureuses mesures décidèrent l'archevêque à se radoucir, et, comme le roi et Jean Huss désiraient vivement apaiser ces querelles, les deux partis, d'un commun accord, soumirent leurs différends à un tribunal d'arbitrage. Ce tribunal se réunit le 3 juillet 1411, et après quelques jours de délibération, rendit la décision suivante:

L'archevêque devait faire sa soumission au roi, lever l'interdit et les peines ecclésiastiques qu'il avait prononcées, arrêter toutes les poursuites pour hérésie, et envoyer à Rome une déclaration écrite portant qu'il n'y avait pas d'hérétiques en Bohême. De son côté, le roi devait rendre les biens de l'archevêque, punir toute hérésie, veiller sur les deux partis et les contenir, et défendre les priviléges de l'Université et ceux du clergé. Les deux partis souscrivirent à cette décision. Quelque temps après, dans une assemblée générale de l'Université, Jean Huss fit une confession de sa foi, et pria publiquement l'archevêque de le dispenser d'aller à Rome, vu sa résolution de vivre désormais en enfant fidèle de l'Église. Toutefois, l'archevêque retardait toujours l'exécution de sa promesse; il n'envoyait pas à Rome la déclaration solennelle à laquelle il s'était engagé; il sentait bien que la cour pontificale refuserait de la recevoir. La mort le tira bientôt d'embarras.

Cette pacification ne pouvait être qu'une trève de courte durée. Une circonstance, survenue à la fin de l'année 1411, ranima la fureur des querelles religieuses. Le pape Jean XXIII proclama une croisade contre Ladislas, roi de Naples, et promit indulgence plénière à tous ceux qui y prendraient part personnellement ou par des contributions pécuniaires. Un légat vint, à cet effet, en Bohême, et arracha à la crédulité du peuple des sommes considérables d'argent. Cette spoliation choquait vivement les esprits éclairés; et Jean Huss prêcha contre cet abus monstrueux de l'autorité pontificale. Il démontra publiquement l'absurdité et l'impiété de ce trafic scandaleux, qui servait à remplir le trésor du pape. Le clergé, surtout le haut clergé, et les bourgeois allemands de Prague, qui formaient une puissante corporation et occupaient les principaux offices municipaux de la vieille ville, se rangèrent du côté du pape. Jean Huss avait pour lui le plus grand nombre de laïques, qui embrassèrent avec chaleur ses opinions.

Ce dernier parti avait à sa tête Jérôme de Prague, qui partagea avec Jean Huss la palme du martyre. Il était né à Prague, d'une famille noble, mais pauvre, et avait fait ses études avec Jean Huss, dont il était devenu l'ami. Il visita plusieurs Universités étrangères, et entre autres celle d'Oxford, dont il rapporta plusieurs ouvrages de Wiclef. Il fit un pèlerinage à la Terre-Sainte, concourut à organiser l'Université de Cracovie, et travailla comme un missionnaire en Lithuanie.

C'était un homme d'un grand savoir et d'une profonde expérience. Son caractère énergique, son éloquence brillante, produisirent souvent, sur ses compatriotes, une impression plus puissante que les prédications de Jean Huss.

Le légat excommunia Jean Huss; aussitôt tout le royaume, et surtout la capitale, devinrent le théâtre de luttes continuelles entre les deux partis, luttes sanglantes et déplorables.

Le roi intima sévèrement à toutes les autorités du royaume de faire cesser ces troubles. À cet effet, le clergé convoqua un synode qui se réunit à Boehmisch-Brod, le 6 février 1413. Les opinions théologiques qui furent soutenues dans cette réunion, étaient d'un caractère si opposé et si tranché, qu'il fut impossible de s'accorder sur un seul point. Maître Jacobel de Miess, un des disciples les plus absolus et les plus décidés de Wiclef en Bohême, alla droit au vif de la question, et demanda, en terminant, à qui il fallait obéir: aux ordres des hommes, d'êtres faillibles, ou bien aux commandements de Dieu et aux préceptes de Jésus-Christ. Le parti romain soutenait que le clergé bohémien devait une soumission absolue au pape et aux cardinaux, comme aux véritables et légitimes successeurs de saint Pierre et des apôtres. Le parti de Jean Huss, représenté, en l'absence de son chef, par son ami, Jean Iesienicki, adoptait un moyen terme et demandait que la pacification de 1411 (Voir page 55) fût renouvelée; il fallait rétablir les anciennes libertés de l'Église de Bohême dans ses rapports avec Rome; Jean Huss pourrait comparaître devant le synode pour se justifier de l'accusation d'hérésie; sa justification serait suivie du châtiment de ses accusateurs, et de pareilles accusations seraient formellement interdites pour l'avenir; enfin, on révoquerait l'excommunication lancée contre Jean Huss, et une ambassade irait à la cour pontificale pour purger la Bohême du soupçon d'hérésie.

Ces propositions avaient évidemment pour but d'introduire quelques réformes dans l'Église, sans en venir à une rupture. L'expérience a prouvé plus tard qu'il n'en pouvait être ainsi. Cependant, l'espoir que Jean Huss et ses amis semblaient avoir entretenu à plaisir, n'était pas si déraisonnable qu'il peut nous le paraître aujourd'hui, surtout si nous nous rappelons que de fervents catholiques demandaient eux-mêmes, avec instance, une réforme ecclésiastique.

Le parti romain se refusa à ces propositions, et le synode se sépara sans avoir abouti à quoi que ce soit. Le roi nomma alors une commission composée de quelques prélats et du recteur de l'Université, qui devait décider des points en litige. Quand cette commission commença ses travaux, le parti ultra-montain soutint que le pape et les cardinaux étaient seuls la tête et le corps de l'Église. Iesienicki, qui représentait le parti hussite, consentait à reconnaître ce principe, en ajoutant que lui et son parti étaient prêts à accepter les décisions de l'Église, mais comme un chrétien véritable et pieux doit les accueillir. La commission adopta cette addition dirigée contre l'infaillibilité du pape et de son collége, que le parti romain soutenait avec opiniâtreté. Les chefs de ce parti protestèrent contre cette opinion du conseil, et leur obstination irrita tellement Venceslav qu'il les chassa de son royaume.

Le roi pria aussi Jean Huss de quitter Prague, où sa présence augmentait l'effervescence des partis; celui-ci se retira donc à la campagne, même avant la convocation du synode, et, sans ralentir ses efforts, il continua à prêcher en bohémien et à publier des écrits dans cette langue. Sur ces entrefaites, l'empereur Sigismond obtint du pape Jean XXIII, la convocation d'un concile général à Constance, pour le 1er novembre 1414. Il invita Jean Huss à se présenter devant le concile, sous la protection d'un sauf-conduit impérial, et à y défendre lui-même sa cause. Jean Huss accepta aussitôt le sauf-conduit, et revint à Prague. Il y déclara qu'il voulait se justifier de toute imputation d'hérésie, devant l'archevêque et un synode. Sur le refus de l'archevêque, il s'adressa à l'inquisiteur pontifical. Celui-ci réunit quelques membres de la noblesse et du clergé, déclara Jean Huss pur de tout soupçon d'hérésie, et lui en donna une attestation écrite; cette déclaration invitait l'archevêque à lui rendre le même témoignage.

Huss écrivit alors à Sigismond pour lui réitérer sa promesse de se rendre à Constance, et pour le prier d'obtenir un examen public de ses opinions devant le concile. L'empereur le lui promit, et, conjointement avec son frère Venceslav, désigna trois nobles Bohémiens pour l'accompagner au concile.

Aussitôt qu'on connut la résolution de Jean Huss, de toutes parts on lui envoya des présents de toute sorte et de l'argent; tous le considéraient comme leur plus digne représentant dans une assemblée qui réunissait l'élite des esprits de ce siècle.

Avant de partir, Jean Huss adressa une lettre d'adieu à ses concitoyens. Voici à peu près ce qu'elle contenait: Il allait s'exposer, il en était sûr, à la malice de ses nombreux ennemis, mais il avait une ferme confiance dans la providence divine. Son Sauveur le protégerait et garderait de tout danger, il lui inspirerait sa sagesse pour défendre la vérité, et s'il fallait la sceller de son sang, il lui donnerait le courage d'accomplir ce sacrifice. En même temps il exhortait ses concitoyens à rester fidèles à la parole divine, à prier Dieu avec ferveur pour qu'il lui accordât de se montrer son obéissant serviteur dans cette occasion solennelle.

Le 11 octobre 1414, Jean Huss commença son voyage, qui ressembla à une marche triomphale à travers la Bohême. Partout, une foule considérable l'accueillait et l'accompagnait pendant une partie de la route, en invoquant en sa faveur la protection céleste et en lui témoignant de toutes manières son respect. Au moment où il franchit la frontière de Bohême, il tourna bride, et des hauteurs de Boehmerwald il jeta un long et dernier regard sur le sol si cher de sa patrie, et, après avoir adressé au ciel une fervente prière pour le bonheur de son pays, il mit le pied sur le sol germanique.

J'ai raconté plus haut la part importante que Jean Huss avait prise dans la querelle des maîtres allemands et de l'Université de Prague. Cette affaire lui avait attiré la haine des Allemands. Toutefois, l'accueil qu'on lui fit fut rien moins qu'hostile. Aux environs de Nuremberg, une des cités les plus grandes d'Allemagne à cette époque, un grand nombre d'habitants vinrent au devant de lui et l'introduisirent solennellement dans leur ville. Tout le temps qu'il y séjourna, les personnages les plus distingués et les plus savants de la ville, prêtres et laïques, s'empressèrent autour de lui et l'entretinrent publiquement des questions les plus importantes. Il reçut encore un favorable accueil de plusieurs autres villes d'Allemagne, quoique ses ennemis l'eussent fait devancer de trois journées par un évêque qui défendait aux peuples de prêter l'oreille aux paroles de l'hérétique.

Jean Huss arriva à Constance le 2 novembre 1414, et fut accueilli à son entrée dans cette ville par un immense concours de population. Il n'avait pas sur lui le sauf-conduit impérial; mais, le lendemain, il lui fut apporté par Venceslav de Duba, un des trois nobles désignés pour l'accompagner et qui le fit savoir immédiatement au concile. À la requête de Chlumski, autre de ces trois nobles, le pape s'engagea à ne pas inquiéter Jean Huss, quand même il aurait tué son propre frère, et le 9 novembre, sur la prière des nobles bohémiens, on leva même l'interdit qui pesait toujours sur lui.

En Bohême, les nombreux ennemis que Jean Huss s'était attirés parmi le clergé, firent tous les efforts imaginables pour le perdre. On invita tous ceux qui auraient assisté à un sermon ou à une controverse publique, à déclarer par une disposition tout ce qu'ils y auraient trouvé de répréhensible. On dressa de cette façon une longue liste d'accusations contre le réformateur. La plupart n'avaient d'autres fondements que des bruits inexacts, ou des malentendus; d'autres reposaient sur des attaques réelles contre les mauvaises mœurs et les empiétements du clergé, ou bien contre la vente des indulgences. C'étaient là des accusations bien autrement dangereuses pour lui, que quelques erreurs sur de simples points de doctrine. On envoya le réquisitoire à Jean Huss: il répondit en protestant contre les faussetés qu'il contenait, mais il ne put empêcher le clergé de Bohême de le faire porter au concile par une députation spéciale.

Le lendemain de son arrivée, un membre de cette députation afficha sur les portes de toutes les églises de Constance, les plus violentes dénonciations contre cet hérétique obstiné, qui ne faisait aucun cas ni de l'Église ni de l'interdit. Les autres s'efforçaient de persuader aux cardinaux que Jean Huss travaillait à changer toute l'organisation de l'Église, et qu'il ne reculait devant aucun moyen pour y parvenir. En même temps on semait adroitement le bruit qu'il voulait prêcher publiquement pour gagner le peuple à ses projets, qu'il se préparait en secret à prendre la fuite; on n'épargnait rien, en un mot, pour lui faire ravir sa liberté. Ces machinations eurent l'effet qu'on en attendait: le 28 novembre, le bourgmestre de Constance se transporta au logis de Jean Huss avec deux évêques, et le somma de venir se défendre devant le pape et les cardinaux. Chlumski, se doutant de leur intention, déclara que c'était contraire au sauf-conduit de l'empereur; mais la députation insista et fit entourer la maison par les hommes d'armes qui l'avaient accompagnée. Huss obéit à ces injonctions, et comparut devant le collége assemblé, qui lui demanda si la Bohême était pleine d'hérésies de toute espèce. Il répondit qu'il avait en horreur toutes doctrines non orthodoxes, qu'il aimerait mieux mourir que de les suivre: il s'était rendu devant le concile pour en recevoir des enseignements, et il était prêt à abjurer toute erreur et à en faire pénitence. Cette déclaration satisfit l'assemblée, et on l'invita à se retirer. Il resta cependant sous la surveillance d'une troupe armée.

La haine théologique des ennemis de Jean Huss ne fut pas déconcertée pour si peu dans la seconde moitié du même jour; à la réunion des cardinaux, ils firent de tels efforts pour exciter la colère du sacré-collége, qu'ils lui arrachèrent la promesse de ne mettre jamais Jean Huss en liberté. Aussitôt après cette réunion, le concile somma Chlumski de lui abandonner Jean Huss. Celui-ci, irrité de la violation du sauf-conduit impérial, s'adressa au pape et le requit avec menaces de rendre aussitôt la liberté à son prisonnier. Le pape s'engagea de nouveau à ne faire aucun mal à Jean Huss, mais déclara qu'il avait la main forcée par ses cardinaux, qu'excitait sans cesse la haine violente du clergé bohémien. Cette déclaration peut avoir quelque fondement de vérité, si l'on se rappelle que le même pape fut, bientôt après, déposé et jeté en prison par le concile[49]. Chlumski protesta contre la conduite du concile, et fit afficher sa protestation aux portes de toutes les églises. Il montra le sauf-conduit impérial aux princes et évêques allemands qui se trouvaient à Constance, au bourgmestre et aux citoyens principaux de la ville, dans la pensée que, vassaux de l'Empereur, ils respecteraient son sauf-conduit. Ce fut en vain, Jean Huss fut gardé pendant une semaine dans la maison d'un chanoine de Constance, puis jeté, le 6 décembre, dans le cachot bas et humide d'un couvent dominicain. L'Empereur, averti par Chlumski, donna immédiatement l'ordre de remettre Jean Huss en liberté; mais les pères du concile refusèrent d'obéir. Au jour de Noël, l'Empereur arriva lui-même à Constance, et demanda la liberté de Jean Huss. Il prévoyait l'effet que cette affaire produirait en Bohême, dont la couronne devait lui revenir après la mort de son frère Venceslav, et pensait bien qu'on lui imputerait tout le mal qui aurait été fait. Après avoir plusieurs fois menacé le concile de se retirer, il quitta Constance. Une députation de cardinaux vint lui représenter que le concile avait le droit de traiter Jean Huss suivant son bon plaisir, que personne n'était engagé par une promesse faite à un hérétique, et qu'au cas où l'Empereur ne reviendrait pas à Constance et n'abandonnerait pas Jean Huss, les pères étaient décidés à dissoudre le concile et à abandonner l'Église aux entreprises des réformateurs. Ces considérations amenèrent Sigismond à rentrer dans la ville, et à déclarer, le 1er janvier 1415, qu'il ne se mêlerait pas davantage de cette affaire.

La commission chargée d'examiner Jean Huss, recueillit en sa présence les témoignages portés contre lui, et lui présenta une liste de quarante-quatre articles qui l'accusaient d'opinions contraires à l'enseignement de l'Église. Huss y répondit: il prouva que les uns étaient sans fondements; que les autres étaient des doctrines mal interprétées; quant aux charges qui restaient contre lui, elles n'entraînaient pas le crime d'hérésie, puisqu'aucun concile n'avait condamné les opinions auxquelles elles avaient rapport; elles étaient, au contraire, conformes aux Écritures et au sens commun. Sur un seul point Jean Huss fut complètement opposé au concile; il refusait d'admettre que le pape et les cardinaux composassent l'Église. Une circonstance inattendue vint compliquer les difficultés de sa position. J'ai cité, plus haut, maître Jacobel de Miess comme un des plus hardis partisans de Wiclef. Pendant que Jean Huss était à Constance, il se mit à administrer aux laïques la communion sous les deux espèces. Déjà, avant Jean Huss, un prêtre bohémien d'une grande piété et d'un grand savoir, Mathias de Ianova, avait soutenu cette forme de communion, dont les églises slaves faisaient primitivement usage. Ceci provoqua une controverse publique dans l'Université de Prague, et malgré les défenses énergiques du chapitre de la ville, ce mode de communion fut pratiqué dans trois églises. Les partisans de Jean Huss ne s'accordèrent pas entre eux sur ce point, et s'en remirent à sa décision. Huss, pour ne pas diviser ses partisans, répondit que l'usage du vin, dans la communion, était permis aux laïques, sans être nécessaire. Cette réponse, au lieu de fixer le point en litige, accrut la violence des discussions, et Jean Huss fut invité de nouveau à se prononcer, d'une manière décisive, sur ce sujet. Il vit bien que sa réponse lui serait fatale devant le concile, mais sa conscience ne lui permit pas d'hésiter, et il se prononça pour l'usage du pain et du vin, s'autorisant de l'exemple du Christ et des apôtres, et de la tradition de l'Église primitive. Depuis ce temps, l'usage du pain et du vin est le symbole de ses partisans.

Les souffrances de la prison firent tomber Huss sérieusement malade, et les médecins du pape ordonnèrent de le transporter dans une prison plus salubre. Il sortait de maladie, quand la fuite du pape lui valut de nouvelles souffrances. Cet évènement causa la plus grande confusion, et il fallut la fermeté de l'empereur pour empêcher le concile de se séparer. Les moines dominicains, geôliers de Jean Huss, remirent à l'empereur les clefs de sa prison. Les amis de Jean Huss conçurent alors l'espoir que l'empereur le délivrerait, ou au moins le prendrait sous sa garde. Il n'en fut rien: à l'instigation des pères du concile, l'empereur le livra à l'évêque de Constance, qui l'enferma dans la prison solitaire du château de Gottlieben, et lui mit les fers aux pieds et aux mains.

Ces durs traitements soulevèrent en Bohême une indignation universelle. On discuta, dans des réunions publiques, les moyens de prévenir les dangers qui menaçaient le favori de la nation. La noblesse de Bohême adressa à l'empereur comme à l'héritier de la couronne, une protestation contre les rigueurs qu'on faisait subir à Jean Huss: elle lui demandait de traiter Jean Huss d'une manière digne de lui, et de sauver ainsi l'honneur du peuple bohémien, qu'on insultait par une telle conduite à la face de l'univers entier[50].

Les nobles bohémiens et polonais qui se trouvaient à Constance, firent de vives remontrances au concile dans le même but. Un Polonais du plus haut rang, Venceslav Leszczynski de Lezna, se fit remarquer par l'énergie de ses réclamations en faveur de Jean Huss, qu'il appelait un défenseur intrépide et zélé de la vérité[51]. Il faut remarquer que les opinions de Jean Huss n'étaient nullement aussi radicales que celles de Wiclef. Il voulait surtout réformer des abus que reconnaissaient également les plus zélés catholiques; mais il n'admettait nullement les opinions qu'un siècle plus tard Luther, Zwingle, Calvin, proclamaient sur la papauté. Quelques-uns de ses partisans, il est vrai, avaient adopté les opinions des Vaudois. Mais, quant à Jean Huss, il n'était jamais allé aussi loin. La haine violente que le clergé lui portait venait en partie de ses opinions particulières sur certains points de théologie, mais surtout de la façon dont il voulait trancher les difficultés. Il en appelait toujours aux Écritures, et soumettait les livres saints au jugement du peuple, au lieu de les réserver au jugement du clergé. C'était là un véritable principe révolutionnaire. Admis pour des sujets de médiocre importance, il pouvait s'appliquer aux questions les plus vitales, et établir le droit du jugement privé, ce grand principe que proclama la Réformation au XVIe siècle. Les pères du concile le sentaient bien, aussi des hommes tels que le cardinal Pierre d'Ailly, ce grand défenseur des réformes dans le clergé, combattaient-ils violemment les opinions de Jean Huss, et le considéraient-ils comme rebelle à l'autorité de l'Église.

Le 5 juin 1415, Jean Huss comparut devant le concile qui lui montra le manuscrit de son traité sur l'Église, d'où l'on avait extrait les chefs de l'accusation portés contre lui, et lui demanda si c'étaient bien là ses sentiments. Jean Huss répondit que oui, et déclara qu'il était prêt à les justifier et à rétracter toutes les erreurs dont on le convaincrait, les Écritures à la main. Cette réponse souleva des clameurs universelles. On lui répliqua qu'il ne s'agissait pas de discuter les Écritures, mais de rétracter les opinions que l'Église, c'est-à-dire le pape et les cardinaux, sous l'inspiration immédiate de Dieu, déclarait erronées. Jean Huss protesta de sa haine pour toute erreur, et se mit à exposer ses croyances religieuses. Des voix nombreuses couvrirent la sienne, et lui répondirent qu'on ne lui demandait pas ses opinions. Il devait se taire et se contenter de répondre aux questions qu'on lui adresserait. Le tumulte dépassa bientôt toutes les bornes. Jean Huss déclara qu'il attendait plus de dignité, de bienveillance et de modération d'une assemblée aussi vénérable. Il se défendit avec tant d'éloquence et de talent, qu'il réussit à réfuter la première accusation portée contre lui. Cependant tant d'efforts l'avaient épuisé, et il devint nécessaire de le reconduire en prison.

On lui laissa un jour de répit, et on reprit son procès le 7 juin. On l'accusa d'avoir, sur la transsubstantiation, des doctrines contraires à celles de l'Église, et, comme preuve, on produisit les dépositions des témoins. Huss nia la vérité de l'accusation, et força les juges à l'abandonner. D'autres accusations furent portées, et ses juges exigèrent de lui une soumission absolue au concile. Huss demandait qu'on prouvât ce dont on l'accusait, quand l'empereur, qui était présent, le trahit lâchement. Il déclara que, malgré le sauf-conduit qu'il avait accordé, instruit aujourd'hui qu'une promesse faite à un hérétique n'est pas valide, il lui retirait sa protection et l'invitait à s'en remettre à la décision du concile. Cette déclaration si inattendue décida du sort de Jean Huss; il le vit bien; il remercia l'empereur de la protection qu'il lui avait accordée jusque là; mais, vaincu par tant d'émotions, il perdit connaissance et ne revint à lui qu'en prison.

Le lendemain, on reprit le jugement pour la troisième et la dernière fois. On incrimina les opinions qu'il avait exprimées si souvent à Prague, et avec tant de force, sur l'Église, le pape et les cardinaux. On lui reprocha surtout la soumission qu'en certaines circonstances il réclamait du clergé à l'égard du pouvoir séculier. Jean Huss ne pouvait nier ces opinions si connues, il ne pouvait que les défendre. On ne le lui permit pas. Le cardinal Pierre d'Ailly résuma les débats, et laissa à Jean Huss l'alternative, ou de se soumettre sans conditions à la décision du concile, ou d'entendre prononcer sa sentence. Huss demanda à exposer ses doctrines d'une manière détaillée, s'engageant, si le concile les rejetait, à se soumettre à sa décision. On repoussa cette demande si juste, et on lui imposa la déclaration suivante:

«Il reconnaissait publiquement que les doctrines contenues dans les quarante-quatre propositions extraites de ses ouvrages étaient fausses; il les abjurait et les rétractait pour croire et enseigner le contraire.»

Huss répondit qu'il ne pouvait pas abjurer ce qu'il n'avait pas enseigné, et qu'il était contre sa conscience de nier la vérité de doctrines dont on ne lui avait pas prouvé la fausseté. On l'invita à se soumettre dans le moment; on lui promit d'adoucir les termes du désaveu qu'il devait signer. Toutes les représentations, toutes les prières, le trouvèrent insensible; il déclara que Dieu jugerait entre le concile et lui, et fut ramené dans sa prison.

L'empereur Sigismond semble avoir redouté l'influence d'un particulier qui jouissait d'une popularité si grande en Bohême et même en Pologne. Quel que soit le motif de son changement, il conseilla aux cardinaux de ne pas croire Jean Huss, s'il rétractait ses opinions, et de le condamner comme hérétique. Si on le laissait retourner en Bohême, il détacherait de l'Église cette contrée tout entière et la Pologne, où son hérésie avait pénétré; il ne fallait pas différer son supplice, il voulait y assister et il promettait le même traitement à Jérôme de Prague, le plus ardent et le plus capable de ses disciples. Ces paroles, si agréables aux cardinaux, furent entendues des nobles de la Bohême qui avaient accompagné Jean Huss, et de Pierre Mladenowicz, disciple de Huss. Ce dernier avait suivi son maître à Constance, il assista à son procès et à son supplice, et a laissé une histoire de ce procès, à laquelle nous avons emprunté notre récit. Les nobles et Pierre Mladenowicz allèrent immédiatement prévenir Jean Huss du sort qui l'attendait, et l'exhorter, puisqu'il devait sceller de sa mort ses opinions, à ne pas céder sur un seul point à ses adversaires. Avec le caractère de Jean Huss, la recommandation était superflue. Ils firent connaître aussi à leurs partisans de Bohême la conduite de l'empereur. Cette nouvelle souleva de grandes agitations, on tint des assemblées dans plusieurs villes et on envoya au concile des représentations qui devaient être aussi inutiles que les précédentes.

Les lettres que de sa prison Jean Huss adressait à ses partisans, devenaient plus ardentes à mesura que sa fin approchait. Il les exhortait sans cesse à ne croire que la parole du Christ, à résister fermement au concile, qui traitait les Bohémiens en ennemis en refusant de les convaincre par le raisonnement, et à rester fidèlement attachés à la communion sous les deux espèces que le Christ et ses apôtres avaient introduite. Jean Huss insista davantage sur cette doctrine, lorsque le concile eut rendu un décret pour interdire aux laïques l'usage du calice, et déclaré hérétiques tous ceux qui résisteraient à sa décision.

Le concile présenta à Jean Huss différentes formules d'abjuration où il rétractait ses opinions et se soumettait à l'Église.

Les plus illustres cardinaux le visitèrent souvent dans sa prison, et par la persuasion, les promesses et les offres de toute sorte, essayèrent d'obtenir de lui une rétractation. Plusieurs députations du concile discutèrent avec lui sur les points condamnés, mais ne purent ébranler les convictions qu'il avait de leur vérité. Il leur demandait des preuves tirées de l'Écriture ou du sens commun, tandis qu'ils ne lui apportaient que des décisions de conciles et lui demandaient une soumission absolue à leur autorité.

Le 1er juillet, Jean Huss envoya au concile sa dernière déclaration: il ne pouvait pas, il ne voulait pas abjurer aucune de ses opinions, avant qu'on lui eût prouvé leur erreur l'Écriture à la main.

Le concile ayant perdu l'espoir d'amener Huss à une rétractation, fixa son supplice au 6 juillet 1415. En ce jour, une immense réunion de princes et de seigneurs ecclésiastiques et laïques, eut lieu sous la présidence de l'empereur, dans la cathédrale de Constance. On avait dressé dans la nef un échafaud élevé, avec une petite cellule en bois où étaient suspendus les vêtements d'un prêtre catholique romain. À la vue de cet appareil, Huss comprit ce qu'il signifiait. Il se jeta alors à genoux, et se mit à prier, prosterné à terre. Pendant ce temps, l'évêque de Londres adressait à l'empereur, assis sur un trône, un long discours qui se terminait ainsi:

«C'est pour cette sainte œuvre que vous avez été choisi par Dieu, élu dans le ciel plutôt que sur la terre, placé sur le trône par le Roi du ciel plutôt que par les princes de l'Empire, c'est pour détruire par le glaive impérial les hérésies et les erreurs que nous avons condamnées. Dieu vous a accordé pour l'accomplissement de cette sainte mission, la sagesse de la divine vérité, le pouvoir de la majesté royale, en vous disant: «Je place ma parole dans ta bouche, et je t'inspire ma sagesse, je t'ai élevé au-dessus des nations et des royaumes, je t'ai soumis les peuples pour que tu exécutes mes jugements et détruises l'iniquité.» Frappez donc les hérésies et les erreurs, frappez surtout cet hérétique obstiné, dont la méchanceté et la pestilence ont infecté plusieurs royaumes. Voilà l'œuvre qui vous est assignée, glorieux prince, voilà l'œuvre que vous devez accomplir, puisque l'autorité de la justice vous appartient. La bouche des enfants et des nouveau-nés chantera elle-même vos louanges, et votre mémoire vivra éternellement pour avoir détruit de si grands ennemis de la vraie foi: puisse Jésus-Christ vous accorder la grâce d'accomplir votre pieuse mission.»

Après ces odieuses paroles, on lut du haut de la chaire, le résumé du procès de Jean Huss. Jean Huss essaya en vain de présenter quelques observations relatives à divers passages de ce résumé, puis, reconnaissant l'inutilité de ses efforts, il se mit à genoux et se recommanda à Dieu et à son Sauveur. Mais un évêque l'ayant accusé de s'être donné pour la quatrième personne de la Divinité, il défia l'évêque de lui citer personne qui l'ait entendu s'exprimer ainsi, et comme l'évêque ne pouvait répondre, il s'écria: «Quel est mon malheur d'entendre de tels blasphèmes! j'en appelle à vous, ô Christ, dont ce concile condamne publiquement la parole.» On lut ensuite la sentence du concile qui condamnait au feu les écrits de Jean Huss, le dégradait lui-même de la dignité ecclésiastique, et le livrait au pouvoir temporel. Après la lecture de la sentence, sept évêques s'approchèrent de Jean Huss et l'invitèrent à se revêtir des vêtements sacerdotaux. Ils l'engagèrent ensuite à rétracter ses erreurs, au nom de son honneur et de son salut éternel. Jean Huss monta sur l'échafaud sans répondre et s'adressa ainsi à la foule qui se pressait dans l'Église: «Les évêques m'ordonnent de confesser devant vous mes erreurs; si cette rétractation n'eût entraîné que la perte de mon honneur mortel, peut-être m'auraient-ils persuadé de satisfaire leur désir. Mais je suis ici sous les yeux du Dieu Tout-Puissant, et je ne puis les contenter sans déshonorer son nom et sans m'exposer moi-même aux reproches de ma conscience. Je n'ai jamais enseigné ce qu'on me reproche: j'ai toujours cru, écrit, enseigné et prêché le contraire. Pourrais-je lever les yeux au ciel, pourrais-je regarder en face ceux que ma voix a instruits et dont le nombre est si grand, si j'avais ébranlé dans leur cœur des croyances aussi saintes? Mon exemple a-t-il jeté dans le doute et l'incertitude tant d'âmes, tant de consciences, éclairées par les propres paroles de la Sainte-Écriture, par la pure doctrine de l'Écriture, et ainsi mises en garde contre les atteintes du mal? Non, non, j'ai toujours regardé le salut de tant d'âmes comme plus précieux que la conservation de leur corps périssable.» Les évêques interrompirent ses paroles, le firent descendre et le dégradèrent de sa dignité sacerdotale. Un évêque lui prit des mains le calice en disant: «Ô Judas, maudit pour avoir abandonné les voies de paix et conspiré avec les Juifs, nous te retirons la coupe du salut.» Huss, répondit: «J'ai confiance dans Dieu le Père et dans Jésus-Christ, je souffre en leur nom, et ils ne me retireront pas la coupe du salut. J'ai même la ferme assurance de m'y abreuver aujourd'hui dans son royaume.» Chaque évêque s'approchait de lui à son tour et lui retirait un vêtement sacerdotal en maudissant ses hérésies. À chacun, Huss répondait qu'il souffrait patiemment ces blasphèmes en considération de Jésus-Christ, son divin maître. À la fin de la cérémonie, quand il s'agit d'enlever la tonsure cléricale, quelques évêques voulaient se servir de rasoirs, les autres employer des ciseaux. Huss se retourna du côté de l'empereur qui, de son trône, voyait cette contestation, et lui dit avec calme: «Je m'étonne, qu'étant aussi cruels les uns que les autres, ils ne soient pas même d'accord sur leurs cruautés.» Enfin, ils se décidèrent à couper avec des ciseaux la peau du sommet de la tête. Après cette cruelle opération, ils annoncèrent que l'Église, l'ayant privé de tous ses ornements et priviléges, ils n'avaient plus qu'à le livrer à l'autorité temporelle. Ils se rappelèrent, cependant, qu'ils avaient oublié quelque cérémonie, et ils apportèrent un capuchon en papier où l'on avait représenté trois horribles figures de démons avec cette inscription: «Hérésiarque.» Huss s'écria en voyant le capuchon: «Notre Seigneur Jésus-Christ a porté pour moi une couronne d'épines, pourquoi ne porterais-je pas pour la glorification de son nom cet ignominieux capuchon.» Les évêques lui posèrent le bonnet sur la tête en disant: «Nous livrons ton corps aux flammes et ton âme aux démons.» Huss se contenta de lever les yeux et de dire: «Ô Jésus-Christ, je remets entre tes mains mon âme que tu as rachetée.»

Les évêques retournèrent alors trouver l'empereur, et livrèrent Jean Huss au pouvoir séculier. Sigismond ordonna au duc de Bavière, qui était placé à ses pieds, le globe impérial dans la main, de recevoir Jean Huss des mains des évêques, et de le livrer aux exécuteurs.

Le duc, suivi de tous les bourgeois armés de la ville, conduisit immédiatement Jean Huss au lieu du supplice. En quittant l'Église, celui-ci vit brûler en un tas ses écrits et ceux de ses disciples. Il sourit doucement à ce spectacle: il sentait bien que ce feu ne brûlait pas la semence qu'il avait laissée derrière lui. Pendant tout le temps que cette triste procession mit à se rendre au lieu du supplice, Jean Huss s'adressa au peuple dont les longues bandes se pressaient sur la route; il soutenait que sa mort n'avait pas pour cause une hérésie quelconque, mais la haine de ses ennemis qui avaient réuni contre lui les accusations les plus fausses.

Le lieu de l'exécution était situé au-delà de la porte de Gottlieben: c'était une voirie où on écorchait les animaux; on avait même laissé à dessein quelques cadavres pour accumuler les outrages. En y arrivant, Jean Huss montra une constance noble et sereine. Il se mit à genoux, et d'une voix haute et claire il chanta les versets 31 et 81 des Psaumes et pria avec ferveur. Les assistants, en voyant sa piété, se disaient unanimement: «Nous ne savons ce qu'il a fait auparavant; pour le moment nous le voyons prier, et nous entendons ses prières ardentes et ses pieuses paroles.» Un, entre autres, invita un prêtre qui suivait à cheval le cortége, à confesser le martyr; le prêtre répondit qu'on devait refuser à un hérétique ce moyen de salut. Huss s'était cependant confessé à un moine dans sa prison. Mladenowicz ajoute même en rapportant cette circonstance: «Le Christ, ignoré du monde, habite même parmi ses ennemis[52]

Pendant la prière de Jean Huss, son capuchon tomba de sa tête; un soldat le replaça en disant qu'il devait être brûlé avec les démons, les maîtres qu'il avait servis. Le bourreau lui ordonna de monter; il obéit en s'écriant: «Ô Seigneur Jésus-Christ, soutenez-moi, faites que je puisse supporter avec fermeté la mort cruelle et ignominieuse à laquelle on m'a condamné pour avoir prêché la sainte parole de l'Évangile.» Il se tourna ensuite vers les assistants; mais le duc de Bavière lui défendit de parler, et ordonna à l'exécuteur de le dépouiller de ses habits et de l'attacher au poteau avec les mains liées derrière le dos. Le bourreau obéit; mais, comme Huss avait le visage tourné vers l'Orient, il fut, en sa qualité d'hérétique, tourné d'un autre côté du poteau. Après qu'il eut remercié l'exécuteur de la douceur avec laquelle il accomplissait ses fonctions, on lui passa autour du cou une chaîne qui le liait au poteau. Huss dit qu'il était heureux de supporter ces tourments pour la défense de la foi, quand le Sauveur avait porté un fardeau plus pesant encore. On entassa alors du bois et de la paille autour de lui, jusqu'à la hauteur des genoux. À ce moment, le maréchal de l'empereur, Haupt de Pappenheim, survint et le somma au nom de l'empereur de rétracter ses erreurs. Huss répondit: «Qu'ai-je à rétracter, puisque je ne suis convaincu d'aucune erreur? J'ai toujours prêché la vérité et l'Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et je meurs avec joie pour lui.» À ces mots, le messager impérial joignit ses mains au-dessus de sa tête, et partit: l'exécuteur alluma aussitôt le feu. Huss s'écriait: «Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, ayez pitié de moi!» Comme il le répétait pour la troisième fois, le vent chassa sur lui les flammes et la fumée qui l'étouffèrent. On vit toutefois son corps s'agiter pendant le tempe nécessaire pour dire trois fois la prière du Seigneur.

Quand le bûcher fut consumé, on trouva la partie supérieure de son corps suspendue au poteau par la chaîne sans être consumée. On apporta aussitôt d'autre bois, on abattit le poteau et on consuma complètement jusqu'aux derniers restes. Le cœur, qui était tombé du corps et s'était brisé, fut réduit à coups de bâton en petits morceaux et brûlé à part. On jeta dans les flammes les habits que Jean Huss avait portés au supplice, et quand tout fut bien consumé, on recueillit avec soin les cendres et on les jeta dans le Rhin.

Ainsi périt le grand réformateur des Slaves. Quoiqu'il n'ait pas attaqué les dogmes de l'Église catholique romaine, comme le firent plus tard les réformateurs du XVIe siècle, il établit cependant le principe fondamental du protestantisme, c'est-à-dire l'appel à l'autorité des Écritures et non à celle de l'Église.

Il me reste à ajouter quelques mots sur Jérôme de Prague, le plus éminent des disciples de Jean Huss, que le concile de Constance fit périr comme son maître. En partant de Bohême, Huss, qui connaissait l'ardeur de Jérôme et la haine que le parti romain lui portait, lui défendit de le suivre à Constance. Malgré cette défense, Jérôme y arriva le 4 avril 1415, et, le 7 du même mois, il afficha à la porte de l'Hôtel-de-ville et aux portes de toutes les églises, une demande rédigée en trois langues (latin, allemand, bohémien) et adressée à l'empereur et au concile. Il y réclamait un sauf-conduit pour venir assister son ami Jean Huss dans son procès. Le concile répondit, le 17, qu'il le défendrait contre la violence, mais non contre la justice, et qu'il le mettrait en jugement. Cette réponse l'engagea à décliner la tendre miséricorde des prélats, et il retournait en Bohême, lorsque, près des frontières, il fut saisi, ramené et enchaîné à Constance le 23 mai, et jeté en prison avec des fers pesants aux mains et aux pieds. Ces durs traitements, son inquiétude pour son ami, lui causèrent une cruelle maladie qui lui abattit le corps et l'esprit. Dans cet état pitoyable, quelques membres du concile lui persuadèrent de se rétracter. Il le fit en public le 11 septembre 1415, et, sur la demande du concile, renouvela sa rétractation le 23 du même mois. Il y déclarait qu'il était prêt à faire pénitence de ses fautes, et qu'il se soumettait d'une manière absolue à l'autorité du concile.

Cette conduite disposa favorablement pour lui les prélats; ils proposaient déjà de le mettre en liberté, lorsque le clergé de Bohême y mit opposition, en déclarant qu'il ne croyait pas à sa sincérité et en apportant de nouvelles accusations contre lui. Une nouvelle commission d'enquête fut nommée sous l'influence de ses plus cruels ennemis. Elle l'accusa d'être depuis sa jeunesse l'ami de Jean Huss et un zélé partisan de Wiclef, d'avoir rapporté ses ouvrages en Bohême et de l'honorer comme un saint, d'avoir dirigé toutes les attaques contre le clergé, traité d'idolâtrie le culte des images des saints, profané des reliques, insulté publiquement le pape et le clergé, etc., etc. Jérôme demanda à se défendre en public; on le lui permit en présence de tout le concile, le 23 mai 1416. Il réfuta tous les chefs d'accusation dirigés contre lui, avec tant d'éloquence, de finesse, de savoir sacré et profane, qu'il inspira la plus vive admiration à l'illustre savant italien Poggio Bracciolini. Ce dernier, qui était présent comme secrétaire du concile, va jusqu'à comparer Jérôme à Socrate. Il reprit sa défense le 26 du même mois, avec autant de succès. Mais, invité à répéter sa rétractation, au lieu d'obéir il fit avec la plus grande éloquence le panégyrique de son ami Jean Huss, il proclama son innocence, sa justice, et même sa sainteté; il s'emporta avec violence contre les Allemands, les accusant d'être les ennemis les plus acharnés de la Bohême, et d'avoir juré sa perte comme celle de son ami Jean Huss, parce que tous deux avaient le plus contribué à leur enlever leurs injustes priviléges dans l'Université de Prague. C'était pour satisfaire leur désir insatiable de vengeance qu'ils le poursuivaient. Le plus grand péché qu'il eût commis, ajoutait-il, c'était d'avoir désavoué, sous la contrainte des circonstances, les doctrines de Jean Huss; mais il y adhérait maintenant de toute son âme, et il était prêt à endurer pour elles, toutes sortes de souffrances et de supplices.

On ne peut décrire l'impression que fit sur les auditeurs ce discours de Jérôme auquel on s'attendait si peu. On le ramena en prison et on essaya tous les moyens possibles de persuasion pour le décider à une rétractation. Il ne voulut rien écouter. Il fut donc condamné, le 30 mai 1416, à être dégradé comme Jean Huss, de sa dignité ecclésiastique, et à être brûlé vif dans le même endroit où celui-ci avait reçu la palme du martyre. Arrivé au lieu fatal, il baisa le sol sur lequel Huss avait marché, se dépouilla lui-même de ses vêtements, pria avec ferveur tandis qu'on l'attachait au poteau, et présenta ses mains à l'exécuteur. On l'entoura jusqu'au cou d'un amas de bois mêlé de paille, et comme on allumait le feu par derrière, il dit à l'exécuteur: «Allume le feu sous mes yeux; j'ai eu peur du feu, mais maintenant je ne pourrai reculer.» Il se mit alors à chanter un hymne sacré, et les flammes l'entouraient déjà de tous côtés, qu'on l'entendait encore répéter dans la langue de ses pères: «Dieu puissant et mon père, ayez pitié de moi et oubliez mes péchés!» On brûla ses vêtements; et quand tout fut éteint, on recueillit soigneusement les cendres et on les jeta dans le Rhin, comme on avait fait pour celles de Jean Huss.

CHAPITRE III.
BOHÊME.
(Suite).

Effet que produit la mort de Jean Huss en Bohême. — Ziska. — Supplice de quelques Hussites ordonné par le légat du pape. — Première lutte entre les catholiques romains et les Hussites. — Proclamation de Ziska et soulèvement à Prague. — Destruction de quelques églises et couvents par les Hussites. — Invasion et défaite de l'empereur Sigismond. — Négociations politiques. — L'anglais Pierre Payne. — Ambassade à la Pologne. — Arrivée de forces polonaises au secours des Hussites. — Mort de Ziska. — Son caractère.

La nouvelle de la mort de Jean Huss jeta la consternation dans la Bohême, et souleva contre les auteurs du crime un cri universel d'indignation. Grands et petits regardèrent comme un outrage fait à la Bohême le supplice du plus populaire de leurs concitoyens. L'Université de Prague, dans son adresse à toute la chrétienté, défendit la mémoire de Jean Huss. Les écrits du même genre se multiplièrent. Un, entre autres, après avoir déclaré que Jean Huss avait été assassiné malgré son innocence, appelait le concile de Constance le corps des satrapes du moderne Antechrist. L'annonce du supplice de Jérôme ne fit qu'enflammer l'indignation publique. On frappa une médaille en l'honneur de Jean Huss, et, dans le calendrier des saints, le 6 juillet lui fut consacré. On le regarda comme un martyr national, victime de la haine des Allemands et de son propre attachement à son pays. Les doctrines qu'il avait scellées de son sang en reçurent une force nouvelle, et le nombre de ses partisans s'accrut rapidement. Plusieurs églises admirent la communion sous les deux espèces, et célébrèrent les cérémonies du culte dans la langue du pays.

Les disciples de Jean Huss, qui prirent le nom de Hussites, se partagèrent en deux parties: les uns rejetaient tout-à-fait l'autorité de l'Église, et ne voulaient accepter que les Écritures pour règle de la foi; les autres se bornaient à la communion sous les deux espèces, à la libre prédication de l'Évangile, et à quelques réformes moins importantes. Les premiers prirent le nom de Taborites, et les autres de Calixtins, à cause de la communion sous les deux espèces dont un calice était l'emblême. Cependant ce ne fut que plus tard que les croyances des deux partis prirent un développement distinct et une forme définitive.

Les progrès du Hussitisme, quoiqu'il se fût répandu dans toutes les classes de la Bohême, trouvèrent une vive résistance dans les catholiques romains. Ceux-ci formaient une minorité puissante, qui embrassait tout le haut clergé, la plus grande partie du clergé inférieur, les couvents et les monastères, beaucoup de nobles et de riches bourgeois, surtout d'origine allemande. Le parti possesseur de richesses aussi grandes et d'une influence aussi considérable, était bien organisé, et s'appuyait sur Rome et sur l'empereur Sigismond qui s'était déclaré contre les Hussites. Les Hussites étaient les plus nombreux, et comprenaient la plus grande partie de la nation. De leur côté se rangeaient beaucoup de nobles et de bourgeois, et presque tous les paysans. C'est cette classe, au cœur et à l'esprit simple, capable de plus de dévouement et d'ardeur pour la cause qu'elle embrasse que les habitants plus raffinés des villes, qui fait la force d'un parti et le rend vraiment national. Il leur fallait un chef capable de diriger par ses actes le mouvement que Jean Huss avait préparé par sa parole. Ce chef fut Jean Trocznowski, plus connu en Europe sous son sobriquet de Ziska[53]: l'histoire moderne n'offre peut-être pas un autre exemple de talents aussi extraordinaires et d'une énergie aussi sauvage.

Ziska, noble bohémien, était né dans la dernière partie du XIVe siècle, à Trocznow, propriété de son père, dans le cercle de Béchin. La tradition rapporte que sa mère, surveillant un jour les moissonneurs, fut prise des douleurs de l'enfantement et donna naissance à Ziska sous un chêne[54]. Cette circonstance fut plus tard considérée comme un présage de l'énergie que l'enfant né sous son ombrage devait déployer durant sa vie. Ziska fut d'abord page de l'empereur Charles IV, et suivit ensuite la carrière militaire. Il servit long-temps en Pologne, où il se distingua en maintes occasions, et surtout à la bataille de Grunwald et Tannenberg, en 1410, où les chevaliers teutoniques furent vaincus. Ziska, à son retour dans sa patrie, devint chambellan du roi Venceslav. Il n'était plus jeune quand eut lieu le martyre de Jean Huss, et cet homme fit sur son esprit une puissante impression. Courtisan peu soigneux de sa faveur, il quitta les joies de la salle du festin, et on le vit se promener seul, le long des corridors du palais, les bras croisés et plongé dans une méditation profonde. Le roi, le voyant dans cette agitation extraordinaire, lui demanda: «Yankou (Jeanet), qu'avez-vous?—Je ne puis supporter l'injure faite à la Bohême dans la ville de Constance par l'assassinat de Jean Huss,» répondit Ziska. Le roi lui répliqua: «Ni vous, ni moi, ne pouvons venger cet outrage; si vous trouvez quelque moyen de le faire, vous le pouvez, je vous le permets.» Ziska saisit avec empressement cette idée, et vit tous les avantages qu'il pourrait retirer pour l'accomplissement de ses projets, de l'appui du nom royal. Il demanda donc au roi de lui donner par écrit et de marquer de son sceau l'autorisation qu'il venait de lui accorder verbalement. Le roi, qui aimait à rire et qui savait que Ziska n'avait ni richesse, ni amis, ni influence, regarda sa demande comme une bonne plaisanterie, et la lui accorda aussitôt. Mais Ziska sut s'en servir pour faire partager ses projets à beaucoup de personnes. Les querelles entre les partis religieux augmentaient tous les jours en Bohême; mais elles n'avaient pas encore été suivies de luttes sérieuses. Le roi Venceslav restait indifférent. Il n'avait pas d'enfant pour hériter de sa couronne, et détestait son frère Sigismond qui lui avait donné assez de sujet de le haïr. Son seul souci était d'inventer de nouveaux plaisirs pour passer joyeusement le reste de sa vie. Il se disait probablement: «Après moi le déluge!» comme répétait, dit-on, un homme d'État célèbre de nos jours, qui fut précipité du pouvoir en 1848, par l'éruption soudaine des principes que, depuis plus de trente ans, il s'étudiait à comprimer.

Il n'en était pas de même de son frère Sigismond, empereur d'Allemagne, roi de Hongrie, et héritier présomptif de la couronne de Bohême. Il sentait que sa lâche conduite à l'égard de Jean Huss, la violation du sauf-conduit qu'il lui avait offert, l'avaient rendu odieux aux partisans de l'homme qu'il avait trahi. Il lui fallait persécuter les Hussites, s'il voulait occuper en paix le trône de Bohême. Le concile de Constance ne pouvait pas non plus rester indifférent à un mouvement que sa conduite avait provoqué, et il somma environ quatre cents principaux Hussites de comparaître devant lui, leur offrant des sauf-conduits. L'exemple de Jean Huss était trop récent pour que l'on eût confiance dans l'honneur du concile et l'on ne tint compte de sa sommation. Le concile publia alors un édit contre eux en vingt-quatre articles, et adressa une lettre à l'empereur Sigismond. Les Hussites, disait cette lettre, sont devenus plus ardents à soutenir leurs doctrines, depuis le supplice de leurs deux chefs: grands et petits partagent leurs opinions: on fait circuler nombre d'écrits scandaleux contre les décrets du concile. La communion sous les deux espèces est administrée impunément: on révère Jean Huss et Jérôme de Prague comme deux saints; on opprime les catholiques romains et surtout le clergé. La même lettre déplorait la négligence de Venceslav, et le soupçonnait, sinon de soutenir les Hussites, au moins de ne pas mettre obstacle à leurs progrès.

Le concile de Constance se sépara le 22 avril 1418, après avoir mis fin aux divisions intestines de Rome par l'élection du pape Martin V. Le soin de poursuivre la guerre contre les éternels ennemis de l'Église, regardait, dès lors, le nouveau pontife. Il adressa au clergé de Bohême, de Pologne, d'Angleterre et d'Allemagne, une bulle où il reprochait à beaucoup de nobles et de prélats, de rester comme des chiens muets quand l'hérésie levait la tête. Il leur ordonnait de poursuivre les partisans des doctrines de Jean Huss et de Wiclef, de les juger suivant les lois ecclésiastiques, et de les livrer au pouvoir séculier. Il recommandait aux princes et aux juges séculiers de veiller sévèrement à l'exécution de ses ordres: et, pour que personne ne pût alléguer son ignorance de ces questions, il joignait à sa bulle quarante-quatre propositions de Wiclef et trente de Jean Huss que le concile de Constance avait condamnées. Il ne suffisait pas de promulguer des bulles, il fallait en assurer l'exécution. En conséquence, Martin envoya en Bohême, comme légat, le cardinal Dominique de Raguse, qui devait veiller à l'exécution de la bulle. Le légat réussit à faire brûler deux Hussites dans la ville de Slan; mais cet acte de persécution souleva contre lui une indignation si violente et si universelle, qu'il fut obligé de quitter la Bohême. Il adressa alors une lettre à l'empereur Sigismond, où il déclarait que la parole et les écrits étaient désormais insuffisants en Bohême, et que le fer et le feu pouvaient seuls la ramener à l'Église.

Toutes ces circonstances ne faisaient que fournir de nouveaux aliments à l'animation qui soulevait toute la Bohême, et surtout la ville de Prague. Venceslav, craignant une insurrection, ordonna aux habitants de rendre leurs armes. Cet ordre jeta la consternation dans la ville; on craignait de désobéir au roi et on ne voulait pas exciter sa colère, on craignait encore plus de se mettre soi-même dans l'impossibilité de se défendre. Les habitants furent tirés de leur perplexité par Ziska, qui, depuis sa conversation avec le roi, guettait le moment favorable de mettre ses projets à exécution. Il alla trouver les bourgeois qui délibéraient sur la conduite à tenir, et leur déclara que, connaissant les intentions réelles du roi, il pourrait leur donner le meilleur avis sur les circonstances présentes. Sur sa proposition, les citoyens revêtirent leurs vêtements les plus riches, endossèrent leurs plus belles armes, et se rendirent au palais du roi, conduits par Ziska qui s'adressa à lui en ces termes: «Sire, Votre Majesté nous demande nos armes, les voici, prêtes à vous servir. Montrez-nous les ennemis contre lesquels nous devons les employer.» Cet ingénieux stratagème plut au roi ou l'intimida; il approuva la conduite des citoyens de Prague et les congédia gracieusement. Cette circonstance confirma le bruit du crédit dont Ziska jouissait auprès du roi, et accrut son influence parmi le peuple.

Ziska opéra, dès lors, de concert avec Nicolas de Hussinetz, riche noble, dans les domaines duquel Jean Huss était né et qui avait embrassé avec ardeur ses doctrines. Il s'empara d'une forte position sur une montagne, l'appela le mont Thabor, et la fortifia de toutes les ressources de l'art. Il était temps, en effet, que les Hussites songeassent à la résistance; chaque jour leurs ennemis devenaient plus entreprenants et s'appuyaient davantage sur Sigismond, l'héritier présomptif, qui venait encore d'introduire des troupes dans plusieurs provinces de la Bohême.

Les causes qui produisent les guerres civiles ou religieuses, s'accumulent long-temps avant que la lutte ne s'engage. Les discours, les écrits des chefs excitent et échauffent par degrés l'animosité des partis. Elle devient bientôt si ardente, qu'on essaie en vain d'en calmer l'effervescence et d'en prévenir l'éruption, et une étincelle suffit pour allumer dans tout un pays un incendie qui ne s'éteint qu'au bout de longues années de souffrance. C'est ce qui arriva en Bohême. Quatre ans s'écoulèrent entre le martyre de Jean Huss et la terrible lutte qui en fut la conséquence.

Pour raconter les premières hostilités qui s'engagèrent entre les Hussites et les catholiques romains, j'emprunterai le récit d'un auteur contemporain qui y assista. C'est Benessius Horzowicki, disciple et ami de Jean Huss, qui prit une part active dans la question de l'Université débattue avec les docteurs allemands. Nous devons la conservation de son récit à l'honnête jésuite Balbin, qui le déclare digne de foi, quoique venant d'un hérétique.

«Le jour de la Saint-Michel, dans l'année 1419, une foule considérable s'était réunie dans une vaste plaine appelée les Croix, qui borde la route de Béneschow à Prague. Plusieurs villes et villages s'y étaient donné rendez-vous. La population de Prague, venue soit à pied, soit en voiture, y était surtout en majorité. Trois prêtres du nom de Jacob, Jean Cardinal et Mathias Toczenicki, avaient convoqué à la fois cette foule immense. Car, tant que vécut Venceslav, le peuple se réunissait sur certaines montagnes qu'il décorait des titres d'Horeb, de Baranek (agneau), de Thabor, et où il venait recevoir la communion sous les deux espèces. Mathias Toczenicki fit mettre une table sur trois tonneaux vides et donna l'Eucharistie à la foule, sans aucun étalage. La table n'était pas même recouverte et les prêtres ne portaient pas leurs vêtements sacerdotaux.

»Vers le soir, toute la multitude se dirigea sur Prague, en s'éclairant avec des torches, et arriva dans la nuit à Wissehrad, la forteresse de Prague. Il est étonnant qu'ils n'aient pas saisi l'occasion de surprendre ce château, dont la conquête plus tard leur coûta si cher, mais la guerre n'était pas encore commencée. Coranda, curé de Pilsen, les rejoignit au même endroit, portant aussi l'Eucharistie, suivi d'une foule nombreuse des deux sexes. Avant que cette foule eût quitté la plaine des Croix, un seigneur invita l'assemblée à réparer le dommage fait à un pauvre homme dont on avait ravagé le champ, et aussitôt une collecte abondante l'indemnisa de tout ce qu'il avait perdu. La foule ne commettait pas d'hostilités, elle s'avançait en pèlerinage le bâton à la main. Mais les choses devaient bientôt changer de face. Les prêtres, en se retirant, convoquèrent l'assemblée pour la Saint-Martin. Les garnisons que Sigismond avaient placées dans différentes villes, se rassemblèrent pour empêcher ces réunions et engagèrent plusieurs combats sanglants. Les habitants de Pilsen, Clattau, Tausche et Sussicz, qui se trouvaient sur la route du lieu fixé comme point de ralliement, furent prévenus par Coranda qu'on avait préparé contre eux une embuscade: ils s'armèrent et prévinrent ceux qui devaient s'y rendre avec eux. On improvisa ainsi une armée très nombreuse. En arrivant à la ville de Cnin, ils apprirent que les habitants d'Aust, ville du district du Béchin, non loin du Thabor, réclamaient leur secours. Les impériaux s'étaient portés sur la route qui menait à Prague et leur coupaient le passage. On envoya aussitôt à leur secours cinq fourgons remplis d'hommes armés. À peine ces derniers avaient-ils franchi la Moldau, qu'ils aperçurent deux corps, l'un de cavaliers, l'autre de personnes à pied. Le premier avait à sa tête Pierre Sternberg, gentilhomme catholique romain et directeur de la monnaie à Kuttemberg. Le second groupe se composait d'environ quatre cents personnes, hommes et femmes, qui faisaient un pèlerinage d'Aust à Prague. C'était à leur secours qu'on les avait envoyés. Les Hussites envoyèrent aussitôt à Cnin demander du renfort, et, en attendant, se dirigèrent vers la petite éminence où le peuple d'Aust s'était posté. Avant leur arrivée, Sternberg attaqua les habitants d'Aust et les mit en fuite. Quelques-uns s'échappèrent et vinrent rejoindre leurs alliés de Cnin, qui prirent position sur une petite colline et attendirent l'attaque de Sternberg. Ils se défendirent avec tant de vigueur qu'ils l'obligèrent à se retirer à Kuttemberg. Après leur victoire, ils séjournèrent tout le jour dans le lieu où les habitants d'Aust avaient été mis en fuite, ensevelirent leurs morts et y firent accomplir le service divin par leurs prêtres. Ils se rendirent ensuite à Prague pour y célébrer leur victoire, et y furent accueillis par de grandes réjouissances.»

Ce récit prouve que les Hussites ne sont pas la première cause des sanglantes luttes qui suivirent. Ce sont les bandes armées de l'empereur, qui, les premières, ont dispersé violemment leurs pèlerinages pacifiques et tout religieux.

Ce combat servit la cause des Hussites. Dans toute lutte, le premier avantage obtenu, si insignifiant et si accidentel qu'il soit, produit le plus souvent un effet moral très grand sur l'imagination du vulgaire. Ce succès excite l'ardeur d'un parti, abat l'enthousiasme de l'autre, quoique généralement il n'y ait lieu ni à se réjouir ni à se désespérer. Cependant, bien que le jugement froid d'un chef sache apprécier, à leur juste valeur, ces légers succès, un homme de génie voit toute l'importance du résultat qui les suit, et Ziska n'était pas homme à laisser passer une occasion aussi favorable sans en tirer parti pour l'exécution de ses projets. Il adressa aux habitants de la ville de Tausch ou Tista, une proclamation en forme de circulaire, et l'envoya dans toutes les villes de Bohême où l'armée impériale n'avait pas mis garnison. Cette proclamation faisait appel à leurs sentiments patriotiques et religieux; tout y était merveilleusement calculé pour toucher la corde la plus sensible de leurs cœurs et la faire vibrer avec le plus de puissance. Voici la traduction de cette pièce si curieuse:

«Très chers Frères, que Dieu vous accorde, avec sa grâce, de revenir à vos premiers sentiments d'amour pour lui, et de mériter, par vos bonnes œuvres, d'habiter dans sa crainte comme de sincères enfants de Dieu. S'il vous a châtiés et punis, je vous demande, en son nom, de ne pas vous laisser abattre par l'affliction. Reportez-vous à ceux qui travaillent pour la foi, qui sont persécutés par ses ennemis, et surtout par les Allemands. Vous-mêmes, vous avez éprouvé leur méchanceté, à cause de votre amour pour Jésus-Christ. Imitez vos ancêtres, les premiers Bohémiens, qui ont toujours su défendre la cause de Dieu et la leur. Pour vous, mes Frères, vous devez avoir toujours, devant les yeux, la loi de Dieu et le bien de votre patrie, et veiller aux deux avec vigilance. Que celui de vous qui sait manier un couteau, jeter une pierre ou porter un bâton se tienne prêt à marcher. Je vous préviens donc, mes Frères, que nous réunissons de tous côtés des troupes pour combattre les ennemis de notre foi et les oppresseurs de notre patrie. Recommandez à vos prédicateurs d'exciter, dans leurs prêches, le peuple à la guerre contre l'antechrist, et d'exhorter tout le monde, jeunes et vieux, à se tenir prêts. Que je vous trouve aussi bien munis de pain, de bière, de vivres et de provisions, et surtout armés avec de bonnes armes. Les temps sont venus où il nous faut nous armer et contre l'étranger et contre l'ennemi domestique. Ayez toujours sous les yeux cette première rencontre, où peu contre beaucoup, presque sans armes contre des soldats bien armés, vous avez obtenu la victoire. La main de Dieu ne s'est pas retirée de nous. Ayez courage et tenez-vous prêts. Que Dieu fortifie vos cœurs.—Ziska du Calice, avec l'espoir en Dieu, chef des Taborites[55]

Ziska se mit à la tête d'un grand nombre de paysans, qui accoururent de toutes parts sous ses étendards. Il surprit et fit prisonnier un corps de cavalerie, dont les chevaux et les armes servirent à monter et à armer sa propre troupe. Il entra à Prague aux acclamations de toute la ville. Les Hussites commencèrent alors à exercer des violences sur quelques membres du clergé catholique, et à prendre possession de leurs églises pour y établir leur culte. Les magistrats de la ville voulurent s'y opposer. Une terrible lutte en fut la conséquence, les premiers magistrats y périrent; plusieurs églises et couvents furent pillés.

Ces évènements affectèrent tellement le roi Venceslav, qu'il mourut d'une attaque d'apoplexie. Il était sans enfants, et la couronne passait ainsi à son frère Sigismond. Celui-ci était alors aux prises avec les Turcs, et cette guerre favorisa le développement du Hussitisme. Malheureusement, les disciples de Jean Huss compromirent leur cause par les excès déplorables du plus sauvage fanatisme. Partout les églises, les couvents furent pillés et détruits[56]; partout les prêtres, les moines, et souvent les nonnes furent mis à mort avec la plus grande barbarie. Ziska, qui était l'âme du mouvement, perdit, au siége de la ville de Raby, le seul œil valide qui lui restait, et c'est lorsqu'il fut complètement aveugle, qu'il déploya les talents militaires les plus extraordinaires.

Sigismond convoqua à Brunn, en Moravie, une diète où accoururent les catholiques romains, aussi dévoués à sa cause que les Hussites y étaient contraires. Il promit l'amnistie à tous ceux qui reviendraient à l'Église. Ses offres furent repoussées, et il se prépara à réduire les hérétiques par la force des armes. La ville de Prague était au pouvoir des Hussites; mais la garnison impériale tenait toujours la citadelle. L'Empereur marcha contre la ville avec une armée composée de catholiques bohémiens, moraviens, hongrois et allemands. Cette armée avait pour chefs, au-dessous de l'Empereur, cinq électeurs, deux ducs, deux landgraves, et plus de cinquante princes allemands, et se montait, d'après les écrivains contemporains, à plus de cent mille hommes. Malgré ce nombre immense, elle fut repoussée par les Hussites, qui, outre les assaillants, avaient la citadelle à combattre. Les envahisseurs commirent les plus grandes atrocités, surtout dans leur retraite. Beaucoup d'habitants furent massacrés par les soldats, pour qui tout Bohémien était un Hussite. Une seconde tentative, faite contre Prague par l'Empereur, dans la même année 1420, eut aussi peu de succès. Ces avantages excitèrent, au plus haut degré, le courage et le fanatisme des Hussites. Beaucoup de leurs prédicateurs annoncèrent que le règne du juste était proche, et que les armes des Taborites allaient l'établir sur tout le monde. Cette croyance inspirait une intrépidité inébranlable à ceux qui la partageaient, et explique les triomphes extraordinaires des Hussites. Il y avait aussi une prédiction répandue parmi eux qui soutenait leur courage. Un tremblement de terre devait engloutir toutes les villes et les villages de la Bohême, sauf les cinq villes qui auraient montré le plus d'ardeur pour leur cause. Dans les marches, les prêtres précédaient toujours les Hussites; ils portaient des calices souvent faite de bois, et administraient la communion sous les deux espèces, en remplaçant plus d'une fois le vin avec de l'eau; derrière les prêtres, marchaient les combattants en chantant les psaumes, et l'arrière-garde était formée par les femmes, qui travaillaient aux fortifications et prenaient soin des blessés. La croyance superstitieuse sur la destruction des villes et des villages, en chassait tous les habitants et les ralliait à l'armée qui, ainsi, n'eut jamais besoin de recrues.

Il me faudrait des volumes pour décrire les batailles qui se livrèrent, le courage extraordinaire et l'habileté que déployèrent les Hussites à surprendre leurs ennemis. Je ne puis non plus raconter en détail les négociations diplomatiques qui eurent pour effet de mettre fin à la guerre. Je ne puis qu'esquisser tous ces évènements.

Les Bohémiens réunirent une diète dans la ville de Czaslaw pour délibérer sur les affaires de leur pays. Ils déclarèrent Sigismond indigne de la couronne et résolurent de l'offrir au roi de Pologne ou à un prince de sa dynastie. C'est en cette occasion qu'ils formulèrent les quatre articles célèbres dont ils ne se départirent jamais dans leurs négociations avec les autorités impériales et ecclésiastiques. Voici ces articles:

«1o La parole de Dieu sera librement annoncée par les prêtres chrétiens dans le royaume de Bohême et le margraviat de la Moravie;

»2o Le sacrement vénérable du corps et du sang de Jésus-Christ sera administré, sous les deux espèces, aux adultes et aux enfants, comme le Christ l'a établi;

»3o Les prêtres et les moines, dont beaucoup s'occupent des affaires publiques, seront privés des biens temporels qu'ils possèdent en si grand nombre, et pour lesquels ils négligent leur sacré ministère. Leurs biens nous seront rendus, afin que, selon la doctrine de l'Évangile et la pratique des apôtres, le clergé nous soit soumis, vive dans la pauvreté et serve aux autres d'exemple d'humilité;

»4o Tous les péchés publics déclarés mortels et tous les délits contraires à la loi divine, seront punis suivant les lois du pays, par ceux qui y seront préposés, sans avoir égard à ceux qui les auront commis, pour qu'on ne puisse pas dire de la Bohême et de la Moravie qu'on y tolère les désordres.»

Cette diète, à laquelle beaucoup de catholiques avaient assisté, établit une régence composée de magnats et nobles, et de bourgeois: Ziska en faisait partie. Sigismond adressa à la diète un message où il promettait de confirmer leurs libertés, de réparer les torts dont ils se plaignaient justement, à condition qu'on le reconnût pour souverain: il les menaçait de la guerre en cas de refus. La diète répondit par une adresse qui montre combien étaient entré profondément, dans le cœur des Hussites, le sentiment de religion et de patriotisme. Voici ce dont ils se plaignaient:

«1o Votre Majesté, au grand déshonneur de notre pays, a laissé brûler maître Jean Huss, qui s'était rendu à Constance sur la foi de votre sauf-conduit.

»2o Tous les hérétiques qui s'écartent de la foi chrétienne, ont eu la liberté de s'expliquer au Concile de Constance; seul, notre noble compatriote n'a pas eu ce droit. En outre, pour aggraver l'offense faite à notre pays, vous avez fait brûler maître Jérôme de Prague, qui s'était rendu à Constance sous la même garantie de la foi publique que Jean Huss.

»3o Dans le même concile, à votre instigation, la Bohême a été proscrite et anathématisée. Le pape a lancé une bulle d'excommunication contre les Bohémiens, leurs prêtres et leurs prédicateurs, pour les faire périr.

»4o Votre Majesté a fait publier la même bulle à Breslau, pour exciter les haines contre la Bohême et causer la ruine de tout le royaume.

»5o Par cette publication, Votre Majesté a animé et soulevé contre nous tous les peuples vaincus, nous dénonçant des hérétiques déclarés.»

On lui reprochait encore d'usurper la couronne de Bohême sans le consentement de la nation, ce qui exposait les Bohémiens au mépris et aux railleries de l'univers.

On l'accusait d'aliéner plusieurs provinces appartenant à la Bohême, sans que les États y eussent consenti, etc.

Ils terminaient en demandant que la Bohême et la Moravie cessassent d'être au ban des autres nations; ils réclamaient le redressement de leurs griefs, et invitaient Sigismond à se prononcer avec netteté et précision sur les quatre articles, qu'ils étaient déterminés à maintenir, ainsi que les droits, les constitutions, les priviléges, les bonnes coutumes de Bohême, dont ils avaient joui sous ses prédécesseurs. Sigismond répondit que le supplice de Jean Huss et de Jérôme de Prague avait eu lieu contre sa volonté. Il essayait d'expliquer les autres griefs portés contre lui, et promettait d'examiner les quatre articles et de maintenir les libertés nationales.

Ses offres ayant été rejetées, il pénétra en Bohême avec une armée composée surtout de Hongrois, mais fut repoussé par Ziska. Les forces impériales envahirent la Bohême à plusieurs reprises, mais sans plus de succès, et les Hussites, usant de représailles, envahirent les provinces de l'Empire.

Trois partis politiques divisaient alors la Bohême. Les catholiques romains et la plus grande partie de la haute noblesse, même de celle qui se rattachait aux Calixtins ou aux Hussites modérés, désiraient le triomphe de Sigismond. Le parti de Prague, composé des bourgeois de Prague et de plusieurs autres villes, et soutenu par beaucoup d'habitants, formait la secte des Calixtins, et voulait un autre roi que Sigismond. Le troisième parti, les Taborites, dont Ziska était le chef, rejetait tout roi. Le parti de Prague proposa d'offrir la couronne au roi de Pologne. Les Hussites, en présence des forces considérables de Sigismond, qui disposait de la Hongrie et de l'Allemagne, furent amenés à apaiser leurs différends et à demander, d'un commun accord, l'assistance d'un peuple parent. À plusieurs reprises, on envoya en Pologne des ambassades composées de représentants de tous les partis. Parmi eux se remarquait l'Anglais Pierre Payne, comme député des Taborites[57]. Le roi de Pologne était Vladislav Jagellon, grand-duc de Lithuanie, qui s'était fait chrétien à son mariage avec Hedwige, reine de Pologne, en 1386. Il était très vieux et d'un caractère irrésolu. Les Bohémiens lui offrirent la couronne, à condition qu'il acceptât les quatre articles proclamés par la diète de Czaslaw, et appuyèrent leur proposition d'arguments puissants. Ils invoquaient la communauté d'origine et la ressemblance du langage[58] qui les unissaient aux Polonais. Ils représentaient quels avantages politiques résulteraient, pour les deux pays, de la réunion des deux couronnes sur la même tête. On pourrait alors créer un puissant empire slave, de l'Elbe à la mer Noire et jusqu'aux environs de Moscou[59], et résister victorieusement aux attaques des Allemands; car les Polonais, comme les Bohémiens, avaient à s'en plaindre, et surtout de l'ordre teutonique, toujours soutenu par les empereurs. On reçut avec affabilité les députés bohémiens; mais le roi ne pouvait se décider à prendre un parti. Les avantages que les Bohémiens faisaient briller à ses yeux étaient trop grands pour qu'on pût les accepter. Le clergé, qui dominait dans le sénat, s'opposa à ce projet, et, sans être dévot, le vieux monarque envisageait avec effroi l'idée de se mettre à la tête des hérétiques. Il déclara, à la fin, qu'il consulterait sur cette grave matière, son cousin, le grand-duc de Lithuanie, Vitold. Il lui envoya une ambassade, avec deux députés bohémiens. Les autres restèrent en Pologne, bien traités du roi, mais comme séquestrés dans une ville, car l'autorité ecclésiastique avait mis en interdit tout endroit où les Hussites avaient mis les pieds. Le caractère de Vitold était tout opposé au caractère de Jagellon. Il était hardi, ambitieux, entreprenant, sans scrupules religieux qui pussent entraver chez lui l'espoir d'un agrandissement, et se souciant fort peu de toutes ces matières, comme il le disait avec franchise. Il n'avait qu'une sorte de souveraineté déléguée sur la Lithuanie; il gouvernait cependant le pays avec un pouvoir absolu, et agissait avec l'indépendance la plus complète dans ses relations intérieures ou extérieures. Sans la distance qui séparait sa province de la Bohême, il aurait, malgré son grand âge, accepté la couronne qui lui était offerte, et ses sujets, qui suivaient l'Église grecque, auraient volontiers soutenu les Hussites contre les Latins. Il paraît avoir conseillé à son cousin de Pologne, de refuser l'offre des Bohémiens, à cause de l'opposition de son clergé catholique. Tous deux cependant furent d'avis de les soutenir, et envoyèrent à leur secours Coributt, neveu du roi, avec cinq mille cavaliers et de l'argent.

Coributt entra à Prague à la tête de ses cavaliers et fut accueilli avec joie. Sans être très nombreuses, les forces qu'il amenait étaient considérables pour un siècle qui ne connaissait pas les armées permanentes; elles apportaient surtout un appui moral très grand à la cause des Hussites. Jusque-là, ils avaient été l'objet d'une haine universelle de la part des peuples environnants, qui les regardaient comme les ennemis de Dieu. Ils recevaient en ce moment la preuve d'une sympathie active. Une nation puissante et alliée les soutenait, et un souverain, tout en restant catholique romain, reconnaissait leurs droits par un acte qui leur permettait d'espérer qu'il prendrait un jour leur cause comme la sienne. Seuls, il est vrai, les Polonais soutinrent les Hussites contre les forces unies de Rome et de l'Allemagne; déjà beaucoup, avant l'arrivée de Coributt, étaient accourus sous les drapeaux de Ziska, leur ancien compagnon d'armes.

Si l'arrivée de Coributt réjouit les Bohémiens, elle alarma vivement les partisans de l'empereur Sigismond. Ils firent courir les bruits les plus défavorables et les plus absurdes contre lui, l'accusant, par exemple, de n'avoir pas été baptisé au nom de la Trinité, d'être un Russe, ennemi du nom chrétien. On dit même qu'il avait été élevé dans l'Église grecque de Pologne. Cette circonstance, loin de lui nuire, lui fut très favorable; car il ne fit pas de difficultés pour recevoir la communion sous les deux espèces, et les Hussites tenaient surtout à cette pratique. Un fort parti l'appelait au trône de Bohême; mais il n'avait pas les qualités nécessaires pour se maintenir à la tête d'un pays aussi bouleversé.

Peu de temps après l'arrivée de Coributt, une armée allemande envahit la Bohême et vint se faire battre. Ziska, toujours occupé avec les impériaux, n'était pas d'avis de mettre Coributt à la tête du pays, et déclarait qu'il ne se soumettrait pas à un étranger, et qu'une nation libre n'avait pas besoin de roi. Ce désaccord aboutit à une lutte entre lui et les villes qui avaient formé une ligue pour placer Coributt sur le trône de Bohême. Ziska marcha contre Prague; mais ses soldats refusèrent de détruire leur capitale. La paix fut conclue, Ziska entra à Prague en allié, et reconnut Coributt comme régent de Bohême. Il marcha avec lui sur la Moravie, dont les impériaux avaient occupé une partie, mais mourut le 11 octobre 1424, de la peste, près la ville de Przybislav qu'il assiégeait[60].

J'ai raconté, plus haut, l'histoire de ce personnage extraordinaire, avant de commencer la guerre des Hussites. Je n'ai pu, faute d'espace, donner des détails sur les batailles qu'il livra, et sur le courage et l'habileté militaire qu'il déploya en tant d'occasions, malgré sa cécité complète. Cochlée, qui l'a en horreur, le regarde comme le premier général de son temps, pour avoir gagné tant de batailles malgré sa cécité sans en perdre plus d'une, et pour avoir enseigné l'art de la guerre à des paysans qui ne s'étaient jamais battus. Un écrivain contemporain, Æneas Sylvius, expose en détail la tactique qu'il avait inventée pour rompre les charges de la cavalerie pesamment armée des Allemands, en leur opposant un rempart de fourgons. Cette tactique procura aux Bohémiens maintes victoires, même après la mort de Ziska[61]. Il laissa un code militaire qui réglait l'ordre et la discipline de l'armée en guerre, la manière de camper, de marcher à l'ennemi, de partager le butin, de punir les déserteurs, etc.

Cruel pour l'ennemi, il était affable pour ses soldats. Il les appelait ses frères, voulait qu'ils l'appelassent leur frère, et leur partageait le butin, qui était toujours abondant. Même après la perte de son dernier œil[62], il se tenait dans un chariot, tout près de l'étendard principal de son armée; il se faisait renseigner sur les lieux, la force et la position de l'ennemi, par des officiers qu'on nommerait aujourd'hui des aides-de-camp, et il leur donnait ses ordres en conséquence. Malgré cette cécité, il exécuta des opérations stratégiques habiles, et dans des lieux très difficiles, avec une telle rapidité et un tel bonheur, qu'on en trouverait avec peine un autre exemple dans l'histoire des guerres modernes.

Balbin prétend avoir vu un portrait de Ziska de grandeur naturelle, fait de son vivant, et dont quelques nobles de Bohême conservaient soigneusement des copies. D'après ce portrait, il était de teille moyenne, d'une vigoureuse complexion. Il avait une large poitrine et de larges épaules, un vaste front, la tête ronde et le nez aquilin. Il portait le costume polonais et la moustache polonaise. La tête était rasée, sauf une touffe de cheveux bruns; c'était encore là une mode de Pologne, où, comme je l'ai dit, il avait pendant long-temps obtenu du service.

Ziska fut enseveli dans la cathédrale de Czaslaw. On lui éleva un monument de marbre avec sa statue et quelques inscriptions latines; au-dessus on suspendit sa masse d'armes en fer[63].

On ne peut établir d'une manière certaine quels dogmes religieux il professait; du moins il fut le chef politique des Taborites, qui avaient les mêmes dogmes que les Vaudois. Le disciple de Wiclef, Pierre Payne, avait surtout contribué à répandre ces dogmes. Cependant on dit qu'il traita avec la plus grande cruauté un nombre considérable de Picards, nom donné souvent par les catholiques aux Vaudois, aux Taborites, et à leurs descendants les Frères bohémiens. Pour moi, le témoignage d'Æneas Sylvius prouve que les Picards persécutés par Ziska, étaient une secte extravagante venue de France, qui n'avait avec les Vaudois et les Taborites, de commun que le nom donné par leurs ennemis. Ziska me paraît avoir puni en eux, avec justice, les actes de cruauté et de violence dont ils s'étaient rendus coupables[64]. Il est curieux cependant qu'une messe permanente ait été établie pour le repos de son âme, au lieu de sa sépulture, et soit dite par un prêtre calixtin.

En effet, pendant quelque temps, il s'opposa aux calixtins qui formaient le parti de Prague. Il leur fit même la guerre. De tout cela, on peut conclure que ce rude soldat n'avait guère de principes religieux bien arrêtés. Il semble avoir pris les armes contre Rome, moins par opposition religieuse que pour venger l'honneur national de la Bohême auquel, selon lui, le supplice de Jean Huss avait porté atteinte. On peut assurer seulement qu'il regardait la communion sous les deux espèces comme le point de religion le plus essentiel. Il avait même adopté pour sa marque distinctive, l'emblême de cette communion, le calice; il l'avait fait peindre sur ses étendards, et l'ajoutait même à son nom dans sa signature. En effet, il signait Bratr Jan z Kalicha, ou frère Jean du Calice.

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